Une semaine à la place Catalunya - FSL

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Une semaine à la place Catalunya - FSL
Une semaine à la place Catalunya
(Raphaël Beth)
Bonjour à tous,
Voici un compte rendu d'une semaine de campement sur la place Catalunya, à Barcelone, parmi les
indignados, de quelques militants grenoblois venus voir ça de plus près.
La première chose qui frappe quand on arrive sur cette gigantesque place, c'est l'effervescence permanente
et l'ambiance incroyable qui émane du lieu. De très nombreux stands, sans étiquettes particulières mises à
part quelques exceptions (dont le réseau NoPasaran), sont installés aux quatre coins de la place. De la grande
cantine gratuite, servant trois repas par jour, au stand « international » en passant par l'infirmerie et l'anti
repression ou le théâtre de rue, tout y passe.
Au centre, trois lieux de campements distincts, avec des bâches et des matelas. L'ombre y est salvatrice sous
un soleil de plomb qui nous accompagnera toute la semaine : beaucoup de personnes s'y reposent, car les
nuits sont souvent courtes et agitées.
Partout, un monde fou, partout, des couleurs bigarrés, avec une certaine tendance pour le rouge et le noir.
Des jeunes, beaucoup. Mais aussi des vieux, des enfants, des punks, des anars, des hippies, des squatteurs...
Et tout ce monde déambule côte à côte, sourire aux lèvres et portés par l'aura de cette place. L'ambiance y
est très festive : de la musique en permanence, concerts improvisés ou stars engagées (Manu Chao passera
quelques heures) des chants, des danses.. La place est une zone d'expression libre générale : des affiches
revendicatives, des tags, des bâches entières décorées, mais surtout des rondes de personnes qui se forment
pour parler spontanément de tel ou tel thème, dans un respect admirable de la parole d'autrui. Un joyeux
brouhaha à l'allure, si l'on occulte l'aspect très politique, de Woodstock.
Quand on arrive, on nous distribue directement un tract de quatre pages, avec le planning de la journée, les
commissions en place, les activités et les « actions » du jour. On a l'embarras du choix pour s'impliquer. Il
faut dire aussi que la logistique sur place est impressionnante : des dizaines d'ordinateurs pour se relier aux
mouvements similaires à l'international (700 campements recensés à travers le monde), un rétroprojecteur
pour diffuser l'Assemblée Générale du soir, de la bouffe par kilos, des mégaphones et des bombes de
peintures par dizaine.
Mais également, une impression de propre : les quelques tristes sires qui raillent ce « milieu » de « crassos »
ou de « pouilleux » trouveraient ici de quoi les faire changer d'avis : la place est lavée à l'eau tous les matins,
des poubelles de tri sont placées à travers toute la place, des personnes circulent à la recherche de déchets
abandonnés. Il y a certes du désordre, mais un désordre joyeux et bon enfant.
Les commissions se rassemblent deux heures avant l'assemblée générale pour parler de différents thèmes :
activités, actions, extension, communication, presse, logistique, bouffe, international. Il y en a pour tous
les goûts, il existe même des sous commissions, plus spécialisés, qui ont souvent un objectif précis (ex :
organisation d'une action en particulier). Mais derrière cet aspect bureaucratique se trouve une réelle
autogestion, qui fonctionne mieux que n'importe quel système hiérarchisé. Évidemment, ici, pas de chef ni
de pouvoir collégial : tout est fait pour que les propositions émanent réellement des commissions et pas de
groupes informels plus politisés, et que les décisions votées en AG soient appliquées à la lettre.
