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LE CAHIER DE L’ONDA
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Ni mignardises, ni enfantillages :
l’enfance de l’art
Adieu cailloux, choux, genoux, hiboux et autres joujoux… Vivement que le spectacle
pour « jeune public » parvienne enfin à se débarrasser du fatras de poncifs rose-bonbon qui l’ensevelissent encore ! Car, avouons-le, il reste souvent enrubanné dans les
idées reçues, mélange fourre-tout de fanfreluches pralinées et cucuteries bêtifiantes.
Généralement relégué dans les soutes de la programmation, coincé dans des budgets
étriqués et monté avec trois bouts de ficelle, il sillonne le réseau décentralisé généraliste avec une citrouille en guise de carrosse, sous le regard condescendant de directeurs distraits. Le dédain, plus ou moins avoué, ne masque-t-il pas tout simplement la
méconnaissance de ce pan de la vie culturelle ?
Certes, les cabotins existent, qui exploitent des productions calibrées sur le lucratif
marché du divertissement infantile. Mais ils ne doivent pas escamoter les artistes qui
s’engagent résolument sur les sentiers de la création et de l’enfance. Créer pour le
jeune public est un choix exigeant, et non une alternative au rabais quand on ne peut
pas jouer dans la cour des grands. Faire découvrir aux enfants le plaisir de goûter le
théâtre, la musique, la danse… est un engagement ardu sur le long terme, qui s’inscrit
aussi dans un projet citoyen et pédagogique. Les pionniers comme Jacques Copeau,
Léon Chancerel, comme Jean Vilar, Antoine Vitez n’eurent de cesse de défendre un
théâtre d’art. Et aujourd’hui, le spectacle vivant « jeune public » connaît une formidable
effervescence, dont témoigne d’ailleurs le foisonnement des écritures contemporaines
et l’émergence d’un véritable répertoire. De plus en plus de créateurs s’aventurent sur
ce terrain d’invention prodigieux.
Si l’art participe de l’épanouissement de notre humanité, accompagnons nos enfants
sur le chemin de la découverte artistique, donnons-leur le goût de l’exigence et le
regard critique. Soyons curieux. N’est-ce pas là notre devoir de transmission ?
> > > dossier réalisé par Gwénola David > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > > >
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Le « jeune public » : une démarche d’accompagnement
[Entretien avec Geneviève Lefaure, directrice de L’Espace 600 à Grenoble]
Des spectacles créatifs, sensibles, pluridisciplinaires, pour les petits, les grands, les jeunes,
les moins jeunes : L’Espace 600 de Grenoble se situe à la croisée des chemins de la vie et
des arts…. Centre de ressources pour la jeunesse, il explore le continent verdoyant des
écritures contemporaines, invitant dans cette équipée joyeuse tous ceux, enfants, parents,
lycéens, étudiants, qui désirent découvrir un théâtre vivant.
> > > Que recouvre le concept « jeune public » ?
Il est lié à notre regard sur l’enfant, qui a heureusement évolué sous l’influence de penseurs
et de pédopsychiatres comme Françoise Dolto. Je crois qu’il faut le considérer, non pas
comme un adulte « miniaturisé », mais comme une personne sensible et intelligente, qui a
droit à des spectacles de qualité et qu’il faut accompagner dans les étapes de son développement. Les divers qualificatifs utilisés pour désigner ces spectacles, entre « jeune public »,
« tous publics », « à partir de… »…, témoignent d’une certaine difficulté à trouver l’expression juste. Idéalement, l’enfant devrait devenir l’acteur de sa vie culturelle, emmener ses
parents au théâtre. Cette ouverture passe par l’éducation qui joue un rôle fondamental car
elle aiguise la curiosité, stimule le goût du théâtre, attise le désir de sortir. Le « jeune public »,
c’est donc une démarche spécifique d’accompagnement de l’enfant.
> > > Quelle est la place du spectacle destiné à la jeunesse dans le paysage culturel ?
