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Introduction
L'esthétique classique a longtemps pensé l'œuvre d'art en fonction d'un modèle, qu'elle devait imiter et auquel
elle était tenue de ressembler. Ainsi Aristote, dans sa Poétique, affirme-t-il qu'imiter la nature constitue la fin et
la perfection propre de la poésie.
Bergson, dans le présent texte, assigne à l'œuvre d'art une visée différente : selon lui, l'art a pour fin de porter au
jour des dimensions cachées de la réalité. L'œuvre est une découverte plutôt qu'une imitation. Ce faisant, elle doit
transmettre au spectateur la vision qui a animé l'artiste, et l'a porté à concevoir son œuvre. Cette thèse suscite un
certain nombre de questions : si l'art découvre plutôt qu'il n'imite, que découvre-t-il au juste ? Comment l'œuvre
peut-elle toucher son spectateur, et que provoque-t-elle chez lui ? Nous répondrons à ces questions en procédant
à l'étude ordonnée du texte : nous pourrons ainsi déterminer le sens et le rôle original que Bergson donne à la
création artistique.
1. La finalité de l'art
Bergson expose sa thèse dans les deux premières lignes du texte. Celles-ci revêtent suffisamment d'importance
pour que nous nous y arrêtions. Il faut d'une part examiner les implications de cette thèse, et d'autre part
expliquer le sens de l'opposition apparente entre “ nature ” et “ esprit ”, le “ hors de nous ” et le “ en nous ”.
A. La thèse du texte
Bergson commence par poser une question marquant bien le sens de sa démarche. Il demande en effet : “ À quoi
vise l'art ? ”. Le verbe viser implique un but : il s'agit donc de déterminer la finalité de l'art, son but propre.
Quelle est cette finalité pour Bergson ? Elle consiste à “ montrer ” quelque chose de nouveau, dont nous n'avions
pas “ explicitement ” conscience.
Les conséquences de cette thèse sont doubles. D'une part, elle définit l'art par la nouveauté sans référence à un
modèle préexistant qu'il serait censé imiter. Bergson se situe ici à l'opposé de la perspective d'Aristote. L'œuvre
d'art apporte quelque chose de nouveau dans la réalité, qui n'était pas perceptible auparavant. Elle n'est donc pas
imitation mais création.
Bergson donne cependant un statut paradoxal à cette nouveauté, puisqu'elle ne se présentait pas “ explicitement ”
à nous. Elle n'est pas, nous allons le voir, une création pure. Le terme “ explicitement ” suggère en effet que les
états de conscience provoqués par l'œuvre d'art ont une existence “ implicite ” qui préexiste à leur apparition
réelle. Quel est ce mode d'existence ? Pourquoi Bergson en a-t-il besoin pour déterminer la finalité de l'œuvre
d'art ? La suite du texte va s'efforcer de l'expliquer. Mais avant de l'étudier, il nous faut montrer les rapports qui
se tissent entre nature, esprit et art.
B. Nature et esprit se confondent dans l'art
Le propre de l'art est donc de dévoiler du nouveau. Mais cette nouveauté, nous dit Bergson, peut appartenir à
deux domaines : la “ nature ” et l'“ esprit ”, ce qui est “ hors de nous ” et ce qui est “ en nous ”, “ nos sens ” et “
notre conscience ”. Ces trois couples de notions doivent être rapprochés : ils expriment chacun l'opposition
classique entre le domaine du subjectif (la conscience) et de l'objectif (la nature).
Si Bergson les oppose, c'est néanmoins pour mieux montrer que l'art dépasse cette opposition : la nouveauté que
l'art dévoile appartient aussi bien au subjectif qu'à l'objectif, à la nature qu'à la conscience comme en témoigne la
conjonction “ et ”.
Ce faisant, Bergson répond à un problème classique (que l'on trouve dans la Critique de la faculté de juger de
Kant) : la beauté d'une œuvre est-elle liée à l'objet, autrement dit à l'œuvre d'art elle-même, ou au sujet qui la
contemple ? Suivant Bergson, la nouveauté de l'œuvre d'art se situe aussi bien dans l'objet perçu que dans le sujet
qui perçoit : l'œuvre d'art appartient au domaine de la nature comme à celui de l'esprit.
Ce premier moment nous donne ainsi la thèse principale du texte : l'œuvre d'art est essentiellement découverte ;
elle montre, elle manifeste ce qui existait d'une façon implicite, latente. Cette découverte concerne à la fois les
domaines de l'esprit et de la nature. Comment expliquer cette thèse ? L'étude de la suite du texte va permettre de
répondre à cette question.
