De la dimension collective de la liberté individuelle

Transcription

De la dimension collective de la liberté individuelle
in Raisons pratiques (Paris, EHESS), 2008, n°18,
« La liberté au prisme des capacités. Amartya Sen au-delà du libéralisme »
(coord. J. De Munck et B. Zimmermann), pp. 281-296.
ISABELLE FERRERAS1
De la dimension collective de la liberté
individuelle
L’exemple des salariés à l’heure de l’économie des services
Dans toute son œuvre, Amartya Sen cherche à évaluer la situation de l’individu au
regard de l’idéal de sa liberté. Il propose une approche souple et créative qui,
disposant d’unités de base bien identifiées, ose s’aventurer vers l’exploration de
nouvelles manières de parler de la société. Quel rôle, en effet, pour les sciences
sociales, si ce n’est de faire parler la société ? Et il leur manque bien des mots
encore et des manières de construire des phrases qui décriraient plus exactement
comment se constitue le monde social aujourd’hui.
L’approche par les capacités permet-elle d’éclairer une question qui n’a cessé de
hanter les sciences sociales : la part que joue la dimension collective de la vie
humaine dans la liberté individuelle ? L’enquête sociologique constituera le terrain
Isabelle Ferreras est chercheur qualifié du Fonds National de la Recherche Scientifique (FNRS, Bruxelles), chargée de cours
au Département des sciences politiques et sociales de l’Université catholique de Louvain, senior research associate du Labor
and Worklife Program de l’université d’Harvard.
1
L’auteure souhaite remercier chaleureusement les coordinateurs de ce numéro, Jean De Munck et Bénédicte Zimmermann,
pour leur remarquable travail d’édition et de soutien aux auteurs. Elle remercie également deux referees anonymes pour la
qualité de leurs commentaires. La présente contribution a bénéficié de la participation de l’auteure au projet européen
EUROCAP ; que son coordinateur, Robert Salais, et les participants à ce projet trouvent ici un témoignage de vive
reconnaissance pour les échanges qu’il a permis. Les limites de la présente contribution restent de l’entière responsabilité de
l’auteure.
1
à partir duquel l’approche de Sen sera, sur ce point, discutée et complétée.
Forcément, le traitement de cette question dans le cadre de la présente contribution
sera bien trop limité. L’enjeu est ici de jeter quelques balises pour avancer dans
l’exploration de la question, en montrant en quoi l’approche de Sen en constitue
un socle heuristique prometteur.
La question de la dimension collective de la liberté est chargée d’un poids
historique lourd qui en rend l’abord difficile. L’histoire du XXème siècle nous a
appris à nous méfier de son traitement en termes de « collectivisation ».
Aujourd’hui pourtant, il paraît opportun de remettre cette question sur le devant de
la scène. D’entrée de jeu, précisons donc que notre souci d’identifier la part
collective de la liberté individuelle n’a rien à voir avec une entreprise, prescriptive,
de collectivisation de la liberté2.
Cette contribution débutera par un bref rappel de quelques concepts-clefs de
l’approche de Sen. À ce stade, je devrai faire le constat d’une prise en compte
insuffisante de la dimension collective de l’action dans son modèle. Après cela, la
discussion se concrétisera en traitant de l’action dans un champ social, le travail
salarié. Je propose de traiter du cas des salariés de la grande distribution (en
particulier, du cas des caissières de supermarché en Belgique). Pour faire face aux
besoins de la description de cette réalité, je proposerai de développer, à partir de
Sen, les concepts de capacité « collective » et de ressources « distribuées ». Nous
étudierons alors un exemple emblématique où la capacité collective est bien le
véhicule d’accomplissements individuels – la capacité collective à jouir d’une
articulation la plus harmonieuse possible entre les horaires de la vie
professionnelle et les responsabilités privées. Ensuite, traitant du cas plus général
de la capacité collective des travailleurs salariés à l’action collective, je chercherai
à généraliser l’enjeu des ressources nécessaires à la constitution de cette capacité
collective.
2
À cet égard, reprendre la distinction proposée par Robeyns (2005) entre les trois usages – méthodologique, ontologique et
éthique – de l’individualisme permet également de lever toute ambiguïté dans le contexte de la présente contribution.
Dégager la part collective dans l’exercice de la liberté se joue, ici, au plan méthodologique – au sens visé par Robeyns.
2
L’approche de Sen : au service de la liberté de l’individu
Sen a développé des concepts décisifs pour rendre compte de la liberté des
individus, saisie au moyen de leurs capacités à mener la vie qu’ils souhaitent. Son
approche se donne pour objectif de rendre compte de la liberté (freedom) dont les
individus disposent en vue de « choisir la vie qu’ils ont des raisons de valoriser »
(to choose lives they have reason to value) (Sen 1992, p. 81)3. Ses concepts ont été
pensés pour remédier aux limites d’une théorie du choix social qui, en économie,
travaille principalement sur les agrégats et peine à réconcilier le niveau macrosocial avec les situations individuelles et les comparaisons interpersonnelles. On
touche ici à la marque de fabrique de la pensée de Sen : la fécondation de
l’approche économique par l’héritage de la philosophie libérale centrée sur le sort
de l’individu, déployée par un chercheur qui est interpellé, avant toute chose, par
la réalité sociale et les inégalités, qui assume et qui explicite le poids de la
normativité qui l’anime. Son cadre analytique représente également, on le
comprend donc, un cadre évaluatif performant pour traiter des enjeux de la justice
sociale.
