Lunatique spécial Mouvance – extrait
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Lunatique spécial Mouvance – extrait
Lunatique spécial Mouvance – extrait © 2013 Noé Gaillard & Eons www.eons.fr EN GUISE DE PRÉFACE, D’AVERTISSEMENT, DE MISE EN GARDE, ETC. Facile de faire une antho dans « ces conditions », direz-vous : les textes ont déjà été sélectionnés. Sans doute, sans doute, mais… L’exercice si l’on peut dire, ne consiste pas à compiler une antho supplémentaire qui fera dire à son éditeur : « c’est la dernière fois que je me laisse prendre à la séduction des noms connus… », ou par chance – au même : « tu vois, je te l’avais dit, X, Y et Z sont toujours vendeurs… » Non, la difficulté – car il y en a une, quoi qu’on dise – c’est de faire partager aux lecteurs ses plaisirs de lecteur sans dénaturer-altérer-oblitérer ses souvenirs et ce qui fit l’esprit de la revue. Mais alors, si c’est difficile, pourquoi s’empêtrer d’un tel projet ? 1 • Parce que la relecture de tous les nos sans l’interruption d’une année entre chacun d’eux met en évidence la cohérence du tout – et je crois que les parties incluses ici rendent compte de ce tout et de leurs qualités intrinsèques. • Parce que cela flatte un peu l’amour-propre de l’anthologiste qui réussit à réunir une si belle brochette d’auteurs sans imposer un sujet plus ou moins original. • Parce que cela semble d’abord une bonne idée mi-didactique – la SFF d’il y a trente ans – mi-antirides – lisez et vous verrez : la bonne SF est comme le bon vin. • Parce que cela permet de rappeler ou de présenter à certains l’existence d’auteurs plus ou moins oubliés. • Parce que cela permet de donner la parole à ceux qui nous ont donné à lire. Mais ai-je besoin de justifications ? Lisez, vous verrez bien… Post scriptum : Quand j’ai entrepris cette anthologie, tous les auteurs à l’exception de madame Christine Renard étaient vivants. Le temps et la grande faucheuse nous ont depuis privés de quelques-uns. Que ce qui suit contribue à nous les garder en mémoire. Noé Gaillard 2 DES FRAGMENTS DE CRISTAL Pierre PELOT Vous n’avez probablement pas l’intention de l’isoler comme un reclus, car c’est un compagnon que vous cherchez en lui. Vous comptez certainement l’emmener le plus souvent avec vous, n’importe où. Un minimum d’éducation sera donc nécessaire puisqu’il fera partie de la société. *** Et si je vous dis qu’au début le temps n’existait pas, c’est vrai. Je n’invente rien, je ne fais que me souvenir – je crois que c’est fini : je suis maintenant quasiment incapable d’inventer comme avant. Non le temps n’existait pas, je n’en avais pas conscience en tout cas. C’est tout de même de cette manière que les choses acquièrent ou non une relative importance : par la conscience que nous en 3 avons. Bon. C’était grand et c’était beau, partout – peut-être parce que d’ailleurs, ce n’était pas précisément si grand que cela. C’était mon univers doux, tiède, indolore. C’était mon cocon tapissé de nuit amicale qui s’évaporait ponctuellement pour devenir un réseau flottant de couleurs chaudes. Je sais bien que c’était ainsi et je ne peux rien en dire d’autre – car il y eut, un jour, une espèce de gouffre. *** Ils étaient mes amis, les seuls que je possédais. Papamaman. Ils étaient là pour me guider, m’apprendre. Ils me tenaient par la main, et j’avais des jambes si lourdes, si lourdes ! Un jour, je saurai faire aller et venir ces jambes. Ils étaient mes amis. Les seuls. Papamaman. Leur visage était construit à l’aide de sourires additionnés les uns sur les autres. Je dis bien : leur visage. C’est plus tard que j’ai su qu’ils avaient chacun leur visage – qu’ils étaient deux. On trouvait, dans l’univers, des hautes villes de cristal, aux formes et aux structures inracontables, indescriptibles. Elles étaient toutes à portée de main, dressées côte à côte sur une surface réduite de quelques vingt mètres carrés. Dans les rues de ces villes sautillait un éléphant de velours brun vêtu d’une salopette à carreaux qui s’appelait Néneff. 