2. De l'invisible au visible
En effet, les deux phrases suivantes (“ Le poète et le romancier...elle se révélera. ”) sont consacrées à éclaircir
l'idée que les “ états d'âme ” produits par l'œuvre d'art préexistent à l'apparition de cette œuvre.
Bergson y répond à deux grandes questions :
- d'une part, comment peut-on justifier cette thèse ?
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- d'autre part, comment se représenter cette préexistence, comment la comprendre ? Notons que l'auteur prend
exemple, dans ce passage sur les “ poètes ” et les “ romanciers ”, non sur les peintres qui interviendront plus tard
ni sur les musiciens.
A. Nature de l'œuvre d'art
Pour comprendre cette préexistence du sentiment produit par l'art, il nous faut souligner les termes utilisés par
Bergson pour définir l'œuvre d'art elle-même : elle est une modification de notre façon de percevoir et de sentir.
Bergson emploie ainsi des expressions telles que “ état d'âme ”, “ nuance d'émotion et de pensée ”.
Bergson se sépare d'une tradition esthétique qui définissait l'œuvre d'art par la “ belle représentation d'une chose
”. On trouve cette définition notamment chez Kant1. Pour Bergson au contraire, le propre de l'art est de toucher
directement la sensibilité en affectant le spectateur. L'œuvre n'agit donc pas comme représentation mais comme
émotion directe.
Cette définition de l'art va nous permettre d'expliquer pourquoi le sentiment suscité par l'œuvre d'art “ existe ”
avant son apparition.
B. La thèse de la préexistence
C'est à la deuxième phrase que Bergson justifie sa thèse de la préexistence. Il argumente ainsi : pour qu'une
œuvre nous touche, il faut que nous soyons capables de ressentir ce qu'a ressenti l'artiste. Pour entrer en
communion avec son œuvre, il faut donc que nous possédions avec lui un état d'âme commun.
Comme cet état d'âme n'est pas toujours actuellement présent, il est nécessairement implicite, virtuel. Ce terme a
une importance essentielle dans la philosophie bergsonienne2. Bien qu'il n'apparaisse pas dans le texte, nous
l'utiliserons pour qualifier cette dimension implicite de la pensée, et l'opposerons à l'actuel qui se rapporte à la
pensée consciente.
Si l'œuvre d'art était absolument nouvelle, absolument singulière, elle ne toucherait personne. La thèse de la
préexistence est donc la condition pour qu'un sentiment, un état d'âme soit communiqué d'un homme à un autre
dans l'œuvre d'art.
Le propre d'une œuvre est de provoquer un état d'âme virtuellement présent en tout homme. Par ce biais,
Bergson rejoint l'idée d'une universalité de l'œuvre d'art et du sentiment qu'elle provoque (nous reviendrons sur
ce point).
C. Du virtuel à l'actuel
Dans les lignes qui suivent (“Au fur et à mesure... demeuraient invisibles ”), l'auteur s'attache à éclaircir cette
pré-existence des états de conscience provoqués par l'œuvre d'art, et à décrire leur passage du virtuel à l'actuel.
En effet, Bergson nous présente le processus par lequel l'œuvre d'art (ici, poème ou roman) touche le spectateur.
D'une part, ce processus est temporel : les états d'âme suscités par l'œuvre se déploient “ au fur et à mesure ”.
D'autre part, il marque l'apparition progressive de dimensions de nous-mêmes qui restaient cachées jusqu'alors
(qui “ pouvaient être représentées en nous depuis longtemps ”). Ce mouvement est précisément un passage du
virtuel à l'actuel.
Bergson assigne ainsi à l'art le rôle que Platon assigne au savoir : révéler une part de nous-mêmes qui restait
enveloppée, cachée. En effet, Platon définit dans le Ménon3 l'acte de compréhension comme “ réminiscence ”,
autrement dit comme actualisation d'un savoir préexistant mais virtuel. Il reste à définir le statut problématique
du virtuel selon Bergson.
D. La métaphore de l'image photographique
Quel est le statut du virtuel ? Comment concevoir ces dimensions cachées, implicites ? L'auteur ne l'explique pas
directement, mais utilise une métaphore : le virtuel est comme une image photographique non développée, que
révèlent le poète ou le romancier.
Pourquoi une telle métaphore ? Sans doute se trouve-t-on avec le virtuel devant une dimension qui échappe par
définition à la pensée consciente et actuelle : comment la conscience pourrait-elle saisir ce qui ne lui appartient
pas ?