L'assemblée générale est un moment d'ailleurs très impressionnant et riche en émotion. Devant tant de
monde, tant d'enthousiasme et de passion pour le mouvement, les larmes sont montés aux yeux de plusieurs
d'entre nous le premier soir. Et toujours, des frissons lors des discours enflammés, dont les espagnols ne
sont d'ailleurs pas avares. C'est ce qui fait aussi la magie de ce mouvement, c'est cette exaltation, cette fièvre
révolutionnaire : en France, les diatribes grandiloquentes sont parfois mal perçues, mais ici ce n'est nullement
le cas : et de nombreuses personnes, jamais les même, s'y essayent avec un franc succès. En AG, la gestuelle
est habituelle et claire, (d'accord/pas d'accord/plus vite/ et « attention, propos sexiste ! ») tout comme les
votes (« pour, contre, à débattre »). Les commissions qui ont des choses à proposer le font, les actions sont
proposés pour le lendemain et les jours suivants, la stratégie à suivre est discutée ensemble et quelques
propositions « théoriques » sont votées : mais jamais trop clivées, ou du moins amenée de manière à ce que
chacun puisse s'y retrouver. Qu'on ne s'y trompe pas : ce mouvement n'est pas dans le consensus mou pour
complaire à tout le monde, il est bien dans une radicalité suffisante, celle de l'évidence des torts de notre
système.
Quelques spécificités remarquables : la force du mouvement féministe, l'implication impressionnante des
femmes, plus nombreuses que les hommes dans ce mouvement, et clairement sur le même pied que les
hommes à tous les instants. Que ce soit dans les prises de parole, dans les actions ou dans les « stratégies »,
les espagnoles sont toujours au rendez-vous.
Également, la présence de nombreux handicapés, qui ont trouvé leur place au milieu des autres. Prise de
parole devant l'assemblée générale malgré un handicap mental, présence dans les commissions, tout est
également aménagé pour qu'ils puissent se mouvoir et discuter sans embûches. Quelque chose de nouveau
pour moi, tout comme la présence d'anciens : tout le monde semble avoir trouvé une place ici.
Enfin, le désir de se montrer au grand jour et de s'ouvrir de la part de tous les cercles radicaux catalans : pas
une cagoule, un désir d'écoute malgré parfois une désapprobation certaine (notamment en ce qui concerne la
non violence), le respect de ce qui a été dit en AG. Pas d'initiative individuelle « pour le fun » si ça ne va pas
dans le sens du mouvement. Vraiment, tout le monde se sent concerné et a pris conscience de l'importance
du mouvement, et est prêt à mettre les divergences politiques de côté. Aucun désir d'imposer ce qui peut
sembler être la « bonne » solution, et une discipline vraiment remarquable, qui en France me semble difficile
à obtenir.
En règle générale, les mots d'ordre sont : autogestion, solidarité et non violence.
Autogestion car si un petit noyau dur, comme il me l'a été confirmé, s'active plus que les autres personne,
tout le monde ou presque met la main à la pâte, de différentes manières : en s'impliquant dans les
commissions, dans les débats, dans l'entretien, dans les actions ou la logistique. Une très grande réussite, et
un dynamisme général impressionnant : après la destruction du camp de vendredi, ce dernier a été reconstruit
en une journée, d'une meilleure manière pourrait-on même dire : mieux agencé, plus ordonné et toujours plus
propre.
Solidarité entre les « gens de la place », qui dorment sur place, mangent sur place et participent à tout ce
qu'ils peuvent, et la population, qui si elle ne s'implique pas partout, vient aux assemblées générales du soir
(qui se déroulent admirablement bien), et surtout est prêt à défendre la place, comme l'a montré la solidarité
énorme du jour de l'expulsion ( des dizaines de milliers de personnes, peut-être 70.000, sont venues en
soutien aux quelques trois cents personnes qui dormaient sur la place ce jour là).
Non-violence et je rajouterai écoute : il y a un tel engouement pour la non violence, qui fonctionne pour
l'heure actuelle vu le nombre de personnes engagées, que j'ai vu des personnes dites « radicales » crier avec
les autres « no a la violencia » alors que les flics matraquaient à tout va, sans riposter. J'ai vu des personnes,
assises, prendre des coups de matraque dans la tête sans se lever. Pour l'instant, ça marche, car après le
désastre de vendredi (j'y reviendrai), le responsable de l'intérieur (=chef de la police) est sur la sellette, tout
Barcelone demande sa démission, donc n'envoie pas les flics provoquer les indignados.
Et enfin donc « écoute », car dès qu'une personne souhaite s'exprimer, un grand silence se fait, on lui tend un
mégaphone et elle va au bout de son intervention, saluée par des gestes habituels en assemblée générale pour
marquer son approbation ou sa désapprobation.
