Société civile de la misère - Département de science politique

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Société civile de la misère - Département de science politique
Chemins critiques: Revue haïtiano-caraïbéenne, Vol. 4, N° 1, sept. 1998: 7-30.
S OCIETE CIVILE DE LA MISERE
André Corten*
Résumé
Une transition démocratique ne peut pas s'appuyer sur l'État encore marqué
des relations autoritaires de pouvoir. En plus en Haïti, État doté d'une faiblesse
constitutive. On cherche dès lors spontanément dans la «société civile» le lieu
d'où peut sortir l'«expansion démocratique». Mais de même que l'État est
constitutivement «faible» en Haïti, la société civile l'est aussi. Alors quels sont les
points d'appui pour développer des rapports politiques démocratiques? La
question est stratégique et d'une urgence extrême. Ce texte tente de renouveler
l'analyse du lien social à partir d'une analyse en termes de ce qui est appelé ici
des chaînes d'équivalence. Dans une société où la misère érode profondément
toute interaction sociale populaire, le rapport associatif n'est pas une base de
médiation pour le politique. Ce texte est une critique de l'emploi de la catégorie
de «société civile» mais il propose aussi une méthodologie pour aller plus loin.
En cherchant comment s'établissent les équivalences symboliques, on pose des
jalons pour avoir accès à l'imaginaire. L'imaginaire a été soumis à une violence
incroyable durant le duvaliérisme, il a ensuite été travaillé par le prophétisme dans
son effort de libération; il continue à se libérer avec toute l'ambiguïté du
phénomène religieux dans les marges de la société.
*
Université du Québec à Montréal. Cette étude est réalisée grâce à une subvention du Conseil
de Recherches en Sciences Humaines du Canada, (CRSH).
1
CORTEN — Société civile de la misère
S OCIETE CIVILE DE LA MISERE
Le rétablissement de l'ordre constitutionnel était attendu par beaucoup comme
la condition d'une ère nouvelle. Certes, trop d'attentes vis-à-vis d'un État
constitutivement faible! Quoi qu'il en soit, la gestion de l'État suscite maintenant
une dramatique déception. L'espoir qu'un autre personnel politique puisse donner
à l'État en Haïti une rationalité, un droit, un pouvoir de direction s'est estompé.
L'espoir que la «gauche», depuis cinquante ans critique du pouvoir, puisse, à
défaut de résoudre les problèmes, imprimer un style nouveau est au point mort.
Le mouvement populaire, quant à lui, a perdu toute perspective de «démocratie
participative». Le mouvement social qui avait pris son essor en 1984 et qui avait
rebondi en 1990 connaît un reflux en 1994.
Sans État, sans mouvement social, sur quoi s'appuie le peuple haïtien pour
survivre? Survivre par rapport à une des misères matérielles les plus tragiques de
la planète, survivre dans un des univers écologiques les plus dévastés, survivre
dans un monde régional et international où les puissants dictent leurs conduites
aux petits pays, survivre face à ce qui peut apparaître comme la trahison de ses
porte-parole. Il est normal qu'on cherche ce ressort de survie dans ce qu'on
appelle la «société civile». C'est ce que faisait en 1995, dans une conjoncture plus
ouverte il est vrai, Michel-Rolph Trouillot. Se tenait alors à Port-au-Prince un
Colloque Transitions démocratiques.1 Reprenant les propos de l'ex-Président
Alfonsin qui ouvrait celui-ci, il déclarait que «l'existence même d'une transition
démocratique dépend des gains concrets de la société civile sur l'État»2. Mais ya-t-il une société civile en Haïti? Ne faut-il pas en quelque sorte une «société
bourgeoise» pour avoir une «société civile»? Ce texte n'est pas seulement la
1
Trouillot, Michel-Roplh, «Démocratie et société civile», in Hurbon, Laënnec, Transitions
démocratiques, Actes du Colloque international de Port-au-Prince, Haïti, Paris, Syros, 1996: 235.
2 Ibid.: 227
2
CORTEN — Société civile de la misère
critique de la misère d'un concept. Il propose une méthodologie à travers l'emploi
d'un concept intermédiaire, celui de chaînes d'équivalences.
1. L'érosion du peuple haïtien
On le sait, l'érosion du sol haïtien est catastrophique. Selon la Banque
Mondiale (1997), le taux annuel de déforestation y est cinq fois plus élevé que
dans les autres pays pauvre. Mais la même logique de l'économie de rente aboutit
aussi à un épuisement de la force humaine. L'extorsion incessante du bracero
haïtien dans les plantations dominicaines n'est plus qu'un cas parmi tant d'autres
de formes d'épuisement. Autre cas, la famine du Nord-Ouest - début 1997, la
population est contrainte à manger des racines et les décès par dénutrition se
multiplient. Autre cas aussi, ce salaire misérable (de 3 dollars par jour) des
industries d'assemblage souvent réparti entre dix personnes. Mais là encore,
perspective de réduction de 10% des 23.000 emplois.
Haïti connaît de sinistres records. Après avoir enduré une stagnation quasi
complète (+0.2%) de son produit national brut par capita entre 1965 à 1990,
Haïti subit une perte du quart de son produit entre 1992 et 1994. Elle est donc
plus pauvre qu'il y a trente ans. Le produit moyen est estimé à 250 dollars par
an (220 selon d'autres sources). Seuls 10 pays de la planète ont moins de 200$.
Probablement 80% des Haïtiens vivent avec moins d'un dollar par jour. Le taux
d'analphabétisme est de 55% (un des plus élevés de la planète). La proportion
d'étudiants universitaires relativement à leur cohorte d'âge est de 1% (aux Étatsunis 56%)3. 68% de la population travaille dans l'agriculture qui contribue pour
3
Banque mondiale, Rapport du développement dans le monde, Washington, 1997. Données
pour 1980. Pour les États-unis, la même année.