La théorie économique du choix social s’est heurtée à l’impasse – théorisée par
Arrow (1951) au travers du théorème d’impossibilité – qui résultait de la mise en
évidence du fait qu’il n’existe pas de fonction de choix social qui permette
d’agréger les préférences individuelles en une préférence sociale certaine. En vue
de remédier à cette difficulté, Sen prendra une voie originale : pour penser le bienêtre social, il retourne à la mesure – descriptive – du bien-être individuel en la
mettant en perspective d’une finalité assumée – normative –, celle de la promotion
de la liberté de tous et de chacun, liberté entendue comme la capacité à mener la
vie de son choix. Pour penser les choix collectifs, Sen pose donc qu’il faut
3
Sen s’inscrit dans la grande tradition de la philosophie libérale. Par cet idéal de liberté, c’est bien de l’idéal d’émancipation
de l’individu dont il traite. Là n’est pas le moindre de ses mérites de proposer une approche normative et opérationnelle qui
permet de donner corps à des débats sur la liberté de l’individu ou son émancipation qui tournent parfois à vide, faute
d’instruments adéquats pour évaluer, mesurer cette « émancipation ».
3
commencer par décrire le plus exactement possible la situation des individus. Par
ailleurs, du point de vue du choix social, Sen voit dans la démocratie le seul mode
d’organisation qui permette de poser des choix de manière légitime. Et cela, parce
qu’elle constitue le seul mode de choix basé sur le respect et la promotion de la
liberté de l’individu – finalité au service de laquelle Sen met son travail. Dès lors,
pour Sen, la liberté politique, en tant que capacité de participation à l’exercice
démocratique, doit être garantie au maximum (Sen, 2006, p. 70)4.
D’autres contributions dans ce volume examinent plus en détail les éléments de
l’approche proposée par Sen pour décrire la situation de l’individu. Je m’en
tiendrai donc à rappeler le schéma analytique de base : l’individu dispose de
ressources (revenu, biens, services…) qui constituent des moyens pour mener une
vie libre (means to achieve). Grâce à différents facteurs de conversion (conversion
factors), qui peuvent être de divers ordres – d’ordre personnel (caractéristiques
physiques…), social (rôles de genre, hiérarchie sociale, etc.), environnemental
(géographie, localisation, …), l’individu se trouve plus ou moins capable de faire
usage de ces ressources qui se transforment alors en capacités à mener une vie
libre, la vie de leur choix (capability sets, ou capabilities). Mais, avant de générer
un réel accomplissement (achieved functionning), ces capacités à mener une vie
libre (de l’ordre du freedom to achieve) passent par un filtre : elles font l’objet
d’une décision, d’un choix (choice) sur lequel pèsent un contexte social, des
mécanismes de préférence individuelle et sociale, une histoire personnelle, etc.
Dès lors, la capacité est de l’ordre du potentiel et l’accomplissement, lui, est de
l’ordre de la réalisation ; l’accomplissement réalise une capacité dont l’individu
fait usage dans un sens spécifique.
Ainsi, la liberté de l’individu se réalise à ce carrefour, lieu de l’accomplissement :
à l’interaction entre un ensemble de capacités et des choix à poser qui sont, tous,
influencés par un contexte social (l’histoire personnelle, les droits, les normes en
vigueur dans la société, le comportement d’autrui, etc.). À ce carrefour s’enracine
4
Là est la valeur « intrinsèque », selon Sen, de la démocratie. Voir la contribution de J.-M. Bonvin dans ce volume.
4
la discussion critique et constructive que j’aimerais faire de Sen, en vue de
mobiliser son approche pour explorer la dimension collective de la liberté de
l’individu.
La dimension collective de la liberté
Le concept qui permet à Sen de rendre compte ou, plus exactement, de s’approcher
de la dimension sociale, ou collective, de la vie humaine est celui d’agency (1993,
p. 117-158, p. 229-270). On peut traduire le concept d’agency comme visant ce
qui est de l’ordre de la capacité à agir de manière autonome (versus hétéronome)
et à se coordonner à autrui. À distinguer de la notion de goal-agency portant sur la
capacité à poser des choix quant aux objectifs de sa propre vie, la notion d’agency
utilisée par Sen est synonyme de process-agency (Robeyns, 2005, p. 102-103). Ce
concept vise la capacité à influencer la société, quelle qu’en soit l’échelle : de
l’accès de la femme à la décision des priorités d’investissement du ménage, par
exemple (Sen, 1999), à l’agenda politique de la société mondialisée, via, autres
exemples, la participation à une manifestation contre l’OMC (Robeyns, 2005) ou
la mise sur pied d’un groupe de discussion sur Internet en soutien aux paysans
sans terre. Le concept d’agency traduit empiriquement les notions normatives qui
sont au cœur de la théorie des droits de l’homme de Sen (2004) : liberté de parole,
d’information, de circulation et de manifestation, et encore la liberté d’expression
comme « capability for voice » développée dans le fil de Sen (Bonvin & Farvaque,
2005).