4 J’étais assis, au centre des paysages, au confluent des rivières de sucre. Si bien que c’en devenait chaud contre moi. — Vilain ! Sale garçon ! C’était ce qu’ils disaient, en chœur. Ils avaient deux visages, chacun le sien. Les cris cassaient quelques arcs-boutants de cristal et le bruit de la chute m’emplissait de honte froide – de glace. (…) 5 NOTION DE MORT Christian VILÀ Je suis le numéro 4720. J’ai peur. J’ai peur parce qu’ils m’ont identifié hier soir comme étant d’un niveau sensiblement supérieur aux normes admises pour un garçon de huit ans scolarisé en section 6-4 – et susceptible en conséquence d’être l’élément perturbateur recherché par eux. *** Le dortoir était plongé dans la pénombre violette des veilleuses et je ne dormais pas. Un casque ovale en plexi transparent m’enveloppait jusqu’aux épaules ; on m’avait exclu du rêve collectif et déjà placé en isolation sonore. Les autres gosses n’auraient plus le sommeil perturbé par une « graine d’anarchiste » de mon espèce. J’étais éveillé – conscient depuis environ dix minutes – lorsqu’ils sont apparus, deux silhouettes 6 verdâtres dans l’encadrement de la porte. La pendule fluorescente au-dessus de leurs crânes indiquait zéro heure quarante-cinq. Tous les gosses sans exception dormaient ; mes cris n’ont pas franchi la paroi du casque ovale. L’un des hommes m’a maintenu allongé de force, l’autre immédiatement fait respirer un gaz para-narcotique et enveloppé dans une couverture isolante jaune. J’étais comme en état de mort éveillée ; mon cerveau fonctionnait normalement mais je ne recevais plus aucune sensation extérieure ; plus le moindre contact en dehors de la vue qui était excellente et paraît même, dans mon souvenir, avoir été anormalement aiguisée. Ils m’ont tout de suite amené ici. Je dirais… qu’il s’agit d’une chambre. Les quatre murs et le plafond sont peints en blanc mat ; le sol par où se fait le chauffage, tapissé de moquette marron-roux, couleur feuille morte sans imagination. Il y a un lit mural ; une armoire blanche ne contenant que des cintres et un drap plié ; une sorte de guéridon court sur pattes ; un lavabo et un W.C., situés au pied du lit. Pas d’autre mobilier. Pas de chaise ; je suis condamné à rester assis au bord du lit ou à même le sol. La lumière ne s’éteint jamais. Dans la « journée », l’œil d’un gardien m’épie constamment à travers le judas de la porte. Je m’en suis aperçu en entendant à plusieurs reprises un raclement de pied derrière le battant verrouillé. 7 Les adultes utilisés pour ce genre de besogne sont des F : caractériels violents d’intelligence 7 ou 6 tout au plus. Après enquête de l’ordinateur, « ils » semblent vouloir faire croire que je suis un D (3 dissimulé, le perturbateur-type !) ; je pense en fait être d’un niveau 2 et des poussières… S’ils m’attribuent, peutêtre sciemment, un taux moins élevé d’intelligence, c’est pour mettre en évidence ma « faute » en tant que « soupçonné de perturbation » – et par le même biais dissimuler ultérieurement une partie importante des effets de la « cure d’isolation », grâce à laquelle ils vont SANS AUCUN DOUTE me réajuster ; c’est-à-dire, me faire descendre si possible, au niveau 5.8… tout au moins à 6. C’est-à-dire le minimum requis pour un gosse en section 6-4. En sortant d’ici, je ne serai plus jamais un enfant « normal ». Un long moment après, je souffrirai encore de migraines répétées, de décalcification osseuse, de dérangements intestinaux constants – et j’aurai irrémédiablement perdu un pourcentage assez élevé (30 à 40 % ; eux diront 15 à 20) de vocabulaire et autres connaissances. Ma faculté d’apprentissage sera très diminuée. Peut-être aussi sortirai-je bègue. Débile profond. Autiste. Ou encore, je ne sortirai pas du tout. (…) 8 TOUR-SOLEIL Christine RENARD Huitième jour à Tour-Soleil. Tu es parti si vite l’autre jour que je n’ai même pas eu le temps de m’expliquer, de me justifier, ni non plus de te donner sur mes projets des détails qui t’auraient convaincu. C’est pourquoi je prends aujourd’hui ce moyen : taper sur mon terminal tout ce que j’ai à te dire. Cela me plaît de penser que toutes ces phrases t’arrivent sous les yeux au moment même où la colère me pousse à te répéter quel imbécile tu as été de ne pas venir vivre ici avec moi. Certes, tu peux bloquer la réception pour ne pas voir apparaître mes invectives, mais je sais qu’elles seront gardées en mémoire et qu’un jour ou l’autre, tu les verras. De toute façon tu ne pourras pas t’en empêcher, n’est-ce pas ? Tu voudras savoir ce que j’ai à te dire et quelle vie je mène dans la Tour. Et tu liras ces lignes pensées et écrites pour toi. 9 Et donc, ça y est, je suis dans mon cent cinquanteseptième étage et je ne m’en porte pas plus mal. Ne me dis pas que c’est inhumain, car il y a encore vingt trois étages au-dessus du mien, et leurs habitants n’ont pas l’air malheureux pour autant, du moins ceux que j’ai vus dans l’ascenseur ou au restaurant. Mais non, nous n’avons pas le vertige. Personne ne peut avoir le vertige ici car des terrasses aménagées tout le long de la façade suppriment toute impression d’à-pic. Jusqu’ici, tout me plaît, surtout cette terrasse aménagée en jardin sur laquelle ouvrent deux de mes portes-fenêtres. Oui, un jardin verdoyant et plein de fleurs, et