de la monnaie et de l`indépendance. quelques remarques sur les
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de la monnaie et de l`indépendance. quelques remarques sur les
DE LA MONNAIE ET DE L’INDÉPENDANCE. QUELQUES REMARQUES SUR LES NOMS DES MONNAIES EN AMÉRIQUE LATINE Jean-Pierre CLÉMENT Centre de Recherches LatinoAméricaines/Archivos Université de Poitiers – UMR 6132 — CNRS A propos de Simon Bolivar, Charles Minguet écrivait naguère : « Son temps, c’est la fin du Siècle des lumières et le début du Siècle des nationalités […] »1. On ne saurait mieux rappeler que les hommes qui ont, dans chaque pays d’Amérique latine, dirigé la lutte pour l’Indépendance — ceux que l’on a appelés les libertadores — étaient, pour la plupart, tout imprégnés de la culture du XVIIIe siècle (qui est celle de l’époque de leur jeunesse et de leur formation) et qu’ils adhéraient aux grandes idées des Lumières. A ce titre, ils s’intéressaient à la science et étaient souvent même des scientifiques2 ; ils savaient donc, depuis Linné — dont les travaux, surtout en botanique, étaient largement diffusés dans l’Empire hispanique3 —, que nommer c’est classer. Donner un nom à l’unité monétaire du jeune État qu’il dirige, cela revient, pour chacun d’eux, à l’inclure dans la liste de ceux qui existent déjà — parfois depuis très 1. Simon Bolivar, L’Unité impossible. Textes choisis et présentés par Charles Minguet et Annie Morvan. Paris, La Découverte/Maspero, 1983, p. 13. 2. Unanue, au Pérou, est médecin ; Caldas, en Colombie, botaniste, etc. Voir, sur ce sujet, le travail pionnier de Jeanne Chenu, « Littérature scientifique et esprit des Lumières en Nouvelle-Grenade », Actes du IXe Congrès des Hispanistes français de l’Enseignement supérieur, Dijon, Université, 1973, pp. 45-77 ; ainsi que José Luis Peset, Ciencia y Libertad. El papel del científico ante la Independencia americana. Madrid, CSIC, 1987, coll. «Cuadernos Galileo», n° 7. 3. Voir, entre autres nombreux travaux : Antonio González Bueno, El príncipe de los botánicos, Linneo. Madrid, Nivola, 2001 ; José Antonio Amaya, José Celestino Mutis, apôtre de Linné en Nouvelle-Grenade. Thèse de Doctorat, Paris, EHESS, 1992 ; ainsi que Francisco Pelayo et Miguel Ángel Puig-Samper, La obra científica de Löfling en Venezuela. Caracas, Cuadernos Lagoven, 1992. 1 longtemps — et qui, eux aussi, ont un nom et une monnaie bien à eux. En doter le leur, c’est le faire exister à son tour. On sait, en outre, que le choix du nom de la monnaie nationale revêt une grande importance, tant par sa symbolique que par son origine ou son sens, car les circonstances qui y ont présidé correspondent souvent à des moments clés de l’histoire de la nation. Quand on se penche sur les pays d’Amérique latine, on s’aperçoit que certains, les plus nombreux, ont donné à leur unité monétaire un nom vraiment national ou au moins américain, alors que d’autres ont conservé à la leur une appellation qui avait déjà cours à l’époque coloniale. On peut donc s’interroger sur ces options différentes et se demander si les seconds sont plus patriotes, plus nationalistes, plus libres que les premiers, qui resteraient, plus ou moins consciemment, inféodés à leur ancienne métropole. Je voudrais, ici, explorer quelques pistes sur cette question et proposer quelques explications possibles à ces attitudes apparemment divergentes. I – TABLEAU DES MONNAIES LATINO-AMÉRICAINES Auparavant, il nous faut dresser un état précis des lieux et rappeler quelle est la situation. Comme nous le disions à l’instant, on peut classer les pays d’Amérique latine en deux grands ensembles : ceux qui ont marqué leur indépendance en donnant un nom nouveau à leur monnaie et ceux qui ont maintenu une dénomination déjà utilisée à l’époque coloniale. 1. Une monnaie qui dit la nation Le premier groupe auquel nous nous intéresserons est celui des pays qui marquent par le nom de leur unité monétaire leur rupture avec l’Espagne. a. Un américanisme déclaré On trouve d’abord des pays qui affichent une revendication américaniste, voire indigéniste. C’est le cas pour le Pérou qui a baptisé sa monnaie le sol, qui veut dire le « soleil », rappelant par là que cette nation est l’héritière d’un glorieux passé précolombien, la civilisation des Incas, dans laquelle le culte du Soleil jouait un rôle de premier plan. A contrario, ce choix passe sous silence l’origine d’une bonne partie des citoyens péruviens, puisque nombre d’entre eux sont descendants d’Espagnols, soit pleinement, soit comme Métis. On 2 retrouve là une attitude propre aux Créoles de la fin du e XVIII siècle, ces «Espagnols d’Amérique» qui, s’ils revendiquaient leurs ancêtres conquistadores, mettaient aussi l’accent sur le glorieux passé indigène du territoire où ils vivaient.4 On notera que, récemment encore, lorsque le pays dut, en 1985, changer de monnaie en raison d’une cascade de dévaluations, c’est le nom d’inti qui a été chosi pour remplacer celui de sol ; or ce mot quechua signifie, lui aussi, « soleil ». A travers sa monnaie, le Pérou s’affiche comme le pays des Incas. Deuxième cas intéressant, celui du Paraguay qui a pris pour unité monétaire le guaraní, nom qui représente parfaitement ce pays, puisqu’il désigne l’ethnie qui occupait le territoire avant l’arrivée des Espagnols et qui était encore amplement majoritaire au XIXe siècle. Mais ce mot est plus riche qu’il n’y paraît, parce qu’il est porteur d’une symbolique forte, puisqu’ il signifie « guerrier » et, surtout, qu’il sert aussi à nommer la langue de ce groupe, langue encore parlée, de nos jours, par 88 % de la population (qui ne parle l’espagnol qu’à 55 %)5. Un autre choix mérite attention, celui du Guatemala, qui a opté pour le quetzal. Ce mot désigne un magnifique oiseau, et le mettre en avant signifie glorifier la nature guatémaltèque, dans une perspective — qui a marqué toute la seconde moitié du e XVIII siècle — de « défense et illustration » de l’Amérique : celle-ci ayant été très critiquée par un certain nombre d’Européens — dont le plus sinistre fut l’abbé De Pauw6 — a répondu par la plume de ses meilleurs penseurs ; les deux plus belles répliques ont précisément été celles des Guatémaltèques Francisco Antonio de Fuentes y Guzmán avec sa Recordación Florida et de Rafael Landívar dans sa Rusticatio Mexicana, œuvres dans lesquelles ces auteurs glorifient la terre où ils résident. C’est, bien sûr, dans cette perspective très américaniste que se situe le choix du quetzal, un oiseau qui n’existe nulle part ailleurs et, surtout, pas en Europe. Mais c’était aussi un oiseau sacré chez les Aztèques, qui utilisaient les longues plumes de sa queue pour faire des 4. Voir, par exemple, Jean-Pierre Clément, El «Mercurio Peruano», 17901795. Francfort, Vervuert–Madrid, Iberoamericana, 1997, vol. I, pp. 239246. 5. Sur ce sujet, on lira l’intéressant article de Sonhja M. Steckbauer, «La situación del guaraní en el Paraguay actual», in Barbara Potthast, Karl Kohut et Gerd Kohlhepp (éds), El Espacio interior de América del Sur. Geografía, historia, política, cultura. Francfort-Madrid : Vervuert, 1999, pp. 381-399. 6. Cornelius De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains. Berlin, G. J. Decker, 1768-1769, 2 vols. — Voir, pour un traitement général de la question, Antonello Gerbi, La Disputa del Nuevo Mundo. Historia de una polémica, 1750-1900. México, Fondo de Cultura Económica, 1960. 3 objets de luxe (éventails, par exemple, ou couronnes) et qui se servaient également de celles-ci pour un usage prémonétaire : chacune de ces plumes — en elle-même de grande valeur — voyait son tuyau rempli de poudre d’or et rebouché par un tampon de cire ; dans cet état de l’économie à michemin entre le troc et le monnayage, les plumes de quetzal représentaient une monnaie de valeur, par opposition à d’autres objets plus bruts, comme les grains de cacao qui étaient l’équivalent de la menue monnaie ou les ballots de tissus qui servaient pour les très grosses valeurs. Enfin, avec le Honduras et son lempira, on a à faire à un autre choix : en effet, dans les trois pays précédents, l’Espagne et le monde colonial étaient simplement oubliés, laissés de côté, inexistants. L’attitude hondurienne est différente, plus aggressive, puisque ce pays a décidé d’honorer par sa monnaie un chef indien qui se serait, au moment de la Conquête, opposé aux Espagnols les armes à la main. Né en 1497 dans la province de Cerquín, le cacique Lempira aurait refusé de se soumettre aux conquistadores emmenés par le capitaine Alonso de Cáceres ; victime d’une trahison, il aurait été fait prisonnier et exécuté par son ennemi en 1537.7 b. L’Indépendance glorifiée Une assez semblable volonté antiespagnole est marquée par les pays qui honorent leur indépendance à travers leurs héros. Dans ce petit groupe on trouve : le Venezuela et l’Équateur. Le Venezuela d’abord, qui salue un de ses enfants les plus prestigieux, politiquement et militairement responsable de l’indépendance de toute la moitié Nord de l’Amérique du Sud (Venezuela, Colombie, Équateur, Pérou et Bolivie) ; je veux parler de Simon Bolivar. Baptiser sa monnaie le bolívar, est à la fois une décision de politique intérieure en faveur de ceux qui, au début du XIXe siècle, ont choisi de rompre avec l’Espagne, et un choix de politique extérieure, car un des grands combats politiques du Libertador était de créer les États-Unis d’Amérique du Sud de façon à faire contrepoids (politique, économique, culturel, religieux) aux États-Unis d’Amérique du Nord. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’actuel président du Venezuela, Hugo Chávez a fait adopter avec la nouvelle constitution, en 1999, un nouveau nom officiel pour le pays, celui de République Bolivarienne du Venezuela : Le Venezuela se proclame République Bolivarienne irrévocablement libre et indépendante, et fonde son patrimoine moral et ses valeurs 7. « Gente: Cacique del fútbol », Viva, Tegucigalpa, 29 mars 2001. 4 de liberté, d’égalité, de justice et de paix internationale sur la doctrine de Simon Bolivar, le Libertador.8 L’Équateur a suivi une voie assez proche, ce que l’on peut comprendre, puisque, avec le Venezuela et la Colombie, il a formé jusqu’en 1830, précisément sous la présidence de Bolivar, la République de Grande-Colombie, expression concrète du panaméricanisme du Libertador. L’Équateur a créé une monnaie qu’il a nommé le sucre, honorant à son tour l’Indépendance, mais cette fois à travers un autre de ses héros, le général Antonio José de Sucre, un des bras droits les plus fidèles de Bolivar et qui a joué un rôle essentiel dans la libération de la province de Quito (comme on appelait alors ce pays).9 2. Une monnaie qui rappelle la colonie D’autres nations semblent, en revanche, être restées attachées, au moins par le nom de leur monnaie, à leur ancienne métropole. On peut les classer en deux groupes, en distinguant celles qui ont simplement gardé la dénomination déjà utilisée à l’époque coloniale de celles qui paraissent être allées plus loin en revendiquant leur héritage espagnol. a. Un nom perpétué Huit pays, après la proclamation de leur indépendance, ont conservé à leur monnaie le nom qu’elle avait à l’époque coloniale. Il s’agit de l’Argentine, du Chili, de la Colombie, de Cuba, de la République Dominicaine, du Mexique et de l’Uruguay, qui ont tous gardé le nom de peso, ainsi que du Brésil qui continue à appeler sa monnaie real. A ce groupe, on peut ajouter la Bolivie dont l’unité monétaire, le boliviano, désigne en réalité le peso boliviano ; ce pays ne sera d’ailleurs pas le seul à agir ainsi : au début du XXe siècle, la monnaie argentine était appelée el argentino, c’est-à-dire le peso argentino.10 8. « Venezuela se declara República Bolivariana, irrevocablemente libre e independiente y fundamenta su patrimonio moral y sus valores de libertad, igualdad, justicia y paz internacional, en la doctrina de Simón Bolívar, el Libertador. » (Constitution de la République Bolivarienne du Venezuela. Titre I : Principes fondamentaux, article 1). 9. Cf. John Lynch, Las Revoluciones hispanoamericanas, 1808-1826. Barcelone, Ariel, 1989, pp. 242-244. 10. Enciclopedia Universal. Madrid, Espasa-Calpe, vol. 6,1909, p. 113b. 5 b. Racines espagnoles Certains autres pays semblent dépasser le simple maintien du nom de la monnaie coloniale que l’on vient d’évoquer et aller carrément dans le sens d’une revendication proespagnole. Pour cela deux moyens sont utilisés. On trouve d’abord ceux qui glorifient le découvreur de l’Amérique : Christophe Colomb ; leur monnaie sera le colón, adopté par le Costa Rica et par le Salvador. On peut aisément comprendre le choix du Costa Rica, car ce territoire a été découvert par Colomb lui-même, lors de son quatrième voyage, en 1502 ; d’autre part, la population de ce pays est essentiellement d’origine espagnole (85 % de Blancs et seulement 8 % de Métis). En revanche, la position du Salvador est moins facile à comprendre : en attribuant ce nom à sa monnaie, ce pays, que Colomb n’a jamais atteint, honore bien le Découvreur du continent américain, c’est-à-dire celui qui a entraîné dans son sillage les conquistadores et leurs violences ; or, la population est presque entièrement e d’origine indigène (3/4 d’Indiens au XIX siècle). L’explication est probablement que si, dans le premier cas, les terres sont, depuis l’arrivée des Espagnols et en raison de la quasi absence d’Indiens, entre les mains de petits propriétaires blancs, dans le second, elles sont concentrées dans celles de 14 familles, les mêmes qui feront l’Indépendance et qui tiendront les rênes du pouvoir dans la jeune République : elles ont donc choisi une dénomination propre à satisfaire (ou à rappeler) leurs origines et non celles de la majorité des habitants qui, alors, n’étaient pas vraiment des citoyens. Le deuxième groupe de pays est constitué par ceux qui mettent en avant le nom de leur conquérant espagnol : le Panama avec le balboa et le Nicaragua avec le córdoba. L’unité monétaire du premier est ainsi baptisée en l’honneur du conquistador Vasco Núñez de Balboa, explorateur de l’isthme de Panama et découvreur, en 1513, de ce qu’il a appelé la « mer du Sud », c’est-à-dire l’océan Pacifique. Remarquons que ce nom est donné au début du XXe siècle, c’est-à-dire au moment où le Canal est en pleine construction et où l’océan Pacifique est dans toutes les bouches et dans les articles de journaux du monde entier, ou plus exactement du monde occidental, dont le Panama veut séduire l’économie, à laquelle il veut inspirer confiance, car il a besoin de ses capitaux. Quant au Nicaragua, il a choisi de faire honneur à Francisco Hernández de Córdoba, conquistador qui a fondé, respectivement en 1524 et 1525, les villes de Granada et de Santiago de León de los Caballeros (ajourd’hui León), c’est-à-dire les deux 6 villes clés de ce pays, dont elles se disputent la suprématie au point que, pour les départager et mettre fin à la guerre civile qui les oppose, on construira en 1852, presque à michemin entre les deux, une capitale artificielle, Managua. En conclusion, on observera qu’il y a deux fois plus de pays qui soient restés fidèles à la période antérieure à l’Indépendance que de pays qui aient marqué leur rupture avec l’Espagne (13 contre 6). Cependant, on voit à l’examen que plusieurs d’entre eux ont opté pour une dénomination moins espagnole qu’il n’y paraît à première vue (Colomb et autres découvreurs), car ce choix est généralement en rapport étroit avec chacune des nations en question et non avec l’ancienne métropole. Le rapport de forces précédent passe donc de 13 contre 6 à 8 aparemment encore fidèles contre 11 : l’Indépendance a donc bien marqué la vie des nations latinoaméricaines de son empreinte. Et peut-être davantage encore que semble l’indiquer ce décompte. II – LA TARDIVE APPARITION DE NOMS PATRIOTIQUES En effet, quand on essaie de reconstituer les faits et, en particulier, de préciser les dates, on s’aperçoit que l’impression précédente n’a plus vraiment cours. Il est bien évident que, lorsque les diverses nations émergent de la masse de l’Empire espagnol pour accéder à l’Indépendance, elles souhaitent marquer de façon forte et claire leur accession à la liberté. Cela se fait par le drapeau, par l’hymne national, par la constitution. Et, bien entendu, aussi par la monnaie. Mais la monnaie est moins facile à mettre en pratique que les autres symboles nationaux, car elle nécessite de lourds équipements, des spécialistes et un matériau cher (métal précieux). 