Il occupe un strapontin ! Les programmations de nos structures culturelles généralistes ne
comptent généralement, dans une saison, guère plus de deux ou trois spectacles pour le
jeune public, qui ne représentent en outre qu’une part congrue du budget artistique – sacrifiée en priorité en cas d’ajustement financier nécessaire. Ces spectacles pâtissent de la
vision préconçue qu’ont encore nombre de programmateurs : des sous-produits niaiseux de
divertissement, une esthétique naïve et bêtifiante, des artistes médiocres qui exploitent ce
filon faute de pouvoir travailler dans la cour des grands ! D’ailleurs, les directeurs délèguent
très souvent ce secteur, soit à une programmatrice spécialisée, soit aux relations publiques,
ce qui contribue à renforcer le cloisonnement. Certes, certaines productions correspondent
à cette image et relèvent plus d’une logique opportuniste et commerciale qu’artistique, de
même que certaines pièces pour adultes sont confondantes de médiocrité sans pour autant
jeter l’opprobre sur tout l’art dramatique ! Le manque de reconnaissance, voire le mépris,
plus ou moins avoué, pour ceux qui travaillent en faveur de la jeunesse est flagrant. Il se
reflète également dans la presse, qui ne se fait que rarement l’écho de la vitalité et de la
créativité dans ce pan de la vie culturelle. Du point de vue institutionnel se pose aussi le problème de la déficience de l’évaluation, de la carence d’experts. Quand bien même on décèle
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des signes d’évolution positifs, ces multiples facteurs contribuent à entretenir une sorte de
paresse par inadvertance dans nos institutions. L’absence d’intérêt se conforte dans la
méconnaissance. Or je suis convaincue au contraire que nous devons nous montrer d’autant
plus exigeants que l’art participe pleinement de l’éducation de l’enfant, du développement
harmonieux de sa personnalité et de l’apprentissage du jugement.
> > > Quelles sont les caractéristiques, tant du point de vue artistique, qu’économique ou
institutionnel, de ce secteur de la vie théâtrale ?
Il s’inscrit dans les évolutions esthétiques que connaît l’art dramatique et ne constitue pas
une activité étanche, beaucoup d’auteurs et de metteurs en scène passant du « jeune » au
« tout public ». Après le primat de la mise en scène, on assiste depuis quelques années à la
redécouverte du texte, grâce aussi à la récente émergence d’un répertoire pour la jeunesse
de grande qualité. Il me semble que créer pour les enfants ouvre aux artistes de nouveaux
espaces de libertés : ils se révèlent plus audacieux, plus novateurs, n’hésitant pas à croiser
les arts, à mélanger texte, images, objets… Sur le plan économique, la situation s’avère nettement plus rude. Les lieux achètent les représentations beaucoup moins cher, ce qui s’explique en partie par la petitesse des jauges qu’exige une bonne intimité d’écoute ainsi que
le prix modique des places qu’implique une politique d’accessibilité à tous. Mais ces raisons
factuelles ne justifient pas de tels écarts. Les conditions de travail des comédiens sont très
éprouvantes, du fait du rythme intense des tournées, de l’accueil sommaire reçu dans les
lieux et de la faiblesse des salaires… Alors que créer des spectacles pour l’enfance relève
d’un choix et requiert un investissement très fort ! Enfin, dans notre dispositif institutionnel,
même si on perçoit des améliorations et une attitude plus volontariste du Ministère de la
Culture et de la Communication, le secteur du « jeune public » demeure le parent pauvre. Peu
de compagnies sont conventionnées, les aides à la création, à la production et à la diffusion
restent faibles. Globalement, les moyens sont inversement proportionnels à la recherche et à
l’invention. La pénurie de moyens a forcément des incidences artistiques, ne serait-ce que
sur la scénographie ou le nombre d’acteurs sur le plateau.
> > > Comment lutter contre cet ostracisme ? Le décloisonnement par le redéploiement progressif des missions des Centres Dramatiques Nationaux pour l’Enfance et la Jeunesse
(CDNEJ) dans le réseau décentralisé peut-il apporter des améliorations ?