plus grand que le misérable bout de terrain que tu as devant ta porte et où nous n’avons jamais rien pu faire pousser. Quant à l’appartement lui même, il est magnifique et plein de commodités qui me ravissent. Des murs recouverts de tissus, des moquettes partout… Je sais, toi tu t’en fous. Mais pas moi. Ce que j’ai pu en souffrir, de notre baraque minable. Des peintures écaillées, des meubles de guingois, des portes qui ne fermaient pas, des plafonds tachés. Et puis j’en avais assez de l’exiguïté des lieux, assez de voir le peigne et la brosse à cheveux à côté des assiettes de la veille, parce qu’on n’avait pas d’endroit pour faire sa toilette autre que celui où il fallait faire la vaisselle. Mais je ne sais pas pourquoi je parle à l’imparfait, parce que, pour toi il en est toujours ainsi. Et je sais que ce que je suis en train de taper dans mon ravissant bureau s’imprime 10 en même temps sur ton terminal coincé entre une baignoire minuscule et un placard fourre-tout. Et ici, j’ai une place pour chaque chose et une pièce pour chaque usage. Une pour manger, une pour dormir, une pour écrire mon courrier, une pour recevoir mes amis. Une pour te recevoir, toi, quand tu voudras. Quand je pense qu’il y a si peu de temps encore il me fallait prendre tous les jours un abominable train pour aller travailler. Au total, en ajoutant le car et le métro, une heure et demie, jamais moins. Même chose le soir. Trois heures par jour. Trois heures debout dans une atmosphère étouffante. Ajouté aux six heures de travail, ça fait neuf heures. Le temps de manger un sandwich à midi et de prendre un café, dix heures. Et tout ça pour rentrer dans un logement minable où il faut se mettre à faire la cuisine, le ménage, la vaisselle, le lavage. Assez ! Assez ! Toi, avec ta bourse, tu ne connais pas ça. Tu restes toute la journée sur tes bouquins et devant ton terminal et tes écrans. Et puisque tout ce qui t’intéresse, c’est de pouvoir étudier tranquille, je ne vois pas pourquoi tu ne viens pas ici. Les étudiants bénéficient de conditions exceptionnelles. Tous les médias sont à leur disposition. Tous les médias, même les plus chers. Évidemment il faut s’engager à vivre et à travailler dans la Tour pendant un certain temps. Mais pourquoi pas ? la vie est tellement 11 agréable ici ! Je ne sais pas si tu te rends compte ? Je peux me lever tous les jours une heure et demie plus tard qu’autrefois. C’est pas rien, je t’assure. Et avec le temps gagné le soir, ça me fait trois heures de plus par jour. Je n’ai qu’à sortir de chez moi, qu’à passer la porte de mon appartement pour me trouver devant celle de l’ascenseur qui, en quelques secondes, me descend au vingt-cinquième étage où se trouvent les bureaux de Technicogadget qui m’ont engagée comme secrétaire bilingue. Quelques secondes de trajet. Merveilleux. Je peux remonter déjeuner chez moi, ce qui procure une agréable détente, surtout avec ce jardin-terrasse que j’adore. D’ailleurs, si je n’ai pas envie de remonter à mon appartement, ce ne sont pas les distractions qui manquent. Des restaurants de toute sorte, très bon marché, des magasins partout, des piscines, des salles de jeux, tout ça tellement accessible. Tout, je te dis, il y a tout. Et des coiffeurs et des saunas, tout ce qu’on va chercher d’habitude à des kilomètres et demande de tels efforts qu’en fin de compte, on n’y va pas. Tour-Soleil, c’est le paradis. Et moi, j’aime un homme qui refuse le paradis. Bon, je m’arrête. J’aurais trop à dire là-dessus. (…) 12 SANS APPEL Joëlle WINTREBERT — Et celle-là ? Elle est bien jeune… — Douze ans. Ne vous faites pas d’illusions, il y en a d’encore plus jeunes. — Je sais. Mais ces gosses paraissent si fragiles. Qu’a-t-elle fait ? — Assassiné le procureur Gargouce. — Au tribunal ou en ville ? — Ne soyez pas stupide, voyons. Au tribunal, c’est impossible. C’est une délinquante sexuelle et Gargouce faisait partie de sa clientèle de pédophiles. Elle nous a dit que c’était elle ou lui et je la crois sans peine. Nous avions étouffé le même genre d’histoire scabreuse, il y a trois ans. Mais cette fois-là, c’est la gosse qui avait fait les frais. — Mais alors qu’est-ce qu’elle fiche ici ? Et ses parents, ils attendent que ça se passe ? — Le père était chirurgien. Lounier, vous savez 13 bien, sa mort vient de susciter quelques remous dans la presse. Il s’est suicidé en apprenant l’arrestation de sa fille. Pas d’autres enfants. La petite avait fugué il y a deux ans déjà. La mère n’a pas supporté le décès de son mari. Elle est dans une cellule d’isolation à l’H.P. de Vanves. Alors plutôt que de faire un scandale qui aurait rejailli sur toute la