1. Conservation des noms anciens Aussi, pendant très longtemps — souvent plusieurs décennies après l’Indépendance —, les jeunes république latinoaméricaines ont-elles conservé à leur monnaie le nom qu’elle avait sous la domination espagnole. Par exemple, au Costa Rica, en 1825 — mais la même chose s’est produite en même temps au Guatemala et au Honduras, qui faisaient partie de la même Fédération des Provinces Unies d’Amérique Centrale —, les monnaies étaient des escudos 7 divisés en réaux, 1 escudo valant 2 pesos11 ou 16 réaux.12 On retrouve bien là, non seulement les noms coloniaux, mais aussi la division octale, propre à l’Espagne d’antan (et pas encore décimale13). En 1839, lorsque éclata la Fédération et que furent imprimés les premiers billets, destinés à payer les dettes du gouvernement, l’unité choisie fut le peso.14 La réforme monétaire de 1864 conservait toujours à la monnaie le nom de peso qui allait avoir cours jusqu’en 1896, date à laquelle était créé le colón. On le voit, il faut, dans ce cas qui est loin d’être le seul, attendre la fin du XIXe siècle pour voir proposer à l’unité monétaire un nom plus national. Ce phénomène se reproduisit dans la plupart des pays latinoaméricain. En Équateur, par exemple : jusqu’en 1830, le pays faisait partie, avec la Colombie et le Venezuela, de la République de Grande-Colombie. La monnaie en était le peso, divisé en 8 réaux ; cette unité monétaire continua à avoir cours par la suite, mais elle était peu commode. Aussi, après plusieurs essais infructueux, l’Équateur engagea, en 1883, une réforme profonde qui instaurait, l’année suivante, avec le bimétallisme et le système décimal, une double monnaie officielle : le condor en or et le sucre en argent, le condor valant 10 sucres, et le sucre étant à son tour divisé en 10 centimes ou 100 centavos.15 Là encore, c’est donc la fin de ce même XIXe siècle qui voit apparaître des noms plus adaptés au pays : sucre, nous l’avons vu, en l’honneur du général du même nom, artisan de l’Indépendance sous les ordres de Bolívar, et condor, qui est l’oiseau roi des montagnes andines, symbole du Soleil pour les indigènes, héritiers du monde incaïque. Au Honduras, ce même changement intervint encore plus tard : après l’Indépendance, la monnaie, comme ailleurs, fut appelée peso, et ce n’est qu’en 1931 que fut lancée une nouvelle unité monétaire baptisée le lempira.16 2. Un moment clé de l’histoire Bien entendu, ces changements de dénomination des espèces officielles n’interviennent pas par hasard. Ils arrivent 11. Historia de la moneda de Costa Rica, pp. 1-2 (Site : http://www.angelfire.com/ak/gortega/historia.html). 12. Ana Cecilia Aird de With, «El poderoso don dinero», Revista dominical, San José de Costa Rica, 20 mars 1997, p. 2. 13. Alors que les États-Unis adoptent le système décimal, dès qu’ils créent leur propre unité monétaire, en 1785. 14. Aird de With, A. C., «El poderoso don dinero…» [12], p. 2. 15. República del Ecuador, «Ley de Monedas» [1884], dans Leyes y decretos expedidos por la Convención Nacional de 1883", p. 171. 16. Martín A. Cagliani, Historia de la moneda y el dinero. Buenos Aires, Université Victoria, 2001, p. 8 (Site : http://webs.sinectis.com.ar). 8 généralement à un moment important de la vie du continent : par exemple, à l’occasion de la célébration du IVe Centenaire de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb (12 octobre 1892). Ainsi, ce fut quelques jours avant cette date que le Parlement du Salvador décida, le 1er octobre 1892, de réformer son système monétaire et de changer sa monnaie, le peso, en colón.17 Au Costa Rica, la réforme de 1864 avait bien créé une monnaie, mais le pays n’arrivait pas à produire les pièces dont il avait besoin, aussi les espèces étrangères étaientelles couramment utilisées. Devant l’ampleur de l’invasion, une nouvelle réforme monétaire intervenait en 1896, qui allait interdire toutes les pièces d’argent, nationales ou étrangères. L’or était la base du nouveau système, et la nouvelle monnaie, qui allait circuler dès 1897, reçut à son tour l’influence du IVe Centenaire, puisqu’on lui donna également le nom de colón.18 Outre la célébration susdite, il faut signaler que ces décisions furent prises dans un moment important des relations que l’Espagne et l’Amérique latine entretenaient : après de graves moments de tension — Rappelons que l’Espagne a réoccupé la République Dominicaine de 1861 à 1865 et que ce ne fut, par exemple, qu’en 1879 qu’elle reconnut enfin l’indépendance du Pérou — et après une crise des plus profondes, l’année 1898 vit la perte de ses colonies de Cuba, de Porto Rico et des Philippines, mais aussi le début de ce qu’on a appelé sa « régénération » et la reprise de relations apaisées et amicales avec ses ex-colonies. Avec la fin du siècle, les retrouvailles furent accompagnées d’un fort mouvement de sympathie réciproque, qui déboucha sur un très réussi Congrès Social et Économique Hispano-Américain qui se tint à Madrid en novembre 1900. 19 Mais les circonstances qui amènent le changement du nom de la monnaie peuvent être très diverses, parfois plus économiques que politiques ; en outre les choses sont rarement définitives. C’est tout cela que montre cas du Pérou. 17. Edgardo A. Martínez Quijada, Billetes antiguos de El Salvador (Site : http://www.ipersonales.com.sv/BilletesantiguosdeElSalvador/index.html). 18. Aird de With, A. C., «El poderoso don dinero…» [12], p. 2. — Voir aussi : «A finales de 1896 el gobierno de don Rafael Iglesias adoptó el oro como base del sistema monetario, en sustitución de la plata, y estableció el colón como unidad monetaria. Se acuñarían en oro los múltiplos de colón y en plata solamente las fracciones de colón, que se llamarán céntimos.» (Historia de la moneda de Costa Rica [11], p. 3). 19. Sur ce sujet, voir l’excellent travail de Guy-Alain Dugast : Les Idées sur l’Amérique latine dans la presse espagnole autour de 1900. Lille, Centre d’Études ibériques et ibéro-américaines, 1971. 9 La première unité monétaire péruvienne, le réal, fut créée en 1822, mais elle ne put voir le jour en raison d’obstacles matériels, alors difficilement surmontables. Les premières véritables monnaies indépendantistes furent frappées à partir de 1825 ; elles portaient les noms coloniaux de peso et d’escudo. Elles durèrent jusqu’en 1863 où le président San Román créa le sol, rappelant ainsi les racines précolombiennes du Pérou et introduisant en même temps le système décimal20, ce qui constituait une autre rupture avec l’Espagne. En 1898, en raison de la difficile situation économique et, en particulier, de l’endettement vis-à-vis de l’Angleterre, le président Nicolás de Piérola réforma la monnaie, créant une nouvelle unité qu’il appella la livre et qui était alignée sur la livre sterling. Elle se maintint jusqu’en 1929, où le président Augusto Leguía réinstaura le sol, car la dette cumulée des années 1922-1928 atteignait la somme gigantesque de 162 milliards de dollars et une unité monétaire nouvelle était devenue nécessaire.21 Dans cette valse-hésitation, il est intéressant d’examiner d’un peu plus près l’apparition de cette livre péruvienne. Ce nom révèle, bien sûr, l’influence de la finance britannique sur le continent et, plus particulièrement, sur ce pays. Rappelons que, dans les moments qui ont suivi l’Indépendance, le capital anglais est accouru au secours des nouveaux États, car les financiers de la City guettaient cet instant depuis quelques temps, exactement depuis l’arrivée des libéraux au pouvoir dans les premières années du XIXe siècle, comme le montre leurs écrits (voir, par exemple, la Edinburgh Review). 22 Mais, très vite, les dettes s’accumulèrent et les jeunes nations ne parvinrent pas à rembourser : en 1827, toutes avaient cessé le service de leur dette, ce qui fit reculer les investissements européens qui se retirèrent de l’Amérique latine jusqu’au milieu du siècle. A partir de là, ce furent essentiellement les banques britanniques qui revinrent s’installer sur le continent : en 1862, la London and River Plate Bank à Buenos Aires et la London and Brazilian Bank à Rio ; en 1881, la London and River Plate Bank avec l’English Bank of Plate River en Uruguay, au Chili et au Brésil, et aussi l’Anglo-Argentine Bank en 1889 ; dans les mêmes années, la London Bank of Mexico and South America au Mexique, puis au Pérou, en Colombie et en Équateur ; en 1881, la Cortés 20. Museo del Banco Central de Reserva del Perú, Numismática [peruana], pp. 1-3 (Site : http://museobcrp.perucultural.org.pe/monem.htm). 21. Gustavo Siles, Incas, Virreyes y Presidentes del Perú. Lima, Ediciones Peisa, [1969 ?], pp. 196-197. 22. Voir Jean-Pierre Clément et André Pons, « Mercurio Peruano et Edinburgh Review : une analyse libérale de la situation péruvienne à la veille de la guerre d’Indépendance ». Caravelle (Cahiers du Monde hispanique et luso-brésilien), Toulouse, n° 31, 1978, pp. 113-133. 10 Comercial and Banking Co. au Nicaragua, dans toute l’Amérique centrale et en Colombie ; en 1906, l’Anglo-South American Bank au Chili, etc.23 C’est de ces moments où le capitalisme britannique est, tout puissant et omniprésent en Amérique latine, que porte témoignage la création de la livre péruvienne. Parfois, l’influence étrangère va beaucoup plus loin, si loin que le pays se voit interdire de battre monnaie, c’est-à-dire d’être un État souverain. C’est le cas du Panama. 