texte C. Boskowitz
Transcription
texte C. Boskowitz
Texte lu lors des réunions de Lazare à la MC93 Catherine Boskowitz. Au lieu de brailler la Marseillaise, nous ferions mieux de chanter l’Internationale… Je suis metteure en scène. Depuis le 7 janvier 2015, mes souvenirs remontent en force, notamment ceux de 1983 au moment où j’ai créé ma compagnie de théâtre dans les cités d'Aubervilliers, (ma compagnie se nomme abc, aubervilliers bande comédie) avec 20 personnes dont les prénoms, entre autres, sont Akim, Ahmed, Soraya, Sonia, Halim, Rachid, Abdel, Karim mais aussi Odile et Marthe, Nathalie, Sophie, Jacqueline, Balou, Jean-Luc... Et pour nous, à ce moment là, TOUT était possible… Nous étions forts ensemble, nous étions athées, musulmans, chrétiens ou juifs et on s'en foutait de la religion des uns et des autres, c'était une affaire privée… Nous allions prendre d'assaut les théâtres, et notamment le Théâtre d'Aubervilliers – que nous n’avons pas eu à prendre d'assaut d'ailleurs, car il nous a ouvert ses portes et nous voulions sur les plateaux, inventer des choses inouïes collectivement, changer la donne, en revendiquant ce que nous portions : le métissage, le mélange, la diversité. Puis ce fut le temps des désillusions et vers 1987/88, nous avons commencé à comprendre que « ce que nous étions», cette diversité que nous représentions, et bien… justement posait problème… Posait problème d’abord au milieu culturel et artistique lui-même, qui est un milieu de classe - n’en déplaise à ceux qui croient le contraire - milieu qui, par son système éminemment hiérarchisé, exclut d'emblée les classes populaires – et notamment à ce moment-là, les « immigrés de la seconde et troisième génération » - du champ de la renommée, de la visibilité, particulièrement dans le théâtre public qui tient aux privilèges des bourgeois artistes blancs et bienpensants ; Posait problème aux politiques qui sous un discours d'intégration, ne produisaient que des machines à exclure les pauvres, les différents, les bronzés, les noirs ; Posait problème aux intellectuels ayant pignon sur rue, ceux-ci préférant le champagne des cocktails entre-soi plutôt que de se déplacer de cinq kilomètres pour s’inspirer de la formidable énergie qui poussait alors dans la périphérie des grandes villes. Posait problème aux médias qui trouvait plus "sexy" de présenter la banlieue comme un trou à délinquants plutôt que comme un bouillonnement de jeunesse mélangée, inventive et force de proposition… Posait aussi problème à une mafia qui prenait ses quartiers "drogues" puis "armes", puis "radicalisme religieux" dans les cités, en se servant des caméras que leur tendaient les télés avec complaisance. Et dans les années 80 et 90, nous avons vu de près les hommes politiques de tous bords commencer à traiter avec cette mafia sans jamais écouter ni donner la parole à ceux qui pensaient autrement et qui étaient capables de construire une autre France, une France métissée et inventive, impertinente et constructive. Nous, je parle des Akim, Ahmed, Jean-Luc, Balou, Soraya, Sonia, Halim, Catherine, Rachid, Nathalie, Sophie, Odile, Marthe, Abdel, Karim, notre bande mais aussi de toutes les autres bandes « Blacks Blancs Beurs » qui émergeaient en même temps, ainsi que celles réunies pendant la marche pour l’égalité (mal renommée : « marche des beurs), je sais que nous sommes restés les mêmes. Que nous nous sommes toujours tenus debout, chacun à sa manière, semant dans nos chemins des mots comme Egalité, Liberté et Fraternité sans les avilir … Mais ni soutien ni écoute… Nous n'avons pas pu agir comme nous rêvions d'agir. Nous n'avons pas eu la puissance de renverser la vapeur. Alors est-ce que la réflexion qui suit les événements de cette année 2015 peut déboucher sur une nouvelle chance ? Pour nous avec les autres ? Pour d’autres sans nous ? Pour ceux qui suivront ? Est-ce que nous sommes assez intelligents pour ne pas tomber dans les pièges des bisounours amnésiques, des bien pensants idéologiques mais aussi des cyniques et sinistres imbéciles qui nous imposent sous différents masques une société dont les visages ne nous conviennent en aucun cas ? … Comme en janvier, les assassins du 13 novembre prônaient