COMME UNE IMAGE
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COMME UNE IMAGE
COMME UNE IMAGE1 LOUISE GRENIER LA VOIX AU REVERS DE L'IMAGE D'ABORD UNE VOIX Une voix précède l'entrée en scène de Lolita. Une voix féminine qui devance l'image, l'anticipe, et qui semble venir de nulle part. Elle chante An die Musik, un lied (D 547) de Schubert qui exprime le calme et la pureté. Nous l'écoutons en même temps que la jeune fille assise dans un taxi, les écouteurs sur les oreilles. Un très court moment, le spectateur écoute avec elle, unie à elle sans le savoir. Découvre le monde intérieur de Lolita. Cette voix, la sienne, vient à notre rencontre émotionnellement alors que l'image nous laisse non pas insensibles, mais lointains. Ce lied chanté par Lolita est l'un des plus connus de Schubert : en voici un extrait : O toi, art tout de noblesse, que de fois, en ces tristes heures où la vie resserrait son étau, m'as-tu réchauffé le cœur, m'as-tu transporté dans un monde plus clément! Souvent, un soupir échappé de ta harpe, un doux accord céleste m'a ouvert d'autres cieux. O toi, art tout de noblesse, sois en remercié! La voix entendue au début du film dévoile une partie du monde intérieur de Lolita. Quel contraste avec la musique envahissante du taxi, avec la voix agressive de ce dernier et avec les bruits du monde alentour. 1 Comme une image (France, 2004) de Agnès Jaoui. ENSUITE L'IMAGE Le début du film donne le ton à l'ensemble, sa tonalité affective. Première scène : une fille dans un taxi, Lolita. Son prénom veut dire «petite nymphe». Prénom presque ridicule étant donné son rapport très ambivalent à la féminité, mais le choix de ce prénom se comprend quand on entend plus loin dans le film le madrigal tiré du livre VIII de Monteverdi –Les lamentations d'une nymphe délaissée – également chanté par Lolita. O, Amour, dit-elle, Regardant le ciel, immobile, Qu'est devenue la fidélité Jurée par le traître? Malheureuse Fais revenir mon amour Comme s'il était, Ou tue-moi Pour que je ne souffre plus. Malheureuse, elle ne peut plus Supporter une telle indifférence glacée. Lolita ne peut supporter l'indifférence glacée du père, c'est du moins ce qu'elle ne cesse de ressasser devant tous. Devant Sébastien-Rachid notamment qui n'en peut plus d'entendre parler de ses plaintes. Pour elle, c'est la faute du père, et sans doute a-t-elle raison, mais ce n'est pas tout. Le père est si naturellement odieux qu'on ne peut que lui donner raison. De l'orbite paternelle, ne sort pas, reste là en attente de sa reconnaissance, de son amour. Elle est un satellite du père, se révolte un temps puis revient dans son 2 sillage. C'est plus fort qu'elle. L'excès même de la présence du père dans le discours de la fille est le signe d'une absence. Recouvre une absence. Laquelle ? Du père, Lolita essaie de se rapprocher mais se sent toujours repoussée. Et même quand il lui manifeste enfin une certaine affection, elle lui dit «tu me fais mal», ce dont il la punit en attribuant la douleur à ses rondeurs : sous entendu : «c'est parce que tu es grosse que tu as mal. » Il est vrai que Lolita ne correspond pas aux canons de beauté féminine. Partout, sur les affiches, dans les magasines, dans les films, et surtout autour du père, gravitent des femmes belles, minces et gentilles, tout le contraire de la grosse fille qu'elle pense être. Dictature de l'image pour ce qui concerne la féminité, mais également, dictature de l'image dans les relations du père avec les autres. Ce père, écrivain reconnu et admiré, est au centre de l'attention de tous, famille et amis. Un Ego immense. Homme admiré, courtisé qui ne va pas vers les autres mais recueille leurs hommages. Il est le digne représentant de cette dictature de l'image contre laquelle vient se heurter sa fille. En fait, c'est une part de lui-même, la part désirante et pulsionnelle qu'il refoule ainsi. Le père est incapable de nouer un lien symétrique avec les autres, il les mange, les soumet, en joue sur le mode fusion ou rejet. L'autre n'existe que pour