Communication de Svetana GORSHENINA
Transcription
Communication de Svetana GORSHENINA
www.reseau-asie.com Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie orientale, centrale, méridionale, péninsulaire et insulaire / Scholars, Professors and Experts on the North, East, Central and South Asia Areas (Pacific Rim included) Communication L'ORIENT CRÉÉ EN ORIENT: L'ORIENTALISME EN ASIE CENTRALE RUSSE, SOVIÉTIQUE ET POST-SOVIÉTIQUE AUX XIXE ET XXE SIÈCLES Svetlana GORSHENINA Université de Lausanne 1er Congrès du Réseau Asie / 1st Congress of Réseau Asie-Asia Network 24-25 sept. 2003, Paris France Centre de Conférences Internationales du Ministère des Affaires étrangères Center of International Conferences, Ministry of Foreign Affairs Thématique I / Theme I : Histoire des sciences et des techniques / The History of the Sciences and of the Technology Atelier 3/ Workshop 3 : Les contributions conjointes des techniques de la représentation et des sciences humaines à l’étude de la Chine et de l’Asie centrale © 2003 – Svetana Gorshenina - Protection des documents / All rights reserved Les utilisateurs du site : http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). En particulier, tous les textes, sons, cartes ou images du 1er Congrès sont soumis aux lois du droit d’auteur. Leur utilisation autorisée pour un usage non commercial requiert cependant la mention des sources complètes et celle du nom et prénom de l'auteur. The users of the website : http://www.reseau-asie.com are allowed to download and copy the materials of textual and multimedia information (sound, image, text, etc.) in the Web site, in particular documents of the 1st Congress, for their own personal, non-commercial use, or for classroom use, subject to the condition that any use should be accompanied by an acknowledgement of the source, citing the uniform resource locator (URL) of the page, name & first name of the authors (Title of the material, © author, URL). - Responsabilité des auteurs / Responsability of the authors Les idées et opinions exprimées dans les documents engagent la seule responsabilité de leurs auteurs. Any opinions expressed are those of the authors. L'ORIENT CRÉÉ EN ORIENT: L'ORIENTALISME EN ASIE CENTRALE RUSSE, SOVIÉTIQUE ET POST-SOVIÉTIQUE AUX XIXE ET XXE SIÈCLES Svetlana GORSHENINA, Université de Lausanne L’histoire des orientalismes russe et centre-asiatique constitue une branche méconnue des études de l’orientalisme en occident. Il n’entre ni comme objet, ni comme sujet d’étude dans le cadre d’analyse qui porte sur l’héritage des écoles artistiques européennes et américaine actives en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, en Inde ou en Asie du sud-est. L’art moderne et contemporain de l’Asie centrale est resté pratiquement inconnu en Occident parce qu’il s’est trouvé isolé à trois titres. Il se situait derrière le rideau de fer, mais aussi derrière un rideau interne qui le rendait presque invisible en Russie. Les scientifiques occidentaux ne pouvaient pas l’étudier de l’autre côté de cette double barrière. Une troisième barrière a été érigée par les historiens centre-asiatiques qui travaillent dans la région et la connaissent en détail, mais qui évitent d’examiner l’art contemporain centre-asiatique comme formant un phénomène orientaliste. Ce phénomène est jugé inacceptable au moment où se forment de nouveaux mythes idéologiques dans les républiques ex-soviétiques d’Asie centrale. Les historiens se limitent aujourd’hui à l’étude du passé glorieux de la région et éliminent toute trace de l’époque coloniale. Géographiquement, l’Asie centrale anciennement russe appartient néanmoins à l’espace de l’orientalisme. Il constitue un autre Orient, qui est certes moins exotique que l’ExtrêmeOrient et moins romantique que le Proche-Orient. C’est dans l’Orient centre-asiatique et au tournant des XIXe et XXe siècles que les Européens, y compris les Russes, ont cherché des images d’un passé mythique. L’analyse de l’iconographie de cette région est donc susceptible d’enrichir la compréhension et l’analyse de l’orientalisme. Avec comme point de départ la passion des « chinoiseries » (voir le décor architectural des palais impériaux autour de Saint-Pétersbourg), l’orientalisme russe se caractérise par les mêmes genres artistiques que l’orientalisme occidental. Cette ressemblance s’explique par la structure et les règlements de l’Académie russe des Beaux-Arts qui sont calqués sur les Beaux-Arts de Paris, comme beaucoup d’institutions artistiques européennes. Toutes les écoles d’orientalisme ont en commun la production d’images « ethnographique » des « peintres-voyageurs ». Soucieuse d’obtenir la reproduction exacte des pays lointains, l’Académie russe des sciences (fondée par Pierre