Cependant, bien que riche et comprenant ces multiples facettes, la notion senienne
d’agency reste insuffisante car elle ne rend compte des problèmes de la
coordination et du conflit social qu’au travers de l’entrée par l’individu. Ainsi,
comme James Bohman dans ce volume, il nous faut constater que
Sen se focalise sur l’action individuelle. Cela laisse pendante la question de l’action collective
(social agency) puisque l’égalité des capacités se préoccupe de l’étendue de la liberté qu’ont les
agents de réaliser les objectifs choisis par chacun d’entre eux. L’extension de la liberté
individuelle d’action de chacun est identique à l’ensemble des capacités de chacun. On ne peut
5
pas en dire autant de la liberté politique (political freedom) de chacun. Dans ce cas, ce qui est
central, c’est la mesure dans laquelle les personnes ou les groupes peuvent initier et donner forme
à la procédure et aux résultats d’un processus coopératif de délibération. C’est pourquoi la liberté
collective réelle (effective social freedom) n’est ni une sous-catégorie ni le substitut de la liberté
individuelle d’agir. (Bohman, 1997, p. 336).
Identifier ce point aveugle dans le schéma de Sen est capital non seulement en vue
d’améliorer la description du réel qu’il permet, mais également du point de vue du
rôle qu’il joue en tant que « théorie évaluative »5. Car, comme le dit Bohman, « la
nature spécifique de la liberté collective (social freedom) a des répercussions sur la
manière dont nous devons concevoir la correction des inégalités politiques » (Ibid.,
p. 336) – situations pour lesquelles Bohman propose de manière suggestive de
parler de « pauvreté politique » (Ibid., p. 335).
Dans un effort de clarification des concepts, je propose de parler de la « dimension
collective de la liberté », pour traduire et donner un contenu précis à la notion de
« social freedom » proposée par Bohman. Afin de lever toute ambiguïté, il semble
préférable de réserver le mot « liberté » à la liberté individuelle et de distinguer
parmi ses dimensions constituantes, une dimension collective qui la rend possible.
On insiste ainsi sur le fait qu’au plan de l’ontologie du social, c’est bien l’individu
qui agit, le collectif n’étant pas une entité essentialisée, sujet agissant en tant que
tel. Je propose dès lors d’identifier le concept de « dimension collective de la
liberté » au contenu suivant : primo, c’est grâce à sa coordination à autrui que
l’individu est porteur de certaines capacités (appelées dans ce cas « capacités
collectives »), secundo, sans intégrer dans l’analyse cette dimension collective de
la liberté, on ne peut rendre compte de manière complète de ce qui rend
effectivement réelle la
liberté individuelle, enregistrée au travers des
accomplissements individuels. Ce sont, au final, ces deux faces, tant individuelle
que collective, de l’action qui permettent la liberté de l’individu.
Chez Sen, le collectif reste compris comme une collection coordonnée d’individus
où seuls ces derniers sont dépositaires des capacités qui, après choix, sont
5
Voir la contribution de J. De Munck à ce volume.
6
génératrices d’accomplissements. Or, cette conceptualisation manque une
dimension de l’exercice de la liberté de l’individu qui dépend, précisément, d’un
groupe de personne – le collectif dont il est question ici – en ce que l’articulation à
autrui joue un rôle fondamental dans la détermination de l’étendue de la liberté
individuelle. L’objectif de cette contribution est à présent de mettre en évidence le
fait qu’il importe de parler de l’équipement en capacités non seulement de
l’individu (ce que fait Sen) mais également du groupe, du collectif, car c’est bien
cet ensemble d’individus, contingent et situé, qui est le véhicule de certains
accomplissements (achieved functionings) ; sans lui, la liberté individuelle n’est
pas la même, sans lui, certains accomplissements individuels seraient impossibles
car c’est lui qui est le siège de certaines capacités dont dépend la réalisation de ces
accomplissements individuels.
Explorer la capacité collective et ses ressources : le cas des salariés au travail
Afin de mettre en évidence l’enjeu et le rôle pris par la dimension collective de
l’action dans l’exercice de la liberté de l’individu, je propose de traiter du cas des
salariés au travail6. Dans ce champ, la question de la dimension collective de
l’action a été largement reconnue comme étant particulièrement cruciale pour la
promotion de la liberté de l’individu. Sous un certain angle, l’histoire sociale des
sociétés industrielles peut en effet se lire comme une longue chronique de l’action
collective des salariés. Ainsi, la sociologie du travail et les relations industrielles
enregistrent depuis leurs origines l’importance de l’action collective dans la
dynamique des relations et de l’évolution de ce champ de la vie sociale. De son
côté, la tradition du modèle social européen sanctionne par le droit du travail
l’existence d’une représentation collective des travailleurs salariés, nécessaire et
souhaitable, face aux intérêts de l’actionnaire, représenté par le pouvoir patronal.