une cause commune et ont revendiqué leur acte comme un acte de guerre. Et si, pour janvier, les victimes étaient ciblées : dessinateurs humoristiques pour Charlie, juifs pour l’Hyper Cascher, flics dans la rue…, la cible fut moins distincte en novembre, les victimes prises dans la masse au Bataclan comme dans les cafés. On peut simplement dire qu’en majorité, elles appartenaient à la classe moyenne française, c’est à dire aux 14% de la population mondiale (si on se réfère au texte d’Alain Badiou*). Mais cela se serait avéré moins tangible si les kalaches avaient claqué et les bombes avaient explosé comme prévu au stade de France ce même 13 novembre. La prochaine fois, il n’est pas impensable qu’une tuerie soit perpétrée dans un marché populaire d’une ville de la banlieue ou dans le métro pendant les heures de pointe et - me semble-t-il - pour les tueurs, les cibles deviennent peu à peu indifférenciées : Il s’agit de tuer… en France, en Europe, plus largement en Occident mais aussi en Asie comme en Afrique. Et si Boko Haram ou Daesh ne font aucune distinction de classes sociales lorsqu’ils attaquent les populations, au plus des distinctions de religions ou de couleur de peau, il en est de même pour les chefs de guerre dans d’autres zones dont on ne parle jamais parce que ces chefs de guerre ne sont pas musulmans mais peuvent se revendiquer comme chrétiens (notamment récemment en Centrafrique, sans parler de la RDC). Eux non plus ne font aucune distinction de classes sociales parmi leurs victimes. Bachar Al Assad agit pareillement lorsqu’il lâche des bombes sur leur propre peuple. Dans ce contexte, comment parler d’un présupposé « désir d’Occident » de la part des populations qui se réfugient actuellement en Europe ? Un « désir d’Occident » qui serait aussi partagé par des populations du sud qui, de gré ou de force, restent sédentaires ? Cette réflexion, entendue plusieurs fois au travers de sérieux travaux d’analyse *, mais aussi au travers des médias comme au café du coin, m’apparaît être un point de vue ethnocentriste de la situation. Il suffit de vivre quelques semaines ou quelques mois dans un quartier de Brazzaville, ou de Damas (je pourrais prendre d’autres exemples) pour comprendre que se diriger vers l’Occident est d’actualité en cas de guerre et de misère : c’est à dire la dévastation totale de ta zone de vie ; tu fuis car tu n’as nulle part où aller et l’Occident, jusqu’aujourd’hui, est en paix. Mais parler d’un « désir d’Occident » en général me paraît bien périmé et de plus, discriminant vis à vis des populations concernées. Car si cette réflexion peut avoir eu son sens à des époques où il était encore possible de faire croire que la France était garante de certaines valeurs sociales et politiques autour des notions de liberté/égalité/fraternité, aujourd’hui ces valeurs n’ont plus cours. Nous les avons laissées perdre. Et le monde le sait. N’en déplaisent à ceux qui pensent pour eux, les gens qui naissent, vivent et habitent ailleurs, pensent aussi dans ces ailleurs non occidentaux de la planète. Ces « ailleurs » sont d’ailleurs peu connus des français en général et des intellectuels et des artistes en particulier … donc souvent fantasmés par eux. Les gens évidemment (!) n’y sont pas plus c… que les autres en tous les cas pas plus c… que les occidentaux et lorsque la guerre ne sévit pas dans leur pays, - guerres déclenchées en très grande partie par les intérêts occidentaux - ces gens là vivent ou survivent… et, eux aussi, réfléchissent leurs vies et la société dans laquelle ils aimeraient évoluer. Et l’Occident n’est plus un modèle. De manière plus ou moins régulière, suivant leurs moyens, qu’ils soient riches ou pauvres, ils ont accès comme tous, comme nous, aux informations de la planète… Ils savent. Entre autres, ils savent qu’ils vivent dans un monde capitaliste mondialisé dont la seule valeur tangible est l’argent ; un monde qui fera tout pour les enterrer si ils ne jouent pas le jeu du maitre ou de l’esclave. Ce désir d’Occident qualifié par Alain Badiou*, comme le désir de posséder, n’est pas un désir … c’est une nécessité pour ne pas crever. Et il y a une très grande différence entre désir et nécessité. Notamment