OFFSHORE 28.qxd - Galerie Vasistas
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vivants et ailleurs corinne rondeau Peu d'expositions sont des rencontres. Plus rares encore, celles qui donnent envie de parler à la première personne. Je m'étonne de ces moments qui ont tout pour ne pas être à moi et qui finissent par devenir une aventure intime et distanciée dans un espace visuel aussi exact que celui de mon imaginaire, et peut-être d'une pensée que je n'ai pas encore pensée. Dans la salle d'exposition, petits, moyens et grands formats, noir et blanc et couleur, quelques formes au sol, profondément discrètes. Je fais un tour comme toujours, mais dans ce tour les photographies résonnent selon l'intensité d'une partition de notes secrètes et puissantes. Et puis parce que quelque chose ne marche pas d'une compréhension immédiate, ni d'une clôture, je me mets à faire un autre tour, et encore. Et je me dis que l'aventure de l'intime est toujours la distance qu'il y a entre moi et ce qui j'ignore encore. C'est le goût d'un certain voyage mental qui veut moins tout embrasser que découvrir l'ombre qui borde le chemin. La ballade infernale, titre de l'exposition * de Fiorenza Menini, vient fleureter avec ma mémoire cinématographique, " Oh my Darling, oh my Darling, oh my Darling, Clementine ! You are lost and gone forever. Dreadful sorry, Clementine ! " Ballade connue de La Poursuite infernale de John Ford (1946), paysages sublimes de Monument Valley entre le lyrisme d'un style assuré et la violence pour la possession de la terre d'un pays en pleine mutation. Conflit certain où se cherche l'équilibre entre la justice et l'anarchie ; beauté quasi miraculeuse de plans panoramiques où file un cavalier livré à lui-même, et à l'espace. Lorsque je vois ces images de paysages de Fiorenza Menini, je pense à ce que cela peut vouloir dire d'être livré à un espace. Mais peut-être qu'il s'agit de se livrer à l'espace, comme si photographier était une manière d'en faire partie ou de lui appartenir sans aucune promesse. Face à elles, je ne ressens pas de mélancolie, même si j'y perçois de la solitude. Cette solitude pure qu'on reconnaît toujours chez ceux qui possèdent le sens des nuances et des fragilités qui n'autorise aucune fierté. En définitive, ce que je ressens c'est l'absolue nécessité d'être au milieu du vide. Et j'écris, pense le mot « vide » comme la distance qui se dissout entre les choses et l'appareil photographique. Cette distance est toujours supposée en photographie, ici elle disparaît. Quelque chose s'étire comme un plongeon infini dans l'espace, comme la plus grande hypnose, comme une piste de décollage faite pour l'envol des images. C'est l'instant furtif qui enlève au cadre son autorité. Cette absolue nécessité d'être au milieu du vide est sans doute ce qui représente le moment le plus fort d'une image. Non pas sa vérité qui ne veut pas dire grand-chose, mais une intensité qui me permet d'entrer dans l'espace de l'image avec l'intuition que ce vide n'est pas un inconnu. En photo, on peut appeler ça un cliché, l'image dans laquelle on se sent a priori en terrain conquis. Mais à cause de la perception du vide, ce connu du cliché devient un ailleurs. Un ailleurs de l'image qui me fait être l'étranger dans un espace que je croyais reconnaître. Je suis la clandestine de l'image, non sa captive. De ma ballade en forme de ritournelle dans la galerie, je m'assois sur des bancs d'écolier et me retrouve toujours décaler des images pour être face à un mur blanc ou les avoir dans le dos. Des photographies qui ne seraient pas qu'un tête-à-tête, des images qui imposent que je ne les regarde pas sans cesse, que je les oublie et peut-être moi aussi. Revient un nouveau souvenir de cinéma : Peter Fonda sur son chopper dans Easy Rider (1969, Dennis Hopper) arpente les Etats-Unis en quête de son pays. Il est filmé de dos avec le drapeau américain sur son blouson de cuir. Son pays n'est pas devant, sur la route, mais derrière lui et démontre que cette balade était finalement une quête sans but. Il y a quelque chose d'un « sans but » dans les photographies de Fiorenza Menini, mais sans la quête, juste un voyage qui n'a pas de destination. Elles sont comme un « quelque chose arrive ». Je sens bien que ces références cinématographiques sont insuffisantes et doivent dépasser l'idée simple de la ballade musicale ou poétique, car elles me disent « nous sommes des morceaux de fiction ». Comme un roman, la fiction a besoin d'un narrateur (le photographe) et de personnages (les images) pour la complexifier et la tenir hors de simples moments descriptifs. Autrement dit, je ne peux pas les séparer les unes des autres. Chaque fois que j'ai tenté d'en isoler une, j'étais attirée par les autres. Les images étaient autant des personnages que des voix faisant varier la fiction de l'espace, multiplier les perceptions, transformant la simple anecdote à une épaisseur existentielle. La photographie ne présente pas d'idéal, seulement une variété du monde et stimule inlassablement le désir de le concevoir comme une diversité inépuisable. La photographie n'a-t-elle pas quelque affinité avec la littérature dans ce contexte ? L'épaisseur chez Fiorenza Menini est sans doute un entêtement à ne pas chercher mais à se placer dans le vide, parce que le voyage est une simple orientation du corps et du regard dans l'espace plutôt qu'une destination préétablie. Un vide qui vient avec son accident improbable : le nuage. Au loin parfois presque imperceptiblement, des ciels vides laissent échapper une forme de champignon atomique. Aux abords de ces horizons, une image noir et blanc au grand format dont l'incroyable lumière et le voile trouble d'une brume indéfinissable mettent en suspension la ville. C'est New York, septembre 2001. Je ne reconnais pas la catastrophe et constate que les nuages étaient photographiés bien avant et après ce désastre que la fiction, seule, fut capable d'annoncer. Le nuage n'est qu'un caprice naturel aux apparences de l'artifice atomique. Impossible de reconnaître par la capture de l'image le réel. Ne pas reconnaître signale que photographier ce n'est pas saisir ce qui se passe mais que quelque chose arrive alors que je suis devant elle. Pas d'événement, juste une image. Et c'est toute la qualité d'une image de se sentir vivant avec elle, à partager le même monde sans avoir besoin de le reconnaître d'abord, de pleurer sur ses ruines ou de frémir dans l'attente d'un avenir de destruction. Parce que la vie n'est pas simplement une chose qui passe, mais toutes les choses qui nous arrivent, ce nuage isolé dans les ciels de Fiorenza Menini devient la chose ici et maintenant jusque dans la galerie. Je me suis mise en quête d'en voir un, pour de vrai. Mais ça n'est pas arrivé, à cause de la quête au lieu de la rencontre qui ne se calcule jamais, à cause de la recherche au lieu d'ouvrir une fenêtre juste pour faire entrer la lumière et l'air et de trouver là, sous les yeux, ce nuage. Secrète et puissante mise en scène du hasard, je me dis qu'il est bien pauvre et triste d'en passer par l'idée de la capture du réel, parce que franchement ça n'a rien de bien neuf. Mais alors qu'y a-t-il de plus ? Quelque chose d'une dévastation qui n'a rien à voir avec la catastrophe. Voici une série d'images en Floride après le passage d'une tornade. Il m'a fallu y revenir souvent pour la voir comme la cause de cette tôle froissée sur la chaussée en forme de sculpture minimale, de ces détritus que je croyais d'une zone urbaine défavorisée. Ce que je partage avec ces images c'est l'idée que la photographie ne peut pas exister sans envisager la dévastation avant le monde. C'est son terrain le plus neuf, le plus certain. C'est pour cela qu'il y a un vide avant toute chose. Ce n'est pas le « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien » de la philosophie et de l'amateurisme à photographier un « quelque chose ». C'est le vide parce qu'un souffle rapide et brutal, comme un coup de serpe, est venu mettre à terre ce « quelque chose » d'une banale rhétorique. Les ciels peuvent enfin être sereins et silencieux comme un ennui sublime. Quelque chose de dévasté qui laisse au regard sa seule chance de se sentir vivant et ailleurs : un esprit qui est étranger à tout ce qu'il regarde. Il ne peut pas y avoir d'images sans ce fond de dévastation : la ligne de cendre intacte d'une cigarette entièrement consumée à la bouche d'une femme la tête renversée. Comme si toute la fumée de cette cendre se tenait dans la profondeur des poumons. Si tranquille pourtant ce visage en arrière, j'avais la sensation de sentir la compression de la fumée comme si la photographie avait bloqué ma respiration. Des bols recueillent dans un gris sable de la cendre que je n'identifie pas, seul le son étouffé lorsque discrètement je cherche à connaître la densité du contenant. Des moulages au sol, empreintes d'une main en forme de vertèbres reliées par un simple fil, mimant le reste d'un squelette au corps inconnu. Dévastation et déflagration suspendue, mon regard et mon corps deviennent un futur pulvérisé. Je suis bien vivante pourtant et ailleurs nécessairement. Il n'y a plus d'héroïsme à penser nos gestes. Du trouble au nuage atomique, les images ne suggèrent ni la peur ni la désorientation du monde. Tout vestige contemporain ne cause plus de vertiges, il n'y a que le plaisir de la solitude parce que moi aussi j'habite le vide qui me tient face aux images de Fiorenza Menini. C'est cela La ballade infernale, un voyage dont la fiction nous laisse entièrement vivants et ailleurs dans un monde qui demande qu'on le regarde encore, malgré son chaos. Mais pour ne pas brûler tout de suite avec lui, il faut que le regard se repose entre les blancs des murs et prendre le temps d'écrire notre histoire en attendant, dans le silence, nos futurs corps de cendres. Eclat lumineux (vision). 2001. 15,5 x 20,5 cm. New York 2001-2011. 2011. 72,5 x 107,5 cm. Empire. 2011. 42 x 55 cm. New Mexico, desert, 2008. 2011. 73,5 x 101 cm. Point Zéro (Détail). 2011. Bols sonores, cendre, os. Tijuana, driving, 1998. 2011. 72,5 x 107,5 cm. * Fiorenza Menini - La ballade infernale, Galerie Vasistas - Montpellier, été 2011 Corinne Rondeau est Maître de conférences Esthétique et Sciences de l’art à l’Université de Nîmes, critique d’art, collaboratrice à La Dispute sur France Culture