magistrature, nous avons préféré enfermer la gamine. De toute façon, c’est une délinquante sexuelle. — Où était-elle avant d’être transférée ici ? — Privation sensorielle, à Fleury. C’est une véritable petite peste, vous savez. — Tout de même, à douze ans ! — Oui, c’est ce que nous avons pensé. Mais vous connaissez nos problèmes… Elle sera mieux ici. — À condition que l’expérience marche. Ça ne vous gêne pas que des gamins nous servent de cobayes ? (…) 14 MOBILIS IN MOBILI Pierre BAMEUL L’oued Loire, étincelant de soleil. Les premiers bancs de sable qui commencent à apparaître avec l’été naissant. Le climat redeviendrait-il comme Avant ? Les atomiques de la Guerre Apocalyptique avaient détraqué le temps, engendrant des pluies sans fin et des crues diluviennes. À présent, la nature reprenait ses droits. Si Allah l’a voulu ainsi, l’homme est trop présomptueux de croire qu’il détient le pouvoir de contrer sa volonté. Mohammed Latour cessa de rêvasser et concentra son attention sur les commandes du navire-usine. Il lui fallait maintenant rester attentif à l’approche des hauts-fonds, de plus en plus nombreux vers l’amont. Le premier pont écroulé d’Angers se profila au détour de la boucle du fleuve. — Qu’attendent les Mamelouks pour dynamiter 15 ces ruines gênantes ? murmura-t-il entre ses dents. La grande péniche-atelier remontait doucement le cours de la Loire. Les teuf-teuf de sa machine poussive plongeaient toujours Mohammed Latour dans une bienheureuse somnolence propice à la rêverie. Il appréciait son nouveau métier. Quel privilège de naviguer ainsi sur les eaux calmes de la Loire, dans la douceur de juin. Il avait vraiment trouvé une planque inespérée, en cette période de crise. Habilement, il pesa sur la barre et obliqua un peu vers la gauche. Deux mois auparavant, son ami, le pilote Djibril Garin, s’était échoué sur un banc sournoisement dissimulé par deux mètres d’eau. Le débit des fleuves diminuait d’année en année. Mais c’était la première fois qu’un producteurmarchand s’échouait si près de l’estuaire de l’oued Loire. « En avril, ne te découvre pas d’un fil », disait le proverbe d’Avant. Djibril avait découvert sa garde et perdu sa place et sa liberté. En direction du pont, Mohammed pouvait apercevoir les superstructures de la péniche naufragée dépassant toujours de l’eau à chacun de ses passages. Mieux valait redoubler de prudence et respecter les pieux balisant des chenaux. Latour enclencha le télégraphe sur : VITESSE RÉDUITE. La sonnerie de l’appareil acheva de l’éveiller. Les teuf-teuf de la machine changèrent de cadence. Un coup d’œil à l’horloge de bord… Il atteindrait tout de même 16 Angers avant la prochaine prière. Autre avantage d’être pilote : il était exempté de ce rite obligatoire. Et Allah devait savoir à quel point son disciple se sentait allergique aux pratiques pieuses. Très lentement, le N.D. Fatima doubla le banc d’où saillait l’épave envasée, pour se diriger entre les piles écroulées du pont. Les crues du siècle passé avaient emporté les restes du tablier. Les piliers, rougis de rouille, tenaient encore et tiendraient sans doute longtemps, si nul ne les disloquait. Au-delà de l’obstacle, une autre péniche-atelier, portée par le courant, mugit dans un panache de vapeur. Elle se gara vite sur sa droite, rotation de l’hélice inversée. Personne ne voulait prendre de risques. Le capitaine Amin Gillois monta sur la passerelle. Il choisissait toujours bien son moment… Latour ne tourna pas la tête. Il actionna la trompe du N.D. Fatima, remerciant ainsi son homologue de deux coups brefs, selon le Code-des-Eaux. — Crois-tu que nous trouverons beaucoup de crève-la-faim à Angers ? demanda le maître-aprèsDieu, d’un ton cynique qui déplut au barreur. (…) 17 À LA SAIGNÉE DU COUDE Roland C. WAGNER I see a red door and I want it painted black. Il y a une seringue posée sur la table de nuit. Une petite 1cc Insuline, avec une aiguille fine et luisante dont le plastique orange prend des reflets rosés dans la lumière déclinante de ce lugubre jour de novembre. À côté de la seringue, une ampoule oblongue, emplie d’un liquide plus ou moins doré. Cinq lettres sont imprimées sur le verre teinté : D.N.P.G.H. Dépresseur Neuro-Physiologique Générateur d’Hallucinations. Du moins, c’est ce que tout le monde dit. Mais je crois que ce n’est pas la véritable signification de ces initiales sèches et impersonnelles. Je suis assis au bord de mon lit étroit aux draps sales et froissés. Une douleur sournoise hante ma nuque et mes épaules, cascadant par vagues le long de ma colonne vertébrale. Je voudrais la chasser, la 18 repousser hors de moi, mais c’est bien entendu