Lunatique spécial Mouvance – extrait

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Lunatique spécial Mouvance – extrait
Lunatique spécial Mouvance – extrait
© 2013 Noé Gaillard & Eons
www.eons.fr
EN GUISE DE PRÉFACE,
D’AVERTISSEMENT, DE
MISE EN GARDE, ETC.
Facile de faire une antho dans « ces conditions »,
direz-vous : les textes ont déjà été sélectionnés. Sans
doute, sans doute, mais… L’exercice si l’on peut dire,
ne consiste pas à compiler une antho supplémentaire
qui fera dire à son éditeur : « c’est la dernière fois que
je me laisse prendre à la séduction des noms
connus… », ou par chance – au même : « tu vois, je te
l’avais dit, X, Y et Z sont toujours vendeurs… » Non,
la difficulté – car il y en a une, quoi qu’on dise – c’est
de faire partager aux lecteurs ses plaisirs de lecteur
sans dénaturer-altérer-oblitérer ses souvenirs et ce
qui fit l’esprit de la revue.
Mais alors, si c’est difficile, pourquoi s’empêtrer
d’un tel projet ?
1
• Parce que la relecture de tous les nos sans l’interruption d’une année entre chacun d’eux met en
évidence la cohérence du tout – et je crois que les
parties incluses ici rendent compte de ce tout et de
leurs qualités intrinsèques.
• Parce que cela flatte un peu l’amour-propre de
l’anthologiste qui réussit à réunir une si belle
brochette d’auteurs sans imposer un sujet plus ou
moins original.
• Parce que cela semble d’abord une bonne idée
mi-didactique – la SFF d’il y a trente ans –
mi-antirides – lisez et vous verrez : la bonne SF est
comme le bon vin.
• Parce que cela permet de rappeler ou de
présenter à certains l’existence d’auteurs plus ou
moins oubliés.
• Parce que cela permet de donner la parole à ceux
qui nous ont donné à lire.
Mais ai-je besoin de justifications ? Lisez, vous
verrez bien…
Post scriptum : Quand j’ai entrepris cette anthologie, tous les auteurs à l’exception de madame
Christine Renard étaient vivants. Le temps et la
grande faucheuse nous ont depuis privés de
quelques-uns. Que ce qui suit contribue à nous les
garder en mémoire.
Noé Gaillard
2
DES FRAGMENTS DE
CRISTAL
Pierre PELOT
Vous n’avez probablement pas l’intention de
l’isoler comme un reclus, car c’est un compagnon
que vous cherchez en lui. Vous comptez certainement l’emmener le plus souvent avec vous,
n’importe où. Un minimum d’éducation sera donc
nécessaire puisqu’il fera partie de la société.
***
Et si je vous dis qu’au début le temps n’existait
pas, c’est vrai. Je n’invente rien, je ne fais que me
souvenir – je crois que c’est fini : je suis maintenant
quasiment incapable d’inventer comme avant.
Non le temps n’existait pas, je n’en avais pas
conscience en tout cas. C’est tout de même de cette
manière que les choses acquièrent ou non une relative importance : par la conscience que nous en
3
avons. Bon.
C’était grand et c’était beau, partout – peut-être
parce que d’ailleurs, ce n’était pas précisément si
grand que cela. C’était mon univers doux, tiède, indolore. C’était mon cocon tapissé de nuit amicale qui
s’évaporait ponctuellement pour devenir un réseau
flottant de couleurs chaudes.
Je sais bien que c’était ainsi et je ne peux rien en
dire d’autre – car il y eut, un jour, une espèce de
gouffre.
***
Ils étaient mes amis, les seuls que je possédais.
Papamaman. Ils étaient là pour me guider,
m’apprendre. Ils me tenaient par la main, et j’avais
des jambes si lourdes, si lourdes ! Un jour, je saurai
faire aller et venir ces jambes. Ils étaient mes amis.
Les seuls. Papamaman. Leur visage était construit à
l’aide de sourires additionnés les uns sur les autres.
Je dis bien : leur visage. C’est plus tard que j’ai su
qu’ils avaient chacun leur visage – qu’ils étaient deux.
On trouvait, dans l’univers, des hautes villes de
cristal, aux formes et aux structures inracontables,
indescriptibles. Elles étaient toutes à portée de main,
dressées côte à côte sur une surface réduite de
quelques vingt mètres carrés. Dans les rues de ces
villes sautillait un éléphant de velours brun vêtu
d’une salopette à carreaux qui s’appelait Néneff.
4
J’étais assis, au centre des paysages, au confluent des
rivières de sucre. Si bien que c’en devenait chaud
contre moi.
— Vilain ! Sale garçon !
C’était ce qu’ils disaient, en chœur. Ils avaient
deux visages, chacun le sien. Les cris cassaient
quelques arcs-boutants de cristal et le bruit de la
chute m’emplissait de honte froide – de glace.
(…)
5
NOTION DE MORT
Christian VILÀ
Je suis le numéro 4720. J’ai peur.
J’ai peur parce qu’ils m’ont identifié hier soir
comme étant d’un niveau sensiblement supérieur aux
normes admises pour un garçon de huit ans scolarisé
en section 6-4 – et susceptible en conséquence d’être
l’élément perturbateur recherché par eux.