De ce que nous avons vu et analysé, c'est un immense cours d'éducation politique populaire. Ce sont des gens
qui se réapproprient l'espace public et surtout la parole publique, qui réapprennent à parler simplement des
grands thèmes et des grands maux qui frappent notre société. Il y a au moins cinq ou six débats simultanés
à toute heure de la journée sur la place. Et c'est comme ça que Barcelone est passée d'une contestation de la
démocratie représentative et de la corruption de la classe politique à une critique réelle du capitalisme. De
la part du « noyau dur », engagé et politisé antérieurement, il y a eu une nette volonté de ne pas apporter
les schémas et les modèles d'actions et de société propre au monde militant organisé. Et ça marche. Ici,
on ne parle pas de communisme ou d'anarchisme, mais s'il y a des références évidentes, on ne parle pas
d'un modèle de société qui marcherait à coup sur. Mais bien de plusieurs modèles en construction, qui
respecteraient les aspirations de chacun sans porter atteinte à l'intérêt général. Apparemment, à Barcelone le
mouvement est bien plus radical qu'à Madrid, très réformiste qui veut comme première revendication une
réforme électorale. A Barcelone, des chants révolutionnaires parcourent la place, surtout depuis vendredi.
Vendredi, j'y arrive donc. Après quelques échauffements les jours précédents (théâtre de rue, manifestation
sauvages, rassemblement étudiants), nous arrivons dans le vif du sujet : 7h du matin, des espagnols viennent
nous chercher : « les flics arrivent, on se rassemble sur la place » (il faut noter que tout le monde ne dormait
pas sur la place même, nous étions par exemple à quelques mètres de là, sur du gazon mais pas en plein
centre).
Tout le monde se rassemble donc, et les flics arrivent bel et bien, après avoir cru à la rumeur. Ils veulent
dégager la place pour des raisons de salubrité et de propreté. Après une rapide assemblée générale, il est
décidé à notre stupéfaction et notre colère de laisser faire les flics pour les stands autour de la place. Nous
nous asseyons, dépités, au centre, pour protéger le campement à proprement parler, composé de quelques
bâches et de matelas. Autour, les flics et surtout les agents d'entretien, copieusement chahutés commencent
leur travail. Une personne à côté de nous pleure de rage au téléphone.
Tout autour de la place, aux entrées, des gens commencent à se rassembler, et à bloquer les camions
d'entretien de manière pacifique. A ce moment là, nous ne le savons pas encore, mais les premiers coups de
matraque pleuvent.
Vers dix heures, nous sommes encerclés par des CRS locaux, habillés en robocop. Commence alors un long
moment d'attente, attente de leur charge pour nous déloger et finir de vider les lieux. La foule grossit aux
abords de la place, et tout le monde manifeste sa solidarité envers ceux restés – dont nous – sur la place.
Chaleur insupportable, odeur d'urine (nous sommes restés en tout et pour tout 7 heures au même endroit,
encerclés par les flics, il a donc fallu s'organiser pour les besoins pressants). Un moment incroyable, puisque,
de ceux restés sur place, il y avait énormément de gens présentés comme des marginaux (punks, anars,
hippies) et que la presse appelle les « antisistémas ». Et pourtant, c'est bien eux, et l'esprit de la place, cette
esprit de révolution, que la population est venue soutenir. A toutes les entrées, la foule se presse, les coups
redoublent. Nous faisons une rapide assemblée générale pour décider de la marche à suivre, nous décidons
de nous accrocher à ce qui reste du campement, quelques tentes et matelas, de manière non violente encore
une fois.
Les flics forment une chaine de sécurité à coups de matraque pour laisser aux agents d'entretien la place de
faire leur sale boulot, mais ceux ci baissent rapidement les bras devant la résistance que nous leur imposons.
Ce sont les flics qui vont devoir s'en charger. Commence alors un bras de fer entre eux et nous pour chaque
bout de tente, pour chaque matelas qu'ils arrachent de nos mains. Tout autour, la foule gronde et tente de
pénétrer sur la place.