impossible. Impensable. La souffrance, la mort sont en moi, incrustées au plus profond de ma moelle épinière, et elles gagnent un peu plus de terrain à chaque seconde, étendant leurs pseudopodes vibrants en direction de mon cœur et de mon cerveau. No colors anymore, I want them to turn black. Je me lève, les jambes lourdes. Au-dehors, la nuit tombe et les couleurs se fondent en une grisaille qui dérive lentement vers le noir. (NOIR.) De ma fenêtre, je vois la ville plonger dans l’obscurité. Jadis, quand j’étais un enfant, Paris se parait chaque soir des millions d’étincelles des lampadaires et des fenêtres illuminées. On avait alors une agréable sensation de chaleur, de confort. C’est fini, à présent. Black-out total sur toutes les cités de la Terre. Car la lumière attire les Sangsues. Je referme les volets et je tire les rideaux. Pas un photon ne doit filtrer au-dehors. Ce n’est pas parce que je n’ai plus le moindre espoir qu’il faut que j’ouvre la voie à une Sangsue ! Je ne suis pas désespéré à ce point-là. Personne ne peut l’être. I see the girls walk by dressed in their summer clothes. Je retourne m’asseoir sur le lit. Dans ma mémoire dansent des images lumineuses – filles joyeuses, 19 court vêtues, marchant sous le soleil, garçons au regard vif, les suivant et les asticotant gentiment… Les vacances… Un mot. Rien qu’un mot. Un mot qui a perdu toute signification, désormais. Il n’y a plus de vacances pour personne ; il ne peut plus y en avoir. Tous nos instants libres sont consacrés à l’effort de guerre. Je m’empare de la seringue. Elle ne pèse rien dans ma main aux doigts calleux et fendillés. Je fais miroiter l’aiguille. Fascination hypnotique. Le reflet de la lampe sur la fine tige de métal s’insinue en moi, traversant comme un éclair mes pupilles dilatées. (…) 20 LE BANQUET DU CENTENAIRE Jacques BOIREAU Quelle étrange idée ai-je eue de m’expatrier ! Et quel maudit hasard m’a amené au Ferghan à la veille des cérémonies du centenaire ? À la veille ?… Je souffre d’une légère tendance à l’hyperbole, j’en ai peur : il y a bien six mois que je suis en poste ici, à Ouzgan, et que j’y occupe les glorieuses fonctions d’instructeur-adjoint. Et vous savez aussi bien que moi pourquoi j’ai quitté la mère-patrie ! Six mois. Six mois déjà ! Ces six mois, bien réels pourtant, me semblent avoir duré le temps d’un clin d’œil ! Il a fallu découvrir, s’habituer, s’installer, et je n’ai pas eu le temps de voir passer le temps. Non seulement je me plais à cultiver l’hyperbole, mais aussi la plaisanterie douteuse… Il le faut bien. Depuis deux mois déjà, nous 21 sommes attelés à la préparation de ce maudit centenaire. Et il est nécessaire, ô combien ! de rechercher des raisons de rire. Car on ne plaisante pas avec le centenaire. Ouzgan n’est pas la capitale, certes, tout au plus une modeste commune de droit civil, vaste cependant comme une demi-douzaine de nos cantons, ce qui signifie, entre autres choses, qu’elle dépend d’un administrateur civil, et non d’un militaire comme les communes dites de cantonnement. Mais, même dans les plus modestes villages oubliés dans les profondeurs du Ferghan – et Dieu sait si le Ferghan est profond ! – on se doit de préparer l’événement. Le centenaire de notre entrée dans le pays n’est pas un mince épisode. N’avons-nous pas apporté avec nous, par la force il faut le reconnaître, et là je me vois obligé de tomber d’accord avec mon collègue ferghani (un ça comme moi, soit dit entre parenthèses), nous n’aurions pas dû utiliser la violence, car ceux qui ont recours à la force se rabaissent eux-mêmes, n’avons-nous pas, malgré tout, apporté sur ce territoire déshérité la civilisation ? Et ne suis-je pas ici, moi, modeste ça de rien du tout, pour instruire ? Il faut bien l’avouer, un individu doté de mauvais esprit ferait remarquer que dans ma classe, je n’ai que de jeunes ça bien de chez nous, fils de colons. Et 22 que mon collègue ferghani a bien peu d’élèves par rapport à la population autochtone. Il en est de même de mon directeur, un lui un tantinet autoritaire, brave homme au demeurant, mais qui, je le crains, force quelque peu sur le h’add, si l’on en juge à un teint ni sain ni naturel. Et ce ne sont pas les deux elles qui sont chargées de l’instruction des petites qui me démentiront. L’une est l’épouse en titre du directeur. Ils ont renvoyé leur ça – c’est lui que je remplace. Ils ne désirent plus, ni lui, ni elle, avoir d’enfants. Cela vaut mieux : je les entends de mon chez moi se disputer chaque soir, après la classe, et avec quelle violence ! (…) 23 ROQUEBRUNE Henry-Luc PLANCHAT La maison. La maison est perdue parmi les dunes. Petite. Une