3. Une monnaie impossible, celle du Panama Rappelons tout d’abord que le Panama n’est indépendant que depuis le 4 novembre 1903 ; jusque là ce territoire était une province de la Colombie. Son indépendance a été acquise, dans des conditions confuses, et avec le soutien peu discret des États-Unis qui n’avaient pu s’entendre avec la Colombie et voulaient à toute force prendre en main la construction du Canal, en panne pour plusieurs raisons imputables… aux Français (scandale de la Compagnie du Canal de Panama à Paris) et aux conditions matérielles. La Constitution, aprouvée en 1904, indiquait que la monnaie nationale de Panama serait le balboa, ainsi baptisée, on l’a vu plus haut, en l’honneur du conquistador Vasco Núñez de Balboa, explorateur de l’isthme de Panama et découvreur, en 1513, du Pacifique. Cependant, le texte suprême précisait clairement, dans son article 117, que le pays utiliserait comme monnaie réelle le dollar américain.24 Par la suite, Panama a bien essayé d’émettre des billets de banque libellés en balboas (en 1911 et en 1913, par exemple) mais cela a systématiquement échoué.25, 23. Voir Pierre Léon, Économies et Sociétés de l’Amérique latine. Essai sur les problèmes du développement à l’époque contemporaine, 1815-1967. Paris : SEDES, 1969, pp. 118-122. 24. «En el artículo 117 de la Constitución Nacional aprobada en 1904, se establecía en forma determinante que Panamá no tendría este tipo de moneda, sino que aceptaría el dólar americano como circulante normal en todo el territorio.» (Dr. Alonso Roy, El primer papel moneda en Panamá, p 1 . Site : http://www.alonsoroy.com). 25. «En 1911, bajo la presidencia de Pablo Arosemena, se aprueba la Ley No.45, que autorizaba al Banco Nacional para emitir billetes de banco hasta por B/.500,000.00 y en denominaciones de 1, 2, 5 y 10 balboas, con una reserva en metálico de hasta un 59%. Sin embargo, este proyecto nunca se llevó a la realidad. «Bajo la administración del Presidente Belisario Porras en 1913, se promulgó la Ley 19, que igualmente facultaba al Banco Nacional para emitir billetes de banco hasta por un millón de balboas, que tampoco se llegó a poner en práctica.» (Roy, Dr. A., El primer papel moneda… [24], p 1.). 11 Et voilà qu’au soir du 30 septembre 1941, le président Arnulfo Arias Madrid annonçait, dans une allocution radiophonique au pays, prononcée à l’occasion de son premier anniversaire de mandat et de l’adoption d’une nouvelle constitution, la création d’une Banque centrale et l’émission de billets dans la monnaie nationale.26 Tout avait été préparé dans la discrétion : les billets, imprimés par une entreprise spécialisée de New York, la Hamilton Bank Note Company, furent mis à la disposition des citoyens panaméens dès le 2 octobre.27 Le succès fut immédiat. Mais une semaine plus tard, le 9 octobre, le président Arias était renversé par un coup d’État militaire fomenté par les États-Unis. Par la Loi 29 du 30 décembre 1941, le nouveau gouvernement mettait un terme à la légalité des nouveaux billets dont les stocks furent brûlés… dans les fours de la « Mechanical Division » de la Zone du Canal28 : les véritables maîtres du pays voulaient être sûrs que cette monnaie, dont ils ne voulaients pas, disparaîtrait. Depuis, le balboa continue à n’être qu’un fantôme de monnaie : il sert à établir les comptes officiels de la nation, mais, étant à parité avec le dollar américain, c’est ce dernier qui circule effectivement dans le pays, le balboa n’existant que sous forme de centimes. III – LE POIDS DU PESO On l’aura observé, lorsqu’il y a, dans un pays latinoaméricain, changement du nom de l’unité monétaire pour un autre plus nationaliste ou, au moins, plus américaniste, cela ne se fait pas au moment de l’émancipation de cette nation, mais plus tard, à la fin du XIXe siècle. Autrement dit, pendant des décennies, c’est le nom colonial de la monnaie qui reste en usage, comme on vient de le voir. Il est même des États dans lesquels ce nom ne changera même jamais, puisque huit d’entre eux appellent, encore de nos jours, leur monnaie peso. 26. Roy, Dr. A., El primer papel moneda… [24], p 1. 27. «El 2 de octubre de 1941 salieron a la circulación los billetes panameños, siendo el presidente Arias el primero en presentarse a las oficinas del Banco Nacional a cambiar dólares por balboas. […] «Los nuevos billetes tenían exactamente el tamaño de los dólares. En denominación con valor de uno: Efigie de Vasco Nuñez de Balboa en el centro y su color era verde. Para los de cinco: color azul y con la estatua del cacique Urracá. En los de diez, con tono rojizo, mostraba la torre de Panamá Viejo. Identificando a los de veinte, estaba una carreta tirada por dos yuntas de bueyes y su boyero. (Roy, Dr. A., El primer papel moneda… [24], pp 1-2). 28. Roy, Dr. A., El primer papel moneda… [24], p 2. 12 Il ne faudrait, d’ailleurs, pas déduire de ce qui précède que ces pays sont nostalgiques de l’époque où ils étaient des colonies de l’Espagne : le maintien du nom de leur monnaie tient à des motivations que nous allons maintenant examiner. On peut cependant d’ores et déjà constater que ces jeunes nations, bien que conservant à celle-ci une appellation ancienne, marquent leur rupture avec leur ancienne métropole, mais autrement qu’en changeant le nom de leur unité monétaire : en introduisant des noms plus nationaux pour désigner les sous-multiples, par exemple, ou en gravant dans le métal des symboles patriotiques clairs. 1. Des changements tout de même Prenons l’exemple de l’Argentine : commencée en mai 1810, la lutte pour l'indépendance dut attendre 1813 pour revêtir un aspect plus démocratique, avec l’élection d’une Assemblée constituante. C’est là qu’un député, le Dr Pedro J. de Agrelo proposa — pour la première fois, semble-t-il —, que soient frappées de nouvelles monnaies, afin de les substituer à celles de l’Empire espagnol : il suffirait, dit-il, de remplacer, sur les coins, les armes de l’Espagne et le buste du roi Ferdinand VII par le sceau de l’Assemblée et par le Soleil qui a été très vite le symbole des journées insurrectionnelles de mai 181029… et qui se trouve toujours sur le drapeau argentin. Dans la foulée de cette décision, les troupes indépendantistes s’étant emparées de la ville de Potosí dans le Haut-Pérou (Bolivie actuelle), où se trouvait le plus proche atelier de frappe de monnaies dépendant de Buenos Aires, la jeune république allait battre ses premières pièces, au cours d’une brève occupation des lieux, qui ne dura que de mai à novembre 181330. On notera que, dans cette première expérience monétaire, il n’a pas été question de changer le nom de la monnaie — furent frappés des réaux d’argent et des escudos d’or31 —, mais seulement de changer ce qui apparaissait comme le plus « politique » : les armoiries du pays et l’effigie du souverain. Le nationalisme se manifesta donc par l’ajout, sur l’avers, de la légende : « Provinces du Río de la Plata » et, sur le revers, de l’inscription : « Dans l’Union et la Liberté, année 1813 ». 29. Rubén Julio Ruiz Ortiz, Moneda para el Río de la Plata, p. 1 (Site : http://www.bolivian.com/cnm/mrplata). 30. La frappe des monnaies d’argent a duré de juin à novembre 1813, celle de (rares) pièces d’or du 16 août au 7 septembre 1813 (Ruiz Ortiz, R. J., Moneda para el Río de la Plata [29], p. 1). 31. Raúl Santiago Acosta y Lara, Reseña histórica sobre las monedas circulantes en el país. Montevideo, Museo de la Moneda, [2001], p. 2. 13 De mai à novembre 1815, les troupes argentines s’étant à nouveau rendues maîtresses de Potosí, les Provinces Unies du Río de la Plata allaient frapper d’autres réaux d’argent — sous-multiples, rappelons-le, de la monnaie principale, les escudos — ; mais très vite un changement intervint : les autorités, trouvant que ce nom rappelait trop le passé hispanique, décidèrent, au cours de cette même période, de rebaptiser ces monnaies divisionnaires soles, le sol étant le Soleil, divinité incaique, ce qui permettait de rappeler symboliquement les racines américaines de l’Argentine.32 En Bolivie, bien que la lutte ait commencé, pour certains, dès 1809, l’Indépendance ne fut proclamée que le 8 août 1825, un an après la décisive bataille d’Ayacucho, remportée le 6 juin 1824, par le général Antonio José de Sucre, bras droit de Simon Bolívar (qui allait être le premier président de cette république qui porte son nom). Les première mesures monétaires furent aussitôt votées par l’Assemblée constituante (17 août 1825), qui adopta pour la nouvelle monnaie les caractéristiques qu’avaient déjà les pièces espagnoles (poids, titre, diamètre, etc.). 