MAI 1952

Transcription

MAI 1952
GRAND COLLÈGE DES RITES
Suprême Conseil pour la France et l'Union Française
Bulletin des Ateliers Supérieurs
N° 37 (N°14 de la Reprise)
NETORICOL
16, Rue Cadet, 16
e
PARIS (IX )
MAI 1952
QUESTIONS SOUMISES AUX ATELIERS SUPÉRIEURS POUR LES GRANDES TENUES DE 1953
Grand Chapitre du Printemps :
Conséquences morales et sociales du développement de la technique publicitaire
Grand Conseil de Septembre :
Jeu et Travail
Grand Chapitre de Septembre :
Esprit d'initiative et régimes sociaux
GRAND CHAPITRE
DU
DIMANCHE 30 MARS 1952
Les travaux ont repris en la forme accoutumée à 15 h. 30, sous la présidence du
T... Ill... F... CORNELOUP, 1er Lieutenant Commandeur, remplaçant le Grand
Commandeur en mission. A sa droite avait pris place le T... Ill... F... VIAUD, Grand
Maître du Grand Orient de France. Les colonnes étaient décorées par environ 150
Chev... R... C....
Le F... CORNELOUP, Président :
Mes Chers FF... Chev..., Mon premier devoir est de m'excuser d'avoir à remplacer
au fauteuil, notre T... P... S... Grand Commandeur, actuellement retenu à l'étranger par
une conférence internationale.
Mon deuxième devoir est de remercier les FF... Chev... qui n'ont pas hésité à venir,
quelquefois de fort loin, malgré, les frais du voyage et les inconvénients d'un
dérangement, surtout par une température inclémente pour participer à nos travaux.
Vous voudrez bien reporter à vos Ateliers les remerciements du Grand Collège et
l'assurance de ses sentiments frat... et de son entier dévouement.
Mon troisième devoir, que j'ai placé en dernier comme le plus important, est de
remercier le T... Ill... F... VIAUD, Grand Maître de l'Ordre, de la faveur qu'il nous a faite
de consacrer une de ses premières sorties, après une trop longue invalidité dont il est,
heureusement presque complètement remis, à venir en personne représenter le
Conseil de l'Ordre du Grand Orient de France. Il fut un temps, alors que le Grand
Collège était une section du Grand Orient, où il existait un certain malaise entre les
Hauts Grades et les Grades Symboliques. Cette époque est heureusement révolue, et
bien que le Grand Collège soit maintenant autonome, il n'a jamais été aussi étroitement
uni au Grand Orient par l'esprit et par le cœur. Les porteurs de cordons blancs sont les
premiers à savoir que la vraie et pure Maçonnerie consiste dans les grades bleus et
que les Ateliers, dits Supérieurs, ne sont que des Ateliers de perfectionnement
Le F... . VIAUD, Grand Maître :
Mes T...C... F... Chev... Le Grand Chapitre par sa coïncidence avec le printemps et
le voisinage de Pâques, est le symbole de la reprise des travaux après l'interruption de
l'hiver. Pour moi personnellement, il symbolise la reprise de mon activité maçonnique,
malencontreusement interrompue par ordre médical. Je n'ai pas besoin de répéter ce
que vient de vous dire votre Président, sur la relation des grades dits supérieurs aux
grades bleus. Dans les Ateliers rosicruciens, nous sommes sous le signe des Rose +,
de la charité, de l'amour, de ce qu'il y a de plus pur dans le coeur de l'homme. Nous ne
sommes pas troublés par ce que la tradition a conservé de chrétien dans le
symbolisme de ce grade, car le christianisme ainsi entendu n'est qu'une expression de
la morale éternelle. Nous pouvons voir dans l'équinoxe un rappel aux phénomènes
naturels qui nous soustrait momentanément aux agitations d'une vie par trop humaine,
troublée par des préoccupations sans doute inévitables, mais pourtant quelque peu
artificielles. L'égalité des jours et des nuits est un symbole de cet équilibre dont les
philosophes de tous les temps ont fait la caractéristique du sage. Et c'est également
cet équilibre que rappelle notre signe, du bon pasteur, qui comprime le coeur pour y
enfermer les passions. Tous ensemble, mes TT... CC... FF...Chev..., travaillons avec le
Grand Commandeur pour le bonheur de notre cher pays et en même temps, dans la
mesure du possible, de l'humanité tout entière.
Le F... CORNELOUP. — Que .pourrais-je ajouter aux éloquentes paroles que vous
venez d'entendre ? Elles ont exprimé en peu de mots l'idéal commun aux Maçons de
tous grades.
Comme les années précédentes, nous allons vous indiquer dés maintenant les
questions soumises à l'élude des Ateliers Supérieurs pour les Grandes Tenues de
1953. (Voir au début du Bulletin.)
Le hasard a voulu que, chargé inopinément de remplacer le Grand Commandeur,
je fusse déjà chargé du rapport, sur la question à l'ordre du jour de ce Grand Chapitre.
Je vais donc me transporter au plateau de' l'Orateur et prier le T... Ill... F... CHEVALLIER,
Grand Orateur, de me remplacer au fauteuil.
Le F... CORNELOUP, Rapporteur :
T... P... S... Grand Commandeur, TT... Ill... FF..., Mes FF... Chev....
Le Grand Collège des Rites avait cette année proposé à l'étude des Chapitres :
LA LÉGENDE D'HIRAM.
Il a reçu 43 rapports des Vallées suivantes :
Angers -Angoulême (2 rapports) — Avignon — Beauvais — Béziers — Bordeaux
(2) — Caen — Cannes — Clermont-Ferrand — Fort-de-France — Le Havre — Laon —
Limoges — Lille — Lyon — Marseille — Montluçon — -Montpellier — Orléans (2) —
Nancy — Nice (2) — Pau — Rabat — Reims (2) -— Rennes (3) — Rochefort —
Toulon — Toulouse — Tunis, et pour Paris : l'Avenir (2), la Clémente Amitié, l'Effort,
L'Etoile Polaire et les Zélés Philanthropes (2).
Le Grand Collège est extrêmement satisfait de ce très beau résultat, important
autant par la qualité que par le nombre. Aucun rapport n'est négligeable. Beaucoup
témoignent d'un effort sérieux de recherches et d'étude personnelle. Quelques-uns
mêmes réussissent à apporter, dans un domaine pourtant prospecté depuis
longtemps, des vues neuves ou tout au moins renouvelées, ce qui prouve un sens,
remarquable de la symbolique maçonnique.
Votre rapporteur a donc disposé d'une abondante matière ; la difficulté pour lui a
été de faire un choix, choix qui n'a peut-être pas été toujours le meilleur, car le temps
limité dont il dispose l'oblige à laisser de côté bien des développements, qui,
cependant, ne manquent point d'intérêt. Aussi, exprime-t-il le voeu qu'il puisse se
trouver parmi les FF... Chev... quelqu'un qui ait le goût, le temps et les moyens de
reprendre ce travail, à la fois en étendue et en profondeur, pour établir une
monographie historique, critique, philosophique et symbolique de la Légende d'Hiram.
Il trouverait, dans le dossier constitué par les rapports des Chapitres les bases et les
éléments qui, vérifiés, discutés et complétés par la comparaison avec l'abondante
littérature qui existe déjà sur le sujet, permettraient d'établir un travail substantiel et
solide.
Votre rapporteur s'excuse de ne pouvoir vous présenter aujourd'hui rien qui
approche d'une telle œuvre. Il s'est proposé davantage d'ouvrir des voies à de
nouvelles recherches que d'apporter des solutions définitives.
I. — LA LÉGENDE D'HIRAM ET L'HISTOIRE :
Certains corps maçonniques et certains maçons affirment aujourd'hui encore que
l'Ordre est l'héritier direct des Constructeurs du Temple de Salomon à Jérusalem. Les
historiens ont montré ce qu'il y avait d'aventuré dans une thèse qui, si elle était fondée,
nous commanderait de parler de l'histoire d'Hiram et non de sa légende.
La plupart des Chapitres ont analysé les passages de la Bible [I. Livre des Rois (V
2-12; VII 13-40) — II. Chroniques (II 3-16 : III 15-17; IV 11-12)] qui ont trait à la
construction du temple de Salomon. Le sujet est trop connu pour qu'il soit utile de
reprendre ici les gloses sur les trois Hiram, sur l'Aduram et sur l'Adoniram cités dans la
Bible. Si ce dernier est bien mort lapidé dans l'exercice de ses fonctions, il n'est nulle
part fait mention d'un meurtre d'un quelconque Hiram dont aucun n'apparaît avoir
vraiment été l'architecte du Temple.
Nous nous bornerons à citer quelques observations particulières de certains
Chapitres. Analysant le nom "Hiram Abi", Bordeaux inclinerait à traduire non par
"Hiram, mon père" ou "Hiram son père" comme on le fait habituellement, mais par :
"Hiram de mon père", ce qui indiquerait qu'il s'agissait du Maître Maçon du roi Abibal,
père d'Hiram, roi de Tyr. Il faudrait être hébraïsant pour discuter de la validité d'une
telle traduction. Toutefois, Bordeaux finit par conclure que "abi" semble n'être qu'une
formule de haute politesse donnée par un homme puissant voulant reconnaître et
honorer (...) des mérites d'un ordre très supérieur.
Par ailleurs, alors que Cannes paraît considérer avec faveur la thèse
"adonhiramite", Toulouse la discute en se fondant sur le Recueil Précieux de la
Maçonnerie et conclut :
"Si l'on admettait cette thèse, on devrait s'étonner que Salomon, disposant de la
personne d'Adoniram (qu'il faut alors écrire sans h pour respecter l'écriture sainte) d'un
haut fonctionnaire dont l'autorité et la compétence aient pu le faire considérer comme
le Grand Architecte du Temple, ait dû faire appel au roi de Tyr pour obtenir le concours
de Maître Hiram... On ne trouve d'ailleurs aucune indication dans les textes sacrés, qui
permettent de supposer qu'Hiram ait été placé sous l'autorité d'Adoniram... Il est donc
à peu près certain que le schisme adonhiramite ne présente aucun fondement
valable".
Mais, comme le souligne Toulon, "il n'est point douteux que la partie symbolique de
la légende procède moins de l'existence historique de l'architecte du Temple (quel que
soit son nom) que des circonstances de sa mort, de la découverte de son corps signalé
par le rameau d'acacia et enfin de la survivance de son esprit et de sa sagesse".
Nous conclurons donc avec le Chapitre de Nice : "Hiram a-t-il vraiment existé ?
Peu nous importe ; sa légende que nous avons adoptée n'est qu'un symbole, c'est-àdire un prétexte à interprétation philosophique".
II. — ORIGINE DE LA LÉGENDE
C'est là un problème difficile qui n'a pas été jusqu'ici résolu. Le Chapitre Clémente
Amitié écrit à ce propos : "Est-il besoin de délivrer un certificat de naissance à une
légende en général, à la légende d'Hiram en particulier ? C'est aller au-devant d'un
cafouillage certain, car rien n'est moins estompé qu'une tapisserie mystique tombée du
métier depuis fort longtemps et dont chaque génération a voulu fignoler, affiner ou
consolider les chaînes tout en essayant de donner aux trames les plus chatoyants
coloris".