Les résultats de recherche présentés ici découlent d’une enquête ethnographique menée auprès des caissières de la grande
distribution en Belgique. La recherche s’est concentrée autour de l’étude de trois cas : les trois groupes de caissières de trois
magasins, deux supermarchés et un hypermarché, intégrés à trois des plus grandes chaînes de distribution en Belgique et en
Europe. Ces magasins font partie du segment primaire, aux conditions de salaire et d’emploi les plus enviables du secteur.
Une soixante d’interviews approfondies ont été réalisées dans ces trois établissements situés en Belgique francophone
(Provinces du Brabant, Wallon et de Namur), qui emploient à 98% des femmes au « poste caisses ». L’immense majorité
(entre 80 et 90%) des employés à ce poste ont un contrat à temps partiel et à durée indéterminée et quasi 100% sont affiliés à
un syndicat. Pour plus de détails, voir Ferreras (2007).
6
7
Aujourd’hui,
pourtant,
les
structures
sociales
sont
marquées
par
une
individualisation croissante – tant des parcours de vie que des représentations que
s’en font les individus. Le travail est le lieu d’une individualisation croissante des
conditions de vie, permise par une batterie de pratiques d’organisation du travail
qui tendent vers plus de flexibilité. La sociologie, toute occupée à la chronique
désabusée ou alarmée de celle-ci, a comme perdu de vue le travail que Sen l’invite
à faire : appuyée sur cette chronique des nouvelles réalités flexibles du travail,
penser ce qu’une théorie de la liberté individuelle – forcément, toujours,
normative –doit comporter d’attention à la part cruciale qui se joue dans la
dimension collective de l’action déterminant la liberté de l’individu.
La capacité collective : l’exemple du dispositif des « îlots caisses »
Penchons-nous sur un exemple. Prenons le cas de la capacité d’un salarié, à l’heure
de la flexibilité horaire, de bénéficier d’un horaire de travail compatible avec les
responsabilités exercées dans la vie privée. Il s’agit, dans la perspective développée
ici, non d’une capacité individuelle, mais d’une capacité collective, génératrice
d’accomplissements individuels. Examinons le cas d’un hypermarché, en Belgique,
au sein duquel nous avons mené une enquête de terrain. Ce magasin a mis sur pied
un mode participatif de gestion des horaires variables, pour la centaine de caissières
qui y travaillent.
Les caissières de cet hypermarché sont unanimement enthousiastes quant à un tel
mode de gestion, participatif, des horaires (dont le fonctionnement est exposé ciaprès). Leur évaluation du dispositif est en effet très positive, et plus encore quand
on la compare à celle des caissières d’autres magasins où, comme dans beaucoup
d’entreprises, elles sont soumises à des horaires tout aussi flexibles mais imposés
par l’employeur. Le gain que les caissières font en termes de capacité à jouir d’une
articulation la plus harmonieuse possible entre les horaires de la vie professionnelle
8
et les responsabilités privées est considérable et, dès lors, le sentiment de
réappropriation de leurs vies professionnelle et privée s’en ressent.
Un « îlot caisse » est un groupe d’une vingtaine de caissières, l’hypermarché
comptant cinq îlots au total. La répartition au sein des îlots se fait en fonction du
profil des caissières. La responsable répartit les caissières dans les groupes de façon
à les rendre les plus hétérogènes possibles du point de vue des profils de caissières
qu’ils rassemblent. Ainsi, les préférences quant aux horaires sont les plus variées et
donc complémentaires possibles (nombre d’heures au contrat, statut marital, charge
de famille, âge des enfants, distance domicile/lieu de travail, préférences horaires,
etc.). Chaque caissière se positionne sur les plages horaires qui lui conviennent le
mieux. Dans la « Salle Îlots », pour chaque groupe, trois grands tableaux
représentent les trois semaines pour lesquelles l’horaire vient d’être fait, est en train
d’être fait et devra être fait. Ces panneaux affichent les plages horaires à couvrir et
les caissières viennent positionner les pions qui les représentent sur les plages
durant lesquelles elles souhaitent travailler. Ensuite, une fois qu’elles sont toutes
positionnées, il faut vérifier que l’îlot est bien ajusté à la charge horaire dessinée par
la direction du magasin. En cas de problèmes (plages trop remplies ou désertées),
chacune repasse par la Salle Îlots et les caissières cherchent – plus ou moins – à
coopérer pour trouver un accord entre elles car cela reste leur meilleure garantie
d’obtenir l’horaire qui les arrange. Une « animatrice d’îlot » est chargée de veiller à
ce que les caissières règlent effectivement les problèmes éventuels.
On peut parler d’accomplissements au plan individuel (achieved functionings)
engendrés par une capacité collective, permise ici par un dispositif institutionnel (le
mode de gestion participatif des horaires, dit par « îlots caisses »). En effet, les
individus pris séparément ou non organisés au travers de ces îlots caisses – c’est le
cas de l’immense majorité des salariés soumis à des horaires variables imposés par
leur employeur7, ne disposent pas de cette capacité à bénéficier d’une articulation
7
Notez que ce dispositif est le fruit d’une initiative patronale. En effet, pour la direction de l’hypermarché en question, la lutte
contre l’absentéisme, qui avait pu atteindre le taux extrêmement élevé de 10 % aux caisses, fut la motivation qui a présidé à
l’instauration du dispositif durant la seconde moitié des années 1990. Pour les responsables du magasin, le gain est réel. Le
9
vie professionnelle-vie privée aussi satisfaisante. C’est cette capacité collective qui
permet la liberté de l’individu. Le groupe d’individus est le véhicule de
l’accomplissement individuel, d’une plus grande liberté dans l’organisation de la vie
de l’individu, d’une meilleure compatibilité entre les exigences du travail et de la
vie privée (toutes choses qui échappent aux caissières qui travaillent dans des
supermarchés à gestion classique des horaires variables – imposés par leur
hiérarchie)8.