Bergson utilise donc un procédé propre à l'art pour faire ressentir ce qui appartient à l'art : le passage du virtuel à
l'actuel. La métaphore doit montrer ce qu'est le virtuel en le suscitant. La métaphore a pour rôle de faire
percevoir l'imperceptible ; à cette fin, elle recrée le mouvement de l'imperceptible. Bergson résout ainsi le
problème d'une description du virtuel, en utilisant des moyens d'expression appartenant à l'art.
3. L'artiste comme visionnaire
Dans un troisième temps du texte (“ Le poête est ce révélateur...tous les hommes ”), Bergson conclut en
soulignant le rôle privilégié de la peinture, puis donne une ultime définition de l'art comme “ vision ”, et lui
assigne enfin son rôle dans l'histoire de l'humanité.
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A. Le privilège de la peinture
Selon Bergson, c'est dans la peinture que l'art manifeste le mieux sa finalité . Pourquoi ? Parce que la peinture,
nous dit-il, est un art de “ l'imitation ”. Que faut-il entendre par ce terme ? Il ne semble pas que pour Bergson
l'imitation soit une simple copie de la nature : ce serait en contradiction avec ses premières thèses. Il faut plutôt
croire que le peintre imite ce qu'il voit, c'est-à-dire imite une vision nouvelle.
En ce sens, l'imitation n'est pas incompatible avec la nouveauté. Bien au contraire, le travail du peintre consiste à
imiter sa propre nouveauté. Nous comprenons alors le rôle privilégié de la peinture : elle permet, plus que tout
autre art, de transcrire la nouveauté qui anime l'artiste, puisqu'elle l'imite.
B. L'œuvre comme vision
Ce rôle accordé à la peinture permet à Bergson de définir l'art comme “ vision ”. L'œuvre d'art est la transcription
d'un point de vue singulier sur le monde : le point de vue de l'artiste. L'artiste est donc un voyant, presque un
médium : il perçoit des états de conscience que les autres ne perçoivent pas ; il a pour tâche de transcrire ces
états grâce aux moyens que lui donne l'art, et en particulier la peinture.
Le propre d'une œuvre est donc de susciter de nouvelles perceptions ; le propre d'un artiste est d'être touché le
premier par ces perceptions nouvelles, et de les transcrire dans l'œuvre. C'est pourquoi Bergson définit le poète
(et plus généralement l'artiste) comme un “ révélateur ” : l'artiste trace le lien entre ses propres perceptions et les
autres hommes, grâce à son œuvre.
L'œuvre est vision en un double sens : d'une part vision de l'artiste, d'autre part vision des autres hommes à
travers elle. L'art acquiert ainsi une portée universelle.
C. Toute œuvre a une portée universelle
L'artiste est un visionnaire ; l'œuvre d'art est une vision transmettant sa perception singulière. Ces deux
définitions permettent d'expliquer le rôle que Bergson assigne à l'art dans le devenir de l'humanité : la vision du
poète “ deviendra la vision de tous les hommes ”. Quelles sont les conséquences de cette affirmation ?
Tout d'abord, l'art est universel car les perceptions qu'il suscite appartiennent à tout homme, même si l'artiste a
eu le privilège de les ressentir en premier. Cela découle directement de la thèse de la virtualité des sensations que
provoque l'œuvre d'art.
Ensuite, par voie de conséquence, l'art est destiné à se diffuser dans l'humanité tout entière. C'est l'art qui façonne
la vision commune des hommes, après être né de la vision d'un seul homme. À l'instar d'Auguste Comte
déclarant que “ les idées mènent le monde ”, Bergson semble ainsi affirmer que “ l'art mène le monde ”. À cet
égard, Bergson ne fait pas de distinction entre l'art et la vie : l'art pénètre la vie et la façonne.
Conclusion
L'artiste est un visionnaire en deux sens : parce qu'il perçoit ce que lui seul peut percevoir, et parce qu'il fait
œuvre pour l'avenir. Il façonne ainsi l'avenir des sociétés dans lesquelles il vit, en préparant ses nouvelles façons
de voir.
Bergson refuse ainsi de cantonner l'art au seul domaine esthétique. Plus précisément, il étend le domaine de
l'esthétique à la vie tout entière. Sa conception de l'œuvre d'art comme perception, ou “ vision ”, lui autorise cette
extension du domaine de l'art : une perception appartient en effet à tout le monde ; c'est pourquoi les perceptions
de l'art sont destinées à “ tout homme ” et doivent toucher toute l'humanité.
1. Critique de la faculté de juger, § 48, Vrin, p. 209.
2. Notamment dans son ouvrage majeur Matière et Mémoire.
3. Platon, Ménon, Hatier, coll. “ Profil philosophie ”, n° 724.
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