Chapitre 4 Jeudi 26 juin 2025

Transcription

Chapitre 4 Jeudi 26 juin 2025
Sophie G. Winner
ALE
2100
Roman
Written on Earth
Édition mise en ligne sur www.ale2100.com
Cher internaute, cher lecteur,
Te voici prêt à entrer dans ALE, un roman d’aventure et d’anticipation (avec love
story incluse).
Prépare-toi, car le voyage va être mouvementé.
Ce téléchargement représente un extrait gratuit des 22 premiers chapitres sur 52
disponibles. La suite de l’histoire est payante, sauf si tu entres dans les conditions
spéciales mentionnées en dernière page dans le FAQ.
Elle sera disponible en septembre 2014 au prix de 4.99 €.
Tu trouveras sur le site www.ale2100.com une bande-annonce et des photomontages
pour agrémenter ton expédition.
Si tu es antimondialiste, journaliste, féministe, croyant, lobbyiste, banquier, chef
d’État, prof, chercheur, sociologue, extrémiste et que tu t’aventures à lire ce qui suit, tu
risques de grincer des dents. Avant de lever les yeux au ciel et de t’arracher les cheveux,
parlons-en ! Tu peux me contacter sur [email protected]
Je ne répondrai qu’aux personnes courtoises, of course !
Éditeur, infographiste, scénariste, réalisateur, traducteur, bédéiste, business angel,
développeur de jeux vidéos, musicien, photographe notez que cette histoire, destinée
aux jeunes adultes, a du POTENTIEL. Si à sa lecture vous avez des idées qui fusent et
que vous souhaitez les partager, écrivez-moi sur [email protected]
N.B. Parce qu’ALE est un concept participatif, les chapitres européens sont issus des
idées et visions des internautes qui ont lu le roman au fur et à mesure qu’il s’écrivait.
Le texte qui suit est rédigé en français moderne selon les rectifications de l’orthographe
de l’Académie française de 1990 (mais je ne suis pas à l’abri d’un oubli ou d’une
coquille).
PROLOGUE
Je ne vis pas le piège. Le bord de la falaise se déroba sous mes pieds, je perdis
l’équilibre et plongeai dans le vide.
C’était la fin. Ma fin. Mon Game Over.
Je fermai les yeux, j’avais trop la haine.
Tout à coup, je fus stoppée dans ma chute. Je me sentis repartir en arrière, aspirée
vers le haut, soulevée comme une plume, virevoltant dans les airs avant de venir
m’échouer sur le sol comme une larve. Je ne comprenais plus rien.
Quand enfin je relevai la tête, il était là, devant moi.
— Depuis quand fait-on entrer des newbies, ici ? marmonna-t-il dans son coin.
Mon sang ne fit qu’un tour. Newbie ? Moi ? Une débutante ?
— De quoi je me mêle ? répondis-je, à la fois surprise et furieuse.
Il laissa éclater un rire amusé.
Je me relevai, encore sous le choc de l’insulte, et me dressai devant lui.
— Je n’ai pas besoin de toi.
Il me jaugea de la tête aux pieds, puis planta ses yeux dans les miens.
— Sans moi, charmante demoiselle, votre double se serait planté dans le décor.
Avouez que cela aurait été dommage, ajouta-t-il d’un ton mesuré.
Il fit demi-tour et lâcha un « Salut ! » tout en s’éloignant.
— Attendez !
Il s’arrêta net, mais ne prit pas la peine de se retourner. Je le fusillai des yeux.
— Merci, sifflai-je.
Il reprit sa marche et disparut en un claquement de doigts.
Je m’appelle Lola, et cette histoire est ma toute dernière quête.
Chapitre 1
Mercredi 25 juin 2025
Toute ma vie a été chamboulée par trois petits mots :
ENTREZ VOTRE PSEUDO
Avant cela, tout allait (presque) trop bien. Dix-neuf ans, étudiante, fan de jeux
vidéos, j’étais entourée d'une copine géniale, d'un petit copain sexy et d'une famille
recomposée formidable.
Seulement, curieuse et confiante, j’ai entré l’adresse web fournie par mon pote
virtuel Eo, que l’on prononce « i » « o », sans me poser de question. Dans ce domaine,
je le suivais les yeux fermés. Mauvaise idée !
Bêta-testeur, pour Play the Game, un e-mag, Eo essayait et commentait les jeux et le
nouveau matériel informatique, avant leur lancement sur le marché. Il consacrait la
majeure partie de son temps connecté au réseau et affectionnait particulièrement World
Game – WG pour les experts, la plus grande plateforme multijeux au monde. Ces douze
derniers mois, j’avais participé activement à la grande guerre de WOP (World of Power)
dans la guilde qu’il dirigeait. Nous avions alors passé des heures et des heures
ensemble, par avatars interposés, à affronter des méchants numériques.
Dans la vie réelle, il vivait à Berlin et moi à Bruxelles. À part cela, je ne connaissais
ni son apparence physique, ni même son âge. Il existait une règle d’or chez les gamers :
pas de vie privée dans la virtualité. Par contre, je connaissais l’essentiel. Eo n’avait
qu’une passion : dézinguer l’ennemi.
Cet hiver, il m’avait vaguement parlé d’un projet en développement sans donner plus
de détails, si ce n’est que ce test ultraconfidentiel serait d’un « nouveau genre » et
« peut-être rémunéré », deux facteurs qui avaient attisé mon intérêt. En plus d’être
curieuse de nature, je n’étais pas contre un petit capital, toutefois Eo ne s’était pas
montré plus bavard. Il m’avait fait parvenir un questionnaire très pointu que j’avais mis
plus d’une semaine à remplir et avait refusé tout commentaire à son sujet. Après, il se
contenta de me fournir une date, une adresse et une heure de rendez-vous dans WG,
insistant sur le fait qu’il comptait sur ma présence.
Sans être une pro, j’aimais bien jouer après le diner. Il faut dire que les programmes
télévisés demeuraient médiocres malgré les centaines de chaines disponibles. La Toile,
elle, offrait une seconde vie plus attrayante, quel que soit le domaine, sans avoir à se
déplacer et en toute sécurité.
Enfin c’est ce que je croyais… au tout début.
Comme beaucoup de jeunes, j’avais opté cette année pour une UVP, une Université
Virtuelle Professionnelle. Je suivais la moitié de mes études à la rue de la Loi, l’autre
dans ma chambre, en formation à distance dans une cyberclasse. J’avais eu du mal à
convaincre ma mère ; elle voyait d’un mauvais œil cette méthode encore expérimentale
d’enseignement qui, pour mon œil à moi, était top class. Elle craignait des retombées
diverses et méconnues sur ma santé à cause d’un temps prolongé dans mon lit, l’esprit
ailleurs dans le cyberespace (hé, hé). Après maintes discussions, et devant mon
acharnement, elle avait fini par céder « sous conditions ». En échange de son accord,
j’avais accepté d’une part de me rendre deux fois par semaine dans une salle de fitness,
une « concrète » comme elle disait, et d’autre part je devais m’engager à réduire de
manière drastique mon temps sur le web pendant les vacances scolaires et respirer l’air
frais, mais bel et bien pollué, de Bruxelles.
Elle pouvait toujours rêver, mais elle n’en saurait jamais rien.
De fait, ma mère, décidément anxieuse pour ma santé physique, avait investi dans un
matelas et un oreiller à mémoire de forme qui me permettraient de ne pas faire souffrir
mon corps exposé quotidiennement à de longues heures en position horizontale. Jamais
ma salle de classe n’avait été aussi confortable.
De son côté, mon beau-père Luc, informaticien de son état, et soucieux de ma
réussite, m’avait offert à la rentrée le WA21, la nouvelle génération de casque pour
réalité virtuelle. En plus d’être léger, ergonomique, avec vision HD et son
tridimensionnel, il intégrait les toutes dernières améliorations de commande par la
pensée. La Rolls du casque. Immersion quasi totale garantie. Le top du top.
23:58. Dans deux minutes, j’allais donc commencer la plus extraordinaire —
comprendre fantastique, incroyable, délirante — expérience virtuelle de ma vie.
La plus douloureuse aussi, au sens littéral du mot, cependant, à ce moment-là, je n’en
savais encore rien.
Je m’allongeai, remontai mon drap pour ne pas avoir froid au milieu de la nuit et
enfilai mon casque. Trois semaines que j’attendais. Le grand jour était enfin arrivé.
J’étais tout excitée.
Une nouvelle instruction s’afficha devant mes yeux.
Veuillez patienter pendant l’installation de l’interface WA21…
Bonjour WaveRider, merci d’introduire votre destination.
WaveRider, c’est moi. Mon nom de guerre en quelque sorte. Je tenais ce pseudo de
nos dernières vacances avec mon père. J’avais onze ans. Nous étions partis en France
sur la côte landaise, au début du mois de juillet. Avec un ciel grisâtre, les touristes se
faisaient rares sur la plage, mais l’océan agité avait toutefois attiré une bonne dizaine de
surfeurs. En stand-by, chevauchant leur planche comme d’Artagnan sur son destrier, ils
attendaient chacun leur tour The Wave, celle qui les ferait frémir et leur permettrait de
défier les éléments pendant quelques secondes. Mon père aimait regarder l’océan.
Moi, j’aimais mon père.
Ce matin-là, son esprit accompagnait les surfeurs.
— Tu vois, Lola, dans la vie il faut agir comme eux. Avoir du bon matos, observer
ton environnement, étudier le flux et le reflux, ramer dur, et lorsque c’est LE moment,
se mettre en position et surfer sur la vague.
Surfer sur la vague… Voilà une excellente image de celle que je voulais être. Ainsi
naquit, quelques semaines plus tard, mon moi virtuel. WaveRider.
Question représentation physique, je n’avais pas cherché à déborder de créativité.
Une photo numérique de moi et un logiciel de conception en 3D faisaient largement
l’affaire depuis des années. Au fur et à mesure que je grandissais, mon avatar
grandissait aussi.
De corpulence moyenne, yeux noisette, cheveux châtain foncé attachés en queue de
cheval, WaveRider portait dans la plupart de ses missions un baggy noir, et un tee-shirt
rose pâle avec un col en V sur une magnifique peau bronzée trois-cent-soixante-cinq
jours par an. Ze total look !
Minuit sonna enfin. J’entrai la destination transmise par Eo : ALE2100S2T.
C’est parti...
Je me matérialisai au milieu d’une ruelle plongée dans une lumière jaunâtre, comme
si l’éclairage datait du Moyen Âge. Face à moi, une enseigne en fer forgé indiquait :
Restaurant Bagatelle. La façade ne correspondait pas vraiment au style classique d’un
bistro à l’ancienne. Deux grandes vitrines aux formes arrondies encadraient une porte en
chêne située dans l’ombre d’un renfoncement. À travers chacune d’elles, on pouvait
distinguer clairement d’interminables bibliothèques qui s’élevaient du sol au plafond et
couvraient l’intégralité des murs.
Emprunte l’escalier derrière le rideau rouge, avait écrit Eo dans son dernier
message.
J’effectuai deux pas en avant et remarquai qu’il n’y avait pas de poignée à la porte. À
mon contact, cependant, elle s’ouvrit sans effort et sans bruit. L’intérieur du restaurant
était chaleureux et baignait dans une atmosphère douce due à la présence de dizaines de
petites billes flottantes dont la taille variait selon l’intensité lumineuse. Passé la
bibliothèque de gauche, s’étirait un bar sur lequel trônaient les suggestions du jour aux
titres enivrants. Dans son établissement fictif, le tavernier proposait de s’abreuver de
cocktails romanesques téléchargeables via un compte utilisateur. Je me demandai si les
personnages installés dans des canapés de cuir capitonnés étaient des IA et/ou des
avatars. Les premiers étant des intelligences artificielles, les seconds, des personnages
numériques contrôlés à distance par des êtres humains. Au fond, sur la droite, un lourd
rideau en velours rouge devait dissimuler l’escalier dont m’avait parlé Eo. Je traversai la
salle et passai derrière. Sans surprise, un escalier en colimaçon s’enfonçait dans le sol. Il
représentait ma seule et unique option pour progresser. Je descendis la quinzaine de
marches et m’engageai dans un étroit couloir mal éclairé. Au bout, un faisceau laser, tel
un voile lumineux, barrait virtuellement le passage. D’instinct, je m’arrêtai.
Soudain, une voix féminine se fit entendre :
Authentification en cours, veuillez patienter…
Du coin de l’œil, je vis une ombre bouger. Je me retournai et me trouvai face à un
immense Black. Il avait le crâne rasé, des pommettes saillantes, un piercing en bois à
l’extrémité de son sourcil gauche et des yeux verts époustouflants qui me fixaient. La
peau de son torse, à peine camouflée par un long manteau noir, reluisait comme s’il
avait été huilé. Blindé, stylé, le mec.
Il me sourit et fit apparaitre une dentition parfaite. Sa respiration simulée était lente
et profonde. Il n’avait toujours pas dit un mot.
Authentifications terminées, veuillez avancer.
Le faisceau laser s’éteignit. Apparut devant nous un conduit dont la texture
métallique m’évoquait une gaine de ventilation géante. À mes pieds, deux plateaux de
vingt centimètres de large, chacun marqué d’une empreinte de pas, m’invitaient à
prendre place ; à hauteur de ma taille, un tube en demi-cercle, tel un guidon, complétait
l’engin.
Je me retournai. L’inconnu m’adressa un signe de la tête en guise d’acquiescement.
Je posai un pied sur chaque carré et agrippai le guidon. Mon « transporteur » avança
d’un mètre, effectua un quart de tour sur la gauche, puis s’engagea à vitesse constante et
soutenue dans une multitude de tuyaux métalliques. Je pénétrai ainsi sans bruit dans ce
labyrinthe sombre dont les rares néons me faisaient penser à une scène glauque d’un
film d’horreur.
Posté derrière moi, l’inconnu se laissait lui aussi glisser. Notre voyage fut de courte
durée et nous stoppâmes tous deux au même endroit. Sur notre gauche, une porte
coulissa.
— Je vous attendais ! s’exclama joyeusement Eo. Entrez !
Eo était incarné par un jeune homme de vingt-cinq ans flanqué d’une crinière aux
tons blanc argenté. Son avatar portait en permanence des lunettes de soleil sur le haut du
crâne, un tee-shirt clair et un pantalon style camouflage militaire. Rambo sans les
stéroïdes.
Nous pénétrâmes dans une pièce rectangulaire d’une quinzaine de mètres carrés, dont
la déco était minimaliste : quatre murs, une porte et trois fauteuils blancs au large
dossier, alignés en arc de cercle. Trop mortel.
— Salut, où sommes-nous ? demandai-je dans mon meilleur anglais en passant
devant Eo.
Par principe et par facilité, sur le Net nous jouions tous dans la langue de
Shakespeare, of course !
— Je ne sais pas vraiment, m’annonça-t-il en haussant les épaules. Je n’ai pas vu les
autres équipes. Je viens d’arriver. Mais au fait, vous vous connaissez, tous les deux ?
— Non, affirmai-je.
L’inconnu, posté près de la porte, posa son regard perçant sur moi. Il resta silencieux
quelques secondes et répondit à son tour par la négative en bougeant légèrement la tête.
— Wave, je te présente L’Émissaire. L’Émissaire, voici WaveRider, fit rapidement
Eo.
Le grand Black demeura immobile, comme cloué sur place. J’avais entendu parler de
lui à quelques reprises, mais je n’avais jamais eu l’opportunité de le voir en action.
— Enchanté, déclara-t-il soudain d’une voix grave avec un fort accent américain.
— Hi, bredouillai-je, surprise.
J’espérais qu’il n’allait pas manger ses mots pendant toute la partie. L’accent
germanique d’Eo ne me gênait plus depuis longtemps, mais je n’avais jamais vraiment
joué avec un Américain. Par chance, il ne semblait pas très bavard.
Par contre, son avatar en imposait grave.
— Nous ne sommes que trois ? demandai-je à Eo, étonnée par la taille de notre
team.
Il hocha la tête et je me sentis subitement fière d’être une élue. De tous les gamers
qu’il connaissait, il m’avait choisie, moi. Mon amour-propre grimpa en flèche. N’en
pouvant plus d’attendre, je le bombardai de questions.
— Combien y a-t-il d’équipes ? Quelle est la quête ? Et pourquoi tant de mystère ?
Allez, crache le morceau !
— Je vais vous dévoiler ce que je sais. Nous sommes une vingtaine d’équipes, mais
les identités sont restées secrètes. Le test repose sur une nouvelle interface « qui va
révolutionner l’immersion », récita-t-il en mimant des guillemets dans les airs, et
l’équipe qui gagne encaisse le pactole qui s’élève à 300 000 €.
Rapide calcul mental : trois-cent-mille divisés par trois égalent cent-mille. Un avec
cinq zéros derrière. Sous mon casque, mes yeux se mirent à pétiller.
— Je n’en sais pas plus, sauf que tout ceci reste ultraconfidentiel. Ne déconnez pas
avec ça. Ils savent où nous trouver.
Cette dernière phrase aurait dû plomber l’atmosphère ; au contraire, elle ajouta du
piment à notre expérience. Je m’imaginais déjà dans un programme cent pour cent Top
Secret !
L’idée de découvrir quelque chose de nouveau titillait toujours ma curiosité, et plus
c’était mystérieux, plus j’avais envie de foncer tête baissée.
Eo posa ses fesses dans le fauteuil du milieu, je m’installai à sa droite, L’Émissaire à
sa gauche. Entre nous et le mur du fond, une estrade ronde semblait attendre une
apparition.
Ce ne fut pas long. À peine assis, un hologramme s’afficha devant nous. Eo se
redressa et se pencha en avant, les deux bras posés sur les accoudoirs.
— Bonjour et bienvenue à vous trois, fit l’hologramme avec un accent de cowboy.
Je suis Edgar, le maitre du jeu.
Surprise, je sourcillai, il ne correspondait en rien à ce que j’avais pu imaginer. Je
m’attendais à un être de lumière, une créature gigantesque, des yeux rouges sous une
capuche ou un cyborg… Bref à tout sauf à cet homme centenaire à en juger par ses
rides, profondes comme un canyon, sa barbe blanche et son chapeau en feutre
d’où sortaient deux grandes oreilles. Vêtu d’un pantalon en velours marron et d’un pull
brun, plus pourrave, tu meurs !
— Déjà vu ? demandai-je en douce.
— Euh non, dit Eo, un peu déconcerté lui aussi.
— Ils lui ont collé un sonotone ! chuchotai-je, après qu’il eut tourné légèrement la
tête vers L’Émissaire.
Eo manqua de s’étouffer.
— Je vous remercie d’avoir accepté de participer à cette expérimentation qui va
révolutionner l’univers de l’immersion en réalité virtuelle, déclara l’hologramme d’un
ton solennel et d’une seule traite.
Il fit claquer sa langue et inspira profondément. Pourvu qu’il ne nous fasse pas une
crise cardiaque !
— Je suis persuadé que vous êtes tous impatients de commencer, mais permettezmoi tout d’abord de vous donner des informations techniques. Nous allons vous
connecter à notre nouvelle interface appelée Sensation. Grâce à des stimuli visuels et
auditifs, auxquels réagira votre cerveau, vous ressentirez, en plus de la vue et de l’ouïe,
le toucher, le gout et l’odorat. En d’autres termes, résuma le maitre du jeu, croquez une
pomme dans notre monde et vous en aurez la saveur sans réellement la manger.
Eo s’enfonça dans son fauteuil, dubitatif. L’Émissaire, lui, semblait en mode
« concentration extrême » alors que moi, j’en salivais d’avance.
— Nous avons déjà effectué des tests au sein de notre équipe, poursuivit l’ancêtre,
mais nous souhaiterions confronter nos résultats et affiner certains éléments. Nous
entrons donc dans la seconde phase des essais avec un échantillon de population plus
large et totalement vierge de cette technologie, d’où votre présence ici.
En gros, nous voilà transformés en rats de laboratoire.
— En plus de Sensation, continua-t-il, plein de vigueur, nous vous proposons aussi
la découverte et l’exploration d’un nouvel environnement virtuel. Son nom de code :
ALE. Alternative Life Experience. En voici quelques images.
L’hologramme disparut. Rythmées par une musique symphonique, des vidéos
défilèrent sur les quatre murs qui nous entouraient, comme la bande-annonce d’un film
catastrophe. ALE, notre futur terrain de jeu, était en définitive notre planète ayant subi
de grandes perturbations. Déluges, montées des eaux, effondrements, villes à moitié
englouties, iles rayées de la carte, déforestations, invasions d’insectes, conflits armés…
Bref, la totale.
Il est vrai que depuis des années on nous parlait du réchauffement climatique, de
développement durable et de pics de pollution. Pourtant les habitudes n’avaient pas
changé de manière drastique, malgré les cours d’éducation environnementale qui étaient
devenus obligatoires depuis 2015 en Belgique. Mes parents disaient qu’avec la grande
crise financière et économique du début du siècle, la prise de conscience n’avait pas eu
lieu. La priorité des États avait été donnée au retour à la croissance, au développement
des technologies, reportant toujours à plus tard le sort de la planète et de ses occupants.