Mais l'auteur de ces lignes, tout en semblant s'en défendre, prend parti dans la
querelle, puisqu'il admet l'ancienneté de la légende, ancienneté contestée par des
historiens qui la disent non antérieure au premier tiers du XVIIIe siècle ou, au plus, à la
seconde moitié du XVIIe. Mais ils n'apportent pas de preuves convaincantes, et la
discussion reste ouverte.
Les tenants de l'"Ancient Guild System of King Salomon" qui subsistent en
Angleterre prétendent perpétuer la pure tradition opérative, transmise oralement et,
sans interruption depuis la construction du Temple de Salomon ([1]). Mais cette
prétention apparaît, en dépit des "précisions" invoquées, plus comme une affaire de foi
que de fait. Remarquons que le correspondant en France du " Guild System" est le
compagnonnage : Enfants de Salomon, Enfants de Maître Jacques ou Enfants du Père
Soubise font aussi remonter leur origine à la tradition salomonienne. De nombreux
Chapitres ([2]) s'y réfèrent et Marseille écrit notamment : "II semble que l'origine de la
légende peut se confondre avec l'histoire plus ou moins secrète des Maîtres Maçons
opératifs. Il paraît naturel que ces derniers (...) aient glorifié le Temple de Salomon.
Pourquoi, comment, à quelle époque Hiram fut-il promu au grade d'architecte, de
constructeur du Temple, de Patron des Francs-Maçons ? Pour notre part... nous
n'avons pas le goût d'échafauder une vaine réponse. Simplement, les Maçons
opératifs ont forgé celle légende".
Mais Fort-de-France se demande comment "de l'an 900 ou 950 avant J.-C. une
tradition orale ait pu se maintenir seule jusqu'au XVIe ou XVIIe siècle (...) sans qu'aucun
écrit n'en fasse mention, sans que dans un récit de trouvère (...) aucune allusion n'ait
été relevée (...), sans surtout que les détenteurs de cette tradition n'aient pas pensé
dans leurs ouvres en laisser une allusion sculptée dans la pierre", en dépit de "la
tendance qu'avaient architectes, tailleurs de pierre, maçons, a laisser partout dans
l'ornementation des reliefs allégoriques".
Cependant, ce Chapitre et quelques autres inclinent à croire que les Croisades, la
Chevalerie et tous les récits fabuleux qui en ont découlé par le canal des ordres
monastiques ont constitué "le creuset d'où est sorti la légende d'Hiram".
"C'était, écrit Avignon, l'époque ou chaque confrérie adoptait comme protecteur un
saint ([3]) ayant un rapport parfois lointain avec leur profession. D'où l'adoption par les
constructeurs de cathédrales d'Hiram qui était du bâtiment. Et il ne serait pas
impossible de supposer qu'un dramaturge ait conçu l'idée d'y adapter un "mystère" qui
serait de la lignée de toutes les légendes antiques symbolisant l'éternel combat entre
le Bien et le Mal".
L'historien anglais ("Freemason's Guild 1 Compendium", pp. 303-321) Bernard E.
Jones étudie avec minutie les diverses sources possibles de la légende. S'il trouve
dans les anciens manuscrits des Maçons opératifs des références à Salomon et à son
temple, voire à son architecte qui n'y porte d'ailleurs pas le nom d'Hiram, il n'a pu
découvrir de traces précises d'une légende identifiable avec celle d'Hiram avant le
manuscrit Graham qu'on peut dater aussi bien de 1720 que de 1672. Cette histoire est
centrée sur la personne de Noé : "Tout dans le manuscrit Graham indique qu'il reflète
le travail effectif d'une ou plusieurs Loges. Il n'est pas question que toutes les Loges
aient travaillé en général avec un rituel basé sur Noé, mais une telle cérémonie était
connue longtemps avant 1720 et put facilement avoir été prise comme base d'un récit
développé et moins horrible, rattaché aux principes maçonniques par des personnages
eu relation avec la construction ou la maçonnerie. »
Il est aussi possible que plusieurs légendes ou "mystères" d'inspiration voisine
aient pu être remaniés et fondus en une seule légende devenue la base symbolique du
grade de Maître. "On peut très bien penser, dit Jones, que l'introduction du grade
Hiramique fut le travail de quelqu'un bien au courant de tous les débris de légendes
éparses ça et là dans les rituels des différentes Loges ou dans la tradition maçonnique.
Peut-être les rassembla-t-il avec une grande adresse, leur donnant une forme
dramatique sans doute avec une seule figure centrale. Toute l'histoire aurait ainsi été
adaptée afin de fournir une toile de fond aux cinq points du Compagnonnage déjà bien
connus dans le travail en Loge".
Cette hypothèse, plausible d'ailleurs, rejoint celle, tout aussi gratuite, d'Oswald
Wirth ("Livre du Maître"Philo Musicae et Architeturae Societas Appoloni" dont les
procès-verbaux, qui vont du 18 février 1725 au 23 mars 1727, font état de trois degrés
distincts d'initiation.
Mais l'absence de tout document probant antérieur à la création en 1717 de la
Grande Loge de Londres a porté certains auteurs à inférer que le grade de Maître et la
Légende d'Hiram ont été conçus postérieurement à cette date par quelqu'un ou
quelques-uns des rédacteurs des Constitutions de 1723. Ce qui rend cette hypothèse
fragile, c'est que la Grande Loge a, dès sa création suscité des résistances ([4]) qui,
après avoir semblé cesser en 1739, se sont plus tard cristallisées dans la Grande Loge
des "Ancients" dont le plus grave grief était celui d'avoir introduit des "nouveautés"
dans la tradition. Or, la légende d'Hiram n'a jamais été dénoncée comme une de ces
"nouveautés", ce qui n'aurait, semble-t-il, pas manqué si la légende n'avait pas fait
partie de l'héritage traditionnel.
Toutefois, CIermont-Ferrand apporte une référence troublante :
"Dans une missive autographe d'Anderson (n° 105 de la collection privée du duc de
Sussex, Grand Maître de la Franc-Maçonnerie anglaise), il est dit ceci : "Reprenant la
légende du Targum juif qui avait servi de canevas à Ashmole pour son travail,
Anderson et Désaguliers composèrent le grade de Maître en substituant à Charles 1er
le Constructeur architecte biblique Hiram".
Malgré la précision de la référence que je n'ai pas eu le moyen de contester,
j'éprouve quelques scepticisme ; d'une part, il paraît solidement établi aujourd'hui;
qu'Ashmole a bien été reçu Franc-Maçon, mais que son activité dans l'Ordre n'a été
que très épisodique et qu'il n'a pas rédigé vers 1650, les rituels qu'on lui attribue ;
d'autre part, il convient de se souvenir qu'Anderson s'était acquis une réputation de
"facétieux compagnon" qui doit inciter à la prudence.
Il est cependant exact que la thèse stuardiste, longuement analysée par ClermontFerrand, a rallié de nombreux et éminents défenseurs, de Gustave Bord à Albert
Lantoine qui ont signalé les nombreuses "correspondances" qui étayent cette
explication. Clermont-Ferrand insiste sur les raisons de politique — prudence et
opportunité — d'ailleurs plausibles qui ont empêché l'inclusion dans les Constitutions
de 1723 de toute mention au grade de Maître et à la légende, mention qu'on trouve
dans l'édition de 1738 parce que ces raisons avaient alors cessé d'être opérantes.
La conclusion est qu'aucune certitude ne peut être dégagée de ces données. Je
dirai simplement que les variantes assez nombreuses qu'on relève dès les premiers
textes de la Légende me paraissent constituer un argument assez fort en faveur de
l'ancienneté. Si l'histoire avait été "inventée" à une époque voisine de 1717, elle aurait
eu dès son origine un texte précis et sans doute écrit dont on comprendrait mal une si
rapide altération.
J'abandonne donc ici le problème irrésolu des origines pour aborder la légende
dans son texte. J'en analyserai d'abord les principaux constituants Je terminerai en
essayant d'en dégager le sens général.
III. — HIRAM
Pourquoi ce choix d'Hiram pour modèle du Maître Maçon? Ce qui pourrait
surprendre, ce serait qu'on en fut surpris. Traditionnellement, la Loge se relie dans la
Maçonnerie opérative au Temple de Salomon, dont le seuil est encadré par deux
piliers qui ont nom Jakin et Boaz, oeuvre d'Hiram selon la Bible. Il était donc logique
que — quelle que soit la date de la formation de la légende — elle ait gravité autour
d'Hiram qui, s'il n'est pas expressément désigné comme architecte, est cependant
dépeint comme le principal artisan.
Nous pouvons considérer Hiram sous trois aspects.
Dans une organisation initiatique à base artisanale, le point de vue social est de
première importance. C'est pourquoi Hiram, symbolisant le "Maître parfait", est avant
tout le Constructeur et le Chef. Un article paru avant-guerre dans la revue Alpina
(1939) insiste sur ce caractère. J'en détache ce passage qui dépeint Hiram conducteur
d'hommes :
"Hiram connaissait son Art. Il connaissait la matière et ses lois ; il connaissait les
hommes, leur psychologie, la façon de les conduire. Il savait que le Compagnon devait
être content après avoir reçu son salaire à la colonne B ; mais il inspectait les travaux
avec minutie et s'opposait inébranlablement aux desseins des mauvais compagnons,
fut-ce au péril de sa vie.
"Hiram était un chef qui savait former d'autres chefs : les Maîtres. Il leur demandait
d'abord de se connaître parfaitement eux-mêmes, ensuite de connaître leurs
semblables : il donnait à leur formation la base de réalisme humain qui préserve des
excès d'une intelligence non disciplinée et d'une logique verbale sans frein. Il leur
imposait de connaître le maniement des outils et le façonnage des matériaux, il leur
faisait ainsi acquérir la compétence.
"Il leur apprenait enfin à conserver toujours la maîtrise de leur volonté, la maîtrise
de leurs nerfs, la maîtrise e de leur pensée, il les gardait de devenir, comme l'apprenti
sorcier, les jouets des forces qu'ils mettaient en action. » ([5])
Par ailleurs, en signalant la particularité onomastique qui relie HiRaM, HeRMès et
MaRiaH, le Chapitre de Rennes dégage l'aspect second de notre héros : celui
d'intercesseur. Comme Hermès le psychopompe, comme "Mariah" qui intercède du
haut vers le bas, Hiram intercède du bas vers le haut... (conduisant) ....l'âme du
maçon, à travers les ténèbres de la mort, — jusqu'à la Lumière.
A l'Hiram social à l'Hiram mystique s'ajoute l'Hiram moral qu'a bien dégagé Béziers,
nous montrant notre Maître à la fois symbole de discrétion, symbole de rectitude et
symbole de loyauté. Hiram nous apparaît ainsi comme le type de l'homme "engagé" et
qui, en dépit de tout, reste fidèle à son engagement. Comme le souligne Pau, "il
possédait tous les secrets de la Maçonnerie et c'est pour les avoir gardes qu'il a été
tué".