***
Le dortoir était plongé dans la pénombre violette
des veilleuses et je ne dormais pas. Un casque ovale
en plexi transparent m’enveloppait jusqu’aux
épaules ; on m’avait exclu du rêve collectif et déjà
placé en isolation sonore. Les autres gosses
n’auraient plus le sommeil perturbé par une « graine
d’anarchiste » de mon espèce.
J’étais éveillé – conscient depuis environ dix
minutes – lorsqu’ils sont apparus, deux silhouettes
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verdâtres dans l’encadrement de la porte. La pendule
fluorescente au-dessus de leurs crânes indiquait zéro
heure quarante-cinq. Tous les gosses sans exception
dormaient ; mes cris n’ont pas franchi la paroi du
casque ovale. L’un des hommes m’a maintenu
allongé de force, l’autre immédiatement fait respirer
un gaz para-narcotique et enveloppé dans une
couverture isolante jaune. J’étais comme en état de
mort éveillée ; mon cerveau fonctionnait normalement mais je ne recevais plus aucune sensation extérieure ; plus le moindre contact en dehors de la vue
qui était excellente et paraît même, dans mon
souvenir, avoir été anormalement aiguisée.
Ils m’ont tout de suite amené ici.
Je dirais… qu’il s’agit d’une chambre. Les quatre
murs et le plafond sont peints en blanc mat ; le sol
par où se fait le chauffage, tapissé de moquette
marron-roux, couleur feuille morte sans imagination.
Il y a un lit mural ; une armoire blanche ne contenant
que des cintres et un drap plié ; une sorte de
guéridon court sur pattes ; un lavabo et un W.C.,
situés au pied du lit. Pas d’autre mobilier. Pas de
chaise ; je suis condamné à rester assis au bord du lit
ou à même le sol. La lumière ne s’éteint jamais. Dans
la « journée », l’œil d’un gardien m’épie constamment à travers le judas de la porte. Je m’en suis
aperçu en entendant à plusieurs reprises un raclement de pied derrière le battant verrouillé.
7
Les adultes utilisés pour ce genre de besogne sont
des F : caractériels violents d’intelligence 7 ou 6 tout
au plus.
Après enquête de l’ordinateur, « ils » semblent
vouloir faire croire que je suis un D (3 dissimulé, le
perturbateur-type !) ; je pense en fait être d’un
niveau 2 et des poussières… S’ils m’attribuent, peutêtre sciemment, un taux moins élevé d’intelligence,
c’est pour mettre en évidence ma « faute » en tant
que « soupçonné de perturbation » – et par le même
biais dissimuler ultérieurement une partie importante des effets de la « cure d’isolation », grâce à
laquelle ils vont SANS AUCUN DOUTE me
réajuster ; c’est-à-dire, me faire descendre si possible,
au niveau 5.8… tout au moins à 6. C’est-à-dire le
minimum requis pour un gosse en section 6-4.
En sortant d’ici, je ne serai plus jamais un enfant
« normal ». Un long moment après, je souffrirai
encore de migraines répétées, de décalcification
osseuse, de dérangements intestinaux constants – et
j’aurai irrémédiablement perdu un pourcentage assez
élevé (30 à 40 % ; eux diront 15 à 20) de vocabulaire
et autres connaissances. Ma faculté d’apprentissage
sera très diminuée. Peut-être aussi sortirai-je bègue.
Débile profond. Autiste.
Ou encore, je ne sortirai pas du tout.
(…)
8
TOUR-SOLEIL
Christine RENARD
Huitième jour à Tour-Soleil.
Tu es parti si vite l’autre jour que je n’ai même pas
eu le temps de m’expliquer, de me justifier, ni non
plus de te donner sur mes projets des détails qui
t’auraient convaincu. C’est pourquoi je prends
aujourd’hui ce moyen : taper sur mon terminal tout
ce que j’ai à te dire. Cela me plaît de penser que
toutes ces phrases t’arrivent sous les yeux au moment
même où la colère me pousse à te répéter quel imbécile tu as été de ne pas venir vivre ici avec moi.
Certes, tu peux bloquer la réception pour ne pas voir
apparaître mes invectives, mais je sais qu’elles seront
gardées en mémoire et qu’un jour ou l’autre, tu les
verras. De toute façon tu ne pourras pas t’en empêcher, n’est-ce pas ? Tu voudras savoir ce que j’ai à te
dire et quelle vie je mène dans la Tour. Et tu liras ces
lignes pensées et écrites pour toi.
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Et donc, ça y est, je suis dans mon cent cinquanteseptième étage et je ne m’en porte pas plus mal. Ne
me dis pas que c’est inhumain, car il y a encore vingt
trois étages au-dessus du mien, et leurs habitants
n’ont pas l’air malheureux pour autant, du moins
ceux que j’ai vus dans l’ascenseur ou au restaurant.
