Les effets de la crise sur les musées, sites et monuments historiques

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Les effets de la crise sur les musées, sites et monuments historiques
Les effets de la crise sur les musées, sites et monuments historiques
par Philippe Bélaval
Merci. Dans cette table ronde, je suis invité à vous parler des effets de la crise par
rapport aux musées et aux monuments historiques, c’est-à-dire à d’autres poids lourds
puisque ce sont les éléments les plus consistants du patrimoine et sans doute ceux qui
risquent le plus de souffrir d’une raréfaction des moyens financiers, comme je l’ai dit tout à
l’heure. Je donne quelque chiffres – j’essaierai de ne pas en donner beaucoup dans cette
intervention : aujourd’hui en France, nous avons 1200 musées dits musées de France, c’està-dire les musées qui, au sens de la loi de 2002 codifiée au Code du patrimoine, remplissent
un certain nombre de conditions d’exploitation et d’exigences scientifiques ; il y a également
45 000 monuments ou parties de monuments classés ou inscrits et 120 000 objets classés. Si
l’on ajoute un millier de sites d’archives et 490 000 sites archéologiques répertoriés, on
constate la richesse de ce patrimoine. Que faut-il donc faire pour gérer de manière optimale
ce patrimoine face à une raréfaction de la ressource financière ? Eh bien, avant de dire ce
que je propose de faire, je vais commencer par dire ce que, de mon point de vue, il ne faut
pas faire.
La première chose qu’il ne faut pas faire, c’est de dire stop. C’est de dire que cette
inflation extraordinaire de la patrimonialisation que Mme Heinich a décrite tout à l’heure et
que Mme Lavendhomme a d’ailleurs aussi, d’une certaine manière évoquée – puisque
chaque fois que l’on fait une découverte archéologique on enrichit un patrimoine, on trouve
des vestiges et Dieu sait que la gestion de ces vestiges, des objets, du mobilier archéologique
pose ensuite des questions compliquées – doit être arrêté totalement et gelée, en quelque
sorte. On mettrait sous cloche la situation pour arrêter cette inflation absolument
considérable du patrimoine. Je crois d’abord qu’il faut nuancer cette impression. La
tendance à la patrimonialisation est réelle, importante et il ne s’agit pas de la nier, mais elle
est peut-être moins spectaculaire ou moins considérable que ce que l’on peut penser. Par
exemple, au début des années 1990, le ministère de la Culture prenait en moyenne autour
de 700 mesures de protection d’éléments du patrimoine par an. Or aujourd’hui ce chiffre est
descendu aux alentours de 300, ce qui montre bien que si on a eu un peu tendance au début
des années 1990 à protéger beaucoup parce que c’est le moment où l’on s’ouvrait au
patrimoine du XXe siècle, au patrimoine industriel, ethnologique, vernaculaire, etc., on est
aujourd’hui un peu plus prudent dans la conduite de cette politique, même si
incontestablement on est très loin des 50 monuments pour un siècle dont parlait André
Malraux. C’était évidemment un de ces raccourcis fulgurants dont André Malraux avait le
secret mais il dit bien ce qu’il veut dire. D’autre part, si on arrêtait aujourd’hui les
protections, cela voudrait dire que l’on renoncerait à protéger ce qui nous paraît très
important de sauvegarder et ensuite de transmettre. Cela voudrait donc dire qu’en quelque
sorte on ait une piètre estime de la valeur de ce que nous produisons ou de la valeur du
regard que nous apportons sur les choses. Je donne un exemple qui est extrêmement
frappant, je crois, parce que c’est une affaire qui n’est d’ailleurs pas complètement close et
qui a défrayé la chronique de la protection du patrimoine ces dernières années. C’est une
affaire qui se déroule de l’autre côté de la rue Vivienne par laquelle nous sommes tous
entrés dans cet amphithéâtre, et qui est la question de la démolition du grand escalier
monumental construit au début du XXe siècle par un architecte qui s’appelle Pascal à la
Bibliothèque Nationale. Et évidemment, lorsque les admirateurs du travail de Pascal se sont
émus de ce projet, tout le monde s’est interrogé sur le statut de protection de cet édifice et
plus globalement du quadrilatère de la Bibliothèque Nationale site Richelieu, situé en face.
