Christophe Honoré : « Il faut parler du passé colonial de l`Europe »

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Christophe Honoré : « Il faut parler du passé colonial de l`Europe »
Christophe Honoré : « Il faut parler du passé colonial de l’Europe »
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Christophe Honoré : « Il faut parler du passé
colonial de l’Europe »
LE MONDE | 29.06.2016 à 07h59 • Mis à jour le 30.06.2016 à 09h52 | Propos recueillis par Marie-Aude Roux
La 68e édition du Festival d’Aix-en-Provence s’ouvre avec Cosi fan tutte, de Mozart, mis en scène
par Christophe Honoré. Une première aixoise et une troisième production d’opéra pour le cinéaste,
après Dialogues des carmélites, de Poulenc, et Pelléas et Mélisande, de Debussy, montés en 2013
et 2015 à l’Opéra de Lyon. A 46 ans, cet héritier de la Nouvelle Vague, plus connu pour ses films
Chansons d’amour, Non ma fille tu n’iras pas danser ou, plus récemment, Les Malheurs de Sophie,
avoue avoir retrouvé dans l’opéra la veine populaire qu’il a peu à peu perdue au cinéma.
Lire la critique des « Malheurs de Sophie » : La comtesse de Ségur prend un coup de
jeune (/cinema/article/2016/04/19/les-malheurs-de-sophie-la-comtesse-de-segur-prend-un-coupde-jeune_4904521_3476.html)
Quel est votre rapport à la musique ?
Je viens d’une famille bretonne où l’on écoutait Léo Ferré, Jacques Brel, Barbara. Pour le
classique ? Un disque de Tchaïkovski, un autre avec le « Chœur des esclaves » de Nabucco. A
l’adolescence, la musique a été pour moi un lieu d’affranchissement familial et une façon de me
singulariser : très fier d’avoir la dernière cassette de la Mano Negra avant la sortie de l’album, d’aller
écouter Nirvana quand personne ne les connaissait, de découvrir Björk alors qu’elle faisait encore
partie des Sugarcubes, dans une petite salle, à Rennes, ville des Transmusicales, où j’étais
étudiant. Mais je me suis toujours senti un peu complexé de n’avoir pas eu de pratique musicale. La
peur de ne pas avoir d’assise, de légitimité.
Et quand avez-vous fait vos débuts de cinéaste ?
Je suis arrivé assez tard à Paris. J’avais 25 ans. J’ai d’abord fait de la critique de cinéma. J’étais
dans la mouvance Serge Daney et Cahiers du cinéma, dans l’idée que la musique, c’est pour les
mauvais cinéastes ou bien pour les scènes qui ne fonctionnent pas. Et puis, mes goûts m’ont
rattrapé. Quand j’ai fait mon premier film, cinq ans plus tard, le cinéma américain et David Lynch en
particulier m’avaient libéré de mes dogmes.
Vous avez rapidement utilisé la chanson…
Très attaché à la Nouvelle Vague, j’avais hérité de cet amour dont témoignent Jean-Luc Godard,
François Truffaut, Jacques Demy. Je m’étais interdit la musique classique. Et puis, j’ai rencontré le
compositeur Alex Beaupain, avec qui j’ai essayé de concevoir des films musicaux. Sans doute est-ce
pour cela que le directeur de l’Opéra de Lyon, Serge Dorny, m’a proposé un opéra. J’étais terrifié.
Vous avez alors choisi les « Dialogues de carmélites », de Poulenc et Bernanos ?
Non, il y a eu d’abord le projet d’un opéra contemporain qui n’a pas abouti. Les Dialogues ont la
particularité d’être tirés d’un scénario posthume de Bernanos. C’était rassurant. Jusqu’alors, je
n’étais allé à l’Opéra que pour voir le travail des metteurs en scène que j’aimais bien – Romeo
Castellucci, Krzysztof Warlikowski, Dmitri Tcherniakov. Je n’avais aucune culture lyrique.
Comment avez-vous appris les codes de l’opéra ?
Les Dialogues ont été mon baptême. J’ai été très surpris de comprendre que le casting vocal allait
m’échapper. Je ne travaille qu’avec des personnes que j’ai choisies. J’ai donc essayé de participer le
plus possible au choix des chanteurs : il faut dire qu’à l’époque, je ne suis pas sûr que j’aurais
entendu que Fiordiligi n’avait pas la même voix que Dorabella.
Vous venez de l’image et du texte : fallait-il se méfier de la musique ?
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J’ai la chance d’arriver à une période de la mise en scène d’opéra où les chanteurs ont envie de
jouer. Alors, j’ai privilégié l’incarnation. Parce que je viens du cinéma, j’ai tendance à vouloir que l’on
croie ce que l’on voit. Les Dialogues, je les avais montés comme une pièce de théâtre : j’ai dû faire
face à de nombreux problèmes sur des scènes de liaison. C’est pour ça qu’avec Pelléas, je n’ai
jamais travaillé sans musique. Mais, dans Cosi, je me méfie plus du livret que de la musique.
Pourquoi ?
Car j’ai l’impression que les solutions sont toujours dans la musique – le mystère, la subtilité, le
double sens, une ironie parfois, une sincérité inattendue. Et puis Mozart réalise le fantasme de tout
metteur en scène : exprimer deux sentiments contraires en même temps. On cherche toujours ça
avec les acteurs.
Appréhendiez-vous d’aborder ce chef-d’œuvre, sur lequel beaucoup se sont cassé les
dents ?