33 Les différences avec la monnaie coloniale résidaient dans l’illustration et dans le texte. Les pièces devaient toutes avoir, sur l’avers, la colline de Potosí et un soleil levant avec, de chaque côté, le chiffre et l’initiale de la valeur et, sur le pourtour les mots « République » (à gauche) et « Bolivar » (à droite). Sur le revers, les pièces d’argent portaient un arbre de la liberté encadré de deux alpagas assis et affrontés avec, sur le pourtour, l’inscription : « Dans l’Union, la Fermeté, l’Ordre et la Loi ». Quant aux pièces d’or elles devaient arborer, au revers, les armoiries de la république, et des trophées militaires au pied.34 Comme dans le cas, évoqué ci-dessus, de l’Argentine, la jeune République de Bolivar conservait à sa monnaie nationale le nom de peso, mais, elle aussi, cherchait à marquer ses distances avec l’ancienne métropole en nommant soles les divisions (au lieu des traditionnels réaux).35 Cependant, des difficultés matérielles empêchèrent la mise en application de ces décisions. Et c’est finalement une deuxième loi, adoptée par le Congrès constituant le 20 novembre 1826, qui fut appliquée à partir de 1827. Les nouvelles pièces portaient sur l’avers le buste du Libertador Simon Bolivar avec l’inscription « Libre par la 32. Voir Ruiz Ortiz, R. J., Moneda para el Río de la Plata [29], p. 1, et Acosta y Lara, R. S., Reseña histórica sobre las monedas… [31], p 2. 33. Daphne Leytón de la Quintana, La Moneda republicana, Casa Nacional de Moneda [de Bolivia], p. 1 (Site : http://www.bolivian.com/cnm/mrplata). 34. Leytón de la Quintana, D., La Moneda republicana [33], p. 1. 35 Leytón de la Quintana, D., La Moneda republicana [33], p. 1. 14 Constitution », et sur le revers l’arbre de la liberté et deux lamas affrontés, le tout entouré de la légende « République bolivienne » et au-dessous six étoiles représentant les départements du pays. Sur la tranche, on pouvait lire : « Ayacucho, Sucre, 1824 ».36 Des procédés semblables à ceux que l’on vient de décrire, on en trouvera d’autres dans d’autres pays, tous reposant sur l’attribution d’un nom « national » aux divisions de la monnaie et sur l’utilisation de symboles, d’emblèmes, de devises ou d’inscriptions patriotiques (très souvent les mêmes que ceux qu’on voit sur les drapeaux ou qu’on lit dans les textes officiels du moment). C’est ce qui se produisit au Pérou. Depuis le 16 avril 1898, l’unité monétaire en était la livre, de même poids, dimensions et titre que la livre sterling. Mais même sous cette nouvelle influence, l’aspect national restait présent, comme on peut l’observer en constatant que la livre péruvienne était divisée en 10 soles, rappelant ainsi l’ancrage incaïque du pays. Le Nicaragua, comme l’ensemble de l’Amérique centrale (sauf le Panama), dépendit longtemps de Mexico ; ce ne fut qu’à partir de 1824, lorsque fut proclamée, le 1er juillet, la République fédérale des Provinces Unies d’Amérique centrale, qu’allait être remis en marche l’Hôtel de la Monnaie de Guatemala.37 Les pièces frappées portaient des signes de l’indépendance de ces anciennes colonies espagnoles (une cordillière de cinq volcans et un soleil levant, sur l’avers, et, sur le revers, un arbre de la liberté : le ceiba, arbre sacré dans la cosmogonie indigène, car il soutient le monde), mais elles conservaient le nom de peso.38 Lorsque cette Fédération éclata, en 1839, chaque pays prit son indépendance définitive et continua à pratiquer de la même façon : symboles nationaux sur des pièces qui continuèrent à être appelées pesos. Comme on le voit à travers ces exemples, argentin, bolivien péruvien ou nicaraguayen, la volonté de montrer aux yeux de tous — en premier lieu aux citoyens de ces nations libres depuis peu — qu’elles constituent bien des États indépendants, se matérialise par des changements symboliques : apparition de nouveaux noms pour les divisions monétaires et remplacement des marques espagnoles antérieures (buste du roi, inscriptions, etc.) par d’autres signes républicains et 36. Leytón de la Quintana, D., La Moneda republicana [33], p. 1. 37. Pedro Gual Vallalbi, Del cacao al Córdona-Oro. Breve reseña de la historia de la moneda en Nicaragua, p. 3 (Site : http://www.latinhobbies.com/Numismatica/Nicaragua/Historia). 38. Gual Vallalbi, P., Del cacao al Córdona-Oro [37], p. 3. 15 nationalistes. L’aspect patriotique étant clairement indiqué, le nom de la monnaie semble ne plus avoir constitué une gêne à l’affirmation de la nationalité. 2. Les obstacles au changement D’autre part, il faut dire que les décisions politiques — et le changement du nom de la monnaie en est une, et importante par le retentissement qu’il a — sont une chose, et que leur mise en application en est une autre. En effet, très vite les jeunes républiques latino-américaines se voient confrontées à de sérieux problèmes politiques et matériels qui vont faire obstacle à la frappe de monnaies nationales ou, au moins, la retarder. a. Les difficultés matérielles Au Venezuela, pendant la guerre d’Indépendance, l’Hôtel de la Monnaie, qui a été créé en 1802, allait passer alternativement des mains des Espagnols à celles des indépendantistes, et inversement, au gré des fluctuations politiques et des victoires militaires, connaissant, en raison de ces circonstances, de nombreuses et parfois très longues périodes d’inactivité. Ce premier atelier du pays disparut même définitivement en 1830.39 Il fallut attendre 1886 pour voir resurgir un nouvel Hôtel de la Monnaie, qui entra en fonctionnement le 16 octobre de cette année-là ; parallèlement le gouvernement du général Guzmán Blanco interdit l’importation de monnaie d’argent étrangère dans le pays, alors qu’elle lui avait jusque là, et depuis une cinquantaine d’années, permis de continuer à vivre économiquement et à commercer.40 Un autre grave obstacle qui se présenta fut l’insuffisance de personnel spécialisé. Déjà, dans les dernières décennies du e XVIII siècle, l’Amérique espagnole manquait cruellement de dessinateurs et de graveurs, comme le montrent la situation des imprimeries41 et les difficultés de recrutement des 39. Banco Central de Venezuela, Casa de Moneda [de Venezuela], p. 1 (Site : http://www.bcv.org.ve/caca.htm). 40. Banco Central de Venezuela, Casa de Moneda [de Venezuela] [39], p. 1. 41. José Toribio Medina insiste sur la très médiocre qualité de imprimeries de Lima : « fait qui ne peut sembler étrange quand on considère le rare et pauvre matériel avec lequel [les imprimeurs] travaillaient : mauvaise encre, habituellement fabriquée dans le pays, vignettes grossières, presses ordinaires et caractères usés jusqu’à l’incroyable. » (La Imprenta en Lima, 1584-1824. Amsterdam, Theatrum Orbis Terrarum, 1964, vol. I, p. LIX). De son côté, le grand journal liménien du moment, le Mercurio Peruano, se plaint : « Une des causes qui retardent le plus les progrès et les embellissements du Mercurio c’est le manque absolu que nous 16 expéditions botaniques42, qui ne pouvaient satisfaire tous leurs besoins. Avec la guerre civile que fut la guerre d’Indépendance, la situation n’allait, bien évidemment pas s’arranger, les différents camps s’arrachant ces artistes et autres artisans spécialisés. Ainsi, lorsqu’il occupa Potosí le 7 mai 1812, le général argentin Manuel Belgrano trouva l’Hôtel de la Monnaie en piteux état : en effet, en évacuant la ville le 1er mars, le général espagnol Manuel de Goyeneche avait mis à sac ce bâtiment, détruisant le matériel, les livres et les 43 documents. Belgrano fit restaurer au mieux les lieux. Mais les difficultés ne s’arrêtèrent pas là : pour faire tourner cet atelier, il fallait un personnel spécialisé ; or une partie de celui qui était attaché à l’établissement avait suivi Goyeneche. Belgrano dut alors agir au mieux : […] on dut promouvoir des employés subalternes, dont beaucoup n’étaient pas formés pour exercer leurs nouvelles charges, aussi commirent-ils de nombreuses erreurs. Par exemple, l’employé en second Pedro Venavídez fut promu Premier Graveur et l’emploi d’essayeur fut confié à un fondeur intérimaire de 67 ans, José Antonio de Sierra.44 A la suite de sa défaite d’Ayohuma (septembre 1813), Belgrano dut abandonner Potosí à son tour, mais auparavant, il allait tout faire pour gêner la frappe de pièces par les royalistes : pour cela il fit placer des tonneaux de poudre dans l’atelier de fabrication, mais un certain Anglada coupa courageusement la mèche déjà allumée, sauvant ainsi le matériel. Cependant, les hommes de Belgrano avaient auparant mis à sac les bureaux de ce même Hôtel de la Monnaie, ce qui fait que les Espagnols ne purent réellement battre monnaie avons de graveurs experts. Écrasé par les ans, les infirmités et le travail, le seul qu’il y ait dans la ville a besoin d’un temps infini pour achever la moindre de ses œuvres » (vol. VIII, n° 243, 2 mai 1793, p. 2). 