Finalement, les flics se font eux même encerclés par nous autres au centre de la place, après une mauvaise
manœuvre semble-t-il. Mais aucun coup ne leur est porté. Soudain, quelqu'un leur lance de l'eau depuis
une bouteille. Puis un autre, et encore un autre. Sans plus de violence. Les flics paniquent sous la pression
et entament une retraite en se tenant par la main. Sur les côtés, le cordon de CRS a aussi craqué, et la
foule enragée pénètre sur la place. Les flics se replient en courrant vers leurs camions, alors que tout le
monde se rejoint au centre. Émotion incroyable, tout le monde se prend dans les bras. « Aqui empieza la
Revolucion ! » scande la foule (« ici commence la révolution ! »)
Je crois qu'à ce moment là, tout le monde a cru que c'était l'heure. En prenant un peu de hauteur, je ne vois
qu'une foule compacte. Pas un mètre carré de libre. Un peu plus loin dans une, les flics protègent leurs
arrières, mais seront forcés de quitter les lieux à toute vitesse, après plusieurs tirs de flash ball désespérés.
C'est une victoire immense, mais qui n'ira pas plus loin. Dans la journée, la foule se disperse en se promettant
de revenir le soir pour l'assemblée générale.
Tout le monde dans notre groupe est accablé : émotions, fatigue et blessures ne font pas bon ménage. Les
médias parlent de cent cinquante blessés.
Je me demande encore comment une telle chose a pu arriver : je ne crois que très peu à la non violence, mais
force est de constater que cette stratégie s'est avérée efficace. Si nous avions tenté de résister aux flics à 7h
du matin, nous aurions été défaits dans l'indifférence générale.
Le soir, nous rions jaune devant les dépêches de l'AFP qui parle «d'occupants dispersés en quelques
minutes ». A l'Assemblée Générale suivante, notre nombre a doublé voir triplé, et le camp se remonte déjà.
Pour l'anecdote, nous retrouvons le lendemain nos têtes de français à la une d'El Païs et de l'Avant Guardia,
deux journaux nationaux très consultés.
Plus tard dans la semaine, le mouvement se poursuit, avec toujours plus de monde. Cet incident a dévoilé
à de nombreuses personnes le vrai visage de la police, et le mouvement se radicalise vers la critique du
capitalisme. Fait important, des assemblées générales se tiennent dans tous les quartiers de Barcelone,
pas seulement à la place Catalunya, et dans toutes les villes de Catalogne. C'est un mouvement loin d'être
centralisé. On apprendra plus tard que quelques places ont également été délogé.
Les actions se poursuivent, comme le sitting devant l'ambassade de France en solidarité avec les expulsés
de la Bastille, qui se poursuivra toute la nuit et jusqu'à midi le lendemain pour empêcher le personnel d'aller
travailler.
Le samedi soir, que tout le monde craignait en raison du match de la finale de la Ligue des Champions et de
la violence de certains hooligans et des forces de l'ordre ces soirs là, a encore une fois fait état de l'efficacité
de la stratégie non-violente : alors que la police traquait dans le centre ville tout ce qui ressemblait de
près ou de loin à un rassemblement de personnes à la fin du match, et ce toute la nuit, de très nombreuses
personnes se sont rassemblées, en position assise, aux entrées de la place pour filtrer les supporters, éviter les
mouvements de foule qui viendraient semer la panique dans la place et empêcher les policiers, restés sur leur
faim la veille, de venir se venger. Même si les émeutes ont duré toute la nuit, et après de gros moments de
tension, la police n'a finalement rien essayé, découragé par notre nombre et notre non violence. Efficace une
nouvelle fois, mais jusqu'à quand ? L'affrontement, à mon sens, n'aura été que retardé, pour gagner du temps.
Un temps précieux pour nous laisser le temps de construire. Le temps dira si cette stratégie aura été payante.
Nous quittons finalement Barcelone le cœur gros, plein d'émotions et avec quelques idées en tête pour
Grenoble. Un vent révolutionnaire souffle clairement sur la ville et sur la Catalogne. Les « live » en
streaming avec les autres villes (Athènes, Berlin, Lisbonne) , diffusés le soir sur une toile géante donnent des
frissons intenses.
Voilà un ressenti à chaud de notre semaine place Catalunya. Difficile de décrire avec de simples mots, j'aurai
fait de mon mieux.