répondre à ses besoins dont celui d'avoir un souffre-douleur (personnifié par Vincent dans le film). De son côté, Lolita se voit comme une grosse fille laide dont personne ne veut, ni Mathieu, ni son père. Posée comme sans valeur, quantité négligeable, elle n'existe pas, ou plutôt elle n'existe que par rapport à son père écrivain. Ainsi, on l'utilise pour entrer en contact avec ce dernier. L'OBJET IGNORÉ DU PÈRE : la voix, écho du désir féminin (nymphes) La fille dont on entend la voix au tout début du film est paradoxalement sans voix, au sens où sa parole ne compte pas. C'est ce qu'illustre la scène où elle est invectivée par un chauffeur de taxi qui nous apparaît après coup comme le double du père. Étienne Cassar ignore sa fille et/ou ne veut rien entendre de ses demandes. Dans le taxi qui la mène vers le père et sa jeune femme, Lolita est ignorée par le chauffeur qui finit par l'engueuler. Arrive le père et sa gentille épouse, le climat change, le chauffeur de taxi se soumet devant le père qui ne tolère pas qu'on «lui parle comme ça». Il sait se défendre contre 3 l'offense, pas la fille. À la fin, les deux femmes apprécient en silence l'attitude d'Étienne Cassar capable d'en imposer à tous, et surtout à elles. Lolita ne peut rejoindre le père avec sa voix. Cette voix qui pleure, et qui chante et qui pourrait ravir le père … s'il l'écoutait. Elle cherche à le séduire, comme font les Sirènes, mais lui n'est concerné que par les images de lui que lui renvoient les miroirs. Sa voix est un objet qui n'intéresse pas le père, il ne croit pas en ses dons de chanteuse. Il demande à Sylvia, son professeure de chant : «Honnêtement ? En oubliant que je suis son père, enfin... Sans complaisance... Tu dirais quoi ? SYLVIA Elle a une jolie voix... ETIENNE Sans complaisance, hein ? SYLVIA Oui j'ai bien compris mais je te réponds sincèrement, de toute façon, c'est difficile, de... ETIENNE (la coupant) Parce qu'il me semble qu'elle investit beaucoup, là-dedans, j'ai 'impression qu'elle s'est mise dans la tête qu'elle allait être chanteuse, maintenant... SYLVIA Pourquoi pas ? Si elle est prête à assumer la somme de travail que ça représente.. La petite (la demi-sœur de Lolita) se met à hurler. ETIENNE 4 Mais non, mais non! Elle a fait beaucoup de tentatives, un peu dans toutes les directions, elle voulait être comédienne, aussi... Tu vois... Elle manque un peu de lucidité, quoi... Karine !!... On peut baisser la petite ?» En effet, il ne veut pas attendre le bruit de la petite ! Mais pas davantage la voix de sa grande fille qui est dévalorisée avant même d'être entendue. Étienne ne l'écoute pas, mais en fait, il n'écoute personne, ou alors seulement quand il est mis au pied du mur. C'est ce qui se passe quand son épouse le quitte parce qu'elle trouve insupportable d'être traitée comme une chaise. I; lui faut ce coup pour comprendre l'importance qu'elle a pour lui. L'autre, avec son narcissisme et ses désirs, commencent à exister quand il s'absente. Lolita profite de cette brèche pour entre en contact avec son père, elle l'écoute et le soutien, espérant enfin être vue et reconnue. Lolita n'est pas comme une image. Elle n'est pas sage comme une image, et elle n'entre pas totalement dans le jeu de relations en miroir. Sa négativité a dans le rapport aux autres, et au père en particulier, une fonction révélatrice, de dévoilement. C'est parce qu'elle fait problème – Lolita c'est un problème pour Étienne – qu'elle exerce cette fonction révélatrice des impasses et faussetés des relations spéculaires, des enjeux narcissiques où la sensibilité se fige et la parole disparaît. C'est aussi grâce à Lolita qu'à la fin Sylvia (son professeure de chant) découvre son manque de loyauté envers ses amis et son aveuglément par rapport à son conjoint Pierre Miller. Comme si les personnages une fois démasqués affichaient leur lâcheté, leur petitesse, leur insensibilité, voire leur bassesse. La captation par une image idéale de soi nous prive de notre sensibilité, de notre capacité d'être en lien