maison grise et basse, avec des tuiles d’ardoise. Les fausses dalles taillées dans la roche brune. Par l’une des fenêtres, on voit la mer. Qu’est-ce que Roquebrune ? Peut-être un rêve, un niveau, mais qui peut le dire ? Un endroit. (Quelque part). Un texte précisait : « On ne sait pas comment l’on arrive à Roquebrune. Au cours d’une conversation avec des amis, ou votre amant, ou peut-être durant une exploration dangereuse au fond d’un des merveilleux lacs bleus de Samos, vous clignez des yeux. Et quand vous les ouvrez à nouveau, Roquebrune est là, perdu quelque part au fond de votre mémoire. Même pas un souvenir, non, mais une trace imperceptible, un 24 infirme vestige d’un passage et, peut-être, le nom : Roquebrune. Puis vous continuez votre vie, dans votre rêve, votre univers ou votre niveau. Mais émerge des ténèbres cette épave confuse, avec sa petite maison perdue dans les dunes, son ciel gris, sa mer sombre. Parfois. Le temps d’un éclair, d’un clin d’œil, avant de retourner dans un refuge inaccessible. Et vous frissonnez un instant, et vous passez votre main sur votre front d’un air soucieux avant de reprendre la route. Voici l’histoire de quelques-uns de ceux qui passèrent à Roquebrune. Arrachés à leur temps, à leur monde, ils s’y sont retrouvés. Et ils y ont vécu. Pas assez longtemps pour claquer seulement des doigts, mais suffisamment pour oublier. Pourquoi eux ? Qui le sait ? Voici leur histoire. Un récit. (…) pu être l’histoire d’autres êtres, qui se seraient rencontrés là en un autre moment – si le temps signifiait quelque chose à Roquebrune. (…) On ne sait pas comment l’on quitte Roquebrune. À ce moment, il n’y a plus rien à savoir. » *** Il est une légende. Qui prétend que l’on arrive à Roquebrune par la plaine, et que l’on quitte Roquebrune par la mer. Qu’il y a les dunes, le ciel gris, et la petite maison. « On y parvient », dit la légende, « avec le sac de la 25 mémoire plein de souvenirs, et l’on s’en va sans bagage. Un grand voilier, par exemple, vient vous rechercher pour vous ramener au pays de votre vie, à l’instant de votre départ. Alors, on vous rend votre bagage intact. Et il ne s’est rien passé. » Il y a une autre légende. Mais il n’en reste aucune trace. *** À quoi penses-tu, Silence, assis sur le sable parmi les herbes sauvages ? À ces champs de coton ? Couvrant la plaine absurde. À ces boules de honte blanche que tu récoltais, le dos brisé, les perles de sueur glissant sur ta cicatrice. Au soleil qui vous martelait, qui vous creusait la peau, bien plus encore que les fouets des maîtres. Tu penses au désespoir que les autres chassaient un peu, le soir venu, de leurs chants. Tu écoutais seulement, les yeux perdus contre la terre sèche, près de l’enclos des bêtes. Je songe à tous ces mots qui se forment et ne jaillissent que pour toi. — … et nous ramassions les débris sur les ruines de Noorkjöping, dit le rat. On trouvait parfois quelques bouteilles intactes. On se soûlait jusqu’à l’aube… La chatte l’écoutait, assise sur la table en bois, devant la fenêtre de la mer. De petits tressaillements glissaient de temps en temps sous son pelage, ses 26 oreilles frémissaient un instant, l’extrémité de sa queue se redressait un peu. Retombait. — … dans les villes du Nord, disait Aggi. Dans les villes du Nord… Meriam frissonna de nouveau. Ses oreilles s’aplatirent un peu quand elle se tourna vers l’androïde. — Je ne vois plus Silence, déclara-t-elle. (…) 27 LA MÉNAGÈRE ET LE DÉPANNEUR Pierre-Paul DURASTANTI & Michel JEURY — Luella. Bonjour à toutes. Oh, pardon. À tous et à toutes. Je vous rappelle que les hommes ont parfaitement le droit de se brancher sur notre chaîne et de suivre nos conversations. Bien sûr, il ne leur est pas permis d’intervenir, sauf autorisation spéciale… Soyez gentilles de noter les sujets prévus pour aujourd’hui. Mode enfants, la pâtisserie de ménage au XIXe siècle, le statut de la femme dans les îles de l’espace, les émissions télévisées féminines au XX e siècle (ancêtres de nos chaînes actuelles ?), nos héroïnes dans les grandes sagas romanesques, livres et films, du passé. Scarlet O’Hara toujours en tête… Et, naturellement, le sujet surprise du jour. Et puis les élections d’agent local, régional et mondial de 28 semaine. *** — Ici Ilena, de Miami. Notre indice de chaîne vient de dépasser 1 700. Avec ce chiffre, on a la chance d’avoir une agente mondiale sous peu. — Ici Dolorès, de Comodoro Rivadavia. Notre Luella sera agente mondiale. C’est elle qui a la meilleure chance. Et puis c’est elle qui a fondé notre chaîne ménagère. Le titre lui revient de droit. — Luella. Merci, Dolorès. Moi, agente mondiale ? Oh, je ne sais