Georges Banu L`acteur insoumis

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Georges Banu L`acteur insoumis
Georges Banu
L’acteur insoumis
Il n’y a pas de confort dans le jeu d’un acteur insoumis. Derrière la mission impartie, ça bouge encore, ça
bouge toujours, il s’agite et il brise. Rien ne semble taillé sur mesure, et le jeu charrie de l’inconfort, mais
souhaité, cultivé, jamais écarté. A l’acteur insoumis rien n’est plus étranger que l’accord avec la partition, le
coulé paisible des mots et la maîtrise des gestes. Il se cabre et s’écarte du droit chemin, et dans ces
accidents passagers, dans leur béance fugitive, de la salle nous reconnaissons l’éclat d’un être indompté.
Persistance d’une identité qui se met à l’épreuve et témoigne ainsi de la difficulté de la tâche. L’acteur
insoumis ne se réduit pas à l’exposition de soi – rien de plus exécrable ! – mais ne parvient pas à faire taire
non plus ce dont il est habité malgré des efforts dont nous sommes les témoins attentifs. Il n’est ni
vainqueur, ni vaincu. Il est en tension !
« Le loup culpabilisé d’avoir dévoré des moutons se rend auprès d’un curé pour se confesser et demander
conseils. Celui-ci lui parle, lui parle tandis que le loup, après avoir pieusement écouté, aperçoit par la porte
entr’ouverte, dans coucher du soleil, un troupeau qui passe : Mon père, pourriez – vous abréger un peu
car, sinon, je risque de rater mon dîner ! » L’acteur insoumis ressemble au loup car, lui aussi, prêt à se
corriger, à se soumettre sans pour autant parvenir à expurger ce qui le constitue et qui, étant plus fort que
lui, finit toujours par surgir…au coucher du soleil, à l’entrée dans la nuit.
L’acteur insoumis joue avec les autres, il n’est pas rétif à l’assemblée du plateau mais il ne parvient pas à s’y
fondre tout à fait. Il n’a rien de choral. Sans pour autant adopter l’isolement de la star avec tout ce qu’elle
réclame comme mise en évidence, il se détache malgré lui , prisonnier de cette charge personnelle qui
l’isole et le voue à son destin solitaire.
L’acteur insoumis s’apparente à un déviant, a un border line, menacé de cette chute dont l’imminence, de
la salle, fascine.
L’insoumission est une constante traversée parfois par des éclairs qui la zèbrent et éblouissent les témoins
blottis dans la nuit.
Une photo de Brandauer dans Wallenstein : est-ce une illusion ou c’est l’insoumission même saisie par une
caméra ? Image de l’ acteur écrasé sous la pression du poids qu’il porte et qui se livre à un combat
titanesque. L’insoumission consiste ici dans le refus de plier, d’abandonner, dans la résistance poussée
jusqu’à son terme. L’insoumis ne se rend pas.
André Wilms avoue ne plus vouloir représenter, avoir pris ses distances avec les conduites fictives et, sous
l’impact de Heiner Müller, préfère le face – à – face avec les textes et la musique. Acteur confronté à la
langue dans sa densité, aux rythmes et au phrasé compulsif. Il a basculé au-delà du rôle et assume ce
débordement. Ainsi Wilms sauvegarde inaltéré son fonds d’insoumission : en quittant les rôles il poursuit
tout de même sa voie…sur un plateau.
Un acteur parle de « la stratégie d’appétit » - oui, même l’insoumis doit s’organiser, maintenir sous
contrôle son désir de s’approprier le plateau ou d’injecter du biographique. L’insoumission en toute liberté
ne peut que nuire, dérouter les partenaires, exposer l’acteur ; il faut faire preuve , comme disait Polonius
d’Hamlet, « de la logique dans sa folie ». De l’insoumission contenue…
Le rôle, « un bout de vie étrangère », dit Gert Voss. Il faut le rapiécer dans la grande tapisserie cousue tout
au long de sa propre vie.
L’acteur insoumis, dans ma présence, va plus loin que moi et parfois même là où je voudrais aller . Et ainsi
il dégage des horizons imprévus pour l’homme assis sans un fauteuil qui l’accompagne dans son voyage.
Pourquoi je n’aime pas Michel Bouquet ? Si Valère Novarina aime Luis de Funès c’est pour son jeu
imprévisible, son animalité excessive, son manque de protection, tout ce qui reste étranger à Bouquet.
Chez lui domine le dessin et la précision d’une ligne jamais tremblée comme chez Ingres, bref la maîtrise se
donne à voir. Il rappelait que dans sa jeunesse Vilar a surpris tout le monde en le distribuant, lui, qui
refusait de cohabiter avec la troupe pour s’accorder le luxe du célèbre hôtel de l’Europe, dans Pierrot de
Don Juan car, avoue bouquet lui-même, il avait reconnu « ma nature rugueuse de bordelais ». Depuis, il l’a
polissée, l’a affinée pour justement fournir cette preuve de contrôle parfait, professionnellement parlant,
du rôle. Rien ne baille aux entournures, point d’ombre, tout est cadré. Merveille de préparation. Un
virtuose du plateau avec tout ce que cela engendre comme enthousiasme pour un public et comme
déception pour des spectateurs épars épris d’un ailleurs du rôle, d’un voyage au-delà, ici toujours absents.