Nous avons besoin de centres de ressources qui constituent des pôles de production et de
référence artistique permettant d’irriguer tout le territoire. Il faudrait au contraire créer de
nouveaux CDNEJ et leur donner un rayonnement régional, développer les aides aux lieux
permanents, soutenir les initiatives exemplaires et innovantes. Autant de mesures qui appellent également un engagement résolu des collectivités locales. Renforcer le partenariat
avec l’éducation nationale me semble aussi essentiel. Les enseignants devraient recevoir
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une solide formation au spectacle vivant, à son histoire et à ses pratiques. D’autre part,
l’école doit être le lieu de la découverte et de l’apprentissage de l’art et permettre aux
enfants de faire des expériences sensibles en allant au théâtre. Les habitudes culturelles se
forgent dès l’enfance ! De plus, ce secteur participe de l’enjeu de l’élargissement des
publics et de démocratisation : non seulement nous attirons les enfants, public d’aujourd’hui
et de demain, mais, à travers eux, nous touchons les parents ! Plus qu’un projet de découverte, le « jeune public » est un projet citoyen.
Toucher les questions fondamentales
[Entretien avec Claire Le Michel, metteur en scène]
Depuis 1994, Claire Le Michel a puisé chez les poètes le précieux minerai de son théâtre
qu’elle destine tantôt aux petits, tantôt aux grands enfants « adultes ». Francis Ponge,
Marina Tsvetaeva, Henri Michaux ou Jacques Dor dessinent la constellation d’une démarche
mêlant les langues, l’énergie du corps et l’émotion du chant pour exhaler les profondes
mélodies de la parole poétique.
> > > La langue se situe au centre de votre recherche artistique ?
La poésie est à mes yeux la meilleure façon de questionner l’écriture, le monde. J’ai suivi des
études de russe et de linguistique. Les mécanismes du langage me passionnent et m’émerveillent : cette capacité humaine, étonnante, prodigieuse, à mettre la pensée en mots, à projeter
à l’extérieur de soi, à travers des phrases, les affects les plus intimes, à s’exprimer de
manière toute personnelle avec un instrument commun…
> > > Qu’est-ce qui vous a amené à créer des spectacles destinés au jeune public ?
Créer pour les enfants est presque venu naturellement car il est des thèmes qu’il faut
explorer dès le plus jeune âge. Certains portent sur des problèmes très contemporains,
comme l’exclusion, la pauvreté ; d’autres s’ancrent moins dans l’actualité et relèvent du rapport
au monde, à l’autre. Je travaille souvent avec des enfants, lors d’ateliers dits de « sensibilisation » ; j’essaie de multiplier les expériences de rencontre différentes avec eux. Toutefois
le déclic vient plutôt des stages que j’anime depuis quelques années pour les futurs professeurs des écoles à l’IUFM de Créteil. Ces instituteurs qui enseigneront dans le primaire sont
confrontés à la question du langage, à travers l’apprentissage de la lecture et de l’écriture :
comment ça marche le langage ? Ceci dit, je conçois mes spectacles non pas comme des
explications didactiques données aux enfants mais avec mes propres interrogations, avec
ce que je suis, avec mon âge. D’ailleurs, ce sont des spectacles à voir « à partir de »…
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> > > Votre processus de création diffère-t-il selon que vous destinez le spectacle aux
« adultes » ou au « jeune public » ?
Ce processus change à chaque nouvelle création, parce que, pour moi, un spectacle n’est
que l’aboutissement de ce chemin. Donc je ne commence jamais par le même bout mais je
réinvente la manière de travailler à chaque fois. Sinon le risque de tomber dans une perpétuelle redite guette ! Pour Intime Errance, je suis ainsi partie de nouvelles de Jacques Dor
que j’ai adaptées à la scène. En revanche, pour Le défaut des paroles rapportées, j’ai d’abord
échafaudé une structure dramaturgique, que j’ai testée sur le plateau. Puis j’ai demandé à
plusieurs créateurs - écrivain, musicien, vidéaste…, d’écrire des séquences que j’ai intégrées. Réfléchir au cheminement renvoie forcément au destinataire : qui sera le spectateur
privilégié (non pas le seul) à qui nous voulons nous adresser ? Car il s’agit de créer un lien
intime avec lui, pour que nos questions puissent entrer en résonance avec les siennes.
> > > Autrement dit, il s’agit de poser la question au bon endroit…
J’essaie toujours de déplacer la personne car la pensée s’engourdit dans les habitudes !