Et on s’est aperçu qu’en réalité seuls quelques éléments de cet ensemble patrimonial étaient
protégés : les galeries Mansart et Mazarine, la salle Labrouste, les façades de Robert de
Cotte sur la cour d’honneur rue de Richelieu et c’est à peu près tout. Le fameux escalier que
pourtant les spécialistes de l’architecture du XXe siècle considèrent comme un chef d’œuvre
n’était pas protégé, non plus d’ailleurs que la grande salle dite ovale ou salle des périodiques
construite au XIXe siècle. Non plus que les transformations apportées à la fin des années 40
et aux années 50 par un autre architecte dont la valeur commence à être reconnue, à savoir
Roux Spitz. Par conséquent si vous voulez, on voit très bien que notre système est encore, tel
qu’il est, extrêmement lacunaire.
Je suis absolument frappé de voir, par exemple, au Centre des monuments nationaux
que nombre de monuments dont nous avons la charge bénéficient de mesures de protection
qui ne coïncident pas exactement, parce qu’elles sont anciennes, avec les limites du
domaine de l’État autour du monument et cela conduit à de très nombreuses difficultés
d’appréciation et d’application de la législation dans le périmètre de ces monuments. Si on
renonçait donc à toute nouvelle mesure de protection, et bien l’on aboutirait très
rapidement à des impasses et à des lacunes qui seraient extrêmement graves. Bien sûr,
certains esprits – j’en ai rencontré dans mon passé administratif : je pense à des élus
nationaux, à des parlementaires – avaient dit « eh bien d’accord, continuez à protéger, mais
pour chaque mesure de protection nouvelle, vous en supprimerez une ancienne ». Ah la
belle affaire ! Parce que c’est évidemment oublier que dans la Culture en général et dans le
patrimoine, la logique qu’on peut connaître dans d’autres secteurs de l’action publique est
absolument, radicalement et viscéralement inopérante. Vous pouvez toujours dire qu’en
construisant un hôpital moderne, vous pourrez supprimer quelques hôpitaux anciens ou
qu’en ouvrant un nouveau lycée, vous supprimerez les vieux lycées, les vieux établissements
des alentours. Ce n’est même pas tout à fait vrai, d’ailleurs, et le problème des hôpitaux est
assez frappant, ou celui des maternités où il y a régulièrement des polémiques : on y voit des
accidents qui sont provoqués par les fermetures d’établissements dits de proximité qui
obligent des femmes enceintes à aller jusqu’à une maternité plus éloignée et moins
disponible en cas d’urgence pour accoucher. On constate donc que même dans ces secteurs,
cela ne fonctionne pas complètement. Mais évidemment, dans le secteur culturel, c’est
encore moins possible et ce n’est pas parce qu’on va ouvrir un nouveau musée ou protéger
un nouveau monument historique qu’on va fermer un ancien musée ou déprotéger un site
ou un monument. Il y a donc déjà, à la base, un problème de concepts tout à fait erronés. Et
puis, comment faudrait-il choisir, à supposer qu’on puisse admettre ce raisonnement,
l’élément qu’il faudrait déprotéger, en quelque sorte, ou aliéner ? C’est là, évidemment, que
les variations du goût ou du regard peuvent intervenir et je crois qu’on se trouve très vite
face à une difficulté complète d’appréciation. Dans notre régime, le patrimoine, celui de
l’État notamment, qu’il s’agisse du patrimoine monumental ou du patrimoine muséologique,
est inaliénable. Pourtant, périodiquement, certains disent : « en vendant quelques éléments
des collections des musées, nous pourrions avoir un peu d’argent pour financer la
rénovation de ces musées ou d’autres choses tout en désencombrant les réserves, faisant
ainsi d’une pierre deux coups, c’est-à-dire que non seulement nous nous enrichirions, mais
nous éviterions en plus la dépense d’installations de réserves et la gestion de ces réserves ».