Ainsi, comme l'ont indiqué plusieurs Chapitres en des termes divers, mais
concordants, Hiram nous apparaît bien comme "le symbole de la tradition et de l'esprit
maçonnique sous le triple aspect social, mystique et moral".
IV. — LES MAUVAIS COMPAGNONS
Il est sans grand intérêt de dresser la liste complète des noms très variés que leur
attribuent l les diverses versions de la Légende.
La Clémente Amitié indique la version "Jubelas, Jubelo, Jubelum" donnée
généralement par les rituels américains, et qui est probablement, d'origine française.
Bernard L. Jones, cité par Rennes, écrit en effet : "Comme A. G. Mackey nous le
rappelle, les Maçons français du début du XVIIIe siècle changeaient la prononciation du
g dur anglais en un j doux, formant ainsi (de giblim) les mots "jiblime", "jubulum" et
"jabulum". Si la Maçonnerie spéculative passa d'Angleterre en France, elle en revint
parfois sous des formes curieusement déformées".
Cette "curiosité" ne mériterait pas d'être citée si elle ne conduisait à une remarque
qui est peut-être plus digne de retenir l'attention. En effet, B.E. Jones précise : "La
traduction du mot "giblim" par Maçon est solidement étayée... C'était, DANS LES
PREMIERS RITUELS,
le nom d'un Maçon spécialement d'un Compagnon. Nous devrions
donc retrouver "giblim" dans nos rituels du 2e degré. Il en est disparu pour devenir le
mol de passe des Maîtres. Dans le catéchisme du 3e grade, un trouve d'autre part que
"Gabaon" est le nom d'un Maître ». Pourquoi n'est-il nulle part question du nom d'un
apprenti ? La raison en est que le nom initiatique n'est donné qu'au terme de l'initiation
la plus haute. C'est ainsi que dans le Compagnonnage, l'ouvrier recevait le sobriquet
seulement lorsqu'il avait été reçu Compagnon. L'initiation, était alors achevée, la
maîtrise n'étant pas en fait, un grade initiatique plus élevé. Il devait en être de même
dans la Maçonnerie opérative, alors que la Maîtrise n'existait pas en tant que grade.
C'est pourquoi "Giblim" était le nom d'un Compagnon ". Quand le 3e degré initiatique
fut créé, le nom de Compagnon n'était plus justifié, et c'est sans doute pourquoi Giblim
est disparu du rituel du 2e grade, et pourquoi Gabaon est devenu le nom d'un Maître
parvenu au terme de l'Initiation maçonnique. Le choix de Gabaon ne résulte peut-être
pas d'une simple fantaisie. La similitude résultant de l'identité des deux premières
consonnes pouvait, à l'origine, constituer un moyen mnémonique, à défaut de raison
plus sérieuse que nous ne connaissons pas.
Citons encore, parmi les noms des mauvais Compagnons, Kurmavil et Romvil ;
selon les tenants de la thèse stuardiste, ce serait des corruptions de Cromwell,
responsable de la mort de Charles 1er, identifié par eux avec Hiram.
Au point de vue symbolique, les trois mauvais compagnons sont représentés par
Ragon, dans son interprétation solaire, comme les trois mois d'automne qui voient
s'achever le déclin du soleil.
Dans une interprétation placée nettement sur le plan social, Reims désigne comme
mauvais compagnons :
— le dogmatisme économique (qu'il situe dans le capitalisme) ;
— le dogmatisme politique (autocratisme) ;
— le dogmatisme religieux (cléricalisme).
Cela parait quelque peu audacieux, sinon arbitraire. Et pourtant cette interprétation
n'est pas sans intérêt. Nous y reviendrons.
D'une façon beaucoup plus classique, les mauvais compagnons sont assimilés
tantôt à l'ignorance, au fanatisme et à l'ambition, tantôt à l'envie, l'hypocrisie et la
cupidité, quand ce n'est pas au mensonge, à l'ignorance et à la superstition. Ces
ternaires sont d'un moralisme un peu élémentaire, c'est pourquoi nous avons goûté la
formule plus évocatrice d'Angoulême qui voit dans les mauvais compagnons les
symboles "des ténèbres de la chair, du coeur et de l'esprit", ces trois mois présentant
une gradation bien conforme à la tradition initiatique.
V. -LE MEURTRE
La plupart des Chapitres ont décrit la scène du meurtre dans aspect classique; il y
aurait donc peu de chose a en dire si Nice n'avait fait preuve d'originalité en suggérant
une interprétation biologique de la Légende selon laquelle les trois phases du meurtre
d'Hiram correspondraient aux trois stades de la cessation de la vie : mort apparente,
mort clinique, mort biologique.
Nous revenons au symbolisme habituel avec Béziers qui rappelle que dans les
anciens rituels, le Compagnon en cours d'initiation était successivement frappé au cou
par le 2e Surveillant, au coeur par le 1er, au front par le Vénérable qui, chacun,
accompagnaient leur geste des mots qui donnent le sens profond du rite :
- Meurs à toute agitation profane ;
- Meurs à toute affection profane ;
- Meurs à toute connaissance profane.
Il est à souligner que ces phrases sont exactement conformes à l'identification des
trois mauvais compagnons donnée par Béziers, et que nous avons indiquée plus haut.
Elles correspondent à la mort physique, la mort sentimentale et la mort mentale de
Ragon.
Jules Boucher voit dans la Règle la précision de l'exécution, dans l'Equerre la
rectitude dans l'action et dans le Maillet la volonté dans l'application.
Dans son interprétation solaire des mêmes outils du meurtre (règle de 24 pouces
symbolisant les 24 heures du jour, équerre rappelant la perpendiculaire des deux axes
principaux du zodiaque; forme cylindrique du maillet suggérant l'idée de l'anneau, c'està-dire de l'année) nous trouvons un exemple des acrobaties auxquelles on aboutit
lorsqu'on veut donner au symbolisme une précision qu'il ne comporte pas.
A titre documentaire, signalons que le rituel anglais présente avec le notre des
différences assez sensibles. Le 2e Surveillant frappe le récipiendaire à la tempe droite
avec la règle du fil à plomb et le fait tomber sur le genou gauche: le 1er Surveillant le
trappe à la tempe gauche avec le levier et le fait tomber sur le genou droit enfin, le
Vénérable le frappe au front avec le maillet et l'étend à terre.
Nous préférons, pour notre part, le rite classiquement adopté en France qui touche
en trois endroits du corps qui ont un sens initiatique ancien qu'on retrouve dans la
tradition hindoue.
VI. — L'ENSEVELISSEMENT
Selon le Chapitre d'Avignon, le rituel des Compagnons du Devoir de Liberté
rapporterait que"la nuit venue [les trois meurtriers] creusèrent trois fosses, l'une pour le
cadavre, la seconde pour les habits, la troisième pour la canne d'Hiram. Une branche
d'acacia fut plantée sur la tombe, — sans explication du geste".
C'est, croyons-nous, le seul rituel qui parle de trois fosses.
L'Etoile Polaire cite Prichard (Masonry dissected) : "[Les meurtriers] portèrent
[Hiram] hors du Temple par la porte de l'Ouest et le dissimulèrent sous un tas de
décombres jusqu'à douze heures de la nuit. A ce moment, alors que les ouvriers se
reposent, ils le portèrent au sommet de la colline, ils creusèrent une tombe correcte et
l'ensevelirent".
Plus loin, le même document précise (et ici nous rectifions la traduction donnée par
l'Etoile Polaire pour rester plus fidèle au texte) : "Enterré décemment dans une tombe
correcte, six pieds vers l'Est, six pieds vers l'Ouest et six pieds perpendiculairement".
Remarquons que "Masonry dissected", s'il est le premier document que nous
possédions sur le sujet, était un pamphlet antimaçonnique. Certes, il donne nombre
d'indications précieuses qui n'ont jamais été contestées. Cependant, il serait excessif
de le considérer comme un critère indiscutable de ce qui est authentiquement
maçonnique.
En ce qui concerne la "tombe correcte" creusée par les meurtriers, certains l'on
trouvée peu vraisemblable et ont pensé que Prichard avait pu commettre une
confusion avec la sépulture définitive donnée plus tard dans le temple, au sujet de
laquelle le rituel anglais "Emulation" nous dit :
"Il fut ordonné que notre Maître fût enterré à nouveau aussi prés du Saint des
Saints que la loi d'Israël le permettait : là, dans un tombeau, à partir du centre trois
pieds vers l'Est, trois pieds vers l'Ouest, trois pieds entre le Nord et le Sud, et cinq
pieds ou plus perpendiculairement", ce qui indique six pieds de long, trois pieds de
large et au moins cinq pieds de profondeur.
Les deux rédactions Prichard et Emulation sont alambiquées et, croyons-nous,
volontairement obscures. L'une et l'autre répètent trois fois le même chiffre (6 dans
Prichard, 3 dans Emulation), comme si l'on voulait éveiller l'idée d'un cube. Nous
reviendrons sur ce point.
Le rituel de Compagnon cité plus haut par Avignon donne comme dimensions du
tombeau définitif : 3, 5 et 7 pieds, soit les nombres correspondants aux trois grades.
Ce sont les mêmes dimensions que nous retrouvons dans le catéchisme français du
grade de maître.
VII. — LA RECHERCHE, LA DÉCOUVERTE ET L'ACACIA.
Les rituels ne sont pas d'accord sur le nombre et sur la qualité des maçons qui
participèrent aux recherches.
Dans le régulateur du Maçon (1801), c'est d'abord le 2e Surveillant avec deux
Maîtres, puis le 1er Surveillant avec deux autres Maîtres, enfin le T... R... avec deux
Maîtres, soit en tout neuf Maçons.
Le rituel du G... O... de 1887 et l'actuel donnent deux, puis trois, puis quatre
Maçons, en y comprenant le récipiendaire, soit encore neuf au total ([6]).
Dans le rituel du Rite Ecossais, nous trouvons trois groupes de trois Maîtres.
Le rituel anglais "Emulation" donne quinze Compagnons, divisés en trois groupes
de cinq; il est précisé : "Ils se formèrent eux-mêmes en trois Loges de Compagnons et
partirent par les trois portes du Temple".
Notons que dans les grades capitulaires nous retrouvons ces deux nombres 9 et
15; en effet, le 9e grade du rite E.A.A. s'intitule : "Maître élu des Neuf", et, dans la
cérémonie d'initiation, le récipiendaire est censé être "Johaben, chef des Neuf élus
envoyés à la recherche d'Hiram et de ses assassins".
Le 10e grade a pour titre : "Illustre élu des Quinze", et les détails du rituel montrent
que les quinze ne différent que par le nombre des 9 du grade précédent. Ces grades
fabriqués dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, fournissent une présomption, sinon
une preuve que déjà à ce moment la légende d'Hiram présentait les deux variantes qui
se sont perpétuées.