42. Voir, par exemple, Raúl Rodríguez Nozal et Antonio González Bueno, « La formación de grabadores para las Floras Americanas: un proceso frustrado », in Ateneo de Madrid, De la Ciencia ilustrada a la Ciencia romántica. Madrid, Doce Calles, 1995, pp. 325-343. 43. Daphne Leytón de la Quintana, Monedas para las provincias del Río de la Plata, Casa Nacional de Moneda [de Bolivia], pp. 1-2 (Site : http://www.bolivian.com/cnm/mrplata). — Autre exemple du même type : au Pérou, lorsque se produit l’indépendance du pays, le vice-roi espagnol La Serna abandonne Lima, emmenant avec lui les machines, qu’il a fait démonter, de l’Hôtel de la Monnaie de la capitale péruvienne (La Casa Nacional de Moneda [del Perú]. Site : http://www.bcrp.gob.pe/Espanol/Wtesoreria/GT-CNM-HIST.htm#Antecedentes). 44. «se debió ascender a oficiales subalternos, muchos de los cuales no estaban suficientemente capacitados pare ejercer los nuevos cargos habiendo cometido numerosos errores. Por ejemplo, el oficial 2do Pedro Venavidez fue promovido a Talla Mayor y el oficio de ensayador se encomendó a un fundidor interino de 67 años, José Antonio de Sierra.» (Leytón de la Quintana, D., Monedas para las provincias del Río de la Plata [43], p. 2). 17 qu’à partir du 9 décembre, soit trois semaines après leur retour dans la ville.45 Lorsque les royalistes reprirent cette ville… et donc l’Hôtel de la Monnaie, les difficultés touchèrent également le personnel, ce qui n’avait rien de surprenant dans des périodes aussi troublées. Ceux qui avaient accepté de travailler pour les insurgés furent accusés de collaboration ; ainsi José Antonio de Sierra fut arrêté et resta plus d’un an en prison, jusqu’à son acquittement46 et à sa libération le 25 janvier 1815… soit trois mois avant le retour dans la « ville impériale » des indépendantistes, commandés cette fois par le général José Rondeau. Là encore, le manque de personnel allait se faire sentir, puisque l’on observa qu’au cours de cette nouvelle période de production indépendantiste (de mai à novembre 1815), l’entreprise allait connaître trois essayeurs successifs.47 Cependant, le cas argentin n’est pas le pire, car les décisions avaient tout de même abouti à une fabrication de monnaies, modeste, certes, mais réelle ; en Bolivie, en revanche, elles ne se concrétisèrent pas, probablement par manque de graveurs : ne trouvant pas de graveurs capables on ne put appliquer la première Loi monétaire, qui se heurtait à l’impossibilité de faire graver de nouveaux coins, raison pour laquelle ceux qui servaient pour les monnaies de Ferdinand VII durent être utilisés jusqu’en 1827, ayant pour amusant résultat que les premières pièces boliviennes portèrent le buste dudit monarque espagnol.48 b. L’aide extérieure D’autres pays, ne voulant pas connaître une situation semblable à celle de la Bolivie, durent avoir recours à 45. Leytón de la Quintana, D., Monedas para las provincias del Río de la Plata [43], p. 2. 46. «El fallo, tiene los siguientes términos: “Autos y vistos... se declare que Don José Antonio Sierra ha purificado su conducta de los hechos de que ha sido acusado y que todos fueron efecto del temor por la fuerza de las armas del gobierno del Río de la Plata, sin que en aquellas circunstancias tuviese libertad de repulsar las ordenes de los mandarines intrusos y en su virtud, libre de delito de infidencia contra el rey, quedando en su buena reputación y fama como lo estubo antes de entrar los insurgentes en esta Villa”.» (Leytón de la Quintana, D., Monedas para las provincias del Río de la Plata [43], p. 2). 47. Leytón de la Quintana, D., Monedas para las provincias del Río de la Plata [43], p. 3. 48.« […] al no encontrar talladores eficientes no se pudo aplicar la Primera Ley Monetaria, que tropezaba con imposibilidad de hacer abrir nuevos cuños, razón por la cual los usados para las monedas de Fernando VII tuvieron que ser utilizados hasta 1827, dando como irónico resultado que las primeras monedas bolivianas llevaran el busto del mencionado monarca español. » (Leytón de la Quintana, D., La Moneda republicana [33], p. 1). 18 l’extérieur, pour former leurs spécialistes, comme ce fut le cas du Costa Rica : le 20 mai 1824 l’Assemblée constituante autorisa la création d’un Hôtel de la Monnaie, mais ce ne fut que cinq ans plus tard (le 2 janvier 1829) qu’il put réellement commencer à fonctionner49, au retour de deux citoyens du nouvel État, Félix et José Mora, qui avaient été envoyés comme apprentis à l’Hôtel de la Monnaie du Guatemala ; ils en ramenèrent, avec la date de 1828, les coins de la première monnaie d’or du pays, qui fut mise en circulation l’année suivante. Quant aux pièces en argent, elles portent la date de 1831 et circulèrent à partir de 1832.50 D’autres États choisirent carrément de faire frapper leur monnaie à l’étranger. Devenue indépendante le 18 juillet 1830, la République Orientale de l’Uruguay vécut ses premières années en continuant à utiliser les pièces des Provinces Unies du Río de la Plata. Ce ne fut qu’en 1839 qu’une première loi tenta d’imposer la création d’une nouvelle unité monétaire : ce furent les centimes de réal.51 Mais le pays eut du mal à concrétiser de façon satisfaisante la production des pièces, aussi allait-il devoir confier leur frappe à une entreprise spécialisée française, celle d’Adolphe et Hippolyte Tampied. Puis, par la loi du 8 juin 1862 fut créée une nouvelle monnaie, le peso d’argent et le doblón d’or, dont seul le premier des deux vit le jour.52 Dans ces conditions difficiles, beaucoup de jeunes États furent contraints d’accepter ce qui était à leur disposition : les espèces de leurs voisins. C’est ce qui se passa au Costa Rica : bien que s’étant séparé de la République d’Amérique Centrale en 1840, et malgré une réforme monétaire aussitôt adoptée, proprement costaricienne, ce ne fut qu’à partir de 1849 que les premières monnaies nationales circulèrent dans le pays. Comme, avant cette date, mais aussi après, les pièces manquaient, celles d’autres pays (Pérou, Chili, Bolivie, Mexique, États-Unis, Guatemala, Grande-Bretagne, Colombie, etc.) furent autorisées, après avoir été marquée d’un poinçon 49. Aird de With, A. C., «El poderoso don dinero…» [12], p. 2. 50. Aird de With, A. C., «El poderoso don dinero…» [12], p. 2. Voir aussi Historia de la moneda de Costa Rica [11], pp. 1-2. 51. «En virtud de esa ley vieron la luz las piezas de cinco centésimos y veinte centésimos de real que llevan el año de 1840, acuñadas en cobre. «La unidad monetaria era heredada del régimen español pero el valor metal y tipo lo era del sistema luso-brasileño. «Son esas las primeras monedas en llevar la leyenda REPÚBLICA ORIENTAL DEL URUGUAY y el sol como elemento heráldico de nuestro escudo y bandera. Son también las primeras de una serie que constituye nuestras piezas "clásicas", los cobres de 1840/1855.» (Acosta y Lara, R. S., Reseña histórica sobre las monedas… (3) [31], pp 1-2). 52. Costa y Lara, R. S., Reseña histórica sobre las monedas… (4) [31], p 2. 19 représentant une étoile à six branches dans un cercle.53 Ce même procédé fut repris en 1889, quand le gouvernement autorisa l’utilisation de monnaies colombiennes après les avoir marquées d’un lion sur l’avers et des armes du Costa Rica sur le revers.54 3. Le maintien du peso Comme on le constate, les obstacles matériels sont nombreux, ainsi que les aléas politiques, qui entravent l’arrivée de monnaies nouvelles. Remarquons aussi que, si des unités monétaires comme le doblón ou l’escudo ont essayé de se maintenir un certain temps, ce ne fut pas possible… probablement parce qu’il s’agissait de monnaies d’or. Le réal, étant une pièce d’argent, réussit mieux, mais il n’était, à l’époque coloniale, qu’un sous-multiple, et il lui était difficile de jouer le rôle d’unité monétaire de base. Cet emploi allait être rempli par son multiple, le peso (aussi appelé real de a ocho, car il y avait huit réaux par peso). En Espagne comme ailleurs, le droit de monnayage appartenait au souverain. Il était donc interdit de battre monnaie dans les colonies sans une autorisation royale expresse. Dans les premiers temps de l’époque coloniale (premier quart du e XVI siècle), au Mexique en particulier, les autorités locales furent confrontées à un cruel manque de monnaies ; elles pallièrent cette absence en faisant fabriquer, en 1522 pour la première fois, de petits disques d’or du même poids — rappelons que poids se dit peso en espagnol — que les pièces officielles du moment, qui étaient les castillans 55 (castellanos). C’est de là que vient le nom de peso, nom qui, après avoir désigné cette monnaie de substitution, passa ensuite tout naturellement aux monnaies légales frappées dans le premier atelier créé à Mexico par une cédule royale du 11 mai 1535.56 Par la suite, il désigna la pièce d’argent, d’une valeur de 8 réaux. 