pas. Sincèrement… Je n’ai pas trop envie de me battre pour moi. Je me sens plus forte quand je me bats pour l’une d’entre vous… Ilena, Dolorès, vous êtes à peu près sur le même méridien. Il est très tôt chez vous, n’est-ce-pas ? Je vous dis bonjour ! — Ilena. Il est un peu plus de huit heures à Miami. C’est le bon moment pour attaquer les grandes chaînes ménagères de l’Est… Et c’est pourquoi je vais vous laisser, mes jolies. Je commence tout de suite ma campagne pour Luella. Bon après-midi, les Européennes ! *** — Ici Mona-Lisa, de Turin. Excusez-moi, je suis toute surprise que le sélecteur m’ait laissé passer. Je… C’est au sujet des romans. Moi, mon héroïne est 29 un héros : Fabrice Del Dongo, de La Chartreuse de Parme. Je le trouve très féminin. Et je voudrais savoir s’il est possible de voter pour un héros. — Luella. Votre Chartreuse de Parme ne me rappelle rien du tout. C’est un roman français, italien ? Quel siècle ? Vous avez vérifié qu’il figure sur la liste ? — Mona-Lisa. Je… Oui, bien sûr. Le livre figure sur la liste littéraire. C’est un roman italien du XX e siècle. Je ne sais pas lire, mais j’ai vu cinq films tirés du livre. Cinq sur onze… Et neuf séries sur quinze. Fabrice Del Dongo, vraiment… — Luella. Vous m’intéressez, Mona-Lisa. En outre, vous avez un joli nom et un gentil sourire. Dites-moi, Mona-Lisa, quel est votre indice de sélection ? — Mais, Luella… je ne sais pas ! — Elle est adorable ! Pense à dire ton nom chaque fois que tu commences à parler. Il y a toujours des centaines, quelquefois des milliers, et quelquefois des centaines de milliers de ménagères qui sont branchées sur la chaîne. Moi-même, je le fais tout le temps… sauf quand j’oublie ! Toutes les ménagères de notre chaîne me connaissent, ainsi que beaucoup d’autres. Eh bien, je me nomme quand même. Bon… Mona-Lisa de Turin, tu ne connais pas ton indice de priorité ? Est-ce que tu peux lire les nombres ? — Mona-Lisa, de Turin. Oui, les nombres, je sais les lire un peu. 30 — De toute façon, ton télématch possède bien un vocodeur ? Alors demande-lui ! Non, attends. Je propose que ton indice soit augmenté de dix points… Que toutes les ménagères de la chaîne qui sont d’accord en informent le sélecteur central, code neuf. Oui, Mona-Lisa, c’est pour que tu puisses passer plus souvent en sélection 1, comme maintenant. Sélection 1, ça veut dire que toutes les ménagères qui se branchent sur la chaîne te voient et t’entendent automatiquement. O.K. ? Pour Fabrice Del Dongo, je ne peux rien te dire. Les ménagères qui ont une opinion sur la question appellent la banque Pic, code 21… Oh, qui parle confitures en sous-sélection ? Pas de messes basses, les filles ! Et attention, aujourd’hui, ce n’est pas les confitures mais la pâtisserie de ménage ! (…) 31 INTERVIEWS CROISÉES Noé GAILLARD 1° Comment et/ou pourquoi vous est venue l’idée de Mouvance ? Bernard Stephan : 1976, c’est l’année du Service Militaire. Eh oui ! ça paraît incroyable aujourd’hui, mais la série Mouvance, pour moi, s’ancre dans une période difficile où il y a eu mon premier poste d’enseignant à Metz (1974), la mort de ma mère (1976), les colonies de vacances (avec Raymond Milési), le « service » (certains aujourd’hui sauront tout juste ce que c’est) ; bref, un tumulte et de multiples possibilités. Intérêt pour la littérature, la réflexion pédagogique, les Stones, etc. Je lisais avec passion Ballard, Dick, Fiction… C’est au travers de discussions avec un petit groupe de fans et d’abord Raymond Milési qu’il m’a paru évident que la SF devait être proche parce qu’elle était écrite par des gens qu’on rencontrait au hasard du Festival de SF de Metz. Il n’y avait pas de barrière, chacun, amateur ou 32 professionnel très connu, on se croisait au Centre Saint-Jacques, tout paraissait possible. D’où l’idée d’en être, de faire quelque chose plutôt que d’attendre que d’autres fassent le boulot. Il y avait une sorte de volonté d’exister par rapport au modèle anglo-saxon, la certitude aussi qu’on faisait aussi bien, avec peu de moyens. Tout était intéressant parce que tout était sincère, sans calcul. Et il y avait un côté collectif, travailler en équipe, dans un genre commun, enfin perçu comme tel. Il faut bien voir qu’il n’y avait pas que Mouvance. On pouvait monter l’interview de Phil Dick en quelques jours (l’année de son fameux discours de conversion à l’hôtel de ville de Metz), faire cours, écrire des poèmes, pour moi, des nouvelles pour Raymond. C’était un ensemble, tout allait très vite. Comme j’étais prof, j’avais l’habitude des projets, et surtout je passais des textes que j’aimais à l’étude de ces textes sans y voir une frontière insurmontable. Écrire ou expliquer, pour moi, c’était en gros la même chose. Mais honnêtement, je crois que c’est autour d’une bonne table, entre Metz et Thionville, et sans doute beaucoup de bières qu’on a dû avec Raymond se dire que c’était vraiment un truc à faire, vite, et surtout PASSIONNANT ! Raymond Milési : Alors là !