Le choix de Compagnons pour effectuer les recherches apparaît plus logique que
celui de Maîtres, et L'Etoile Polaire a raison d'insister sur ce point en préconisant une
rectification aisée : "Pour éviter le non-sens actuel, il suffirait dans nos rituels de
remplacer le mot : "maîtres" par "frères" ou "ouvriers" et de mettre simplement, en note
: "les rôles d'ouvriers sont tenus par des maîtres".
Il semble qu'il serait encore préférable d'adopter "compagnons" au lieu d'ouvriers.
Mais le point le plus important que nous ayons à examiner est celui de l'acacia. Il y
a, en effet, un "mystère de l'acacia" qui a résisté jusqu'ici à toutes les recherches.
Par souci de concision, nous n'aborderons pas les dissertations botaniques qui lui
ont été consacrées. Nous nous demanderons d'abord comment le rameau d'acacia est
venu orner la tombe d'Hiram. L'Etoile Polaire et Rennes se réfèrent à Prichard. Après
la découverte du corps "dans une tombe correcte", les "Quinze Frères affectueux" "le
recouvrirent avec soin et, comme ornement supplémentaire, placèrent une branche de
casse à la tête de sa tombe". C'est, en effet, de casse qu'il est question dans les plus
anciens textes ([7]); l'acacia ne vient que plus tard ([8]), et il est bon de noter la parenté
de consonance de ces deux noms. Mais qu'il s'agisse de "casse" ou d' "acacia", le
problème demeure.
Dans le texte actuel du rituel "Emulation", l'acacia est également placé sur la tombe
après la découverte du corps : "Ils le recouvrirent avec respect et révérence et, pour
distinguer l'endroit, plantèrent un rameau d'acacia à la tête de la tombe".
Nous avons vu que dans le texte compagnonnique, la branche d'acacia est, au
contraire placée par les meurtriers sur la tombe qu'ils viennent de combler. C'est cette
version qui est adoptée par de nombreux rituels, notamment le nôtre. Il est parfois
précisé que ce soin fut pris "pour dissimuler la terre fraîchement remuée".
Plusieurs Chapitres trouvent ce détail invraisemblable. Disons d'abord qu'il est
peut-être excessif d'exiger d'un récit légendaire une vraisemblance dont est parfois
dépourvue la réalité elle-même. Ensuite si, comme il est possible, l'acacia est le
souvenir d'un rite funéraire, le soin pris par les assassins devient plausible, comme le
serait aussi la tombe "correcte" creusée par eux : les mauvais compagnons -— (et
n'oublions pas qu'on donne couramment à l'un d'eux le visage de la superstition)
manifesteraient ainsi la crainte d'être poursuivis par les mânes insatisfaits d'un "mal
enseveli".
En ce qui concerne le symbolisme de l'acacia, plusieurs Chapitres se réfèrent au
rameau d'or que, selon Virgile (Enéide, Livre VI, Enée descendant aux Enfers tient à la
main pour rechercher son père.
La plupart des rapports se rallient an symbolisme traditionnel que la Clémente
Amitié résume comme suit :
"L'acacia est le symbole de l'immortalité ou, si l'on veut, de la survivance des
énergies que la mort ne saurait atteindre, et la chaîne d'union faite autour du cercueil
est régénératrice de vie, de la vie éternelle et universelle, qui se prolonge au-delà des
apparences, se transforme et se renouvelle. Le rameau d'acacia devient donc le
symbole du lien qui unit le visible à l'invisible. Il indique que tout n'est pas fini, ce qui
est, valable aussi bien pour les spiritualistes que pour les rationalistes".
Toulouse rappelle une thèse curieuse selon laquelle l'acacia serait une allusion à
l'arianisme : "Les Acaciens étaient des Ariens qui avaient pour chef Acace, successeur
d'Eusèbe sur le siège de Césarée... Cette explication de l'introduction de l'acacia dans
la légende d'Hiram nous a paru digne d'être méditée (...) du fait d'assez nombreuses et
évidentes traces d'arianisme qui se retrouvent dans la Maçonnerie.
Certes, le jeu de mots joue en symbolique un non négligeable. En dépit de la base
savante, l'explication "acacienne" nous apparaît peu convaincante.
Plus neuve et plus séduisante, une autre thèse nous est offerte par l'Etoile Polaire :
"Les mots cassia et acacia n'ont-ils pas été écrits au lieu de ASCIA ? Les anciens
assuraient 'a protection rituelle des lombes en esquissant sur la terre fraîchement,
remuée la figure d'une truelle, ASCIA. Les sépultures étaient placées SUB ASCIA et ainsi
respectées. Connaître l'acacia, ce serait alors connaître l'ascia, connaître la tombe
d'Hiram. Par cette expression symbolique, le Maître se rappellerait en toute occasion le
sacrifice qu'il a fait de sa personnalité antérieure".
II nous apparaît que c'est la une voie féconde ouverte aux recherches des
symbolistes, car ses conséquences vont peut-être plus loin qu'il n'apparaît dés l'abord.
Le sujet dépasserait le cadre de ce rapport. Nous indiquerons seulement que la
dédicace des tombes SUB ASCIA a été étudiée au point de vue maçonnique par Jules
Boucher (voir Symbolique Maçonnique, pages 164 à 169). D'accord avec Cumont
(Recherches sur le symbolisme funéraire) et avec Lambrechts (Contribution à l'étude
des divinités celtiques). Boucher traduit ASCIA par hache ([9]). Cependant, la traduction
par truelle peut se justifier, car les Romains dénommaient aussi ASCIA, une truelle de
plâtrier. Il serait encore permis d'interpréter la truelle comme symbole de la foudre, tout
comme la hache consacrée au dieu Thor. La signification du rite dans les deux cas
serait alors la même. Dans la même étude, Jules Boucher signale que le symbole de la
pierre cubique à pointe sommée d'une hache n'a jamais été expliqué d'une façon
satisfaisante. L'hypothèse de L'Etoile Polaire nous donne peut-être la clef, et pourrait
conduire à la conclusion que la Légende d'Hiram appartenait sous ce nom ou sous un
autre au rituel du Compagnon opératif bien avant le XVIIIe siècle, alors que la maîtrise
n'existait pas en tant que grade initiatique.
VIII. — LE MOT DE MAITRE
Ici encore, c'est L'Etoile Polaire qui nous propose une thèse nouvelle qui mérite
d'être attentivement 'examinée. La voici un peu résumée :
"Le fait capital [de la Légende d'Hiram] est le changement du mot qui consacre
Maître le Compagnon. Le (prétendu) ancien mot de Maître était Iahvé. Le nouveau est
Mak Benah.
"Iahvé est le nom propre du dieu des Hébreux... Le moindre manquement à sa
souveraineté déclanchait sa colère et des châtiments terribles. Seuls ses serviteurs de
prédilection avaient le droit de prononcer son nom. Les autres ne pouvaient l'appeler
que le Seigneur, Adonaï, le Tout-Puissant. S'ils se permettaient de l'invoquer de son
nom propre, ils méritaient les plus effrayantes punitions.
"Le nom, en effet, n'est pas seulement un signe de reconnaissance. Il intègre une
valeur magique. Pour évoquer Dieu, il faut être d'une grande pureté religieuse. La
prudence exigeait donc que le peuple ignorât le nom de Dieu. Seuls les grands initiés
pouvaient le prononcer.
" L'histoire d'Hiram nous apprend que la Franc-Maçonnerie n'a pas pour but de
servir Dieu, plus exactement le dieu d'une religion précise, que l'on peut appeler d'un
nom particulier. Elle indique que dès son origine la Franc-Maçonnerie a pris une
position que nous appellerions aujourd'hui laïque. La légende d'Hiram pose d'emblée
la Franc-Maçonnerie en dehors des querelles et des servitudes religieuses. En
refusant qu'un Maçon devienne parfait par le nom d'Iahvé, elle affirme la largeur de
vues et le laïcisme foncier de notre Ordre.
"Le nouveau mot de maître, Mak Benah nous affirme que pour être digne de la
maîtrise, l'homme doit se libérer de sa chair viciée et armer son ossature d'une
nouvelle chair, la chair maçonnique.
"Le symbole rappelle la dualité morale de l'homme sur laquelle insistent les sages
de tous les temps. Ce qui périt avec Hiram, c'est l'esprit du Mal qui le hante : la morgue
de sa science, la parcimonie de son offrande, la bassesse de ses avidités,
l'emportement de ses passions, la nonchalance de son apostolat.
"Mais l'essence de l'homme est bonne. Dans Hiram, elle est représentée par la
charpente osseuse. La chair viciée s'étant dissoute, l'esprit du bien reste nu : il est prêt
à s'imposer ; s'il est énergisé d'une chair nouvelle et pure, c'est l'initiation qui la lui
apporte. Afin d'assurer en soi le triomphe du bien, le nouveau maître se recrée par le
maçonnisme. En lui, s'imposent la modestie de la science, l'infini de la générosité,
l'autorité de la raison, la noblesse des élans, la plénitude du renoncement, la
pondération du jugement, l'ardeur de la charité".
II y a dans ces mots trop de clarté et de vigueur pour que nous tentions d'y ajouter
le moindre commentaire.
IX. — LA PUNITION DES MEURTRIERS ET LA SURVIVNCE D'HIRAM DANS LE NOUVEAU
MAÎTRE
La nouveauté de la thèse de L'Etoile Polaire est une belle démonstration de la
vitalité et de la fécondité du symbolisme maçonnique. Persuadé qu'il est de la plasticité
et de la polyvalence des symboles dont l'interprétation peut varier en fonction de
l'esprit de chaque époque, votre rapporteur accueille avec faveur celle qui vient d'être
exposée. Elle est valable parce qu'intelligente et logique. Nous verrons plus loin
d'ailleurs qu'elle est moins révolutionnaire, ou si l'on veut, moins hérétique qu'elle
paraît tout d'abord.
Mais quant le rapporteur de L'Etoile Polaire, après avoir cité Le Forestier confirmé
par Lantoine, laisse entendre que jusqu'ici le vrai sens de la légende est resté
énigmatique et incohérent, nous craignons qu'il veuille dire que seule est valable
l'interprétation qu'il nous apporte ; et nous ne pouvons souscrire à cet exclusivisme. De
même, nous ne sommes plus d'accord avec l'affirmation suivante : "Nulle part dans les
textes valables, il n'est fait allusion à une punition des assassins. Les assassins ne
sont pas punis". Je crains qu'en la matière la distinction entre textes valables et textes
non valables serait bien difficile à établir. La limite est mouvante et le choix bien
souvent subjectif. Engager la discussion serait entrer dans une impasse.
L'argument selon lequel la plupart des nombreux textes qui parlent de punition
dérivent d'altérations voulues pour justifier la création de grades supérieurs au
troisième ne paraît point dirimant.
La Grande Loge d'Angleterre s'est, montrée invariablement hostile aux Hauts
Grades. Elle a cependant fait sienne la tradition du châtiment des coupables. Le rituel
"Emulation"
conte
comment
le
3e
groupe
de
compagnons
qui
poursuivait
infructueusement ses recherches dans la direction de Joppa était sur le point de
revenir lorsqu'il découvrit les meurtriers dans une caverne, reçut leurs aveux et les
ramena à Jérusalem où ils furent condamnés à mort.