Donc de poser la question sous un autre angle. Par exemple, Le dormeur du dehors traite du
problème des SDF et de la marginalisation, mais je ne l’aborde pas d’un point de vue social
qui reprendrait la rhétorique habituelle. Je ne fais pas un réquisitoire, je demande : « qu’estce qu’être un humain ? ». Ce décentrement du regard est plus aisé avec le jeune public parce
que l’esprit s’avère moins empreint de présupposés que chez les adultes. En fait, je cherche
ce qui cristallise chez les enfants des questions fondamentales, ce qui ouvre les portes de
leur imaginaire. L’idée du Poème de l’air est née d’un tableau de Picasso et d’un poème de
Francis Ponge, à partir desquels Jacques Dor a écrit un dialogue sur les couleurs. Sur une
phrase comme « La mer est jaune parce qu’elle pique les yeux », les enfants réagissaient en
s’exclamant « c’est pas vrai ! ». Cette réaction fournit la base d’une réflexion sur le statut de
la vérité dans l’art, sur la notion de point de vue dans l’acte de création.
> > > C’est la troisième fois que vous intégrez la langue des signes dans vos spectacles.
Pourquoi ?
J’ai souvent utilisé des langues étrangères pour évoquer la problématique du sens des mots
en contrepoint. Le langage des signes constitue un code complexe qui ne repose pas sur
une compréhension spontanée et donc que seuls ceux qui le maîtrisent peuvent déchiffrer.
Contrairement au mime, qui fonctionne dans un rapport de communication par imitation du
réel, par décryptage intuitif de la signification des gestes, le bilinguisme parole – geste nous
entraîne sur des territoires inconnus et donc stimule l’imaginaire, car la pensée ne peut se
déployer que dans un effort de représentation qui ne se fonde pas sur une reconnaissance
immédiate. La LSF (Langue des Signes Françaises) introduit une poésie visuelle et, parce
qu’elle n’existe que dans un rapport à l’autre, appelle une qualité de présence, une façon
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d’être particulière des comédiens, à laquelle les jeunes se montrent très sensibles. Elle ouvre
des espaces émotionnels nouveaux. Nous travaillons comme des passeurs, en nous appuyant
sur les sens et les sensations, sur l’énergie du corps et l’émotion du chant. Nous tentons de
montrer comment l’aptitude à nommer le monde avec des idiomes variés, oraux, gestuels, à
l’exprimer avec le corps ou à travers des objets manipulés, nous permet de le redécouvrir,
de se le réapproprier, de le réinventer. C’est toujours la question du langage…somme toute.
Art et éthique : les enjeux de l’éducation artistique
[Entretien avec Marie-Hélène Popelard, maître de conférence en philosophie / esthétique]
Dès l’Antiquité, les arts s’étaient glissés dans le sanctuaire de l’école. Si la musique, la
poésie ou les arts plastiques ont réussi au fil des siècles à se blottir dans le système éducatif, leur place s’amoindrit dans le dispositif actuel au fur et à mesure que l’enfant grandit,
au profit des matières dites « fondamentales ». Pourtant, les qualités que développent les
enseignements artistiques apparaissent essentielles, non seulement pour l’accomplissement
harmonieux de l’homme, mais pour la réconciliation de la poésie et de la science, socle
de notre humanité.
> > > Votre réflexion place l’art au centre du débat éthique. Pourquoi ?
Face aux manifestations ambiguës de l’individualisme et du conformisme de masse, la mobilisation du jugement esthétique me paraît consubstantielle d’une réflexion sur l’avenir de la
morale, comme Schiller l’a, du reste, mis en évidence avant Kant au début du XVIIIe siècle.
Si l’art n’a pas une fin morale, il a des effets moraux. Nous devons prendre conscience que
les recherches esthétiques peuvent recréer des dynamiques dans le désert éthique où nous
sommes égarés et restaurer une historicité de la parole.
Créer, c’est offrir une singularité et rendre possible la construction d’une identité fragilisée
dans la société actuelle. On observe depuis une quinzaine d’années que les artistes et les
penseurs de l’art insistent sur la nécessité de traquer les lieux communs et d’échapper au
risque d’aliénation généré par les entropies de la communauté… L’activité artistique retranche
des hommes, et paradoxalement, c’est donc en assumant ce retranchement que l’artiste
exerce son activité civique.