Autre affaire qui défraie la chronique, très actuelle, la faillite de la ville de Detroit aux
États-Unis : pour rétablir les finances de Detroit, les personnes qui en étaient chargées n’ont
rien trouvé de mieux que de vendre les collections du musée des Beaux-Arts de la ville. Chez
nous, je crois que cela ne serait pas possible, mais malgré tout, périodiquement, des voix
s’élèvent à ce sujet. Ainsi, il y a dix ans à peine, alors que la crise des finances publiques était
beaucoup moins aiguë qu’aujourd’hui, le débat avait pris un tel tour que la ministre de
l’époque, Christine Albanel, avait constitué une commission présidée par un grand
spécialiste et serviteur du patrimoine aujourd’hui décédé, Jacques Rigaud, pour réaffirmer le
principe d’inaliénabilité des collections des musées. Il faut donc complètement oublier la
solution de facilité qui consisterait à déclasser le patrimoine ou à en vendre un certain
nombre d’éléments. Je crois d’ailleurs qu’il faut d’autant plus y renoncer que tous ceux qui
l’ont fait l’on en général fait avec des arrières pensées et parfois même avec des pensées
tout à fait évidentes au service d’un projet idéologique ou politique dangereux. Vous avez
donc les talibans d’Afghanistan qui détruisent les Bouddhas de Bamyan, les révolutionnaires
français qui détruisent les églises, les abbayes ou les châteaux, vous avez les musulmans de
Tombouctou qui détruisent les bibliothèques, les nazis qui font des autodafés… Et vous avez
même, pour descendre d’un cran mais pour montrer que la démarche est malgré tout très
actuelle et que le péril est bien réel, dans un certain nombre de commune de France, des
élus qui se demandent si ce que l’on appelle les études de genre ont tout à fait leur place sur
les rayonnages des bibliothèques municipales. Il y a là un risque très grand que, s’il y a
élimination, destruction, aliénation, désherbage (le vocabulaire est infini), cette démarche
soit instrumentalisée à des fins idéologiques et politiques qui n’ont rien à voir avec la
conception républicaine du patrimoine. Car qu’est-ce que la conception républicaine du
patrimoine ? Elle est à l’opposé d’une conception identitaire de ce patrimoine dans lequel
n’est conservé qu’une partie du patrimoine pour tenir un discours politique. Les éléments
patrimoniaux – je tiens cela pour acquis dans mon raisonnement mais c’est parce que je vais
vite – sont évidemment des éléments de repérage géographique, chronologique, social et
civilisationnel, de repérage intellectuel. Et de l’élément de repérage à l’élément identitaire, il
n’y a qu’un pas et c’est tout l’enjeu du débat récurrent sur les racines ou les caractéristiques
dominantes d’un tel pays : les fameuses racines chrétiennes de la France. Personne ne
songerait à les nier sérieusement mais personne ne songerait non plus à nier, sauf avec un
manque d’objectivité qu’un scientifique ne peut admettre, qu’aujourd’hui, l’identité
française, s’il y en a une, est composée de beaucoup d’autres apports et composantes et
provient de beaucoup d’autres racines que les racines purement chrétiennes. Par
conséquent, la chance que nous avons d’avoir ce patrimoine extrêmement étendu et
diversifié, c’est précisément d’éviter tout risque d’instrumentalisation au service d’une cause
ou de telle ou telle théorie. Au fond, cette richesse patrimoniale permet à chacun de jeter un
regard, d’avoir à sa disposition un certain nombre d’éléments dans les musées, sur les sites,
dans les monuments, dans les archives, dans les bibliothèques et ensuite de faire son miel, si
j’ose dire, à partir de tout cela. Et le principal devoir de l’État républicain, c’est d’entretenir
la diversité de ce patrimoine. Cette obligation peut être coûteuse mais elle est fondamentale
et y renoncer ou s’accommoder de certains renoncements serait, je crois, assez grave.
Pourtant, l’argent manque ou risque de manquer, il est en tout cas moins abondant et par
conséquent, que doit-on faire ? Une chose m’a beaucoup plu dans l’intervention sur
l’INRAP : je crois que la première question qu’il faut se poser, comme l’a fait l’INRAP, est la
question des méthodes de travail et des critères d’action. C’est un chantier extrêmement
vaste dont tous les défenseurs et tous les acteurs du patrimoine doivent se saisir avec
résolution.