3
CORTEN — Société civile de la misère
41.3% du Produit intérieur brut. 9% dans l'industrie qui contribue pour 11.1%.
La mortalité infantile bien qu'ayant baissé est encore de 72 pour 1000 (aux
États-unis, 8). Les exportations qui étaient encore de 226 millions en 1980 sont
tombées en 1995 à 110. Par contre les importations ont presque doublé4.
Tableau 1. Haïti: données macro-économiques récentes.
1992
1993 1994
1995 1996
13.2
-2.4
-8.3
4.4
2.7
Exportations $ m.
76.
82
57
105
94
Importations $ m.
214
267
141
520
602
Croissance du PIB per capita -
Source EIU (Economic Intelligence Unit, Londres), Country Report, 3°
Trimestre 1997: 41.
La détérioration de l'économie haïtienne se note aussi comparativement.
Ainsi, il est éclairant de comparer Haïti à quatre pays; le pays voisin, la
République Dominicaine qui est un pays pauvre à revenu intermédiaire, la Bolivie
et le Nicaragua, deux pays parmi les pauvres d'Amérique latine et le Rwanda, un
des pays les plus pauvres d'Afrique.
2. Comparaison d'Haïti avec d'autres pays pauvres
Haïti
Rwanda
Bolivie
Nicaragua
R. Dominicaine
PNB/ par habitant (en $)
1980
4 Toutes
260
200
550
660
990
les données citées jusqu'ici sont reprises au Rapport de la Banque Mondiale, 1997.
4
CORTEN — Société civile de la misère
1995
250
180
800
380
1.460
Mortalité infantile (en 0/1000)
1980
123
128
118
90
76
1995
73
133
69
46
37
17
34
18
92
91
Taux d'analphabétisme (en %)
1995
55
40
Prod. alimentaire per capita (Indice: 1985 = 100)
1996
63
64
129
Source: Banque mondiale, Rapport du développement dans le monde, Washington,
1997 et FAO, Annuaire de la Production, 1996.
En comparaison avec d'autres pays pauvres y compris ceux ayant connu
une histoire récente bouleversée (Rwanda et Nicaragua), Haïti est un pays
caractérisé par une profonde érosion sociale. La malnutrition (2.000 calories par
jour), la misère (revenus dérisoires5 et carence de ressources d'éducation6), le
manque d'hygiène et la profonde dégradation de la qualité de la vie7 ainsi que les
relations de servitude8 auxquelles sont condamnées plusieurs catégories de la
5
Un reportage de Michèle Ouimet dans le Journal québecois La Presse (1-4 novembre 1997)
rapportait la situation d'enfants de la rue survivant avec deux ou trois gourdes par jour(25
cents).
6 L'État a démissionné en matière d'éducation n'assurant plus, selon la même série d'articles,
que 28% de l'enseignement primaire et 20% du secondaire.secondaire.
7 «Port-au-Prince est une ville infernale: les rues sont sales, une odeur d'urine et de pourriture
flotte dans l'air, les déchets s'amoncellent dans les rues, les conditions sanitaires sont
désastreuses, les maisons négligées croulent sous le poids des années, les fils électriques, tout
emmêlés, pendent dans un incroyable désordre, l'anarchie règne au centre-ville .. Plus de 2,2
millions d'hommes, de femmes et d'enfants s'entassent dans la capitale conçue pour recevoir,
tout au plus, 200.000 personnes». Ajoutons cette description de Cité-Soleil. «C'est un endroit
sale où les détritus, qui jonchent les canaux depuis une éternité, sont presque fossilisés. L'eau
boueuse et malpropre déborde parfois dans les rues. Le soleil se reflète sur les toits en tôle,
surchauffant une atmosphère lourde où bourdonnent des mouches. Il n'existe pas un seul arbre
qui pourrait jeter un peu d'ombre et apporter une brise de fraîcheur». Ouimet, art. cités.
8 Environ 50.000 Haïtiens vivent dans les plantations sucrières dominicaines privés pour la
plupart des droits fondamentaux. D'autres sont également réduits à des conditions de quasiservitude dans d"autres secteurs (riz, café mais aussi domesticité). Par ailleurs en Haïti même,
200.000 enfants vivraient, selon l'UNICEF (1996), en domesticité. Les parents ne parvenant
plus à nourrir leurs enfants, placent leurs enfants en domesticité dans des familles des couches
moyennes inférieures espérant (espoir illusoire) qu'ils auront ainsi une quelconque chance d'aller
à l'école. Ces enfants non rémunérés sont au service de toute la famille, enfants compris.
5
CORTEN — Société civile de la misère
population conduiraient logiquement à une annihilation de la société haïtienne si
elle n'était tenue en vie d'une part de l'extérieur par une sorte d'«acharnement
thérapeutique» et d'autre part de l'intérieur par une résistance humaine obstinée se
manifestant notamment dans la floraison des cultes.
2. Personnel politique et asthénie de l'État
Historiquement, la faiblesse de l'État haïtien est le résultat de l'insuffisance
de la division interne du travail et de sa transnationalisation précoce9. A une
heure de vol des États-unis, Haïti reste un des pays les plus ruraux de la planète:
68%10 de la population est encore concentrée en 1995 en zone rurale. Y domine
la petite agriculture d'infrasubsistance. A leur tour, la majorité des urbains vivent
en dehors de toute relation salariale, sans aucune propriété et consommant de
plus en plus du riz, du sucre ou de l'huile d'importation ou de contrebande.