> > > Quels sont pour vous les enjeux de l’éducation artistique ?
À moyen terme, l’enjeu rejoint la lutte contre toutes les formes d’échec scolaire et d’exclusion.
L’école ne permet pas aujourd’hui le développement harmonieux de toutes les trajectoires
personnelles. Elle favorise le brio intellectuel, le jeu de la mémoire, l’esprit de compétition,
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mais rarement le sens de l’initiative ou de la responsabilité, l’habilité manuelle, l’autonomie
créative, la sensibilité. D’où la portion congrue réservée aux enseignements artistiques, qui
ne cesse de se réduire au fur et à mesure de la scolarité, jusqu’à devenir optionnels aux
lycée. Or l’humain ne se résume pas à l’intellect, à la raison ! Son identité ne s’épanouie pleinement que dans ses multiples composantes.
A long terme, l’enjeu de l’éducation artistique participe de la réflexion de la place de l’homme
dans la société, de la reconstruction d’une définition de l’humanité qui s’est perdue après
Auschwitz et qui doit être pensée sur fond de barbarie. Après la seconde guerre mondiale,
nombre d’auteurs, Hannah Arendt la première, ont cherché à reconstruire le concept d’humanité en la fondant sur une autre vision de l’homme que celle de l’animal laborans, héritée
de la tradition chrétienne puis des théories économiques. L’être n’est pas qu’un animal voué
à travailler, mortel destiné à fabriquer des biens de consommation périssables. Il peut se
définir à travers l’immortalité de l’œuvre. Or l’enseignement, en tant qu’il assure la transmission du patrimoine, constitue un maillon fondamental. A quoi servent les institutions scolaires
et culturelles si elles ne contribuent pas au devenir homme de l’enfant ? Leur rôle ne peut se
réduire à apporter une formation professionnelle, certes nécessaire parce qu’elle facilitera
son intégration au sein de la société, mais pas suffisante.
> > > Qu’est-ce que peut apporter l’enseignement artistique sur le développement de
l’enfant ?
Paradoxalement, il peut faire comprendre le sens de l’instabilité, alors que tous les discours
sous-tendus dans les apprentissages dits fondamentaux, depuis la grammaire jusqu’aux
sciences, valorisent le respect des lois, la mise en pratique des règles, la conformité à des
procédés. L’éducation artistique initie au plaisir de la transgression, à la curiosité face au
mystère, à la fécondité de l’imagination… elle réveille le sens du dépaysement et apprend
que tout ne se ramène pas à des solutions, à la rationalité. Elle vise à développer, à éduquer
la sensibilité pour permettre d’habiter ces lieux de conflits, de turbulences, de contradictions
que sont les œuvres d’art. Elle cultive l’émerveillement, s’attache à faire ressentir plus que
comprendre ce qui se vit à l’intérieur d’une œuvre.
La deuxième fonction que remplit l’enseignement artistique est l’apprentissage du jugement
d’une œuvre, du risque raisonné que nous prenons chaque fois que nous tentons une appréciation. Dépasser la dichotomie bon ou mauvais, l’immédiateté de l’opinion et surtout ne pas
renoncer à établir une hiérarchie, car tout ne se vaut pas et le refus de juger peut masquer
une paresse intellectuelle bien commode. Il faut aider l’enfant à s’orienter dans un espace
de valeurs qui ne sont jamais absolues mais sans cesse à construire.
Enfin, l’art stimule le renouvellement de notre vision du monde, tellement formaté par les
médias qui simplifient à outrance la complexité de la réalité. Il nous apprend à voir les choses autrement.
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> > > Quelles sont les passerelles à consolider, à inventer, entre le monde de l’art et celui
de l’éducation ?