Je donnerai quelques exemples sur les méthodes ou sur les critères en les prenant
dans le modèle le plus lourd en termes financiers qui est précisément celui des monuments
historiques. Je partirai d’un cas très particulier, d’une grande actualité et qui m’occupe
beaucoup depuis quelques temps, celui du Panthéon. Le Panthéon est un monument
extrêmement important, ne serait-ce que par ses dimensions mais pour aussi beaucoup
d’autres choses. C’est un monument par essence fragile car il a été construit très rapidement
et que le projet en est ambitieux. Jusqu’à la construction de la Tour Eiffel, c’était le
monument le plus élevé de Paris et dès sa construction, il y a eu des craintes ou des doutes
sur sa capacité à tenir le passage du temps et sur sa solidité. C’est donc un monument
fragile. Or aujourd’hui, on constate de très importants désordres. Mais à quoi sont dus ces
désordres ? Ils sont dus au fait qu’il n’y a pas eu de campagne de travaux importante au
Panthéon depuis les années 1930, et qu’en particulier il y a eu au niveau des toitures, - car
figurez-vous que l’air de rien, il y a aussi des toitures au Panthéon – des défauts
d’étanchéité. Lesquels défauts d’étanchéité ont amené la corrosion des tirants de métal qui
soutiennent toute la structure dans le projet de Soufflot. Ces tirants de métal ayant du jeu,
c’est toute la stabilité de l’édifice qui a été menacée avec un risque non nul d’effondrement
du dôme et de renversement du péristyle, de la colonnade qui ouvre sur la rue Soufflot et
que vous connaissez toutes et tous. Si l’État avait fait la même chose qu’un propriétaire
avisé, c’est-à-dire d’entretenir régulièrement l’état de ces toitures, et si ces problèmes
d’étanchéité ne s’étaient jamais produits, nous ne serions pas aujourd’hui contraints de faire
l’opération sur le dôme qui représente à elle seule, quand même, une somme de 19 000 000
d’euros – peut-être même d’ailleurs davantage parce que nous découvrons qu’en réalité la
situation est d’un certain point de vue plus grave que ce que nous anticipions. Si on se lance
dans la restauration complète de l’édifice, c’est une facture estimée pour le contribuable, en
définitive, ou pour le visiteur des monuments historiques, à 100 000 000 d’euros environ, ce
qui est évidemment considérable. Et c’est là un défaut très français que je constate : par àcoups, on fait une très grosse opération de restauration pour laquelle on met le prix. On est
alors très content et on jouit de la satisfaction du devoir accompli : « les générations futures
verront ce qu’elles feront » On passe à autre chose puis on ne fait plus rien ou presque rien
jusqu’à ce que la situation se dégrade et qu’il faille faire une autre campagne de
restauration.
Il serait pourtant bien plus avisé, je crois, d’entretenir périodiquement, au fur et à
mesure, comme le font ce qu’on appelle les bons pères de famille dans notre langage
juridique. Peut-être serait-ce plus intéressant en termes financiers et permettrait de
dépenser moins et en tous cas, de dépenser mieux. Puisque nous parlons de dépenser moins
et mieux, je voudrais poser une autre question, celle des critères et des états de
restauration. Car nous avons en France, depuis les grands architectes restaurateurs de la
moitié du XIXe siècle (Viollet le Duc…) – et c’est un peu lié, d’ailleurs, aux exemples
précédents – la conviction qu’une restauration se fait en grand, de façon extrêmement
brillante et parfois même luxueuse. Avons-nous encore aujourd’hui les moyens d’une telle
politique ? Évidemment, les tenants de cette ligne ne se font pas faute de dire d’abord :
« Puisqu’il faudra peut-être attendre cinquante ou cent ans avant de faire à nouveau de
grands travaux, faisons les bien. De plus, telle restauration conduite de manière
extrêmement spectaculaire va amener un effet de curiosité pour le monument, le château,
le musée, et va, par conséquent, faire venir du monde, faire du buzz sur les réseaux sociaux
et tout le monde sera content ». Oui, c’est vrai, on ne peut pas, de toute façon, procéder
dans ce cas-là par généralisation excessive. Mais je prendrai là encore un exemple qui sont
les travaux de restauration permanents, parce que le besoin est réel et l’artefact
considérable, de Versailles. Est-il absolument raisonnable de mettre à profusion de la feuille
d’or sur les toitures de Versailles quand un si grand nombre de châteaux, et pas des
moindres, tombent en ruines ? Je me suis beaucoup intéressé, sans d’ailleurs avoir pu faire
avancer le dossier, quand j’étais directeur général, au cas de Compiègne, qui est tout de
même une grande résidence royale même si elle n’a pas le prestige de Versailles. Mais on y
voit des plafonds étayés avec du papier japon pour empêcher les peintures de tomber, le
minimum n’est manifestement pas fait. Il n’y a pas d’installation électrique et comme il faut
bien éclairer, tout de même, on tire des lampadaires avec des fils électriques au risque de
courts-circuits. Pendant ce temps, on met de la feuille d’or sur les toits de Versailles : est-ce
bien raisonnable ? Est-ce bien raisonnable de reconstituer la grille d’honneur, certes avec un
mécène, mais qui historiquement n’a jamais existée ? Je sais bien que Viollet-le-Duc disait
qu’il fallait remettre les monuments dans des états qui n’avaient parfois jamais existés, la
commission des monuments historiques a toujours des débats sans fin là-dessus, mais ne
croyez-vous pas que le moment est venu d’un peu plus de sobriété, de mesure et d’égalité
de répartition : moins d’or sur les toits de Versailles et moins de papier japon sur les
plafonds de Compiègne ? Il me semble que ce serait une approche plus équilibrée et je ne
pense pas que le renom international, universel et d’ailleurs parfaitement légitime de
Versailles serait diminué ; je suis convaincu que celui de Compiègne serait augmenté. Une
autre méthode qu’il faut à tout prix que nous pratiquions davantage, concerne la mise en
commun et parfois d’ailleurs, le partage et la péréquation.