Mais non, nous n’avons pas le vertige. Personne ne
peut avoir le vertige ici car des terrasses aménagées
tout le long de la façade suppriment toute impression
d’à-pic. Jusqu’ici, tout me plaît, surtout cette terrasse
aménagée en jardin sur laquelle ouvrent deux de mes
portes-fenêtres. Oui, un jardin verdoyant et plein de
fleurs, et plus grand que le misérable bout de terrain
que tu as devant ta porte et où nous n’avons jamais
rien pu faire pousser. Quant à l’appartement lui
même, il est magnifique et plein de commodités qui
me ravissent. Des murs recouverts de tissus, des
moquettes partout… Je sais, toi tu t’en fous. Mais pas
moi. Ce que j’ai pu en souffrir, de notre baraque
minable. Des peintures écaillées, des meubles de
guingois, des portes qui ne fermaient pas, des
plafonds tachés. Et puis j’en avais assez de l’exiguïté
des lieux, assez de voir le peigne et la brosse à
cheveux à côté des assiettes de la veille, parce qu’on
n’avait pas d’endroit pour faire sa toilette autre que
celui où il fallait faire la vaisselle. Mais je ne sais pas
pourquoi je parle à l’imparfait, parce que, pour toi il
en est toujours ainsi. Et je sais que ce que je suis en
train de taper dans mon ravissant bureau s’imprime
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en même temps sur ton terminal coincé entre une
baignoire minuscule et un placard fourre-tout. Et ici,
j’ai une place pour chaque chose et une pièce pour
chaque usage. Une pour manger, une pour dormir,
une pour écrire mon courrier, une pour recevoir mes
amis.
Une pour te recevoir, toi, quand tu voudras.
Quand je pense qu’il y a si peu de temps encore il
me fallait prendre tous les jours un abominable train
pour aller travailler. Au total, en ajoutant le car et le
métro, une heure et demie, jamais moins. Même
chose le soir. Trois heures par jour. Trois heures
debout dans une atmosphère étouffante. Ajouté aux
six heures de travail, ça fait neuf heures. Le temps de
manger un sandwich à midi et de prendre un café,
dix heures. Et tout ça pour rentrer dans un logement
minable où il faut se mettre à faire la cuisine, le
ménage, la vaisselle, le lavage.
Assez ! Assez !
Toi, avec ta bourse, tu ne connais pas ça. Tu restes
toute la journée sur tes bouquins et devant ton
terminal et tes écrans. Et puisque tout ce qui
t’intéresse, c’est de pouvoir étudier tranquille, je ne
vois pas pourquoi tu ne viens pas ici. Les étudiants
bénéficient de conditions exceptionnelles. Tous les
médias sont à leur disposition. Tous les médias,
même les plus chers. Évidemment il faut s’engager à
vivre et à travailler dans la Tour pendant un certain
temps. Mais pourquoi pas ? la vie est tellement
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agréable ici !
Je ne sais pas si tu te rends compte ? Je peux me
lever tous les jours une heure et demie plus tard
qu’autrefois. C’est pas rien, je t’assure. Et avec le
temps gagné le soir, ça me fait trois heures de plus
par jour. Je n’ai qu’à sortir de chez moi, qu’à passer la
porte de mon appartement pour me trouver devant
celle de l’ascenseur qui, en quelques secondes, me
descend au vingt-cinquième étage où se trouvent les
bureaux de Technicogadget qui m’ont engagée
comme secrétaire bilingue. Quelques secondes de
trajet. Merveilleux. Je peux remonter déjeuner chez
moi, ce qui procure une agréable détente, surtout
avec ce jardin-terrasse que j’adore.
D’ailleurs, si je n’ai pas envie de remonter à mon
appartement, ce ne sont pas les distractions qui
manquent. Des restaurants de toute sorte, très bon
marché, des magasins partout, des piscines, des
salles de jeux, tout ça tellement accessible. Tout, je te
dis, il y a tout. Et des coiffeurs et des saunas, tout ce
qu’on va chercher d’habitude à des kilomètres et
demande de tels efforts qu’en fin de compte, on n’y
va pas.
Tour-Soleil, c’est le paradis.
Et moi, j’aime un homme qui refuse le paradis.
Bon, je m’arrête. J’aurais trop à dire là-dessus.
(…)
12
SANS APPEL
Joëlle WINTREBERT
— Et celle-là ? Elle est bien jeune…
— Douze ans. Ne vous faites pas d’illusions, il y en
a d’encore plus jeunes.
— Je sais. Mais ces gosses paraissent si fragiles.
Qu’a-t-elle fait ?
— Assassiné le procureur Gargouce.
— Au tribunal ou en ville ?
— Ne soyez pas stupide, voyons. Au tribunal, c’est
impossible. C’est une délinquante sexuelle et
Gargouce faisait partie de sa clientèle de pédophiles.
Elle nous a dit que c’était elle ou lui et je la crois sans
peine. Nous avions étouffé le même genre d’histoire
scabreuse, il y a trois ans. Mais cette fois-là, c’est la
gosse qui avait fait les frais.
— Mais alors qu’est-ce qu’elle fiche ici ? Et ses
parents, ils attendent que ça se passe ?
— Le père était chirurgien. Lounier, vous savez
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bien, sa mort vient de susciter quelques remous dans
la presse. Il s’est suicidé en apprenant l’arrestation de
sa fille. Pas d’autres enfants. La petite avait fugué il y
a deux ans déjà. La mère n’a pas supporté le décès de
son mari. Elle est dans une cellule d’isolation à l’H.P.
de Vanves. Alors plutôt que de faire un scandale qui
aurait rejailli sur toute la magistrature, nous avons
préféré enfermer la gamine. De toute façon, c’est une
délinquante sexuelle.