Nous vivions déjà plus au jour le jour, mais à crédit, sans réellement nous préoccuper
d’un avenir qui semblait trop lointain.
Les scénarios catastrophe, c’était du déjà vu, mais l’interface Sensation, ça, c’était
l’innovation que nous attendions TOUS. Les images disparurent et Edgar reprit position
au centre de l’estrade.
— Nous vous proposons un voyage dans le temps. Vous êtes les explorateurs du
futur et nous vous invitons à une balade sensorielle dans ce monde de demain. Pour
pimenter l’expérience, nos programmeurs ont concocté pour vous quelques quêtes et
combats, vous verrez que nombreuses de ces contrées ne sont plus hospitalières…
Un sourire se dessina sur le visage d’Eo. Les combats, c’était son dada. Sa guilde,
dans WOP, avait obtenu une honorable cinquantième place planétaire.
— Pour des raisons de sécurité, vous commencerez avec un degré très faible de
réactivité face aux coups que vous allez recevoir et ressentir, mais l’intensité ira en
augmentant au fur et à mesure de votre avancement dans ALE. Afin d’être aussi proche
que possible de la réalité, votre avatar réagira selon le niveau de ses jauges. Vos
émotions, votre santé, votre expérience seront prises en considération et auront une
incidence directe sur les capacités de votre avatar à évoluer dans le jeu, et donc sur votre
classement. Pour rappel, l’équipe gagnante obtiendra une prime de 300 000 €, en
remerciement de ses bons et loyaux services, termina le maitre du jeu avec une pointe
d’ironie.
Il nous défia un instant du regard, et ajouta d’un ton malicieux :
— Que la partie commence. Que les meilleurs gagnent.
L’hologramme disparut. Je restais songeuse un instant. Ces innovations allaient
incontestablement réduire la différence entre le monde réel et le monde virtuel. Quelles
en seraient donc les conséquences ?
— Hé ! Hé ! jubila Eo en bondissant de son fauteuil, m’interrompant dans mes
pensées philosophiques. Ça va nous décrasser les neurones, les amis. J’ai hâte de
croquer dans leur pomme.
À peine venait-il de prononcer ces mots qu’une jeune fille d’une dizaine d’années
apparut dans notre loge. Ses longs cheveux noirs tressés remontaient en pointe derrière
sa tête. Son nez était constellé de taches de rousseur miniatures. Ses yeux étaient d’un
vert éclatant et son regard exprimait malice et intelligence.
— Bonjour, dit-elle. Je suis Léa.
— Bonjour, répondis-je doucement en me relevant.
Eo se pencha sur la fillette.
— Tu as dû te perdre, Léa, dit-il. Ici, c’est une zone de jeu pour les grands.
— Non, je ne suis pas perdue, déclara la petite en remuant la tête. Je suis votre clé.
— Quoi ? s’étrangla Eo, stupéfait.
— Je suis Léa, votre clé dans le monde d’ALE, expliqua patiemment la fillette.
Eo tourna autour de la gamine comme pour l’inspecter. Elle suivit son mouvement,
tournant sur elle-même comme pour le défier. Décidément, cette simulation promettait
d’être pleine de surprises tant l’interaction était hallucinante.
Revenu à la case départ, Eo reprit place dans son fauteuil.
— À partir de maintenant, j’apparais et je disparais en même temps que vous,
annonça Léa avec un sourire coquin. Vous devrez m’emmener à chaque mission.
— Me voilà transformé en baby-sitter, grogna Eo.
— Je possède plusieurs fonctions et je peux prendre deux formes, ajouta-t-elle, deux
doigts en l’air, ignorant la remarque d’Eo. Celle d’une humaine et celle d’un médaillon.
Dans les deux cas, je gère vos interfaces. La force du toucher ira en augmentant. Plus
elle sera intense, plus elle apportera d’XP – des points d’expérience. Plus vous aurez
d’XP, plus puissants seront vos pouvoirs.
— Nos pouvoirs ? répéta Eo, intéressé.
La petite hocha la tête et enchaina :
— Vous allez acquérir des pouvoirs dans trois domaines différents. Un par
aventurier. Leur obtention et leur utilisation ne peuvent se faire que lorsque vous me
porterez sous forme de médaillon.
— Ah, les enfoirés ! jura Eo. Bonjour la frustration !
— Bonjour Eo, lui répondit aussitôt Léa d’une voix polie. Je ne suis pas « les
enfoirés » et je ne détecte pas d’aventurier dénommé « la Frustration » dans cette pièce.
L’Émissaire et moi éclatâmes de rire à cette judicieuse réplique. Eo s’enfonça de
nouveau dans son fauteuil et se gratta la tête. Ça promettait d’être épique.
— C’est une façon de parler, Léa. Continue, s’il te plait.
— Parfait, merci.
La petite fille reprit son discours préenregistré.
— En dehors des bornes de sauvegarde, signalées par une esperluette — dont le
sigle « & » se dessina sur le mur à notre droite —, vous pouvez faire un reset. Dans ce
cas, l’expérience sera terminée pour cet aventurier, mais pas pour son équipe. Vous
pouvez aussi intégrer les missions à un, deux ou trois joueurs. Le premier qui
commence la partie m’emporte avec lui. Le second sera automatiquement transporté là
où nous nous trouvons lorsqu’il aura inséré sa carte dans le lecteur.
La gamine pointa du doigt un boitier collé sur le mur à notre gauche.
— Par contre, une fois dedans, vous ne pourrez ressortir qu’à un lieu de sauvegarde.
Sinon, il ne vous restera plus que l’option reset. S’engager, c’est jouer ! chantonna-telle à la façon d’un slogan publicitaire. Voici vos cartes d’accès.
Les deux garçons se relevèrent, nous nous approchâmes ensemble de la fillette. Léa
tenait en main trois rectangles blancs en plastique. Je pris le premier, les lettres A-L-E
brillaient sur le dessus, je le retournai et vis mon pseudo se graver au verso.
Eo regarda L’Émissaire et pencha légèrement la tête en signe d’interrogation.
— Prêt, dit le Black de sa voix grave.
Eo pivota la tête vers moi.
— OK de mon côté, ajoutai-je.
— Bon, eh bien, c’est parti !
Chapitre 2
Jeudi 26 juin 2025
La moue sérieuse, Léa étendit ses bras le long de son corps, elle releva légèrement le
menton et, dans un faisceau de lumière bleue, elle se transforma en un médaillon
scintillant qui resta suspendu dans les airs.
— Les femmes d’abord, m’annonça Eo en tendant la main vers l’estrade.
Je me dirigeai vers le médaillon dont la chainette flottait, comme une herbe à la
surface d’une rivière. En son centre était sertie une pièce plate en matière molle,
turquoise et translucide. Je l’attrapai et l’approchai de mon cou. Je n’eus pas le temps de
me tourner afin qu’Eo pût le nouer, que les chainettes s’animèrent à mon contact et
vinrent d’elles-mêmes se lacer derrière ma nuque. C’était magique.
Nous insérâmes nos cartes dans les fentes du lecteur prévues à cet effet. Les
battements de mon cœur s’accélérèrent ; je pris une profonde inspiration. Chaque
nouvelle aventure apportait son lot de surprises et même si j’étais d’une curiosité à toute
épreuve, une petite appréhension m’accompagnait en permanence.
Come on, Wave, m’encourageai-je mentalement.
Une microseconde plus tard, le choc frontal des sensations.
En premier lieu, le spectacle visuel. Nous nous trouvions en altitude, perchés sur la
cime de ce qui devait être un volcan éteint. Puis vint le vent. Un souffle doux balayait
mon visage. Il glissait sur mes joues, glaçait ma peau et s’échappait. Et enfin le sol, dur
comme du métal, m’imposant une résistance sous mes pieds.
— Wow, lâcha Eo d’une voix vibrante.
Il tournait la tête dans tous les sens, et effectuait des enjambées anarchiques d’un
bout à l’autre de notre espace comme s’il surchauffait.
— C’est pas possible, c’est pas possible, répétait-il avec des gestes frénétiques. Non,
mais vous avez vu les textures ?
Il pointait du doigt les rochers qui nous entouraient. Littéralement bluffé le pro !
J’étais moi-même scotchée. Non seulement la splendeur du décor coupait le souffle,
mais la qualité des graphismes était hyper flippante.
C’était trop vrai, trop beau, trop incroyable.
— Quelle merveille, chuchota L’Émissaire, charmé lui aussi par le spectacle.
Il avança lentement sur ce sol volcanique, écarta les bras pour embrasser le ciel,
effectua un long 360° comme s’il voulait imprimer dans sa mémoire ce panorama
surréaliste.
Après un rapide tour d’horizon, je m’efforçais de poser un regard réfléchi sur cet
environnement qui mettait mon corps en ébullition et j’en analysais chaque centimètre
carré. Les couleurs, le jeu d’ombres et de lumières, les moindres détails du paysage. Si
le cratère déployait au premier plan un aspect lunaire, composé essentiellement de
roches, de cailloux et de poussière, la vision qui s’étendait au-delà était époustouflante.
Dans le ciel devant nous, juste sous nos pieds, s’étalaient quelques moutons nuageux
qui voletaient dans les airs et avançaient au pas. Au loin, le soleil pointait le bout de son
nez et colorait le troupeau d’une légère teinte dorée.
Eo tournait toujours en rond comme un gosse qui découvre son nouveau terrain de
jeux. L’Émissaire et moi le regardions, amusés.
— Et si on testait Sensation ? ajouta-t-il, se rapprochant de moi.
Il posa sa main sur mon épaule. Ce n’était pas tout à fait la pression tiède d’une
paume. Je n’avais jamais ressenti cela, c’était difficile à décrire. J’avais l’impression
d’être touchée par un fantôme.
— C’est hyper léger, dit-il au bout d’un moment, mais j’ai tout de même vraiment
l’impression de te sentir.
— Oui, moi aussi, acquiesçai-je. C’est grave. C’est comme pour de vrai.
Il retira sa main pour palper son visage, ses lunettes de soleil hissées sur son front,
ses cheveux blanc argenté qui bataillaient en tous sens. L’idée de pousser un peu plus le
test me traversa. J’exécutai deux pas en arrière et lui décochai un coup de pied léger
dans les côtes qui l’envoya valdinguer au loin.
— Hé ! cria-t-il, se tenant le ventre. T’as un court-jus ?
— Moi aussi je fais des essais… Alors ? T’as mal ?
Il prit le temps de considérer la question, sans cesser de se presser le flanc.
— Non, pas vraiment, mais j’en ai eu le souffle coupé.
J’avais l’impression d’y avoir été un peu fort.
— T’inquiète, je suis un grand garçon, je m’en remettrai ! Par contre, une chose est
certaine, ça va donner une autre dimension au jeu. Si à chaque fois qu’on est touché on
se prend une chtouille, nos tactiques de combat devront changer. Adieu les corps à
corps ! soupira-t-il d’un ton songeur.
Je prêtai un peu plus attention à mes jauges, dessinées en haut à droite de mon champ
de vision. J’étais en top forme et ma jauge Émotion semblait bien équilibrée. Ni trop
émotive ni cœur de pierre.
Soudain, un faisceau jaillit du médaillon à mon cou pour inscrire un message en
suspens dans le vide :
This way.
Dessous, une flèche orangée clignotait.
— Ils veulent qu’on se jette dans le vide ? dit Eo, tout aussi étonné que moi
À l’instant où il prononça ces mots, trois grosses capsules se matérialisèrent devant
nous. Flottant en apesanteur, tout près du sol, elles ressemblaient à d’immenses gélules
de vitamines, hautes d’au moins deux mètres. Leur enveloppe, fixée à une structure
métallique, était en verre ou en Plexiglas. Une porte coulissa, nous invitant à entrer.
Nous prîmes chacun place dans notre cocon. Les portes se refermèrent en silence. À
l’étroit dans ma cabine, je me sentais à la fois nerveuse et impatiente. Soudain, trois
cerceaux vinrent m’entourer : un premier au niveau des genoux, le second au niveau des
hanches et le dernier autour de la taille. Sur les côtés, le long de mon corps, se
trouvaient deux poignées. Des crochets épousèrent le contour de mes épaules, comme
pour me caler, puis débuta un compte à rebours qui s’afficha en lettres digitales, juste à
hauteur de mes yeux : 10… 9… 8… 7… 6… 5… 4… 3… 2… 1.
Les chiffres cédèrent la place au mot go.
En une fraction de seconde, les gélules nous emportèrent dans le plus fou des grands
huit. Comme aspirés dans une immense paille transparente, la tête la première, nous
étions ballotés dans tous les sens, tantôt au-dessus des nuages, tantôt au-dessous, tant et
si bien que je ne savais plus où se trouvait la terre ferme. La vitesse était prodigieuse.
J’avais du mal à respirer et ma tête ne cessait de naviguer d’un côté à l’autre. Il n’y avait
pas de ralentissement, pas de montées qui donnent le temps d’appréhender les
descentes. Ici, le rythme gardait une constance immuable, quels que soient le
mouvement ou la pirouette exécutés.
Je m’agrippai fermement aux poignées et finis par fermer les yeux pour focaliser au
maximum ma concentration sur ma respiration. J’inspirai par le nez et expirai par la
bouche, jusqu’à ce que mon rythme cardiaque se stabilisât. Je rouvris alors les paupières
et pus constater que nous filions comme des comètes vers une destination inconnue. De
temps à autre, je croisais la capsule d’Eo et de L’Émissaire, comme si nos parcours
s’entrelaçaient amoureusement avant de se séparer à nouveau. Puis, nous fûmes
disposés côte à côte, en formation parallèle, pour entamer une descente vertigineuse. La
tête en bas, je regardais le sol s’approcher, j’entendais le souffle qui nous propulsait, le
sol en approche, le souffle, le sol, les battements de mon cœur qui cognait dans mes
tempes. Je fonçais droit sur la terre et commençais en moi-même une petite prière, bien
que je ne sois pas croyante. Dieu, si vous existez, faites en sorte que je ne m’écrase pas,
s’il vous plait… Ma jauge Émotion grimpa de trois crans.
Je n’ai jamais su si c’était l’œuvre de ma prière ou simplement le circuit prévu par
les capsules hypersoniques, mais notre trajectoire s’inversa, frôlant les herbes, et nous
repartîmes vers les cieux pour être finalement recrachés quelques mètres plus loin,
comme des boulets tirés par un canon. Il n’y avait plus de pression, plus de souffle, juste
nos cabines propulsées qui achevaient leur course folle. Quand elles furent presque
immobilisées, les capsules se fendirent en deux, libérant tour à tour leur passager. Eo,
L’Émissaire, puis moi.
Je pris aussitôt mon envol. J’étais (enfin) libre. Je sentis le vent caresser mon corps,
l’air chaud emplir mes poumons et l’attraction terrestre faire le reste.
Hé non, je ne possédais pas l’option « vol, envol, survol et tous les synonymes » !
Je tombais.
Sous mes pieds, le vide comblait l’espace entre moi et le seul point d’eau visible à
l’horizon. La sensation de chute me remontait l’estomac, l’air fouettait de plus en plus
fort mon visage, des frissons parcoururent mon corps qui se prenait une injection pure
d’adrénaline. Je crus que j’allais décéder.
— Ça va mouiller ! cria L’Émissaire qui tombait juste devant moi.
Il écarta les bras. Son manteau flottait comme la cape d’un superhéros. Il bascula
vers l’avant, tendit ses bras au-dessus de sa tête et pénétra dans l’eau.
Pétrifiée, je ne pus l’imiter, mais par la force des choses j’entrai à mon tour dans
l’eau, comme un gros caillou. Instantanément, je fus envahie par une sensation de
« mouillé ». D’instinct, je retins ma respiration sous mon casque et cherchai
immédiatement à rejoindre la surface en agitant frénétiquement tous mes membres. La
tête hors de l’eau, j’effectuai quelques mouvements de brasse coulée avant de toucher le
fond avec mes pieds.
Je fus la dernière à sortir, telle l’unique rescapée d’un naufrage maritime.
La sensation d’humidité disparut au moment même où je quittai l’eau. Mes
vêtements étaient comme secs. Ouf ! pensai-je en moi-même. Tout ne semblait pas
perdu dans la magie du virtuel. Je craignais de devenir Miss tee-shirt mouillé par la
volonté puérile des programmeurs !
Arrivée sur la berge, j’assis mon avatar entre deux touffes d’herbes et posai,
haletante, le front contre mes genoux. À force de crispations répétées, dues au stress,
j’avais la tremblote de la tête aux pieds alors que mon corps, le vrai, était allongé dans
mon lit. Le monde tournoyait légèrement et mon flux sanguin semblait s’être arrêté de
circuler. Mes jauges dansaient la rumba.
J’écoutai à peine la voix surexcitée d’Eo, non loin de moi :
— Ouah, je n’en reviens pas ! Ça déchire grave, hein ? J’en suis encore tout secoué.
— C’est une belle entrée en matière, répondit L’Émissaire, plus pondéré.
À leur silence subit, je devinai que les deux garçons jetaient un coup d’œil dans ma
direction. Quand je levai la tête de mes genoux, je les vis approcher.
— Notre petite surfeuse a bu la tasse ? me taquina Eo.
Assise sur le sol, je haussai les yeux vers lui.
— Non, je tente de me remettre de mes émotions. Ça m’a foutu une sacrée trouille !
Je ne suis déjà pas une fan de ce genre d’attractions en live, mais je crois qu’en
simulation c’est pire.
— Rhooo... j’ai adoré le speed de la descente et l’éjection des capsules… J’en avais
le dentier dans les baskets ! exulta Eo. Avez-vous une idée de l’endroit où nous nous
trouvons ?
L’Émissaire analysait le panorama alors qu’Eo pratiquait des expériences tactiles
avec ses pieds.
— Je pencherais pour le continent africain, annonça le grand Black.
Les coudes sur les genoux, j’opinai aussitôt.
— Oui, je suis d’accord avec toi. La montagne sur laquelle nous avons commencé la
partie ressemblait au Kilimandjaro, déclarai-je, la main en visière scrutant l’horizon. Il a
définitivement perdu ses neiges éternelles l’an passé, je l’ai appris aux infos.
— Moi qui n’ai jamais visité l’Afrique, j’suis pas déçu d’être venu, et le côté
touriste virtuel me plait bien, dit Eo, tout sourire. Il nous manque plus que les lions et
les gazelles. Côté décor, j’sais pas si vous avez remarqué le traitement visuel des lieux.
Ils doivent avoir une sacrée équipe ! Je n’ai jamais vu d’aussi belles textures. Les
lumières sur l’eau, et les reflets… On approche de la perfection. J’irais presque jusqu’à
dire que c’est plus beau que dans la réalité.
Je reportai mon attention sur le lac, devant moi. Les rayons du soleil se reflétaient sur
sa surface paisible, sans une ride. La berge où nous nous tenions était harmonieusement
dessinée. Des galets de forme identique, mais aux couleurs variées, parsemaient le sol.
Quelques herbes hautes aux courbes délicates se balançaient doucement alors que des
buissons verdoyants apportaient un peu de relief au paysage. Eo n’avait pas tort.
L’absence de poussière, de feuilles mortes, de branches cassées donnait une impression
de perfection.
— OK ! reprit-il en pointant un doigt. La flèche « GPS » orangée clignote de ce
côté-là. Alors si vous vous sentez prêts, on y va.
L’Émissaire s’approcha de moi, attrapa ma main et tira d’un coup sec afin de me
remettre d’aplomb sur mes jambes. Il me plaisait bien, ce compagnon d’aventure. Il
n’avait pas les manières « excitées » d’Eo. Son assurance et son calme me rassuraient.
Son petit côté courtois m’inspirait le respect.
Nous prîmes la piste qui sinuait dans une végétation teintée par les herbes hautes
jaunies. Quelques grands arbres, acacias et baobabs, brisaient la monotonie du paysage
et apportaient une touche de couleur dans cette fresque africaine. Eo avait raison, il ne
manquait que les animaux sauvages.
Nous marchions en file indienne depuis deux ou trois minutes, notre « chef » en tête
de cortège, lorsque la vitesse de défilement du décor s’accéléra. Le maitre du jeu avait
dû appuyer sur la fonction avance rapide d’une télécommande. Déformant tout le
paysage, un pas correspondait à un kilomètre ou dix kilomètres, nous n’en savions rien.
Nous passâmes en quelques instants d’une nature fragile à un espace complètement
dépourvu de vie. L’avance rapide cessa et nous nous immobilisâmes au beau milieu
d’un tas de poussière ocre. Il n’y avait plus d’herbe, plus d’arbres. Seules résidaient
quelques ruines de ce qui fut autrefois des huttes, si notre théorie africaine était correcte.
