de la monnaie et de l`indépendance. quelques remarques sur les

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de la monnaie et de l`indépendance. quelques remarques sur les
DE LA MONNAIE ET DE L’INDÉPENDANCE.
QUELQUES REMARQUES
SUR LES NOMS DES MONNAIES EN AMÉRIQUE LATINE
Jean-Pierre CLÉMENT
Centre de Recherches LatinoAméricaines/Archivos
Université de Poitiers – UMR 6132 —
CNRS
A propos de Simon Bolivar, Charles Minguet écrivait
naguère : « Son temps, c’est la fin du Siècle des lumières et
le début du Siècle des nationalités […] »1. On ne saurait mieux
rappeler que les hommes qui ont, dans chaque pays d’Amérique
latine, dirigé la lutte pour l’Indépendance — ceux que l’on a
appelés les libertadores — étaient, pour la plupart, tout
imprégnés de la culture du XVIIIe siècle (qui est celle de
l’époque de leur jeunesse et de leur formation) et qu’ils
adhéraient aux grandes idées des Lumières. A ce titre, ils
s’intéressaient à la science et étaient souvent même des
scientifiques2 ; ils savaient donc, depuis Linné — dont les
travaux, surtout en botanique, étaient largement diffusés dans
l’Empire hispanique3 —, que nommer c’est classer.
Donner un nom à l’unité monétaire du jeune État qu’il
dirige, cela revient, pour chacun d’eux, à l’inclure dans la
liste de ceux qui existent déjà — parfois depuis très
1. Simon Bolivar, L’Unité impossible. Textes choisis et présentés par
Charles Minguet et Annie Morvan. Paris, La Découverte/Maspero, 1983, p. 13.
2. Unanue, au Pérou, est médecin ; Caldas, en Colombie, botaniste, etc.
Voir, sur ce sujet, le travail pionnier de Jeanne Chenu, « Littérature
scientifique et esprit des Lumières en Nouvelle-Grenade », Actes du
IXe Congrès des Hispanistes français de l’Enseignement supérieur, Dijon,
Université, 1973, pp. 45-77 ; ainsi que José Luis Peset, Ciencia y
Libertad. El papel del científico ante la Independencia americana. Madrid,
CSIC, 1987, coll. «Cuadernos Galileo», n° 7.
3. Voir, entre autres nombreux travaux : Antonio González Bueno, El
príncipe de los botánicos, Linneo. Madrid, Nivola, 2001 ; José Antonio
Amaya, José Celestino Mutis, apôtre de Linné en Nouvelle-Grenade. Thèse de
Doctorat, Paris, EHESS, 1992 ; ainsi que Francisco Pelayo et Miguel Ángel
Puig-Samper, La obra científica de Löfling en Venezuela. Caracas, Cuadernos
Lagoven, 1992.
1
longtemps — et qui, eux aussi, ont un nom et une monnaie bien
à eux. En doter le leur, c’est le faire exister à son tour.
On sait, en outre, que le choix du nom de la monnaie
nationale revêt une grande importance, tant par sa symbolique
que par son origine ou son sens, car les circonstances qui y
ont présidé correspondent souvent à des moments clés de
l’histoire de la nation. Quand on se penche sur les pays
d’Amérique latine, on s’aperçoit que certains, les plus
nombreux, ont donné à leur unité monétaire un nom vraiment
national ou au moins américain, alors que d’autres ont
conservé à la leur une appellation qui avait déjà cours à
l’époque coloniale.
On peut donc s’interroger sur ces options différentes et se
demander
si
les
seconds
sont
plus
patriotes,
plus
nationalistes, plus libres que les premiers, qui resteraient,
plus
ou
moins
consciemment,
inféodés
à
leur
ancienne
métropole. Je voudrais, ici, explorer quelques pistes sur
cette question et proposer quelques explications possibles à
ces attitudes apparemment divergentes.
I – TABLEAU DES MONNAIES LATINO-AMÉRICAINES
Auparavant, il nous faut dresser un état précis des lieux et
rappeler quelle est la situation. Comme nous le disions à
l’instant, on peut classer les pays d’Amérique latine en deux
grands ensembles : ceux qui ont marqué leur indépendance en
donnant un nom nouveau à leur monnaie et ceux qui ont maintenu
une dénomination déjà utilisée à l’époque coloniale.
1. Une monnaie qui dit la nation
Le premier groupe auquel nous nous intéresserons est celui
des pays qui marquent par le nom de leur unité monétaire leur
rupture avec l’Espagne.
a. Un américanisme déclaré
On trouve d’abord des pays qui affichent une revendication
américaniste, voire indigéniste. C’est le cas pour le Pérou
qui a baptisé sa monnaie le sol, qui veut dire le « soleil »,
rappelant par là que cette nation est l’héritière d’un
glorieux passé précolombien, la civilisation des Incas, dans
laquelle le culte du Soleil jouait un rôle de premier plan. A
contrario, ce choix passe sous silence l’origine d’une bonne
partie des citoyens péruviens, puisque nombre d’entre eux sont
descendants d’Espagnols, soit pleinement, soit comme Métis. On
2
retrouve là une attitude propre aux Créoles de la fin du
e
XVIII siècle,
ces
«Espagnols
d’Amérique»
qui,
s’ils
revendiquaient leurs ancêtres conquistadores, mettaient aussi
l’accent sur le glorieux passé indigène du territoire où ils
vivaient.4
On notera que, récemment encore, lorsque le pays
dut, en 1985, changer de monnaie
en raison d’une cascade de
dévaluations, c’est le nom d’inti qui a été chosi pour
remplacer celui de sol ; or ce mot quechua signifie, lui
aussi, « soleil ». A travers sa monnaie, le Pérou s’affiche
comme le pays des Incas.
Deuxième cas intéressant, celui du Paraguay qui a pris pour
unité monétaire le guaraní, nom qui représente parfaitement ce
pays, puisqu’il désigne l’ethnie qui occupait le territoire
avant l’arrivée des Espagnols et qui était encore amplement
majoritaire au XIXe siècle. Mais ce mot est plus riche qu’il
n’y paraît, parce qu’il est porteur d’une symbolique forte,
puisqu’ il signifie « guerrier » et, surtout, qu’il sert aussi
à nommer la langue de ce groupe, langue encore parlée, de nos
jours, par 88 % de la population (qui ne parle l’espagnol qu’à
55 %)5.
Un autre choix mérite attention, celui du Guatemala, qui a
opté pour le quetzal. Ce mot désigne un magnifique oiseau, et
le mettre en avant signifie glorifier la nature guatémaltèque,
dans une perspective — qui a marqué toute la seconde moitié du
e
XVIII siècle — de « défense et illustration » de l’Amérique :
celle-ci ayant été très critiquée par un certain nombre
d’Européens — dont le plus sinistre fut l’abbé De Pauw6 — a
répondu par la plume de ses meilleurs penseurs ; les deux plus
belles répliques ont précisément été celles des Guatémaltèques
Francisco Antonio de Fuentes y Guzmán avec sa Recordación
Florida et de Rafael Landívar dans sa Rusticatio Mexicana,
œuvres dans lesquelles ces auteurs glorifient la terre où ils
résident. C’est, bien sûr, dans cette perspective très
américaniste que se situe le choix du quetzal, un oiseau qui
n’existe nulle part ailleurs et, surtout, pas en Europe. Mais
c’était aussi un oiseau sacré chez les Aztèques, qui
utilisaient les longues plumes de sa queue pour faire des
4. Voir, par exemple, Jean-Pierre Clément, El «Mercurio Peruano», 17901795. Francfort, Vervuert–Madrid, Iberoamericana, 1997, vol. I, pp. 239246.
5. Sur ce sujet, on lira l’intéressant article de Sonhja M. Steckbauer,
«La situación del guaraní en el Paraguay actual», in Barbara Potthast, Karl
Kohut et Gerd Kohlhepp (éds), El Espacio interior de América del Sur.
Geografía, historia, política, cultura. Francfort-Madrid : Vervuert, 1999,
pp. 381-399.
6. Cornelius De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains.
Berlin, G. J. Decker, 1768-1769, 2 vols. — Voir, pour un traitement général
de la question, Antonello Gerbi, La Disputa del Nuevo Mundo. Historia de
una polémica, 1750-1900. México, Fondo de Cultura Económica, 1960.
3
objets de luxe (éventails, par exemple, ou couronnes) et qui
se
servaient
également
de
celles-ci
pour
un
usage
prémonétaire : chacune de ces plumes — en elle-même de grande
valeur — voyait son tuyau rempli de poudre d’or et rebouché
par un tampon de cire ; dans cet état de l’économie à michemin entre le troc et le monnayage, les plumes de quetzal
représentaient une monnaie de valeur, par opposition à
d’autres objets plus bruts, comme les grains de cacao qui
étaient l’équivalent de la menue monnaie ou les ballots de
tissus qui servaient pour les très grosses valeurs.
Enfin, avec le Honduras et son lempira, on a à faire à un
autre choix : en effet, dans les trois pays précédents,
l’Espagne et le monde colonial étaient simplement oubliés,
laissés de côté, inexistants. L’attitude hondurienne est
différente, plus aggressive, puisque ce pays a décidé
d’honorer par sa monnaie un chef indien qui se serait, au
moment de la Conquête, opposé aux Espagnols les armes à la
main. Né en 1497 dans la province de Cerquín, le cacique
Lempira aurait refusé de se soumettre aux conquistadores
emmenés par le capitaine Alonso de Cáceres ; victime d’une
trahison, il aurait été fait prisonnier et exécuté par son
ennemi en 1537.7
b. L’Indépendance glorifiée
Une assez semblable volonté antiespagnole est marquée par
les pays qui honorent leur indépendance à travers leurs héros.