L'Etoile Polaire écrit aussi : "Hiram meurt et meurt définitivement. Il ne renaît pas.
Sa résurrection ne se trouve dans aucun texte valable".
En matière de fait, cela est exact. L'individu Hiram ne ressuscite point. Si quelque
symboliste s'avisait de faire d'Hiram un pseudo-Christ, il commettrait une erreur et un
abus condamnable, et l'assimilation au soleil, si elle peut avoir symboliquement
quelque intérêt, ne justifie pas une falsification qui serait d'autant plus coupable qu'elle
serait philosophiquement tendancieuse. Cependant, nous voyons les Chapitres user
presque tous du mot : "résurrection" dans leur rapport. Il m'a paru clair que c'était sans
malice et personne ne songera à leur en tenir rigueur.
Mais il y a bien, dans l'Initiation au 3e grade, une mort suivie d'une re-naissance:
c'est le récipiendaire qui meurt, tué symboliquement comme Hiram, par les forces
mauvaises qu'il a ignorées ou dont il n'a pas su se défaire ; et c'est, après l'élimination
de la chair profane pourrie qu'une nouvelle chair — l'esprit maçonnique, l'esprit d
Hiram — le fera re-naître à une vie nouvelle.
Et c'est là qu'apparaît un caractère initiatique essentiel du rituel maçonnique. C'est
individuellement que le second, puis le premier Surveillant tentent de relever le
récipiendaire : leurs efforts sont vains. Alors, intervient le Maître :
"Celui-ci, nous dit Rennes, a compris [la cause] de l'impuissance des Surveillants...
Aussi, il fait former la chaîne d'union... En lui se concentrent toutes les forces
spirituelles de l'Atelier et de l'Ordre... Le fait d'exiger la Chaîne d'union indique bien que
l'initiation maçonnique est une initiation collective et que le Vénérable joue ici le rôle de
centralisateur des forces spirituelles de l'Ordre, indépendamment de sa valeur propre".
Et Le relèvement du Compagnon devenu Maître se termine par la réalisation de
l'attouchement de Maître que nous appelons "les cinq points de per perfection de la
Maîtrise" et qui est un des rites essentiels et universels de la Maîtrise, que nous avons
grand tort de laisser tomber en désuétude.
Nous soulignons ici que le rituel anglais dénomme ce rite : "five points of fellow
ship", les cinq points du Compagnonnage, tradition bien antérieure à la création de la
Maçonnerie spéculative. C'est un des indices qui peuvent porter à penser que le rituel
de Maître n'a pas été non plus que la légende d'Hiram, "inventé" après 1717, mais
extrait de l'ancien rituel opératif de Compagnon.
Les Maçons sont dits "Enfants de la Veuve", et cette expression dérive avec
évidence de la légende d'Hiram. Logiquement, elle devrait ne s'appliquer qu'aux
Maîtres en qui revit Hiram, qui, d'après la Bible, était né d'une veuve de la tribu de Nephtali.
Chaque système interprétatif que les divers auteurs ont voulu bâtir selon leurs
inclinations particulières a donné à "Enfants de la Veuve" un sens différent.
Dans l'interprétation solaire développée par Ragon, il est indiqué : "Hiram [...] est
l'Osiris (le soleil) de la nouvelle initiation; Isis, sa veuve, est la Loge, emblème de la
terre; et Orus, fils d'Osiris (ou de la lumière) et fils de la veuve, est le Maçon".
Nous ne nous arrêterons pas aux contradictions qu'on pourrait relever dans ce
texte. Ce n'est plus Hiram qui est le fils de la Veuve, il en devient le mari, etc... C'est
cependant ce même thème qui a été repris par Wirth et Plantagenet.
Dans la thèse stuardiste, la Veuve devient Henriette de France, veuve de Charles
Ier d'Angleterre, décapité en 1649. Se dire "Enfant de la Veuve" équivalait à une
profession de foi jacobite.
Une thèse du même ordre se rattache aux Templiers, et fait de la Maçonnerie la
Veuve de Jacques Molay. Il nous paraît évident que nous sommes loin, ici, de la réalité
maçonnique.
Jules Boucher, se référant à l'étymologie latine, interprète "Enfants de la Veuve"
par "Enfants de l'Espace" et il en déduit, "Enfants de la Liberté". Puis, invoquant le
voile noir attribut de la Veuve, il en arrive à "Enfants des Ténèbres" et "Enfants de la
Lumière". Cela nous paraît voisiner la jonglerie.
Mais l'auteur du rapport de l'Etoile Polaire, partant lui aussi du latin, montre que "fils
de la Veuve" peut s'interpréter "fils de la Vierge" et, par la filière des versets 25, 26 et
27 du Chapitre IX de l'évangile, il aboutit à l'interprétation : "Disciples de. Saint Jean".
Je laisse aux latinistes le soin de décider si cette interprétation peut être admise. Elle
aurait le mérite de s'encadrer très exactement dans la tradition maçonnique classique.
XI. — SENS GÉNÉRAL DE LA LÉGENDE D'HIRAM
Nous en avons fini avec les constituants principaux de la Légende. Pour chacun
d'eux, nous avons indiqué les interprétations marquantes qui en ont été données.
Il ne nous reste plus qu'à tenter d'en dégager, s'il se peut, la signification générale.
C'est d'ailleurs, ce que L'Etoile Polaire a fait dans l'exposé que nous avons résumé
précédemment, qui constitue l'amorce du présent chapitre.
Nous déblaierons en rappelant brièvement les interprétations les plus connues.
Nous nous sommes fréquemment référés à la thèse stuardiste, bien que nous la
jugions suspecte. Elle n'a à nos yeux qu'un intérêt anecdotique. Fondée sur des
coïncidences curieuses, parfois même troublantes, elle a servi à échafauder une
théorie de l'Ecossisme aujourd'hui bien lézardée. Ce serait mésestimer gravement la
Maçonnerie spéculative naissante que de la ravaler au niveau d'une coterie
dynastique.
Plus intéressantes au point de vue philosophique et initiatique sont les
interprétations fondées sur les analogies avec les anciennes croyances. L'allégorie
naturiste du grain de blé qui, après la mort de la plante qui l'a produit, tombe à terre et
donne naissance à une plante nouvelle a été abondamment exploitée et prêté à du
nombreux rapprochements.
Si nous passons du culte de Cérès à celui d'Isis, nous trouvons une affabulation
très voisine de la Légende d'Hiram, et il est vraisemblable que les créateurs de cette
dernière, quelle que soit l'époque, ont été influencés par la tradition nilotique, qui
procède d'un ésotérisme voisin de l'ésotérisme hiramite.
De la même veine a été tirée l'interprétation solaire longuement développée par
Ragon. Il a eu au moins le mérite de donner une explication homogène des trois
degrés, initiatiques de la Maçonnerie par assimilation au cycle annuel du soleil. Nous
sommes aujourd'hui tentés de sourire un peu de ces allégories qui ont trop vieilli pour
avoir été ressassées sans être renouvelées. Soyons cependant indulgent pour Ragon
qui les a rédigées en un temps qui aimait le style noble, voire pompeux, alors que les
théories de Dupuis, sur l'Origine de tous les Cultes étaient dans toute la grâce et la
séduction de leur nouveauté. D'ailleurs, tout n'est pas à dédaigner dans ce fatras, et le
Maçon qui veut bien l'explorer avec attention et intelligence y trouvera bien des thèmes
utiles d'étude et de méditation.
Une remarque nous permettra partant de là, de pousser plus profond notre
analyse. Dans toutes les interprétations dont nous venons de parler (la stuardiste mise
à part), c'est un cycle évolutif qui est décrit et qui recommence invariablement sans se
modifier.
Si la Légende d'Hiram se bornait à cela, elle ne donnerait pas à la Maçonnerie le
caractère qui lui est propre et, à nos yeux, essentiel : la conviction que l'évolution est
progressive. Le récipiendaire meurt. Quand il renaît à la vie maçonnique, par la grâce
de l'esprit hiramite revivifié en lui, il n'est plus identique à ce qu'il était. Il se sent
meilleur, il est meilleur, c'est le grand mérite de l'interprétation de l'Etoile Polaire d'avoir
rendu éclatant cet aspect de la Légende.
Certes, cet aspect n'a pas échappé aux autres Chapitres. Pour la plupart, ils ont
exprimé une idée du même ordre en termes souvent heureux. Ecoutez Toulouse : "On
peut se demander si la fiction hiramite n'a pas, à son origine, voulu projeter sur le plan
de la spéculation philosophique, en vue d'alimenter un élan de l'homme vers la
sagesse autrement que par la dialectique scientifique, la richesse de l'inspiration
biblique en prolongeant celle-ci au moyen d'une légende qui, à l'opposé de celle du
Christ, constituerait une sorte de catalyseur de la spiritualité dans le sens positif de la
connaissance, s'accordant avec un besoin organique du psychisme humain. Il est, en
effet, hors de doute que le rituel hiramite de la Maçonnerie est dérivé de la Bible,
comme l'est le dogme chrétien. Mais le christianisme se ferme sur la vérité révélée du
Christ-roi divin alors que [la Légende d'Hiram] s'ouvre sur un horizon mystique sans
limites où l'homme de bonne volonté peut poursuivre, au-delà des cristallisations
dogmatiques, la construction du Temple de la Fraternité universelle dans la recherche
de la Vérité. "
C'est, dans des termes beaucoup plus enveloppés, moins précis, mais peut-être,
pour certaines qualités d'esprit, plus riches en lointaines résonances, une pensée
cousine de celle de l'Etoile Polaire, et même une pensée-soeur quand elle effleure le
thème du "changement de mot" si bien explicité dans le texte que nous avons reproduit
plus haut.
D'autres Chapitres ont cherché à rajeunir le vieux mythe par des interprétations
d'un ordre plus particulier. C'est ainsi que Nice établit un parallèle entre les trois
phases du meurtre d'Hiram et les trois stades de la dispersion de l'énergie vitale après
la mort : disparition de l'énergie active (mort apparente), disparition de l'énergie de
réserve (mort clinique), disparition de l'énergie nucléaire (mort biologique). Puis Nice
poursuit : "Et l'analogie continue si nous observons la résurrection d'Hiram : elle se
produit, elle aussi, en trois temps : l'appel formulé successivement par les deux
Surveillants reste sans effet, parce qu'ils ne s'adressent pas à la vie végétative. Pour
réveiller l'énergie nucléaire, ils devront unir leurs efforts en une troisième tentative qui
sera couronnée de succès grâce à l'étreinte aux cinq point et au mot sacré prononcé"."
II est bien clair que, là, le terme "résurrection" employé par l'auteur — peut-être
bien un médecin — n'est pas pris dans un sens philosophiquement tendancieux. Votre
rapporteur n'a pas la compétence nécessaire pour porter un jugement sur la validité de
l'interprétation scientifique proposée. Si elle est seulement osée sans être contraire
aux faits, elle montre comment un vieux symbole peut être indéfiniment rajeuni.