Je suis effrayé de l’individualisme des grandes institutions patrimoniales. Bien sûr,
lorsqu’il y a d’un côté des institutions de l’État et de l’autre des institutions relevant des
collectivités territoriales, voire des institutions privées, il peut y avoir des obstacles
structurels à la collaboration. Mais lorsque ce sont des établissements de l’État entre eux,
c’est absolument regrettable. Nous vivons trop souvent de façon cloisonnée et travaillons de
notre côté, ce qui génère des dépenses excessives qui pourraient être évitées. Là aussi nous
pourrions dépenser mieux. Je pense en particulier à quelque chose d’extrêmement
important : l’itinérance. Voilà ce qu’au CMN je m’efforce de développer, au travers de
partenariats structurels que nous avons conclu, comme par exemple avec l’INRAP mais aussi
avec le château de Versailles. Le château de Versailles a d’immenses collections qui ne sont
pas présentées au public, d’abord car une partie des collections touchent des époques
chronologiques qui ne sont pas celles du château lui-même, au nom de la conception du
musée de l’Histoire de France de Louis-Philippe. Par ailleurs, les surfaces du château sont
elles-mêmes limitées. Nous prévoyons par conséquent avec le château de Versailles de faire
itinérer des expositions de ces éléments peu vus, ou peu connus des collections nationales,
dans les monuments du réseau du CMN. Nous commençons pour la première fois à partir du
27 mai prochain et tout l’été, à Reims, avec une exposition sur les sacres des rois de Louis
XIII à Charles X. Mais nous pourrions imaginer bien d’autres opérations de ce type. Les
institutions, à défaut de se réunir – ce qui n’est pas toujours possible – doivent travailler
ensemble, collaborer, dialoguer, bien sûr et partager, pour éviter dans le cas contraire
d’immanquables doubles-comptes et pertes. Une quatrième chose à faire est de rechercher
de nouvelles ressources. Ce sujet, qui va être abordé cet après-midi, est infini et justifierait
une journée d’étude probablement à lui tout seul. Nous avons la chance dans notre pays
d’avoir un dispositif sur le mécénat extrêmement favorable que Jean-Jacques Aillagon a fait
adopter au début des années 2000. S’il est périodiquement menacé, car on se demande s’il
ne conduit pas un certain nombre de sociétés ou d’individus à pratiquer l’évasion fiscale en
se réfugiant dans une niche fiscale, il a malgré tout survécu et c’est une excellente chose.
Mme Filippetti en a d’ailleurs célébré de façon un peu marquée le dixième anniversaire l’an
dernier. Je crois que c’est un dispositif extrêmement important. Mais le mécénat n’est pas la
panacée et l’exemple de Versailles que je donnais tout à l’heure le montre. Car évidemment,
les mécènes peuvent être davantage portés à aider des opérations extrêmement
spectaculaires, voire tape à l’œil. Grâce à Vinci, on restaure la galerie des glaces et
évidemment, ça en jette tout de suite. En l’occurrence, c’était justifié et très réussi,
personne ne se plaint. En revanche, le mécénat qui conduit à la construction de la grille
d’honneur est peut-être plus discutable. Et puis essayez donc de parler à un mécène de
refaire une installation électrique, des gaines de ventilation ou d’améliorer la sécurité
incendie ! Vous pouvez certes trouver quelques mécènes de compétence dans les
entreprises spécialisées de ces secteurs : LVMH refait la ventilation du château de Versailles
bien que ce ne soit peut-être pas exactement conforme à la logique de communication de ce
grand groupe... Nous avons expérimenté à côté de cela le mécénat participatif qui est plus
particulièrement à l’ordre du jour d’une table ronde cet après-midi. Nous n’en avons pas
retiré beaucoup d’argent mais un très grand effet d’attention, en revanche, autour de
l’établissement. Je pense que c’est une piste qu’il faut continuer à rechercher.