Tournée vers l'extérieur depuis le début du XIXe siècle, tous les circuits
économiques d'Haïti fonctionnent dès cette époque à saigner la paysannerie et le
petit peuple. Ceux-ci sont aujourd'hui exsangues.
La faiblesse de l'État longtemps travestie par son caractère autoritaire se
révèle aujourd'hui au grand jour. Les appareils de l'État sont inarticulés. Dans
l'État prédatoire duvaliériste, les cohortes de petits fonctionnaires n'avaient
comme prise sur la réalité nationale que leur capacité de prébende tandis que les
grands administrateurs exerçaient leur prélèvement à travers les entreprises
«Outre les travaux comportant le nettoyage de la maison, de la cour et des dépendances, le
domestique est obligé d'aller chercher et de transporter l'eau nécessaire à toutes les commodités
de la maison. Il fait des courses fréquentes au marché. Il peut lui être réclamé de surveiller les
enfants, de les soigner, de les accompagner en promenade et à l'école, de faire la lessive, de
chercher du bois à brûler, d"allumer le feu, de faire la cuisine, de lessiver, de nettoyer les
récipients de cuisine, de sortir les ordures de toutes sortes, y compris les déjections des gens de
la maison et des animaux domestiques». «Les jeunes domestiques, note l'UNICEF, sont
certainement les enfants les plus maltraités d'Haïti».
9 Corten, André, L'État faible: Haïti/ République Dominicaine, Montréal, CIDIHCA, 1989.
10 Banque mondiale,1997.
6
CORTEN — Société civile de la misère
publiques. Aujourd'hui cette prise et ces prélèvements deviennent moins sûrs.
D'une part, les fonctions de l'État sont de plus en plus transnationalisées (à
travers les ONG et les organisations financières), d'autre part nouvelle morale
publique tente de s'énoncer (manifestée par la dénonciation des «grands
mangeurs»). Dans la période présente, l'occupation des postes administratifs
obéit à une lutte de pouvoir entre factions. Mais en dehors des prébendes qu'ils
procurent et des emplois qu'ils distribuent à une clientèle (en l'occurrence
politique), ces postes ont peu de prise sur la réalité.
Un nouveau personnel politique occupe les sommets de l'État. L'apparition
de ce nouveau personnel a engendré l'illusion de l'existence d'une classe
politique. Or, ce personnel n'appartient pas à une classe politique. Celle-ci est en
effet inexistante. Pour qu'on puisse parler de classe politique, trois conditions
sont nécessaires. 1) Il faut que des décisions importantes (de caractère non
particulariste) soient prises au niveau de l'État. et que l'appareil de l'État soit
capable de les mettre minimalement en oeuvre 2) Il faut qu'il y ait une certaine
circulation du personnel politique - d'une part les mêmes ne peuvent pas
contrôler de façon continue l'exécutif voire le législatif, d'autre part ceux qui
parviennent à accéder à l'exécutif (pour des termes déterminés) doivent avoir des
chances d'y revenir11. 3) Qu'ils soient ou non à l'exécutif, il faut qu'une catégorie
de personnes familières des institutions politiques soient capables d'énoncer des
jugements politiques sur ce qui est acceptable ou non acceptable dans une
société12. Certes des intellectuels peuvent également porter des jugements sur
l'«acceptabilité» mais faute d'être familiers avec les institutions, ils ne
représentent, ni ne contribuent à former une classe politique. Cette capacité
11
Ce principe notamment invoqué par Montesquieu a trait aux rapports entre l'exécutif et le
législatif.
12 La classe politique interprète à cet égard la «langue politique». Voir Faye, Jean-Pierre,
Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972.
7
CORTEN — Société civile de la misère
suppose par ailleurs l'existence d'une opinion publique qui se confronte à ces
jugements (parfois dans une mise en scène parfaitement manipulatoire).
Dans la période actuelle, deux types de personnel politique sont plus
visibles. Le premier ayant servi sous Aristide pourrait être qualifié de
patrimonialiste. Il s'agit d'une administration privée qui ne porte pas, en dehors
des déclarations de son chef, de jugements publics. Ce personnel politique
répond au second critère de l'existence d'une classe politique (c'est-à-dire une
certaine expérience des institutions), mais certains craignent qu'une fois revenu
au pouvoir, il le monopolise (mettant une fin à la circulation). Le second type de
personnel n'a pas d'expériences des institutions politiques. Il ne contribue pas
non plus à la formation d'une opinion publique. Au niveau institutionnel, il
essaye par contre d'assurer une circulation (dans une classe politique virtuelle) en
promouvant dans sa stratégie le renforcement de la «primature». Mais comme les
décisions importantes ne se prennent pas au niveau de l'État, la stratégie s'avère
en partie vélléitaire. Non seulement, la gestion de l'État ne se fait pas mais des
rapports politiques ne s'établissent pas. Sans pour autant s'exercer à un usage
public des opinions, ce second type de personnel reste trop le fait d'intellectuels.
La rivalité de ces deux types de personnel politique ne contribue pas non plus à
la formation d'une classe politique, ne s'exerçant pas dans un cadre de discussion
publique, elle contribue au contraire à une nouvelle asthénie de l'État.
3. Définitions de la société civile
Abondamment utilisé, le concept de société civile est relativement
insaisissable. Il constitue une avancée incontestable dans la pensée dans la
8
CORTEN — Société civile de la misère
mesure où il oblige à dépasser une conception en termes de «nature humaine»13.