Dans ce petit groupe on trouve : le Venezuela et l’Équateur.
Le Venezuela d’abord, qui salue un de ses enfants les plus
prestigieux, politiquement et militairement responsable de
l’indépendance de toute la moitié Nord de l’Amérique du Sud
(Venezuela, Colombie, Équateur, Pérou et Bolivie) ; je veux
parler de Simon Bolivar. Baptiser sa monnaie le bolívar, est à
la fois une décision de politique intérieure en faveur de ceux
qui, au début du XIXe siècle, ont choisi de rompre avec
l’Espagne, et un choix de politique extérieure, car un des
grands combats politiques du Libertador était de créer les
États-Unis d’Amérique du Sud de façon à faire contrepoids
(politique, économique, culturel, religieux) aux États-Unis
d’Amérique du Nord. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si
l’actuel président du Venezuela, Hugo Chávez a fait adopter
avec la nouvelle constitution, en 1999, un nouveau nom
officiel pour le pays, celui de République Bolivarienne du
Venezuela :
Le Venezuela se proclame République Bolivarienne irrévocablement
libre et indépendante, et fonde son patrimoine moral et ses valeurs
7. « Gente: Cacique del fútbol », Viva, Tegucigalpa, 29 mars 2001.
4
de liberté, d’égalité, de justice et de paix internationale sur la
doctrine de Simon Bolivar, le Libertador.8
L’Équateur a suivi une voie assez proche, ce que l’on peut
comprendre, puisque, avec le Venezuela et la Colombie, il a
formé jusqu’en 1830, précisément sous la présidence de
Bolivar, la République de Grande-Colombie, expression concrète
du panaméricanisme du Libertador. L’Équateur a créé une
monnaie qu’il a nommé le sucre, honorant à son tour
l’Indépendance, mais cette fois à travers un autre de ses
héros, le général Antonio José de Sucre, un des bras droits
les plus fidèles de Bolivar et qui a joué un rôle essentiel
dans la libération de la province de Quito (comme on appelait
alors ce pays).9
2. Une monnaie qui rappelle la colonie
D’autres nations semblent, en revanche, être restées
attachées, au moins par le nom de leur monnaie, à leur
ancienne métropole. On peut les classer en deux groupes, en
distinguant celles qui ont simplement gardé la dénomination
déjà utilisée à l’époque coloniale de celles
qui paraissent
être allées plus loin en revendiquant leur héritage espagnol.
a. Un nom perpétué
Huit pays, après la proclamation de leur indépendance, ont
conservé à leur monnaie le nom qu’elle avait à l’époque
coloniale. Il s’agit de l’Argentine, du Chili, de la Colombie,
de Cuba, de la République Dominicaine, du Mexique et de
l’Uruguay, qui ont tous gardé le nom de peso, ainsi que du
Brésil qui continue à appeler sa monnaie real. A ce groupe, on
peut ajouter la Bolivie dont l’unité monétaire, le boliviano,
désigne en réalité le peso boliviano ; ce pays ne sera
d’ailleurs pas le seul à agir ainsi : au début du XXe siècle,
la monnaie argentine était appelée el argentino, c’est-à-dire
le peso argentino.10
8. « Venezuela se declara República Bolivariana, irrevocablemente libre e
independiente y fundamenta su patrimonio moral y sus valores de libertad,
igualdad, justicia y paz internacional, en la doctrina de Simón Bolívar, el
Libertador. » (Constitution de la République Bolivarienne du Venezuela.
Titre I : Principes fondamentaux, article 1).
9. Cf. John Lynch, Las Revoluciones hispanoamericanas, 1808-1826.
Barcelone, Ariel, 1989, pp. 242-244.
10. Enciclopedia Universal. Madrid, Espasa-Calpe, vol. 6,1909, p. 113b.
5
b. Racines espagnoles
Certains autres pays semblent dépasser le simple maintien du
nom de la monnaie coloniale que l’on vient d’évoquer et aller
carrément dans le sens d’une revendication proespagnole. Pour
cela deux moyens sont utilisés.
On trouve d’abord ceux qui glorifient le découvreur de
l’Amérique : Christophe Colomb ; leur monnaie sera le colón,
adopté par le Costa Rica et par le Salvador. On peut aisément
comprendre le choix du Costa Rica, car ce territoire a été
découvert par Colomb lui-même, lors de son quatrième voyage,
en 1502 ; d’autre part, la population de ce pays est
essentiellement
d’origine
espagnole
(85 %
de
Blancs
et
seulement 8 % de Métis). En revanche, la position du Salvador
est moins facile à comprendre : en attribuant ce nom à sa
monnaie, ce pays, que Colomb n’a jamais atteint, honore bien
le Découvreur du continent américain, c’est-à-dire celui qui a
entraîné dans son sillage les conquistadores et leurs
violences ;
or,
la
population
est
presque
entièrement
e
d’origine
indigène
(3/4
d’Indiens
au
XIX siècle).
L’explication est probablement que si, dans le premier cas,
les terres sont, depuis l’arrivée des Espagnols et en raison
de la quasi absence d’Indiens, entre les mains de petits
propriétaires blancs, dans le second, elles sont concentrées
dans
celles
de
14 familles,
les
mêmes
qui
feront
l’Indépendance et qui tiendront les rênes du pouvoir dans la
jeune République : elles ont donc choisi une dénomination
propre à satisfaire (ou à rappeler) leurs origines et non
celles de la majorité des habitants qui, alors, n’étaient pas
vraiment des citoyens.
Le deuxième groupe de pays est constitué par ceux qui
mettent en avant le nom de leur conquérant espagnol : le
Panama avec le balboa et le Nicaragua avec le córdoba. L’unité
monétaire du premier est ainsi baptisée en l’honneur du
conquistador Vasco Núñez de Balboa, explorateur de l’isthme de
Panama et découvreur, en 1513, de ce qu’il a appelé la « mer
du Sud », c’est-à-dire l’océan Pacifique. Remarquons que ce
nom est donné au début du XXe siècle, c’est-à-dire au moment où
le Canal est en pleine construction et où l’océan Pacifique
est dans toutes les bouches et dans les articles de journaux
du monde entier, ou plus exactement du monde occidental, dont
le Panama veut séduire l’économie, à laquelle il veut inspirer
confiance, car il a besoin de ses capitaux.
Quant au Nicaragua, il a choisi de faire honneur à Francisco
Hernández de Córdoba, conquistador qui a fondé, respectivement
en 1524 et 1525, les villes de Granada et de Santiago de León
de los Caballeros (ajourd’hui León), c’est-à-dire les deux
6
villes clés de ce pays, dont elles se disputent la suprématie
au point que, pour les départager et mettre fin à la guerre
civile qui les oppose, on construira en 1852, presque à michemin entre les deux, une capitale artificielle, Managua.
En conclusion, on observera qu’il y a deux fois plus de pays
qui
soient
restés
fidèles
à
la
période
antérieure
à
l’Indépendance que de pays qui aient marqué leur rupture avec
l’Espagne (13 contre 6). Cependant, on voit
à l’examen que
plusieurs d’entre eux ont opté pour une dénomination moins
espagnole qu’il n’y paraît à première vue (Colomb et autres
découvreurs), car ce choix est généralement en rapport étroit
avec chacune des nations en question et non avec l’ancienne
métropole. Le rapport de forces précédent passe donc de 13
contre
6
à
8
aparemment
encore
fidèles
contre
11 :
l’Indépendance a donc bien marqué la vie des nations latinoaméricaines de son empreinte. Et peut-être davantage encore
que semble l’indiquer ce décompte.
II – LA TARDIVE APPARITION DE NOMS PATRIOTIQUES
En effet, quand on essaie de reconstituer les faits et, en
particulier, de préciser les dates, on s’aperçoit que
l’impression précédente n’a plus vraiment cours.
Il est bien évident que, lorsque les diverses nations
émergent de la masse de l’Empire espagnol pour accéder à
l’Indépendance, elles souhaitent marquer de façon forte et
claire leur accession à la liberté. Cela se fait par le
drapeau, par l’hymne national, par la constitution. Et, bien
entendu, aussi par la monnaie. Mais la monnaie est moins
facile à mettre en pratique que les autres symboles nationaux,
car elle nécessite de lourds équipements, des spécialistes et
un matériau cher (métal précieux).
1. Conservation des noms anciens
Aussi, pendant très longtemps — souvent plusieurs décennies
après
l’Indépendance —,
les
jeunes
république
latinoaméricaines ont-elles conservé à leur monnaie le nom qu’elle
avait sous la domination espagnole.