53. Aird de With, A. C., «El poderoso don dinero…» [12], p. 2. 54. Aird de With, A. C., «El poderoso don dinero…» [12], p. 2. 55. «Por lo tanto, se adoptó el recurso de pesar el oro relacionándolo con la unidad principal de aquella época, o sea el castellano; es decir, se tomaba un peso en oro igual al peso de un castellano. De aquí derivó la aplicación del nombre de peso a casi toda la moneda de los países americanos, que se convirtió, de cuenta, en una pieza acuñada.» (Miguel Ángel Fernández, La moneda y la plata en la historia mexicana, «El Virreinato-I», pp. 1. Site : http://www.plata.com.mx/plata). 56. Fernández, M. A., La moneda y la plata en la historia mexicana, «El Virreinato-I» [55], pp. 1-2. 20 a. Le peso, monnaie internationale Au Mexique la persistance du nom colonial de la monnaie, le peso, s’explique aisément par le rôle qu’il a joué dans l’économie non seulement locale, mais aussi mondiale. En effet, dès la fin du XVIe siècle, l’usage du peso mexicain — ou plutôt espagnol frappé à l’Hôtel de la Monnaie de Mexico — se répandit largement. N’oublions pas que les relations maritimes de l’Espagne avec sa colonie des Philippines, et donc avec l’Extrême-Orient, se faisait à travers une seule liaison : le « galion de Manille », qui reliait une fois par an (un aller et un retour) cette ville au port mexicain d’Acapulco, les marchandises traversant le Mexique à dos de mulet et étant embarquées pour l’Espagne (ou débarquées, selon le sens des échanges) dans le port de Veracruz, sur le golfe du Mexique. On comprend donc pourquoi c’est le peso mexicain qui a été le plus employé dans les échanges commerciaux avec la Chine et le Japon, grands fournisseurs de soie et de thé pour l’Amérique aussi bien que pour la métropole. Même l’Angleterre utilisa ces pesos pour son trafic d’opium de l’Inde vers la Chine. Tout ceci explique que, vers le milieu du XIXe siècle encore, les pesos aient abondé en Chine, …plus qu’au Mexique selon certains.57 b. Le peso et les États-Unis Comme leur métropole, les colonies américaines de la GrandeBretagne se servirent du peso mexicain qui avait cours dans toute la mer des Antilles. En effet, dès la seconde moitié du e XVIII siècle, l’Espagne qui était, en raison de son alliance avec la France, en butte aux attaques incessantes de l’Angleterre, éprouva les plus grandes difficultés pour approvisionner convenablement ses colonies. Pendant la guerre d’Indépendance des États-Unis, la situation s’aggravant, l’Espagne autorisa Cuba à commercer avec les insurgés, car ni la Péninsule ni le Mexique ne pouvaient fournir l’île en vivres. Le peso était la monnaie courante de ce commerce. Une fois le conflit terminé, aucun des partenaires ne voulut interrompre ces échanges dont tous deux tiraient profit : Cuba avait besoin de produits de première nécessité et vendait, à meilleur compte que sur le marché intérieur de l’Empire espagnol, ses productions tropicales (sucre, rhum) ; de leur côté, les États-Unis devaient trouver de nouveaux débouchés à 57. « Los pesos mexicanos alcanzaron su máxima culminación a mediados del siglo XIX debido al comercio en expansión de Europa y América con Japón y China, países éstos dos últimos que pagaban con plata mexicana sus fuertes importaciones, de tal manera que, por esta época, el peso mexicano abundaba más en China que en México.» (Fernández, M. A., La moneda y la plata en la historia mexicana, «El Peso» [55], p. 1). 21 leur agriculture ainsi qu’à leur industrie naissante. Si bien qu’entre 1789 et 1796, le commerce avec les États-Unis représentait 80 % des échanges de l’île.58 La situation persistant et se généralisant à tout l’Empire, l’Espagne se vit contrainte de permettre le commerce avec les navires de pays neutres (décret du 18 novembre 1797). A partir de là, les États-Unis intensifièrent fortement leurs échanges avec les colonies espagnoles : par exemple, quand seulement 26 de leurs navires étaient entrés dans les ports du Chili entre 1788 et 1796, ils furent 226 à le faire de 1797 à 1809.59 Le phénomène alla en s’amplifiant au XIXe siècle, car les jeunes républiques latino-américaines n’avaient, comme le rappelle Pierre Léon, « ni d’industrie lourde, ni d’industrie de transformation » et étaient donc obligées « d’acheter, à l’étranger [États-Unis et Angleterre], et à très haut prix, biens d’équipement et biens de consommation ».60 L’importance quantitative de ces échanges permet de comprendre la pénétration dans l’économie nord-américaine de la monnaie coloniale espagnole, et en particulier de celle frappée au Mexique. Si fort fut cet impact que, pendant la guerre d’Indépendance, lorsque les Insurgés eurent besoin d’argent, ils émirent des bons d’État remboursables en or ou en argent, bien sûr, mais aussi, tout naturellement, en pesos ; et il en alla de même des lettres de change qu’émit par la suite le Congrès.61 Devenus indépendants, les États-Unis sentirent immédiatement le besoin de créer une monnaie nationale ; le premier texte qui traita de cette question, fut une résolution du Congrès adoptée le 6 juillet 1785 : elle disposait que l’unité monétaire du pays serait le peso mexicain, qui prendrait le nom de dollar. L’affaire peut être résumée ainsi : 1. Aux États-Unis, au moment de la guerre d’Indépendance, on appelait dollar ou Spanish dollar ou Mexican dollar62 le 58. Voir Antonio García Baquero, «Estados Unidos, Cuba y el comercio de neutrales», dans 1776. Bicentenario de la Independencia norteamericana. Numéro spécial de la Revista de la Universidad Complutense, vol. XXVI, n° 107 (janv.-mars 1977), pp.117-142. 59. Léon, P., Économies et Sociétés de l’Amérique latine. [23], p. 28. 60. Léon, P., Économies et Sociétés de l’Amérique latine. [23], p. 35. 61. «Our public debt, our requisitions and their apportionments, have given it actual and long possession of the place of unit.» (Thomas Jefferson, «Notes on the Establishment of a Money Unit, and of a Coinage for the United States», dans Documents from the Continental Congress and the Constitutional Convention, 1774-1789, Washington, Library of Congress, p. 10. 62. «When it is considered, that the Spaniards have been reducing the weight of their dollars, and that instead of 385,5 grains of puer silver in the old Mexican dollar, the new dollar have not more than 36 grains, it will hardly be thought that 362 grains of pure silver to too little for the federal coins, which is to be current in all payments for one dollar.» («Report of the grand committee of the Continental Congress, read May 13, 22 peso espagnol frappé en Amérique (généralement au Mexique). A l’origine de cette appellation, il y a le thaler, qui est l’unité monétaire de l’Empire germanique. Sous Charles Quint aussi, bien sûr. Celui-ci régnant également sur l’Espagne et l’Amérique, l’habitude se prit d’assimiler le peso au thaler et de l’appeler thaler, mot qui évolua par la suite en daler, puis en dollar. Cette pièce portait sur son avers le buste du roi d’Espagne régnant et sur son revers les armes de l’Espagne, flanquées de chaque côté par les colonnes d’Hercule — deux colonnes ornementées, qui symbolisaient le détroit de Gibraltar, dont l’Espagne se considérait maîtresse —, ce qui la fit appeler Spanish pillar dollar, qui, en abrégé, s’écrivait couramment « S|| » ; puis les deux barres furent placées sur le S, et cela donna à terme le signe « $ » que tout le monde connaît et que les pays latino-américains continuent donc fort justement d’utiliser pour désigner le peso. 2. De toutes les monnaies étrangères qui circulaient alors aux Étas-Unis le peso fut la seule admise partout avec la même valeur, et à peu près également adoptée de fait dans tous les États de l’union.63 3. La monnaie des Étas-Unis devait, selon les rapporteurs de la commission du Congrès, répondre à trois conditions, que le peso remplissait parfaitement.64 4. Conclusion : les Étas-Unis adoptèrent le peso (Spanish dollar ou dollar) comme monnaie officielle.65 1785», dans Documents from the Continental Congress and the Constitutional Convention, 1774-1789, Washington, Library of Congress, p. 2). 