Du bon usage des gros mots
Transcription
Du bon usage des gros mots
108208_NRP9_04_11.qxd 1/04/08 12:05 Page 10 ACTUALITÉ INTERVIEW Du bon usage des gros mots Propos recueillis par Corinne Abensour Gilles Guilleron est professeur de Lettres, et vient de publier le Petit Livre des gros mots, aux éditions First. Nous lui avons demandé ce qui l’a amené à s’intéresser à ce lexique et l’avons aussi interrogé sur l’intérêt pédagogique d’une réflexion avec les élèves sur les écarts de langage et leur impact sur ceux à qui ils s’adressent. opératoire. Ainsi, l’apprentissage de la langue normative s’accompagne toujours de la transmission d’un corpus plus ou moins important de gros mots, par un oral plus ou moins secret, car il n’existe à ma connaissance aucune méthode, aucun cours, aucune reconnaissance de cette langue d’écarts qui demeure pourtant une permanence. Enfin, ce phénomène d’oralité me passionne vraiment, car il témoigne de processus cognitifs complexes où la mémoire individuelle recueille des pans entiers et vivants d’une mémoire collective pour, à son tour, nourrir les générations à venir. Et puis, chacun a son « jardin secret » de mots grossiers, avec ses préférés, dont il fait usage à l’occasion. Corinne Abensour. – Comment vous est venu ce projet ? Gilles Guilleron. – D’abord d’un intérêt personnel pour les pratiques à « la marge » du langage verbal ; de ce point de vue, les gros mots, les injures et les insultes, comme la poésie, représentent un usage et un écart fortement individualisés de la langue de la « tribu » (pour reprendre le mot de Mallarmé). Ensuite, le plaisir d’explorer un corpus où l’excès, l’outrance, l’obscène se conjuguent à l’imagination, à la surprise, à l’invention et révèlent une transmission orale qui s’impose malgré les codes, les interdits, les sanctions. En effet, ces « mots » témoignent d’une vitalité souterraine qui sourd, jaillit, disparaît mais demeure toujours 10 NOUVELLE REVUE PÉDAGOGIQUE C. A. – Comment avez-vous choisi les entrées de ce petit dictionnaire ? G. G. – Le format du livre m’a imposé des choix déchirants ! Il y a environ 150 entrées et 600 variantes évoquées ; mais on est évidemment loin du compte dans un domaine où existent des milliers d’occurrences ! Ainsi, j’ai écarté systématiquement les mots d’argot (la fameuse langue verte), le verlan, les créations récentes - COLLÈGE / n° 9 / mai-juin 2008 (notamment le foisonnant langage des cités ; on peut lire à ce propos l’entretien d’Alain Rey avec le rappeur Disiz la peste, dans le Lexik des cités, ouvrage collectif, édition Fleuve noir, paru en octobre 2007). Cette contrainte a mis en évidence à quel point le paradigme des gros mots se nourrissait d’un autre paradigme producteur de tabous, le sexe. Utiliser dans le discours des mots à connotations sexuelles permet une sorte de provocation à double détente : un tabou en convoque un autre ! C. A. – Quelle est la fonction sociale des gros mots ? G. G. – Dans mon introduction je rappelle que « c’est souvent par l’apprentissage et la pratique des gros mots que l’enfant transgresse ses premiers tabous et découvre l’usage de la liberté : ses gros mots font alors partie de ses premiers secrets et de ses premières expériences sur la puissance du verbal lorsqu’il prononce, plus ou moins innocemment, une grossièreté en plein repas de famille… L’attitude gênée de l’entourage (qui est responsable de cet écart ? les parents, l’éducation, l’enfant ?) en dit long sur la puissance évocatrice du gros mot. De ce point de vue, les cours des écoles maternelles sont des lieux privilégiés de transmission de cette poétique grossière. » Dire ou prononcer certains mots (notamment les gros mots sexuels – omniprésents), c’est provoquer l’irruption de l’intime et de l’écart dans le champ public et normé ; et c’est produire ce que j’appelle un flagrant délit d’humanité. Ainsi dans une société traversée par le politiquement correct et la langue de bois, mais aussi la liberté et la violence verbale, les gros mots constituent un espace linguistique révélateur : l’homme politique (y compris au plus haut niveau, les exemples récents ne manquent pas !), le lettré, le savant, le technicien, l’employé, l’ado, les enfants, tout le monde, à un moment ou à un autre dans sa vie, a pénétré dans cet espace (franchi donc une limite) pour faire usage de l’insulte, du juron ou du gros mot. C’est pourquoi je pense que les gros mots ne sont pas vraiment des marqueurs sociaux mais au contraire des éléments linguistiques transversaux : quel que soit le milieu, « merde », « connard » ou « enculé » ont droit de cité et signifient la même chose. Ce qui est indéniable, c’est cette puissance évocatrice dont je parlais tout à l’heure. Dans l’introduction de mon petit livre je prends l’exemple suivant : « Dites à haute voix en vous exclamant “Maison de tolérance, matière fécale !” Que ressentez-vous, qu’observez-vous ? Pas grandchose. Dites maintenant la même chose mais avec la version grossière “Bordel de merde !” ». L’effet est immédiat, la grossièreté a produit une petite explosion jouissive ou un soulagement. C. A. – Quelles différences entre gros mot, juron et insulte ? G. G. – En effet, il me paraît important d’établir des distinctions entre ces trois acceptions : le gros mot est une expression crue, indélicate, obscène, scatologique qui s’affranchit des codes de politesse et de