C'est la polysémie de la catégorie qui en fait le succès. On trouve le terme déjà
chez un des pères du libéralisme, John Locke. Il est encore confondu avec
«société politique». «Société civile» et «société politique» sont par contre
distingués de l'«état de nature». Mais chez Locke, à l'opposé de Hobbes, dans
l'état de nature, il y a déjà une certaine sociabilité. Le travail et la propriété sont
simplement mieux garantis lorsque s'institue à travers un pouvoir législatif la
«société civile». Associé à «libertés civiles» (opposé à «libertés politiques»), le
concept de «société civile» prend notamment avec Montesquieu, son sens
moderne. Chez Hegel, la société civile est la société des rapports juridiques et
économiques. L'État qui est l'expression de juridification du politique revêt un
contenu éthique qui lui donne sa supériorité face à la «société civile». C'est cette
supériorité que veut renverser Marx tout en contestant, dans la Question juive, la
distinction entre société civile (bourgeoise) et État. Mais avec Gramsci, la notion
de «société civile» est remise à l'honneur et distinguée des rapports économiques:
c'est là que l'hégémonie du prolétariat peut se développer. Il ne s'agit donc pas
simplement de «prendre» l'État. C'est là que se mène la lutte de classes pour une
direction intellectuelle et morale.
Dans la conception libérale, y compris chez Hegel et même chez Rawls14,
la société civile est la société où s'exerce le travail et se défend la propriété sur la
base de la famille monogamique. Elle se développe dans un cadre territorial,
d'abord local, puis régional, puis national. Ceci est rendu possible par la division
du travail qui s'opère à ces différents niveaux. La société civile suppose le
marché. Dans un récent livre faisant un large tour d'horizon des sens conceptuels
et des applications de la catégorie de «société civile», Jean L. Cohen et Andrew
13
Gautier, Claude, L'invention de la société civile: lectures anglo-écossaises, Mandeville,
Smith, Ferguson, Paris, PUF, 1993.
14 Rawls, John, Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995.
9
CORTEN — Société civile de la misère
Arato15 se demandent si on peut parler de société civile, là où le marché ne
fonctionne pas comme principe général d'allocation. Les auteurs s'interrogent
notamment au sujet des ex-régimes communistes et des pays du tiers monde.
Cela les amènent à définir la «société civile» comme différencié de l'économie.
Dans la tradition libérale, c'est néanmoins par rapport au marché que sont vues
les formes d'association et de médiation. La société civile est le champ des
associations se donnant un but particulier, associations religieuses, culturelles,
éducatives, sportives, de santé et de guérison, etc. qui se concilient dans le
marché. Dans la perspective de la représentation politique (propre au libéralisme
politique), la prolongation de ces associations joue naturellement un rôle de
médiation.
Jean Cohen et Andrew Arato voient qu'aux six catégories classiques
fondamentales de la société civile - légalité, intimité, pluralité, association,
publicité et médiation16, la pensée contemporaine est quand même parvenue à
ajouter une catégorie nouvelle, celle de «mouvements sociaux». Aussi, tant qu'un
mouvement social était en expansion en Haïti (avec toute l'incertitude concernant
cette notion de «mouvement social»), on pouvait penser Haïti en termes de
société civile. Aujourd'hui, avec le reflux du mouvement social, on est rapporté
aux six traits classiques. On doit alors bien constater leur sous-développement
dans le paysage haïtien. Le titre de propriété (légalité) (et le travail comme
producteur de propriété), la famille monogamique (intimité), le principe
d'association, la division (libre) du travail dans le cadre national, la «publicité», la
représentation politique (médiation) ne sont pas inexistants en Haïti mais faibles.
15
Cohen, Jean L., Arato, Andrew, Civil Society and Political Theory, Cambridge, Mass,
The MIT Press, 1994. Partons d'une définition de travail, disent-ils. «Nous entendons par
"société civile" comme la sphère de l'interaction sociale entre l'économie et l'État, composé
surtout de la sphère de l'intimité (spécialement la famille), la sphère des associations
(spécialement les associations volontaires), les mouvements sociaux et les formes de
communication sociale. La société civile moderne est créé à travers des formes d'autoconstitution et d'auto-mobilisation. Elle s'institutionnalise et se généralise à travers les lois, et
en particulier les droits subjectifs, qui stabilisent la différenciation sociale» (p. ix).
16 Ibid.: xix.
10
CORTEN — Société civile de la misère
On peut certes dire, comme le fait Michel-Rolph Trouillot, que l'État duvaliérien
«a profondément affaibli la société haïtienne en minant systématiquement ses
institutions et ses formes d'expression»17. Mais il faut aller plus loin encore. De
la même manière que l'État haïtien est «faible», la «faiblesse» de la société civile
haïtienne est constitutive. Elle l'est faute de différenciation et de là de possibilité
d'association, de publicité et de juridification. Le concept même de société civile
doit de ce point de vue être soumis à une discussion critique.
La question est stratégique car dans une période de «transition
démocratique», on ne peut pas s'attendre que l'État se transforme de lui-même et
c'est donc de la «société civile» qu'on attend l'impulsion. «Dans les régimes
libéraux-démocratiques "réellement existants", le lieu primaire d'expansion
potentielle de la démocratie»18 est incontestablement la société civile. En
Amérique latine le discours de gauche a très fort travaillé cette catégorie19 dans
les années 1980. Le problème est qu'en Haïti, on ne peut simplement se mettre à
la remorque de cette catégorie. Bien que finalement pour Cohen et Arato, le
concept de société civile est jugé pertinent pour n'importe quel type de sociétés
contemporaines, on doit se demander si c'est le cas pour Haïti. Dans une société
où la misère érode toute interaction sociale, il faut chercher le lien social20 audelà de l'associatif. Ce lien social a bien permis durant dix ans l'essor d'un
mouvement social21. Aujourd'hui que le mouvement est en reflux, comment le
reconnaître sans le limiter aux anémiques associations des classes moyennes et
oligarchiques ou aux «organisations populaires» nominales? Comment le définir
17
Trouillot, 1996: 227.