Eo, en gamer averti, procéda immédiatement à une fouille méthodique des lieux. Si
on nous avait arrêtés ici, c’est qu’il y avait une bonne raison. Nous partîmes tous trois
dans des directions différentes afin de balayer la zone rapidement et récupérer un
maximum d’objets ou d’indices.
Nous ne fûmes pas déçus par notre quête. Eo découvrit deux épées dissimulées au
fond d’un ancien puits et suspendues à une corde. L’Émissaire s’équipa d’un sabre
ramassé sous les décombres. Quant à moi, mon arsenal se résumait désormais à une
lance extensible et un poignard. Exception faite de la lance, ces armes étaient plutôt
moyenâgeuses pour des gamers avertis. Débuter avec le dernier cri en matière de
shotgun, laser et autres flingues ultramodernes n’était pas de mise avec la tradition des
grands jeux épiques dignes de ce nom. Nous devions commencer au bas de l’échelle et
acquérir de l’expérience afin d’obtenir des équipements plus sophistiqués. Malgré cette
évidence, Eo semblait frustré.
— Argh… il faut toujours démarrer avec ces vieilleries, grommela-t-il. Quelqu’un at-il trouvé un couteau suisse ? On ne sait jamais.
— Arrête de grogner, c’est déjà pas si mal, dit L’Émissaire, plus philosophe.
Jusqu’ici, nous étions des nourrissons. Te voilà redevenu un guerrier.
Eo fendit l’air de ses épées, sans conviction.
— Ouais, mais tout de même, ils pourraient être un peu plus créatifs.
Je lui tapotai le torse avec le manche de ma lance.
— Sois patient. Nous venons à peine de commencer.
— Oui, t’as raison ! soupira-t-il. M’enfin, on n’est pas censés retourner à l’âge de
pierre, non plus. Je propose que chacun mette ses trouvailles de guerre dans son
inventaire respectif.
J’ouvris la boite de dialogue qui vint s’afficher devant mes yeux, sélectionnai
l’option inventaire et insérai mentalement mes armes. Elles se dématérialisèrent
instantanément.
Une fois cette tâche accomplie, Eo s’approcha de l’unique piquet encore planté dans
la terre. Le signe « & » était gravé en son centre. Ne sachant comment l’actionner, il le
grattait avec son ongle.
Le médaillon disparut de mon cou et Léa se dessina à nos côtés sous son apparence
de petite fille.
— Nous voici à la première borne de sauvegarde, déclara-t-elle. Je vous encourage
fortement à en profiter pour vous déconnecter et vous reposer.
Ses yeux verts pétillaient toujours de malice, mais le ton de sa voix, lui, était sérieux.
— Depuis combien de temps sommes-nous ici ? demanda L’Émissaire.
— Depuis 32 minutes et 54 secondes, répondit Léa.
— C’est tout ? s’étonna Eo.
— Affirmatif. Souhaites-tu des informations supplémentaires ?
— Ouais.
— Les expériences que vous avez vécues sont éprouvantes sur le plan cérébral, donc
elles rallongent votre impression temporelle. La suite de la partie ne le sera pas moins,
et c’est la nuit dans ton monde. Pour cette raison, je vous encourage à sauvegarder
maintenant et revenir plus tard.
L’Émissaire parut soupeser la question. Je vis Eo se fendre d’un sourire ironique. Lui
ne semblait pas fatigué le moins du monde. Je ne pouvais en dire autant de moi, je
commençais à avoir fameusement mal au crâne.
— Tout le monde est OK pour une déconnexion ? demanda Eo, néanmoins.
— Oui, dis-je.
— Oui, enchaina L’Émissaire.
— Léa, à toi de jouer.
La fillette acquiesça d’un cillement des paupières et déclara à haute voix :
« Sauvegarde ».
Chapitre 3
Jeudi 26 juin 2025
Carnet de voyage no 3 :
Nairobi, 6 h 45
Je poursuis mon chemin vers le sud. Je suis arrivé hier dans la capitale
kenyane. C’est la ville de tous les contrastes. À la fois moderne et
ambitieuse, sa surpopulation la rend assourdissante. D’anciens bâtiments
coloniaux côtoient des buildings flambant neufs dans un capharnaüm
indescriptible tant la circulation automobile y est impressionnante. J’ai
trouvé un bus en partance pour le Kilimandjaro dans une heure.
18 h 15
J’ai fait un bon voyage entre Nairobi et Moshi, qui se trouve en
Tanzanie. Les deux villes sont reliées par une autoroute et nous étions des
dizaines de minibus à parcourir le même chemin à la queue leu leu. On
m’avait bien prévenu qu’à cette période de l’année il y aurait beaucoup de
monde : jusqu’à deux-mille personnes qui s’élancent chaque jour à l’assaut
du volcan. Je n’ai pas trop le choix, c’est maintenant ou peut-être jamais. Je
l’ai vue depuis la route, cette excroissance massive et puissante. Il domine,
il s’impose et en impose de fait. Respect !
J’ai trouvé un guide, Joseph. Il a déjà effectué l’ascension 323 fois. J’ai
opté pour la voie dite « Machame », qui propose un parcours plus sauvage
et aussi plus sportif. J’ai fait mon sac, environ 15 kilos. Joseph et moi
partons seuls, sans porteur. Il a obtenu notre permis, direction Machame
gate où nous allons passer la nuit. Nous démarrerons la randonnée demain
matin.
Au pied de ce mastodonte de roche et de lave, je pense à toi. J’aime
partager avec toi mes aventures et mes découvertes. J’aime croire qu’à la
lecture de mes carnets, tu profites un peu de mes voyages. J’espère de tout
mon cœur que tu me comprends et qu’un jour tu auras toi aussi l’occasion
de voir tout ce que j’ai vu.
D’origine anglaise, mon père avait suivi ses parents au Moyen-Orient les treize
premières années de sa vie. Mon grand-père travaillait pour une compagnie pétrolière
internationale, ce qui impliquait un changement de pays tous les trois ans. De nombreux
enfants auraient détesté devoir quitter leur maison à peine installés, mais pour mon père
ces déménagements représentaient l’opportunité de nouvelles découvertes. Une
nouvelle école dotée de nouveaux camarades, une nouvelle maison dotée d’une nouvelle
chambre, un nouvel environnement doté de nouveaux jeux. Puis, sa vie avait basculé
lorsqu’il avait dû entrer dans un internat privé de Paris, dont le rythme de vie n’avait
rien de comparable avec ces pays chauds et lointains. Il avait résidé dans la capitale
française jusqu’à la fin de ses études en photographie, mais il avait été contaminé par
cette envie de connaitre le monde. Son vœu le plus cher ? Partir à l’aventure, découvrir
d’autres contrées, rencontrer des peuples différents, apprendre leurs histoires, leurs
légendes.
À la sortie de l’université, il avait tenté de commencer une carrière de photographe
freelance. Son périple n’avait jamais dépassé Bruxelles : il y avait rencontré Isabelle,
ma mère. « Foudroyé par la passion », comme il disait, il était resté.
Le 4 aout 2005, soit presque un an après leur rencontre, j’avais fait mon entrée en
scène. Mon père avait mis alors son rêve de côté jusqu’à mes neuf ou dix ans, mais
ensuite l’ambiance familiale s’était dégradée. Lui souhaitait que nous partagions cette
aventure tous les trois. Ma mère, elle, ne voulait rien entendre. Me déraciner, me
trimbaler de pays en pays, de ville en ville, de tribu en tribu, n’était pas une option
envisageable. C’était devenu une obsession chez lui et un sujet de dispute entre mes
parents.
Néanmoins, malgré les graves conséquences pour notre famille, un jour, l’appel du
large avait été le plus fort.
Je m’en souviens comme si c’était hier.
Ce vendredi-là, je rentrais de l’école. Il n’y avait pas un bruit dans l’appartement.
Comme à mon habitude, j’avais lancé un « c’est moiiiiiii ! » en passant la porte. Je
n’avais eu aucune réponse en retour. J’avais déposé mon cartable et ma veste sur la
chaise de l’entrée et découvert ma mère dans la cuisine, les yeux rouges devant une
tasse de café encore fumant.
Mon cœur s’était aussitôt serré.
— Maman ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Il va falloir être courageuse, ma petite chérie, avait-elle soupiré. Tu es grande
maintenant, tu peux comprendre. Ton père t’attend, dans son bureau.
J’avais fait demi-tour, quitté la cuisine, emprunté le long couloir pour rejoindre mon
père.
Il se tenait assis dans son fauteuil en cuir marron usé par les décennies, derrière un
large bureau en chêne hérité de mes grands-parents paternels. Tourné vers la fenêtre,
mon père se balançait nerveusement tout en regardant dehors. Il n’était pas bien grand,
dans les 1m75, avait les cheveux blond foncé qu’il ne coupait que deux fois par an, une
barbe de trois jours et quelques plis en travers du front. Il portait un tee-shirt blanc et un
jean sur des baskets montantes qu’il n’avait pas lacées. De par son look, mon père était
resté un éternel adolescent. Je crois que c’est ce côté jeune aventurier qui avait plu à ma
mère. Du moins au début. Aujourd’hui, c’était une autre histoire.
— Entre, Lola. Viens près de moi.
Alors que je m’approchais de lui, j’avais senti les larmes monter. Je voulais être
courageuse, être forte. Je me souviens que je serrais les dents, mais au fond de moi je
criais : « Non, non, non ! »
Mon père avait enfermé mes mains dans les siennes.
— Tu sais, mon petit cœur, j’ai toujours voulu partir à l’aventure, voir le monde. Eh
bien voilà, c’est décidé…
Il s’était arrêté, avait pris une grande respiration et lâché d’une traite :
— Je pars demain.
L’annonce de cette nouvelle avait l’effet d’une bombe à retardement. Mes jambes
s’étaient mises à trembler, les larmes à couler, mais aucun son n’était sorti de ma
bouche. Mon père me serra doucement dans ses bras.
— Je sais, cela va être dur… Je suis désolé… Désolé.
J’étais abasourdie. Mon corps était devenu tellement raide que je n’arrivais plus à
bouger. J’avais du mal à respirer, des milliers d’images se bousculaient dans ma tête.
J’avais froid.
Après un long silence, mon père s’était écarté légèrement de moi pour plonger ses
yeux verts dans les miens. Je n’avais toujours pas prononcé un mot.
— Tu as pu te rendre compte que maman et moi, nous nous disputons souvent
depuis un certain temps. Nous ne sommes plus heureux ensemble.
Voilà, tout était dit.
Mon univers s’écroulait. Les deux personnes que j’aimais le plus au monde ne
s’aimaient plus.
Presque tous mes copains d’école vivaient en alternance entre leurs deux parents.
Une semaine chez maman, une semaine chez papa. J’étais tellement fière de pouvoir
dire que chez moi c’était différent. Finalement non, ma famille à moi aussi venait
d’éclater. Boum ! Explosion au centre de la ville : trois morts. Enfin trois blessés
graves, trois pauvres malheureux qui allaient devoir se battre pour survivre et qui
garderaient à jamais des séquelles.
Mais là, quelque chose clochait. Comment allais-je vivre une semaine chez papa si
celui-ci partait à l’aventure ?
J’avais alors foudroyé du regard mon père, horrifiée.
— Tu vas rester avec maman, avait-il dit comme s’il avait lu dans mes pensées. De
mon côté, je t’écrirai. Je t’enverrai mes carnets de voyage, ainsi tu pourras me suivre.
J’allais passer toutes les semaines chez maman. Plus de papa.
— Je veux venir avec toi, avais-je lâché sans réfléchir.
Face à ma déclaration inattendue, il avait écarquillé les yeux, souri, puis répondu
d’une voix douce :
— Non, Lola, ce n’est pas possible. Ta mère a entièrement raison, ce n’est pas une
vie pour une jeune fille de douze ans. Je te propose une chose. Va à l’école, travaille
bien, sois gentille avec maman et quand tu seras plus grande, tu viendras me rejoindre si
tu le souhaites.
— Grande comment ?
— Grande, grande, avait-il précisé en levant le bras, désignant une taille adulte. Cela
va prendre du temps.
— J’ai pas envie d’attendre, moi.
— C’est compliqué, ma puce. C’est une seconde vie qui commence pour moi et
aussi pour ta mère.
Et moi alors ?
Moi, sa fille ! Quelle vie allais-je avoir sans lui ? Je n’en voulais pas de sa nouvelle
vie dans laquelle je devenais estropiée, handicapée, amputée.
Tout mon être s’était mis à trembler.
Mon père m’avait de nouveau pressée contre lui. Il avait enfoncé son nez dans mes
cheveux pour me laisser pleurer. J’avais fini par m’endormir dans ses bras, épuisée par
les sanglots. À mon réveil, je me trouvais dans mon lit. Nous étions samedi matin, pas
d’école, j’avais donc pu rester sous la couette. Je me rappelle la confusion qui régnait
dans ma tête. Un faible rayon de soleil filtrait entre les rideaux de ma chambre. En
regardant mon réveil, j’avais découvert une enveloppe avec mon prénom marqué en
bleu dessus. Je m’étais aussitôt relevée pour me caler dans mes oreillers et ouvrir
délicatement l’enveloppe. Mon père m’avait laissé une lettre.
Ma petite Lola, mon petit cœur,
Je suis désolé du mal que je te fais. Sache que je t’aime très fort et que
j’emporte avec moi tous tes sourires et toutes tes larmes. Ne sois pas fâchée
contre maman, elle n’y est pour rien. Je dois accomplir mon rêve, sinon je
vivrai dans le regret toute ma vie.
Un jour, tu comprendras. Je t’écris très vite.
Je t’aime,
Papa.
J’avais bondi de mon lit et ouvert sans frapper la porte de la chambre de mes parents.
Elle était à demi vide. Ma mère était plantée devant la fenêtre. Elle ne se retourna pas
immédiatement. Je me souviens encore du lit défait, de son visage blême lorsqu’elle me
regarda. Te comprendre, papa ? À cette époque, non, je n’y arrivais pas. Comment mon
père avait-il pu préférer des étrangers à sa famille ? Comment avait-il pu nous quitter
pour des contrées lointaines ?
Avec le temps, j’avais tout simplement fini par vivre sans les réponses et avec un
lourd sentiment d’abandon.
J’appris plus tard que papa avait été très correct, financièrement parlant. Il avait
laissé une large partie de son héritage pour subvenir à nos besoins. Pas de grandes
richesses, mais nous avions pu rester dans notre appartement et nous n’avions manqué
de rien.
La première année sans lui, ma mère et moi nous étions soutenues mutuellement ;
enfin, plus elle que moi. Elle avait essayé de m’expliquer avec ses mots. Puis un jour,
elle avait déclaré qu’il fallait aller de l’avant et que les « tribus » locales valaient elles
aussi le détour. Alors elle s’était trouvé de nouveaux amis et elle avait rencontré Luc,
deux ans après le départ de mon père. Ils s’étaient fréquentés pendant un temps, puis
une nouvelle brosse à dents resta plantée dans le gobelet commun. Ils avaient le même
âge. Il était divorcé et sans enfant, il m’avait porté naturellement un amour « paternel »
nouveau tout en restant à sa place. La maisonnée s’était naturellement agrandie. En
moins de trois ans, nous étions passés de deux à cinq. Cinq, car ma mère avait donné
naissance à Hugo et Thomas, les jumeaux. La présence de tout ce petit monde n’avait
pas comblé le vide, mais elle avait apporté un brin de joie, de bonne humeur et un
nouvel esprit de famille.
De Machame gate à Camp Machame
Joseph et moi avons démarré très tôt ce matin pour ne pas partir en
même temps que la majorité des grimpeurs. Nous avons commencé par
traverser la forêt qui, au fur et à mesure que nous avancions, semblait se
rétrécir. La lueur du jour naissant avait du mal à pénétrer cette masse verte
qui nous cernait et nous digérait.
Avec l’altitude, la forêt a desserré son étreinte et nous a ouvert les portes
d’un nouveau paysage beaucoup moins dense, moins oppressant. La vue ici
est relativement dégagée. Les grands arbres ont quasiment disparu, laissant
place à de hautes herbes folles. Joseph est un peu comme moi, pas très
bavard. Il est fatigué de voir ce que le monde a fait de sa montagne. Il m’a
raconté combien elle était belle avec son petit manteau neigeux. Il est fils de
guide du Kilimandjaro et se réjouit de n’avoir eu que des filles. Les filles,
elles, ne deviennent pas guides du volcan éteint.
Camp Machame à Camp Shira
J’ai eu un peu de difficulté à dormir, ce doit être le mal des montagnes.
De nouveau, nous nous sommes réveillés aux aurores. L’espace qui nous
entourait était entièrement coloré. Du bleu, du jaune, du vert, du rouge, ce
n’étaient pas les couleurs chatoyantes des fleurs, mais celles des tentes qui
sont venues se planter là pour la nuit.
Le chemin était très pentu, tantôt parsemé de roches, tantôt de
poussière. J’ai croisé quelques animaux « sauvages », des reptiles
essentiellement. La végétation, si abondante naguère, s’est faite très rare
aujourd’hui. Je te joins quelques photos. Il fait de plus en plus froid. Je ne
sais pas si je pourrai écrire dans les prochains jours.
Camp Shira à Camp Barroco
Je ne sens plus mes épaules, je ne sens plus mes jambes. Un peu plus de
six heures de marche sur un chemin rocailleux quasi lunaire jusqu’à la tour
de lave. Puis une descente qui est presque pire que la montée en termes
d’effort. Mis à part un léger mal de tête, je vais bien. Le spectacle du
coucher du soleil est grandiose, tout dans les tons de rouge. Je n’ai pas les
mots…
Camp Barroco à Camp Barrafu
C’est dur, c’est excitant, c’est incroyable.
Camp Barrufu à High Camp
J’y suis. De nouveau, les mots me manquent. Je me sens insignifiant. Je
n’ai pas vaincu le Kilimandjaro. Il m’a humblement laissé l’approcher, le
toucher, le sentir. Je pense à toi très fort.
Je le voyais maintenant, ce volcan, sur des croquis froissés. C’était bien lui, lui que
j’avais foulé des pieds la nuit dernière. J’avais donc été sur les traces de mon père…
Ce soir-là, à mon retour d’ALE, je m’endormis paisiblement. Moi aussi, papa, je l’ai
approché, touché et senti. Moi aussi je pense à toi.
La nuit fut courte, car Hugo et Thomas n’adhéraient pas aux principes de la grasse
matinée, ni à ceux des moines silencieux. Ils rigolaient comme des fouines dans le
couloir. Je m’étirai et pris soin de ranger le carnet no 3 dans le tiroir de ma table de
chevet qui conservait les quatorze autres petits livrets réceptionnés depuis le départ de
mon père. Lorsque je passai la porte de ma chambre, les jumeaux avaient déserté les
lieux, laissant derrière eux un champ de bataille où gisaient de nombreux cadavres en
plastique. J’entrepris de me frayer un chemin jusqu’à la salle de bain. Mes pieds
achevèrent Mister John qui se disloqua sous le choc. Sur le seuil de la porte, je croisai
ma mère qui venait de faire prendre le bain aux deux petits monstres.
— Bonjour, dis-je en bâillant.
— Bonjour. Tu n’oublies pas que ce soir, c’est moules-frites. Je compte sur toi pour
t’occuper des garçons à partir de 16 h.
Ma mère est experte pour me mettre tout de suite dans l’ambiance. Et évidemment,
j’avais complètement zappé la fameuse soirée moules-frites ! Voilà qui bousculait un
peu mon planning, mais il me semblait que deux heures dans ALE seraient largement
suffisantes pour aujourd’hui. Après tout, je n’allais pas non plus y passer tout mon
temps libre, si ?
— Je serai là. Où sont-ils ?
— Dans leur chambre. Je te laisse avant qu’ils ne détruisent tout.
Je pris une douche fraiche. J’en profitai pour me faire un gommage de peau et un
masque 2 en 1, histoire de raviver mon teint.
Arrivée dans la cuisine, je fus attaquée par les deux êtres endiablés qui me servaient
de frères.
— Tu as une petite mine ! Tu es sortie ? me demanda ma mère, le pli du dragon
barrant son front.
Comme quoi, les anticernes et les sérums coup d’éclat, c’était du pipeau !
— Non pas du tout. Avec deux copains, nous avons testé un nouveau jeu hier soir,
tard, sur le web.
Je passai sous silence le fait que ce nouveau jeu n’était pas encore homologué, ne
souhaitant pas partir dans de grandes explications.
— Ah ! Je vois, c’est donc ça !
J’ai dû être trop optimiste, sur le coup.
Attention, mini-match. Au service : ma mère.
— J’espère que tu ne passes pas tout ton temps sur le réseau, dit-elle en me jetant un
coup d’œil soupçonneux.
— Non, non. Comme mes exams sont terminés, j’en profite un peu pour m’amuser,
c’est tout.
L’université ? Toujours une bonne diversion pour les parents.
Avantage : Lola.