dans un monde où aucune alternative ne fait jour. Donc à choisir : je préfère être maitre que esclave mais si cela n’est pas possible, je préfère m’inscrire dans une zone grise où, pour l’instant, je vais essayer de me soumettre au jeu qu’on m’impose pour, au moins, survivre sans être esclave. Il n’est aucunement question de désir … mais de soumission à la violence du système en place mondialement. D’autre part, depuis trente ans, on peut s’étonner du peu d’appui que reçoivent des initiatives locales partout dans le monde lorsque certains essaient de changer la donne, du désintéressement chronique notamment des intellectuels occidentaux quels qu’ils soient pour ces initiatives, qu’elles aient été révolutionnaires ou simplement réformistes éclairées, pour les combats qu’ont menés, que mènent actuellement des hommes et des femmes exceptionnels, combats intellectuels, politiques, artistiques, en Afrique, en Asie et en Amérique du sud. Ces combats n’ont suscité aucune vraie mobilisation internationale depuis trente ans de la part des intellectuels occidentaux qui auraient pu rassembler, penser et faire mouvement. Car encore une fois, trop préoccupés par la marche du monde à partir de SOI, l’ethnocentrisme est de mise. En dehors de la pensée occidentale qu’elle soit dominante ou opposante, point de salut ! Ce qui nous amène aujourd’hui, par ricochet et de manière implacable, à ce que la majorité des français méconnaissent profondément la société française à laquelle ils appartiennent. Méconnaissance de ce qui compose cette société dans sa diversité. Ignorance des références sociales, politiques, intellectuelles de ceux qui sont la France avec les autres et dont l’origine est ailleurs. Oui, il est temps de se réveiller et de penser une alternative internationale qui passera par le politique, le social, l’économique mais aussi par la culture et l’art… Encore faudrait-il se déplacer et faire l’effort d’écouter et de reconnaître humblement que cette alternative ne viendra peut-être pas de nous, ce « nous », « centre occidental de la pensée », mais qu’elle pourrait prendre ses racines dans l’ailleurs qui fait si peur. Encore faudrait-il prendre son sac et avoir le courage d’aller voir là-bas si j’y suis, avoir le courage de laisser pour un temps nos oripeaux qui nous rassurent et qui nous donnent l’impression, en criant très fort contre un pouvoir élu ici en France, d’être à même de TOUT penser seuls, de penser seuls le monde, nous les occidentaux : Les autres (ceux d’ailleurs) suivront ! Non, ils ne suivront pas. Mort à l’esprit de charité qui prend des masques divers dont celui de la compassion envers ceux qui n’auraient soi-disant pas les moyens de penser parce qu’ils sont voués à subir ! Personne n’est voué à subir mais surtout personne n’est voué à être fantasmé par l’autre comme une éternelle victime. Et si l’international est le genre humain, alors il est temps de créer des espaces ouverts et d’accepter de se déterritorialiser pour comprendre et construire avec les autres. De ne cesser de faire des allers et retours entre ce qu’on ne connaît pas et ce que l’on connaît . D’accepter d’apprendre des autres. D’accepter de laisser les vieux moules de la pensée pourrir tout seuls pour en créer d’autres, dans une vraie altérité. Et le théâtre en France y a peut-être un rôle à jouer. Les théâtres dans leurs bâtiments mais aussi sur les territoires où ils opèrent, pourraient devenir, entre autres, des espaces ouverts de la pensée. Il suffirait de presque rien… Etre à l’écoute de l’Histoire qui s’écrit, écrire des récits où tous, français, binationaux, et étrangers résidents, tous ceux qui composent la société française auraient leur place et pourraient se reconnaître. Re-questionner de manière radicale la loi du marché … celle de l’art, pour ce qui nous concerne. Et au lieu de s’y soumettre comme nous le faisons tous actuellement, la redéfinir à partir des idées et non de l’argent. … Il suffirait de presque rien, en vérité. Catherine Boskowitz. Commencé en janvier puis continué en décembre 2015 pour « les rencontres » de la MC 93 *Référence au séminaire d’Alain Badiou http://lacommune-aubervilliers.fr/alain-badiou-23-nov-15-seminaire-exceptionnel