Les ressources distribuées : l’exemple de la capacité collective à l’action
collective
Pour Sen, les capacités accessibles à un individu dépendent des ressources
auxquelles il a accès et des facteurs de conversion à sa disposition pour
transformer ces ressources en réalisations effectives. L’exercice des capacités dont
le collectif est dépositaire dépend pareillement des ressources. Mais dans le cas de
la capacité collective, ces ressources doivent être distribuées entre les membres du
collectif. Je propose de parler de ressources « distribuées » car cette distribution
représente le facteur de conversion central des ressources en une capacité
collective. En effet, la simple coordination des ressources ne suffit pas, il faut un
certain partage des ressources, c’est-à-dire leur distribution entre les membres du
collectif concerné par l’exercice de la capacité pour que celle-ci soit possible. Sans
distribution partagée des ressources (ceci comprenant l’existence même du
dispositif organisationnel et l’obligation d’y prendre part, celui des îlots caisses
par exemple) au sein du collectif, l’exercice de la capacité collective ne pourra
généralement se produire (aussi efficacement, à tout le moins). Il s’agit là de la
coût du dispositif est largement compensé par l’accroissement de la motivation au travail généré par le dispositif. Le taux
d’absentéisme a chuté et la qualité du service, de même que le climat social et au final la productivité s’en sont trouvés
grandement améliorés.
8
Pourquoi ne pas simplement considérer le collectif comme un « facteur de conversion » ? Cela ne rendrait pas compte de la
réalité, clairement en jeu via cet exemple : sans le groupe, l’individu ne dispose pas de la capacité à bénéficier d’un horaire de
travail compatible avec les responsabilités exercées dans la vie privée. C’est bien le groupe qui est dépositaire de la capacité.
Un facteur de conversion permet la transformation de ressources en capacité. Dans cet exemple, le facteur de conversion est
par exemple de nature institutionnelle et organisationnelle : il est cet état de l’entreprise, caractérisé par une situation juridique,
une politique managériale, un état du dialogue social. qui permet la formulation d’une telle politique de gestion des horaires
par îlots-caisses. Ainsi, les groupes « îlots-caisses » ainsi formés ne peuvent pas, eux, être traités au plan analytique comme des
facteurs de conversion car ils ne transforment aucune ressource en capacité, au contraire, sièges de la capacité, ils produisent
les accomplissements au niveau des individus.
10
situation typique des groupes de salariés dans l’entreprise contemporaine : les
ressources nécessaires à la capacité collective des travailleurs font défaut, ou sont
présentes mais peu ou pas distribuées entre les membres du collectif des
travailleurs9. Dans ce cas, la capacité collective ne sera pas produite car le collectif
est – pour paraphraser Bohman – pauvre en capacité, faute de ressources
partagées.
Plus généralement, à présent, afin d’approfondir la notion de « capacité
collective », je propose de traiter du cas de l’action collective des salariés,
entendue au sens traditionnel de la sociologie du travail et des relations
industrielles, comme capacité des salariés à s’organiser et peser sur les conditions
de leur vie au travail. L’intérêt de l’exemple est que l’on peut considérer l’action
collective comme la manifestation par excellence de la « capacité collective ». En
effet, l’action collective des salariés n’est fondamentalement rien d’autre que
l’accomplissement d’une capacité à l’action collective, porteuse de choix et
d’opportunités nouvelles. Cette capacité collective à l’action collective est permise
par des ressources, distribuées parmi les membres du collectif de travail.
Dans le champ du travail, ces ressources distribuées sont, au moins, de deux
ordres10. Elles sont, d’une part, cognitives (comprendre la situation des salariés
dans l’entreprise, accéder à l’information et la discuter entre collègues, etc.) et,
d’autre part, pratiques (protections du droit du travail, droit de tenir des
assemblées du personnel pendant le temps de travail et sur le lieu de travail, droit
de grève ou astreintes, état d’endettement des travailleurs, avoir du temps
disponible pour s’informer, etc.). Sans ces ressources, distribuées largement au
sein du collectif, la capacité collective ne pourra se développer.
9
C’est le cas classique d’une très petite équipe syndicale volontaire et d’un ensemble de salariés peu mobilisés. Les
ressources cognitives (on y revient plus loin) nécessaires à la compréhension de leur situation sont trop inégalement
réparties : les délégués sont très informés, la majorité des salariés ne comprend pas les enjeux. À part dans le cas, peu
plausible aujourd’hui, où les travailleurs seraient prêt à suivre leurs délégués en vertu de leur autorité charismatique, les
salariés risquent de ne pas être capables de mener des actions collectives qui sont, sans doute, pourtant nécessaires à leur
liberté – capacité à mener la vie de leur choix.