— C’est quand les résultats ?
— Le 30 juin. Ils les envoient par e-mail.
— Cela ne semble pas trop de te tracasser !
— Maman… je ne suis peut-être pas un génie, mais tout de même, j’ai bossé,
soulignai-je d’un air convaincu.
Thomas trébucha et se mit à pleurer. J’en profitai pour le prendre dans mes bras et le
câliner, ce qui mit fin à la conversation.
Jeu, set et match : Lola. J’adore mes petits frères !
Je débarrassai ensuite le couloir des jouets qui encombraient le passage, et aidai à
quelques tâches ménagères, cela contribue à la bonne humeur de ma mère.
Je me préparai un sandwich jambon-beurre-roquette vers 13 h 30 que j’engloutis
d’un trait dans la cuisine et bus quelques gorgées d’une boisson énergisante au gout de
groseille. Réfugiée dans ma chambre, je fermai la porte à clé pour ne pas être dérangée
et m’installai confortablement pour cette nouvelle mission.
À 13 h 55, j’entrai pour la deuxième fois dans la loge d’ALE.
Chapitre 4
Jeudi 26 juin 2025
Assis dans leurs fauteuils, Eo et L’Émissaire bavardaient en m’attendant dans notre
loge.
— Prête pour affronter le monde ? me demanda Eo, se levant d’un bond.
— Plutôt deux fois qu’une ! Mais je n’ai que deux heures.
— Après vous, fillette, me dit-il, joyeux.
Le médaillon flottait au-dessus de l’estrade. Sans rien ajouter, je m’en emparai et
nous insérâmes nos cartes dans le lecteur. Nous nous matérialisâmes là où la savane se
meurt pour donner naissance au désert.
La première sensation fut la chaleur. Elle me frappa d’un coup sec, comme quand on
ouvre le four pour vérifier la cuisson d’un gâteau. Ma bouche se dessécha rapidement
alors qu’une lumière intense et inhabituelle m’éblouissait. Je n’avais que deux heures de
jeu devant moi, mais les conditions s’annonçaient difficiles. Chaque gamer avait connu
au moins une fois dans sa vie ce sentiment de mal-être, dû à une connexion trop longue,
mais là les choses étaient différentes. Nous venions juste d’arriver et nos sensations
physiques, en théorie virtuelles puisque simulées, me semblaient trop réelles. Ce devait
être le prix à payer pour admirer, comme si nous y étions, cet incroyable paysage.
Ce qui me surprit ensuite fut le calme. Pas un bruit, pas un souffle. Rien. Le blanc
total. Le chant silencieux du désert, m’avait un jour écrit mon père.
Nous prîmes quelques secondes pour étudier ce nouvel environnement. Une large
palette de teintes s’offrait à nous. À nos pieds, le sable était coquille d’œuf, puis il se
faisait biscuit doré, abricot mûr et au loin écorce de cannelle, le tout colorié par un
artiste inconnu dont l’œuvre était condamnée à un mouvement perpétuel. Il avait opté
pour un dessin à la craie dont les fines particules soyeuses apportaient un aspect léger et
granuleux. Pleins et déliés s’enchainaient, traçant les formes épurées d’une femme
parfaite. Sur les photos de mon père, le désert m’avait toujours semblé féminin. Ici, la
courbure d’une hanche, là le rebondi d’une fesse, au fond le creux d’une nuque étirée.
Enfin vint l’odeur. Une odeur de chaud, suave et subtile.
Je plongeai mes mains dans cette matière onctueuse qui me renvoya sa chaleur. Ce
doux contact m’envahit de sa puissance. De prime abord, il semblait insignifiant. Ce
n’était que du sable, après tout. Pourtant, il dégageait un sentiment de grandeur, de
pureté et de totale liberté puisque rien ne l’arrêtait. Je relevai les mains et les petits
grains s’évadèrent, se faufilant entre mes doigts.
— J’aimerais bien pouvoir être comme le désert, murmurai-je, brisant le silence. Si
petit et si grand à la fois.
C’est alors que je sentis comme des picotements dans les pieds, puis dans les
chevilles. Je matai le sol, le sable recouvrait mes chaussures. Ma jambe ne réagit pas
lorsque je voulus me déplacer, comme si mes pieds étaient prisonniers des petits grains.
Je m’abaissai pour repousser de la main l’envahisseur, mais il était plus rapide que moi.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? me demanda L’Émissaire en scrutant le sol.
— Je m’enfonce.
— Un sable mouvant ! s’exclama Eo, soudain plein de vie. Ne bouge pas.
Il s’agita dans tous les sens. Je restais figée, mais je m’enfonçais de plus en plus.
J’avais du sable jusqu’à la taille.
Puis brusquement pouf !, je disparus.
Je me sentis alors comme ratatinée, ne formant plus qu’une pyramide de petites
particules à l’endroit exact où je me tenais quelques secondes plus tôt. Mon champ de
vision était descendu un mètre plus bas et j’avais l’impression de rayonner, tant la
chaleur m’envahissait.
Toute une série de mots me vint à l’esprit pour renaitre de mes cendres :
reconstruction, matérialisation, corps, chair et os, réapparition… mais rien ne
fonctionnait.
Eo se pencha précipitamment sur moi pour me loucher dessus.
— Wave ? Tu nous reçois ?
— Oui, très bien, répondis-je. Et vous ?
— Affirmatif, lâcha Eo. Ton apparence a changé, mais la communication est OK.
— Sauf que je ne sais pas comment revenir.
Les deux garçons m’observaient, immobiles comme deux statues grecques.
— Sais-tu qu’on s’adresse à un tas de sable ? reprit Eo.
— Oui, j’imagine.
— Peux-tu bouger ?
— Non. Rien à faire, j’essaie en avant, en arrière, go, immersion, déplacement,
mouvement, progression, rien. Y’a rien qui se passe.
— Ha ! Ha ! Suis mort de rire. La surfeuse de vague bouffe du sable !
— T’as pas une idée, au lieu de te foutre de moi ? Et L’Émissaire, il en dit quoi ?
Je voyais mes deux compagnons accroupis face à moi, me regardant de près. Eo se
grattait le haut du crâne avec ses lunettes. L’Émissaire, lui, se frottait le menton et la
lèvre inférieure. Soudain, il pointa un doigt dans ma direction.
— Tu dois penser autrement. Comme si tu étais du sable.
— Mais je suis du sable !
— Oui, eh bien, pense en tant que sable, insista-t-il.
— C’est malin ! T’as déjà fait ça dans une autre vie ?
— Non.
— Super, t’es d’un grand secours ! Aucune commande ne fonctionne. Rien à faire,
je suis plantée là. Est-ce que ce foutu truc a buggé ?
Eo grogna.
— Possible. Comme tout nouveau programme, ça peut merder quelque part. Mais
après nous en avoir mis plein la vue, ça me semble un peu gros. C’est autre chose…
— Héééé ! Qu’est-ce que tu fous ?
Ce petit malin n’avait rien trouvé de mieux à faire que de dessiner des ronds sur mon
tas de sable.
— Je te gratouille.
— Merci, j’ai bien senti.
— Ah oui ? Qu’est-ce que t’as senti ? demanda Eo..
— Bah… un truc bizarre dans le dos.
— Ça ? C’est ton dos ? dit-il en enfonçant son doigt dans mon sable. T’es incroyable
comme fille !
— Ça me fait de belles jambes !
— Bof, pas vraiment, t’es plutôt un gros tas pour le moment !
Quel gros lourdingue ! Je soupirai et de légers grains s’envolèrent.
Tout à coup, il me vint à l’esprit l’image d’un sablier et le mot écoulement. Je lançai
mentalement mon ordre et me mis aussitôt à bouger.
L’Émissaire fit un bond en arrière.
— Héééé ! s’écria Eo, tombé sur son cul. Tu bouges !
— Yes, j’ai trouvé. La directive est « écoulement ». C’est trop top, regardez ! Hop,
je suis là et hop, je disparais.
Plongée, remontée, plongée, j’enchainais les mouvements. Des millions de « moi »
nageaient dans cette mer de sable.
— Ouah, l’expérience est incroyable ! commentai-je. Ça gratte un peu, mais c’est
génial. Lorsque des grains de moi sont en surface, je vous vois, ainsi que le soleil et le
ciel. Dès que je m’enfonce, je suis dans le noir et une carte apparait, m’indiquant ma
profondeur, les points cardinaux et une ligne d’horizon quand je me rapproche de la
surface. Je peux me diriger sans difficulté. J’ai l’impression de glisser dans une matière
rugueuse et je ressens les différences de température.
Je revins à côté de mes compagnons. Ils s’étaient relevés, mais n’osaient plus bouger.
Craignaient-ils de me marcher dessus ?
— OK, c’est super, je ne suis plus statique. Qui a l’idée de génie pour que je
retrouve mon aspect normal ?
À cette question, tous mes grains se rassemblèrent et se soudèrent pour reformer en
quelques secondes mon apparence humaine.
Léa, tout sourire, se matérialisa devant nous.
— WaveRider, tu as acquis ton pouvoir.
La fillette leva les bras en l’air, les écarta et le mot Congratulations s’inscrivit dans
le ciel.
— Merci Léa. Complément d’information, s’il te plait ?
— Vous allez acquérir chacun des pouvoirs. Ils sont thématiques et différents selon
l’aventurier. En ce qui te concerne, tu as le don des « éléments ». Tu auras l’opportunité
de contrôler la terre, l’eau, le feu et l’air.
— Cooooooooool ! Check, dis-je à Eo, la main tendue.
Chacun à leur tour, les garçons m’en claquèrent cinq.
— Attends deux secondes, Léa, pourquoi as-tu dit que « j’aurai l’opportunité » ?
insistai-je sur sa dernière phrase.
— Tu vas devoir les développer. Pour le moment tu contrôles la terre.
Tout avoir d’un seul coup aurait été trop facile !
— Et nous, alors ? trépigna Eo en s’approchant de la gamine. Quels vont être nos
dons ?
— C’est à vous de le découvrir. Et comme dans tout jeu qui se respecte, il vous
faudra apprendre à les maitriser.
— Comment fait-on pour invoquer notre pouvoir ? demandai-je.
La fillette me régala d’une œillade pétillante :
— Facile ! Tu prononces « Léa » puis la forme que tu souhaites prendre. Par
exemple, « Léa sable » te transformera en sable. Seule l’acquisition du pouvoir est
différente. Sur ce point, je n’ai pas d’information à vous communiquer.
J’étais vraiment heureuse d’avoir décroché ce don-là. Bien sûr, la maitrise des
éléments était courante comme pouvoir dans les jeux vidéos. Cependant jusqu’à présent,
cela voulait dire être capable de frapper son adversaire avec de la foudre, de projeter des
boules de glace, de survivre dans l’eau sans limites de temps, etc. Aujourd’hui,
l’interface offrait une dimension carrément différente. Non seulement je me
transformais, mais en plus je le vivais de l’intérieur. J’en ressentais toutes les
sensations, du moins ce que j’imaginais être les sensations.
— Bon, c’est quoi la suite ? s’impatienta Eo, incapable de tenir en place.
Léa reprit sa forme de médaillon qu’il s’empressa d’attraper au passage et une
nouvelle flèche orangée apparut.
Elle nous entraina sur notre droite, le long de cette frontière entre la savane et le
désert. L’avance rapide se déclencha pendant une à deux minutes, puis nous nous
arrêtâmes devant un immense tapis rectangulaire, argenté et éblouissant. Posés sur des
pieds pivotants, des centaines de panneaux photovoltaïques se déployaient à perte de
vue. D’au moins dix mètres carrés chacun, ils couvraient sans doute plusieurs
kilomètres, rangés comme des petits soldats dans leurs armures scintillantes.
J’avais déjà vu des reportages sur ces champs d’or jaune qui avaient poussé par
touffes, dans les endroits les plus ensoleillés de la planète. À l’époque, je trouvais que
c’était une excellente idée. D’une part, le fait d’utiliser une énergie renouvelable à
souhait paraissait logique et d’autre part, les installer dans le désert ne dérangeait
personne. Toutefois, à la vue de cette armée gigantesque au garde-à-vous, mes
certitudes se mirent à faiblir. Je découvrais une invasion de technologies au milieu d’un
espace qui avait su préserver sa tranquillité pendant des siècles. Cette attaque métallique
rongeait, hectare après hectare, l’un des derniers bastions du monde sauvage. Bien sûr,
ces engins ne produisaient ni bruit ni déchets immédiats, mais ils polluaient par leur
seule présence.
— Vu du ciel, cela doit ressembler à un sol étoilé, chuchota L’Émissaire.
— Tu trouves ? demandai-je, surprise par tant de poésie.
Il abaissa vers moi son visage, aussi sombre que la nuit. Comme à chaque fois qu’il
posait sur moi ses yeux intensément verts, j’eus le souffle coupé.
— Tu n’es pas d’accord avec moi ?
— Pas vraiment. Au contraire, j’étais justement en train de me dire que nous avions
de nouveau gâché un lieu d’une grande beauté.
— C’est que ça doit rapporter gros, intervint Eo.
— Oui, mais à qui et pourquoi ? Crois-tu que cela rapporte aux peuples africains ?
Et de nouveau, l’humanité cherche à exploiter le moindre recoin de cette planète.
— Tu ne devrais pas t’attendre à autre chose, déclara le grand Black. Nous sommes
de plus en plus nombreux, nos besoins en énergie sont exponentiels. C’est une solution.
— Cela ressemble plus à une facture grandeur nature, maugréai-je. C’est cher payé.
— Avions-nous le choix ?
— Tu veux dire avons-nous le choix ? Car il n’est pas trop tard. Ici, c’est une vision
pessimiste de l’avenir qui nous est proposée, mais dans notre monde, il est encore temps
d’agir. Enfin, je crois.
— Je souhaite que tu aies raison, me dit L’Émissaire. En attendant, je trouve très
intéressante cette idée de nous faire vivre un futur probable. Peut-être que le lancement
d’ALE sur le marché comme outil de découverte et d’éducation fera prendre conscience
aux populations qu’il faut vraiment s’attaquer aux problèmes.
Alors que nous débattions sur l’avenir, Eo, lui, longeait le champ sur une
cinquantaine de mètres à droite, puis à gauche. Enfin, il revint vers nous.
— Tu crois que nous devons fouiller la zone ? s’enquit L’Émissaire auprès d’Eo,
mettant ainsi fin à notre conversation.
— Non, mon instinct me dit qu’il n’y a rien ici. Et puis, je n’ai pas tellement envie
de griller comme une saucisse. Il y a une piste tracée sur notre gauche. Nous allons nous
faufiler par là. De toute façon, il faut qu’on bouge, je crève de chaud.
Nous prîmes immédiatement le chemin indiqué par Eo. Je ne sais pas quelle distance
nous parcourûmes, mais ce parc de tournesols métalliques semblait ne jamais s’arrêter.
Les rayons du soleil nous frappaient de plein fouet, affectaient notre vivacité et
ralentissaient notre progression. Nous fûmes ravis d’arriver enfin sous quelques dattiers
qui bordaient l’autre extrémité du champ. Par bonheur, ils nous apportèrent un peu
d’ombre et une agréable surprise.
Nous nous installâmes sous l’arbre le plus imposant. L’Émissaire tendit son bras et
décrocha quelques fruits murs et collants de couleur brun foncé. Il effectua une rapide
distribution et nous testâmes pour la première fois l’option « gout » que devait nous
procurer l’interface Sensation. Le grand Black déchiqueta le premier l’une de ses dattes,
puis il ferma les yeux. Nous vîmes alors une expression d’extase illuminer son visage.
— Allez-y, mordez dedans, c’est fantastique !
Je sélectionnai le plus petit fruit et l’enfournai entier dans ma bouche. La peau,
d’abord un peu rêche, se décomposa doucement et ma langue entra en contact avec une
chair onctueuse et fortement sucrée.
— Comment peuvent-ils faire ça ? s’extasia Eo tout en suçant son noyau. On mange
sans réellement manger.
Si l’on pouvait simuler le gout et tromper le cerveau humain, les dérives n’allaient
pas tarder. J’imaginais déjà toutes ces femmes qui prendraient l’interface pour un
nouveau régime miracle. À heures fixes, elles enfileraient leur casque et s’éclateraient
dans une orgie monumentale. En avant graisses saturées, sucre en liquide et sel en barre
avec explosion des kilocalories. Plus besoin de trier les aliments, de compter, de peser,
de se tourmenter lors d’un petit écart. L’interface comblerait tous leurs désirs. Voilà qui
remettait en question le bien-fondé de cette invention, selon moi. Je gardai mes doutes
et ne fis aucun commentaire aux garçons. Je décidai de profiter pour l’instant de ce pur
délice technologique. Je philosopherais plus tard. Sur un tapis de course !
Nous restâmes quelques minutes à savourer notre récolte, puis nous entreprîmes une
inspection minutieuse des arbres tout en bavardant. Ils n’étaient pas bien nombreux et
leur seul trésor se résumait à quelques grappes de baies recouvertes d’une fine couche
blanche.
Virtuellement rassasiés, nous nous sentions de nouveau en pleine forme pour
poursuivre notre expédition.
— Cela doit faire une demi-heure que nous sommes là, dis-je. Il me reste une heure
trente avec vous, après je dois retourner dans le monde réel.
— De toute façon, je ne suis pas sûr que l’on survive longtemps encore ! soupira Eo.
La chaleur et la soif vont très vite agir sur nos jauges. Il nous faut trouver cette foutue
borne de sauvegarde.
L’Émissaire leva soudain la main en signe d’avertissement.
— Vous sentez ? Le sol tremble. Ça vient de là, indiqua-t-il après avoir balayé
l’horizon des yeux, désignant un nuage de poussière.
— Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ? grogna Eo.
— J’en ai pas la moindre idée, mais visiblement, ça se dirige droit sur nous !
Instinctivement, nous nous mîmes en position, tous les trois de front, à quelques
mètres d’intervalle les uns des autres. Au fur et à mesure que le nuage approchait, nous
distinguions en son centre des formes qui s’animaient.
— C’est quoi, à votre avis ? demandai-je en plissant les paupières. Ça ressemble à
des…
— Rhinocéros ! s’exclama Eo, soudainement atteint d’une joyeuse frénésie. Ça va
bastonner !
Je sortis mon arme de mon inventaire.
— Je prends le gros au centre. Wave, celui de gauche.
— Je me charge du dernier, déduisit L’Émissaire.
Ils ne se trouvaient plus qu’à quelques mètres de nous. Leurs cornes pointaient dans
notre direction. Leurs oreilles se dressaient et s’agitaient, et leurs grognements étaient si
menaçants que j’en frémis dans mon lit. Eo, conscient qu’il « jouait », sautillait sur
place et narguait son adversaire.
— Viens par ici, mon gros, répétait-il. Viens par ici.
De mon côté, l’inquiétude commençait à me gagner. Les sensations ressenties
jusqu’à présent étaient tellement réelles que la perspective de me faire embrocher
virtuellement ne m’attirait pas franchement. Si ces bêtes entraient en collision avec nos
avatars, qu’allions-nous devenir ? Même si Edgar, le maitre du jeu, avait été clair sur ce
point, en parlant du niveau faible de réactivité face aux coups, je n’avais pas du tout
l’intention d’en faire l’expérience aujourd’hui. Je vidai mon esprit et me focalisai sur
deux éléments : éviter et abattre mon adversaire.
Je pris mon élan sur les dix derniers mètres qui me séparaient de la bête, plantai ma
lance dans le sol, m’élançai dans les airs et virevoltai au-dessus de mon agresseur, tel un
sauteur à la perche. Il fallut à mon rhinocéros une bonne trentaine de mètres pour freiner
dans un nuage de poussière, faire demi-tour et me défier de nouveau. Mon cœur
accéléra ses battements, mais je restai concentrée. J’empoignai ma lance, courus à sa
rencontre et m’élevai une seconde fois dans le ciel. La bête changea de tactique et
ralentit au moment même où je prenais mon envol. J’atterris sur son dos. À cheval sur le
monstre, je sentais la rudesse de sa cuirasse et la puissance qui se dégageait de cet
animal furieux. Il grognait, secouait la tête de haut en bas, tournait sur lui-même et
rugissait de tous ses naseaux. Armée de mon poignard, je plantai ma lame dans ses
flancs puis dans son cou, mais rien ne semblait affaiblir ma monture. Je sautai avant de
finir désarçonnée et piétinée comme un vulgaire insecte. Je récupérai ma lance et
m’éloignai de quelques mètres. Je profitai d’un amas de troncs enchevêtrés pour me
positionner à sa hauteur. Le rhinocéros effectua un quart de tour, et sans perdre une
seconde, il abaissa son bouclier naturel, me présentant deux cornes acérées, et chargea
droit sur moi. Accrochée fermement à ma lance, j’attendais le dernier moment pour
l’embrocher. Je commençai mentalement un décompte. Trois, deux, un. Je poussai de
toutes mes forces sur mes jambes et bondis à la verticale. La bête défonça mon
promontoire, passant juste à quelques centimètres au-dessous de moi. Comme en
suspens dans les airs, lance en mains, je rassemblai toutes mes forces et le transperçai
d’un coup dans la nuque. Le mastodonte leva la tête, me fixa de ses pupilles noires et
s’écroula, nous entrainant dans une glissade de plusieurs mètres.