Cohen, Arato, 1994: viii.
19 Ibid.: 48-58.
20 Le lien social ne s'observe sans doute pas à travers un certain nombre de mesures. Il existe
dans des récits. Ce qui est proposé ici, c'est de partir de ce que nous appelons «chaînes
d'équivalence» employé comme concept intermédiaire pour raccorder plus tard à des récits. Voir
Juffé, Michel, Les fondements du lien social: le justicier, le sage et l'ogre, Paris, PUF, 1995.
21 Corten, 1989: 148-166.
11
CORTEN — Société civile de la misère
18
aujourd'hui? Comment en dégager le lieu primaire d'expansion démocratique?
Dans ce qui suit, on essaye de rassembler quelques éléments.
4. Transnationalisation et chaînes d'équivalence
Résultat d'une «externalisation» séculaire de l'économie, la société haïtienne
est transnationalisée. Cette externalisation rend compte du fait que comme le
limon qui s'en va vers la mer à chaque orage, le surplus non seulement de travail
mais de ressources naturelles s'en vont vers l'extérieur. La société haïtienne est
ramifiée vers l'extérieur. En même temps, dans chaque noeud de ces circuits, il y
a des forces de résistance.Ce rapport social est commun à toute la paysannerie
haïtienne. Au niveau immédiat, ce type de rapport de blocage ne rassemble pas
les paysans entre eux parce que chacun vit cette situation isolé des autres. Sans
doute, y-a-t-il certaines formes d'associations communautaires (du genre
coumbite). Elles restent actives quoique marquées par les relations rurales de
pouvoir. Mais c'est plus au plan symbolique qu'un travail d'équivalences s'opère
surtout. Par exemple, comme l'a bien montré le beau travail de Brodwin22, des
équivalences s'établissent dans le «pouvoir de guérison» entre le nom des saints
et des lwas, entre les services aux lwas et le recours à l'hôpital. De même des
équivalences négatives s'établissent entre la force de l'Esprit Saint et le pouvoir
maléfique des démons. Ainsi, à travers des médiations symboliques diverses, des
paysans, pourtant en partie isolés les uns des autres, nouent des relations entre
eux. Le lien social n'est pas simplement coopération, ni association, il est
équivalence symbolique.
22 Brodwin,
Paul, Medicine and Morality in Haiti: the Contest for Healing Power, Cambridge,
Cambridge University Press, 1996.
12
CORTEN — Société civile de la misère
Ces relations symboliques ne font pas simplement que s'arc-bouter à la
tradition, ils s'insèrent de plain pied dans d'autres rapports où la
transnationalisation exerce directement ses effets. Des rapports d'équivalence se
forment par rapport à ceux qui sont partis à l'étranger, que ce soit en République
Dominicaine, aux États-unis ou ailleurs. On se mettra au service d'un lwa pour
obtenir un visa. On échangera ses préoccupations au péristyle avec certains qui
ont des parents là-bas, qui en reviennent ou vont y partir. La transe est certes un
oubli mais en même temps elle relie des situations diverses. Il y a bien là des
rapports de sociabilité qui «re-lient» (re-lier, dans l'étymologie de religion). Dans
ces rapports, à la différence de la «société civile» définie classiquement, travail,
propriété, famille monogamique, association d'intérêts, «publicité», représentation
politique sont peu présents. Plus loin dans l'exposé, on verra cependant une
forme incontestable de «publicité» (au fond même des campagnes). Mais cette
forme est déniée.
Avec la baisse drastique de la production alimentaire, le rapport ville/
campagne se fait de moins en moins en termes d'échanges de marchandises.
Traditionnellement déjà, étant donné les quantités minimes que chaque individu
échangeait sur les marchés, l'achat ou la vente était un monnayage de la survie
quotidienne. Aujourd'hui avec les nouveaux circuits liés à la contrebande ou à
l'importation, le monnayage prend place dans une chaîne plus large. Il ne s'agit ni
d'un marché de produits, ni d'un marché du travail, il s'agit d'un rapport de
comparaison des chances de survie. Un constant «monnayage» est négocié entre
petites commerçantes, taxis-motos, enfants domestiques, assistants tap-tap,
prostitué-es, guides, coiffeuses, gardiens, serveurs, voire petits employés
d'administration, etc. Cette négociation se fait à «la marge», c'est-à-dire, à ce qui
va assurer la survie quotidienne. Aussi infinitésimal soit-il, ce monnayage re-lie
différents secteurs qui dans le schéma classique de la société civile relève des
associations. Il relie la santé, l'éducation et des services qui en principe sont
13
CORTEN — Société civile de la misère
publics. En Haïti, même l'eau, l'électricité, le ramassage des ordures se monnayent
dans des rapports «civils». Dans ce monnayage infinitésimal s'établit des
équivalences entre Port-au-Prince et New York, entre Port-de-Paix et Miami,
entre Léogâne et La Romana. Le banditisme (le phénomène des zenglendos) tant
décrié en Haïti peut ainsi être le recyclage du banditisme de New York.
Dans tous ces rapports, il y a bien une réalité qui se construit. Elle fait
quelque part pièce à ce monde qui devient incompréhensible à force de superlatif
dans l'horreur, la misère, la déjection. Dans tous ces rapports d'équivalence se
construit(sent) un (ou plusieurs) référent culturel global, un (ou des) sens
informulable et qui fait (font) que ce qui est logiquement voué, par ce rabotage
continuel des conditions de vie, à l'annihilation, oppose malgré tout une autre
logique. Appeler le cadre où se produit (sent) ce (ces) sens la «société civile», ce
n'est sans doute pas complètement erroné. Mais combien on est loin de
l'acception classique! Aussi parlons plutôt de «lien social»! 23.