10
Une première formulation de cette liste a été élaborée dans De Munck & Ferreras (2004), puis Ferreras (2007), sans que
l’articulation ressource-capacité ne soit discutée de la présente façon ; la liste étant alors présentée comme une liste de
capacités élémentaires. La présente discussion indique combien le point de vue de l’auteur a évolué.
11
On reconnaît les ressources distribuées nécessaires à la capacité collective des
salariés dans l’esprit de ce qui a été accordé aux délégués syndicaux par l’État et,
en Belgique, via les négociations entre partenaires sociaux11. Si l’on comprend
aujourd’hui que l’exercice des capacités collectives, et les accomplissements
individuels qui en découlent, dépendent de la distribution des ressources au sein
des collectifs, il conviendrait d’étendre la jouissance de ces droits-ressources à
l’ensemble des salariés. Du point de vue de l’action syndicale traditionnelle, une
telle prise de conscience, de la nécessité de développer les ressources distribuées
pour augmenter les capacités collectives, donc les accomplissements individuels,
implique une révolution culturelle12 : de fait, le passage d’une logique strictement
représentative à une logique participative. Commençons par les trois ressources
d’ordre pratique, à distribuer au sein du collectif afin de le rendre « capacitant » :
les ressources en terme de visibilité et réunion du collectif de travail, ressources de
temps et ressources de communication.
Ressource distribuée de visibilité et de réunion du groupe de travail
La ressource de visibilité et de réunion du groupe de travail est particulièrement
cruciale à l’heure de la flexibilité du travail. En effet, dans tout groupe de travail
organisé selon des horaires flexibles – la norme aujourd’hui dans l’entreprise –, les
différents membres du groupe se retrouvent rarement ensemble. Bien souvent,
aucune réunion de l’ensemble du groupe n’a lieu ; sauf à de rares occasions,
11 Inspiration historique de la reconnaissance des ressources nécessaires à la capacité collective d’action collective des
salariés, la Convention n° 5 du Conseil national du travail de Belgique précise les « temps et facilités » à accorder par
l’entreprise aux délégués syndicaux (Convention du CNT n° 5, art 21). Il est prévu, en effet, dans cette Convention
collective signée par les partenaires sociaux que les membres de la délégation syndicale disposent du temps et des facilités
nécessaires pour l’exercice collectif ou individuel de leurs missions et activités syndicales, en particulier, qu’ils puissent
participer à des cours et des formations organisés par leur syndicat et destinés à parfaire leur formation économique, sociale
et technique. De la sorte, on découvre ici la reconnaissance implicite des ressources pratiques et cognitives nécessaires à
l’exercice de leur mandat. Dès lors, le temps qui est consacré à ces missions est rémunéré comme temps de travail
(convention du CNT n° 5, art. 21 et 22). La Convention précise également que l’entreprise doit fournir – ressource
pratique – à la délégation l’usage (permanent ou occasionnel) d’un local (Convention du CNT n°5, art. 21, al. 2). Enfin, les
délégués bénéficient d’une protection contre le licenciement pour des motifs inhérents à l’exercice de leur mandat
(Convention du CNT n°5, art. 18, al. 1).
12
Car on a fait le constat par ailleurs (Ferreras, 2007, ch. 5) d’une certaine homologie entre le type de régime d’interaction
interne aux organisations syndicales (de type « commandé ») et celui mis en œuvre par l’entreprise capitaliste (de type
« domestique »), qui n’a pas beaucoup d’affinités avec une logique participative pourtant nécessaire, on l’a compris, à
l’augmentation des possibilités de choix – de la liberté – des individus au travail.
12
historiques, comme par exemple lors du passage à l’euro en 2002 dans le cas des
caissières… Et, habituellement, aucun lieu de rencontre n’est explicitement prévu
par la hiérarchie (parfois, une cafétéria peut jouer, de manière informelle, ce rôle).
Cela signifie qu’il n’est pas possible pour un salarié de connaître l’ensemble du
groupe de travail dont il fait partie. Sans cette connaissance, l’employé ne peut pas
sortir d’un rapport strictement individuel au travail, frein à toute capacité pour
l’action collective. Ainsi, les mouvements de grogne ou de grève dans le secteur
de la distribution partent généralement des rayons et non des caisses. Et ce n’est
pas un hasard, car dans les rayons, au moins un moment de réunion – informel –
existe, c’est la pause-café du matin. En quelques jours, chaque membre de l’équipe
des rayons s’est retrouvé en pause avec l’ensemble de ses collègues. Du point de
vue de la motivation des employés et de la transmission efficace des informations
entre collègues, de tels moments de réunion du groupe de travail, au statut même
informel, peuvent également représenter une décision managériale profitable. Cela
dit, aujourd’hui, le déficit en termes de ressource de réunion est tel que, du côté
syndical, on entend souvent dire que la grève est le seul opérateur de visibilité des
collectifs de travail ; elle représenterait le seul moment de prise de conscience des
contours du collectif. Une responsable nationale pour le secteur commerce du
syndicat CSC-CNE en Belgique explique :
C’est effectivement quand il y a une grève dans un magasin, que tu le fermes
et que les gens viennent voir ce qui se passe et discuter, que les gens se
rencontrent entre eux. Il y en a qui travaillent ensemble depuis cinq ans, qui
occupent parfois la même caisse. […] Elles occupent le même poste de
travail, mais elles ne se connaissent pas. C’est au cours d’une grève qu’elles
prennent conscience qu’elles travaillent dans la même entreprise.