Épuisée, je fermai les yeux et réalisai enfin que je venais de gagner mon premier
combat. Je regardai mes jauges. Rien du côté Santé. Seule ma jauge Émotion avait
bougé, mais rien de dramatique.
Je dus apposer mon pied sur le crâne du rhinocéros pour déloger ma lance. Je choisis
l’option inventaire, j’y réintégrai mes armes et je rejoignis mes compagnons d’aventure.
Je les retrouvais accroupis, entre la tête d’un rhino et son corps mutilé qui gisait un
mètre plus loin.
— On a failli t’attendre ! lâcha Eo dans un bâillement simulé.
Comme je n’émettais aucun commentaire, il me fit signe d’approcher.
— Regarde, ce n’étaient pas de vrais rhinocéros ! Ce sont des machines. Et c’est
drôlement bien conçu, précisa-t-il avec un sifflement d’appréciation. Reluque un peu les
yeux, on jurerait qu’ils sont réels. Ils ont même pensé au sang et ça, ajouta-t-il en
promenant son doigt sur la carcasse, ce sont les muscles. Et là, on dirait de la graisse.
En effet, devant moi, reposait le corps décapité d’où sortait un amas de câbles et de
tuyaux qui libéraient un étrange liquide rougeâtre. Le squelette paraissait être fait en
acier et l’enveloppe ressemblait à de la peau. La présence de quelques cicatrices sur le
flanc du monstre renforçait l’illusion. Je pouvais même distinguer quelques poils au
bout de sa queue. La chose n’émettait plus aucun son, seule une petite lumière rouge
clignotait à la base de son cou.
Le médaillon scintilla d’une lueur bleutée, Léa prit sa forme humaine. Elle arborait
un magnifique sourire empli de malice.
— Félicitations, en achevant ces animaux devenus fous, vous venez d’acquérir vos
premiers XP ! déclara-t-elle.
— Enfin ! s’exclama Eo, heureux comme un gamin. Dis-moi, va-t-on devoir
affronter tous nos ennemis avec ces joujoux ? demanda-t-il, brandissant son épée sous le
nez de Léa.
— Non.
— Complément d’information, s’il te plait.
— Vous en obtiendrez d’autres… si vous êtes malins, fit la petite fille en clignant
d’un œil.
Eo haussa un sourcil.
— Je vois que tu as de l’humour.
— Je suis paramétrée ainsi. Après tout, ce n’est qu’un jeu, alors il faut bien
s’amuser.
— Je ne sais pas si tu as remarqué, mais là, on a failli se faire dézinguer par des
bestiaux de plusieurs tonnes bourrés de métal.
— C’est la programmation. On ne vous a jamais dit que ce n’était pas un jeu
dangereux, ajouta-t-elle en le défiant du regard.
À ces mots, des frissons remontèrent le long de mon dos. Dans quoi Eo nous avait-il
embarqués ? Stoïque, il eut un léger mouvement de tête.
— Peux-tu être plus précise ? demanda-t-il.
— Oui.
Léa n’ajouta rien, son sourire toujours collé aux lèvres. Devions-nous lui tirer les
vers du nez ?
— C’est bon, on t’écoute !
— C’est un jeu sportif et à la hauteur d’un gars qui bute ses adversaires par paquets
de douze, dit-elle alors en imitant la voix d’Eo.
Surpris, nous éclatâmes tous de rire et la tension retomba immédiatement.
— Léa, demandai-je à mon tour, pourquoi des robots sous forme de rhinos ?
La fillette tourna son visage constellé de taches de rousseur vers moi.
— Différentes études prédisent la disparition de nombreuses espèces dès 2050. La
plupart des grands mammifères se seront éteints, beaucoup seront en voie d’extinction.
D’un autre côté, la robotique aura, elle, fait d’énormes avancées. Dans ALE, le
gouvernement africain souhaite préserver son tourisme, qui tient la première place dans
l’économie de certaines régions : il a donc décidé de camoufler ces disparitions en
introduisant dans les parcs ce que l’on appelle des « ABots », contraction des mots
« animal » et « robot ».
Tout comme le grand Black, j’observai un silence « Émissairien » alors qu’Eo
exécutait un nouveau tour complet du corps décapité.
Il en serait donc ainsi ? Au lieu de mettre en œuvre nos connaissances pour protéger
ce qu’il restait de sauvage et d’authentique sur notre planète, cette vision du futur
proposait un remplacement pur et simple, une sorte de copie conforme métallique.
Mouais.
— En attendant, ces trois-là peuvent retourner au service après-vente, s’amusa Eo.
Bon, c’est pas l’tout, mais l’heure tourne ! Alors si vous êtes prêts, on reprend notre
route.
Une nouvelle indication apparut dans les airs. Nous nous mîmes immédiatement en
marche et l’avance rapide se déclencha. Progresser ainsi, le long d’un tunnel coloré et
rayé, perturbait mon sens de l’équilibre. Je focalisais mon attention sur le dos du grand
Black pour ne pas vaciller. Au bout de trois ou quatre minutes, le rythme ralentissait
pour reprendre son cours normal quand, soudain, L’Émissaire s’arrêta. Surprise, je fis
un pas sur le côté et vins me placer à sa gauche. Comme lui, j’écarquillai les yeux
devant notre découverte en contrebas.
— Le cimetière des éléphants, déclara-t-il d’une voix grave.
— Que veux-tu dire ? murmurai-je, pas sure d’avoir bien compris le sens de ces
paroles.
— Nous sommes sur le continent africain face… à un tas de cadavres. Au début du
siècle dernier, on pensait encore que les éléphants se retrouvaient pour mourir dans des
endroits bien spécifiques. On appelait cela « les cimetières des éléphants ». Nous savons
aujourd’hui qu’ils ne venaient pas s’éteindre dans leur cimetière, mais je trouve ce
mythe très beau et ce qui s’étale devant nos yeux m’y fait songer.
À ces mots, ni Eo ni moi n’apportâmes de commentaires. Le temps s’écoula. Cinq ou
dix minutes. Nous étions sous le choc.
Effectivement, nous pouvions considérer les amas entreposés devant nous comme
des dépouilles, à ce détail près qu’au lieu d’ossements de pachydermes, gisaient ici des
carcasses métalliques. Des carlingues d’avions, des épaves de voitures, des wagons de
trains, du matériel informatique, tout ce qui avait rendu l’âme et dont visiblement
personne n’avait su quoi faire. Des tonnes et des tonnes de déchets électroniques, triés,
accumulés et abandonnés dans le désert formant les Khéops, Khéphren et Mykérinos
des temps modernes. Elles représentaient un étrange complexe funéraire.
Techniquement parlant, c’était de la folie de transporter toute cette masse dans un
trou perdu. D’un autre côté, je supposais qu’ici la valeur du m² de stockage ne coutait
pas bien cher.
— Putain, fit Eo. Ils ont foutu une sacrée merde.
— C’est impressionnant, admis-je, cependant je ne pense pas que cela soit crédible.
Nous recyclons une très grosse partie de nos déchets, donc il n’y a pas lieu de croire que
cette horreur existe un jour.
— Je n’en mettrais pas ma main à couper, à ta place, dit L’Émissaire. Les déchets
ménagers ne représentent rien comparés à ceux de l’industrie… De plus, nous
fabriquons des engins entièrement recyclables depuis seulement une dizaine d’années.
Je n’ai aucun mal à envisager que certains pays aient voulu vider leurs décharges du
vingtième siècle dans un endroit où personne ne viendrait se plaindre.
— On doit nommer cela du business ! ironisa Eo avec un haussement d’épaules. En
attendant, nous, on a une mission, alors allons-y. Wave, explore du côté des voitures.
L’Émissaire, je te laisse les wagons. Moi, je prends la poubelle à matos. On se retrouve
dans trente minutes dans l’avion, là-bas, le kaki. Restez sur vos gardes, on ne sait
jamais !
Nous descendîmes de notre promontoire pour effectuer nos fouilles selon les
instructions d’Eo. Après dix minutes à longer des murs d’épaves, je n’avais toujours
rien récupéré. Pas un seul objet utile.
Au bout de la rangée que j’inspectais, des véhicules n’avaient pas encore été
entassés. Une limousine attira mon attention, mais je ne pus ouvrir les portes. Je grimpai
sur le capot et me faufilai à l’intérieur par le parebrise. Courbée en deux, je m’enfonçai
dans la plus longue voiture que j’aie jamais vue. Dans l’habitacle, plus rien. Pas de
volant, ni même de tableau de bord, les sièges avaient été enlevés, au même titre que les
vitres et l’habillage. Seul le sable formait un immense tapis de sol. Je sortis par l’arrière
et me glissai dans une nouvelle carcasse. J’effectuai trois ou quatre visites et tombai sur
un break. Il était rempli de sable jusqu’au niveau des fenêtres. Cette découverte titilla
ma curiosité, car il était le seul dans cette situation. J’aurais sans doute pu me balader
dedans sous ma forme sableuse et peut-être dégoter quelque chose si Eo ne m’avait pas
pris le médaillon. La présence de la lunette arrière était suspecte, cependant je ne pus
ouvrir le coffre. Tous les véhicules inspectés jusqu’à présent ne possédaient aucun
vitrage. Je me glissai à l’intérieur, et sentis la rugosité d’un amalgame de grains et de
petits cailloux sur ma peau. Une fois allongée, je me tournai sur le dos, tête orientée
vers l’avant, puis cognai de toutes mes forces la vitre arrière avec mes pieds. Je dus m’y
reprendre à neuf ou dix fois avant que cette foutue porte ne cède. Le sable s’écoula de
moitié par le coffre, laissant apparaitre un cube blanc orné d’une croix rouge. Je
possédais enfin un medkit !
Je plaçai mon pack santé, bien connu de tous les joueurs, dans mon inventaire.
Heureuse de ma découverte, je retrouvai mes compagnons à notre point de rendez-vous.
— Alors, quel est le résultat ? demanda Eo.
— J’ai un medkit, annonçai-je, toute fière.
— Génial, commenta L’Émissaire. Moi j’ai dégoté un bouclier.
— OK, c’est pas mal… d’autant que de mon côté, j’ai fait chou blanc, ajouta Eo
d’un ton piteux.
Nous inspectâmes la carlingue de l’avion pendant qu’Eo, déçu, s’installait dans
l’unique siège rescapé de cet appareil militaire, le seul de la zone.
— J’aurais adoré apprendre à piloter l’un de ces engins, dit-il. J’ai testé un
simulateur utilisé par des pilotes professionnels, il y a un an environ. Jouissif, à mort.
Il tritura quelques boutons et manettes, feignant de préparer le décollage.
Soudain, des rayons bleutés illuminèrent l’habitacle. Je me retournai, émerveillée. Eo
se leva d’un bond ; le médaillon scintillait à son cou. Son tee-shirt blanc se recouvrit
petit à petit d’une sorte de tissu grisâtre. En l’espace de quelques secondes, tout son
corps fut camouflé derrière une cuirasse argentée, y compris sa tête, dissimulée sous un
casque à visière translucide.
— Ouah, ça déchire. Je crois que je tiens mon pouvoir.
Il martela son torse avec son poing. Un son creux et métallique retentit. Il remonta sa
visière, frappa de nouveau sur son armure et dit :
— Vas-y, L’Émissaire, montre de quoi t’es capable.
Le guerrier noir afficha le sourire de l’homme qui relève un défi avec assurance et
enthousiasme. Il recula de trois pas, se balança légèrement d’un pied à l’autre, hocha la
tête et se mit en position, les jambes écartées, prêt à attaquer.
— Vas-y, grand, je t’attends. Frappe fort ! l’encouragea Eo qui cognait sans cesse
sur sa poitrine tout en émettant des cris de guerre.
Eo, quoi.
L’Émissaire avança tout en souplesse, s’arrêta sur son pied gauche, bascula sur le
côté et lui décocha un prodigieux coup de pied qui n’eut aucun effet, si ce n’est de le
déstabiliser lui-même.
— Ha ! Ha ! Ha ! Suis mort de rire, faut rebooter, mon gars !
Le cul par terre, le grand Black souriait de bon cœur.
— C’est trop top. J’en connais qui vont se prendre un sacré coup de tatane. J’aime
ce jeu. Je me sens bien, puissant et prêt à conquérir le monde. Appelez-moi
Commandant ! Commandant Shepard !
Eo délirait et tournait sur lui-même, les bras écartés. Trop content !
— Wave, comment trouves-tu mon nouveau look ?
— Bof ! Je ne suis pas vraiment « boite de conserve », si tu vois ce que je veux dire,
lançai-je en rigolant.
— Pfffff ! T’as aucun gout !
Pourtant, je dois bien avouer qu’Eo était assez sexy dans son armure. Loin du modèle
moyenâgeux, massif et terne, elle lui dessinait une silhouette athlétique, moderne et
surtout entièrement articulée. Comme celle du légendaire Commandant Shepard, sortie
tout droit d’un jeu de science-fiction des années 10.
Léa apparut de nouveau ; Eo retrouva son aspect normal.
— Félicitations, Eo, tu as trouvé ton pouvoir.
— Oui, merci. Donne-moi les infos, princesse.
— Tu disposes d’une armure extrêmement résistante à tous types de projectiles.
Toutefois, elle reste active pendant huit minutes uniquement. Huit minutes
supplémentaires sont nécessaires pour qu’elle se recharge. Plus loin dans le jeu, tu
pourras la compléter avec des options, visée nocturne, armes intégrées et
interchangeables à souhait.
— Mmmm, je l’aime déjà, murmura Eo en se frottant les mains sur son pantalon.
— Vous vous situez dans un point de sauvegarde. Que désirez-vous ?
— Il est préférable pour moi de rentrer, rappelai-je.
— Argh, les femmes ! s’exaspéra Eo. Toujours pressées ! Moi qui viens juste de me
transformer en homme invincible… Bah, je crois que c’est mieux pour tout le monde.
Qu’est-ce que t’en penses, L’Émissaire ?
— You are the boss.
— OK, Léa, c’est parti. Retour à la base, s’il te plait.
Chapitre 5
Jeudi 26 juin 2025
Les moules-frites cuisinées par ma mère furent succulentes, comme à leur habitude.
Nous passâmes une excellente soirée dont la conversation porta sur le prochain départ
en vacances de mes parents. Cette année encore, ils resteraient en Belgique pour ne pas
effectuer un trop long voyage avec les garçons. Nous étudiâmes sur nos tablettes tactiles
toutes les options qu’offrait l’hôtel club de la plage qui les attendait à St-Idesbald. Les
heures d’ouverture de la crèche rythmeraient les activités des adultes. Au programme :
balades à cheval, tennis, farniente à la piscine et cocooning au spa. Depuis la naissance
de Thomas et Hugo, tout tournait autour d’eux ; Luc et ma mère s’étaient un peu oubliés
en tant que couple. Je devinais dans leurs yeux un grand désir de se retrouver un peu.
Je me faisais une joie de les voir partir et prendre l’air pendant deux semaines.
C’était égoïste, cependant j’envisageais cette séparation comme un soulagement. Moi
aussi, j’avais envie d’une pause. Avec les jumeaux d’un côté et ma première année à
l’université de l’autre, j’avais rudement besoin de décompresser. Quinze jours sans
obligations et sans baby-sitting, avec l’appartement pour moi toute seule : pur bonheur
en perspective.
Les petits dormaient depuis longtemps lorsque chacun rejoignit sa tanière, repu et
rêveur.
De mon côté, les émotions virtuelles avaient été intenses. Je sentais le poids de la
fatigue sur mes épaules et mon cou. L’horloge affichait 23:44 lorsque je me glissai
doucement sous ma couette. Je me roulai en boule et n’aspirai qu’à une chose : dormir.
Mais mon esprit en avait décidé autrement. Je revoyais en boucle les images et les
sensations de mes expéditions dans ALE. Le grand huit transparent qui m’avait fichu
une sacrée trouille, le désert et ma transformation, le champ d’or jaune métallique, le
gout merveilleux des dattes virtuelles, mon premier combat avec un ABot rhinocéros, le
« cimetière des éléphants », comme disait L’Émissaire.
Mais ALE représentait aussi et surtout l’opportunité pour moi de partir chercher mon
père. Avec 100 000 €, j’aurais les moyens.
Depuis 252 jours et sa dernière lettre énigmatique, j’étais sans nouvelles de lui. Plus
de carnets de voyage, rien non plus à Noël. Je devais gagner la partie. C’était viscéral.
Même s’il y avait eu la chute pour ma mère, suivie d’une longue marche dans les
abimes de la tristesse, puis une remontée délicate qui m’avait pesé et moralement
ébranlée, mon père et moi avions maintenu un lien fort auquel je me rattachais lorsque
je me sentais envahie par des idées noires. Sentiment d’abandon, chagrin, colère
m’assaillaient toujours de temps à autre, mais je m’efforçais de les gommer pour les
remplacer par l’envie, l’espoir et le plaisir que je ne pourrais qu’éprouver lorsqu’enfin
nous serions de nouveau réunis pour vivre ensemble l’une de ses expéditions qui me
faisaient tant rêver. Au fond de moi, j’avais fait de mon père un globe-trotter fantastique
que j’admirais. En plus de ses carnets de voyage, il me contactait et nous bavardions par
webcam interposée. Je vénérais ces instants magiques. Au début, ma mère avait trouvé
cela injuste de ma part, mais je ne pouvais m’empêcher de penser que sa vie à lui était
beaucoup plus belle et plus excitante que la nôtre, si routinière et si banale. Au fil du
temps, elle avait compris que ce lien m’avait probablement sauvée et maintenue dans un
équilibre qui devait me permettre d’entrer dans la vie adulte sans trop de traumatismes.
Je me tournai et me retournai dans tous les sens. Mon cerveau ne voulait pas se
mettre en position off. Ce programme était fascinant et le monde d’ALE vraiment
troublant. L’interface Sensation, c’était une idée de génie. Elle apportait du piquant au
jeu vidéo, une dose d’adrénaline supplémentaire sans prendre de risques. Il y avait tous
les ingrédients pour que ce jeu cartonne. J’avais très envie d’y retourner. Je pesai
longuement le pour et le contre. D’un côté, je pouvais m’entrainer, gagner en maitrise
de mon pouvoir, de l’autre, j’étais franchement fatiguée.
Oui. Non. Oui !
Je bondis de mon lit et attrapai mon casque qui m’attendait sur son support. Je bus
une grande gorgée d’eau, même si au fond je n’avais pas soif. En réalité, je me préparais
inconsciemment à la sècheresse du désert ; le souvenir du manque demeurait gravé dans
mon esprit.
Comme prévu, personne ne se trouvait dans la loge, ni dans la simulation puisque
nos trois cartes reposaient là.
— Léa ?
Le médaillon changea de forme.
— Bonjour, WaveRider.
— Bonsoir. Léa, j’ai une question.
— Je peux chercher une réponse dans ma base de données.
La petite fille se balançait sur ses pieds.
— Puis-je retourner dans un secteur que nous avons déjà exploré ?
— Oui.
— Compléments d’information, s’il te plait.
— Vous êtes libre d’aller et venir dans les tableaux accomplis autant de fois que
vous le souhaitez. Cependant, tout le temps passé là-bas est comptabilisé et enregistré.
— Merci. Je voudrais retourner au cimetière, s’il te plait.
— Cette destination n’est pas jouable.
Cette réponse me laissa sans voix jusqu’à ce que je comprenne que ce que j’appelais
le « cimetière » ne signifiait rien pour Léa.
Léa se balançait toujours sur ses pieds.
— Désolée, repris-je, renvoie-moi à notre dernier point de sauvegarde, s’il te plait.
Léa se changea en médaillon et nous partîmes toutes les deux en direction de l’avion
quitté quelques heures plus tôt.
Curieusement, le soleil s’était rapproché de la ligne d’horizon. Comme dans la
réalité, le jeu devait « vivre ». Je n’avais aucune idée de la durée de son cycle jour/nuit
ni des conséquences pour nous. Néanmoins, la sensation de chaleur n’était plus aussi
accablante, c’était presque respirable. Les ombres étirées des carlingues dessinaient des
spectres gigantesques et difformes sur le sable. J’eus l’impression que l’horreur s’était
dédoublée et que la face sombre des cadavres tentait en vain de s’échapper.
Je contournai l’avion et fus surprise par le relief qui remontait abruptement derrière,
non loin de moi. Je n’y avais porté aucune attention lors de ma première visite.
Pourtant, cette falaise dont je pouvais distinguer les espaliers invitait sans aucun doute à
l’ascension.
La curiosité me piqua.
