Communication de Svetana GORSHENINA

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Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie orientale, centrale, méridionale,
péninsulaire et insulaire / Scholars, Professors and Experts on the North, East,
Central and South Asia Areas (Pacific Rim included)
Communication
L'ORIENT CRÉÉ EN ORIENT: L'ORIENTALISME EN ASIE
CENTRALE RUSSE, SOVIÉTIQUE ET POST-SOVIÉTIQUE AUX XIXE
ET XXE SIÈCLES
Svetlana GORSHENINA
Université de Lausanne
1er Congrès du Réseau Asie / 1st Congress of Réseau Asie-Asia Network
24-25 sept. 2003, Paris France
Centre de Conférences Internationales du Ministère des Affaires étrangères
Center of International Conferences, Ministry of Foreign Affairs
Thématique I / Theme I : Histoire des sciences et des techniques / The History of the Sciences and of
the Technology
Atelier 3/ Workshop 3 : Les contributions conjointes des techniques de la représentation et des
sciences humaines à l’étude de la Chine et de l’Asie centrale
© 2003 – Svetana Gorshenina
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L'ORIENT CRÉÉ EN ORIENT: L'ORIENTALISME EN ASIE CENTRALE RUSSE, SOVIÉTIQUE ET
POST-SOVIÉTIQUE AUX XIXE ET XXE SIÈCLES
Svetlana GORSHENINA, Université de Lausanne
L’histoire des orientalismes russe et centre-asiatique constitue une branche méconnue des
études de l’orientalisme en occident. Il n’entre ni comme objet, ni comme sujet d’étude dans le cadre
d’analyse qui porte sur l’héritage des écoles artistiques européennes et américaine actives en Afrique
du Nord, au Moyen-Orient, en Inde ou en Asie du sud-est. L’art moderne et contemporain de l’Asie
centrale est resté pratiquement inconnu en Occident parce qu’il s’est trouvé isolé à trois titres. Il se
situait derrière le rideau de fer, mais aussi derrière un rideau interne qui le rendait presque invisible en
Russie. Les scientifiques occidentaux ne pouvaient pas l’étudier de l’autre côté de cette double
barrière. Une troisième barrière a été érigée par les historiens centre-asiatiques qui travaillent dans la
région et la connaissent en détail, mais qui évitent d’examiner l’art contemporain centre-asiatique
comme formant un phénomène orientaliste. Ce phénomène est jugé inacceptable au moment où se
forment de nouveaux mythes idéologiques dans les républiques ex-soviétiques d’Asie centrale. Les
historiens se limitent aujourd’hui à l’étude du passé glorieux de la région et éliminent toute trace de
l’époque coloniale. Géographiquement, l’Asie centrale anciennement russe appartient néanmoins à
l’espace de l’orientalisme. Il constitue un autre Orient, qui est certes moins exotique que l’ExtrêmeOrient et moins romantique que le Proche-Orient. C’est dans l’Orient centre-asiatique et au tournant
des XIXe et XXe siècles que les Européens, y compris les Russes, ont cherché des images d’un
passé mythique. L’analyse de l’iconographie de cette région est donc susceptible d’enrichir la
compréhension et l’analyse de l’orientalisme.
Avec comme point de départ la passion des « chinoiseries » (voir le décor architectural des
palais impériaux autour de Saint-Pétersbourg), l’orientalisme russe se caractérise par les mêmes
genres artistiques que l’orientalisme occidental. Cette ressemblance s’explique par la structure et les
règlements de l’Académie russe des Beaux-Arts qui sont calqués sur les Beaux-Arts de Paris, comme
beaucoup d’institutions artistiques européennes. Toutes les écoles d’orientalisme ont en commun la
production d’images « ethnographique » des « peintres-voyageurs ». Soucieuse d’obtenir la
reproduction exacte des pays lointains, l’Académie russe des sciences (fondée par Pierre le Grand en
1725) fait appel à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg (fondée en 1757) pour que les
expéditions politiques et scientifiques bénéficient de l’aide de peintres préparés à cet effet. Une
première expérience positive à la mission russe à Pékin conduit à généraliser cette pratique ailleurs
en Asie centrale, où elle devient aussitôt un élément indispensable. Assoiffés de découvertes
géographiques, les dirigeants des expéditions se livrent à des prospections en histoire naturelle. Ils
illustrent leurs observations de dessins sur tous les aspects des contrées inconnues. À partir du début
du XIXe siècle, les missions pluridisciplinaires côtoient des expéditions plus ciblées en géographie,
géologie, zoologie, botanique, ou ethnologie.