63. «The various coins which have circulated in America, have undergone different changes in their value, so that there is hardly any which can be considered as a general standard, unless it be Spanish dollars.» (Robert Morris, «Plan» du 15 janvier 1782, p. 5). «The unit, or dollars, is a know[n] coin, and the most familiar of all to the minds of the people. It is already adopted from south to north; has indentified our currency, and therefore happily offers itself as an unit already introduced.» (Jefferson, Th., «Notes on the Establishment of a Money Unit…» [61], p. 10). 64. «In fixing the unit of money, these circonstances are of principal importance. 1. That it be of convenient size, to be applied as a measure to the common money transaction of life. 2. That its parts and multiples be in an easy proportion to each other, so as to facilitate the money arithmetic. 3. That the unit and its parts or divisions be so nearly of the value of some of the known coins, as that they may be of easy adoption by the people. «The Spanish dollar seems to fulfill all these conditions.» (Jefferson, Th., «Notes on the Establishment of a Money Unit…» [61], p. 9). 65. «Wednesday, July 6, 1785. «Congress Assembled. Present as yesterday. «Committee took consideration the report of a grand committee […] on the subject of a money unit. 23 Le dollar proprement dit ne fut frappé qu’à partir du 2 avril 1792. Le peso fut donc, pendant 7 ans la seule monnaie officielle des jeunes États-Unis, mais il ne disparut pas pour autant : en 1793, il était encore reconnu comme moyen légal de paiement dans le pays, mesure répétée en 1834. Il fallut attendre le décret du 21 février 1857, qui interdit la circulation de toutes les monnaies étrangères, pour voir le peso mexicain définitivement disparaître des bourses des Américains.66 c. L’enracinement profond du peso On comprend donc pourquoi le Mexique, devenu indépendant à son tour en 1821, allait conserver à sa monnaie nationale le prestigieux nom de peso, que ce fût sous le règne de l’empereur Iturbide (1821-1822) ou sous la république (premières frappes de 1823), et ce jusqu’à nos jours et malgré les gravissimes situations politiques et économiques que connut le pays, en particulier au XXe siècle. Les dirigeants savaient, en effet, qu’une monnaie doit inspirer confiance à celui qui la reçoit, et quelle plus belle preuve de crédit pouvait-on donner que ce choix des États-Unis ? Cependant, ce phénomène dépasse largement le cadre géographique du Mexique, puisque huit États au total, on l’a vu, ont conservé ce nom à leur munité monétaire. Et ceux qui, en raison de situations économiques catastrophiques ont été obligés de l’abandonner y sont vite revenus, comme l’Argentine qui, de mégadégradations en gigadévaluations67 a tout fait pour ne pas perdre son peso, le faisant d’abord évoluer en peso ley ou, plus couramment, peso nuevo (1970), puis en peso argentino (1983), pour finalement être contrainte de le transformer en austral (1985), avant de revenir, toute heureuse, au peso (1992). L’importance du peso se mesure aussi au fait qu’au Panama il continua à peser sur les mentalités et les habitudes : ce pays possède, en effet, une unité monétaire, le balboa, mais dans «And on the question, That the money unit of the United States of America be one dollar, the yeas and nays beeing required by Mr. [David] Howell; Every member answering ay, it was «Resolved, That the money unit of the United States of America be one dollar.» (Journals of the Continental Congress, vol. 29, pp. 499-500). 66. Fernández, M. A., La moneda y la plata en la historia mexicana, «El Virreinato-I» [55], p. 2. 67. Rappelons, par exemple, qu’un peso actuel vaut 0,0000000000001 peso d’avant 1970. 24 le premier tiers du XXe siècle on continuait à utiliser le mot peso pour désigner le demi-balboa.68 Un autre cas intéressant est celui du Nicaragua. Le premier nom national attribué à la monnaie de cet État centreaméricain, après le peso (voir plus haut), le fut à l’occasion de la réforme monétaire du 16 novembre 1878 qui créait le centavo.69 Mais cela ne durera qu’une trentaine d’années, car le 20 mars 1912 fut créée l’actuelle unité monétaire, le córdoba.70 On peut tout de même juger le poids du peso, quand on observe que, le peuple continuant à appeler la nouvelle monnaie peso, le président de la République dut décréter que ce nom devait être admis dans toutes les transactions comme équivalent de córdoba (décret du 21 juin 1926).71 Comme l’observait, en 1785, Thomas Jefferson, il n’est pas recommandé de bousculer les habitudes de la population en matière de monnaie. C’est une des raisons qui le poussaient, lui et la commission réunie sur cette question, à proposer au Congrès d’adopter le peso (Mexican ou Spanish dollar) comme unité monétaire des États-Unis72. Cette monnaie était déjà familière aux citoyens nord-américains et, étant partout adoptée au même taux, la seule qui pouvait servir de monnaie nationale, dans ce pays où chaque État — c’est-à-dire chacune des treize colonies — avait son système propre et des cotations différentes pour les mêmes espèces étrangères en circulation. Cet indispensable conservatisme en matière de monnaie explique, au moins partiellement, la survie du peso dans de nombreux pays. D’autant plus qu’il fut longtemps une monnaie forte. 68. Las monedas de plata […] consisten en el medio balboa, vulgarmente llamado peso y que pesa 25 gramos; el medio peso, denominado vulgarmente peseta, el quinto de peso ó real y el décimo de peso ó medio real […] (Enciclopedia Universal, Madrid, Espasa-Calpe, vol. 41 (1920), p. 681 a). 69. Gual Vallalbi, P., Del cacao al Córdona-Oro [37], p. 3. 70. «El 20 de Marzo de 1912, siendo Adolfo Díaz Presidente, que opera en Nicaragua la Conversión Monetaria que adopta como unidad de cambio el “CÓRDOBA”. Promulgada la Ley de Conversión Monetaria, los Billetes del Tesoro fueron cambiados gradualmente por la nueva moneda que tenía un tipo de cambio igual al dólar americano.» (Gual Vallalbi, P., Del cacao al Córdona-Oro [37], p. 4). 71. «El 21 de Junio de 1926 el Presidente de la República Emiliano Chamorro, decreta que la palabra “peso” empleada por el pueblo para denominar la unidad monetaria básica del país, se tendrá como término euivalente al Córdoba.» (Gual Vallalbi, P., Del cacao al Córdona-Oro [37], p. 4). 72. «It is difficult to familiarize a new coin to the people. It is more difficult to familiarize them to a new coin with an old name. Happily the [Mexican] dollar is familiar them all […]» (Jefferson, Th., «Notes on the Establishment of a Money Unit…» [61], p. 10). 25 Cette monnaie forte fut donc adoptée par un pays jeune, les Etats-Unis, dont l’économie allait rapidement se développer. Dès ses premiers pas, il allait tisser des liens qui lui attacheraient peu à peu les anciennes colonies espagnoles. Au point que, après s’être définitivement et complètement e débarrassé du peso au milieu du XIX siècle, ce fut sa propre monnaie — le dollar, le véritable « US dollar » — qui, conservant l’aura du peso, prit le relais et présida désormais aux échanges internationaux. Comme on trouvait il y a un siècle des pesos jusqu’en Chine, on trouve aujourd’hui des dollars jusque dans les pays où cette monnaie n’est pas légalement acceptée. Et de la même façon qu’autrefois on avait assisté à une « pesoïsation » — tout à fait voulue et consciente — de l’économie nord-américaine, on assiste aujourd’hui à la « dollarisation » d’un certain nombre de pays d’Amérique latine (Argentine, Équateur, Salvador, etc.). Le phénomène s’est inversé. La différence est que le peso a été pour les jeunes ÉtatsUnis un moyen de s’approprier une monnaie forte, de la faire leur. Autrement dit, ce pays, qui avait une économie émergente et pas du tout d’unité monétaire, s’est doté ainsi d’une monnaie forte — celle d’un autre État, le «Mexican dollar» — qu’il a, ensuite — c’est-à-dire une fois que son économie a été assez solide —, évincée au profit de la sienne — l’«US dollar» —, qui en a gardé les attributs distinctifs : le poids, le titre, les dimensions… et, surtout, la confiance qu’elle inspirait. L’opération a été un succès pour les ÉtatsUnis, à l’inverse de la « dollarisation » qui est, pour les pays latino-américains, un carcan qui les étouffe, comme le démontre tous les jours la bien triste situation économique de l’Argentine73. Et ce, que leur monnaie nationale soit le peso ou toute autre unité monétaire. 73. Voir, par exemple, l’article très explicite de Jeffrey Sachs, professeur d’Économie à l’Université de Harvard, sur « Le blocage argentin » [“El atasco argentino”], publié dans le journal madrilène El País du 17 juin 2001. 26