Petit précis de civilisations comparées

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Petit précis de civilisations comparées
Petit précis de civilisations comparées
Comme il existe un indice de développement humain, un classement des pays en
termes de libertés individuelles et économiques, il n’est pas interdit d’imaginer de
proposer un indice de civilisation, de comparer les civilisations entre elles, ne serait-ce
que dans une démarche intellectuelle prospective, fût-elle à risque… Qu’est-ce qu’une
civilisation ? C’est au prix de l’établissement des critères qui permettent d’en juger
que l’on pourra discriminer celles que l’humanité a pu créer. Afin de proposer, en
pesant avec la balance de la Justice, de quelle aire intellectuelle, arobomusulmane ou
d’Occident, laquelle nous voulons…
C’est d’abord de civilité qu’est faite une civilisation, de civis (membre d’une
société libre) et civitas en latin, d’où viennent la cité, le citoyen… Elle est, sine qua
non, une « articulation du politique et de l’éthique »[1], une urbanité, un vivre
ensemble policé, une courtoisie, un accomplissement scientifique, politique, social et
artistique raffiné, un respect kantien de la liberté d’autrui : « on prend ainsi la liberté
de pensée au sens où elle s’oppose à la contrainte sur les consciences, où, en dehors
de toute pression extérieure, des membres de la cité s’érigent dans les choses de la
religion en tuteurs des autres, et, remplaçant les arguments par des formules de pitié
imposés (…) excellent à bannir, au moyen de l’empreinte précoce exercée sur les
âmes, tout examen par la raison. »[2]. Ainsi la religion dans la cité doit rester une
liberté personnelle et intérieure, au détriment de tout expansionnisme politique. En
effet, depuis Des Délits et des peines[3] de l’italien Beccaria en 1765, le droit pénal est
totalement indépendant du pouvoir religieux chrétien, l’état ne lui est plus en rien
soumis, ce qui n’est évidemment pas le cas de la charia, inféodée à l’Islam.
Les Grecs se pensaient comme supérieurs, les autres étant des barbares. Certes, il
y avait une part de fatuité, mais on leur doit l’invention d’une démocratie à parfaire et
la richesse de leur philosophie, de leurs poètes et historiens qui atteignent à
l’universalisme. Sans compter que malgré leurs guerres avec leurs voisins, ils n’ont
pas commis de génocide. Le relativisme ne permet pas de leur attribuer le même
degré de civilisation qu’aux Jivaros réducteurs de têtes. Ce qui n’empêche en rien
l’égalité initiale de la dignité humaine et la possibilité que tout individu de toute
culture soit animé de qualités. D’autant qu’il est loisible d’immigrer vers une
civilisation plus accueillante et plus libérale, d’en accepter les règles du jeu, quelque
soit son origine, sans forcément renier toutes les composantes de sa culture de
départ. Ce dont témoigne la paisible intégration de nombre d’immigrés, y compris
musulmans et déjà bien civilisés qui viennent ici justement chercher un degré
supplémentaire de civilisation. L’ostracisme n’a pas à être jeté sur un individu au
prorata de son aire culturelle originelle. Si l’on ne doit pas accepter qu’il importe en
Occident l’excision (qui serait souterrainement pratiquée jusqu’en Espagne) ou une
quelconque charia, on doit lui laisser, sans préjugé ni exclusion, la possibilité
d’exprimer ses capacités dans une liberté raisonnable.
Qu’est-ce qui fait civilisation, sinon l’inscription du citoyen dans le concert d’une
nation, d’une aire linguistique, et plus largement d’un consensus politique et culturel ?
Lequel se fait autour de la figure centralisée d’un monarque, d’un tyran, d’une
oligarchie, ou mieux encore (évidemment en terme qualitatif) autour du concept de
démocratie libérale. Ce sont les principes issus de l’humanisme, des Lumières et des
constitutions républicaines, notamment celle des Etats-Unis en 1787, qui font de la
civilisation occidentale quelque chose de supérieur. Non pas au point bien sûr de
qualifier toute autre civilisation d’inférieure au sens des races inférieures, concept
aussi stupide que dépourvu de sens. D’autant qu’historiquement des civilisations
peuvent avoir été ou être dominantes sans être éthiquement supérieures. Au-delà de
la réductio ad hitlerum, habituelle chez les orfraies d’un politiquement correct qui vise
à interdire la pensée dans ce qu’elle a de plus noble, pouvons-nous établir en quoi une
ou des civilisations sont équipées au mieux pour être au service du développement de
l’humanité ? Emettre des jugements de valeur n’a rien d’intolérable, au contraire, en
permettant de réfléchir et de poser les valeurs de travail et de mérite, de liberté et de
tolérance qui nous guident et nous légitiment, de façon à choisir dans quel monde
nous sommes en droit de vivre et d’agir.