Par exemple, au Costa Rica, en 1825 — mais la même chose
s’est produite en même temps au Guatemala et au Honduras, qui
faisaient partie de la même Fédération des Provinces Unies
d’Amérique Centrale —, les monnaies étaient des escudos
7
divisés en réaux, 1 escudo valant 2 pesos11 ou 16 réaux.12 On
retrouve bien là, non seulement les noms coloniaux, mais aussi
la division octale, propre à l’Espagne d’antan (et pas encore
décimale13). En 1839, lorsque éclata la Fédération et que
furent imprimés les premiers billets, destinés à payer les
dettes du gouvernement, l’unité choisie fut le peso.14 La
réforme monétaire de 1864 conservait toujours à la monnaie le
nom de peso qui allait avoir cours jusqu’en 1896, date à
laquelle était créé le colón. On le voit, il faut, dans ce cas
qui est loin d’être le seul, attendre la fin du XIXe siècle
pour voir proposer à l’unité monétaire un nom plus national.
Ce phénomène se reproduisit dans la plupart des pays latinoaméricain. En Équateur, par exemple : jusqu’en 1830, le pays
faisait partie, avec la Colombie et le Venezuela, de la
République de Grande-Colombie. La monnaie en était le peso,
divisé en 8 réaux ; cette unité monétaire continua à avoir
cours par la suite, mais elle était peu commode. Aussi, après
plusieurs essais infructueux, l’Équateur engagea, en 1883, une
réforme profonde qui instaurait, l’année suivante, avec le
bimétallisme et le système décimal, une double monnaie
officielle : le condor en or et le sucre en argent, le condor
valant 10 sucres, et le sucre étant à son tour divisé en
10 centimes ou 100 centavos.15 Là encore, c’est donc la fin de
ce même XIXe siècle qui voit apparaître des noms plus adaptés
au pays : sucre, nous l’avons vu, en l’honneur du général du
même nom, artisan de l’Indépendance sous les ordres de
Bolívar, et condor, qui est l’oiseau roi des montagnes
andines, symbole du Soleil pour les indigènes, héritiers du
monde incaïque.
Au Honduras, ce même changement intervint encore plus tard :
après l’Indépendance, la monnaie, comme ailleurs, fut appelée
peso, et ce n’est qu’en 1931 que fut lancée une nouvelle unité
monétaire baptisée le lempira.16
2. Un moment clé de l’histoire
Bien entendu, ces changements de dénomination des espèces
officielles n’interviennent pas par hasard. Ils arrivent
11. Historia
de
la
moneda
de
Costa
Rica,
pp. 1-2
(Site :
http://www.angelfire.com/ak/gortega/historia.html).
12. Ana Cecilia Aird de With, «El poderoso don dinero», Revista
dominical, San José de Costa Rica, 20 mars 1997, p. 2.
13. Alors que les États-Unis adoptent le système décimal, dès qu’ils
créent leur propre unité monétaire, en 1785.
14. Aird de With, A. C., «El poderoso don dinero…» [12], p. 2.
15. República del Ecuador, «Ley de Monedas» [1884], dans Leyes y decretos
expedidos por la Convención Nacional de 1883", p. 171.
16. Martín A. Cagliani, Historia de la moneda y el dinero. Buenos Aires,
Université Victoria, 2001, p. 8 (Site : http://webs.sinectis.com.ar).
8
généralement à un moment important de la vie du continent :
par exemple, à l’occasion de la célébration du IVe Centenaire
de
la
découverte
de
l’Amérique
par
Christophe
Colomb
(12 octobre 1892).
Ainsi, ce fut quelques jours avant cette date que le
Parlement du Salvador décida, le 1er octobre 1892, de réformer
son système monétaire et de changer sa monnaie, le peso, en
colón.17 Au Costa Rica, la réforme de 1864 avait bien créé une
monnaie, mais le pays n’arrivait pas à produire les pièces
dont il avait besoin, aussi les espèces étrangères étaientelles couramment utilisées. Devant l’ampleur de l’invasion,
une nouvelle réforme monétaire intervenait en 1896, qui allait
interdire
toutes
les
pièces
d’argent,
nationales
ou
étrangères. L’or était la base du nouveau système, et la
nouvelle monnaie, qui allait circuler dès 1897, reçut à son
tour l’influence du IVe Centenaire, puisqu’on lui donna
également le nom de colón.18
Outre la célébration susdite, il faut signaler que ces
décisions furent prises dans un moment important des relations
que l’Espagne et l’Amérique latine entretenaient : après de
graves moments de tension — Rappelons que l’Espagne a réoccupé
la République Dominicaine de 1861 à 1865 et que ce ne fut, par
exemple, qu’en 1879 qu’elle reconnut enfin l’indépendance du
Pérou — et après une crise des plus profondes, l’année 1898
vit la perte de ses colonies de Cuba, de Porto Rico et des
Philippines, mais aussi le début de ce qu’on a appelé sa
« régénération » et la reprise de relations apaisées et
amicales avec ses ex-colonies. Avec la fin du siècle, les
retrouvailles furent accompagnées d’un fort mouvement de
sympathie réciproque, qui déboucha sur un très réussi Congrès
Social et Économique Hispano-Américain qui se tint à Madrid en
novembre 1900. 19
Mais les circonstances qui amènent le changement du nom de
la
monnaie
peuvent
être
très
diverses,
parfois
plus
économiques que politiques ; en outre les choses sont rarement
définitives. C’est tout cela que montre cas du Pérou.
17.
Edgardo A. Martínez Quijada, Billetes antiguos de El Salvador
(Site :
http://www.ipersonales.com.sv/BilletesantiguosdeElSalvador/index.html).
18. Aird de With, A. C., «El poderoso don dinero…» [12], p. 2. — Voir
aussi : «A finales de 1896 el gobierno de don Rafael Iglesias adoptó el oro
como base del sistema monetario, en sustitución de la plata, y estableció
el colón como unidad monetaria. Se acuñarían en oro los múltiplos de colón
y en plata solamente las fracciones de colón, que se llamarán céntimos.»
(Historia de la moneda de Costa Rica [11], p. 3).
19. Sur ce sujet, voir l’excellent travail de Guy-Alain Dugast : Les
Idées sur l’Amérique latine dans la presse espagnole autour de 1900. Lille,
Centre d’Études ibériques et ibéro-américaines, 1971.
9
La première unité monétaire péruvienne, le réal, fut créée
en 1822, mais elle ne put voir le jour en raison d’obstacles
matériels, alors difficilement surmontables. Les premières
véritables monnaies indépendantistes furent frappées à partir
de 1825 ; elles portaient les noms coloniaux de peso et
d’escudo. Elles durèrent jusqu’en 1863 où le président San
Román créa le sol, rappelant ainsi les racines précolombiennes
du Pérou et introduisant en même temps le système décimal20, ce
qui constituait une autre rupture avec l’Espagne. En 1898, en
raison
de
la
difficile
situation
économique
et,
en
particulier, de l’endettement vis-à-vis de l’Angleterre, le
président Nicolás de Piérola réforma la monnaie, créant une
nouvelle unité qu’il appella la livre et qui était alignée sur
la livre sterling. Elle se maintint jusqu’en 1929, où le
président Augusto Leguía réinstaura le sol, car la dette
cumulée des années 1922-1928 atteignait la somme gigantesque
de 162 milliards de dollars et une unité monétaire nouvelle
était devenue nécessaire.21
Dans cette valse-hésitation, il est intéressant d’examiner
d’un peu plus près l’apparition de cette livre péruvienne. Ce
nom révèle, bien sûr, l’influence de la finance britannique
sur le continent et, plus particulièrement, sur ce pays.
Rappelons que, dans les moments qui ont suivi l’Indépendance,
le capital anglais est accouru au secours des nouveaux États,
car les financiers de la City guettaient cet instant depuis
quelques temps, exactement depuis l’arrivée des libéraux au
pouvoir dans les premières années du XIXe siècle, comme le
montre leurs écrits (voir, par exemple, la Edinburgh Review).
22
Mais, très vite, les dettes s’accumulèrent et les jeunes
nations ne parvinrent pas à rembourser : en 1827, toutes
avaient cessé le service de leur dette, ce qui fit reculer les
investissements européens qui se retirèrent de l’Amérique
latine jusqu’au milieu du siècle. A partir de là, ce furent
essentiellement
les
banques
britanniques
qui
revinrent
s’installer sur le continent : en 1862, la London and River
Plate Bank à Buenos Aires et la London and Brazilian Bank à
Rio ; en 1881, la London and River Plate Bank avec l’English
Bank of Plate River en Uruguay, au Chili et au Brésil, et
aussi l’Anglo-Argentine Bank en 1889 ; dans les mêmes années,
la London Bank of Mexico and South America au Mexique, puis au
Pérou, en Colombie et en Équateur ; en 1881, la Cortés
20. Museo del Banco Central de Reserva del Perú, Numismática [peruana],
pp. 1-3 (Site : http://museobcrp.perucultural.org.pe/monem.htm).
21. Gustavo Siles, Incas, Virreyes y Presidentes del Perú. Lima,
Ediciones Peisa, [1969 ?], pp. 196-197.
22. Voir Jean-Pierre Clément et André Pons, « Mercurio Peruano et
Edinburgh Review : une analyse libérale de la situation péruvienne à la
veille de la guerre d’Indépendance ». Caravelle (Cahiers du Monde
hispanique et luso-brésilien), Toulouse, n° 31, 1978, pp. 113-133.