Même si des progrès ont été accomplis, l’incompréhension, voire la méfiance, règne encore
entre les artistes et les enseignants, qui ne comprennent pas les rituels, les repères, les
modes de pensées des uns et des autres. Les rencontres que j’ai organisées m’ont montré
que la plupart du temps chacun reste sur la défensive. Il me semble primordial que les artistes
franchissent le sanctuaire de l’école et que les professeurs préparent les élèves à voir les
œuvres, à goûter la langue, musicale, poétique, picturale… L’école est le lieu capital d’une
transmission qui ouvre chaque sphère de l’art sur ces référents historiques et culturels. Les
médiateurs occupent une place privilégiée puisqu’ils passent beaucoup de temps avec les
enfants. L’initiation devrait s’appuyer sur des partenariats actifs, inscrits dans la durée,
entre l’Éducation Nationale et les institutions culturelles – théâtres, musées, bibliothèques…
Amoindrir la place des enseignements artistiques au profit des matières fondamentales,
comme dans l’actuel dispositif, traduit une incompréhension très dommageable de la relation de complémentarité entre le poète et le savant qui coexistent dans le devenir humain.
« Sauvons l’alchimiste sous l’ingénieur » clamait Bachelard !
Le plaisir du jeu
[Entretien Jean-Philippe Naas, metteur en scène]
Venu au théâtre après un prélude dans la danse contemporaine, puis une expérience dans
l’administration et la programmation, Jean-Philippe Naas est un amoureux des mots, un
travailleur des corps, un chercheur de l’émotion juste. S’il ne crée pas que pour les
enfants, c’est auprès d’eux que se ressource sa pratique théâtrale, dans l’échange et l’expérimentation en ateliers.
> > > Comment définiriez-vous votre ligne artistique ?
Je mets en scène des textes non théâtraux parce qu’ils possèdent souvent à mes yeux une
force dramatique et un pouvoir de jeu plus intense que les pièces écrites pour le « jeune
public ». Par exemple, pour Comment Wang Fo fut sauvé, j’ai préféré partir de la nouvelle de
Marguerite Yourcenar plutôt que de la version illustrée pour enfants qu’elle en a faite et que
je trouvais appauvrie littérairement.
> > > Pourquoi des textes non théâtraux ?
J’aime travailler sur le plaisir du jeu et donc avec des textes qui me laissent plus de liberté
d’adaptation qu’une pièce où l’action et la parole sont déjà précisément dessinées. Dans un
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roman par exemple, la présence du narrateur introduit une possibilité de jeu avec les personnages, comme si en racontant l’histoire, on se « prenait au jeu », comme si au fur et à
mesure du récit, on se transformait, on devenait vraiment ces êtres imaginaires.
Dans ANI-maux, tirés de contes d’Alberto Moravia, on assistait à la métamorphose corporelle qui saisissait progressivement les acteurs. Cette notion de « se prendre au jeu » vient
des discussions que j’ai menées avec les enfants, qui vivent cela au quotidien dans la cour
d’école !
> > > Et pourquoi des textes qui ne sont pas destinés à priori aux enfants ?
Pour la richesse de la langue. Nous assistons aujourd’hui à l’éclosion d’écritures contemporaines passionnantes pour le jeune public, mais ce phénomène est récent. La musicalité
du langage me fascine et génère des myriades d’images et de sensations. J’axe beaucoup
mes recherches sur le rapport entre ce que l’on dit et ce que l’on montre, et donc sur la
place de l’imaginaire du spectateur dans le processus. J’essaie de créer des images sans
encombrer sa vision, de percer des ouvertures où pourra s’engouffrer et se déployer son
imagination.
> > > Quel est le travail d’adaptation que vous réalisez ?
J’adapte les textes à la scène et non pour les enfants. Je procède à une répartition de la
parole entre les différents rôles, sans amputer l’écriture de ses tournures jugées complexes
ou du vocabulaire peu courant. J’ai observé que la musicalité de la langue captivait les
enfants même s’ils ne comprenaient pas certaines formulations.
> > > Comment se déroule le processus de création sur le plateau ?