Les collectivismes, nazi et fasciste, communiste et socialiste, religieux et
théocratique, sont à n’en pas douter un degré bien inférieur de civilisation, jusqu’à la
barbarie, comparés à ce degré supérieur où les individus peuvent développer leurs
libertés et leurs responsabilités, à l’abri si possible des délits et des crimes d’autrui et
de l’état. Certes, qualifier une civilisation ou une société de désastreuse ne signifie
pas qu’il faille l’éliminer au moyen d’on ne sait quelle croisade Occidentale ou
japonaise. Il n’est en rien question de devoir commettre un génocide en Corée du nord
ou à Cuba. Au contraire, il ne reste qu’à souhaiter la libération de ces populations
opprimées grâce à une seconde chute du mur de Berlin. Pourtant cette pulsion
génocidaire est bien à l’œuvre lorsque certains islamistes radicaux, ataviquement
antisémites, réclament la liquidation d’Israël, voire de l’Occident entier…
Reste qu’à l’intérieur d’une même civilisation, des sociétés peuvent être plus
performantes tant du point de vue humain que du point de vue économique. Est-ce le
cas de l’Allemagne ou de la Suède vis-à-vis de la France ?
Faut-il croire que ceux -intellectuels, se prétendent-ils- qui clament que toutes les
civilisations se valent, pour paraître ne vexer personne, par pusillanimité, soient épris
des barbaries contraires aux droits de l’homme, cette malheureuse fiction
occidentale ? Ce n’est pas rendre service à l’humanité en son entier que de refuser
l’art de la discrimination[4] intellectuelle et d’abuser du relativisme par démagogie et
prétention : ainsi ils paraitraient aimer tout le monde également, en un angélisme
béat, mais ils haïraient, mépriseraient l’humanité et le nom même de progrès humain,
économique, culturel et moral qui inspirent le meilleur des civilisations.
Laquelle respecte plus les droits de l’homme ? Certaines aires géographiques cumulent
les retards démocratiques, scientifiques, économiques et moraux. Leurs tyrannies se
doublent de tyrannies contre toute leur population féminine, contre leurs clitoris,
contre l’enrichissement (hors clanique et de copinage) de leurs pseudo-citoyens. Le
choix est alors aisé à faire…
En dépit des inconséquences d’une civilisation qui d’Europe s’est étendue des
Amériques en Australie et qui par ailleurs a étendu son influence libératrice de
l’espérance de vie et du mieux vivre, elle reste globalement préférable. Y compris si
l’on est en droit d’adorer la calligraphie chinoise ou arabe, la miniature persane et la
poésie d’al-Andalus[5]. Reste qu’il n’y a pas de Proust zoulou, mais un Lezama
Lima[6] cubain, pas de Mary Shelley papoue, mais une Murasaki Shikibu japonaise[7],
pas de Bach kenyane ou saoudienne, du moins pas encore. Nous ne pouvons
qu’encourager tout individu à la création universelle…
Certes, nous pouvons difficilement nous poser en donneurs de leçons. Une
civilisation qui a pratiqué la Saint-Barthélémy, la guerre de Sécession, inventé le
nazisme, mais aussi ces produits d’exportation, le marxisme et le communisme, deux
totalitarismes de belle venue, sans compter la bombe atomique, l’agent orange au
Vietnam ou les dettes exponentielles européennes, contribué à la pollution
atmosphérique et fluviale, ne peut guère s’ériger en parfait modèle. Mais au cœur
d’une civilisation dont les principes peuvent être parmi les plus honorables, ne faut-il
pas compter l’invention d’Auschwitz et de la Kolyma comme des preuves de
décivilisation ? On ne doute pas que des cultures concurrentes dans cette
hiérarchisation délicate aient également été probantes dans le domaine de
l’abjection : sacrifices humains aztèques ou excisions arabo-musulmanes, polygamie et
absence de droits individuels attentatoires à la féminité, lapidation de femmes
