La Merica : voyages de Gênes à Ellis Island
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La Merica : voyages de Gênes à Ellis Island
La Merica : voyages de Gênes à Ellis Island Maxime Pierre Attaché de coopération linguistique et universitaire à l’université de Gênes L’Amérique ! Mais avant tout, Ellis Island : étape incontournable du rêve américain, île sans cesse réinventée par les récits de migrants, la consultation des archives, les fictions, les documentaires, de l’America, America d’Elia Kazan en passant par les Récits d’Ellis Island de Georges Perec : en tout, plus de 12 millions de migrants passeront par l’île mythique sous le regard impassible de la Statue de la Liberté. Parmi eux, des Européens venus de d’Italie, d’Allemagne, de Grande-Bretagne, de France, de Hollande. Les Italiens seront parmi les migrants les plus importants en nombre jusqu’à la Première Guerre mondiale. Mis à part les clichés – la mafia sicilienne, Little Italy... –, 17 millions d’Américains sont issus de cette immigration, soit 5,6 % de la population entière des États-Unis. Cela valait bien une exposition. Dans la peau de l’étranger L’originalité du vaste dispositif de 1 200 m2 comportant huit salles réparties en trois galeries repose sur un principe de visite interactive qui transforme le visiteur en acteur. Durant une heure et demie de parcours, nous sommes invités à endosser l’identité d’un migrant, et, contrairement à une habitude muséale qui nous confronte habituellement à une altérité plus ou moins fantasmée, à vivre de l’intérieur l’expérience de la migration. Dès l’entrée, le visiteur est ainsi invité à prendre sa carte d’embarquement et à se munir d’un passeport italien. Il endossera l’identité d’un migrant ou, s’il s’agit d’une visiteuse, d’une migrante du début du XXe siècle : Carlo Maria Pedrelli, Caterina Zanardi, Pasquale d’Angelo... Muni de son passeport personnalisé, accompagné de vidéos, de photos, de voix diffusées par des haut-parleurs, de manuscrits, de reconstitutions de lieux en trois dimensions, le visiteur va traverser de salle en salle le périple qui le mènera jusqu’aux portes du Nouveau Monde... Dans un véritable jeu de rôle grandeur nature, la visite nous rappelle qu’avant d’être un pays d’immigration l’Italie fut un des grands pays d’émigration européen. Nous sommes ainsi amenés à revivre aujourd’hui l’épopée américaine des « Ritals » au début du siècle. Je prends mon passeport. Nous sommes en 1907. Je serai Antonio Giraudo... Parmi les passagers Tout commence par l’attente : un banc, un panneau publicitaire, des photographies, des affiches de compagnies maritimes, un tableau, nous mettent sur les quais du port de Gênes. Les migrants arrivent d’un peu partout : Naples, Turin, Trieste... Ce sont des femmes, des hommes, des vieillards, des enfants, seuls ou accompagnés. Encombrement de coffres de valises. Bruits du port. À l’embarquement, un écran interactif confronte le visiteur à un employé de la compagnie maritime. Présentant mon passeport sur une borne électronique, j’apprends mon histoire : Antonio Giraudo, un jeune trentenaire turinois un peu touche-à-tout parti tenter sa chance en Amérique. Après quelques conseils et les souhaits de bon voyage de l’employé, je traverse le pont et m’embarque sur le navire. Tandis que résonnent les bruits du port et de l’embarquement – Avancez ! Ne poussez pas ! –, que des hublots diffusent des images de la mer, j’arrive dans le dortoir où, au gré des photos, je rencontre mes compagnons de bord. Je m’assois sur un lit de fortune et écoute au travers de haut-parleurs la vie de mes compagnons venus des quatre coins de l’Italie. Un paysan qui, après les mines L’arrivée à Ellis Island Après une promenade sur le pont du navire où une cabine présente la vie des plus cossus qui boivent du champagne et des images de bal, on arrive enfin à culture(s) de plomb de la France, part pour les mines de l’Oklahoma : « Quand on est jeune on a du courage. » Un ouvrier qui me confesse : « Tous les soirs, on se saoulait pour se désinfecter un peu. » Dans le dortoir des femmes, j’écoute une sœur qui part travailler dans un hôpital, une femme qui va retrouver son fiancé... Au milieu des passagers de troisième classe, j’entrevois aussi la vie des passagers de première et deuxième classe, rares privilégiés – une soixantaine pour un total de 1 400 passagers – disposant d’une cabine plus commode et d’un service personnalisé. Mais voici l’heure du repas : dans le réfectoire, où sont projetés quatre fac-similés de lettres, j’écoute des voix d’émigrés raconter leur histoire à