5. La promiscuité dans l'espace et dans la mémoire
La société civile au sens restreint chez Habermas24 correspond au domaine de
la vie privée réglée économiquement et familialement par le droit. Dans un sens
plus large, la société civile permet l'expression sur un plan public de questions
relatives à cette vie privée «réglée». S'y aménage une sphère publique
indépendante de l'État. On y fait un usage public du raisonnement qui ne prend
23 Cette
conception ne correspond pas à celle de Mafessoli chez qui les noeuds de sociabilité
sont des «nous» produits dans une certaine effervescence émotionnelle. Maffessoli, Michel, Le
temps des tribus: le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens/
Klinksiek, 1988.
24 Habermas, Jürgen, L'espace public: archéologie de la publicité
comme dimension
constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1986. Habermas, Jürgen, Droit et
démocratie: entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997.
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CORTEN — Société civile de la misère
«pas la forme d'une revendication de pouvoir»25. Mais cette sphère publique va
devenir l'espace à partir duquel l'action de l'État ou du pouvoir public pourra être
«publicisé» et discuté publiquement.
On a vu plus haut combien le concept de «société civile» est inadéquat pour
rendre compte de la réalité sociale haïtienne. Il convient ici de s'intéresser à
l'aspect de sphère publique qui motive néanmoins l'emploi de la notion de
«société civile» dans certains milieux haïtiens. D'abord, il faut le souligner, il y a
une rupture radicale avec le préjugé aussi vieux que la Haïti indépendante et selon
laquelle la ville est la seule scène publique car le terrain de la civilisation26. Dans
le nouvel effort pour s'appuyer sur la «société civile», il n'y a plus de «dehors»
— les campagnes. Pour eux, celles-ci font partie de la société civile. Position de
principe. Mais où se trouve la «publicité» à partir de laquelle pourrait se
développer un usage public de la raison? Liberté de parole, d'association, de
conscience, en bref les libertés civiles, diront-ils. C'est un acquis du
rétablissement de l'ordre constitutionnel. Mais là où la propriété (ne fût-ce que
minimale), la famille monogamique, le droit, etc. ne sont pas accessibles au plus
grand nombre, est-il pensable que les libertés civiles soient autres que formelles?
En Haïti, il y a pourtant bien une «publicité» — «publicité» dans le sens
classique (arendtien) que certaines activités sont vues de tous. En l'occurrence, il
y a une «publicité» dans le sens de promiscuité27. «Publicité» où on tombe
littéralement l'un sur l'autre. La publicité / promiscuité est exactement le contraire
d'un espace où l'on fait un usage public de la raison. Promiscuité dans les
maisons, dans les moyens de transport, dans les rues, etc. Mais la rue n'est pas
25
Ibid.: 39.
Hurbon, 1988: 128.
27 Le monde en commun qui fait l'espace public, selon Hananh Arendt, est un monde qui re-lie
mais aussi qui empêche de tomber l'un sur l'autre. La promiscuité est à cet égard le contraire de
l'espace public. La vie en commun (public) suppose une table située (et séparant) ceux qui
s'assoient autour d'elle. Arendt, Hannah (1958), La condition de l'homme moderne, Paris,
Calmann-Lévy, 1983: 92-93.
15
CORTEN — Société civile de la misère
26
seulement promiscuité. Aux premières heures du matin, à l'heure du midi, etc.,
on «voit» les rues envahies par des écoliers en uniforme. Ou encore ceci. Aux
heures du soir ou le dimanche, on «voit» dans les rues des femmes et des
hommes proprement et sobrement habillés et porteurs de Bibles. Cette
«publicité» où on s'expose aux yeux de tous dans ses aspirations ou ses
convictions n'est pas encore une sphère publique où on fait un usage public de la
raison. Mais, par le mouvement qui s'oppose à l'immobilité, cette exposition
établit par opposition à la promiscuité le décalque d'une sphère publique.
La «publicité» est aussi la circulation de l'information. Aujourd'hui, celle-ci est
souvent rumeur. La rumeur qui occupe dans la vie quotidienne une place si
courante est aussi l'expression contraire d'une sphère publique. En l'absence de
journaux quotidiens dignes de ce nom, rien n'est là pour réfléchir une sphère
publique et donc lui donner naissance. La rumeur appartient au monde où on
tombe l'un sur l'autre. La rumeur est la promiscuité de l'information. Pourtant ici
aussi toute information n'est pas réduite à cette confusion de jugement.
De même qu'il y a des éléments visibles dans l'espace qui tranchent par leur
mouvement avec la promiscuité (stagnante)— certaines attitudes (aspirations,
convictions) raisonnées se montrent publiquement, nous venons de le voir — il
y a aussi des éléments visibles dans le temps. S'il n'y a pas à proprement parler
de sphère publique, il y a par contre une mémoire. Et une mémoire, surtout si elle
est collective, est bien une représentation publique. La mémoire collective est une
représentation mais on y fait aussi un usage public de la raison. On y détermine
notamment ce qui est juste et ce qui est injuste. La mémoire collective n'est pas
un miroir du passé. Il y a un récit qui est fait, récit ordonné en fonction du critère
du juste et de l'injuste. Tout n'est donc pas rapporté dans la mémoire collective.