affectif avec l'autre D'EXIL ET D'ABSENCE L'image recouvre un vide. Lolita le sent, le sait. Son chant est bien réel. Il émane de la pulsion invoquante et crée des liens entre les êtres, entre Lolita est les autres. De quel vide parlons-nous ici ? Il y a dans le film une absence trop vite éludée, celle de la mère bien sûr. Comme si l'excès de présence du père empêchait toute représentation de la mère, ou pire, comme s'il séparait la fille de sa mère, en supprimant la seconde. Nous ne sommes pas là devant l'exercice d'une fonction symbolique du père, d'une 5 métaphorisation (symbolisation ) du désir de la mère via l'interdit incestueux mais d'une disqualification de la mère comme objet d'amour (désir et identification) pour la fille. Pour Étienne, la mère de Lolita «ne l'a jamais vraiment aimé», d'ailleurs lui non plus ne l'a jamais aimée, ajoute-t-il ! À un ami, il la décrit comme une «folle qui fait du yoga quelque part aux Antilles» (entre hommes on se comprend). Lolita elle-même participe à cet effacement de la mère quand en réponse à une question de Sébastien, elle lâche froidement que sa mère est partie depuis cinq ans aux Antilles, sans plus de commentaires. La dimension maternelle manque à Lolita qui semble la chercher chez la professeure de chant qu'elle idéalise. Celle-ci est un objet d'identification primitive – d'attachement ? –, elle reconnaît l'adoration dont elle est l'objet mais reste indifférente et même un peu ennuyée par la chose. Ce n'est que lorsqu'elle découvre que son élève est la fille d'un écrivain célèbre qu'elle change d'attitude et se montre plus intéressée. La seule mère réelle du film est Karine qui voit sa fille comme son double. Encore une image ! Le lien père/fille recèle également une absence et un impensé du rapport de la fille à cette absence. Tous deux ont vécu une perte, tous deux ont été blessés narcissiquement par l'abandon maternel. Étienne à cause de son égocentrisme a attribué la perte de sa femme à la folie plutôt qu'à lui-même. Il ne peut accepter le moindre reproche et le moindre tort. C'est l'autre, le problème, la folle, la grosse, la culpabilisante, etc. Lolita va chercher la mère du côté du père, mais il n'est absolument pas maternel, non plus que sa professeure de chant. C'est chez Sébastien-Rachid qu'elle accédera à une sexualité adulte de même qu'à une certaine tendresse amoureuse. Rachid est le double masculin de Lolita : Lui aussi est en exil, non du maternel, mais de son pays natal. Il est l'autre, l'étranger, l'exclu. Comme Lolita. Lui parce qu'il est maghrebin, elle parce qu'elle est grosse. Tous deux étrangers, objets de discrimination, et dont la différence perce l'image et en révèle la vanité. QUITTER LE PÈRE 6 «Mon père, je ne le déteste pas, j'ai juste envie de le tuer de temps en temps», dit Lolita à Sébastien-Rachid qui n'en peut plus de cette obsession du père. Parle-moi d'autre chose, lui dit-il. Il désire qu'elle l'écoute, lui, qu'elle se sépare psychologiquement du père pour entrer dans une relation homme-femme avec lui. Mais pourra-t-elle être autre chose que la fille de son père ? que la grosse fille moche de son père ? Jusqu'à la fin du film, Lolita se montre «fatigante», «une colère sur pattes (dit son père), méfiante (on va abuser d'elle forcément) car elle reste convaincue de n'être recherché que pour le père. Elle n'est que le moyen d'atteindre le père. Lolita a envie de tuer le père de temps en temps, c'est vrai. Elle reste complètement lié à lui dans une «hainamoration» (Lacan) qui ne cesse de se dire. Plus encore, elle reste rivée à cette image paternelle grandiose qui la prive d'un père dans la réalité. Lolita a la passion du père : elle est grosse d'un père qu'elle ne peut perdre sans perdre une partie de ce qui fait sa valeur personnelle aux yeux d'autrui. Père-phallus que Rachid a fonction de la priver, ou de remplacer ? Le film se termine sur une note d'espoir, non plus le taxi qu mène vers le père, vers le passé, mais le vélo qui va vers l'avenir, vers l'inconnu avec Rachid. 7