— Où était-elle avant d’être transférée ici ?
— Privation sensorielle, à Fleury. C’est une véritable petite peste, vous savez.
— Tout de même, à douze ans !
— Oui, c’est ce que nous avons pensé. Mais vous
connaissez nos problèmes… Elle sera mieux ici.
— À condition que l’expérience marche. Ça ne vous
gêne pas que des gamins nous servent de cobayes ?
(…)
14
MOBILIS IN MOBILI
Pierre BAMEUL
L’oued Loire, étincelant de soleil. Les premiers
bancs de sable qui commencent à apparaître avec
l’été naissant. Le climat redeviendrait-il comme
Avant ?
Les atomiques de la Guerre Apocalyptique avaient
détraqué le temps, engendrant des pluies sans fin et
des crues diluviennes. À présent, la nature reprenait
ses droits. Si Allah l’a voulu ainsi, l’homme est trop
présomptueux de croire qu’il détient le pouvoir de
contrer sa volonté.
Mohammed Latour cessa de rêvasser et concentra
son attention sur les commandes du navire-usine. Il
lui fallait maintenant rester attentif à l’approche des
hauts-fonds, de plus en plus nombreux vers l’amont.
Le premier pont écroulé d’Angers se profila au détour
de la boucle du fleuve.
— Qu’attendent les Mamelouks pour dynamiter
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ces ruines gênantes ? murmura-t-il entre ses dents.
La grande péniche-atelier remontait doucement le
cours de la Loire. Les teuf-teuf de sa machine poussive plongeaient toujours Mohammed Latour dans
une bienheureuse somnolence propice à la rêverie.
Il appréciait son nouveau métier. Quel privilège de
naviguer ainsi sur les eaux calmes de la Loire, dans la
douceur de juin. Il avait vraiment trouvé une planque
inespérée, en cette période de crise.
Habilement, il pesa sur la barre et obliqua un peu
vers la gauche. Deux mois auparavant, son ami, le
pilote Djibril Garin, s’était échoué sur un banc sournoisement dissimulé par deux mètres d’eau.
Le débit des fleuves diminuait d’année en année.
Mais c’était la première fois qu’un producteurmarchand s’échouait si près de l’estuaire de l’oued
Loire. « En avril, ne te découvre pas d’un fil », disait
le proverbe d’Avant. Djibril avait découvert sa garde
et perdu sa place et sa liberté. En direction du pont,
Mohammed pouvait apercevoir les superstructures
de la péniche naufragée dépassant toujours de l’eau à
chacun de ses passages.
Mieux valait redoubler de prudence et respecter
les pieux balisant des chenaux. Latour enclencha le
télégraphe sur : VITESSE RÉDUITE. La sonnerie de
l’appareil acheva de l’éveiller. Les teuf-teuf de la
machine changèrent de cadence. Un coup d’œil à
l’horloge de bord… Il atteindrait tout de même
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Angers avant la prochaine prière.
Autre avantage d’être pilote : il était exempté de ce
rite obligatoire. Et Allah devait savoir à quel point
son disciple se sentait allergique aux pratiques
pieuses.
Très lentement, le N.D. Fatima doubla le banc
d’où saillait l’épave envasée, pour se diriger entre les
piles écroulées du pont. Les crues du siècle passé
avaient emporté les restes du tablier. Les piliers,
rougis de rouille, tenaient encore et tiendraient sans
doute longtemps, si nul ne les disloquait.
Au-delà de l’obstacle, une autre péniche-atelier,
portée par le courant, mugit dans un panache de
vapeur. Elle se gara vite sur sa droite, rotation de
l’hélice inversée. Personne ne voulait prendre de
risques.
Le capitaine Amin Gillois monta sur la passerelle.
Il choisissait toujours bien son moment… Latour ne
tourna pas la tête. Il actionna la trompe du
N.D. Fatima, remerciant ainsi son homologue de
deux coups brefs, selon le Code-des-Eaux.
— Crois-tu que nous trouverons beaucoup de
crève-la-faim à Angers ? demanda le maître-aprèsDieu, d’un ton cynique qui déplut au barreur.
(…)
17
À LA SAIGNÉE DU COUDE
Roland C. WAGNER
I see a red door and I want it painted black.
Il y a une seringue posée sur la table de nuit. Une
petite 1cc Insuline, avec une aiguille fine et luisante
dont le plastique orange prend des reflets rosés dans
la lumière déclinante de ce lugubre jour de
novembre.
À côté de la seringue, une ampoule oblongue,
emplie d’un liquide plus ou moins doré. Cinq lettres
sont imprimées sur le verre teinté : D.N.P.G.H.
Dépresseur Neuro-Physiologique Générateur d’Hallucinations. Du moins, c’est ce que tout le monde dit.
Mais je crois que ce n’est pas la véritable signification
de ces initiales sèches et impersonnelles.
Je suis assis au bord de mon lit étroit aux draps
sales et froissés. Une douleur sournoise hante ma
nuque et mes épaules, cascadant par vagues le long
de ma colonne vertébrale. Je voudrais la chasser, la
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repousser hors de moi, mais c’est bien entendu
impossible. Impensable. La souffrance, la mort sont
en moi, incrustées au plus profond de ma moelle
épinière, et elles gagnent un peu plus de terrain à
chaque seconde, étendant leurs pseudopodes
vibrants en direction de mon cœur et de mon
cerveau.