De par mon parcours, j’ai plus pratiqué la danse contemporaine que le théâtre puisque j’ai
travaillé avec des chorégraphes comme Odile Duboc, Nathalie Pernette ou Angélique
Wilkie. J’aborde la création avec les comédiens par le corps. Les répétitions commencent
non pas autour de la table par des lectures, mais au sol, allongés. Je tente de les mettre
dans une qualité de mouvements, de faire résonner les mots dans leur corps ; je cherche des
lâcher-prises, une densité de présence… pour que peu à peu ces résonances déclenchent
des attitudes, des gestes, des intonations. J’ai trop souvent l’impression au théâtre de voir
des cerveaux sur pattes !
> > > Comment le travail avec les enfants nourrit-il votre pratique ?
Mes spectacles destinés au jeune public s’accompagnent la plupart du temps d’actions
pédagogiques sur le terrain. Ce travail avec les enfants m’enrichit énormément et m’apporte
beaucoup de satisfaction. Ils donnent un retour immédiat, sans concession, sur ce qu’on leur
propose. Ils permettent aussi plus de liberté, plus d’invention car ils ne sont pas emprisonnés
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dans le carcan des à priori et des codes. Or ce qui m’intéresse est justement de déplacer le
spectateur, de le sortir des cadres dans lesquels ils se trouvent habituellement confinés. Je
déteste le rose bonbon, les clochettes « perlimpinpin », la gestuelle expressionniste à
outrance, etc. Tous ces poncifs sur l’enfance rassurent surtout les adultes qui craignent de
se voir assaillis de points d’interrogation. Or le rôle de l’artiste consiste justement à emmener les enfants vers des questions qui leur sont loin et non pas à les river à celles qui leur
sont proche.
L’exigence artistique et l’enfance comme espace
de recherche et d’expression
[Entretien avec Evelyne Massoutre, directrice adjointe au Service culturel de Sevran et
responsable du festival Les rêveurs éveillés]
Créé en 1992, le festival des Culottes courtes, devenu celui des Rêveurs éveillés depuis
trois ans, sème pour les enfants de petits cailloux blancs sur les sentiers de l’art. Création,
diversité, dialogue, découverte… tracent la voie d’une programmation ambitieuse alliant
exigence artistique et ouverture pédagogique.
> > > Comment définiriez-vous l’objectif du festival ?
Nous avons le désir de contribuer à l’éveil culturel des enfants par la dimension poétique de
l’art et avec ceux, artistes, auteurs, cinéastes, éditeurs…, qui ont choisi l’exigence artistique et l’enfance comme espace de recherche et d’expression.
> > > La pluridisciplinarité semble être un des traits de la personnalité de cette manifestation ?
Les disciplines artistiques touchent différemment nos sens et nos imaginaires. Elles mobilisent
des facultés complémentaires et engendrent des kyrielles d’émotions. Cette variété est
source de richesses. Elle me semble d’autant plus importante que les enfants ne choisissent
pas eux-mêmes les spectacles. Offrir une palette de propositions autour d’un thème, comme
« Au clair de lune » pour la dernière édition, permet de répondre à la diversité des sensibilités.
Par ailleurs, le fait que ce festival soit organisé par la municipalité l’oriente de facto dans
son ouverture tant vers la pluridisciplinarité que vers des partenaires. Un service culturel
appelle par nécessité opérationnelle à la transversalité et se place en interface avec les
secteurs impliqués dans la vie quotidienne des citoyens et avec tous les acteurs concernés
par l’enfance. Notre action s’inscrit dans un réseau qui réunit au sein d’un Comité de pilotage différentes structures culturelles, sociales et associatives de Sevran : la bibliothèque,
l’école de musique, l’atelier d’éveil sensoriel, le centre de loisir maternel, le cinéma, mais
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également l’éducation nationale, les centres sociaux ou encore plusieurs associations. Ce
mode de fonctionnement en réseau engendre une pluralité à la fois des disciplines artistiques, des œuvres proposées et des contextes dans lesquels elles sont présentées.
> > > Le festival s’adresse aux trois-six ans. Pourquoi cette tranche d’âge ?