Reims ne fait pas preuve d'une moindre audace et d'une moindre ingéniosité.
Selon l'auteur d'un des deux rapports adressé par ce Chapitre, Hiram peut symboliser
l'Humanisme méditerranéen à son déclin.
Trois
mauvais
compagnons
complotent
sa
perle,
comme
nous
l'avons
précédemment indiqué. Il appartient à la Maçonnerie de préparer la chair nouvelle qui,
remplaçant la chair pourrie du prochain cadavre, le revivifiera dans un humanisme
nouveau.
Nous ne sommes pas surpris que l'auteur du rapport ne précise pas la façon dont
la rénovation s'opérera, et nul ne songera à lui en faire grief en une matière aussi
difficile. Mais l'idée directrice ne nous a pas paru sans vertu. Elle se rattache elle aussi
à cette conception essentielle de l'évolution progressive, qui s'applique là à la Société
au lieu de s'appliquer à l'individu. Et cela nous donne la transition pour arriver à la
conclusion de ce rapport.
L'initiation maçonnique commence et finit par une mort symbolique. Le profane
meurt dans le Cabinet de Réflexion. Le compagnon est tué dans la Chambre du Milieu.
Un cycle s'ouvre ; un cycle se referme. Chaque fois, le Maçon renaît, transformé et
psychiquement, moralement, spirituellement grandi, éclairé, amélioré.
L''idée fondamentale d'évolution est nettement marquée : "Rien ne se perd rien ne
se crée tout se transforme". Mais le bilan de ces étapes successives n'est pas nul. Il se
solde par un gain. Tout au moins, nous, Maçons, nous croyons qu'il y a un gain : c'est
ce que nous dénommons le progrès.
Nous croyons au progrès parce .que nous faisons confiance à la Vie. C'est la
même croyance qui a fait écrire dans un rapport que j'ai déjà beaucoup pillé cette
affirmation : "L'essence de l'homme est bonne". C'est cette conception optimiste qui est
le moteur de notre action, le dynamisme de la Religion de la Vie qui est au fond
l'essence de la Maçonnerie.
L'évolution n'est donc pas pour nous le cercle immuable du retour éternel qui
enferme sans espoir l'homme dans une inexorable fatalité. C'est pourquoi, sur le
cercueil d'Hiram, nous avons tous dit : " Gémissons... Gémissons... Gémissons... et
Espérons ! " Quand un cycle est terminé, nous nous trouvons un peu plus bas ou un
peu plus haut qu'a la fin du cycle précédent, car l'évolution n'est pas à sens unique,
L'homme et l'humanité sont capables de tomber comme de s'élever. Nous, Maçons,
nous voulons unir nos forces pour nous faire monter, tous ensemble, et l'humanité
avec nous. Dans le déterminisme universel, la liberté n'est peut-être que cet
impondérable qui fait pencher la balance d'un côté ou de l'autre en nous laissant le
choix de la route à la croisée des chemins. En s'engageant sur la voie du renoncement
purificateur, le compagnon qui a rejeté la substance profane "se reconstruit de vertu
maçonnique et, par elle, se voue à la perfection, à la concorde et au bonheur des
hommes. " (Etoile Polaire).
LE F... CHEVALLIER, Président :
Ce n'est pas à moi à faire l'éloge du rapport que vous venez d'entendre. Je me
bornerai à constater avec quelle attention vous l'avez écouté. Si quelqu'un de vous
désire présenter des observations, la parole lui sera accordée.
LES FF... POURCEL (Chapitre La Lumière de Neuilly) et LINDON, (Chapitre L'Avenir)
font quelques remarques et se déclarent d'accord avec le Rapporteur.
LE F... CHEVALLIER regagne le plateau de l'Orateur et le F... CORNELOUP reprend sa
place au fauteuil.
LE F... CORNELOUP, Président :
La parole est au Grand Orateur pour le Discours de clôture.
LE F... CHEVALLIER, Grand Orateur :
Au fantastique palais des symboles, nos yeux se sont éblouis du scintillement de
ses gemmes splendides. Le monde exige que notre vision se réadapte à la réalité
quotidienne, et que la mission de notre Franc-Maçonnerie se dégage nue, vivante,
dominatrice, des fastes et des décors qui pourraient la voiler.
Comme ceux des religions, dont ils sont issus ou inspirés, nos fastes et décors sont
loin d'être vains. Leur architecture et leur somptuosité suggèrent et exaltent, dans
l'âme de l'initié, les plus pures valeurs mentales. Mais, comme celles des religions,
elles exposent au danger d'être quelque peu détachées de ces valeurs mentales et
d'être considérées en elles-mêmes. — comme des simples parures.
Malheur à l'amant qu'envahit tout entier le charme des parures ! Malheur à l'amant
qui se repaît de la surface et oublie la chair palpitante ! Malheur aux abêtis, malheur
aux insensés, malheur aux égarés, qui surestiment l'ostensoir, la chasuble et les
cierges ! Ils se croient d'excellents Maçons : Ils n'en sont que des caricatures.
Le vrai Maçon vaut par son union à l'intimité des êtres.
C'est en profondeur que se travaille la Franc-Maçonnerie. Elle va au fond de
l'homme. Elle veut améliorer l'humanité en améliorant le fond même de l'homme.
Elle s'applique à décrasser l'esprit et à épurer le sentiment — afin que chacun de
ses membres acquière, dans l'adoucissement de ses passions et la compréhension
d'autrui, ce bonheur intime qui est la récompense des justes et des sages. Elle
s'applique à décrasser l'esprit et à épurer le sentiment, afin aussi que chacun de ses
membres propage autour de lui l'apaisement de son bonheur intime, afin que, de toute
la puissance de sa volonté tendue, il contagionne de ce bonheur intime l'humanité tout
entière.
Méditons la féconde vérité : Essentiellement la Franc-Maçonnerie entraîne ses
adeptes à se surmonter non s'augmenter en égoïsme, mais à se surmonter pour se
répandre en altruisme ou, suivant le terme classique qui scintille dans la devise des
Rose-Croix, pour se répandre en charité, c'est-à-dire en amour désintéressé et actif
d'autrui.
Par cet apostolat, notre Franc-Maçonnerie rejoint d'autres associations précieuses
et les plus nobles des religions. Elle s'en distingue cependant par l'étendue de son
recrutement. Nulle barrière dogmatique n'est dresse à l'entrée de nos Temples. Tout
homme y est appelé pourvu qu'il pense librement. Tout homme y est élu pourvu qu'il
soit honnête dans sa vie habituelle, et de bonne volonté dans sa vie intime. Par delà
les races, par delà les origines, par delà les frontières, par delà les traditions, par delà
les professions et métiers, par delà les opinions et les croyances, notre FrancMaçonnerie poursuit son immense incendie d'altruisme, de charité.
Seule nous intéresse la perfection intime.
Et cependant nos Ateliers s'occupent des questions sociales. Des malveillants,
même, avancent : "Vous vous occupez de politique".
Non ! Nous ne nous occupons pas de politique, de ce qu'on appelle trivialement la
politique, c'est-à-dire, d'une part, la lutte quotidienne des partis et les combinaisons
électorales, et, d'autre part, la solution bâtarde, mais immédiatement applicable, des
difficultés sociales et nationales.
Cette politique nous est interdite : Chacun de nous peut s'y adonner ; notre Ordre y
reste étranger.
Ce qu'il étudie, c'est l'anatomie et la physiologie des questions nationales et des
questions sociales. Mieux que tous autres, nous pouvons utilement confronter toutes
Les opinions et toutes les tendances, puisque nos Ateliers rassemblent des hommes
venus de tous les points de l'horizon et qu'ils travaillent dans le calme que donne la
discipline, et dans la gentillesse que donne la fraternité.
Pourquoi donc étudions-nous ainsi l'organisation des sociétés humaines ? Nos
raisons sont les mêmes que celles des Eglises qui, toutes, aujourd'hui, placent, parmi
les premières de leurs préoccupations, l'évolution matérielle des collectivités.
L'expérience prouve, en effet, que, sauf pour quelques individualités exceptionnelles
qui étonnent le monde de leurs vertus, le perfectionnement intime est difficile à réaliser
si les circonstances extérieures s'y prêtent mal.
Parmi les conjonctures qui aillent l'élévation morale de l'homme, la première est la
paix.
Sans doute la guerre favorise l'éclosion de certaines vertus. Mais qui ne pèsent ces
vertus au regard des immenses désastres qu'elle engendre, désastres matériels, et
abjects désastres moraux. La guerre retarde, entrave, bafoue l'ascension de l'humanité
vers le bien. Elle serait peut-être excusable, si elle se montrait, féconde. Bien au
contraire, comme le disait à son lit de mort un illustre général anglais : "la guerre ne
paie pas". Elle ne résout pas les problèmes qui l'ont apparemment justifiée. Seule la
bonne volonté des hommes libres peut atténuer les divergences qui naissent des
intérêts et, plus souvent encore, des passions. —Tout Maçon, parce qu'il est Maçon, affirme sa volonté de paix, et notre Ordre
manquerait à son devoir de ne pas sans cesse le rappeler.
Entendons-nous bien. Nous ne sommes pas de ceux qui, lorsque l'assassin entre
dans la maison, disent : "Tue-moi et pille à ton aise". Comme toute entreprise sérieuse,
la paix doit être organisée. Sur la technique de cette organisation, sur les pouvoirs
judiciaires nécessaires, sur les caractères de la gendarmerie indispensable, les avis
peuvent différer. Notre Ordre a le devoir de les étudier. Il ne saurait admettre
d'hésitation sur le principe même : l'obligation morale de vouloir la paix.
Le centre intellectuel des Nations Unies oblitère ses lettres de ce cachet : "Par
l'Education, la Science, la Culture, l'Unesco sert la paix". Pour nous Maçons, cette
belle devise, est incomplète. Nous y ajoutons quelques mots sans lesquels l'éducation,
la connaissance et la culture sont stériles ; nous y ajoutons : l'apostolat d'amour.
La paix est une condition du perfectionnement humain. Elle n'est pas la seule.
Capital aussi est un minimum de bien-être matériel, un standard suffisant de vie.
A-t-il le temps — que dis-je ! A-t-il le goût ? — de soigner son âme celui qui a peu
de loisirs, ou dont les loisirs sont déchiquetés par la misère qui grimace et tenaille ? At-il le goût de cultiver son esprit et de modérer les écarts de son sentiment celui
qu'angoisse à tout instant le manque du nécessaire ? Comment penser à s'ennoblir,
sur un grabat ou dans un taudis ? Comment penser à s'ennoblir dans la promiscuité
permanente d'indifférents et d'hostiles, aussi déshérités que soi ? Avant la morale, le
chandail et la pitance s'imposent. Irai-je entreprendre en éthique subtile un travailleur
éreinté ? "Mon Frère, vous êtes gras ! " me dirait-il, comme Masséna le disait au porteparoles des Génois assiégés. Sans doute existe-t-il, ça et la, des régions heureuses où
nul père ne fuit désespéré un foyer écœurant et une famille excédante qu'il chérit
pourtant immensément ! Seul l'aveugle psychique peut nier que, même en nos pays
les plus civilisés, trop de ménages se débattent inutilement dans l'indigence, trop
d'enfants, ont seulement de la joie de vivre les bribes que leur dispense l'inconscience
de leur âge.