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La spécialisation de la recherche pousse les artistes à se perfectionner dans la reproduction
exacte de la nature, des animaux, des plantes, des paysages, des «types ethnographiques» ou, plus
tard, des décors architecturaux et des objets antiques. De style naturaliste et documentaire, à la limite
du dessin technique, ces dessins sont conformes aux règlements élaborés en 1829 par le Président
de l’Académie des Beaux-Arts, Alexis Olenin : « Il faudra copier la nature telle qu’elle est et comme
vous la voyez, sans la rendre ni belle, ni parfaite ». Les préoccupations de l’esthétisme académique
cèdent la place à des tendances réalistes appropriées aux objectifs scientifiques et politiques. Les
proportions idéales du classicisme sont donc oubliées au profit de la documentation de la morphologie
des indigènes, que l’on présente de face et de profil. Les paysages ont pour but de servir à
l’élaboration des cartes. Les dessins d’animaux, de plantes et de personnes permettent de compléter
les atlas, un genre très populaire aux XVIIIe-XIXe siècles, et d’illustrer les récits de voyages, souvent
publiés sous la forme de carnets de route. Cette pratique de reproduction en images détaillées
s’accorde avec l’exhaustivité du positivisme et l’expansion impériale qui exige la compilation des
connaissances sur le Turkestan. Presque toute la production artistique est d’ailleurs déposée à
l’Académie des Beaux-Arts ou au Ministère des Affaires Étrangères. La tradition du dessin
ethnographique se manifeste de plus en plus avec le progrès de la colonisation.
Les expositions artistiques au Turkestan russe, qui s’ajoutent aux expositions coloniales après
1911, présentent les œuvres des peintres coloniaux. Ces héritiers des peintres orientalistesvoyageurs, comme Richard Zommer, Léon Bouré ou Pavel Ben’kov s’installent définitivement dans la
région. Souvent des pupilles de l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg, ils représentent les
tendances naturalistes des Ambulants qui règnent à la métropole. Même si des peintres locaux,
comme Ch. Velikhanov, ont fait leur apparition dès les années 1850, les premières véritables écoles
de Beaux-Arts du Turkestan n’ouvrent leurs portes que vers 1900. Elles forment les artistes sur place,
y compris d’origine asiatique, dans la lignée conservatrice de l’Académie des Beaux-Arts. La conquête
militaire des années 1860 introduit dans l’orientalisme de l’Asie centrale des scènes de batailles,
composées à la demande de la haute administration impériale. Elles sont l’objet de commandes
officielles, de bourses de voyage, de prix et médailles, ou de titres académiques rémunérateurs. Les
tableaux de batailles occupent une place privilégiée chez les orientalistes, parce qu’ils répondent à un
besoin d’évasion. Dans le cadre militaire, les peintres russes traitent souvent pour la première fois de
sujets orientaux, sans faire de distinction nette entre leur «propre Orient» de l’Asie centrale et du
Caucase et l’«Orient d’ailleurs» où ils ont parfois voyagé. Plus ou moins officielle, la production
artistique est proche des images documentaires de naturalistes, puisque l’accent porte sur des
aspects représentatifs de la conquête, comme les défilés militaires, la gloire de la victoire ou la vie
quotidienne du soldat. Dans ce type d’œuvres, l’orientalisme se réduit souvent aux symboles qui
distinguent l’armée russe de ses adversaires orientaux, aux paysages qui évoquent l’imagerie
commune dite «orientale» et aux toponymes géographiques mentionnés dans des titres d’une
longueur interminable.
Deux groupes s’opposent dans la production de tableaux «à la gloire de l’armée russe». Le
premier est chapeauté par N. Karazine qui représente la guerre de manière théâtrale, comme une fête
romantique au goût un peu baroque. Le second tient un discours plus modéré et traite des désastres
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de la guerre, comme dans l’œuvre de V. Vereshchagin. Tous deux partagent la notion du «porteur de
culture», d’après laquelle les grandes puissances sont destinées à «éclairer les peuples arriérés» en
leur apportant «la Civilisation». L’opposition entre la «barbarie des indigènes» et la «civilisation
européenne» qu’incarnent les Russes en Asie centrale transparaît dans le titre même des oeuvres.