adultères sous leur burqa honteuse déshonorent le nom d’humanité. De plus, hélas, un
élément constitutif de la civilisation, c’est-à-dire le progrès technique et scientifique, a
pu être mis au service de la barbarie. A Hiroshima et Nagasaki, quoiqu’on puisse
arguer que cela ait permis d’arrêter une guerre qui promettait d’être encore bien
longue et meurtrière (mais pourquoi deux bombes, qui plus est sur des populations
civiles ?), à Auschwitz encore où la technicité administrative, ferroviaire et industrielle
fut l’esclave d’une volonté d’extermination d’un peuple pourtant brillant. Lequel
peuple a su faire d’Israël une démocratie avancée qui, avec sa dizaine de millions
d’habitants, sait déposer des milliers de brevets par an quand l’Arabie saoudite, bien
plus nombreuse, n’en dépose qu’une quarantaine…
Que le respect des civilisations dans ce qu’elles ont de respectable soit la règle,
bien. Mais pourquoi, sinon par crainte devant le plus menaçant, vouloir respecter
l’Islam et crier haro sur le Christianisme et le Judaïsme qui ne sont pas des religions
polluées par le concept de jihad ? Qui n’ont guère, ou il y a bien longtemps, été les
commanditaires d’assassinats et de terrorisme, comme ceux qui se pratiquent
aujourd’hui contre les Chrétiens, du Nigéria à l’Irak… D’autant que l’Islam, déchiré
dans la fracture entre sunnites et chiites, continue à jouer les fauteurs de conflits
dignes de notre guerre de Trente ans entre catholiques et protestants, heureusement
révolue. Pourquoi haïr le capitalisme occidental, quand il n’est pas celui d’une
oligarchie privilégiée, du monopole et de la connivence, alors qu’il est essentiel au
développement civilisé ? Sinon par envie d’une part et par désir d’asservissement
d’autrui d’autre part ? Non aux collectivismes, qu’ils soient social-étatiste, fasciste,
communiste ou religieux. Oui à une civilisation du capitalisme libéral pour tous, du
progrès scientifique en cohérence avec la nature et l’humain, du libre-arbitre, des
richesses individuelles, matérielles et culturelles, de la tolérance et de la justice issues
des Lumières européennes. Voilà qui devrait pouvoir lui permettre d’être à la hauteur
de ses idéaux…
Le grand poète arabe et syrien Adonis, au nom si grec, dénonçant ceux qui
« invoquent les Livres Saints / et transforment le ciel / en poupée ou en guillotine [8]»
déplore l’absence de liberté d’expression dans ce monde arabo-musulman qui ainsi se
dessert lui-même. Où sont les libertés des philosophes Al Fârâbi[9] ou Ibn Arabi[10],
du poète Hâfez[11], du satiriste Mouhamad Ibn-Dâniyâl[12], de l’érotologue Cheïkh
Nefzaoui dans son traité de l’amour Le Jardin parfumé[13] écrit au XVI° ? Peut-on lire
encore avec sérénité Les Mille et une nuits, ou les auteurs contemporains comme
Naguib Mahfouz[14], Alaa al-Aswani[15] et Gamal Ghitany[16] ? S’ébahir de l’art de
l’Islam[17] sans sentir sa gorge se nouer ? Ne faut-il constater la déréliction de la
femme arabe qu’à travers l’enfer du Sexe d’Allah[18] ? Nous sommes alors au regret
de ne pas pouvoir considérer cette civilisation, et plus précisément ce qu’elle est
devenue, comme toujours digne du nom de civilisation… Car dans le monde arabe,
souligne Malek Chebel, « dès le XIII° siècle, l’ensemble des conduites constituant le
cœur vivant du raffinement, à savoir la liberté, l’inventivité comportementale et une
certaine autodérision faite de paradoxe et d’excès, subit de plein fouet l’étroitesse de
vue d’une frange de théologiens réactionnaires et de fondamentalistes »[19]. Le retour
contemporain de ces derniers n’est-il qu’un provisoire sursaut morbide devant
l’ouverture à l’Occident ? Il faut, avec un penseur comme Malek Chebel appelant un
« Islam des Lumières »[20], l’espérer…
Reconnaissons avec plaisir que nous devons continuer à nous ouvrir aux autres