La question sociale doit être résolue.
Plusieurs thèses s'affrontent. Bourgeoisie classique, travailleurs des champs et
travailleurs des usines, grands patrons, chaque classe économique et mentale apporte
ses suggestions; chaque classe même apporte plusieurs suggestions différentes. Les
hommes d'Etat. — et ils sont nommés pour cela, — s'efforcent de parer au plus grand
mal et de trouver immédiatement les remèdes les meilleurs, ou les moins insuffisants.
Les Francs-Maçons ne sont, pas des hommes d'Etal, mais seulement des hommes
de bonne volonté. Ils s'appliquent à rechercher quels facteurs économiques tendent à
s'opposer au bonheur de l'humanité ou à la favoriser. Ils s'efforcent de dégager les
idées-forces qui doivent guider l'évolution sociale pour le grand profil de tous. Venus
de tous les points de l'horizon matériel comme de tous les points de l'horizon
psychique, les Maçons français sont en mesure de connaître, de disséquer et de
confronter toutes les thèses. Dans nos Ateliers, toutes les remarques, toutes les
critiques, toutes les envolées, sont admises également, et méditées. Parfois un sujet
important est soumis à l'étude dans tous les Ateliers, le rapport final est adopté à la
majorité. Mais ce vote n'a que la valeur d'une indication : il ne lie en rien la minorité
dont chaque membre reste libre de penser et de dire ce qu'il croit, le meilleur. Un
Franc-Maçon est un homme averti : il n'est pas un robot.
Par sa sincérité et son ardeur au bien, mon Frère force l'estime de mon Frère, qui,
bien que d'opinion différente, a la même ardeur et la même sincérité.
De l'Apprenti au 33e, tous les Maçons communient dans un même idéal, peu
importe que les premiers échelons de l'ascension maçonnique dépendent du Grand
Orient et que les autres échelons soient dirigés par le Grand Collège des Rites. En
dépit de cette division artificielle, notre Franc-Maçonnerie est une et indivisible.
Assurément les Ateliers des plus hauts grades, ceux qui se parent de rouge, de
noir et de blanc, ont abandonné les symboles des tailleurs de pierre pour ceux d'un
apostolat de vertu. La Rose-Croix se purifie par la volonté de sacrifice et le Kadosch,
saint et sage, prend la tête des légions qui luttent pour le bien. D'excellents esprits en
ont conclu qu'ils se devaient à d'autres études que celles des Apprentis, des
Compagnons et des Maîtres. En vérité, le sujet est peu : la façon de le considérer est
presque tout.
A vingt ans nous avons lu un grand penseur et nous l'avons compris. A quarante,
nous l'avons relu et compris autrement. A soixante, son texte nous apparaît chargé
d'un sens nouveau.
Un jour nous avons parcouru un mémoire sur un pays, sur un métier. Nous ne le
comprenons vraiment que le jour où nous avons visité ce pays, peiné dans ce métier.
Entre les Ateliers du Grand Orient et ceux du Grand Collège des Rites, la seule
différence qui existe mais elle est capitale — se trouve dans l'ancienneté d'âge et dans
l'ancienneté maçonnique de leurs membres. Les Maçons des Hauts Grades sont plus
vieux, plus rassis, plus expérimentés; ils sont aussi plus imprégnés de l'esprit
maçonnique : ils ont mission d'être plus dévoués encore à la cause maçonnique. Quel
que soit le sujet qu'ils étudient et la cause à laquelle ils se dévouent, il leur est imposé
de l'étudier plus profondément et de se dévouer avec plus de fécondité. Leur grade les
oblige à se surmonter plus encore que les autres. Grâce aux travaux de tous, notre
Ordre atteint vraiment le but que, en 1723, les Constitutions d'Anderson assignèrent à
la Maçonnerie au berceau : Il est le centre de l'union ; il est l'ardent foyer de la
Concorde.
La bonne Volonté ne suffit pas; il faut que la Lumière la féconde. Notre Ordre
éclaire.
Il éclaire simultanément dans une double direction : celle du perfectionnement
intime, premier devoir d'un Franc-Maçon; celle du bien-être général, condition majeure
du perfectionnement intime des masses. Par son labeur, notre Ordre prépare à
l'humanité l'avenir magnifique que lui ont rêvé les grands apôtres du bien, un avenir de
prospérité, de bonheur et de sagesse.
LE F... CORNELOUP, Président :
Mon T...C... F... Grand Orateur, je suis sûr d'être l'interprète du Grand Collège en
t'adressant remerciements et félicitations pour ton Discours simplement maçonnique.
Ce sera pour chacun de nous une source de fructueuses méditations.
Les travaux sont suspendus en la forme accoutumée à 17 h. 45.
NOTICE DOCUMENTAIRE
Grande Loge d'Angleterre et Grand Orient de France
D'une lettre de la Grande Loge Unie d'Angleterre adressée récemment à la
Grande Loge de l'Uruguay, j'extrais les passages suivants :
"La Maçonnerie n'est pas un mouvement philosophique [...]. La vraie Maçonnerie
est [...] un culte [...]. CE DOIT ÊTRE UNE RELIGION MONOTHÉISTE QUI EXIGE LA CROYANCE
DIEU COMME ÊTRE SUPRÊME. — ET CE DOIT ÊTRE UNE RELIGION AYANT UN LIVRE
EN
SACRÉ SUR LEQEL L'INITIÉ PUISSE PRÊTER SERMENT À L'ORDRE MAÇONNIQUE (
[10]
)
Aucun livre de la Loi Morale ne peut être substitué au Livre de la Religion...
IL N'EST AU POUVOIR D'AUCUN HOMME, NI GROUPE D'HOMMES, NI PUISSANCE, DE
CHANGER OU D'INTRODUIRE DES COMPROMIS DANS CES PRINCIPES FONDAMENTAUX E LLA
MAÇONNERIE, LANDMARKS ....
Le credo est strict, étroit et absolument rigide à ce sujet depuis 1717 jusqu'à ce
jour et on ne peut le changer sans cesser d'être Maçon. Dans ce domaine, la
Maçonnerie Originelle et Vraie est dure et inflexible [...]
Si une puissance maçonnique introduit des modifications ou des compromis, ou la
tolérance dans les croyances fondamentales, cette Puissance, automatiquement,
cesse d'être maçonnique comme ce fut le cas pour le GRAND ORIENT DE FRANCE en
1875.
Depuis 1878, le GRAND ORIENT DE FRANCE n'est plus une Puissance Maçonnique
et, de cette date à ce jour, elle n'est plus reconnue par les Puissances Maçonniques
régulières du Monde. Le GRAND ORIENT DE FRANCE est simplement aujourd'hui, une
Association Fraternelle qui continue à faire usage des signes et des mots
maçonniques, mais ce n'est plus une Puissance Maçonnique. C'est grand dommage ! "
([11])
A en juger par ce texte, la Grande Loge Unie d'Angleterre paraît croire que son
excommunication maçonnique du Grand Orient de France ne date que de 1878 et
qu'elle a eu pour cause la modification apportée à l'Article premier de la Constitution du
Grand Orient par son Assemblée Générale du 13 septembre 1877.
Il y a là une erreur historique, d'ailleurs partagée par la généralité des Maçons du
Grand Orient de France. La Grande Loge Unie d'Angleterre qui n'était pas encore la
Grande Loge Unie d'Angleterre, a rompu ses relations maçonniques avec le Grand
Orient de France, un siècle plus loi, et pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec la
tolérance en matière religieuse. Nous allons l'établir avec des documents et des dates
([12]).
En 1765, pour ne pas remonter plus haut, Grande Loge Unie d'Angleterre
reconnaissait comme Puissance maçonnique autonome et régulière la Grande Loge de
France fondée le 27 décembre 1735 et qui devait devenir le 26 juin 1773, le Grand
Orient de France.
Les relations entre les deux Grandes Loges furent réglées par un traité ou
concordat conclu en 1766, entre le 1er janvier et le 8 mars ([13]).
Ce concordat stipulait en substance que la Grande Loge d'Angleterre s'interdisait
de constituer à l'avenir des Loges en France, et que réciproquement la Grande Loge
de France s'interdisait de constituer des Loges en dehors de ses possessions
(Dominions), pour ne pas entrer en concurrence (interfere) avec l'autorité de la Grande
Loge d'Angleterre ([14]).
Par la signature de ce concordat, la Grande Loge d'Angleterre reconnaissait
implicitement, à supposer que ce fut nécessaire, la régularité et l'autonomie, de la
Grande Loge de France. Mais ce traité, en fixant pour ainsi dire aux deux Puissances
des frontières qu'elles s'engageaient mutuellement à ne point violer les séparait plutôt
qu'il ne les unissait. Il supprimait entre elles une concurrence sinon actuelle, du moins
éventuelle : chacune était maîtresse chez soi, mais elles restaient étrangères l'une à
l'autre. Au début de 1708, la Grande Loge de France, désireuse de relations plus
fraternelles avec la Grande Loge d'Angleterre, sollicita de celle-ci l'établissement d'une
correspondance. Cette demande fut accueillie "avec plaisir (with pleasure)" par la
Grande Loge d'Angleterre ([15]).
L'établissement d'une correspondance entre les deux Grandes Loges en 1768
prouve qu'à cette date la Grande Loge d'Angleterre continuait à reconnaître la Grande
Loge de France comme régulière et autonome. Mais, à ce qu'il semble, lorsque celle-ci
fut remplacée, le 5 Mars 1773, par la Grande Loge Nationale de France, devenue le 20
Juin de la même année le Grand Orient de France, la Grande Loge d'Angleterre eut
d'abord des doutes sur la régularité de la succession de ces corps représentatifs de la
Maçonnerie française à la précédente Grande Loge de France ([16]).
Par suite, sa correspondance avec la Grande Loge de France ayant pris fin en
même temps que cette Grande Loge elle-même, elle ne la renoua pas avec la Grande
Loge nationale.
Celle-ci elle-même considérait cette correspondance comme
interrompue, car dans sa circulaire du 26 Juin 1773 (p. 4), elle annonce l'intention d'
"ouvrir une correspondance réglée tant avec les différents Orients du Royaume
qu'avec les Orients étrangers".
Le 17 Décembre 1773, le Grand Orient adressa officiellement à la Grande Loge
d'Angleterre une demande de correspondance, en y joignant le "corps complet de ses
opérations depuis que le duc de Chartres en a accepté la Grande Maîtrise » (5 Avril
1772), c'est-à-dire sans doute un exemplaire de la circulaire du 26 juin 1773, destiné
selon toute vraisemblance à dissiper les doutes de la Grande Loge d'Angleterre sur sa
régularité ([17]).
