CHINE MODERNE, CHINE TRADITIONNELLE Jacques

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CHINE MODERNE, CHINE TRADITIONNELLE Jacques
CHINE MODERNE, CHINE TRADITIONNELLE
Jacques Gernet
L'idée qu'on se fait des transformations de la Chine
contemporaine a été longtemps dominée par un schéma
implicite : l'intrusion de l'Occident aurait provoqué dans
ce pays une n e t t e rupture avec son passé. Seul, en effet,
par opposition aux sociétés dites "traditionnelles", l'Occident aurait connu une véritable évolution et, par ses
idées, ses techniques et ses sciences, il aurait introduit
en Chine les ferments d'une transformation radicale.
L'histoire de la Chine ne serait donc qu'un cas particulier
d'une évolution générale de toutes les sociétés pré-industrielles sous l'influence de l'Europe et de l'Amérique.
La date retenue par les manuels scolaires, et adoptée
sous notre influence par les Chinois eux-mêmes, est
significative : c'est de la première guerre de l'Opium
que date 1' "ouverture" de la Chine. Toutes les périodes
antérieures aux transformations provoquées par l'impact
de l'Occident appartiennent à une Chine dite "traditionnelle", terme qui évoque plus ou moins l'idée de continuité
ou même d'un certain immobilisme. Qu'on fasse remonter
les débuts de la Chine "moderne" à une date plus proche
de nous ne change rien au schéma.
Ce serait faire injure aux spécialistes de la Chine contemporaine de croire qu'ils aient une idée aussi simpliste
de l'histoire de la Chine. Ils n'ignorent pas les liens innombrables qu'en Extrême-Orient comme ailleurs le présent
entretient avec le passé, et ils savent que, depuis le
néolithique, la Chine a connu une évolution comparable
à celle de l'Occident. Mais peut-être le schéma qui continue à s'imposer dans l'esprit du grand public garde-til encore chez eux, du fait même de l'orientation de
leurs études, une certaine autorité ?
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J.
Gemèt
Au fond, tout le problème tient à une représentation
un peu trop cloisonnée de l'histoire du monde. Qui rappellerait que la statuaire japonaise s'inspire de la statuaire
grecque par l'intermédiaire de l'art gréco-bouddhique
des confins de l'Inde et de l'Iran, ou que les apports techniques de la Chine à l'Europe à l'époque de l'expansion
mongole ne sont pas étrangers à l'essor économique de
l'Occident à la fin du Moyen Age, ne ferait que rappeler
une évidence : il n'y a jamais eu dans le monde un seul
et unique foyer d'où seraient venus tous les facteurs
de transformation ou de renouveau. Et il se pourrait
que, contrairement au schéma scolaire, l'Occident moderne
et contemporain doive plus à la Chine qu'il ne l'imagine.
Tel est du moins le paradoxe qu'on pourrait soutenir
avec des arguments assez sérieux et qui ne manquent
pas de séduction.
L'auteur du volume de Science and Civilisation in China
consacré à l'histoire de l'agriculture, Mme Francesca
Bray, y rappelle l'émerveillement des Occidentaux des
XVIIe et XVIIIe siècles devant les perfectionnements
de l'agriculture chinoise et ses extraordinaires rendements
par rapport à ceux que connaissait généralement l'Europe
à leur époque. Elle rappelle aussi le grand succès du
mouvement physiocratique, inspiré par l'exemple de
la Chine, à la fin du XVIIIe siècle. Mais elle montre en
outre, dans un paragraphe intitulé "Did China contribute
to Europe's Agricultural Révolution ?" (1), que deux inventions chinoises semblent avoir modifié profondément
les conditions de l'agriculture dans les grandes plaines
de l'Europe du Nord à partir de la fin du XVIIIe siècle.
Le labour traditionnel dans les terres lourdes de ces
régions se faisait à l'aide de puissants attelages capables
de déplacer de pesantes et incommodes charrues en bois
à versoirs plats ou à peine courbés. Or toutes les charrues
chinoises au XVII e siècle, dans les régions de culture
sèche comme dans celles de riziculture irriguée, étaient
munies d'un versoir métallique dont la courbure retournait
efficacement la terre en réduisant les frottements de
façon considérable. Ce type de charrue légère s'était
répandu au Japon et dans toute l'Asie du Sud-Est et il
est plus que vraisemblable qu'il ait inspiré la construction
Chine moderne et Chine traditionnelle
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des nouvelles charrues hollandaises aux XVIIe et XVIIIe
siècles : la copie est en effet évidente.
Les semailles traditionnelles à la volée faisaient perdre
en Europe le tiers ou la moitié des semences, à la différence des semoirs à deux ou plusieurs conduits en usage
en Chine depuis les Han, qui permettaient de semer en
rangs et assuraient à la fois de meilleurs rendements
et une grande économie de semences. Ces semoirs, observés sur place en Chine - ou en Inde où ils existaient aussi -,
semblent bien avoir suggéré en Europe la fabrication
de semoirs de plus en plus perfectionnés. Rappelons aussi
que ces vieilles inventions chinoises qu'étaient le tarare
et la houe tractée ont été empruntées par l'Europe au
XVIIIe siècle.