Ressource distribuée de temps
La ressource de réunion est un minimum sans laquelle toute capacité collective, du
point de vue des travailleurs, ne peut se construire. Elle est à compléter de
ressources en temps (ou ressources financières, l’autre face du même problème) :
13
les caissières sont toujours en train de courir une fois leur travail terminé. Elles
doivent aller récupérer leur enfant à la crèche, rentrer cuisiner, s’occuper d’un
parent malade… Ici les responsabilités familiales pèsent lourdement. Aucune
caissière rencontrée, travaillant à temps partiel, n’a un autre contrat ailleurs. En
effet, étant donné les caractéristiques du travail de caissière (horaire flexible ou
susceptible de varier), elles ne peuvent pas prendre d’engagement en dehors de
leur travail. Mais leur budget trop serré se traduit par une course accélérée : celles
qui travaillent au noir combinent leurs horaires et sont toujours en train de courir
et les autres ne courent pas moins étant donné le faible revenu dont elles disposent
pour couvrir les frais de garde, la crèche, la préparation des repas, etc. À l’heure
actuelle, il ne leur viendrait même pas à l’idée de prendre du temps pour se réunir
afin de discuter de leurs problèmes communs. En dehors de leurs heures de travail,
elles ne pourraient pas se permettre de rejoindre une réunion. De manière
significative, à l’exception de l’une ou l’autre dans chaque magasin, aucune
caissière n’est engagée dans des associations (club sportif, association de parent,
etc.). Le motif avancé n’est pas le manque d’envie ou d’intérêt, c’est le manque de
temps.
Ressource distribuée de communication
Les ressources financières jouent également un grand rôle dans la troisième grande
catégorie de ressource distribuée nécessaire à l’équipement en capacité collective
des salariés : la ressource de communication, celle qui permet d’entretenir le
contact avec les collègues. Imaginons que des caissières se connaissent et, d’une
manière ou d’une autre, parviennent à sauver un peu de temps pour discuter entre
elles. Il est fort probable qu’elles doivent compter sur la communication à distance
pour poursuivre leurs contacts, c’est-à-dire utiliser le téléphone a minima. Or, elles
n’ont pas de budget pour ce faire. En effet, les frais engendrés par l’usage du
téléphone portable posent problème. Pourtant, disposer d’instruments de
communication (quels qu’ils soient) à l’intérieur des groupes de travail est crucial
14
afin de pouvoir développer des capacités collectives qui permettent des
accomplissements au bénéfice des salariés.
Ces trois ressources distribuées de visibilité et de réunion du groupe de travail, de
temps et de communication sont nécessaires mais ne suffisent pas à équiper les
salariés
en
capacité
collective
à
l’action
collective.
Deux
ressources
complémentaires, de nature cognitive, sont également nécessaires, d’ordre
informationnel et de généralisation, qui permettent l’émergence d’une capacité
collective
à
l’action
collective
des
travailleurs
– véhicule
des
futurs
accomplissements. Ainsi, le législateur et les partenaires sociaux, en Belgique, ont
reconnu que sont nécessaires à l’exercice d’un mandat de représentation syndicale
le développement de ressources spécifiques à la compréhension de la situation
dans laquelle les salariés sont impliqués13. Aujourd’hui ce n’est plus le délégué
syndical uniquement qui doit développer ces ressources, c’est l’ensemble des
salariés. Car sans le partage de ces ressources, c’est-à-dire sans cette
compréhension de la situation qui le concerne par le salarié, aucune capacité
collective à l’action collective ne se développe – raison pour laquelle on a parlé de
la nécessité de distribuer les ressources, et pas seulement de les coordonner.
Ressource cognitive distribuée d’ordre informationnel
Alors qu’elle travaille dans le magasin depuis déjà vingt-huit ans, l’assistante chef
caissière qui gère les horaires de l’hypermarché M ne connaît pas les grandes dates
de l’histoire du magasin…. Elle ne connaît même pas le nombre de caissières bien
qu’elle gère leurs horaires… La majorité des caissières sont incapables de dire
combien il y a de caissières ou de salariés dans leur magasin, qui en est le
propriétaire ou de quelle commission paritaire relève l’entreprise, donc leur contrat
de travail… Or, sans représentation fidèle de la réalité, sans ces ressources
cognitives d’ordre informationnel, comment pouvoir réellement l’évaluer ? Le
13
La Convention n° 5 du Conseil national du travail de Belgique énonce que les délégués syndicaux ont le droit, dans le
cadre de leur mission (donc rémunérés par l’entreprise) de participer à des cours et des formations organisés par leurs
syndicats et destinés à parfaire leur formation économique, sociale et technique (Heirman, 1995, p. 51).