No colors anymore, I want them to turn black.
Je me lève, les jambes lourdes. Au-dehors, la nuit
tombe et les couleurs se fondent en une grisaille qui
dérive lentement vers le noir. (NOIR.) De ma fenêtre,
je vois la ville plonger dans l’obscurité. Jadis, quand
j’étais un enfant, Paris se parait chaque soir des
millions d’étincelles des lampadaires et des fenêtres
illuminées. On avait alors une agréable sensation de
chaleur, de confort. C’est fini, à présent. Black-out
total sur toutes les cités de la Terre. Car la lumière
attire les Sangsues.
Je referme les volets et je tire les rideaux. Pas un
photon ne doit filtrer au-dehors. Ce n’est pas parce
que je n’ai plus le moindre espoir qu’il faut que
j’ouvre la voie à une Sangsue ! Je ne suis pas désespéré à ce point-là. Personne ne peut l’être.
I see the girls walk by dressed in their summer
clothes.
Je retourne m’asseoir sur le lit. Dans ma mémoire
dansent des images lumineuses – filles joyeuses,
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court vêtues, marchant sous le soleil, garçons au
regard vif, les suivant et les asticotant gentiment…
Les vacances… Un mot. Rien qu’un mot. Un mot
qui a perdu toute signification, désormais. Il n’y a
plus de vacances pour personne ; il ne peut plus y en
avoir. Tous nos instants libres sont consacrés à
l’effort de guerre.
Je m’empare de la seringue. Elle ne pèse rien dans
ma main aux doigts calleux et fendillés. Je fais
miroiter l’aiguille. Fascination hypnotique. Le reflet
de la lampe sur la fine tige de métal s’insinue en moi,
traversant comme un éclair mes pupilles dilatées.
(…)
20
LE BANQUET DU
CENTENAIRE
Jacques BOIREAU
Quelle étrange idée ai-je eue de m’expatrier ! Et
quel maudit hasard m’a amené au Ferghan à la veille
des cérémonies du centenaire ? À la veille ?… Je
souffre d’une légère tendance à l’hyperbole, j’en ai
peur : il y a bien six mois que je suis en poste ici, à
Ouzgan, et que j’y occupe les glorieuses fonctions
d’instructeur-adjoint. Et vous savez aussi bien que
moi pourquoi j’ai quitté la mère-patrie !
Six mois. Six mois déjà ! Ces six mois, bien réels
pourtant, me semblent avoir duré le temps d’un clin
d’œil ! Il a fallu découvrir, s’habituer, s’installer, et je
n’ai pas eu le temps de voir passer le temps. Non
seulement je me plais à cultiver l’hyperbole, mais
aussi la plaisanterie douteuse…
Il le faut bien. Depuis deux mois déjà, nous
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sommes attelés à la préparation de ce maudit centenaire. Et il est nécessaire, ô combien ! de rechercher
des raisons de rire. Car on ne plaisante pas avec le
centenaire.
Ouzgan n’est pas la capitale, certes, tout au plus
une modeste commune de droit civil, vaste cependant comme une demi-douzaine de nos cantons, ce
qui signifie, entre autres choses, qu’elle dépend d’un
administrateur civil, et non d’un militaire comme les
communes dites de cantonnement. Mais, même dans
les plus modestes villages oubliés dans les profondeurs du Ferghan – et Dieu sait si le Ferghan est
profond ! – on se doit de préparer l’événement. Le
centenaire de notre entrée dans le pays n’est pas un
mince épisode. N’avons-nous pas apporté avec nous,
par la force il faut le reconnaître, et là je me vois
obligé de tomber d’accord avec mon collègue
ferghani (un ça comme moi, soit dit entre parenthèses), nous n’aurions pas dû utiliser la violence, car
ceux qui ont recours à la force se rabaissent
eux-mêmes, n’avons-nous pas, malgré tout, apporté
sur ce territoire déshérité la civilisation ? Et ne
suis-je pas ici, moi, modeste ça de rien du tout, pour
instruire ?
Il faut bien l’avouer, un individu doté de mauvais
esprit ferait remarquer que dans ma classe, je n’ai
que de jeunes ça bien de chez nous, fils de colons. Et
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que mon collègue ferghani a bien peu d’élèves par
rapport à la population autochtone. Il en est de
même de mon directeur, un lui un tantinet autoritaire, brave homme au demeurant, mais qui, je le
crains, force quelque peu sur le h’add, si l’on en juge
à un teint ni sain ni naturel.
Et ce ne sont pas les deux elles qui sont chargées
de l’instruction des petites qui me démentiront.
L’une est l’épouse en titre du directeur. Ils ont
renvoyé leur ça – c’est lui que je remplace. Ils ne
désirent plus, ni lui, ni elle, avoir d’enfants. Cela vaut
mieux : je les entends de mon chez moi se disputer
chaque soir, après la classe, et avec quelle violence !
(…)
23
ROQUEBRUNE
Henry-Luc PLANCHAT
La maison.
La maison est perdue parmi les dunes. Petite. Une
maison grise et basse, avec des tuiles d’ardoise. Les
fausses dalles taillées dans la roche brune.