Plusieurs peintures de Vereshchagin reproduisent les aspects négatifs de la vie turkestanaise, comme
des scènes de pédophilie, les prisons ou «trous à punaises», les mendiants ainsi que les marchés aux
esclaves. Le titre: Les Barbares montre un mépris sans équivoque dans la plus célèbre des séries que
Vereshchagin crée à Munich en 1871-1873. En mettant l’accent sur les souffrances des Russes,
victimes de «la cruauté asiatique», le tableau La pyramide de crânes transmet des idées pacifistes sur
l’inutilité et la dévastation des guerres. Ailleurs chez Vereshchagin, on voit un Orient stéréotypé, avec
les clichés orientalistes traditionnels des femmes convoitées et des fumeurs d’opium. Fruit des
« voyages d’atelier », l'Orient imaginaire des peintres-orientalistes russes fait en règle générale appel
à l'Orient d'ailleurs, dit "classique" (tableaux des frères Tchernecov). Les dessins de type centreasiatique qui sont utilisés dans les «chinoiseries» en porcelaine et dans les pavillons «asiatiques» de
la Russie lors des expositions internationales forment une exception. Ils matérialisent le mythe de la
«Russie éternelle», située entre l’Europe et le monde de la steppe (les panneaux de K. Korovin pour
l’exposition de 1900 à Paris). Taillé sur les mesures parisiennes, cet Orient connaît son apogée avec
les ballets russes de S. Diaghilev, grâce auxquels «l’Occident eut une idée du pittoresque de l’Asie
centrale, des arts des peuplades placées aux confins de la Chine ou de l’islam ou, un peu plus près
de nous, entre l’islam et l’orthodoxie».
Dans les années 1910-1920, l’image du Turkestan se métamorphose. Une autre manière
d’interpréter l’Asie russe fait son apparition parallèlement aux créations de type ethnographique, très
proches de la photographie ou du dessin technique. Liés aux tendances de l’Art Nouveau et
cristallisés au sein de l’association saint-pétersbourgeoise Le Monde des Art, les tableaux de Pavel
Kuznecov, d’Alexis Yusupov et, plus tard, de Kuzma Petrov-Vodkin, bouleversent la vision naturaliste
par leurs préférences pour le symbolisme, très en vogue à l’aube du XXe siècle. En quête d’une idylle
«à la Rousseau», les peintres russes installés au Turkestan commencent à se mêler à la population
locale, comme Alexandre Nikolaev (dit «Usto-Mumin») et Alexandre Volkov, deux figures-clefs de
l’avant-garde centre-asiatique. À la différence de l’avant-garde russe qui cherche à renverser la
culture classique, l’avant-garde centre-asiatique propose une synthèse puisque des éléments de l’art
oriental fusionnent avec ceux de l’icône russe, de la Renaissance italienne, ainsi que du cubisme et
de l’expressionnisme allemands. La révolution de 1917 fait exploser le monde de rêve de ces artistes,
dont les travaux sont très proches des interprétations marocaines d’Henri Matisse.
L’interdiction en URSS de la majorité des courants artistiques modernes, comme le
surréalisme, l’art abstrait ou le pop art, favorise l’émergence d’un nouveau type d’art orientaliste. Sans
rompre brusquement avec les principes officiels de l’art soviétique, les artistes de l’orient soviétique
ont approfondi leurs recherches sur l’Asie en tirant profit de différents aspects de l’orientalisme,
comme son ethnographisme. La situation géographique à l’écart de Moscou a placé l’art de l’Asie
centrale en marge du réalisme socialiste et a favorisé une quête spirituelle. La vision ethnographique
du réalisme socialiste des années 1930-1950 laisse place au romantisme national et au modernisme.
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Les artistes puisent dans la stylistique de l’art antique et médiéval de l’Asie centrale que font connaître
les découvertes des archéologues soviétiques des années 1930-1970, et adaptent certains de ses
éléments. Ce courant amène une vague d’exotisme, orientaliste à l’origine, qui donne naissance au
postmodernisme centre-asiatique des années 1980-1990. Il est possible d’examiner l’art centreasiatique des trente dernières années comme un phénomène bipolaire : européen et asiatique, c’està-dire orientaliste et national. L’importance de l’élément européen (orientaliste) décline tandis que
l’élément asiatique augmente. Sous certaines conditions l’orientalisme s’indigénise en transformant
les stéréotypes du passé en images plus proches de la réalité. Ces approches ouvrent des
perspectives sur l’Orient qui sont non seulement européennes, mais aussi locales et universelles.
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