15
sentiment commun d’« engluement » dans les rapports interpersonnels est total. Il
traduit la pauvreté des ressources cognitives distribuées et, dès lors, l’incapacité à
l’action collective dans laquelle se trouvent les salariés et les groupes de travail
aujourd’hui dans l’entreprise.
Ressource cognitive distribuée de généralisation
Le dernier type de ressource distribuée touche à la possibilité de sortir
cognitivement du rapport interpersonnel – on peut l’appeler, ressource de
généralisation. Pour construire la capacité collective des salariés, il importe que
l’individu fasse preuve de décentrement, qu’il quitte le rapport de type
interpersonnel (« mon chef et moi ») et construise un discours plus général sur la
situation du salarié dans l’entreprise, dans le secteur d’activité qui le concerne,
dans l’économie de son pays, européenne, voire globalisée. Cette ressource
cognitive de généralisation, appuyée par le volet informationnel des ressources
cognitives,
doit permettre
l’identification
d’un
interlocuteur.
Une
telle
identification par l’ensemble des salariés (pas uniquement par leurs délégués),
résultat de ce travail cognitif, est nécessaire à l’entrée dans l’action collective qui
ouvre la voie à la conquête d’autres capacités et accomplissements.
Pour conclure : avancer avec Sen
Pour exemple de capacité collective des salariés, nous avons pris la capacité à
bénéficier d’un horaire de travail le plus compatible possible avec les
responsabilités privées. Ainsi, nous l’avons vu, dans le cas des groupes de caissières
réunies dans les « îlots-caisses », c’est le collectif lui-même, via cette capacité, qui
est le véhicule d’accomplissements dont bénéficie l’individu. Les individus pris
séparément, ou non organisés au travers de ces îlots caisses, ne disposent
effectivement pas de cette capacité – c’est le cas de l’immense majorité des salariés
soumis à des horaires variables établis par leur employeur. Ici, cette capacité dont
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est équipé le collectif des caissières permet de profiter d’un éventail de choix plus
large, en un mot : de jouir d’une plus grande liberté dans l’organisation de sa vie,
assurant une meilleure compatibilité entre les exigences du travail et les
responsabilités de la vie privée.
Afin de généraliser le propos, j’ai traité de l’enjeu de la capacité collective à l’action
collective des salariés, considérée comme le cas par excellence de la capacité
collective pour le travailleur salarié. C’est elle, en effet, qui permet de créer de
nouvelles opportunités de choix dans le contexte de la mise au travail salarié. J’ai
alors passé en revue, en amont à la constitution de la capacité collective, cinq types
de ressources – a minima – qu’il semble crucial de distribuer parmi les membres
des groupes de travail si l’on veut permettre l’émergence de cette capacité
collective.
L’incomplétude de sa propre théorie, recherchée par Sen, ainsi que sa définition du
principe d’« objectivité de position » (1993) comme seule conception du principe
d’objectivité qui tienne dans le royaume des faits sociaux, impliquent que,
logiquement, son schéma analytique puisse être, doive être utilisé, en vue d’être
complété. Les concepts de ressources distribuées et de capacité collective que j’ai
suggérés dans cette contribution pour penser la dimension collective dont dépend
la liberté de l’individu visent à compléter le schéma analytique proposé par Sen.
Le cas de la gestion des horaires de travail d’un groupe de caissières est
emblématique, car la mesure de la charge d’interdépendance qui lie les parties
prenantes est évidente. Il est raisonnable de penser que les phénomènes politiques,
qui prennent place dans les milieux de travail ou, plus largement, au sein de la
société, ne fassent pas moins preuve de ce caractère d’interdépendance. La
conceptualisation de la liberté proposée par Sen permet d’attirer l’attention sur le
fait qu’une théorie de la liberté et de la démocratie, aujourd’hui, ne peut plus
ignorer le rôle crucial joué par la dimension collective de la vie sociale.
Contrairement à l’aveuglement pratiqué par la théorie économique orthodoxe et les
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tenants d’un individualisme méthodologique fétichisé, la complexité des bases
théoriques proposées par Sen rend caduque une conception purement solipsiste de la
liberté. Mais point n’est besoin d’« ontologiser » le collectif pour autant.
Complétée par une analyse de la dimension collective de la liberté, l’approche par
les capacités permet de prendre en compte finement les dispositifs sociaux de
l’action. Dans le champ du travail salarié en particulier, elle permet de mettre
l’accent sur les obstacles concrets rencontrés aujourd’hui par les travailleurs (en
particulier par les organisations syndicales) dans un contexte déterminé par
l’« arbitraire patronal » où les collectifs se trouvent peu « capacitants ».
Bien que pétri de tradition libérale, Sen propose une approche de la liberté qui ouvre
la voie à une conception beaucoup plus riche de l’individu et de son action que la
caricature servie par ses collègues économistes. J’espère en avoir convaincu le
lecteur, l’approche de Sen mérite d’être considérée par les sociologues qui
s’attachent à décrire le social et l’évaluer. On trouve en effet chez le Prix Nobel
d’économie, si l’on veut bien faire un peu de chemin avec lui, des bases nécessaires
pour dénouer, sans le briser, le nœud – descriptif et normatif – de la vie sociale qui
unit individu et collectivité.
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