Par l’une des fenêtres, on voit la mer.
Qu’est-ce que Roquebrune ? Peut-être un rêve, un
niveau, mais qui peut le dire ?
Un endroit. (Quelque part).
Un texte précisait :
« On ne sait pas comment l’on arrive à Roquebrune. Au cours d’une conversation avec des amis, ou
votre amant, ou peut-être durant une exploration
dangereuse au fond d’un des merveilleux lacs bleus
de Samos, vous clignez des yeux. Et quand vous les
ouvrez à nouveau, Roquebrune est là, perdu quelque
part au fond de votre mémoire. Même pas un
souvenir, non, mais une trace imperceptible, un
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infirme vestige d’un passage et, peut-être, le nom :
Roquebrune. Puis vous continuez votre vie, dans
votre rêve, votre univers ou votre niveau. Mais
émerge des ténèbres cette épave confuse, avec sa
petite maison perdue dans les dunes, son ciel gris, sa
mer sombre. Parfois. Le temps d’un éclair, d’un clin
d’œil, avant de retourner dans un refuge inaccessible.
Et vous frissonnez un instant, et vous passez votre
main sur votre front d’un air soucieux avant de
reprendre la route.
Voici l’histoire de quelques-uns de ceux qui
passèrent à Roquebrune. Arrachés à leur temps, à
leur monde, ils s’y sont retrouvés. Et ils y ont vécu.
Pas assez longtemps pour claquer seulement des
doigts, mais suffisamment pour oublier. Pourquoi
eux ? Qui le sait ? Voici leur histoire. Un récit. (…) pu
être l’histoire d’autres êtres, qui se seraient rencontrés là en un autre moment – si le temps signifiait
quelque chose à Roquebrune. (…) On ne sait pas
comment l’on quitte Roquebrune. À ce moment, il n’y
a plus rien à savoir. »
***
Il est une légende.
Qui prétend que l’on arrive à Roquebrune par la
plaine, et que l’on quitte Roquebrune par la mer.
Qu’il y a les dunes, le ciel gris, et la petite maison.
« On y parvient », dit la légende, « avec le sac de la
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mémoire plein de souvenirs, et l’on s’en va sans
bagage. Un grand voilier, par exemple, vient vous
rechercher pour vous ramener au pays de votre vie, à
l’instant de votre départ. Alors, on vous rend votre
bagage intact. Et il ne s’est rien passé. »
Il y a une autre légende. Mais il n’en reste aucune
trace.
***
À quoi penses-tu, Silence, assis sur le sable parmi
les herbes sauvages ? À ces champs de coton ?
Couvrant la plaine absurde. À ces boules de honte
blanche que tu récoltais, le dos brisé, les perles de
sueur glissant sur ta cicatrice. Au soleil qui vous
martelait, qui vous creusait la peau, bien plus encore
que les fouets des maîtres. Tu penses au désespoir
que les autres chassaient un peu, le soir venu, de
leurs chants. Tu écoutais seulement, les yeux perdus
contre la terre sèche, près de l’enclos des bêtes. Je
songe à tous ces mots qui se forment et ne jaillissent
que pour toi.
— … et nous ramassions les débris sur les ruines
de Noorkjöping, dit le rat. On trouvait parfois
quelques bouteilles intactes. On se soûlait jusqu’à
l’aube…
La chatte l’écoutait, assise sur la table en bois,
devant la fenêtre de la mer. De petits tressaillements
glissaient de temps en temps sous son pelage, ses
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oreilles frémissaient un instant, l’extrémité de sa
queue se redressait un peu. Retombait.
— … dans les villes du Nord, disait Aggi. Dans les
villes du Nord…
Meriam frissonna de nouveau. Ses oreilles
s’aplatirent un peu quand elle se tourna vers
l’androïde.
— Je ne vois plus Silence, déclara-t-elle.
(…)
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LA MÉNAGÈRE ET LE
DÉPANNEUR
Pierre-Paul DURASTANTI
& Michel JEURY
— Luella. Bonjour à toutes. Oh, pardon. À tous et à
toutes. Je vous rappelle que les hommes ont parfaitement le droit de se brancher sur notre chaîne et de
suivre nos conversations. Bien sûr, il ne leur est pas
permis d’intervenir, sauf autorisation spéciale…
Soyez gentilles de noter les sujets prévus pour
aujourd’hui. Mode enfants, la pâtisserie de ménage
au XIXe siècle, le statut de la femme dans les îles de
l’espace, les émissions télévisées féminines au XX e
siècle (ancêtres de nos chaînes actuelles ?), nos
héroïnes dans les grandes sagas romanesques, livres
et films, du passé. Scarlet O’Hara toujours en tête…
Et, naturellement, le sujet surprise du jour. Et puis
les élections d’agent local, régional et mondial de
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semaine.
***
— Ici Ilena, de Miami. Notre indice de chaîne vient
de dépasser 1 700. Avec ce chiffre, on a la chance
d’avoir une agente mondiale sous peu.
— Ici Dolorès, de Comodoro Rivadavia. Notre
Luella sera agente mondiale. C’est elle qui a la
meilleure chance. Et puis c’est elle qui a fondé notre
chaîne ménagère. Le titre lui revient de droit.