Quand Bernard Foccroulle, le directeur d’Aix-en-Provence, m’a proposé Cosi, c’était juste après les
Dialogues. Je me suis dit, « si tu veux faire de l’opéra, tu ne peux pas éviter Mozart ». C’est comme
faire du théâtre sans jamais monter Shakespeare ou Racine. Mais en transposant Cosi dans les
années 1920, à l’époque du fascisme colonial italien en Erythrée, je suis sûr d’avoir apporté au livret
de Da Ponte un inconfort et une stimulation.
Lire l’entretien avec Bernard Foccroulle : « L’opéra doit s’ouvrir aux pratiques
alternatives » (/musiques/article/2016/06/28/l-opera-doit-s-ouvrir-aux-pratiques-alternatives_4959914_1654986.html)
Vous revendiquez des acteurs noirs sur scène : est-ce à cause des polémiques autour de la
coutume du « blackface », ces personnages de couleur ridiculisés par des acteurs blancs
grimés ?
Je pense qu’il n’y a pas de « blackface » inconséquent. Se déguiser en Noir est toujours un acte
raciste. Ces acteurs ne sont pas là sans raison : ils incarnent une population autochtone durement
discriminée par les Blancs, prête à se soulever contre l’envahisseur – en l’occurrence les deux
soldats de Mussolini amoureux des filles de colons. On a chanté en italien en Afrique à ce
moment-là. D’où l’idée d’aller chercher le chœur de l’Opéra de Cape Town.
Hichimoudine Mondoha, Kate Lindsey et Lenneke Ruiten dans « Cosi fan tutte » mis en scène par Christophe Honoré à
Aix-en-Provence , le 15 juin 2016. JEAN-LOUIS FERNANDEZ
C’est important, pour vous, la question des minorités sur les plateaux ?
Dans les Dialogues, je voulais absolument des religieuses noires et asiatiques, ce qui correspond à
la réalité des couvents. J’avais été très touché qu’on me reproche, dans La Belle Personne, d’avoir
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tourné dans un lycée « de Blancs » dans le 16e arrondissement de Paris, alors que c’était un choix
architectural. Il faut se poser ces questions-là. Je fais partie d’une génération qui a été traumatisée
par les publicités United Colors of Benetton…
Lire aussi : Othello joué par un Blanc : le théâtre français est-il raciste ? (/afrique/article
/2015/10/16/pas-de-noirs-sur-scene-le-theatre-francais-est-il-raciste_4791000_3212.html)
Vous vous sentez une responsabilité politique ?
Non, mais je ne voudrais pas faire partie des artistes aveugles. On n’est pas des prophètes. On n’a
ni les idées ni les solutions. Mais on peut dire qu’on est perdus, comme tout le monde. Et puis, il faut
parler du passé colonial de l’Europe, rendre compte de la violence de notre propre culture, de
Mozart, de notre ethnocentrisme face à des indigènes qu’on a toujours méprisés et spoliés.
Vous avez d’ailleurs adressé une note d’intention au chœur, aux figurants…
Oui. Il s’agit quand même de mettre en scène des gens de couleur maltraités par des Blancs. Mais
ils ont décidé d’accepter. La question s’est en revanche révélée rédhibitoire aux Etats-Unis : nous
n’avons pas réussi à faire aboutir le projet de coproduction avec Chicago. Pour eux, le sujet est trop
explosif.
Vous avez un rapport très physique sur le plateau ?
Cela vient du cinéma, où l’on a une grande proximité avec les acteurs. J’ai même du mal à
m’éloigner du plateau pour regarder les scènes d’ensemble.
Lire aussi : Sylvie Chalaye : « Les acteurs français noirs sont hors jeu » (/afrique/article
/2015/10/16/sylvie-chalaye-les-acteurs-francais-noirs-sont-hors-jeu_4791033_3212.html)
Et un rapport plus lointain avec la fosse, chef et musiciens ?
J’ai été étonné par l’absence de relation entre les musiciens et le metteur en scène. Cela se réduit à
parler de l’intensité de la lumière des pupitres. L’opéra, qui est un art total, communique peu. Même
avec les chanteurs, la situation change dès que l’orchestre arrive. Cela devient plus difficile de
capter leur attention. C’est comme les tournesols. Pour l’instant, ils sont tournés vers vous, mais ils
se mettront bientôt face au public et au chef. Etre metteur en scène, c’est se préparer à être quitté.
En même temps, l’opéra soulage des soucis d’ego. On partage le pouvoir et les responsabilités.
Même si j’ai bien compris que le metteur en scène est un peu celui qui se fait huer !
Peut-être parce que l’opéra est affaire de passionnés ?
Pour la moitié du public d’opéra, le metteur en scène est celui qui met la pagaille dans ce qu’il est
venu écouter. A l’opéra, il y a un côté supporteur, quelque chose de touchant qui tient de l’obsession
enfantine : aller voir dix fois Don Giovanni !
Le travail sur un plateau lyrique a sans doute transformé votre vision de l’opéra ?
Je trouve l’opéra beaucoup plus populaire que le théâtre ou le cinéma. Dommage que ce soit
confisqué. Les histoires sont simples, la musique dicte les émotions. Il y a quelque chose de très
sincère, peut-être plus qu’au cinéma. Et, avec les transmissions, beaucoup de gens peuvent y
accéder. Comme ma mère, qui va voir La Scala au cinéma de Vannes.
Lire l’éditorial : Aix, Arles, Avignon : un autre triple « A » (/festival-d-avignon/article/2016/06
/28/aaa-edito-triple-a_4960099_4406278.html)
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