Voilà donc ce qui ne sont que des esquisses de pistes, des exemples destinés à vous
montrer – en tout cas c’est l’intention que j’ai et j’espère vous en convaincre – qu’il n’y a pas
de fatalité de la crise et qui si nous apprenons à dépenser mieux, à orienter nos dépenses
vers ce qui est le plus nécessaire ou, en ce qui concerne la médiation, le plus efficace – et
c’est là qu’on retrouve l’intérêt du numérique – pour toucher beaucoup de cibles, de
personnes en un seul clic, on obtiendra tout un ensemble de parades à la crise qui peuvent
permettre au patrimoine de traverser celle-ci en attendant des jours que l’on espère
meilleurs. Mais en tout cas sans tomber dans les excès regrettables que seraient l’abandon
ou le démantèlement du patrimoine. Ne jamais baisser les bras, nous sommes là pour le
protéger pas pour le démanteler. Merci de votre attention.
Question :
J’ai une question à propos de la valorisation peut-être un peu excessive du château
de Versailles, à travers les différentes opérations de ces dernières années. Je me demande si
cette volonté plus ou moins affichée de développer la fréquentation est due à la crise ou
plutôt à un phénomène de fond, plus général. Qu’en est-il selon vous ?
M. Bélaval :
Il y a beaucoup de choses en réponse à cela. Peut-être aurais-je dû dire quelque
chose que nous n’avons peut-être pas tous collectivement abordé depuis le début de cette
matinée : globalement, la fréquentation des musées et des monuments historiques ne s’est
pas affaiblie depuis le début de la crise et plutôt même au contraire. Il faut voir quel public
cela concerne car il y a évidemment, notamment dans les grandes zones d’activité
touristique internationale, l’apport du public étranger. Or la crise n’est pas la même dans
d’autres pays que chez nous. Il faudrait également croiser cela avec une étude des politiques
tarifaires, des politiques incitatives, etc. Mais toutes les institutions, ou quasiment toutes,
connaissent au mieux des progressions du public ou, tout au plus, des stabilisations mais à
un niveau extrêmement élevé. Et je pense que c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles
nous ne devons pas renoncer. Il ne faut pas baisser les bras car il y a une vraie demande à
laquelle nous devons répondre, quelles que soient les formes de cette demande et les
motivations qui l’inspirent et qui peuvent être assez différentes.
Je voudrais apporter très brièvement à ma réponse un autre élément, la question de
la concurrence. Le public est très nombreux mais comme les institutions se sont développées
– j’ai cité tout à l’heure le nombre de musées – il y a une exacerbation de la concurrence
entre les différents sites, les différentes activités culturelles et de loisirs. On mesure
parfaitement cette concurrence dans certaines zones. Dans le Val de Loire, par exemple, où
nous exploitons le château d’Azay-le-Rideau, on aperçoit dès la descente du TGV à la gare de
Saint-Pierre-des-Corps, dans le corridor qui permet de sortir de la gare, de grandes affiches
« venez à Chambord », « n’oubliez pas Blois », « arrêtez-vous à Chenonceau », « Villandry, il
n’y a rien de mieux », etc. Vous êtes alors absolument assailli, et c’est encore pire au fur et à
mesure de votre route car vous retrouvez partout des panneaux « château de …», « chambre
d’hôte», « feux d’artifice », « visite aux chandelles », « reconstitution de la naissance d’Anne
de Bretagne, de sa mort, son mariage, ses robes… », « le cœur d’Anne de Bretagne », etc.