— Luella. Merci, Dolorès. Moi, agente mondiale ?
Oh, je ne sais pas. Sincèrement… Je n’ai pas trop
envie de me battre pour moi. Je me sens plus forte
quand je me bats pour l’une d’entre vous… Ilena,
Dolorès, vous êtes à peu près sur le même méridien.
Il est très tôt chez vous, n’est-ce-pas ? Je vous dis
bonjour !
— Ilena. Il est un peu plus de huit heures à Miami.
C’est le bon moment pour attaquer les grandes
chaînes ménagères de l’Est… Et c’est pourquoi je vais
vous laisser, mes jolies. Je commence tout de suite
ma campagne pour Luella. Bon après-midi, les Européennes !
***
— Ici Mona-Lisa, de Turin. Excusez-moi, je suis
toute surprise que le sélecteur m’ait laissé passer.
Je… C’est au sujet des romans. Moi, mon héroïne est
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un héros : Fabrice Del Dongo, de La Chartreuse de
Parme. Je le trouve très féminin. Et je voudrais
savoir s’il est possible de voter pour un héros.
— Luella. Votre Chartreuse de Parme ne me
rappelle rien du tout. C’est un roman français,
italien ? Quel siècle ? Vous avez vérifié qu’il figure sur
la liste ?
— Mona-Lisa. Je… Oui, bien sûr. Le livre figure sur
la liste littéraire. C’est un roman italien du XX e siècle.
Je ne sais pas lire, mais j’ai vu cinq films tirés du
livre. Cinq sur onze… Et neuf séries sur quinze.
Fabrice Del Dongo, vraiment…
— Luella. Vous m’intéressez, Mona-Lisa. En outre,
vous avez un joli nom et un gentil sourire. Dites-moi,
Mona-Lisa, quel est votre indice de sélection ?
— Mais, Luella… je ne sais pas !
— Elle est adorable ! Pense à dire ton nom chaque
fois que tu commences à parler. Il y a toujours des
centaines, quelquefois des milliers, et quelquefois des
centaines de milliers de ménagères qui sont branchées sur la chaîne. Moi-même, je le fais tout le
temps… sauf quand j’oublie ! Toutes les ménagères
de notre chaîne me connaissent, ainsi que beaucoup
d’autres. Eh bien, je me nomme quand même. Bon…
Mona-Lisa de Turin, tu ne connais pas ton indice de
priorité ? Est-ce que tu peux lire les nombres ?
— Mona-Lisa, de Turin. Oui, les nombres, je sais
les lire un peu.
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— De toute façon, ton télématch possède bien un
vocodeur ? Alors demande-lui ! Non, attends. Je
propose que ton indice soit augmenté de dix points…
Que toutes les ménagères de la chaîne qui sont
d’accord en informent le sélecteur central, code neuf.
Oui, Mona-Lisa, c’est pour que tu puisses passer plus
souvent en sélection 1, comme maintenant. Sélection 1, ça veut dire que toutes les ménagères qui se
branchent sur la chaîne te voient et t’entendent automatiquement. O.K. ? Pour Fabrice Del Dongo, je ne
peux rien te dire. Les ménagères qui ont une opinion
sur la question appellent la banque Pic, code 21… Oh,
qui parle confitures en sous-sélection ? Pas de messes
basses, les filles ! Et attention, aujourd’hui, ce n’est
pas les confitures mais la pâtisserie de ménage !
(…)
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INTERVIEWS CROISÉES
Noé GAILLARD
1° Comment et/ou pourquoi vous est venue l’idée
de Mouvance ?
Bernard Stephan : 1976, c’est l’année du Service
Militaire. Eh oui ! ça paraît incroyable aujourd’hui,
mais la série Mouvance, pour moi, s’ancre dans une
période difficile où il y a eu mon premier poste
d’enseignant à Metz (1974), la mort de ma mère
(1976), les colonies de vacances (avec Raymond
Milési), le « service » (certains aujourd’hui sauront
tout juste ce que c’est) ; bref, un tumulte et de
multiples possibilités. Intérêt pour la littérature, la
réflexion pédagogique, les Stones, etc. Je lisais avec
passion Ballard, Dick, Fiction… C’est au travers de
discussions avec un petit groupe de fans et d’abord
Raymond Milési qu’il m’a paru évident que la SF
devait être proche parce qu’elle était écrite par des
gens qu’on rencontrait au hasard du Festival de SF de
Metz. Il n’y avait pas de barrière, chacun, amateur ou
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professionnel très connu, on se croisait au Centre
Saint-Jacques, tout paraissait possible. D’où l’idée
d’en être, de faire quelque chose plutôt que
d’attendre que d’autres fassent le boulot. Il y avait
une sorte de volonté d’exister par rapport au modèle
anglo-saxon, la certitude aussi qu’on faisait aussi
bien, avec peu de moyens. Tout était intéressant
parce que tout était sincère, sans calcul. Et il y avait
un côté collectif, travailler en équipe, dans un genre
commun, enfin perçu comme tel.
Il faut bien voir qu’il n’y avait pas que Mouvance.
On pouvait monter l’interview de Phil Dick en
quelques jours (l’année de son fameux discours de
conversion à l’hôtel de ville de Metz), faire cours,
écrire des poèmes, pour moi, des nouvelles pour
Raymond. C’était un ensemble, tout allait très vite.