bienséances. « Bite », « couilles », « enculé » sont de vrais gros mots, tout le monde est d’accord là-dessus (et ces exemples rappellent l’omniprésence du lexique sexuel). Le juron servait 108208_NRP9_04_11.qxd 1/04/08 12:05 Page 11 ACTUALITÉ à l’origine à jurer, c’est-à-dire à prononcer le nom de Dieu dans des formules blasphématoires comme « nom de Dieu, bordel de Dieu » ; mais sa définition désigne aussi une exclamation ou une interjection contenant des gros mots prononcés à l’occasion d’une situation mal maîtrisée (un retard, la rencontre d’un orteil avec un coin de table, un ratage, la découverte d’une erreur) : « et merde », « putain de con ! ». Le juron ne suppose donc pas d’autre destinataire que son propre émetteur ; de ce fait, il a souvent une fonction libératrice d’une pulsion, d’une tension, d’une souffrance. Enfin, l’insulte vise à outrager, à déstabiliser quelqu’un ; sa connotation agressive est très marquée : « abruti », « connard », « enflure », « fouille-merde » ne sont pas des aménités. Ces termes construisent une représentation dégradée de l’autre ; ce n’est pas en vain que l’on dit que les mots peuvent « blesser ». On peut établir une nuance entre l’insulte et l’injure : la première correspond plus à une attaque verbale de circonstance (sorte de réponse du berger à la bergère) ; en revanche, la seconde cherche à provoquer, à déstabiliser pour blesser de manière injuste. On observera que certains termes peuvent devenir des injures sans être des gros mots (« boudin », « larve »). C. A. – Votre petit livre est aussi l’occasion de faire réfléchir sur les niveaux de langue. Les gros mots sont-ils un bon point de départ pour faire travailler les registres aux élèves ? G. G. – En écrivant cet ouvrage, que j’ai voulu joyeux, mon idée était aussi de montrer à quel point nous parlons plusieurs langues avec la même : selon le destinataire, le contexte, la situation de communication, l’émetteur convoque une syntaxe, un lexique et une poétique spécifiques. Ainsi, j’ai proposé pour chaque gros mot, un registre courant connu de tous et un registre soutenu, fruit de mon imagination. Par exemple, on peut insulter quelqu’un avec le terme « larve » ; en registre courant, proposer « minable » ou « pauvre type » ; en registre soutenu, conserver la force du propos avec une connotation humoristique « habitant du cocon ». Il existe toute une série de gros mots (les noms d’animaux, des viandes, des fruits et légumes, détournés à des fins grossières) qui peuvent être utilisés comme point de départ d’un travail sur les niveaux de langue ; évidemment cela suppose une bonne maîtrise de sa classe et une préparation qui explicite sans ambiguïté l’objectif de la séance ! J’ai d’ailleurs remarqué qu’une utilisation à des fins linguistiques des gros mots (donc hors contexte) les vidait très vite de leurs connotations provocatrices. C. A. – Quel est l’apport des gros mots en littérature ? G. G. – Les gros mots sont portés essentiellement par l’oral ; du coup, sans être absents, ils ont néanmoins une faible présence dans la littérature. Dans le genre romanesque, ils apparaissent essentiellement dans le discours. C. A. – Vous parlez d’un bon usage des gros mots. Pouvezvous préciser ? G. G. – Les mots sont des phénomènes puissants et mysté- LE LIVRE Gilles Guilleron, Le Petit Livre des gros mots, éditions First, 2007. rieux : ils alimentent et construisent notre personnalité, notre rapport au monde. Ils lient, rapprochent mais peuvent aussi être terribles, blesser, outrager. Dire un gros mot, lâcher une insulte pour exprimer une frayeur, une colère, une souffrance, traduit une fonction purgative qui peut être nécessaire et désamorcer une tension : un gros mot peut débloquer une situation et entraîner du côté du rire. En revanche, utiliser des grossièretés pour injurier, outrager, manifester un ostracisme ou une intolérance doit être combattu car il utilise le langage comme déni de l’autre. C’est pourquoi, plutôt que d’ignorer (ou de faire ignorer) ces phénomènes linguistiques, il convient de les expliquer, d’en montrer le pouvoir et les limites. En paraphrasant Pierre Desproges qui expliquait que l’« on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui », je dirai qu’on peut aussi connaître et utiliser les gros mots mais pas n’importe quand, pas n’importe où, et surtout pas avec n’importe qui. C. A. – Plutôt que de bannir les gros mots de la classe, n’est-il donc pas préférable de faire réfléchir les élèves sur leur usage et leur impact sur l’autre ? G. G. – Vous avez raison ! Dans ce cas précis, l’interdiction renforcerait d’autant le contenu provocateur des gros mots ; mais l’enseignant doit montrer que l’usage de la langue est déterminé par un ensemble de codes, et que s’en affranchir consciemment (ou inconsciemment), c’est prendre le risque de se mettre en marge. Il est donc indispensable de rappeler avec insistance que la langue transporte un message et « une poétique » qu’il faut maîtriser pour vivre en société. Enfin, comme vous le soulignez, l’intérêt d’un travail pédagogique c’est bien de cerner et d’examiner les effets d’un registre, en montrant que le respect de l’autre passe d’abord par le choix des mots qu’on lui adresse. C’est pourquoi dans le cas des gros mots, l’expression « le poids des mots » prend tout son sens… NOUVELLE REVUE PÉDAGOGIQUE - COLLÈGE / n° 9 / mai-juin 2008 11