La vue d’en haut devait être fantastique. Les nombreuses aspérités, sculptées comme
des escaliers, ne pouvaient conduire qu’au début d’une nouvelle mission. Juste un petit
coup d’œil, et je redescendrais, ni vu ni connu.
J’envisageais cette balade comme rien de bien méchant au fond, quelques centaines
de mètres à parcourir, un kilomètre tout au plus. J’étais armée et portais le médaillon. Je
plantai mes pieds dans le sol et invoquai Léa sable. À la différence de la première fois,
je pus étudier mon passage d’un état à l’autre même si cette transformation ne dura que
deux ou trois secondes. Tel un sablier, le bas de mon corps constituait, sous forme de
grains, un monticule grossissant. Au niveau de mon ventre, je voyais les petites
particules tomber dans un léger bruissement, alors que le haut représentait toujours un
buste humain qui s’effritait petit à petit, jusqu’à complètement disparaitre. Au début, il
y avait les démangeaisons, puis une brève aspiration. Je me trouvai ensuite au ras du
sol, le sommet de mon tas avoisinant les trente ou quarante centimètres d’altitude.
Je m’enfonçai. Mon radar se mit en route. Je pris la direction des falaises.
Le contact du sable me rappela des souvenirs d’enfance, lorsque mon père me séchait
vigoureusement avec un vieux drap de bain rugueux dès que nous sortions de l’océan. Il
terminait l’exercice en chassant les petits grains coincés entre mes orteils.
Je me concentrai de nouveau et accélérai mon cheminement. Le crissement du sable
bourdonnait dans mes oreilles. Il me fallut moins d’une minute pour effectuer le trajet.
Une fois arrivée, une barrière de grès m’arrêta. Je remontai tous mes grains à la surface.
Ils s’agglutinèrent en échappant à la pesanteur pour reformer, de bas en haut,
l’apparence humaine de mon avatar.
La paroi de couleur terre cuite délavée, rongée par le temps, offrait de nombreux
reliefs qui faciliteraient la montée. En revanche, elle s’élevait beaucoup plus haut que je
ne l’avais cru de loin. J’essayai quelques commandes : Léa voler, Léa léviter, Léa
décoller, Léa souffler… Rien ne se produisit
Je pris mon courage à deux mains et entamai l’ascension de la falaise, un pied après
l’autre. Au bout de quinze minutes, je n’avais même pas effectué un quart du parcours.
Alors que je cherchais des prises, en équilibre précaire contre la paroi, mon idée ne me
parut plus aussi brillante. Qu’est-ce que je faisais là ? Au départ, je devais m’entrainer à
devenir une masse sableuse, pas à jouer les championnes de trekking et d’escalade.
Même si la fraicheur du crépuscule me rendait l’épreuve plus facile qu’elle ne l’aurait
été en plein soleil, mon ascension s’apparentait à de la bêtise.
Je devais redescendre.
Je mettais toute mon équipe en danger, juste par curiosité.
J’étais ridicule.
Je me hissai encore sur quelques mètres pour atteindre la plateforme qui me
surplombait. Je m’agrippai au rebord, mais la pierre plate était instable et s’inclina
légèrement sous mon poids. Je montai dessus en toute hâte.
Elle bascula, et moi avec.
Brusquement, je fus stoppée dans ma chute. Je me sentis repartir en arrière, aspirée
vers le haut, soulevée comme une plume, virevoltant dans les airs. Un peu plus et je
tombais sur le rocher en contrebas.
Une main m’avait arrachée au vide. Cette nuit-là, je le rencontrai pour la première
fois.
Il était un parfait inconnu, sorti de nulle part, et il venait de me sauver. Surprise par
sa présence et par son intervention, je m’étais sentie d’abord stupide, puis offusquée
qu’il me prenne pour une débutante. Une newbie, moi !
Notre face-à-face ne dura que quelques instants. J’ignorais son identité et la raison de
son assistance. Troublée, j’avais même eu du mal à me rappeler comment j’étais
redescendue, puis retournée au point de sauvegarde.
Le lendemain, à mon réveil, les images gardées en mémoire demeuraient vagues et
incohérentes. Cet homme... Était-il virtuel ou le fruit d’un rêve étrange ? J’avais l’esprit
dans le brouillard et une migraine sournoise qui me battait les tempes.
Tous mes muscles me faisaient terriblement souffrir, comme si j’avais effectué un
marathon. Je me levai et me rendis dans la salle de bain pour une douche bien chaude et
relaxante. Une fois prête, je me dirigeai vers la cuisine. Calme plat, pas âme qui vive,
jusqu’à ce que je franchisse la porte du salon. Toute la famille, sagement installée
devant l’écran, visionnait la dernière production animée en 3D pour les enfants.
— Houlà, tu as une sale mine ! me dit ma mère pour la seconde journée d’affilée. Tu
es malade ? Je suis venue te voir, tu dormais comme un gros bébé.
— Je ne comprends pas, je me sens complètement vannée. Et puis le réveil du
binôme infernal de bon matin, c’est dur.
Une bonne excuse, les petits frères…
La tête posée sur l’épaule de Luc, ma mère fronça les sourcils.
— Ah bon ? Je n’ai pourtant pas eu l’impression qu’ils t’avaient empêchée de
dormir, me dit-elle sur un ton sarcastique.
— C’est juste que parfois j’aimerais pouvoir me reposer toute la matinée, répondisje en bâillant.
— Il est treize heures passées, ma fille.
— Quoi ? suffoquai-je. Mais c’est impossible !
Elle se leva du canapé.
Je regardai l’horloge du couloir. Elle avait raison.
— Oh non... oh non... je vais être en retard.
Je me précipitai dans mon antre, la tête en vrac et ma mère sur les talons.
— Tu pars ?
— Non, j’ai un rendez-vous dans ALE.
— C’est quoi ALI ?
Merde ! Piégée ! Avec ma mère, mieux valait tourner sept fois sa langue dans sa
bouche avant de parler.
J’aérai ma chambre et secouai ma couette. Imperturbable, elle attendait ma réponse.
— C’est un truc génial, dis-je, feignant un enthousiasme débordant pour la rassurer.
Mais je ne peux pas t’expliquer maintenant.
Elle ouvrit la bouche.
— Oui, maman, je sais, la coupai-je. Je ne dois pas passer trop de temps dans une
réalité virtuelle. Et ce n’est pas ce que je fais. Nous avons conclu un accord que j’ai
respecté durant toute l’année universitaire.
Je passai devant elle et me dirigeai vers la salle de bain. Elle me suivit comme une
ombre.
— C’est un peu particulier… essayai-je de lui expliquer. Bon, t’inquiète pas.
Promis, je t’expliquerai plus en détail, plus tard.
Je fermai la porte en priant qu’elle ne fût plus derrière à son ouverture. Je jetai un
coup d’œil au miroir, mon reflet resta flou. J’entendis des pleurs au loin et un appel au
secours. Je me brossai les dents, puis les cheveux et me dirigeai, seule, vers la cuisine.
Ma mère n’avait pas pu résister au gros chagrin de Thomas. Au top, mes petits frères !
J’avais de nouveau rendez-vous avec les garçons à quatorze heures. Je pris juste une
boisson énergisante, un biscuit et je m’enfermai dans ma chambre.
Chapitre 6
Vendredi 27 juin 2025
Contrairement à chez moi, le soleil se levait dans ALE.
Avec les lueurs de l’aube, des reflets mordorés glissaient le long des épaves. À mon
grand soulagement, l’air frais annonçait une progression agréable. Sans surprise, nous
nous dirigeâmes vers les falaises et en commençâmes l’ascension. Eo s’engagea le
premier et L’Émissaire fermait la marche, le médaillon pendu à son cou. Pendant
l’escalade, j’éprouvai un sentiment de déjà vu flou, des images se superposaient dans
ma tête. Comme si j’avais du mal à différencier le réel du rêve et du monde virtuel.
Mes douze heures de sommeil devaient engluer mon esprit.
— Non ! m’écriai-je subitement, affolée. Ne passe pas par là !
Eo s’arrêta net et resta figé quelques secondes avant de baisser son visage vers moi :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Une sorte de… mauvais pressentiment, hésitai-je. Cette plateforme au-dessus,
elle ne me semble pas très stable. Emprunte la voie de droite.
Eo releva la tête, balaya la falaise des yeux et tendit le bras.
— Mais enfin, regarde ! C’est plus court par là !
— Je ne peux pas te l’expliquer, mentis-je alors que les souvenirs de ma chute
s’affichaient de plus en plus clairement dans mon esprit. Tu le sais aussi bien que moi,
les chemins les plus courts sont souvent les plus dangereux, argumentai-je avec le plus
de conviction possible.
— Comme je porte le médaillon, aucun de vous deux ne peut utiliser son pouvoir.
Nous devrions jouer la carte de la prudence, intervint L’Émissaire d’un ton tranquille. Si
Wave a des doutes, ajouta-t-il, ses yeux verts et brillants braqués sur moi, prenons
l’autre voie.
Eo me regarda, perplexe. Il devait se poser des questions. Tout comme moi. Devaisje lui dire la vérité ? Lui avouer que j’étais venue seule et que j’avais rencontré un
problème ? Lui annoncer qu’un inconnu m’avait sauvée ?
— OK, à droite toute ! finit-il par conclure.
Nous reprîmes notre ascension, concentrés et silencieux, et arrivâmes au sommet
sans encombre.
En haut, la vue panoramique exhibait notre incivilité. La décharge, que nous venions
de quitter, dessinait un immense portrait contemporain : les trois pyramides
représentaient les yeux et le nez, les alignements de voitures évoquaient des cheveux en
brosse, les trains formaient une bouche grande ouverte régurgitant une flotte aérienne
internationale. Le désert avait pris forme humaine et nous recrachait à la figure notre
médiocrité.
— Quand on pense que nous avons passé des décennies à creuser le sol pour en
retirer des matières premières qui finissent ici, abandonnées, dit Eo d’une voix grave, on
se demande bien comment nous avons pu autant perdre la tête.
Ce commentaire me glaça le sang. Quel monde étrange ! Quel jeu étrange ! Et si
nous n’étions pas seulement les cobayes d’une interface sensationnelle ? Et si nous
étions aussi les premiers témoins de demain ? Et si c’était vrai ? Allions-nous tout
bousiller ? Allions-nous être à l’origine d’une destruction massive ? Étions-nous à la
fois victimes et coupables ? Nous étions-nous condamnés ? Mon esprit s’embrouillait.
J’étais ici pour jouer et gagner. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de penser.
Nous empruntâmes une nouvelle direction. Des herbes hautes tapissaient le sol à
perte de vue. La ligne d’horizon était agrémentée de quelques arbres, majestueux et
colorés. Ce tableau m’inspirait un sentiment de quiétude et de tranquillité.
— Je préfère franchement cette vision du monde ! annonça Eo, balayant de la main
des plumeaux jaunis.
J’acquiesçai, comme apaisée. Une brise légère avait remplacé l’atmosphère chaude et
sèche de la veille. Je sentis de délicates fragrances venir caresser mes narines. Des
effluves de vert, d’épines et d’écorces, mais également une odeur d’espace, de
grandeur ; comme si je pouvais renifler l’immensité. Nous avancions tout en admirant
ces textures incroyablement détaillées lorsque, soudain, des bruits étranges brisèrent le
silence. Une sorte de « fiiiizzzzz ! » détonait au loin.
— Allons nous mettre à couvert, ordonna Eo à mi-voix.
Nous crapahutâmes tous trois en direction d’un amas de racines et de branchages
entremêlés. À l’abri, Eo récupéra le médaillon, s’équipa de son armure et dressa la tête
pour étudier la situation.
— Des véhicules. J’en compte trois. À deux-cents ou trois-cents mètres. Ils tirent au
laser. Il y a des animaux autour, mais je ne sais pas de quoi il s’agit.
Eo reprit place dans notre cachette.
— Tiens, dit-il à L’Émissaire, prends-le.
— T’en es sûr ? Le médaillon te protège.
— Oui, il doit aussi te transmettre ton pouvoir. C’est ton tour. Si tu ne le portes pas
au bon moment, on risque de passer à côté de quelque chose.
L’Émissaire savait qu’Eo avait raison et n’argumenta pas plus longtemps.
— Entendu, je grimpe voir ce que ça donne d’en haut.
Le grand Black se hissa dans les premières branches tortueuses et s’installa au-dessus
de nous, allongé comme un guépard ou une panthère noire qui guetterait sa future proie.
— Ils se dirigent vers le nord, chuchota-t-il, ils ne nous ont pas repérés.
— Ces gaillards n’évoluent pas ici par hasard, souffla Eo. Vu notre équipement,
nous devons éviter l’attaque frontale.
Les moteurs ronronnaient et les tirs se faisaient plus nombreux.
— Qui a dit ça ? s’enquit L’Émissaire en se penchant vers nous.
Nous levâmes la tête vers lui.
— De quoi tu parles ? interrogea Eo en sourcillant.
— Quelqu’un a demandé de l’aide, là, à l’instant. C’est pas l’un de vous ?
— Je ne comprends rien à ce que tu chantes ! grommela Eo. Ne me dis pas qu’il y a
des interférences dans la com ?
— Chuuuuuuuuuuuuut ! nous balança l’américain. Faites silence radio, s’il vous
plait.
Nous retînmes notre respiration. Il semblait parler à quelqu’un, mais nous ne
distinguions personne d’autre que lui et son long manteau noir dans les branchages.
J’échangeai avec Eo des regards déconcertés, en attente d’explications.
— OK, déclara soudain L’Émissaire. J’ai trouvé mon pouvoir.
— Yes ! jubila Eo, ravi d’avoir eu raison. Qu’est-ce que c’est ?
— Je communique avec les animaux.
— Pas mal !
— Je descends, je vais vous présenter Fargo.
Un magnifique aigle se posa alors sur une branche à notre hauteur. Dans un
claquement bref, l’oiseau déploya et referma ses ailes, tels les éventails d’une danseuse
de flamenco. Nous vîmes, l’espace de quelques secondes, la courbure parfaite du
plumage, rayé noir et blanc, et une double houppette à pointe noire qui devait
caractériser cette espèce. Les serres s’enfoncèrent autour de la branche et l’arbre sans
défense dut céder un peu de son écorce dans un craquement sec. Ses yeux jaune ambré
nous scrutèrent fixement.
Je le trouvai super impressionnant.
— Voici Fargo, déclara L’Émissaire. C’est un ABot, il est le gardien de cette partie
du parc.
— Wow, lâcha Eo, fasciné par tant de réalisme. Il est superbe.
Fargo tourna la tête vers L’Émissaire.
— Qu’est-ce qu’il raconte, le rapace ?
— Il demande notre aide.
Commença alors un étrange échange entre lui et l’oiseau. Eo et moi assistions à un
monologue : seules les paroles de notre compagnon étaient audibles.
— Qui sont-ils ?
— …
— Des quoi ?
— …
— Je vois. Bien sûr, on va faire notre possible. Attends, je leur explique.
L’Émissaire se retourna vers nous :
— Les jeeps que nous avons aperçues appartiennent à des braconniers très fortunés.
La chasse est interdite depuis longtemps ici. Malheureusement, les dessous-de-table
sont toujours d’actualité. Ils tuent pour de pitoyables trophées. Ceux-là ont pour cible un
couple de léopards. Des vrais léopards, pas des ABots.
— Il m’a semblé voir beaucoup plus d’animaux autour d’eux, souleva Eo.
L’Émissaire consulta le rapace pendant quelques secondes, puis revint à nous :
— Des lionnes. Enfin, des robots sous forme de lionnes. Elles sont programmées
comme des chiens de chasse à courre.
— OK, c’est la totale. Donc, en résumé, les ennemis du jour sont les chasseurs en
jeeps et leurs toutous aux dents acérées.
— Exact !
L’avatar d’Eo ébouriffa ses cheveux blancs.
— Ça ne va pas être simple avec nos petits joujoux contre des pistolets laser. Un
défi de plus pour Commandant Eo, dit-il en souriant, le regard tourné vers l’horizon.
— L’aigle veut que je l’accompagne, reprit L’Émissaire.
— Super ! s’esclaffa Eo. Tends tes bras et vole, mon grand !
L’oiseau remua les ailes, effleura notre compagnon, nous tourna le dos et s’envola.
— Attends ! cria L’Émissaire tentant de rattraper le volatile.
Au même moment, son corps se souleva du sol. Les pans de son manteau s’écartèrent
pour se transformer en une volée de plumes noires. L’Émissaire devint un majestueux
rapace de couleur sombre. Il filait de l’avant, en direction de Fargo.
— Waouh ! chantonnait-il. C’est inimaginable ! Je vole ! Vous m’entendez ?
— Oui, cinq sur cinq. C’est déjà un bon point, aucune transformation n’altère la
communication, remarqua Eo, pragmatique.
— La sensation est extraordinaire… Y’ a pas de mots. Je te suis... Ne bougez pas, en
bas. Je vais voir d’un peu plus près la situation et je reviens.
— Fais gaffe qu’ils ne te prennent pas pour cible ! cria Eo, plus fort que nécessaire.
Le vol de L’Émissaire ne dura pas plus de cinq minutes, pendant lesquelles il
partagea avec nous toute son expérience.
— Je perçois les différences de température dans l’air. J’ai presque l’impression de
ne plus sentir le poids de mon corps, comme si j’étais en apesanteur. J’ai un zoom qui
est venu se rajouter aux fonctions classiques, je distingue parfaitement les choses à 500
mètres à la ronde.
Eo et moi ne lâchions pas des yeux notre compagnon dont le vol majestueux se
découpait sur le bleu du ciel. Ce don devait être fantastique. De plus il le rendait un peu
plus bavard.
L’Émissaire et Fargo fondirent droit sur les véhicules, puis ils ralentirent. Ils
frôlèrent les chasseurs et semèrent une certaine confusion dans les troupes ennemies. Ils
firent rapidement demi-tour et vinrent nous rejoindre à tire-d’aile tout en essuyant
quelques tirs frénétiques. À quelques centimètres du sol, dans un éclair éblouissant,
L’Émissaire reprit forme humaine. L’atterrissage, un peu chaotique, entraina notre
compagnon dans un roulé-boulé brutal.
Il se releva et rampa jusqu’à nous. Son avatar souriait de bonheur.
— Il y a trois jeeps, deux personnes à bord, commenta-t-il, direct, le souffle calme.
Un chauffeur et un tireur équipé d’un pistolet laser. Ils sont escortés d’une demidouzaine de lionnes.
— Ils sont plus nombreux que nous et mieux armés, raisonna Eo à voix haute. Nous
devons établir un plan et vite. Est-ce que l’oiseau peut communiquer avec les léopards ?
— Non, ils ne sont pas des robots…
— Oui, j’suis con ! Il faut au moins que nous arrivions à ralentir ces bouseux. Wave,
penses-tu être capable de créer un écran de poussière compacte ?
— Je peux toujours tenter le coup.
— Le terrain est accidenté vers l’ouest, nous informa le grand Black.
— Nous pourrions les attirer dans un piège et les faire tomber en contrebas,
commenta Eo.
— Mais comment diriger les léopards vers là-bas ?
— Si Fargo vole d’un côté et toi de l’autre, vous pouvez sans doute les aiguiller.
L’Émissaire se tourna vers Fargo, en attente d’une réponse.
— On va essayer. Ils ne sont pas des prédateurs l’un pour l’autre, mais un aigle de
chaque côté devrait les canaliser.
— OK, on va procéder comme ça, décida Eo. L’Émissaire, tu amènes les léopards
vers la crevasse, tu survoles Wave qui t’attendra non loin du bord et tu lui refiles le
médaillon. Toi, enchaina-t-il en se tournant vers moi, tu crées l’écran juste après le
passage des léopards. Avec un peu de chance, les gars ne verront pas l’effondrement du
relief et n’auront pas le temps de freiner. Une fois qu’ils sont en bas, je récupère le
médaillon et je prends la relève.
Dans ces moments-là, Eo démontrait ses véritables qualités de leader. Une fois
l’objectif déterminé, il définissait sa tactique rapidement, attribuait les rôles selon les
capacités de chacun et s’impliquait à 100 % dans la mission. Il bénéficiait d’un instinct
remarquable, qualité indispensable pour surprendre les IA.
L’Émissaire reprit son envol et se plaça tout près des pourchassés. Fargo, de l’autre
côté, émettait des bruits étranges, une sorte de « kewee-kewee-kewee ». Ils planaient
tous deux à très basse altitude. Eo et moi parcourûmes les trois-cents mètres qui nous
séparaient du relief accidenté, à demi courbés, aussi vite que possible. Je faisais le plein
d’adrénaline.