10
Comercial and Banking Co. au Nicaragua, dans toute l’Amérique
centrale et en Colombie ; en 1906, l’Anglo-South American Bank
au Chili, etc.23
C’est de ces moments où le capitalisme britannique est, tout
puissant et omniprésent en Amérique latine, que porte
témoignage la création de la livre péruvienne. Parfois,
l’influence étrangère va beaucoup plus loin, si loin que le
pays se voit interdire de battre monnaie, c’est-à-dire d’être
un État souverain. C’est le cas du Panama.
3. Une monnaie impossible, celle du Panama
Rappelons tout d’abord que le Panama n’est indépendant que
depuis le 4 novembre 1903 ; jusque là ce territoire était une
province de la Colombie. Son indépendance a été acquise, dans
des conditions confuses, et avec le soutien peu discret des
États-Unis qui n’avaient pu s’entendre avec la Colombie et
voulaient à toute force prendre en main la construction du
Canal, en panne pour plusieurs raisons imputables… aux
Français (scandale de la Compagnie du Canal de Panama à Paris)
et aux conditions matérielles.
La Constitution, aprouvée en 1904, indiquait que la monnaie
nationale de Panama serait le balboa, ainsi baptisée, on l’a
vu plus haut, en l’honneur du conquistador Vasco Núñez de
Balboa, explorateur de l’isthme de Panama et découvreur, en
1513, du Pacifique. Cependant, le texte suprême précisait
clairement, dans son article 117, que le pays utiliserait
comme monnaie réelle le dollar américain.24 Par la suite,
Panama a bien essayé d’émettre des billets de banque libellés
en balboas (en 1911 et en 1913, par exemple) mais cela a
systématiquement échoué.25,
23. Voir Pierre Léon, Économies et Sociétés de l’Amérique latine. Essai
sur les problèmes du développement à l’époque contemporaine, 1815-1967.
Paris : SEDES, 1969, pp. 118-122.
24. «En el artículo 117 de la Constitución Nacional aprobada en 1904, se
establecía en forma determinante que
Panamá no tendría este tipo de
moneda, sino que aceptaría el dólar americano como circulante normal en
todo el territorio.» (Dr. Alonso Roy, El primer papel moneda en Panamá, p 1
. Site : http://www.alonsoroy.com).
25. «En 1911, bajo la presidencia de Pablo Arosemena, se aprueba la Ley
No.45, que autorizaba al Banco Nacional para emitir billetes de banco hasta
por B/.500,000.00 y en denominaciones de 1, 2, 5 y 10
balboas, con una
reserva en metálico de hasta un 59%. Sin embargo, este proyecto nunca se
llevó a la realidad.
«Bajo la administración del Presidente Belisario Porras en 1913, se
promulgó la Ley 19, que igualmente facultaba al Banco Nacional para emitir
billetes de banco hasta por un millón de balboas, que tampoco se llegó a
poner en práctica.» (Roy, Dr. A., El primer papel moneda… [24], p 1.).
11
Et voilà qu’au soir du 30 septembre 1941, le président
Arnulfo
Arias
Madrid
annonçait,
dans
une
allocution
radiophonique au pays, prononcée à l’occasion de son premier
anniversaire de mandat et de l’adoption d’une nouvelle
constitution, la création d’une Banque centrale et l’émission
de billets dans la monnaie nationale.26 Tout avait été préparé
dans la discrétion : les billets, imprimés par une entreprise
spécialisée de New York, la Hamilton Bank Note Company, furent
mis à la disposition des citoyens panaméens dès le 2 octobre.27
Le succès fut immédiat.
Mais une semaine plus tard, le 9 octobre, le président Arias
était renversé par un coup d’État militaire fomenté par les
États-Unis. Par la Loi 29 du 30 décembre 1941, le nouveau
gouvernement mettait un terme à la légalité des nouveaux
billets dont les stocks furent brûlés… dans les fours de la
« Mechanical Division » de la Zone du Canal28 : les véritables
maîtres du pays voulaient être sûrs que cette monnaie, dont
ils ne voulaients pas, disparaîtrait.
Depuis, le balboa continue à n’être qu’un fantôme de
monnaie : il sert à établir les comptes officiels de la
nation, mais, étant à parité avec le dollar américain, c’est
ce dernier qui circule effectivement dans le pays, le balboa
n’existant que sous forme de centimes.
III – LE POIDS DU PESO
On l’aura observé, lorsqu’il y a, dans un pays latinoaméricain, changement du nom de l’unité monétaire pour un
autre plus nationaliste ou, au moins, plus américaniste, cela
ne se fait pas au moment de l’émancipation de cette nation,
mais plus tard, à la fin du XIXe siècle. Autrement dit, pendant
des décennies, c’est le nom colonial de la monnaie qui reste
en usage, comme on vient de le voir. Il est même des États
dans lesquels ce nom ne changera même jamais, puisque huit
d’entre eux appellent, encore de nos jours, leur monnaie peso.
26. Roy, Dr. A., El primer papel moneda… [24], p 1.
27. «El 2 de octubre de 1941 salieron a la circulación los billetes
panameños, siendo el presidente Arias el
primero en presentarse a las
oficinas del Banco Nacional a cambiar dólares por balboas.
[…]
«Los nuevos billetes tenían exactamente el tamaño de los dólares. En
denominación con valor de uno: Efigie
de Vasco Nuñez de Balboa en el
centro y su color era verde. Para los de cinco: color azul y con la estatua
del cacique Urracá. En los de diez, con tono rojizo, mostraba la torre de
Panamá Viejo. Identificando a los de veinte, estaba una carreta tirada por
dos yuntas de bueyes y su boyero.
(Roy, Dr. A., El primer papel moneda… [24], pp 1-2).
28. Roy, Dr. A., El primer papel moneda… [24], p 2.
12
Il ne faudrait, d’ailleurs, pas déduire de ce qui précède
que ces pays sont nostalgiques de l’époque où ils étaient des
colonies de l’Espagne : le maintien du nom de leur monnaie
tient à des motivations que nous allons maintenant examiner.
On peut cependant d’ores et déjà constater que ces jeunes
nations, bien que conservant à celle-ci une appellation
ancienne, marquent leur rupture avec leur ancienne métropole,
mais
autrement
qu’en
changeant
le
nom
de
leur
unité
monétaire : en introduisant des noms plus nationaux pour
désigner les sous-multiples, par exemple, ou en gravant dans
le métal des symboles patriotiques clairs.
1. Des changements tout de même
Prenons l’exemple de l’Argentine : commencée en mai 1810, la
lutte pour l'indépendance dut attendre 1813 pour revêtir un
aspect plus démocratique, avec l’élection d’une Assemblée
constituante. C’est là qu’un député, le Dr Pedro J. de Agrelo
proposa — pour la première fois, semble-t-il —, que soient
frappées de nouvelles monnaies, afin de les substituer à
celles de l’Empire espagnol : il suffirait, dit-il, de
remplacer, sur les coins, les armes de l’Espagne et le buste
du roi Ferdinand VII par le sceau de l’Assemblée et par le
Soleil qui a été très vite le symbole des journées
insurrectionnelles de mai 181029… et qui se trouve toujours sur
le drapeau argentin. Dans la foulée de cette décision, les
troupes indépendantistes s’étant emparées de la ville de
Potosí dans le Haut-Pérou (Bolivie actuelle), où se trouvait
le plus proche atelier de frappe de monnaies dépendant de
Buenos Aires, la jeune république allait battre ses premières
pièces, au cours d’une brève occupation des lieux, qui ne dura
que de mai à novembre 181330. On notera que, dans cette
première expérience monétaire, il n’a pas été question de
changer le nom de la monnaie — furent frappés des réaux
d’argent et des escudos d’or31 —, mais seulement de changer ce
qui apparaissait comme le plus « politique » : les armoiries
du pays et l’effigie du souverain. Le nationalisme se
manifesta donc par l’ajout, sur l’avers, de la légende :
« Provinces du Río de la Plata » et, sur le revers, de
l’inscription : « Dans l’Union et la Liberté, année 1813 ».
29. Rubén Julio Ruiz Ortiz, Moneda para el Río de la Plata, p. 1 (Site :
http://www.bolivian.com/cnm/mrplata).
30. La frappe des monnaies d’argent a duré de juin à novembre 1813, celle
de (rares) pièces d’or du 16 août au 7 septembre 1813 (Ruiz Ortiz, R. J.,
Moneda para el Río de la Plata [29], p. 1).
31. Raúl Santiago Acosta y Lara, Reseña histórica sobre las monedas
circulantes en el país. Montevideo, Museo de la Moneda, [2001], p. 2.