Chacun y va de son coup de pub. Et encore, l’exemple que je donne reste dans le culturel,
mais il ne faut pas oublier que le monument le plus visité de l’Indre et Loire n’est aucun des
châteaux dont j’ai donné le nom. C’est le zoo de Beauval, surtout depuis que les pandas sont
là ! Sur la route d’accès au Mont-Saint-Michel, on a ouvert une ferme aux crocodiles pour
l’instant moins fréquentée que le monument mais qui affiche des résultats en progression
constante : c’est-à-dire qu’il y a des gens qui, plutôt que d’aller visiter l’abbaye du MontSaint-Michel, vont visiter la ferme aux crocodiles. Je le respecte mais il y a donc de la
concurrence. Et pour se défendre face à cette concurrence, il y a une exacerbation de
l’évènementiel : on cherche tout ce qui fait évènement. Des travaux, des restaurations,
l’ouverture de nouveaux espaces, etc. Je suis le premier à me couvrir la tête de cendres làdessus puisque le CMN, au-delà de l’obligation qu’il a de conserver les monuments, fait un
peu pareil. Nous avons ouvert Champs-sur-Marne en juin 2013 après six ans de fermeture
pour travaux. La villa Cavrois près de Lille ouvrira en juin 2015, c’est une première.
Évènementiel aussi en termes d’expositions ou d’animations, ce qui entraîne une spirale
inflationniste. La difficulté est que si vous renonciez complètement à faire cela, on ne
parlerait plus trop de vous, peut-être même plus du tout. C’est la logique des expositions
temporaires des musées par rapport aux collections permanentes. Et si on ne parle plus de
vous, vous perdez votre visitorat, et donc vos recettes et votre réputation. Il y a donc là un
choix. Je crois en tout cas que pour le faire, il faut simplement faire preuve de mesure et
surtout rester respectueux de l’âme des lieux, de l’âme des monuments et des collections.
C’est-à-dire ne pas faire quoi que ce soit de contradictoire avec la spécificité de ces lieux
juste pour le plaisir de faire… J’envie mon collègue du Grand Palais qui peut transformer de
temps en temps sa nef en vaste salle de gymnastique ou mais cela me laisse tout de même
quelque peu perplexe et je ne le ferai pas moi-même. Il faut rester respectueux de l’âme des
lieux : un monument historique ce n’est pas un parc d’attractions. Je respecte les parcs
d’attractions, les zoos ou les fermes aux crocodiles, mais c’est une autre activité. Dans les
musées, les monuments historiques, nous n’avons pas à essayer de faire cela.
Question :
J’aimerais savoir quelle est votre position sur l’exposition d’œuvres d’art
contemporain dans les monuments historiques ?
M. Bélaval :
Elle est résolument favorable car je pense que l’opposition, que l’on entend trop
souvent dans les discours officiels sur la culture, entre patrimoine et création est fallacieuse
et pernicieuse. Fallacieuse parce que, bien que je sache qu’il faut essayer de classer les
choses pour les traiter, il ne faut jamais oublier que le patrimoine a été création un jour ou
l’autre. C’est d’ailleurs un très vaste palimpseste et rares sont les objets qui sont restés à
l’état pur, rigide. Il y a plutôt eu des couches successives de création et ce serait donc, là
aussi, un signe d’abandon et d’abdication par rapport à la noblesse de notre époque et de
notre esprit que de penser que ce que le passé nous a cédé est trop bien pour que notre
époque puisse y toucher ou y ajouter. Ce n’est absolument pas là ma pensée. Au contraire
même, je pense que l’art contemporain, s’il est bien choisi, si ce n’est pas simplement ce que
j’appelle du placage par rapport au monument, peut changer le regard, apporter un plus et
aider à la transmission du patrimoine. Et toute création d’aujourd’hui deviendra un jour
patrimoine elle-même, est appelée à être incorporée. Cette distinction, cette opposition est
donc fallacieuse. Elle est aussi pernicieuse parce qu’elle aboutit finalement - et pour vous
répondre d’un mot, mais je pourrais parler de ce sujet jusqu’à demain matin – à faire du
patrimoine une valeur du passé, alors que je suis absolument convaincu que c’est une valeur
d’avenir.
Mme Lavendhomme :
Effectivement, et l’archéologie va tout à fait dans ce sens, car on constate que le monument,
de la même manière qu’au Panthéon dont vous parliez tout à l’heure – et je pense que dans
ce cadre, la relation du patrimoine avec le développement durable est particulièrement
intéressante – bouge toutes les générations. Et s’il n’évolue pas à chaque génération, il
meurt, et c’est un peu ce que vous avez constaté, malheureusement, avec le Panthéon
notamment.
Approbation de M. Bélaval