le Grand en 1725) fait appel à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg (fondée en 1757) pour que les expéditions politiques et scientifiques bénéficient de l’aide de peintres préparés à cet effet. Une première expérience positive à la mission russe à Pékin conduit à généraliser cette pratique ailleurs en Asie centrale, où elle devient aussitôt un élément indispensable. Assoiffés de découvertes géographiques, les dirigeants des expéditions se livrent à des prospections en histoire naturelle. Ils illustrent leurs observations de dessins sur tous les aspects des contrées inconnues. À partir du début du XIXe siècle, les missions pluridisciplinaires côtoient des expéditions plus ciblées en géographie, géologie, zoologie, botanique, ou ethnologie. http://www.reseau-asie.com 2 La spécialisation de la recherche pousse les artistes à se perfectionner dans la reproduction exacte de la nature, des animaux, des plantes, des paysages, des «types ethnographiques» ou, plus tard, des décors architecturaux et des objets antiques. De style naturaliste et documentaire, à la limite du dessin technique, ces dessins sont conformes aux règlements élaborés en 1829 par le Président de l’Académie des Beaux-Arts, Alexis Olenin : « Il faudra copier la nature telle qu’elle est et comme vous la voyez, sans la rendre ni belle, ni parfaite ». Les préoccupations de l’esthétisme académique cèdent la place à des tendances réalistes appropriées aux objectifs scientifiques et politiques. Les proportions idéales du classicisme sont donc oubliées au profit de la documentation de la morphologie des indigènes, que l’on présente de face et de profil. Les paysages ont pour but de servir à l’élaboration des cartes. Les dessins d’animaux, de plantes et de personnes permettent de compléter les atlas, un genre très populaire aux XVIIIe-XIXe siècles, et d’illustrer les récits de voyages, souvent publiés sous la forme de carnets de route. Cette pratique de reproduction en images détaillées s’accorde avec l’exhaustivité du positivisme et l’expansion impériale qui exige la compilation des connaissances sur le Turkestan. Presque toute la production artistique est d’ailleurs déposée à l’Académie des Beaux-Arts ou au Ministère des Affaires Étrangères. La tradition du dessin ethnographique se manifeste de plus en plus avec le progrès de la colonisation. Les expositions artistiques au Turkestan russe, qui s’ajoutent aux expositions coloniales après 1911, présentent les œuvres des peintres coloniaux. Ces héritiers des peintres orientalistesvoyageurs, comme Richard Zommer, Léon Bouré ou Pavel Ben’kov s’installent définitivement dans la région. Souvent des pupilles de l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg, ils représentent les tendances naturalistes des Ambulants qui règnent à la métropole. Même si des peintres locaux, comme Ch. Velikhanov, ont fait leur apparition dès les années 1850, les premières véritables écoles de Beaux-Arts du Turkestan n’ouvrent leurs portes que vers 1900. Elles forment les artistes sur place, y compris d’origine asiatique, dans la lignée conservatrice de l’Académie des Beaux-Arts. La conquête militaire des années 1860 introduit dans l’orientalisme de l’Asie centrale des scènes de batailles, composées à la demande de la haute administration impériale. Elles sont l’objet de commandes officielles, de bourses de voyage, de prix et médailles, ou de titres académiques rémunérateurs. Les tableaux de batailles occupent une place privilégiée chez les orientalistes, parce qu’ils répondent à un besoin d’évasion. Dans le cadre militaire, les peintres russes traitent souvent pour la première fois de sujets orientaux, sans faire de distinction nette entre leur «propre Orient» de l’Asie centrale et du Caucase et l’«Orient d’ailleurs» où ils ont parfois voyagé. Plus ou moins officielle, la production artistique est proche des images documentaires de naturalistes, puisque l’accent porte sur des aspects représentatifs de la conquête, comme les défilés militaires, la gloire de la victoire ou la vie quotidienne du soldat. Dans ce type d’œuvres, l’orientalisme se réduit souvent aux symboles qui distinguent l’armée russe de ses adversaires orientaux, aux paysages qui évoquent l’imagerie commune dite «orientale» et aux toponymes géographiques mentionnés dans des titres d’une longueur interminable. Deux groupes s’opposent dans la production de tableaux «à la gloire de l’armée russe». Le premier est chapeauté par N. Karazine qui représente la guerre de manière théâtrale, comme une fête romantique au goût un peu baroque. Le second tient un discours plus modéré et traite des désastres http://www.reseau-asie.com 3 de la guerre, comme dans l’œuvre de V. Vereshchagin. Tous deux partagent la notion du «porteur de culture», d’après laquelle les grandes puissances sont destinées à «éclairer les peuples arriérés» en leur apportant «la Civilisation». L’opposition entre la «barbarie des indigènes» et la «civilisation européenne» qu’incarnent les Russes en Asie centrale transparaît dans le titre même des oeuvres. Plusieurs peintures de Vereshchagin reproduisent les aspects négatifs de la vie turkestanaise, comme des scènes de pédophilie, les prisons ou «trous à punaises», les mendiants ainsi que les marchés aux esclaves. Le titre: Les Barbares montre un mépris sans équivoque dans la plus célèbre des séries que Vereshchagin crée à Munich en 1871-1873. En mettant l’accent sur les souffrances des Russes, victimes de «la cruauté asiatique», le tableau La pyramide de crânes transmet des idées pacifistes sur l’inutilité et la dévastation des guerres. Ailleurs chez Vereshchagin, on voit un Orient stéréotypé, avec les clichés orientalistes traditionnels des femmes convoitées et des fumeurs d’opium. Fruit des « voyages d’atelier », l'Orient imaginaire des peintres-orientalistes russes fait en règle générale appel à l'Orient d'ailleurs, dit "classique" (tableaux des frères Tchernecov). Les dessins de type centreasiatique qui sont utilisés dans les «chinoiseries» en porcelaine et dans les pavillons «asiatiques» de la Russie lors des expositions internationales forment une exception. Ils matérialisent le mythe de la «Russie éternelle», située entre l’Europe et le monde de la steppe (les panneaux de K. Korovin pour l’exposition de 1900 à Paris). Taillé sur les mesures parisiennes, cet Orient connaît son apogée avec les ballets russes de S. Diaghilev, grâce auxquels «l’Occident eut une idée du pittoresque de l’Asie centrale, des arts des peuplades placées aux confins de la Chine ou de l’islam ou, un peu plus près de nous, entre l’islam et l’orthodoxie». Dans les années 1910-1920, l’image du Turkestan se métamorphose. Une autre manière d’interpréter l’Asie russe fait son apparition parallèlement aux créations de type ethnographique, très proches de la photographie ou du dessin technique. Liés aux tendances de l’Art Nouveau et cristallisés au sein de l’association saint-pétersbourgeoise Le Monde des Art, les tableaux de Pavel Kuznecov, d’Alexis Yusupov et, plus tard, de Kuzma Petrov-Vodkin, bouleversent la vision naturaliste par leurs préférences pour le symbolisme, très en vogue à l’aube du XXe siècle. En quête d’une idylle «à la Rousseau», les peintres russes installés au Turkestan commencent à se mêler à la population locale, comme Alexandre Nikolaev (dit «Usto-Mumin») et Alexandre Volkov, deux figures-clefs de l’avant-garde centre-asiatique. À la différence de l’avant-garde russe qui cherche à renverser la culture classique, l’avant-garde centre-asiatique propose une synthèse puisque des éléments de l’art oriental fusionnent avec ceux de l’icône russe, de la Renaissance italienne, ainsi que du cubisme et de l’expressionnisme allemands. La révolution de 1917 fait exploser le monde de rêve de ces artistes, dont les travaux sont très proches des interprétations marocaines d’Henri Matisse. L’interdiction en URSS de la majorité des courants artistiques modernes, comme le surréalisme, l’art abstrait ou le pop art, favorise l’émergence d’un nouveau type d’art orientaliste. Sans rompre brusquement avec les principes officiels de l’art soviétique, les artistes de l’orient soviétique ont approfondi leurs recherches sur l’Asie en tirant profit de différents aspects de l’orientalisme, comme son ethnographisme. La situation géographique à l’écart de Moscou a placé l’art de l’Asie centrale en marge du réalisme socialiste et a favorisé une quête spirituelle. La vision ethnographique du réalisme socialiste des années 1930-1950 laisse place au romantisme national et au modernisme. http://www.reseau-asie.com 4 Les artistes puisent dans la stylistique de l’art antique et médiéval de l’Asie centrale que font connaître les découvertes des archéologues soviétiques des années 1930-1970, et adaptent certains de ses éléments. Ce courant amène une vague d’exotisme, orientaliste à l’origine, qui donne naissance au postmodernisme centre-asiatique des années 1980-1990. Il est possible d’examiner l’art centreasiatique des trente dernières années comme un phénomène bipolaire : européen et asiatique, c’està-dire orientaliste et national. L’importance de l’élément européen (orientaliste) décline tandis que l’élément asiatique augmente. Sous certaines conditions l’orientalisme s’indigénise en transformant les stéréotypes du passé en images plus proches de la réalité. Ces approches ouvrent des perspectives sur l’Orient qui sont non seulement européennes, mais aussi locales et universelles. http://www.reseau-asie.com 5