13
De mai à novembre 1815, les troupes argentines s’étant à
nouveau rendues maîtresses de Potosí, les Provinces Unies du
Río de la Plata allaient frapper d’autres réaux d’argent —
sous-multiples, rappelons-le, de la monnaie principale, les
escudos — ; mais très vite un changement intervint : les
autorités, trouvant que ce nom rappelait trop le passé
hispanique, décidèrent, au cours de cette même période, de
rebaptiser ces monnaies divisionnaires soles, le sol étant le
Soleil, divinité incaique, ce qui permettait de rappeler
symboliquement les racines américaines de l’Argentine.32
En Bolivie, bien que la lutte ait commencé, pour certains,
dès 1809, l’Indépendance ne fut proclamée que le 8 août 1825,
un an après la décisive bataille d’Ayacucho, remportée le
6 juin 1824, par le général Antonio José de Sucre, bras droit
de Simon Bolívar (qui allait être le premier président de
cette république qui porte son nom). Les première mesures
monétaires furent aussitôt votées par l’Assemblée constituante
(17 août 1825), qui adopta pour la nouvelle monnaie les
caractéristiques qu’avaient déjà les pièces espagnoles (poids,
titre, diamètre, etc.). 33
Les différences avec la monnaie coloniale résidaient dans
l’illustration et dans le texte. Les pièces devaient toutes
avoir, sur l’avers, la colline de Potosí et un soleil levant
avec, de chaque côté, le chiffre et l’initiale de la valeur
et, sur le pourtour les mots « République » (à gauche) et
« Bolivar » (à droite). Sur le revers, les pièces d’argent
portaient un arbre de la liberté encadré de deux alpagas assis
et affrontés avec, sur le pourtour, l’inscription : « Dans
l’Union, la Fermeté, l’Ordre et la Loi ». Quant aux pièces
d’or elles devaient arborer, au revers, les armoiries de la
république, et des trophées militaires au pied.34
Comme dans le cas, évoqué ci-dessus, de l’Argentine, la
jeune République de Bolivar conservait à sa monnaie nationale
le nom de peso, mais, elle aussi, cherchait à marquer ses
distances avec l’ancienne métropole en nommant soles les
divisions (au lieu des traditionnels réaux).35 Cependant, des
difficultés matérielles empêchèrent la mise en application de
ces décisions.
Et c’est finalement une deuxième loi, adoptée par le Congrès
constituant le 20 novembre 1826, qui fut appliquée à partir de
1827. Les nouvelles pièces portaient sur l’avers le buste du
Libertador Simon Bolivar avec l’inscription « Libre par la
32. Voir Ruiz Ortiz, R. J., Moneda para el Río de la Plata [29], p. 1, et
Acosta y Lara, R. S., Reseña histórica sobre las monedas… [31], p 2.
33. Daphne Leytón de la Quintana, La Moneda republicana, Casa Nacional de
Moneda [de Bolivia], p. 1 (Site : http://www.bolivian.com/cnm/mrplata).
34. Leytón de la Quintana, D., La Moneda republicana [33], p. 1.
35 Leytón de la Quintana, D., La Moneda republicana [33], p. 1.
14
Constitution », et sur le revers l’arbre de la liberté et deux
lamas affrontés, le tout
entouré de la légende « République
bolivienne » et au-dessous six étoiles représentant les
départements du pays. Sur la tranche, on pouvait lire :
« Ayacucho, Sucre, 1824 ».36
Des procédés semblables à ceux que l’on vient de décrire, on
en trouvera d’autres dans d’autres pays, tous reposant sur
l’attribution d’un nom « national » aux divisions de la
monnaie et sur l’utilisation de symboles, d’emblèmes, de
devises ou d’inscriptions patriotiques (très souvent les mêmes
que ceux qu’on voit sur les drapeaux ou qu’on lit dans les
textes officiels du moment).
C’est ce qui se produisit au Pérou. Depuis le 16 avril 1898,
l’unité monétaire en était la livre, de même poids, dimensions
et titre que la livre sterling. Mais même sous cette nouvelle
influence, l’aspect national restait présent, comme on peut
l’observer en constatant que la livre péruvienne était divisée
en 10 soles, rappelant ainsi l’ancrage incaïque du pays.
Le Nicaragua, comme l’ensemble de l’Amérique centrale (sauf
le Panama), dépendit longtemps de Mexico ; ce ne fut qu’à
partir de 1824, lorsque fut proclamée, le 1er juillet, la
République fédérale des Provinces Unies d’Amérique centrale,
qu’allait être remis en marche l’Hôtel de la Monnaie de
Guatemala.37 Les pièces frappées portaient des signes de
l’indépendance de ces anciennes colonies espagnoles (une
cordillière de cinq volcans et un soleil levant, sur l’avers,
et, sur le revers, un arbre de la liberté : le ceiba, arbre
sacré dans la cosmogonie indigène, car il soutient le monde),
mais elles conservaient le nom de peso.38 Lorsque cette
Fédération éclata, en 1839, chaque pays prit son indépendance
définitive et continua à pratiquer de la même façon : symboles
nationaux sur des pièces qui continuèrent à être appelées
pesos.
Comme on le voit à travers ces exemples, argentin, bolivien
péruvien ou nicaraguayen, la volonté de montrer aux yeux de
tous — en premier lieu aux citoyens de ces nations libres
depuis peu — qu’elles constituent bien des États indépendants,
se matérialise par des changements symboliques : apparition de
nouveaux noms pour les divisions monétaires et remplacement
des
marques
espagnoles
antérieures
(buste
du
roi,
inscriptions, etc.) par d’autres signes républicains et
36. Leytón de la Quintana, D., La Moneda republicana [33], p. 1.
37. Pedro Gual Vallalbi, Del cacao al Córdona-Oro. Breve reseña de la
historia
de
la
moneda
en
Nicaragua,
p. 3
(Site :
http://www.latinhobbies.com/Numismatica/Nicaragua/Historia).
38. Gual Vallalbi, P., Del cacao al Córdona-Oro [37], p. 3.
15
nationalistes. L’aspect patriotique étant clairement indiqué,
le nom de la monnaie semble ne plus avoir constitué une gêne à
l’affirmation de la nationalité.
2. Les obstacles au changement
D’autre part, il faut dire que les décisions politiques — et
le changement du nom de la monnaie en est une, et importante
par le retentissement qu’il a — sont une chose, et que leur
mise en application en est une autre. En effet, très vite les
jeunes républiques latino-américaines se voient confrontées à
de sérieux problèmes politiques et matériels qui vont faire
obstacle à la frappe de monnaies nationales ou, au moins, la
retarder.
a. Les difficultés matérielles
Au Venezuela, pendant la guerre d’Indépendance, l’Hôtel de
la
Monnaie,
qui
a
été
créé
en
1802,
allait
passer
alternativement
des
mains
des
Espagnols
à
celles
des
indépendantistes, et inversement, au gré des fluctuations
politiques et des victoires militaires, connaissant, en raison
de ces circonstances, de nombreuses et parfois très longues
périodes d’inactivité. Ce premier atelier du pays disparut
même définitivement en 1830.39 Il fallut attendre 1886 pour
voir resurgir un nouvel Hôtel de la Monnaie, qui entra en
fonctionnement le 16 octobre de cette année-là ; parallèlement
le
gouvernement
du
général
Guzmán
Blanco
interdit
l’importation de monnaie d’argent étrangère dans le pays,
alors qu’elle lui avait jusque là, et depuis une cinquantaine
d’années, permis de continuer à vivre économiquement et à
commercer.40
Un autre grave obstacle qui se présenta fut l’insuffisance
de personnel spécialisé. Déjà, dans les dernières décennies du
e
XVIII siècle,
l’Amérique espagnole manquait cruellement de
dessinateurs et de graveurs, comme le montrent la situation
des imprimeries41 et les difficultés de recrutement des
39. Banco Central de Venezuela, Casa de Moneda [de Venezuela], p. 1
(Site : http://www.bcv.org.ve/caca.htm).
40. Banco Central de Venezuela, Casa de Moneda [de Venezuela] [39], p. 1.
41. José Toribio Medina insiste sur la très médiocre qualité de
imprimeries de Lima : « fait qui ne peut sembler étrange quand on considère
le rare et pauvre matériel avec lequel [les imprimeurs] travaillaient :
mauvaise
encre,
habituellement
fabriquée
dans
le
pays,
vignettes
grossières, presses ordinaires et caractères usés jusqu’à l’incroyable. »
(La Imprenta en Lima, 1584-1824. Amsterdam, Theatrum Orbis Terrarum, 1964,
vol. I, p. LIX). De son côté, le grand journal liménien du moment, le
Mercurio Peruano, se plaint : « Une des causes qui retardent le plus les
progrès et les embellissements du Mercurio c’est le manque absolu que nous
16
expéditions botaniques42, qui ne pouvaient satisfaire tous
leurs besoins. Avec la guerre civile que fut la guerre
d’Indépendance, la situation n’allait, bien évidemment pas
s’arranger, les différents camps s’arrachant ces artistes et
autres artisans spécialisés.
Ainsi, lorsqu’il occupa Potosí le 7 mai 1812, le général
argentin Manuel Belgrano trouva l’Hôtel de la Monnaie en
piteux état : en effet, en évacuant la ville le 1er mars, le
général espagnol Manuel de Goyeneche avait mis à sac ce
bâtiment,
détruisant
le
matériel,
les
livres
et
les
43
documents.
Belgrano fit restaurer au mieux les lieux. Mais
les difficultés ne s’arrêtèrent pas là : pour faire tourner
cet atelier, il fallait un personnel spécialisé ; or une
partie de celui qui était attaché à l’établissement avait
suivi Goyeneche. Belgrano dut alors agir au mieux :
[…] on dut promouvoir des employés subalternes, dont beaucoup
n’étaient pas formés pour exercer leurs nouvelles charges, aussi
commirent-ils de nombreuses erreurs. Par exemple, l’employé en
second Pedro Venavídez fut promu Premier Graveur et l’emploi
d’essayeur fut confié à un fondeur intérimaire de 67 ans, José
Antonio de Sierra.44
A la suite de sa défaite d’Ayohuma (septembre 1813),
Belgrano dut abandonner Potosí à son tour, mais auparavant, il
allait tout faire pour gêner la frappe de pièces par les
royalistes : pour cela il fit placer des tonneaux de poudre
dans l’atelier de fabrication, mais un certain Anglada coupa
courageusement la mèche déjà allumée, sauvant ainsi le
matériel. Cependant, les hommes de Belgrano avaient auparant
mis à sac les bureaux de ce même Hôtel de la Monnaie, ce qui
fait que les Espagnols ne purent réellement battre monnaie
avons de graveurs experts. Écrasé par les ans, les infirmités et le
travail, le seul qu’il y ait dans la ville a besoin d’un temps infini pour
achever la moindre de ses œuvres » (vol. VIII, n° 243, 2 mai 1793, p. 2).