La Chine aurait donc contribué au développement
en Angleterre et aux Pays-Bas de la grande exploitation
agricole créatrice de nouveaux rapports sociaux et productrice de profits, qui a libéré la force de travail nécessaire
aux nouvelles manufactures. La Chine, où l'accroissement
des rendements dans les régions de riziculture irriguée
avait été obtenu tout différemment par un travail plus
intensif à superficie égale, ne serait donc pas en fin
de compte étrangère à l'essor du capitalisme en Occident.
Un ouvrage déjà ancien et qu'il faudrait récrire est
celui que Virgile Pinot a consacré à l'influence de la
Chine sur la philosophie des Lumières (2). Il montre comment la découverte de la Chine entre les XVIe et XVIIe
siècles a contribué à l'évolution des idées en Europe,
mettant en cause bien des croyances et des conceptions
morales, religieuses et philosophiques. La Chine a servi
d'arme contre l'emprise encore très puissante de la religion.
On a commencé alors à douter que toute l'histoire de
l'homme et de l'univers était dans la Bible ou qu'il existait
un lien nécessaire entre la foi chrétienne et les mœurs.
Mais l'exemple de la Chine a servi aussi d'arme contre
les privilèges de la naissance et influencé le mouvement
des idées qui a conduit à la Révolution française. Quoi
qu'on ait dit du caractère élitiste du mandarinat chinois
et des tendances à la reproduction des classes dirigeantes
- les mêmes tendances existent dans nos démocraties
occidentales -, l'idée chinoise de ne tenir compte que
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J. Gemet
du talent et des mérites dans le choix des hommes contenait un ferment révolutionnaire qui était naturellement
ressenti dans une Europe où les conditions sociales étaient
si nettement distinguées. C'est bien d'ailleurs pour faire
contrepoids à la puissance des familles aristocratiques
qui avaient accaparé tous les postes de commande du
IVe au VIe siècle et pour renforcer l'autorité du gouvernement central sur ses agents et sur les provinces que les
Tang avaient eu recours à partir du VIIe siècle au système
des concours. Du VIIe au IX e siècle dès conflits ont opposé
en effet les fonctionnaires issus de la haute aristocratie
et les hommes nouveaux recrutés par concours. La diffusion
d'un moyen de reproduction rapide et courant de l'écrit
et l'essor économique de la Chine du bas Yangzi ont
permis à partir du XI e siècle une extension des classes
lettrées et un recours à peu près exclusif aux concours.
On est en droit de parler d'une certaine démocratisation
du système socio-politique : rien n'interdisait à qui en
avait les moyens de s'élever par l'instruction. Toute l'histoire de la Chine jusqu'à l'époque contemporaine en apporte
la preuve.
Dans un article publié pendant la dernière guerre et
passé à peu près inaperçu, Teng Ssu-yii a clairement
démontré d'autre part que le système des concours de
recrutement a été sciemment adopté par l'Occident
à l'imitation de la Chine, après avoir été introduit en
Inde par les Anglais pour le recrutement des agents du
Civil Service (3). L'influence chinoise ne fait ici aucun
doute et il n'y a aucun abus à dire qu'elle a contribué
à la constitution de l'Etat bureaucratique tel que nous
le connaissons aujourd'hui, d'autant que la Chine avait
une bonne avance sur nous en cette matière : dès l'époque
de nos Mérovingiens, son système politique et administratif
se signalait par son caractère très élaboré et rationnel,
par la spécialisation des tâches, la stricte délimitation
des compétences, la claire distinction du public et du
privé, la responsabilité des agents de l'Etat et l'existence
d'un organisme permanent de contrôle de l'administration
et des décisions politiques.
Nous voilà loin du cliché scolaire d'après lequel tout
ce qui est moderne vient d'Occident. Mais on fera remar-
Chine moderne et Chine traditionnelle
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quer qu'il est d'autant plus facile de se convaincre de
la supériorité de principe de l'Occident que l'histoire
des autres parties du monde reste ignorée ou est tenue
pour négligeable. A la suite d'une longue période coloniale
qui s'étend des débuts du XVIe siècle au milieu du XXe
siècle, l'image de l'Europe découvrant le monde et lui
apportant la civilisation s'est profondément ancrée dans
nos esprits. Elle fait partie du bagage mental enregistré
dès le plus jeune âge, de même que l'idée qu'il n'y a eu
de progrès qu'en Occident. On apprend aux enfants de
nos écoles que Gutenberg a inventé l'imprimerie, invention
qui marque le début des Temps modernes. On ne leur
apprend pas que l'invention et l'usage des caractères
mobiles ont été plus précoces en Extrême-Orient qu'en
Europe, ni que les Chinois ont eu recours pendant cinq
siècles avant Gutenberg à un procédé de reproduction
de l'écrit plus fidèle, aussi rapide et moins coûteux que
l'imprimerie, ce qui fait qu'on a probablement édité plus
de livres en Chine que dans le reste du monde avant
le milieu du XVIIIe siècle (4).