Une fois parvenus au bord du fossé, Eo se dissimula au dos d’un rocher. Le
vrombissement des moteurs devenait de plus en plus assourdissant. Je m’avançai,
j’escaladai un monticule de terre et de cailloux. La troupe arrivait à vive allure dans ma
direction. En tête, les deux léopards escortés par Fargo et L’Émissaire ; vingt ou trente
mètres derrière, en file indienne, les jeeps décapotées ; dans l’entre-deux, la meute
enragée des lionnes. L’Émissaire, notre métamorphe battit des ailes pour devancer tout
le monde et vint effleurer le bras que je lui tendais. Le médaillon, devenu miniature
autour de son cou, se détacha et se fixa au mien. Au même moment, il retrouva sa forme
humaine. Il exécuta un salto avant et finit sa course quelques mètres plus loin. Les deux
léopards me frôlèrent, bondirent à deux ou trois reprises, puis déguerpirent comme des
chats géants. J’ordonnai : « Léa écran de poussière, quinze mètres de long et un mètre
de large ! ». Mon avatar se désagrégea pour former un mur de particules en suspension.
Comme prévu, le premier véhicule traversa mon corps, il effectua un vol plané et
vint planter sa calandre dans la roche en contrebas, suivi de très près par le second. Sans
doute alertée par les cris et le tohu-bohu ambiant, la troisième jeep freina à temps et
s’arrêta net à ma hauteur. Je repris forme humaine. Eo, qui se tenait à mes côtés,
récupéra le médaillon.
Sans perdre une seconde, il s’enveloppa de sa carapace métallique, sauta en
contrebas et engagea le combat. Cerné par les six lionnes qui, en habiles chasseuses,
n’avaient pas fait le grand plongeon, L’Émissaire évitait des gueules et coupait des
têtes. Fargo avait rejoint la partie, agrippant de ses serres le dos poilu de l’une des
assaillantes.
De mon côté, je pris pour cible le tireur du dernier véhicule qui se tenait debout.
J’escaladai l’avant de la jeep en courant, je pris appui sur la tranche du parebrise et lui
balançai mes deux pieds en pleine figure. Il tomba à la renverse, déclencha une série de
« fiiiizzzz ! » avant de perdre son pistolet dans les herbes. Je me précipitai sur son arme.
Il m’attrapa la jambe. Je lui décochai un nouveau coup de pied dans la tête ; il lâcha
prise. Je sortis de mon inventaire mon poignard et lui enfonçai dans le thorax. Le
chauffeur, qui s’était glissé à l’extérieur de la voiture, la contourna pour récupérer le
laser. Je roulai sous la jeep. De part et d’autre du véhicule, nous étions tous deux
immobiles. Je me relevai, il pointa son arme sur moi. Fargo vint alors planter ses serres
dans son crâne. L’homme se mit à hurler. Je projetai ma lance, tel un javelot : elle le
transperça de part en part. Il s’effondra.
— Un coup de main, Wave ? me demanda L’Émissaire.
— Non merci. J’ai terminé.
De nombreux corps sans vie gisaient autour de nous. Des chiffres bleutés
s’affichèrent au-dessus de chacun des cadavres. Nous nous dirigeâmes vers le bord de la
crevasse. Eo, toujours en contrebas, venait à notre rencontre. Dès qu’il fut à notre
hauteur, sa combinaison disparut.
Léa se matérialisa.
— Heureusement que nous nous trouvons dans la version jouable d’ALE, nous
reprocha la petite.
— Comment ça, « heureusement » ? répliqua Eo.
— Vous venez de tuer des gens !
— C’est eux qui ont failli nous zigouiller !
— Tu plaides la légitime défense ?
— Oui, intervint aussitôt L’Émissaire presque instinctivement.
Je les observais tour à tour, cet échange me semblait totalement irréaliste.
— Pourquoi as-tu dit « version jouable d’ALE » ? demanda alors Eo.
— ALE est un monde virtuel à part entière. Vous, vous êtes dans la version test du
jeu.
Eo s’avança d’un pas et se pencha vers la gamine.
— Il existe deux ALE ?
— Non, il n’existe qu’un seul monde. Mais il y a une version jouable, les règles y
sont fort différentes, ajouta-t-elle comme une évidence.
— J’ai le droit de tuer les méchants, alors.
— Tu as le droit de choisir cette option, l’informa Léa.
— Il existe une autre option ? s’enquit Eo d’un ton ironique.
— Finalement, tu aurais bien besoin d’une nounou, lâcha la gamine.
L’Émissaire et moi éclatâmes de rire, suivis presque immédiatement par Eo.
— Je n’en reviens pas, dit-il en reprenant son souffle. Tu es pleine de répartie pour
une IA.
— Dans IA, quel mot n’as-tu pas compris ? lui demanda-t-elle, les yeux écarquillés
comme des soucoupes.
Il pencha la tête en arrière et porta sa main droite au cœur.
— Tu as gagné, Léa, je suis vaincu, déclara-t-il, tout sourire.
Il s’approcha de la gamine et lui claqua un gros bisou sur le sommet de son crâne.
— I love you.
— Beurk, fit-elle en se frottant la tête. Pouvons-nous passer au tutoriel ?
Nous répondîmes oui tous en chœur.
— Plus vous avancez dans le jeu, plus vous gagnez des XP, mais leur valeur reste
faible, car ils reflètent l’expérience que tout le monde acquiert avec le temps. Par contre,
avec les combats, dans la version jouable, précisa-t-elle à l’intention d’Eo, ils
deviennent indispensables, si vous souhaitez gagner. Wave, tu as obtenu 125 points,
L’Émissaire 175 et toi 225 XP.
Eo s’empressa d’exprimer sa fierté avec un sourire idiot sur son visage.
— Votre jauge Santé a baissé non pas parce que vous êtes malades ou blessés, mais
parce que vous avez consommé de l’énergie physique.
— Comme si nous étions fatigués ? fit observer L’Émissaire.
— Oui, c’est exactement cela, répondit Léa. À ne pas confondre avec votre jauge
Énergie qui gère l’énergie de vos pouvoirs.
— Comment fait-on pour récupérer ? demandai-je.
— Rien de tel que le repos. Vous reprenez 5 points toutes les trente minutes sans
utilisation de vos pouvoirs. Ou alors, vous trouvez des packs d’énergie ou de santé qui
vous ressourcent instantanément de 25 points, comme une grosse dose de vitamine C.
— Merde ! jura Eo. On a dû passer à côté dans les autres tableaux.
— À l’évidence, vous n’avez pas été très attentifs ! le taquina Léa.
Eo fulminait dans son coin.
— Léa ? demanda L’Émissaire. Quelles informations peux-tu me donner sur mon
pouvoir ?
— Tu as la capacité de te transformer en animal. Cependant, toutes les espèces ne
sont pas disponibles à volonté. Tu découvriras par toi-même les restrictions, ajouta-telle d’un ton plein d’assurance. Pour la communication, tu sais déjà qu’elle n’est
possible qu’avec les ABots. Logique, quoi !
— Merci, Léa.
— À ton service, dit-elle en inclinant la tête.
— OK, c’est quoi la suite ? s’enquit Eo.
Léa reprit sa forme de médaillon. Je l’attrapai au vol. Une nouvelle flèche flotta dans
les airs.
— On va d’abord fouiller les voitures, grommela Eo. On ne peut pas passer à côté
des packs à tout bout de champ.
C’était bien vu de sa part. Un pack énergie se trouvait à bord du premier véhicule,
dissimulé sous le châssis. D’un commun accord, Eo l’inséra dans son inventaire. Nous
gardâmes chacun une arme laser.
Cela faisait plus de deux heures que nous voyagions dans ALE et la fatigue
commençait à me peser. Même si les commandes par la pensée apportaient une très
grande jouabilité, nous devions tout de même fournir de gros efforts de concentration
afin de maitriser les interactions entre notre corps et celui de notre avatar.
Nous décidâmes d’emprunter la jeep encore opérationnelle pour nous déplacer. Une
décision judicieuse, car nous pûmes traverser sans encombre de magnifiques troupeaux
d’animaux sauvages. Elles se trouvaient là, les bêtes, au milieu des herbes hautes et des
roseaux. J’aperçus furtivement des pelages rayés, dorés ou sombres, des cornes droites
ou torsadées, des trompes et des cous tachetés. Notre voyage fut bref, mais mémorable.
Arrivés à la frontière du parc, Fargo nous remercia par l’intermédiaire de L’Émissaire et
fit demi-tour. Léa sauvegarda la partie.
Réunis dans la loge, nous nous apprêtions à nous déconnecter quand Edgar, la moule,
apparut. Il portait toujours son vieux pantalon et son pull, banal à souhait.
— Chers aventuriers, voilà presque 48 heures que vous êtes entrés dans ALE,
déclara-t-il d’un ton décontracté. Nous sommes heureux de vous annoncer que toutes les
équipes sont encore en jeu. Et nous sommes enchantés de constater que vous résistez
fort bien aux premières sensations. Nous vous donnons rendez-vous demain à vingtdeux heures zéro zéro précises pour un challenge d’un autre genre. D’ici là, ALE ne
sera pas accessible. Reposez-vous bien !
Nous partîmes sans un mot, trop absorbés par nos pensées. Au fond de moi, j’avais
un peu les boules. « Toutes les équipes sont encore en jeu », avait-il dit, ce maudit
Edgar. J’avais l’impression de ne pas avoir avancé d’un pouce. Je quittai la loge.
— Ah, ah ! qu’est-ce que tu fais ? demandai-je à ma mère, qui se tenait penchée
juste au-dessus de moi.
Avais-je oublié de tourner la clé de ma porte ?
— Je viens voir si tu vis encore ! Tu sais depuis combien de temps tu es connectée ?
— Oui, maman, je sais...
— J’attends des explications !
— Ne t’énerve pas.
— Je m’énerve si j’veux !
Je déposai mon casque sur son support. Les deux garnements en profitèrent pour
entrer dans ma chambre et sauter ensemble sur mon lit.
— Thomas, Hugo, dehors ! cria ma mère. Allez voir papa.
Les deux garçons descendirent de mon lit en marche arrière et sortirent sans piper
mot. Courageux, mes petits frères !
— Alors, je t’écoute, reprit ma mère en se tournant vers moi. J’ai tout mon temps.
— Je me suis inscrite dans un jeu. Enfin, plus exactement dans un jeu qui est en test.
— Et alors ?
— Eh bien... j’ai comme des obligations. On travaille en équipe. Je dois être
présente. Un minimum.
— Tu travailles ou tu joues ?
— Je... travaille.
— Tu es donc rémunérée ? demanda-t-elle, pensant me cramer sur ce point.
— Oui... et non.
— S’il te plait, arrête de te payer ma tête. Tu es rémunérée, oui ou non ?
— En fait, si j’arrive au bout du jeu, enfin du test, et qu’avec mon équipe nous
gagnons la partie, nous serons « financièrement récompensés ».
— « Financièrement récompensés », ben voyons ! C’est légal ton truc ?
— Euh… j’sais pas trop en fait. C’est important ?
— Évidemment que c’est important !
Je ne voulais pas affronter ma mère sur ce sujet. Je savais qu’au fond, elle était tout
simplement inquiète. Depuis l’arrivée des casques, aucune étude n’avait réussi encore à
démontrer, faute de recul, si ces immersions totales étaient néfastes ou non pour la
santé. Ma mère souhaitait donc que j’applique le fameux principe de précaution : ne pas
dépasser les cinq heures par jour, faire une pause toutes les deux heures… Comme en
voiture !
— Assieds-toi, maman. Et s’il te plait, écoute-moi jusqu’au bout.
Elle se posa sur le rebord de mon lit. Je m’installai sur la chaise de mon bureau.
— Je n’ai pas l’intention de passer ma vie là-dedans. C’est tout au plus deux-trois
heures par jour. Quand je suis à l’école, il m’arrive de rester connectée aussi longtemps.
— Justement. Je te rappelle notre accord. L’université virtuelle, oui, à condition que
pendant les vacances tu poses ton casque.
Je baissai la tête. Elle avait raison.
— Maman… soupirai-je. J’ai la chance de tester une réalité virtuelle qui va être
lancée sur le marché. Je peux y accéder en avant-première ! C’est une opportunité
unique que je ne pouvais pas refuser. Tu sais que j’adore ça...
Elle se releva, ouvrit le volet que j’avais fermé de moitié et jeta un coup d’œil
dehors.
— Et tu as des compétences dans ce secteur ?
— C’est justement ça qui est chouette. Les producteurs ont accepté des amateurs de
jeux.
Elle se tourna de nouveau vers moi, s’appuya contre la fenêtre et demanda :
— Qu’a-t-il de plus que les autres, ce jeu ?
— Il représente la planète vers 2100.
— C’est un jeu futuriste, alors ?
— Oui, mais… comment dire ? Les programmeurs proposent leur vision du monde à
cette date. Donc, il n’y a pas de monstres, aliens et compagnie… du moins pas encore.
— Comment ça, « pas encore » ?
J’avais l’impression de passer un interrogatoire en règle.
— Je viens de commencer donc je ne sais pas s’il va y en avoir ou non. Mais l’idée
n’est pas d’inventer des trucs farfelus, c’est plutôt une sorte d’extrapolation de nos
activités actuelles et leurs répercussions sur le début du siècle prochain.
Ma mère croisa les bras, limite professorale.
— Et qu’est-ce que ça dit pour le moment ?
— Ce n’est pas brillant. De nombreux animaux ont disparu et il y a d’immenses
décharges de matériels non recyclés, listai-je. On visite des endroits et l’on affr... on
découvre ce que l’Homme en a fait. Au fond, c’est très instructif.
— Arrête. Tu vas presque me faire avaler que ton jeu possèderait la faculté d’être
aussi éducatif.
— Mais cela pourrait être le cas ! Tu te rends bien compte que malgré toutes les
infos qu’on nous balance sur l’avenir de la planète, la fonte des glaces, le réchauffement
climatique ou le manque d’eau, rien ne bouge.
— Nous nous sommes bien améliorés, rétorqua ma mère comme si elle faisait de
mon jeu une affaire personnelle. Si tu avais vu tout le gâchis que nous pouvions
produire avant ta naissance !
— Tu as certainement raison, concédai-je, cependant nous sommes en 2025 et les
pauvres sont toujours aussi pauvres. Pire encore, ils sont plus nombreux et impuissants
face aux éléments qui ont tendance à se rebeller de plus en plus souvent.
— Et ton jeu, tu crois qu’il va changer les choses ?
— Les changer radicalement, non. Nous sommes trop bêtes pour cela. Mais croismoi, vivre dans ce nouveau monde, c’est une expérience très étrange et très
dérangeante. Sans doute que certains d’entre nous verront le monde réel d’une autre
manière.
Je me demandai ce qu’il avait changé pour moi. Jusqu’ici, je devais bien l’avouer : je
n’avais pas changé d’un iota.
J’avais dû être convaincante, car ma mère décroisa les bras et poussa un soupir las,
vaincue.
— Bon, fais attention à toi. C’est tout ce que je demande. Suis les consignes de
sécurité, alimente-toi correctement et…
— Va au sport. Je sais, ma petite maman. D’ailleurs, je m’y rends demain.
Chapitre 7
Samedi 28 juin 2025
Seules deux femmes d’une quarantaine d’années occupaient l’espace cardio à mon
arrivée. Je me dirigeai vers le vestiaire, revêtis mon jogging noir, un tee-shirt manches
courtes et chaussai mes vieilles baskets.
J’optai pour un échauffement sur le dernier vélo de la rangée dont je dus descendre la
selle pour la mettre à ma hauteur. Je déposai ma serviette sur le guidon, sélectionnai
l’application détenant mon programme sur mon téléphone et commençai mon
entrainement. Dès les premiers tours de pédales, je me sentis lourde. Je devais peser au
moins deux-cents kilos. Tous mes muscles étaient bétonnés. C’était la cata.
Sur l’écran de télévision, devant moi, la chaine météo annonçait du beau temps pour
les cinq prochains jours. La présentation zooma sur la carte d’aujourd’hui pour afficher
un seul et unique soleil sur tout le territoire. En son centre apparaissait le logo de Solale,
le géant mondial des panneaux photovoltaïques pour les particuliers. Même le soleil
était sponsorisé.
Je pratiquai péniblement vingt minutes de vélo, puis enchainai avec dix minutes de
tapis, en mode « marche rapide ». Le bip de fin retentit. Je stoppai ma machine et me
dirigeai vers les vestiaires. Même la musique rythmée et entrainante ne pouvait rien
pour moi. Une personne infâme avait dû m’injecter de l’ADN d’hippopotame durant la
nuit.
— Hello, Lola, chuchota une voix dans mon dos.
Cette intonation douce et veloutée m’était familière. Il n’y avait que Lucas pour
m’interpeler ainsi. Brun, les yeux marron, toujours rasé de près, c’était un homme sexy,
parfaitement proportionné et de cinq ans mon ainé.
Pendant plusieurs semaines, je l’avais observé du coin de l’œil, super discrètement,
juste pour le plaisir du regard. Il pratiquait un jogging de 45 minutes sans effort,
enchainait avec 30 minutes de vélo et terminait par 15 minutes de rameur, sans
transpirer. J’exagère à peine. Vraiment ! Y’a des gens comme ça, avec un super karma
sportif.
— Si tu le souhaites, je vais te montrer, m’avait-il proposé, le jour où j’avais voulu
essayer une nouvelle machine.
Dès que ses yeux sombres avaient croisé les miens, mon visage s’était peinturluré
d’une seconde couche rouge vif. Je pense même que j’ai dû clignoter. Il avait souri de
plus belle.
— Il y a toujours une première fois, avait-il doucement ajouté, trop mignon.
J’avais bégayé une réponse que j’avais aussitôt effacée de ma mémoire pour ne pas
vivre dans la honte les vingt prochaines années.
Il avait alors pris ma place et commencé une courte démonstration des mouvements à
effectuer, tout en m’énumérant les différentes options, sans s’essouffler. À ma grande
surprise, il m’avait proposé un entrainement commun pour le surlendemain, ce que je
m’étais empressée d’accepter, comme toute personne saine d’esprit. Le soir suivant,
nous dinions en tête à tête, marquant ainsi le début de notre histoire. C’était l’automne
dernier, le 29 novembre, je m’en souviens encore.
Toutefois, Lucas était très occupé, professionnellement parlant. Il travaillait avec son
père et envisageait de reprendre l’affaire familiale à son compte, ce qui lui laissait très
peu de temps libre. Cependant, il mettait un point d’honneur à s’entrainer quatre fois par
semaine. Son monde à lui se résumait au boulot et au sport. Ces derniers mois, il avait
consenti à rajouter Lola dans les rares espaces vides de son agenda. Et étrangement,
cette situation me convenait bien.
— Bon… bonjour Lucas, répondis-je enfin, surprise.
Il portait son sac de sport en bandoulière et arborait un sourire amusé.
— Ton entrainement a été bon ?
— Pas vraiment. Je suis un véritable boulet aujourd’hui. Et toi ?
— Oui, excellent. J’ai terminé par un petit hammam. Je me sens d’attaque pour la
journée, dit-il, tout fier. Par contre, toi, tu as l’air crevée.
— C’est le cas !
— Veux-tu que l’on dine ensemble, ce soir, tard ? Je te propose… un bon
massage en guise de dessert !
Il se pinça les lèvres.
— Désolée, répondis-je, embarrassée, je ne peux pas.
— Demain alors ? risqua-t-il timidement. J’ai un rendez-vous à 19 h, je passerai te
prendre vers 20 h 30 ?
— Sorry, grimaçai-je, je suis prise.
Il pencha légèrement la tête sur le côté et plongea ses yeux dans les miens.
— Hum, hum… tu as trouvé un nouvel amant ?
— Ne dis pas de bêtises, me déridai-je. C’est juste que je bosse sur un projet en
réalité virtuelle et puis… la famille. Mes parents partent pendant deux semaines en
vacances, c’est un peu la course à la maison.
— Je vois. Je t’ai laissé un message, il y a deux jours.
Je baissai la tête. Lucas déposa son sac par terre, fit deux pas en avant et m’enlaça
avec tendresse. Il sentait bon le musc, la violette et la mandarine. Je fermai les yeux.
Moi, je devais sentir le… (fauve ?).
— Tu m’as manqué, murmura-t-il contre mon oreille. J’avais très envie de te voir…
Appelle-moi.
J’inspirai une nouvelle fois son odeur ; elle m’apaisait. À son contact, je pouvais
vider mon esprit et retrouver la tranquillité. Il desserra lentement son étreinte.
Je me grattai la gorge.
— C’est promis, je le ferai.
— N’attends pas trop longtemps. Je serais alors obligé d’employer les grands
moyens et de venir te soustraire à tes « obligations » par la force…
— Attention, cela pourrait me plaire.
Il sourit, jeta un rapide coup d’œil à l’horloge, fronça les sourcils et ajouta :
— Désolé, je dois te laisser.
Il souleva légèrement mon menton du bout des doigts, déposa un baiser furtif sur ma
joue et glissa tendrement vers mes lèvres.
— Appelle-moi, souffla-t-il encore. À bientôt.
— Promis. À bientôt, Lucas.