42. Voir, par exemple, Raúl Rodríguez Nozal et Antonio González Bueno,
« La formación de grabadores para las Floras Americanas: un proceso
frustrado », in Ateneo de Madrid, De la Ciencia ilustrada a la Ciencia
romántica. Madrid, Doce Calles, 1995, pp. 325-343.
43. Daphne Leytón de la Quintana, Monedas para las provincias del Río de
la Plata, Casa Nacional de Moneda [de Bolivia], pp. 1-2 (Site :
http://www.bolivian.com/cnm/mrplata). — Autre exemple du même type : au
Pérou, lorsque se produit l’indépendance du pays, le vice-roi espagnol La
Serna abandonne Lima, emmenant avec lui les machines, qu’il a fait
démonter, de l’Hôtel de la Monnaie de la capitale péruvienne (La Casa
Nacional
de
Moneda
[del
Perú].
Site :
http://www.bcrp.gob.pe/Espanol/Wtesoreria/GT-CNM-HIST.htm#Antecedentes).
44. «se debió ascender a oficiales subalternos, muchos de los cuales no
estaban suficientemente capacitados pare ejercer los nuevos cargos habiendo
cometido numerosos errores. Por ejemplo, el oficial 2do Pedro Venavidez fue
promovido a Talla Mayor y el oficio de ensayador se encomendó a un fundidor
interino de 67 años, José Antonio de Sierra.» (Leytón de la Quintana, D.,
Monedas para las provincias del Río de la Plata [43], p. 2).
17
qu’à partir du 9 décembre, soit trois semaines après leur
retour dans la ville.45
Lorsque les royalistes reprirent cette ville… et donc
l’Hôtel de la Monnaie, les difficultés touchèrent également le
personnel, ce qui n’avait rien de surprenant dans des périodes
aussi troublées. Ceux qui avaient accepté de travailler pour
les insurgés furent accusés de collaboration ; ainsi José
Antonio de Sierra fut arrêté et resta plus d’un an en prison,
jusqu’à son acquittement46 et à sa libération le 25 janvier
1815… soit trois mois avant le retour dans la « ville
impériale » des indépendantistes, commandés cette fois par le
général José Rondeau. Là encore, le manque de personnel allait
se faire sentir, puisque l’on observa qu’au cours de cette
nouvelle période de production indépendantiste (de mai à
novembre 1815), l’entreprise allait connaître trois essayeurs
successifs.47
Cependant, le cas argentin n’est pas le pire, car les
décisions avaient tout de même abouti à une fabrication de
monnaies, modeste, certes, mais réelle ; en Bolivie, en
revanche, elles ne se concrétisèrent pas, probablement par
manque de graveurs :
ne trouvant pas de graveurs capables on ne put appliquer la première
Loi monétaire, qui se heurtait à l’impossibilité de faire graver de
nouveaux coins, raison pour laquelle ceux qui servaient pour les
monnaies de Ferdinand VII durent être utilisés jusqu’en 1827, ayant
pour amusant résultat que les premières pièces boliviennes portèrent
le buste dudit monarque espagnol.48
b. L’aide extérieure
D’autres pays, ne voulant pas connaître une situation
semblable à celle de la Bolivie, durent avoir recours à
45. Leytón de la Quintana, D., Monedas para las provincias del Río de la
Plata [43], p. 2.
46. «El fallo, tiene los siguientes términos: “Autos y vistos... se
declare que Don José Antonio Sierra ha purificado su conducta de los hechos
de que ha sido acusado y que todos fueron efecto del temor por la fuerza de
las armas del gobierno del Río de la Plata, sin que en aquellas
circunstancias tuviese libertad de repulsar las ordenes de los mandarines
intrusos y en su virtud, libre de delito de infidencia contra el rey,
quedando en su buena reputación y fama como lo estubo antes de entrar los
insurgentes en esta Villa”.» (Leytón de la Quintana, D., Monedas para las
provincias del Río de la Plata [43], p. 2).
47. Leytón de la Quintana, D., Monedas para las provincias del Río de la
Plata [43], p. 3.
48.« […] al no encontrar talladores eficientes no se pudo aplicar la
Primera Ley Monetaria, que tropezaba con imposibilidad de hacer abrir
nuevos cuños, razón por la cual los usados para las monedas de Fernando VII
tuvieron que ser utilizados hasta 1827, dando como irónico resultado que
las primeras monedas bolivianas llevaran el busto del mencionado monarca
español. » (Leytón de la Quintana, D., La Moneda republicana [33], p. 1).
18
l’extérieur, pour former leurs spécialistes, comme ce fut le
cas du Costa Rica : le 20 mai 1824 l’Assemblée constituante
autorisa la création d’un Hôtel de la Monnaie, mais ce ne fut
que cinq ans plus tard (le 2 janvier 1829) qu’il put
réellement commencer à fonctionner49, au retour de deux
citoyens du nouvel État, Félix et José Mora, qui avaient été
envoyés comme apprentis à l’Hôtel de la Monnaie du Guatemala ;
ils en ramenèrent, avec la date de 1828, les coins de la
première monnaie d’or du pays, qui fut mise en circulation
l’année suivante. Quant aux pièces en argent, elles portent la
date de 1831 et circulèrent à partir de 1832.50
D’autres États choisirent carrément de faire frapper leur
monnaie à l’étranger. Devenue indépendante le 18 juillet 1830,
la République Orientale de l’Uruguay vécut ses premières
années en continuant à utiliser les pièces des Provinces Unies
du Río de la Plata. Ce ne fut qu’en 1839 qu’une première loi
tenta d’imposer la création d’une nouvelle unité monétaire :
ce furent les centimes de réal.51 Mais le pays eut du mal à
concrétiser de façon satisfaisante la production des pièces,
aussi allait-il devoir confier leur frappe à une entreprise
spécialisée française, celle d’Adolphe et Hippolyte Tampied.
Puis, par la loi du 8 juin 1862 fut créée une nouvelle
monnaie, le peso d’argent et le doblón d’or, dont seul le
premier des deux vit le jour.52
Dans ces conditions difficiles, beaucoup de jeunes États
furent contraints d’accepter ce qui était à leur disposition :
les espèces de leurs voisins. C’est ce qui se passa au Costa
Rica : bien que s’étant séparé de la République d’Amérique
Centrale en 1840, et malgré une réforme monétaire aussitôt
adoptée, proprement costaricienne, ce ne fut qu’à partir de
1849 que les premières monnaies nationales circulèrent dans le
pays. Comme, avant cette date, mais aussi après, les pièces
manquaient, celles d’autres pays (Pérou, Chili, Bolivie,
Mexique, États-Unis, Guatemala, Grande-Bretagne, Colombie,
etc.) furent autorisées, après avoir été marquée d’un poinçon
49. Aird de With, A. C., «El poderoso don dinero…» [12], p. 2.
50. Aird de With, A. C., «El poderoso don dinero…» [12], p. 2. Voir aussi
Historia de la moneda de Costa Rica [11], pp. 1-2.
51. «En virtud de esa ley vieron la luz las piezas de cinco centésimos y
veinte centésimos de real que llevan el año de 1840, acuñadas en cobre.
«La unidad monetaria era heredada del régimen español pero el valor metal
y tipo lo era del sistema luso-brasileño.
«Son esas las primeras monedas en llevar la leyenda REPÚBLICA ORIENTAL DEL
URUGUAY y el sol como elemento heráldico de nuestro escudo y bandera. Son
también las primeras de una serie que constituye nuestras piezas
"clásicas", los cobres de 1840/1855.» (Acosta y Lara, R. S., Reseña
histórica sobre las monedas… (3) [31], pp 1-2).
52. Costa y Lara, R. S., Reseña histórica sobre las monedas… (4) [31],
p 2.
19
représentant une étoile à six branches dans un cercle.53 Ce
même procédé fut repris en 1889, quand le gouvernement
autorisa l’utilisation de monnaies colombiennes après les
avoir marquées d’un lion sur l’avers et des armes du Costa
Rica sur le revers.54
3. Le maintien du peso
Comme on le constate, les obstacles matériels sont nombreux,
ainsi que les aléas politiques, qui entravent l’arrivée de
monnaies nouvelles. Remarquons aussi que, si des unités
monétaires comme le doblón ou l’escudo ont essayé de se
maintenir
un
certain
temps,
ce
ne
fut
pas
possible…
probablement parce qu’il s’agissait de monnaies d’or. Le réal,
étant une pièce d’argent, réussit mieux, mais il n’était, à
l’époque coloniale, qu’un sous-multiple, et il lui était
difficile de jouer le rôle d’unité monétaire de base. Cet
emploi allait être rempli par son multiple, le peso (aussi
appelé real de a ocho, car il y avait huit réaux par peso).