Elle est même très sélective. Le récit n'est pas seulement ordonné. S'il est réussi,
il va ordonner. Il va dire à sa manière ce qui est acceptable et non acceptable.
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CORTEN — Société civile de la misère
L'absence de société civile n'est pas un attribut inéluctable, elle se reproduit
dans le refus de laisser apparaître en public. En effet, on met ici le doigt sur un
point de contact entre une possible «société civile» et une possible «classe
politique». La classe politique se constitue dans sa capacité d'être le porte-parole
de ce qui est acceptable et non acceptable. Dans la mémoire collective haïtienne,
il y a le souvenir très vif de crimes. Ces crimes sont «publicisés» par la mémoire
collective. Cette mémoire des crimes demandent que publiquement ils soient
condamnés et que les responsables de ces crimes soient eux aussi montrés
publiquement. Il y a donc bien à cet égard dans le défilé du temps une sphère
publique mais il n'y a pas de réelle classe politique pour la porter dans une
discussion qui exige le pouvoir d'État de se prononcer et de punir. Sans la
médiation d'une classe politique effective, il est difficile que l'État s'institue
comme pouvoir qui représente.
Pourtant pas de pardon possible sans cette institutionnalisation. La mémoire
collective peut certes refouler ce sur quoi elle n'est pas capable de trancher sur le
juste et l'injuste. Quand elle a tranché, elle ne peut pas contre se contredire.
Même silencieuse, elle reste publique. L'exigence de justice et le pardon sont des
refus de la promiscuité dans la mémoire. Cette «déclaration publique» devient un
obstacle à l'institution de l'État, comme l'impunité rend le pardon impossible.
Ceux qui s'intéressent au concept de «société civile» le font parce qu'ils cherchent
les points de médiation entre la population et l'État. Le concept est relativement
inopérant. Néanmoins, en retravaillant le cadre conceptuel de la question de la
médiation et de l'État, on peut éviter de se perdre dans des faux schémas de
représentation. La mémoire apparaît comme la «sphère publique» du lien social.
C'est au niveau de cette «sphère» que la médiation population/ État bloque.
L'«État faible» n'est pas seulement un produit de l'histoire et de l'économie, il se
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CORTEN — Société civile de la misère
reproduit comme «faible» à chaque conjoncture historique. L'intervention
«humaine» ou «civile» peut aller à l'encontre de cette reproduction.
6. Le cadre théologico-politique
«L'un des problèmes majeurs de l'Église catholique en Haïti, c'est qu'elle est
loin d'être une Église Haïtienne; elle manque de racines». Ainsi Ernst Verdieu
concluait-il sa contribution à l'ouvrage collectif Le phénomène religieux dans les
Caraïbes28 Le caractère étranger de l'Église (mais aussi des Églises
protestantes29) rend compte de la sous-estimation du cadre théologico-politique
haïtien. Mais si en 1942, se déclenche une campagne anti-superstitieuse, si à
partir des années 1950 le protestantisme devient un phénomène de masse, si à
partir des années 1980 la théologie de la libération connaît à travers l'expansion
des TKL un bref essor qui va donner son armature au mouvement social qui
renverse Jean-Claude Duvalier, ce sont autant d'indicateurs de l'importance du
phénomène religieux. Certes lorsqu'on parle de société civile, on inclut l'Église
catholique et les Églises protestantes reconnues mais c'est pour retenir l'élément
«civilisé» et qui reste en partie étranger. N'oublions pas l'influence des religieux
étrangers (notamment canadiens) à travers les ONG et la dépendance de
plusieurs Églises protestantes par rapport aux maisons-mères américaines.
L'élite haïtienne, dans sa chasse au barbare imaginaire, a facilement emboîté le
pas aux thèses de la sécularisation30 et du «désenchantement du monde»31.
Bien qu'elle assume non seulement une attitude «polically correct» vis-à-vis du
28
Hurbon, Laënnec, (dir.), Le phénomène religieux dans la Caraïbe, Montréal, CIDIHCA,
1989: 131.
29 Romain, Charles-Poisset, Le protestantisme dans la société haïtienne, Contribution à
l'étude sociologique d'une religion, Port-au-Prince, Imprimerie Henri Deschamps, 1986.
30 Martin, David, A General Theory of Secularization, Oxford, Blacwell, 1978.
31 Gauchet, Marcel, Le désenchantement du monde: une histoire politique de la religion, Paris,
Gallimard, 1985.
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CORTEN — Société civile de la misère
vodou et qu'elle continue d'ailleurs, en son fors intérieur, à le conserver comme
recours éventuel, elle envisage la société civile comme largement exempte de
magie et de merveilleux. Vis-à-vis du messianisme, elle adopte une position
d'expresse circonspection comme s'il existait une réserve de «barbarie» toujours
manipulable.
Le cadre théologico-politique en Haïti est sans doute plus difficile à identifier
qu'ailleurs en Amérique latine. Le christianisme n'y a pas remodelé comme par
exemple dans les sociétés amérindiennes les religions autochtones. Le
christianisme n'est pas parvenu, comme au Brésil, à fondre dans une certaine
unité ce que la violence avait déraciné et rassemblé. Le cadre théologico-politique
contient une opposition partout opérante et qui divise la vie sociale, culturelle et
politique en deux. «Une opposition enracinée dans un imaginaire qui ne s'avoue
plus comme tel et auquel on reste facilement aveugle»32. L'imaginaire est
solidement ancré dans une structure symbolique qui pour les Haïtiens n'est ni fait
d'opposition entre vodou et christianisme, ni de subordination de l'un à l'autre. La
«guerre populaire» virulente qu'on observe par exemple dans certaines formes de
protestantisme place les deux sur le même champ.