leur famille : l’espoir d’un fils écrivant à sa mère, de tantes, de cousins qui n’oublient pas les leurs, de deuils partagés de chaque côté de l’Atlantique, de lettres perdues, d’annonces de la guerre qui se prépare... Je m’éloigne un peu de la foule. Non loin du dortoir, les bâtiments plus officiels : le bureau du médecin de bord, obligatoire depuis 1895 et veillant seul sur la santé de 800 à 2 400 passagers exposés à la promiscuité et aux maladies fréquentes durant les voyages. Des registres et des instruments médicaux rappellent la santé précaire des plus démunis : enfants ou vieillards touchés par la bronchite ou la gastroentérite, car la première sélection du migrant se fait d’abord par la santé. Les rares assistants ne sont guère formés et sont inaptes à gérer tout ce monde : on va au plus urgent. Un peu plus loin, le bureau du chef de bord est l’occasion de rappeler le règlement du navire : ni jeux ni alcool, même si en réalité les passagers enfreignent la règle pour tuer le temps comme ils peuvent. Une console projette des listes de noms de passagers. À côté du bureau du chef de bord, une cellule réservée aux clandestins – sanspapiers de l’époque, nombreux à s’embarquer illégalement et poursuivis par le capitaine d’armes. Quant à moi, je suis en règle. En présentant mon passeport à une seconde borne électronique, j’apprends un autre fragment de mon histoire : je me suis inscrit sur la liste de bord de la Lorraine, un vapeur partant du Havre vers New York... L’arrivée est proche : on entend les mouettes sur le rivage. 63 accueillir no 247 Depuis juin 2008, le Musée de la mer Galata de Gênes propose une vaste exposition sur l’émigration italienne de 1892 à 1914. Cette rétrospective historique conçue par Pierangelo Capodonico et réalisée en collaboration avec le Musée d’Ellis Island, la fondation Paolo Cresci pour l’histoire de l’émigration italienne, le Centre international d’étude sur l’émigration italienne (Cisei) et les Archives Ligures des écrits populaires, rentre dans le cadre du projet d’un Musée de l’émigration, dont Gênes devrait être prochainement l’un des sièges, aux côtés de Rome et de Naples. culture(s) reportage photographique Partir... accueillir no 247 64 Ellis Island. Pas de doute : on voit au travers des hulots la Statue de la Liberté. Je découvre alors la réalité du migrant sur place : les files d’attente, la visite du médecin, le marquage à la craie pour les personnes présentant un problème physique ou mental. La vérification de la santé physique et mentale pour les personnes marquées par la lettre X. L’hôpital pour les personnes tombées malades à bord. Suit un interrogatoire, en anglais, of course : heureusement, on bénéficie d’une traduction en italien. Je panique un peu. Pour plus de sécurité, je quitte l’identité d’Antonio Giraudo pour reprendre la mienne : un trentenaire français en 2008. Rien à craindre donc. Le migrant que je suis répond scrupuleusement aux vingt-neuf questions posées en rafale par le fonctionnaire américain caché derrière l’écran d’ordinateur : Sexe ? Nationalité ? Combien d’argent as-tu sur toi ? Es-tu déjà allé aux États-Unis ? Es-tu anarchiste ? © Bertrand Cousseau Polygame ?, etc. Heureusement que je sais lire et que je suis en bonne santé... J’appuie sur le bouton qui me donnera mon droit d’entrée. L’écran me demande d’attendre quelques minutes qui me semblent des heures. Résultat : Recalé ! Quelque chose n’a pas dû marcher, ou bien la machine a dû apprendre quelque chose qui ne lui a pas plu... Je n’aurais pas dû quitter l’identité d’Antonio. Tant pis. Je me console en lisant un peu plus loin la vie de mes compagnons : je découvre la fin d’Eleonora Duse – la Sarah Bernhardt italienne, qui mourra au cours d’une tournée américaine en 1924 à Pittsburgh. Puis je retrouve mes compagnons de troisième classe : Pasquale, Angelo, Caterina, Francesco... Et enfin, je retrouve, non sans plaisir, Antonio Giraudo qui, contrairement à moi, a passé l’examen d’Ellis Island et après un séjour à New York, est arrivé à San Francisco en 1907, avant de revenir ensuite en Italie en 1939 à Cuneo où il s’éteindra à l’âge de 95 ans... Mais, il est 18 h 30, le musée ferme. Ciao Antonio. Auguri ! aux autres migrants. Je sors sur le port. ■ ----- Informations : Museo del mare Galata di genova : www.galatamuseodelmare.it Sitographie : Musée d’Ellis Island : www.ellisisland.org Centre international d’étude sur l’émigration italienne : www.ciseionline.It Fondation Paolo Cresci : www.fondazionepaolocresci.it Archives Ligures des écrits populaires : www.dismec.unige.it/section=40