Cinq mois plus tard, le 20 Mai 1774, la Grande Loge d'Angleterre, par une lettre
officielle signée de son Député Grand Maître Rowland Holt et de son Grand Secrétaire
Ja. Hezeltine, déclarait se faire un plaisir d'accepter l'obligeante invitation du Grand
Orient de France à une correspondance mutuelle. Toutefois, la même lettre exprimait
le désir de savoir si le Grand Orient considérait comme toujours valable le concordat
de 1766 ([18]).
Le Grand Orient nomma, pour étudier cette question, une commission, dite
commission pour les affaires regardant les Grands Orients étrangers ([19])
Les travaux de cette commission aboutirent à un projet de traité appelé, un peu
ambitieusement, traité d'union ou d'alliance, car en fait, d'après les textes, on n'aperçoit
pas de différence entre cette union et une simple "correspondance" ([20]). Ce projet, en
six articles, fut adressé officiellement par le Grand Orient à la Grande Loge
d'Angleterre le 13 Juin 1775. Il ne fut jamais examiné officiellement par la Grande Loge
d'Angleterre; il fut étudié officieusement par le marquis de Vignoles, Grand Maître
provincial de cette Grande Loge, chargé par elle de ses relations avec les Orients
étrangers.
Les pourparlers, qui finalement ne devaient pas aboutir, furent laborieux et
traînèrent en longueur, d'abord par suite de malentendus, qui semblent sincères et qui
entraînèrent, le 12 Août 1774, la démission plus ou moins spontanée du baron de
Toussaint comme Secrétaire général du Grand Orient de France ([21]), ensuite à cause
de difficultés protocolaires et de questions de prestige soulevées par les deux
Puissances maçonniques.
Dans une lettre du 5 Septembre 1775 ([22]), Vignoles déclarait que, selon toute
vraisemblance, la Grande Loge d'Angleterre, malgré son vif désir de voir aboutir le
projet d'union, n'accepterait pas le texte proposé par le Grand Orient de France, et
suggérait des modifications que celui-ci, de son côté, jugeait inadmissibles ([23]). Enfin,
dans une lettre du 4 Juin 1776, Vignoles exposait "l'avis immuable" de la Grande Loge;
d'Angleterre ([24]).
Les exigences respectives des deux Puissances qui amenaient les négociations à
un point mort s'opposaient essentiellement à deux égards. Tandis que dans l'article
premier de son projet de traité, le Grand Orient prétendait, en vertu de l'égalité, "base
de l'Ordre", traiter sur un pied d'égalité avec la Grande Loge d'Angleterre, celle-ci
exigeait d'être reconnue expressément par lui comme sa Loge-mère, "titre dû à son
ancienneté" et qui ne lui était refusé par aucune des Grandes Loges nationales des
autres Etats. Elle spécifiait d'ailleurs qu'il ne s'agissait là que d'une dépendance
purement morale, n'entraînant aucune subordination du Grand Orient à la Grande
Loge d'Angleterre, aucune restriction à sa souveraineté dans son domaine territorial.
Au sujet de l'article 2, les deux Grandes Loges étaient d'accord sur un point :
chacune s'interdisait de constituer des Loges sur le territoire des Etats politiques
relevant de la juridiction de l'autre. Mais pour les Etats où n'existerait pas de Grande
Loge établie ou reconnue par l'une des deux. Grandes Loges, le Grand Orient désirait
que chacune fût laissée libre, quitte à ne pas faire usage de ce droit, d'accorder des
Constitutions aux Loges qui lui en feraient la demande. Selon la Grande Loge
d'Angleterre, au contraire, chacune des deux Grandes Loges devait s'interdire de
constituer des Loges dans un Etal étranger à son domaine territorial, pour éviter le
risque qu'il y eut dans un même Etat des Loges relevant les unes de la Grande Loge
d'Angleterre, les autres du Grand Orient de France.
Mais le traité envisagé ne devait jamais être signé: bien plus, la correspondance
entre les deux Puissances, dont la Grande Loge d'Angleterre subordonnait le
rétablissement à ce traité, ne devait pas être reprise.
En effet, en même temps que le marquis de Vignoles, dans sa lettre du 4 Juin
1776, exposait les exigences de la Grande Loge d'Angleterre en ce qui concernait
directement les termes du traité, il laissait clairement entendre que celui-ci deviendrait
impossible au cas où le Grand Orient accepterait de s'unir avec les Directoires
écossais dérivés de, la Stricte observance.
Or cette union, qu'il envisageait comme simplement éventuelle, était déjà, au
moment où il écrivait, devenue une réalité. Le Grand Orient, dans son assemblée
extraordinaire du 31 Mai I776, avait ratifié le traité par lequel les Directoires écossais
de Bordeaux, Lyon et Strasbourg étaient agrégés au Grand Orient ([25]). Nul doute que,
lorsque la Grande Loge d'Angleterre apprit cette agrégation, elle abandonna toute idée
de relations maçonniques avec le Grand Orient de France.
La rupture des pourparlers pour la reprise d'une correspondance, que la Grande
Loge d'Angleterre déclarait pourtant désirer vivement, n'avait aucun motif religieux ;
elle tenait seulement à ce que les Directoires écossais pratiquaient des grades
supérieurs aux trois grades de Saint Jean, les seuls que reconnut la Grande Loge
d'Angleterre. Le Grand Orient était donc coupable, aux yeux de la Grande Loge
d'Angleterre, de s'agréger des corps maçonniques qu'elle jugeait irréguliers.
Ce grief de la Grande Loge d'Angleterre fut encore, accru lorsque le Grand Orient,
non comptent de reconnaître de Hauts Grades, en pratiqua lui-même. En 1786, il
institua son Rite Français ou moderne, qui superposait aux trois grade Rite anglais ou
ancien les quatre Ordres ou grades supérieurs d'Elu, Ecossais, Chevalier d'Orient et
Rose-Croix.
Aussi est-ce sans succès qu'il essaya à diverses reprises, notamment en 1851,
d'obtenir de la Grande Loge d'Angleterre, devenue en 1815 Grande Loge Unie
d'Angleterre, une reprise de correspondance. Le refus de cette Grande Loge était
toujours fondé sur ce que le Grand Orient pratiquait de Hauts Grades ([26]).
Pourtant, à aucun moment il n'avait été aussi proche de cette Grande Loge au
point de vue religieux, puisque, par décision de l'Assemblée générale du 10 Août 1849,
il avait inscrit en tête de l'article 1 de sa Constitution la déclaration suivante : "La FrancMaçonnerie, institution éminemment philanthropique, philosophique et progressive, a
pour base l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme » ([27]).
Les révisions de la Constitution de 1849 en 1854 et 1862 n'apportèrent aucune
modification à ce texte. Déjà celle de 1865 en atténuait le caractère dogmatique par
l'addition du paragraphe suivant : "Elle [la Franc-Maçonnerie] regarde la liberté de
conscience comme un droit propre à chaque individu et n'exclut personne pour sa
croyance. "
Enfin toute exigence religieuse fut expressément rejetée par l'Assemblée générale
du 13 Septembre 1877qui, sur le rapport du F... Desmons, pasteur en exercice de
l'Eglise réformée, adopta pour l'article 1 de la Constitution la rédaction suivante : "La
Franc-Maçonnerie,
institution
essentiellement
philanthropique,
philosophique
et
progressive, a pour objet la recherche de la vérité, l'étude de la morale universelle, des
sciences et des arts et l'exercice de la bienfaisance.
Elle a pour principe la liberté absolue de conscience et la solidarité humaine. Elle
n'exclut personne pour ses croyances.
Elle a pour devise : "Liberté, Egalité, Fraternité".
La correspondance entre les Grandes Loges de France et d'Angleterre,
interrompue en 1771, n'avait jamais été reprise, alors que la Grande Loge de France
était devenue en 1773 le Grand Orient de France et que la Grande Loge d'Angleterre
était devenue en 1815 la Grande Loge Unie d'Angleterre. Cette correspondance ne
pouvait donc pas être rompue eu 1877. Mais si la Grande Loge Unie d'Angleterre
n'avait plus de correspondance officielle avec le Grand Orient en tant que corps, elle
continuait à considérer les Maçons du Grand Orient pris individuellement comme des
Maçons réguliers, et ils étaient reçus comme visiteurs dans les Loges anglaises. Après
1877, la Grande Loge Unie d'Angleterre prescrivit aux Loges de sa juridiction de ne
plus admettre comme visiteurs que les Francs Maçons établissant qu'ils appartenaient
à une Loge professant les anciens principes ou signant une déclaration pour attester
leur croyance en Dieu.
Le Grand Orient s'émut de cet ostracisme à l'égard des Frères de son obédience.
Le 28 Novembre 1884, le F... Coulon, Président du Conseil de l'Ordre, adressa à la
Grande Loge Unie d'Angleterre, au nom du Conseil de l'Ordre, une lettre où, dans
l'espoir de dissiper ce qu'il croyait n'être qu'un malentendu, il exposait que la
modification apportée en 1877 au texte de 18-19 de l'article 1 de la Constitution n'avait
nullement une signification antireligieuse, et exprimait simplement l'esprit de tolérance
du Grand Orient ([28]).
En réponse à celte lettre, le F... Shadwell H. Clerke, Grand Secrétaire d'Angleterre,
écrivit le 12 Janvier 1885, par mandement du Prince de Galles, Grand Maître et sur
une décision unanime de la Grande Loge Unie d'Angleterre, une lettre dont voici le
passage essentiel :
"La Grande Loge d'Angleterre n'a jamais supposé que le Grand Orient ait voulu
faire profession formelle d'athéisme ou de matérialisme ; mais la Grande Loge
d'Angleterre soutient et a toujours soutenu que la croyance en Dieu est la première
grande marque de toute vraie et authentique Maçonnerie, et qu'à défaut de cette
croyance professée comme principe essentiel de son existence, aucune association
n'est en droit de réclamer l'héritage des traditions et des pratiques de l'ancienne et
pure Maçonnerie.
L'abandon de cette Landmark, dans l'opinion de la Grande Loge d'Angleterre,
supprime la pierre fondamentale de tout l'édifice maçonnique ; et c'est pourquoi elle a
vu avec un sincère regret que le Grand Orient de France a effacé de sa Constitution,
par la modification réalisée en 1877, l'affirmation de l'existence de Dieu, et est arrivée,
bien malgré elle, mais à l'unanimité, à cette conclusion que les relations fraternelles
ayant si heureusement existé entre les deux Puissances maçonniques, ne pouvaient
continuer plus longtemps."
Concluons. La correspondance entre les deux puissances maçonniques avait été
interrompue en 1776 pour des raisons étrangères à la religion. Le motif tiré de la
religion par la Grande Loge Unie d'Angleterre depuis 1877 n'a été qu'une raison
supplémentaire non pour cesser une correspondance qui n'existait plus depuis un
siècle, mais pour en ajourner sine die la reprise.
G.-H. LUQUET.