Sauf peut –être dans le cinéma lorsque Bouquet avec son goût du détail et se précision minutieuse se
laissait débordé par la présence physique de se presque nudité vieillissante pour évoquer la grand malade
de l’Elysée, François Mitterrand.
Il n’y a pas d’incompatibilité entre la forme et l’insoumission. Helene Weigel ou Ryszard Cieslak restent les
exemples emblématiques de cette coexistence tenue qui permet la sauvegarde des deux termes en
présence. Chez eux la forme ne finit pas par les sevrer de leur nature rebelle qui se trouve ainsi simplement
encadrée et nullement évacuée. Parce que concentrée, elle nourrit d’autant plus la partition de signes qui
pourrait exploser sans que cela n’arrive jamais. L’imminence de ce danger captive dans leur jeu placé sous
un contrôle qui ne succombe pas à l’insoumission dont ils sont habités.
A l’exception de Laurent Terzieff, l’acteur insoumis cherche une troupe, une équipe, il ne chasse pas seul.
Justement parce que trop seul, il aime se retrouver parmi les autres sans pour autant s’y fondre. Il peut les
quitter au terme d’un certain nombre d’expériences, mais elles lui ont été nécessaires pour reconnaître en
fin de parcours sa solitude. Elle n’est plus alors un préalable soigneusement entretenu, mais un acquis qui
prend la forme d’un aveu. André Wilms le confirme avec le courage qui le définit.
L’acteur insoumis rachète-t-il le spectateur que je suis de son insoumission perdue ou représente-t-il
certains des points capiton de ma mémoire de spectateur ? les deux sans doute. En me souvenant de lui je
me revis sur le mode d’alors et j’entretiens l’illusion d’un arrêt du temps, d’une sauvegarde de la
disponibilité d’alors. Insoumission ancienne, insoumission « naturalisée ».
Cet acteur déroute le canon syntaxique d’une langue, il surprend par cette révolte secrète, souterraine, qui
fait charrier les mots selon des règles inconnues, engendre des sauts imprévus, fait fi de la ponctuation
pour en proposer une autre, à soi. Grâce à ces libertés on entend la langue comme si elle était parlée
d’ailleurs. Ainsi dégagée des cloisons et des écluses, nous retrouvons les eaux vives d’un courant à même
de surprendre à tout instant. Grotowski donnait cette indication à ses comédiens qui s’employaient à
retrouver la fluidité qu’évoquait la métaphore du metteur en scène. Il les engageait sur la voie de
l’insoumission qu’il érigea pour lui même en principe de conduite. A l’égard de la langue aussi bien que des
principes hérités. Rien ne doit et ne peut suspendre le mouvement de l’acteur insoumis.
L’acteur insoumis apporte la preuve concrète de sa liberté. Et cela suffit parfois pour l’identifier comme tel,
pour reconnaître en lui la disponibilité aux aguets que la subordination au rôle finit par anéantir. Lors d’un
concours d’entrée la jupe d’une jeune comédienne, Pascaline Pointillart qui présentait Phèdre, se détacha
et faillit tomber. Elle l’attrapa pour continuer à jouer tout en la fixant avec sa main sur ses hanches.
L’accident ne la troubla pas, bien au contraire, il révéla les ressources d’une comédienne indomptée que je
retrouvais peu de temps après dans le Mahabharata de Brook. La manière dont la candidate sous pression
intégra l’accident prit le sens d’un révélateur d’énergies activées dans les conditions d’un jeu à l’écart de
l’improvisation et sa propension pour le hasard.
L’acteur insoumis n’excelle pas dans la composition, car il ne disparaît pas et, le plus souvent, son ombre et
celle du personnage s’enlacent sans se confondre. Et cela implique avancées et reculs, tensions, combat qui
sont tous étrangers à la sécurité d’une composition strictement maîtrisée. Chez lui la craquelure persiste et
menace, mais en même temps ouvre une béance vers …l’ailleurs de l’acteur.
Il se distingue par l’art de varier le rythme, de ne pas s’y installer, mais de l’accélérer, le ralentir, de
procéder à des syncopes et des pauses imprévues. Musique non programmée, mais musique en liberté
décidée par des énergies internes qu’il organise avec le metteur en scène sans jamais tout à fait les
soumettre à l’autorité d’une loi unique. C’est pourquoi dans le théâtre de Wilson il n’y a pas de place pour
l’acteur insoumis. Trop impur, trop perturbateur pour cet univers placé sous l’emprise de l’ordre où
l’accident semble être improbable et l’aveu censuré. Ici l’insoumis est…Wilson !
Il est habité par un vœu d’absorption jamais tout à fait accompli.