En Espagne comme ailleurs, le droit de monnayage appartenait
au souverain. Il était donc interdit de battre monnaie dans
les colonies sans une autorisation royale expresse. Dans les
premiers temps de l’époque coloniale (premier quart du
e
XVI siècle), au Mexique en particulier, les autorités locales
furent confrontées à un cruel manque de monnaies ; elles
pallièrent cette absence en faisant fabriquer, en 1522 pour la
première fois, de petits disques d’or du même poids —
rappelons que poids se dit peso en espagnol — que les pièces
officielles
du
moment,
qui
étaient
les
castillans
55
(castellanos). C’est de là que vient le nom de peso, nom qui,
après avoir désigné cette monnaie de substitution, passa
ensuite tout naturellement aux monnaies légales frappées dans
le premier atelier créé à Mexico par une cédule royale du 11
mai 1535.56 Par la suite, il désigna la pièce d’argent, d’une
valeur de 8 réaux.
53. Aird de With, A. C., «El poderoso don dinero…» [12], p. 2.
54. Aird de With, A. C., «El poderoso don dinero…» [12], p. 2.
55. «Por lo tanto, se adoptó el recurso de pesar el oro relacionándolo
con la unidad principal de aquella época, o sea el castellano; es decir, se
tomaba un peso en oro igual al peso de un castellano. De aquí derivó la
aplicación del nombre de peso a casi toda la moneda de los países
americanos, que se convirtió, de cuenta, en una pieza acuñada.» (Miguel
Ángel Fernández, La moneda y la plata en la historia mexicana, «El
Virreinato-I», pp. 1. Site : http://www.plata.com.mx/plata).
56. Fernández, M. A., La moneda y la plata en la historia mexicana, «El
Virreinato-I» [55], pp. 1-2.
20
a. Le peso, monnaie internationale
Au Mexique la persistance du nom colonial de la monnaie, le
peso, s’explique aisément par le rôle qu’il a joué dans
l’économie non seulement locale, mais aussi mondiale. En
effet, dès la fin du XVIe siècle, l’usage du peso mexicain — ou
plutôt espagnol frappé à l’Hôtel de la Monnaie de Mexico — se
répandit largement. N’oublions pas que les relations maritimes
de l’Espagne avec sa colonie des Philippines, et donc avec
l’Extrême-Orient, se faisait à travers une seule liaison : le
« galion de Manille », qui reliait une fois par an (un aller
et un retour) cette ville au port mexicain d’Acapulco, les
marchandises traversant le Mexique à dos de mulet et étant
embarquées pour l’Espagne (ou débarquées, selon le sens des
échanges) dans le port de Veracruz, sur le golfe du Mexique.
On comprend donc pourquoi c’est le peso mexicain qui a été le
plus employé dans les échanges commerciaux avec la Chine et le
Japon, grands fournisseurs de soie et de thé pour l’Amérique
aussi bien que pour la métropole. Même l’Angleterre utilisa
ces pesos pour son trafic d’opium de l’Inde vers la Chine.
Tout ceci explique que, vers le milieu du XIXe siècle encore,
les pesos aient abondé en Chine, …plus qu’au Mexique selon
certains.57
b. Le peso et les États-Unis
Comme leur métropole, les colonies américaines de la GrandeBretagne se servirent du peso mexicain qui avait cours dans
toute la mer des Antilles. En effet, dès la seconde moitié du
e
XVIII siècle, l’Espagne qui était, en raison de son alliance
avec la France, en butte aux attaques incessantes de
l’Angleterre, éprouva les plus grandes difficultés pour
approvisionner convenablement ses colonies. Pendant la guerre
d’Indépendance des États-Unis, la situation s’aggravant,
l’Espagne autorisa Cuba à commercer avec les insurgés, car ni
la Péninsule ni le Mexique ne pouvaient fournir l’île en
vivres. Le peso était la monnaie courante de ce commerce. Une
fois le conflit terminé, aucun des partenaires ne voulut
interrompre ces échanges dont tous deux tiraient profit : Cuba
avait besoin de produits de première nécessité et vendait, à
meilleur compte que sur le marché intérieur de l’Empire
espagnol, ses productions tropicales (sucre, rhum) ; de leur
côté, les États-Unis devaient trouver de nouveaux débouchés à
57. « Los pesos mexicanos alcanzaron su máxima culminación a mediados del
siglo XIX debido al comercio en expansión de Europa y América con Japón y
China, países éstos dos últimos que pagaban con plata mexicana sus fuertes
importaciones, de tal manera que, por esta época, el peso mexicano abundaba
más en China que en México.» (Fernández, M. A., La moneda y la plata en la
historia mexicana, «El Peso» [55], p. 1).
21
leur agriculture ainsi qu’à leur industrie naissante. Si bien
qu’entre 1789 et 1796, le commerce avec les États-Unis
représentait 80 % des échanges de l’île.58 La situation
persistant et se généralisant à tout l’Empire, l’Espagne se
vit contrainte de permettre le commerce avec les navires de
pays neutres (décret du 18 novembre 1797). A partir de là, les
États-Unis intensifièrent fortement leurs échanges avec les
colonies espagnoles : par exemple, quand seulement 26 de leurs
navires étaient entrés dans les ports du Chili entre 1788 et
1796, ils furent 226 à le faire de 1797 à 1809.59 Le phénomène
alla en s’amplifiant au XIXe siècle, car les jeunes républiques
latino-américaines n’avaient, comme le rappelle Pierre Léon,
« ni d’industrie lourde, ni d’industrie de transformation » et
étaient donc obligées « d’acheter, à l’étranger [États-Unis et
Angleterre], et à très haut prix, biens d’équipement et biens
de consommation ».60
L’importance
quantitative
de
ces
échanges
permet
de
comprendre la pénétration dans l’économie nord-américaine de
la monnaie coloniale espagnole, et en particulier de celle
frappée au Mexique. Si fort fut cet impact que, pendant la
guerre d’Indépendance, lorsque les Insurgés eurent besoin
d’argent, ils émirent des bons d’État remboursables en or ou
en argent, bien sûr, mais aussi, tout naturellement, en
pesos ; et il en alla de même des lettres de change qu’émit
par la suite le Congrès.61 Devenus indépendants, les États-Unis
sentirent immédiatement le besoin de créer une monnaie
nationale ; le premier texte qui traita de cette question, fut
une résolution du Congrès adoptée le 6 juillet 1785 : elle
disposait que l’unité monétaire du pays serait le peso
mexicain, qui prendrait le nom de dollar.
L’affaire peut être résumée ainsi :
1. Aux États-Unis, au moment de la guerre d’Indépendance,
on appelait dollar ou Spanish dollar ou Mexican dollar62 le
58. Voir Antonio García Baquero, «Estados Unidos, Cuba y el comercio de
neutrales», dans 1776. Bicentenario de la Independencia norteamericana.
Numéro spécial de la Revista de la Universidad Complutense, vol. XXVI,
n° 107 (janv.-mars 1977), pp.117-142.
59. Léon, P., Économies et Sociétés de l’Amérique latine. [23], p. 28.
60. Léon, P., Économies et Sociétés de l’Amérique latine. [23], p. 35.
61. «Our public debt, our requisitions and their apportionments, have
given it actual and long possession of the place of unit.» (Thomas
Jefferson, «Notes on the Establishment of a Money Unit, and of a Coinage
for the United States», dans Documents from the Continental Congress and
the Constitutional Convention, 1774-1789, Washington, Library of Congress,
p. 10.
62. «When it is considered, that the Spaniards have been reducing the
weight of their dollars, and that instead of 385,5 grains of puer silver in
the old Mexican dollar, the new dollar have not more than 36 grains, it
will hardly be thought that 362 grains of pure silver to too little for the
federal coins, which is to be current in all payments for one dollar.»
(«Report of the grand committee of the Continental Congress, read May 13,
22
peso espagnol frappé en Amérique (généralement au Mexique). A
l’origine de cette appellation, il y a le thaler, qui est
l’unité monétaire de l’Empire germanique. Sous Charles Quint
aussi, bien sûr. Celui-ci régnant également sur l’Espagne et
l’Amérique, l’habitude se prit d’assimiler le peso au thaler
et de l’appeler thaler, mot qui évolua par la suite en daler,
puis en dollar. Cette pièce portait sur son avers le buste du
roi d’Espagne régnant et sur son revers les armes de
l’Espagne, flanquées de chaque côté par les colonnes d’Hercule
— deux colonnes ornementées, qui symbolisaient le détroit de
Gibraltar, dont l’Espagne se considérait maîtresse —, ce qui
la fit appeler Spanish pillar dollar, qui, en abrégé,
s’écrivait couramment « S|| » ; puis les deux barres furent
placées sur le S, et cela donna à terme
le signe « $ » que
tout le monde connaît et que les pays latino-américains
continuent donc fort justement d’utiliser pour désigner le
peso.
2. De toutes les monnaies étrangères qui circulaient
alors aux Étas-Unis le peso fut la seule admise partout avec
la même valeur, et à peu près également adoptée de fait dans
tous les États de l’union.63
3. La monnaie des Étas-Unis devait, selon les rapporteurs
de la commission du Congrès, répondre à trois conditions, que
le peso remplissait parfaitement.64
4. Conclusion : les Étas-Unis adoptèrent le peso (Spanish
dollar ou dollar) comme monnaie officielle.65
1785», dans Documents from the Continental Congress and the Constitutional
Convention, 1774-1789, Washington, Library of Congress, p. 2).