cultures autant qu’à remettre en question la nôtre, ce que ne font pas toujours celles
concurrentes. Car on ne peut compter tellement c’est merveille et richesse ce que les
autres civilisations nous ont apporté, de la tomate au safran, des kimonos aux
masques dogons, de l’ikebana aux traités bouddhiques en passant par l’Alhambra de
Grenade. Ainsi, au-delà de l’aire gréco-judéo-chrétienne, nous nous multiplions. Plus
encore aujourd’hui où toutes ces cultures ont tendance à s’interpénétrer,dissolvant les
blocs identitaires, fondant une sorte de civilisation globale et polymorphe, ouverte à la
circulation des idées, des biens et des individus, cette ouverture même permettant
alors de qualifier la qualité d’une civilisation, au contraire de celles fermées et
exclusives…
Il est vrai que le Ministre de l’Intérieur -Monsieur Claude Guéant pour ne pas le
nommer- par qui le pseudo scandale arrive, même s’il s’appuie sur de judicieux
arguments, en affirmant le 4 février dernier que « toutes les civilisations ne se valent
pas », ne brille pas par son ouverture. Contrôler une immigration si elle est fauteuse
de troubles et de délits, soit, mais refouler les bonnes intentions venus d’ailleurs et
des diplômés étrangers qui ne nous nuiraient pas, au contraire, mais aussi se priver
des Français que l’absence d’opportunité de valoriser leur travail contraint à
l’émigration sous des cieux fiscaux meilleurs, s’avère aussi maladroit, incohérent que
contre-productif.
Il n’y a sous des cieux humains aucune civilisation ni justice parfaites ; reste la
volonté de tenter avec prudence d’y accéder : « Car la liberté que nous, nous pouvons
espérer n’est pas l’impossibilité de toute nouvelle injustice dans l’Etat : qui pourrait
l’escompter ici-bas ? Mais avec la libre audition des griefs, leur examen attentif et leur
prompte réforme est atteinte l’extrême limite de la liberté civique à notre portée, celle
que recherchent les sages. »[21] Ainsi s’exprimait au XVII° le poète et philosophe
Milton. Un des garants des vertus de notre civilisation…
Thierry Guinhut
Remerciements et plus de Thierry Guinhut içi
[1]Vocabulaire européen des philosophies, sous la direction de Barbara Cassin, Seuil
Le Robert, 2004, p 220.
[2]Kant : Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Œuvres Philosophiques, Pléiade,
1985, tome II, p 543.
[3]GF, 2006.
[4]Au premier sens du Petit Robert : « Action de discerner, de distinguer les choses les
unes des autres avec précision, selon des critères définis ».
[5]Le Chant d’al-Andalus, une anthologie de la poésie arabe d’Espagne, Sindbad, 2011.
[6]José Lezama Lima : Paradiso, Seuil, 1971.
[7]Murasaki Shikibu : Le Dit du Genji, Diane de Selliers, 2007.
[8]Adonis : Tombeau pour New-York, Sindbad, 1986, p 64.
[9]Al Fârâbi : Traité des habitants de la cité idéale, Vrin, 1990, ou La Philosophie de
Platon, Allia, 2002 .
[10]Ibn Arabi : Traité de l’amour, Albin Michel, 1986.
[11]Hâfez : Le Divân, Verdier, 2006.
[12]Mouhammad Ibn-Dâniyâl : Le Mariage de l’émir conjonctif, L’Esprit des péninsules,
1997.
[13]Cheïkh Nefzaoui : Le Jardin parfumé, Tchou, 1981.
[14]Naguib Mahfouz : Les Mille et une nuits, Actes Sud, 1997.
[15]Alaa al-Aswani : L’Immeuble Yacoubian, Actes Sud, 2006.
[16]Gamal Ghitany : Le Livre des illuminations, Seuil, 2005.
[17]Titus Burckhardt : L’Art de l’Islam, langage et signification, Sindbad, 1985.
[18]Martine Gozlan : Le Sexe d’Allah, Grasset, 2004.
[19]Malek Chebel : Traité du raffinement, Payot, 1999, p 48.
[20]Malek Chebel : Manifeste pour un Islam des Lumières, Hachette Littérature, 2004.
[21]Milton : Areopagitica, pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure,
Aubier, 1956, p 121.
Thierry Guinhut: une vie d’écriture et de photographie