Comme j’étais prof, j’avais l’habitude des projets, et
surtout je passais des textes que j’aimais à l’étude de
ces textes sans y voir une frontière insurmontable.
Écrire ou expliquer, pour moi, c’était en gros la
même chose. Mais honnêtement, je crois que c’est
autour d’une bonne table, entre Metz et Thionville, et
sans doute beaucoup de bières qu’on a dû avec
Raymond se dire que c’était vraiment un truc à faire,
vite, et surtout PASSIONNANT !
Raymond Milési : Alors là !… ça remonte à près
de trente ans… Je sais qu’on voulait (Bernard et moi)
« faire » quelque chose, et que réaliser une revue ou
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une anthologie était une idée qui nous plaisait bien.
Mais pourquoi « ça » ? Pourquoi « comme ça » ? Je
ne sais plus très bien… C’était une époque bouillonnante de fanzines, magnifiquement vivants mais peu
regardants sur la qualité. On voulait autre chose, avec
une identité, pas de fourre-tout. Pour moi en tout
cas, le plus important était déjà d’écrire, mais ça
m’intéressait de me lancer dans le milieu SF par le
biais de l’édition, en commençant par les textes des
autres. Tout le reste est venu de nos multiples discussions et de notre habitude de travailler ensemble.
2° Pourquoi avoir dès le départ – si je ne m’abuse –
précisé et déterminé un nombre fixe de numéros ?
Raymond Milési : Dès le départ ? Je n’en suis
pas sûr… La première antho, ce n’est pas nous qui
l’avons éditée, c’est Henry-Luc Planchat. Mais nous
étions (et je pense que nous le sommes toujours) des
gens très rigoureux. Maîtriser notre entreprise de
bout en bout, y compris dans le temps, nous paraissait aller de soi. Et en appliquant notre principe
sacro-saint : projet→vécu→bilan. Nous sommes
partis très vite sur la notion de « science-fiction et
pouvoir », pour toute la série. Il s’agissait d’emblée
de la décliner. Et, pour garder un projet clair, d’en
définir le nombre. Ainsi, l’ensemble serait cohérent :
il était indispensable je pense, pour chaque tome, de
voir la fin des choses en même temps que le présent.
C’est un atout phénoménal, pour n’importe quoi. La
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périodicité étant vite devenue annuelle, il fallait un
nombre réaliste. Donc, nous avons dit 8. Et, à partir
de là, c’était 8 et point final. Le désir de durer ne
figurait pas dans nos objectifs. De toute façon (je
parle pour moi), je n’ai jamais publié pour publier, il
était hors de question d’y passer plus longtemps.
Bernard Stephan : Je me rappelle très bien,
mais c’est peut-être un rêve éveillé, une feuille
quadrillée sur laquelle nous avons avec Raymond
défini le projet de Mouvance, les numéros, l’idée qu’il
y en aurait – bon, après recherche des thèmes –
disons huit. C’était vraiment pour moi une réflexion
a priori sur une idée de base : établir un lien entre un
genre (la science-fiction), genre que j’estimais le seul
novateur à l’époque, et la réalité qui nous entourait
(les mass-média, l’éducation – nous sommes profs
tous les deux –, la consommation). L’idée était
d’essayer d’appliquer une grille de lecture sur le
monde, d’avoir un instrument d’approche de la
réalité (bien sûr la fiction comme clé de compréhension du monde). Bon, aujourd’hui, je pense que
c’était très influencé par les revues pédagogiques que
je lisais à l’époque (Pratiques par exemple) ou
plusieurs récits étiquetés « nouveaux romans ». Il y
avait une approche théorique de la réalité derrière
cela. Je pensais que la SF était plus en phase avec
l’époque, chaque auteur (et pas uniquement anglosaxon) me paraissant arriver à l’essentiel avec des
récits dont certains aujourd’hui échappent
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complètement à la SF stricto sensu. La fascination
des chiffres (8), des grilles (couverture de
Mouvance 3), du jeu (de cartes par exemple), tout
cela renvoie pour moi à une sorte de systématisation
de la Littérature qui m’intéressait dans ces années-là.
Et en même temps, notre idéal commun, je crois,
avec Raymond, était l’aspiration contradictoire à une
totale liberté, l’auteur devant pouvoir faire et écrire
ce qu’il voulait. Même le genre SF avait pour nous
des limites extrêmement élastiques. Voilà, nous
avancions en traçant un cadre strict mais en demandant aux écrivains d’exercer librement leur activité
d’écriture avant, pendant ou même contre ce cadre.
C’était un dialogue. Difficile et épuisant. D’où peutêtre l’idée de le limiter dans le temps (8 numéros,
8 ans, car nous avions décidé dès le départ de faire
une revue par an).
Trente ans plus tard, je reste persuadé que c’est
cette limite dans le temps qui a permis au projet de se
concrétiser et en même temps je sais aussi que c’est
l’une des choses qui m’a écarté de l’écriture et de la
« vraie SF », celle qu’on fait soi-même. Il y a une
pointe de regret dans cette idée du contrat limité. Je
le reconnais.
3° Comment avez-vous déterminé les thèmes choisis ?
(…)
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