Jamais établi comme forme stabilisée de domination, le cadre théologicopolitique en Haïti a toujours été un enjeu de la lutte entre les classes populaires et
les différentes catégories d'élite. Le duvaliérisme a pu s'en servir pour retourner
contre le peuple haïtien son imaginaire. Le duvaliérisme est un langage qui a
rendu «acceptable»33, parce que se présentant comme la narration même du
langage populaire, la violence culturelle sur les masses haïtiennes34.
32 Hurbon,
Le
Laënnec, Le barbare imaginaire, Paris, Cerf, 1988: 5.
Faye, 1972.
34 Hurbon, Laënnec, Culture et dictature en Haïti: l'imaginaire sous contrôle, Paris,
l'Harmattan, 1979.
19
CORTEN — Société civile de la misère
33
duvaliérisme a pu être efficace parce qu'il s'est servi de l'imaginaire pour violer
l'imaginaire.
Si aujourd'hui le personnel qui a contribué à cette opération de violence
politique et culturelle est discrédité, l'analyse du cadre théologico-politique sur
lequel il s'est appuyé est plus que jamais nécessaire. A la fois pour prévenir de
nouvelles formes de violence et pour libérer l'imaginaire. Si on veut absolument
parler de «société civile», c'est là que se trouve le véritable terrain de lutte. Il faut
le voir comme une opposition à l'intérieur d'un même cadre. Il y a le vodou,
l'oralité, le créole, l'effroi des forces du mal et aussi le réalisme merveilleux, le
tout coupé en deux, à la fois bonne et mauvaise conscience. Bonne et mauvaise
conscience pour des raisons mêlées. A la fois signe d'identité populaire,
réinterprétation dans des termes «civilisés» et quête d'ascension sociale.
De cette coupure, le prophétisme propose des équivalences sous forme
d'énigmes et de paraboles. Aristide a pu en jouer35 et s'arc-boutant sur un
mouvement social, il a pu mobiliser les masses populaires. Mais le prophétisme
existe aussi à un niveau plus populaire et indépendamment des mouvements où
s'articulent social et politique. Au prophétisme qui se manifestait dans les TKL
mais vite contrôlé par une Église catholique peu disposée à ce genre de
manifestations, il faut relever celui des pasteurs d'Églises populaires, ces pasteurs
«aux pieds nus» qui exaltent les esprits dans des cultes enfiévrés. Ils sont des
agents de revivification de l'imaginaire36. Qui en nouera les fils symboliques?
Mais il faut compter aussi avec le rôle des jeunes revendiquant dans un monde
transnationalisé la vraisemblance d'une culture de croyance et de musique
35
Doran, Marie-Christine, «Un exemple de théologisation du politique: le discours
d'Aristide», in Corten, André, Fridman, Viviana, Deret, Anne, Doran, Marie-Christine, Le
discours du romantisme théologique latino-américain, Montréal, CIADEST, 1996: 107-125.
36 Corten, André, «Un mouvement religieux rebelle en Haïti: l'armée céleste», Conjonctions,
novembre 1997.
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populaire. Il y a une culture jeune en Haïti qui vit sous un mode transformé et
indentitaire les péripéties du post-duvaliérisme et de la transnationalisation.
Parler d'un cadre théologico-politique, c'est mettre en évidence le fait que les
«appareils idéologiques», dans lesquels se constitue la «société civile», offrent à
toute chaîne d'équivalences une toile marquée d'un pli profond qui est devenu avec
le duvaliérisme aussi une cicatrice. Ce pli fait que les actions ont toujours un effet
oblique et inattendu. Se fixer sur ces effets obliques doit permettre de mieux
comprendre comment s'organisent sinon les médiations, du moins les
équivalences qui font le lien social. C'est en tenant compte du cadre théologicopolitique qu'il faut penser en Haïti ce lien social.
Conclusion
Attendre de la «société civile» un usage public de la raison qu'on ne trouve pas
dans l'État est une illusion si l'on ne soumet pas d'abord la notion de «société
civile» à la critique. La misère telle qu'on la voit étalée publiquement est le point de
départ de toute analyse. Cette misère échappe à l'État qui est incapable de
l'appréhender. Comme la violence culturelle qui s'est abattue sur les masses
haïtiennes est avec le post-duvaliérisme moins brutale, de nouvelles chaînes
d'équivalence sont capables de traduire cette misère. Cette traduction a peu à voir
avec le rôle attribué généralement à la «société civile» comme expression des
intérêts. Ces chaînes d'équivalence ne sont pas pour autant authentiquement
populaires, elles sont marquées par le «pli» qu'impose la permanence d'un cadre
théologico-politique. Si ces chaînes ne sont pas «représentatives» des besoins
populaires et ne se constituent pas en demandes vis-à-vis de l'État, elles indiquent
un lieu où l'imaginaire peut (éventuellement) se libérer de la violence. L'étude des
phénomènes religieux y compris les mouvements marginaux, «sectaires» et
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rebelles est à cet égard important. Avec le duvaliérisme, l'imaginaire haïtien a été
violenté. Dans son traumatisme, le prophétisme post-duvaliériste lui redonne une
identité. Le prophétisme n'a néanmoins pas une voix unique. En Haïti, à travers les
mouvements religieux clandestins, il devient polyphonique. Mais plus loin encore,
tous les champs où se cristallise l'imaginaire doivent être explorés. Le phénomène
religieux est trop chargé d'ambiguïtés pour pouvoir fournir une lecture simple.
L'approche en termes de «chaînes d'équivalence» est une méthodologie plus large.
Elle doit permettre de sortir des fausses médiations de l'homme «civilisé» mais
aussi des mystifications de l'imaginaire.
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