Si je ne crois pas que, comme certains l’ont écrit, tout se joue pour l’individu entre zéro et
six ans, cette période de la vie s’avère néanmoins essentielle quant à la construction de la
personnalité et à la socialisation. Ce d’autant plus que nombre de familles délèguent à l’école
la charge de l’éveil, l’apprentissage de la langue française et l’expérience du rapport aux
autres, au groupe. Cependant, bien que nous axions le festival sur cette tranche d’âge, je
reste convaincue que les œuvres peuvent toucher tout le monde : à chacun de développer
sa lecture selon son âge, son vécu, sa sensibilité… Ce n’est pas là la marque de l’universalité de l’art, mais l’aveu de son humanité. Par ailleurs, les spectacles sont créés par des
adultes qui n’amenuisent pas leur pensée ni leur créativité parce qu’ils s’adressent à des
enfants… au contraire ! Ils se montrent souvent moins centrés sur eux-mêmes ou sur les
enjeux institutionnels et plus attentifs à la réception par le public.
> > > Vous travaillez en étroite collaboration avec les enseignants ?
En intervenant dans les classes maternelles, nous avons un rôle important à remplir à leurs
côtés, ce qui ne signifie pas que l’apport artistique se réduise à l’aspect éducatif. Notre
action vise à favoriser la découverte des œuvres autant par les enfants que par les instituteurs. Le triangle ainsi formé constitue le vecteur de la sensibilisation, voire de la formation,
qui peut s’appuyer sur l’intervention d’artistes dans la classe. Nous organisons par exemple
des rencontres pédagogiques en amont des spectacles. Pour Morphée, la compagnie Si…
a ainsi animé des ateliers dans l’enceinte scolaire, impliquant les élèves et enseignants
dans le processus de création. Une telle démarche engendre des expériences humaines
très fortes. Elle vient bouleverser l’ordre habituel, et notamment la place et l’autorité de
l’instituteur qui se trouve lui aussi en position d’apprentissage.
> > > Comment votre approche s’inscrit-elle dans une démarche citoyenne ?
Nous nous adressons au citoyen, à l’adulte en devenir. Il ne s’agit pas d’inculquer des messages didactiques mais de conduire l’enfant à expérimenter une situation à travers une proposition artistique, à sentir la communauté créée par l’émotion partagée dans ce contexte
de rencontre. Ces expériences sensibles, éphémères, laissent des traces profondes, des
souvenirs tenaces. Par ailleurs, dans notre société pluriculturelle où les référents sont
aujourd’hui éclatés, multiples, notre mission de service public s’accomplit dans la transmission et la valorisation des héritages culturels. L’appartenance à une culture, entendue selon
la définition de Michel de Certeau, s’enracine par des repères et des pratiques que l’on a
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hérités de la famille, de la communauté, par des expériences, des émotions que l’on a éprouvées soi-même et partagées. Or les enfants comme les parents peuvent se forger des outils
à partir d’un spectacle, à partir de ce qu’ils ont vécu ensemble et ressenti. Par exemple,
nous avons invité des familles à interpréter des comptines traditionnelles dans leur langue
maternelle. Les uns ont chanté en français, les autres en tamoul, en éthiopien, en arabe…
L’émotion et le plaisir ressentis contribuent sans doute à transmettre ces traditions orales
entre les générations. Un tel événement rassemble une communauté où chacun met en
commun son histoire personnelle et trouve sa place tout en affirmant sa culture, où reconnaissance de l’autre rime avec partage. Dans une ville comme Sevran, qui comprend beaucoup de populations d’origine étrangère, la prise en compte de la dimension multiculturelle
est un facteur d’ouverture et de tolérance.
> > > Les parents sont donc également associés à l’éveil artistique ?
Ils sont invités à y participer en famille en assistant aux spectacles, dans l’école, mais également en dehors. Nous proposons en effet des débats destinés aux adultes, sur des sujets
tels que « les rituels du coucher », envisagés sous l’angle sociologique.
> > > Rencontrez-vous des difficultés pour trouver des spectacles pour le jeune public qui
satisfassent à votre exigence de qualité ?
La tranche d’âge à laquelle le festival se destine ainsi que la thématique sur laquelle il s’articule chaque année imposent évidemment des contraintes supplémentaires. Je vois plus de
cent spectacles par an pour établir la programmation. L’expérience du terrain, le réseau
d’information et les échanges avec d’autres programmateurs s’avèrent ici primordiaux pour
repérer les compagnies qui mènent une recherche alliant qualité et créativité.
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