63. «The various coins which have circulated in America, have undergone
different changes in their value, so that there is hardly any which can be
considered as a general standard, unless it be Spanish dollars.» (Robert
Morris, «Plan» du 15 janvier 1782, p. 5).
«The unit, or dollars, is a know[n] coin, and the most familiar of all to
the minds of the people. It is already adopted from south to north; has
indentified our currency, and therefore happily offers itself as an unit
already introduced.» (Jefferson, Th., «Notes on the Establishment of a
Money Unit…» [61], p. 10).
64. «In fixing the unit of money, these circonstances are of principal
importance. 1. That it be of convenient size, to be applied as a measure to
the common money transaction of life. 2. That its parts and multiples be in
an easy proportion to each other, so as to facilitate the money arithmetic.
3. That the unit and its parts or divisions be so nearly of the value of
some of the known coins, as that they may be of easy adoption by the
people.
«The Spanish dollar seems to fulfill all these conditions.»
(Jefferson, Th., «Notes on the Establishment of a Money Unit…» [61],
p. 9).
65. «Wednesday, July 6, 1785.
«Congress Assembled. Present as yesterday.
«Committee took consideration the report of a grand committee […] on the
subject of a money unit.
23
Le dollar proprement dit ne fut frappé qu’à partir du 2
avril 1792. Le peso fut donc, pendant 7 ans la seule monnaie
officielle des jeunes États-Unis, mais il ne disparut pas pour
autant : en 1793, il était encore reconnu comme moyen légal de
paiement dans le pays, mesure répétée en 1834. Il fallut
attendre le décret du 21 février 1857, qui interdit la
circulation de toutes les monnaies étrangères, pour voir le
peso mexicain définitivement disparaître des bourses des
Américains.66
c. L’enracinement profond du peso
On comprend donc pourquoi le Mexique, devenu indépendant à
son tour en 1821, allait conserver à sa monnaie nationale le
prestigieux nom de peso, que ce fût sous le règne de
l’empereur
Iturbide
(1821-1822)
ou
sous
la
république
(premières frappes de 1823), et ce jusqu’à nos jours et malgré
les gravissimes situations politiques et économiques que
connut le pays, en particulier au XXe siècle. Les dirigeants
savaient, en effet, qu’une monnaie doit inspirer confiance à
celui qui la reçoit, et quelle plus belle preuve de crédit
pouvait-on donner que ce choix des États-Unis ?
Cependant,
ce
phénomène
dépasse
largement
le
cadre
géographique du Mexique, puisque huit États au total, on l’a
vu, ont conservé ce nom à leur munité monétaire. Et ceux qui,
en raison de situations économiques catastrophiques ont été
obligés de l’abandonner y sont vite revenus, comme l’Argentine
qui, de mégadégradations en gigadévaluations67 a tout fait pour
ne pas perdre son peso, le faisant d’abord évoluer en peso ley
ou, plus couramment, peso nuevo (1970), puis en peso argentino
(1983), pour finalement être contrainte de le transformer en
austral (1985), avant de revenir, toute heureuse, au peso
(1992).
L’importance du peso se mesure aussi au fait qu’au Panama il
continua à peser sur les mentalités et les habitudes : ce pays
possède, en effet, une unité monétaire, le balboa, mais dans
«And on the question, That the money unit of the United States of America
be one dollar, the yeas and nays beeing required by Mr. [David] Howell;
Every member answering ay, it was
«Resolved, That the money unit of the United States of America be one
dollar.»
(Journals of the Continental Congress, vol. 29, pp. 499-500).
66. Fernández, M. A., La moneda y la plata en la historia mexicana, «El
Virreinato-I» [55], p. 2.
67. Rappelons, par exemple, qu’un peso actuel vaut 0,0000000000001 peso
d’avant 1970.
24
le premier tiers du XXe siècle on continuait à utiliser le mot
peso pour désigner le demi-balboa.68
Un autre cas intéressant est celui du Nicaragua. Le premier
nom national attribué à la monnaie de cet État centreaméricain, après le peso (voir plus haut), le fut à l’occasion
de la réforme monétaire du 16 novembre 1878 qui créait le
centavo.69 Mais cela ne durera qu’une trentaine d’années, car
le 20 mars 1912 fut créée l’actuelle unité monétaire, le
córdoba.70 On peut tout de même juger le poids du peso, quand
on observe que, le peuple continuant à appeler la nouvelle
monnaie peso, le président de la République dut décréter que
ce nom devait être admis dans toutes les transactions comme
équivalent de córdoba (décret du 21 juin 1926).71
Comme l’observait, en 1785, Thomas Jefferson, il n’est pas
recommandé de bousculer les habitudes de la population en
matière de monnaie. C’est une des raisons qui le poussaient,
lui et la commission réunie sur cette question, à proposer au
Congrès d’adopter le peso (Mexican ou Spanish dollar) comme
unité monétaire des États-Unis72. Cette monnaie était déjà
familière aux citoyens nord-américains et, étant partout
adoptée au même taux, la seule qui pouvait servir de monnaie
nationale, dans ce pays où chaque État — c’est-à-dire chacune
des treize colonies — avait son système propre et des
cotations différentes pour les mêmes espèces étrangères en
circulation.
Cet indispensable conservatisme en matière de monnaie
explique, au moins partiellement, la survie du peso dans de
nombreux pays. D’autant plus qu’il fut longtemps une monnaie
forte.
68. Las monedas de plata […] consisten en el medio balboa, vulgarmente
llamado peso y que pesa 25 gramos; el medio peso, denominado vulgarmente
peseta, el quinto de peso ó real y el décimo de peso ó medio real […]
(Enciclopedia Universal, Madrid, Espasa-Calpe, vol. 41 (1920), p. 681 a).
69. Gual Vallalbi, P., Del cacao al Córdona-Oro [37], p. 3.
70. «El 20 de Marzo de 1912, siendo Adolfo Díaz Presidente, que opera en
Nicaragua la Conversión Monetaria que adopta como unidad de cambio el
“CÓRDOBA”. Promulgada la Ley de Conversión Monetaria, los Billetes del
Tesoro fueron cambiados gradualmente por la nueva moneda que tenía un tipo
de cambio igual al dólar americano.» (Gual Vallalbi, P., Del cacao al
Córdona-Oro [37], p. 4).
71. «El 21 de Junio de 1926 el Presidente de la República Emiliano
Chamorro, decreta que la palabra “peso” empleada por el pueblo para
denominar la unidad monetaria básica del país, se tendrá como término
euivalente al Córdoba.» (Gual Vallalbi, P., Del cacao al Córdona-Oro [37],
p. 4).
72. «It is difficult to familiarize a new coin to the people. It is more
difficult to familiarize them to a new coin with an old name. Happily the
[Mexican] dollar is familiar them all […]» (Jefferson, Th., «Notes on the
Establishment of a Money Unit…» [61], p. 10).
25
Cette monnaie forte fut donc adoptée par un pays jeune, les
Etats-Unis, dont l’économie allait rapidement se développer.
Dès ses premiers pas, il allait tisser des liens qui lui
attacheraient peu à peu les anciennes colonies espagnoles. Au
point
que,
après
s’être
définitivement
et
complètement
e
débarrassé du peso au milieu du XIX siècle, ce fut sa propre
monnaie — le dollar, le véritable « US dollar » — qui,
conservant l’aura du peso, prit le relais et présida désormais
aux échanges internationaux. Comme on trouvait il y a un
siècle des pesos jusqu’en Chine, on trouve aujourd’hui des
dollars jusque dans les pays où cette monnaie n’est pas
légalement acceptée.
Et de la même façon qu’autrefois on avait assisté à une
« pesoïsation » — tout à fait voulue et consciente — de
l’économie nord-américaine, on assiste aujourd’hui à la
« dollarisation » d’un certain nombre de pays d’Amérique
latine (Argentine, Équateur, Salvador, etc.). Le phénomène
s’est inversé.
La différence est que le peso a été pour les jeunes ÉtatsUnis un moyen de s’approprier une monnaie forte, de la faire
leur. Autrement dit, ce pays, qui avait une économie émergente
et pas du tout d’unité monétaire, s’est doté ainsi d’une
monnaie forte — celle d’un autre État, le «Mexican dollar» —
qu’il a, ensuite — c’est-à-dire une fois que son économie a
été assez solide —, évincée au profit de la sienne — l’«US
dollar» —, qui en a gardé les attributs distinctifs : le
poids, le titre, les dimensions… et, surtout, la confiance
qu’elle inspirait. L’opération a été un succès pour les ÉtatsUnis, à l’inverse de la « dollarisation » qui est, pour les
pays latino-américains, un carcan qui les étouffe, comme le
démontre tous les jours la bien triste situation économique de
l’Argentine73. Et ce, que leur monnaie nationale soit le peso
ou toute autre unité monétaire.
73. Voir, par exemple, l’article très explicite de Jeffrey Sachs,
professeur d’Économie à l’Université de Harvard, sur « Le blocage
argentin » [“El atasco argentino”], publié dans le journal madrilène El
País du 17 juin 2001.
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