Si ce ne sont pas des choses que l'on apprend, c'est
que, par rapport à une "histoire universelle" qui reste
centrée sur l'Occident, tout ce qui lui est extérieur ne
peut avoir qu'un intérêt de curiosité. D'ailleurs, ce ne
sont pas des données isolées qui pourraient changer les
perspectives : pour que la comparaison soit valable, il
faudrait montrer que la reproduction courante de l'écrit
en Chine à partir de la fin du X e siècle est indissociable
d'un univers social, politique et mental tout à la fois
très différent de celui de l'Europe de la fin du Moyen
Age et beaucoup plus évolué à tous points de vue.
Voilà qui nous amène au problème de la rupture. Si
la Chine contemporaine a rompu avec son passé, le moins
qu'on puisse dire c'est qu'elle n'est pas seule dans ce
cas. Nous aussi nous avons rompu avec notre passé, et
nous sommes pris dans le même tourbillon de transformation accélérée. Et pourtant nos concepts, nos institutions,
nos comportements, nos traditions religieuses et philosophiques plongent leurs racines dans un passé parfois très
lointain et gardent des liens avec lui : notre image d'Occidentaux reste encore parfaitement reconnaissable. Ce
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qui est vrai pour nous est vrai pour les Chinois, malgré
toutes les influences de l'Occident. Il y a d'ailleurs dans
la Chine la plus actuelle de curieuses résurgences. Des
comportements sociaux et des traditions religieuses
qu'on croyait disparus après trente ans de tourmente
révolutionnaire refont surface comme s'ils avaient été
simplement refoulés.
Il est encore de mode de porter aux nues le taoïsme
et les traditions populaires et de ne voir dans le confucianisme qu'une doctrine artificielle imposée par l'Etat.
Expression d'une conception hiérarchique et autoritaire
de la société, idéologie "féodale" vilipendée par les étudiants chinois le 4 mai 1919, le confucianisme ou, pour
être plus exact, cette synthèse bouddhico-confucéenne
que fut le néo-confucianisme et qui a si profondément
marqué les mœurs et les conceptions à partir des XI e XIIe siècles, a été désigné comme un des freins les plus
puissants à la modernisation de la Chine. Cette thèse
commence pourtant à être remise en question. On s'est
demandé (5) si le dynamisme actuel des anciens pays
d'influence et de civilisation chinoises - le Japon tout
d'abord (où la restauration de Meiji était déjà d'inspiration
néo-confucéenne), Taiwan, la Corée du Sud et les colonies
chinoises de l'Asie du Sud-Est - ne s'expliquerait pas
en partie par la persistance de traditions sociales qui
sont typiquement néo-confucéennes : le goût de l'étude,
le sens de la discipline personnelle, celui des responsabilités
sociales, la force des liens familiaux et des relations
communautaires. C'est de façon analogue que Max Weber
avait jadis mis en relation des comportements et des
conceptions morales typiques du protestantisme avec
l'essor du capitalisme dans l'Europe du Nord. Malgré
toutes les critiques, son hypothèse n'a pas perdu toute
valeur. Il reste à voir ce qu'il en sera de celle-là. Le
dynamisme commercial des Chinois en tout cas n'est
pas nouveau et les pays de l'Asie du Sud-Est le savent
bien.
Pas plus qu'on ne peut identifier modernité et Occident, on ne peut séparer, en Chine comme ailleurs, le
moderne du traditionnel. La distinction entre Chine moderne et Chine traditionnelle n'est qu'une distinction
Chine moderne et Chine traditionnelle
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commode. Elle n'a aucune justification théorique et il
peut se faire que telle étude de périodes récentes soit
plus inactuelle que certaines recherches sur un passé
plus ancien qui peuvent mettre en lumière des aspects
fondamentaux.
Jacques Gernet est Professeur au Collège de France, Paris.
NOTES
1. Francesca Bray, Science and Civilisation in China, vol.VI, 2, Cambridge,
Cambridge University Press, 1984, pp. 558-587.
2. Virgile Pinot, La Chine et la formation de l'esprit philosophique en France
(1640-1740), Paris, Geuthner, 1932.
3. Ssu-yii Teng, "Chinese influence on the Western examination System",
Harvard Journal of Asiatic Studies, VII (1943), pp. 267-312.
4. Cette estimation a été faite par L. C Goodrich.
5. C'est l'hypothèse de Fujii Hiroshi.