… ça remonte à près de trente ans… Je sais qu’on voulait (Bernard et moi) « faire » quelque chose, et que réaliser une revue ou 33 une anthologie était une idée qui nous plaisait bien. Mais pourquoi « ça » ? Pourquoi « comme ça » ? Je ne sais plus très bien… C’était une époque bouillonnante de fanzines, magnifiquement vivants mais peu regardants sur la qualité. On voulait autre chose, avec une identité, pas de fourre-tout. Pour moi en tout cas, le plus important était déjà d’écrire, mais ça m’intéressait de me lancer dans le milieu SF par le biais de l’édition, en commençant par les textes des autres. Tout le reste est venu de nos multiples discussions et de notre habitude de travailler ensemble. 2° Pourquoi avoir dès le départ – si je ne m’abuse – précisé et déterminé un nombre fixe de numéros ? Raymond Milési : Dès le départ ? Je n’en suis pas sûr… La première antho, ce n’est pas nous qui l’avons éditée, c’est Henry-Luc Planchat. Mais nous étions (et je pense que nous le sommes toujours) des gens très rigoureux. Maîtriser notre entreprise de bout en bout, y compris dans le temps, nous paraissait aller de soi. Et en appliquant notre principe sacro-saint : projet→vécu→bilan. Nous sommes partis très vite sur la notion de « science-fiction et pouvoir », pour toute la série. Il s’agissait d’emblée de la décliner. Et, pour garder un projet clair, d’en définir le nombre. Ainsi, l’ensemble serait cohérent : il était indispensable je pense, pour chaque tome, de voir la fin des choses en même temps que le présent. C’est un atout phénoménal, pour n’importe quoi. La 34 périodicité étant vite devenue annuelle, il fallait un nombre réaliste. Donc, nous avons dit 8. Et, à partir de là, c’était 8 et point final. Le désir de durer ne figurait pas dans nos objectifs. De toute façon (je parle pour moi), je n’ai jamais publié pour publier, il était hors de question d’y passer plus longtemps. Bernard Stephan : Je me rappelle très bien, mais c’est peut-être un rêve éveillé, une feuille quadrillée sur laquelle nous avons avec Raymond défini le projet de Mouvance, les numéros, l’idée qu’il y en aurait – bon, après recherche des thèmes – disons huit. C’était vraiment pour moi une réflexion a priori sur une idée de base : établir un lien entre un genre (la science-fiction), genre que j’estimais le seul novateur à l’époque, et la réalité qui nous entourait (les mass-média, l’éducation – nous sommes profs tous les deux –, la consommation). L’idée était d’essayer d’appliquer une grille de lecture sur le monde, d’avoir un instrument d’approche de la réalité (bien sûr la fiction comme clé de compréhension du monde). Bon, aujourd’hui, je pense que c’était très influencé par les revues pédagogiques que je lisais à l’époque (Pratiques par exemple) ou plusieurs récits étiquetés « nouveaux romans ». Il y avait une approche théorique de la réalité derrière cela. Je pensais que la SF était plus en phase avec l’époque, chaque auteur (et pas uniquement anglosaxon) me paraissant arriver à l’essentiel avec des récits dont certains aujourd’hui échappent 35 complètement à la SF stricto sensu. La fascination des chiffres (8), des grilles (couverture de Mouvance 3), du jeu (de cartes par exemple), tout cela renvoie pour moi à une sorte de systématisation de la Littérature qui m’intéressait dans ces années-là. Et en même temps, notre idéal commun, je crois, avec Raymond, était l’aspiration contradictoire à une totale liberté, l’auteur devant pouvoir faire et écrire ce qu’il voulait. Même le genre SF avait pour nous des limites extrêmement élastiques. Voilà, nous avancions en traçant un cadre strict mais en demandant aux écrivains d’exercer librement leur activité d’écriture avant, pendant ou même contre ce cadre. C’était un dialogue. Difficile et épuisant. D’où peutêtre l’idée de le limiter dans le temps (8 numéros, 8 ans, car nous avions décidé dès le départ de faire une revue par an). Trente ans plus tard, je reste persuadé que c’est cette limite dans le temps qui a permis au projet de se concrétiser et en même temps je sais aussi que c’est l’une des choses qui m’a écarté de l’écriture et de la « vraie SF », celle qu’on fait soi-même. Il y a une pointe de regret dans cette idée du contrat limité. Je le reconnais. 3° Comment avez-vous déterminé les thèmes choisis ? (…) 36