L’acteur insoumis ne se confond pas avec ces acteurs qui affichent l’insoumission, la portent en bandoulière
comme un trophée personnel ou la propose en monnaie de change érigée par eux – mêmes en étalon or.
Non, pour reprendre une belle phrase d’Evelyne Didi, il veut « se cacher et exister » au nom de « la pudeur
de parler de soi ». Ce qui captive c’est ce déchirement, cette « pudeur » présente, mais toujours battue en
brèche. Il est là, sans qu’il veuille être là.
Le général Drona, personnage moral du Mahabharata se donne la mort. Yshi Oida qui l’interprète retire sa
chemise et, restant torse nu, prend avec soin une jarre qu’il soulève au-dessus de la tête pour se recouvrir
de sang. Belle transposition du suicide héroïque, mais ce qui rend l’instant mémorable c’est la lenteur du
geste, la tension du corps érigé presqu’en sculpture sur laquelle se déverse le liquide épais. Théâtralité
maximale accompagnée de la concentration absolue. L’acteur échappe à la qualité générale du jeu – très
élevée d’ailleurs – en faisant appel aux techniques corporelles de sa culture. Il est insoumis parce qu’il n’est
pas d’ici. Et une autre mort, dans le Mahabharata également, confirmait l’apparition dans le groupe de
Peter Brook d’un acteur plus qu’acteur car rattaché à sa culture, à ses savoirs premiers, à sa filiation. Sotigui
Kouyaté, pour disparaître, s’allongeait avec douceur sur un lit de bambous et le calme de la fin s’emparait
de lui. Des signaux d’ailleurs parvenaient jusqu’à nous et cette autre mort prenait, elle aussi, le sens d’un
affranchissement de l’ensemble. Mais cela n’implique pas impérativement l’appartenance à une autre
culture, on peut l’acquérir ou fournir le sentiment de la porter avec soi grâce à une rencontre unique
comme celle de Vittorio Mezzogiorno avec Arjuna dont le tir à l’arc atteignait une intensité émotionnelle
qui renvoyait à un au-delà de la scène. La plénitude de l’acteur qui découvrait lui – même en jouant…il
s’érigeait en insoumis à l’égard de son identité. Le rôle le révélait à soi.
L’acteur insoumis a ceci de propre : il cesse d’être acteur dans la vie. Il acquiert une normalité étrangère à
ses collègues, il reste, certes, une présence mais sans rien de scénique.
Sun plateau, l’acteur insoumis c’est l’être – là par excellence, un être – là nourri par la double identité du
comédien et du rôle réunis.
L’acteur insoumis n’a pas de plan de carrière, il se fie à son goût pour l’aventure, au hasard des rencontres,
à la fidélité des liaisons. Il conforte le proverbe chinois selon lequel « le chemin se fait en marchant ». Et
pourtant rien de gratuit dans ces stations qu’il effectue en écoutant des exigences propres, et non pas des
commandes de réussite. C’est son propre de ne pas avoir peur, de ne pas craindre l’impasse, car il est
« soumis » à une autre logique, la sienne, identitaire et personnelle. Parce que pas libre à l’égard de soi, il
est libre à l’égard des institutions et consignes sécuritaires.
Il y a eu en Russie un acteur insoumis, Wyssotski. Et il a subi presque les mêmes pénalités que les
dissidents, écrivains ou physiciens. Le pouvoir lui a accordé ce statut et, par – delà le théâtre, a reconnu au
comédien qu’il était le statut d’adversaire assumé. Sa révolte débordait la scène. Et le public , au-delà de la
performance, saluait également la résistance.
L’acteur insoumis finit souvent seul. Il retrouve la condition archaïque du barde qui donne à entendre des
mots en emportant le spectateur grâce à une voix ou un souffle. Edith Clever dans Die Nacht (la Nuit) se
dressait comme une colonne antique qui égrenait des paroles anciennes, et elle qui avait été au cœur de la
Schaubühne s’était retirée pour s’accomplir dans l’acquiescence du poème. L’insoumission persistait, mais
cette fois – ci sous le forme d’un refuge, d’une repli dans l’ermitage de la poésie. L’acteur se laisse porté
par des mots qui portent loin, qui creusent des abymes et découvrent des horizons. Il n’est plus que
physiquement sur le plateau. Et alors s’accomplit ce que Valérie Dréville appelle avec une belle formule « le
présent d’apparition ». Non pas celle d’un autre être, mais des mots qui prennent vie et, un instant,
scandent la nôtre en l’ouvrant à l’inconnu.
Parce que l’acteur insoumis déroute et déborde le théâtre, parce qu’il désoriente et entraine loin, il permet
au spectateur ébloui de prendre le relais, de parler, de ne plus être réduit au mutisme de l’admiration ou à
l’exaspération criarde du refus. Et quoi de plus beau que Tombeau de Gérard Philipe, aveu d’écrivain, Henri
Pichette, qui relie art et vie de celui qui avait tout d’un héros que les Dieux, à force d’amour, comme chez
les grecs, ont emporté jeune.
L’acteur insoumis ne sera jamais un virtuose.