Quelque chose ne tournait définitivement pas rond dans ma tête. Lucas était un
homme gentil, mignon et indépendant du point de vue financier. Il représentait le mec
parfait que toutes les filles comme moi rêvent de fréquenter lorsque l’on est toujours sur
les bancs de l’université. Tous les moments passés en sa compagnie étaient imprégnés
de bien-être, de bonheur et de plaisir.
Pourtant, il me manquait cette pointe de piquant, ce petit plus, méga vibrant, que
j’attendais du grand amour.
Pour calmer ma mère, j’avais promis de m’occuper de mes petits frères jusqu’à la fin
de l’après-midi, dès mon retour du sport. Lorsque je franchis la porte, la pendule du hall
affichait 10 h 03. Elle patientait, souriante, son sac à main sur l’épaule.
— Ils sont lavés et habillés, tu trouveras dans le frigo leur repas, lâcha-t-elle en
s’enfuyant. À tantôt !
Je n’eus pas le temps de réagir. La porte se refermait alors que mes petits frères
s’accrochaient frénétiquement à mon pantalon, comme deux sangsues. Je jetai, non sans
mal, mon sac de sport dans ma chambre. Je regrettais déjà ma promesse. Quelle idée
m’était passée par la tête d’enchainer fitness et baby-sitting longue durée ? D’autant que
je ne pouvais attendre aucun soutien de mon beau-père ; lui aussi s’était éclipsé.
Les deux premières heures furent anarchiques, mais par chance, ou plutôt par ruse,
j’avais réussi à confiner le chaos dans un espace réduit. À part la chambre des jumeaux
et le couloir, les autres pièces de l’appartement avaient réchappé à l’invasion de jouets
et peluches, et aux petits morceaux de biscuits que les garçons semaient derrière eux.
Au déjeuner, la situation empira. Les deux garnements avaient exigé de manger en
compagnie des héros plastiques de Knut, l’ours blanc. Le malheureux passa tout le repas
à patauger dans la purée de carottes et devint Knut, l’ours jaune curry ; ses amis, quant à
eux, exécutèrent quelques vols planés périlleux et se dispersèrent dans la cuisine, la
transformant en nouvelle zone sinistrée. Il me fallut plus d’une heure pour tout nettoyer,
petits frères compris. À mon grand regret, je dus abandonner l’idée de leur faire faire
une sieste. Ils attendaient, tout excités, la balade au parc mentionnée par maman chérie,
pour voir la mare aux canards qui pue. Je cite.
Mon châtiment dépassa toutes mes craintes. Pendant deux heures, montre en main,
Thomas et Hugo prirent un malin plaisir à offrir à manger aux volatiles. Ils
commencèrent par sacrifier leurs biscuits secs, puis ils arrachèrent les feuilles des
buissons environnants avant de désherber le chemin piétonnier.
Note pour plus tard : les inscrire à un stage de jardinage.
Seconde note : Prévenir le prof des dangers !
Le passage dans le bac à sable, que la commune avait eu la riche idée d’entourer d’un
grillage haut et infranchissable, représenta mon seul moment de sursis. Quinze minutes
assise sur un banc public à me maudire.
À 17 h 32 pétantes, ma mère passa la porte de l’appartement. Je lui transmis sans
perdre une seule nanoseconde mon tour de garde. J’étais cassée.
Libérée de mes responsabilités de grande sœur belle et merveilleuse – faut bien se
remonter le moral –, j’en profitai pour me détendre au fond d’un bon bain chaud,
parfumé aux huiles essentielles d’ylang-ylang. Je glissai lentement sous l’eau pour
humidifier mes cheveux. Le silence sourd m’apaisa. De retour à la surface, j’apposai un
masque capillaire et le laissai agir dix minutes avant de m’immerger de nouveau.
Fermant les yeux, je dus m’assoupir quelques instants jusqu’à ce qu’un frisson me
réveille. L’eau tiédie m’indiquait qu’il était temps de sortir.
Ma mauvaise conscience aussi.
Je venais de consommer des dizaines de litres d’eau alors que de nombreux enfants
n’en ont pas pour vivre. Je vidai la baignoire, puis me rinçai avec la douchette. « Encore
cinq litres ! » raisonna une voix dans ma tête. Emmitouflée dans mon peignoir de bain,
je traversai le couloir et me rendis dans ma chambre. J’ouvris la fenêtre. Il faisait beau
et bon depuis quelques jours, mais je n’en avais pas profité.
Après avoir séché mes cheveux, je retournai dans la cuisine. Luc s’affairait aux
fourneaux en sifflotant.
— Salut, comment te sens-tu ? me demanda-t-il gentiment.
— Beaucoup mieux.
— Chouette. Ta mère trouvait que tu avais une petite mine.
— Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
Il se tourna vers moi, me scruta pendant quelques secondes. Je lui présentai mon
visage en plein éclairage, les yeux écarquillés.
— Pas besoin d’appeler les urgences, diagnostiqua-t-il.
— Ouf ! Qu’est-ce que tu nous prépares de bon ?
— Euh... Jambon coquillettes.
— Cool. Besoin d’aide ?
— Non merci, je vais m’en sortir tout seul, dit-il avec un sourire. Ta mère a
demandé à ce qu’on fasse manger les garçons en premier.
Courage ! Fuyons !
Presque une heure plus tard, après que ma mère dut affronter quelques larmes de
crocodile dans la chambre bleue, nous passâmes enfin à table.
— Ils sont tellement fatigués qu’ils sont sur les nerfs, dit-elle en bâillant.
Luc se leva quelques instants pour réchauffer nos pâtes. Ma mère et moi restâmes
silencieuses. Elle semblait éreintée. Sa vie n’était pas facile entre les garçons et son
boulot. Même si elle avait réduit son temps de travail à 30 heures par semaine, elle
n’avait plus de temps pour elle. Luc et moi l’aidions autant que possible, mais je devais
bien avouer qu’elle prenait à sa charge beaucoup plus de tâches ménagères et familiales
que nous deux réunis.
Toutefois, je suspectais ma mère d’avoir été dopée dans son enfance, car même
fatiguée, elle trouvait toujours de l’énergie dans un coin. Attention, démonstration :
— Ça y est, le réseau social Remember Me vient de fermer définitivement son site
web, déclara Luc.
— Ah bon ? rétorqua ma mère entre deux mastications.
— Oui, les procès en tous genres ont fini par avoir sa peau.
— Ce n’est pas une grande perte, ajouta-t-elle d’un ton sévère.
— Moi je trouve cela dommage, risquai-je. C’était un excellent moyen de garder le
contact et de savoir ce que chacun devenait.
— Lorsque cela reste dans certaines limites. Ces réseaux ont transformé toute la
planète en paparazzis qui alimentent le monde de ragots, résuma-t-elle tout en agitant sa
fourchette dans les airs.
Pas surpris par sa soudaine vivacité, nous la regardions s’enflammer en silence.
— Avant, seuls les gens connus voyaient leurs histoires de famille, de
consommations illicites et même de cellulite exhibées sur le web, dans les magazines ou
à la télévision, à un tel point que nous en avions inventé un nouveau mot : peopoliser !
Maintenant, tout le monde y passe. Il y a tant d’individus qui étalent leur vie privée ;
pire, ils exposent la vie des autres juste en taguant une photo. Il n’y a plus de respect !
Les conséquences sont parfois dramatiques : changement d’adresse, de boulot,
dépressions, éclatement des familles. Pourtant, enchaina-t-elle, regonflée à bloc, depuis
la nuit des temps on nous dit : « Pour vivre heureux, vivons cachés. » Alors qu’on nous
foute la paix ! Bon débarras et vive Forget Me.
Et voilà… Ma mère dans toute sa splendeur !
Elle plongea dans son assiette, un court instant, je me demandai si elle avait eu maille
à partir avec un de ces réseaux.
— Sur ce, je vous propose une petite glace dans le salon, lança Luc pour faire
diversion.
Sous le regard « je te tue si tu l’énerves » de mon beau-père adoré, je hochai la tête
sagement et me levai sans rien ajouter.
Il était tout juste 21 h lorsque mes parents décidèrent d’aller regarder la télé dans leur
chambre. Je me retrouvai donc seule, sans programme.
J’entrepris de ranger mes affaires de sport, puis j’attrapai mon téléphone pour
réécouter le dernier message de Lucas. Celui qui datait de deux jours.
« Bonjour, Lola. Il est tard, j’ai une pensée pour toi. Où te caches-tu ? Tu me
manques terriblement. Ça va être… hum…. quand je vais t’attraper. Ce n’est pas bien
de se faire désirer… Enfin… si, c’est bien. Appelle-moi ! Pour rappeler votre
correspondant, appuyez sur trois. Votre appel sera facturé au tarif normal. »
J’appuyai sur trois. Lucas décrocha presque aussitôt.
— Tu as changé d’avis ?
— Oui et non. J’ai déjà diné.
— Je t’attends, viens vite.
Il raccrocha. Mon cœur s’emballa, des frissons parcoururent mes épaules. Je ne
savais pas pourquoi je l’avais délaissé. J’étais vraiment une idiote.
Je fourrai dans mon sac un pull et quelques affaires de rechange, et me glissai à
l’extérieur de ma chambre. Je laissai un mot à mes parents sur la table de la cuisine pour
qu’ils ne me cherchent pas le lendemain matin. Ils connaissaient Lucas, pas de problème
pour découcher.
À cette heure-ci il faisait encore jour. Je parcourus le chemin à pied, vingt minutes
tout au plus. Nous habitions le même quartier. À l’approche de son immeuble, mon
cœur accéléra. Je sonnai à l’interphone. Lucas déclencha l’ouverture de la porte sans
prononcer un mot. Arrivée au troisième et dernier étage par la cage d’escalier, je repris
mon souffle pendant quelques secondes sur le palier. Il avait entrouvert sa porte. Je la
poussai doucement. L’appartement baignait dans la lumière douce d’une soirée d’été.
Quelques bougies, allumées judicieusement, traçaient un chemin jusqu’à lui. Il
m’attendait là, sur le balcon, pieds nus. Il était superbe. Appuyé contre la rambarde, il
buvait un mojito fait maison et me fixait intensément de ses yeux marron. Je soupirai ; il
sourit.
— Chut… ne dis rien, souffla-t-il. Viens là.
J’obéis en silence.
Il posa son verre sur la petite table ronde, empoigna mon sac, le mit sur une chaise et
m’attrapa par la taille.
— Tu ne peux plus m’échapper…
Il passa sa main dans mes cheveux et m’embrassa avec fougue.
— Tu n’as pas le droit de disparaitre aussi longtemps.
Le bout de ses doigts glissait le long de mon corps. Il mordilla mes lèvres, puis
resserra son étreinte à me couper le souffle. Je sentais le désir monter en lui.
En moi aussi.
Je passai mes mains sous sa chemise. Au contact de mes doigts et de mes ongles,
Lucas frémit. Il serra les mâchoires. Il me défia de son regard sombre, mordit ma lèvre
inférieure. Il savait que dans ces moments-là, il me possédait.
— Ne restons pas là.
Il me repoussa légèrement, glissa son bras droit dans mon dos, l’autre sous mes
genoux et me transporta dans sa chambre.
J’étais à lui.
Chapitre 8
Dimanche 29 juin 2025
Je quittai, heureuse, l’appartement de Lucas vers dix heures. Il était parti beaucoup
plus tôt pour la salle de sport et m’avait laissé sur la table sa clé à remettre dans la boite
aux lettres, accompagnée d’un mot :
Je te dois toujours un massage ! J’aime tes visites inattendues.
À bientôt ?
Je t’embrasse,
Lucas.
En face de « à bientôt », j’avais gribouillé un « oui » au feutre bleu sans autre
précision et rentrai chez moi. La famille avait déserté les lieux pour une balade
dominicale en dehors de la ville, d’après le petit post-it laissé à mon intention dans la
cuisine.
Je jetai mon sac sur mon lit et filai sous la douche. J’enfilai une tenue décontractée et
contrôlai mes e-mails. Que de la pub ! Je n’avais pas pris de petit déjeuner chez Lucas ;
son frigo ressemblait à une glacière vide. Je me préparai un sandwich roquette, fromage
et tomates séchées, avec une bouteille d’eau. Je passai récupérer un carnet de mon père,
attrapai mes lunettes solaires et partis en direction du parc, à une dizaine de minutes de
marche.
À cette heure, pas grand monde ne se promenait sur les abords de l’étang, autre nom
pour mare qui pue. Je parcourus quelques mètres pour dénicher un banc semi-ombragé
et m’installai confortablement, mon sandwich dans une main, le carnet dans l’autre.
Ma petite Lola,
Je viens d’arriver dans ma chambre qui, pour satisfaire les touristes,
représente une hutte indigène. Je n’ai pas réussi à trouver plus
« authentique » aussi près du parc national. Elle est ronde, faite en béton
imitation boue, et possède un toit pointu couvert de chaume. Ce n’est que du
décor, car en dessous le faux plafond est, lui, bien moderne.
Moyennant quelques billets supplémentaires, j’ai dégoté un guide qui
m’emmènera seul dans la réserve pour voir les animaux.
Lola,
J’ai emporté avec moi ce carnet pour que nous vivions ensemble cet
instant magique. Nous avons traversé la brousse en 4x4 pendant deux
bonnes heures avant de nous poster sur le flanc d’une petite colline, plus
bas. Juste sous nos yeux, un point d’eau fait office de scène de théâtre.
Je suis l’observateur privilégié d’un spectacle enchanteur. Des pelages
uniformes ou rayés, des brun doré, des brun foncé, des noir et blanc, des
gris clair et des gris sombre. J’aperçois des centaines de cornes, droites ou
recourbées, sur la tête ou près des museaux. Je te laisse imaginer à qui
appartiennent toutes ces robes et parures.
Après les yeux, mon nez s’est mis en alerte. Je flaire cette odeur de bête,
de fauve, si forte qu’elle m’emplit les narines et descend jusque dans ma
gorge.
Enfin, je suis frappé par l’absence totale de tous ces bruits qui
caractérisent notre civilisation, celle des hommes dits « évolués ». Pourtant,
ils sont bruyants, ces animaux. Une véritable cacophonie ! Le craquement
des branches, le martèlement des sabots sur le sol, le bourdonnement des
insectes, le chant des naseaux qui vibrent, des trompettes qui sonnent, des
oiseaux qui gazouillent. Malheureusement, le roi, lui, est absent. Point de
lion à l’horizon.
J’aimais lire et relire ces carnets. Jusqu’à présent, ils avaient été les seuls à
m’emmener en voyage. Nous partions bien en vacances, mais ces voyages-là étaient de
courte durée, pas plus de quinze jours, et la majorité avait eu pour destination l’Europe.
J’en gardais de très bons souvenirs, mais j’avais toujours rêvé d’aller plus loin. Depuis
peu, grâce à ALE, j’avais l’impression d’être sur les traces de mon père et de parcourir
le monde, tout comme lui.
— Punaise ! rageai-je en refermant son carnet.
Pourquoi ne donnait-il pas de nouvelles ?
Je m’allongeai sur le banc et écoutai les oiseaux chanter. Non loin de moi, dans les
branchages, un couple de merles semblait bavarder. Je fermai les yeux pour
m’imprégner de cette ambiance musicale et savourer les rayons du soleil qui me
caressaient la peau par petites touches. Des chiens vinrent me renifler à deux reprises,
me sortant d’un demi-sommeil rêveur.
Vers quatre heures et demie, j’entamai la route en direction de l’appartement. La
famille aussi était de retour. Mon beau-père bidouillait dehors. Il s’était mis en tête
d’installer un arrosage automatique pour ses pieds de tomates. Deux fois trois pieds
dans des jardinières en bois, qu’il avait judicieusement positionnés à chaque extrémité
du balcon pour les protéger les unes des autres en cas d’attaque virale ! Je lui avais bien
promis d’arroser amoureusement ses précieuses plantations pendant son absence, mais il
avait émis un doute profond.
Il n’avait pas tout à fait tort.
La seule plante qui habitait ma chambre était un Zamioculcas zamiifolia ou Plante
ZZ. Un genre de fougère grasse résistante à toutes les épreuves : le noir et le manque
d’eau. Une plante parfaite pour moi.
Sur le balcon, je restai perplexe devant l’enchevêtrement de tuyaux et d’embouts.
Luc était concentré. Il devait faire des calculs savants.
Je tentai une approche humoristique.
— Tu veux la clé de 12 ?
Il me regarda sans me voir vraiment et répondit poliment :
— Je dois réfléchir.
J’adorais ces petits moments lorsque, perdu dans ses pensées technico-scientifiques,
il répondait à côté de nos questions.
Après notre repas, beaucoup moins animé que la veille, je rejoignis ma chambre,
fermai mon volet, m’installai confortablement sur mon lit et partis retrouver mes
compagnons de voyage.
— Chers aventuriers, nous sommes heureux aujourd’hui de vous proposer un
nouveau challenge, déclara l’ancêtre dès notre arrivée. Pour la première fois, toutes les
équipes vont être réunies pour s’affronter dans une course automobile.
Je devinai deux larges sourires se dessinant sur le visage des garçons. Ils se
tournèrent l’un vers l’autre :
— Check ! lâcha Eo, la main tendue en l’air.
L’Émissaire claqua sa grande paume dans la sienne, l’air réjoui.
— Ouais ! Une épreuve de mecs, renchérit notre leader.
— Les règles sont simples, reprit le maitre du jeu, impassible. Vous êtes soixante
participants au départ. Seuls les quarante premiers seront qualifiés. Attention,
cependant : votre équipe ne continuera le test que si elle est au complet. En d’autres
termes, les trois membres de chaque équipe doivent franchir la ligne d’arrivée dans les
quarante premières places.
Les garçons hochèrent la tête dans un même mouvement. Ils semblaient surs d’eux.
Je ne partageais pas vraiment leur enthousiasme, mais je ne fis aucun commentaire.
J’écoutais attentivement les instructions.
— Vous devez emporter votre clé, dont l’option « pouvoir » sera toutefois
désactivée. Enfin, pour pimenter le tout, la communication audio entre équipiers sera
interrompue.
Il disparut, le médaillon retrouva sa place habituelle et un compte à rebours se
déclencha : 25… 24… 23…
— Wave, comment le sens-tu ? me demanda Eo.
— Les filles aussi savent conduire !
— On va pouvoir vérifier ça !
Je haussai les épaules. Il avait des milliers d’heures d’entrainement, alors que moi, je
n’avais même pas mon permis ! Ma seule et unique expérience de conduite était
virtuelle.
— Emporte Léa avec toi, me lança Eo. Et essaie de rester dans mes roues.
15… 14… 13…
J’attrapai le médaillon et nous insérâmes nos cartes dans le lecteur. Les soixante
avatars se matérialisèrent d’un coup, alignés dans des boxes individuels en bois, comme
pour un départ de chiens de course, au beau milieu d’une zone semi-désertique et
accidentée. Je vis Eo, posté juste à ma droite, tourner la tête à plusieurs reprises. Il
devait chercher des visages connus. Il leva deux ou trois fois la main, en signe de
bonjour. Moi, j’observais les engins garés à une vingtaine de mètres devant nous.
Edgar avait parlé de course de voitures, mais il me semblait que le terme de « raid »
aurait été plus approprié. Ces mécaniques tenaient d’un mélange entre le 4x4 et le
buggy, dont on aurait multiplié la taille par trois ou quatre. Une sorte de big foot comme
on pouvait en voir aux USA. Les suspensions et la circonférence gigantesque des pneus
perchaient la cabine de pilotage à plus de deux mètres au-dessus du sol. Les designers
avaient aussi pris le soin de customiser chaque carrosserie.
Le véhicule garé devant moi, que je présumais être le mien, était orné de têtes de
mort blanches sur un fond orange. Annonçaient-elles un mauvais présage ? Je le saurais
bien assez tôt. La voiture d’Eo évoquait un squale des mers du Sud aux dents acérées,
dans les tons jaunes et violets. L’Émissaire, quant à lui, s’était vu attribuer une voiture
verte agrémentée de roses rouges, dont les épines s’apparentaient à du fil barbelé.
Mon palpitant accéléra ses battements. Eo m’avait foutu la pression… Je devais être
à la hauteur. Il était hors de question que je fasse échouer mon équipe.
Je n’aimais pas les bagnoles.
Les feux de circulation flottant dans les airs affichaient un rond rouge vif. Je gardai
les yeux rivés dessus.
Orange.
Vert.
Je poussai la barrière et courus aussi vite que possible. Mon véhicule n’avait pas de
vitres aux fenêtres. Je montai sur le marchepied et d’un bond, je me glissai derrière le
volant. J’appuyai sur « start ». Le moteur ronfla. J’écrasai l’accélérateur, l’avant se
souleva, puis retomba d’un coup sec.
J’étais lancée dans la course.
Sur ma droite, Eo démarra comme une fusée. En quelques secondes, il comptait déjà
une bonne vingtaine de mètres d’avance sur moi. Soudain, un fracas monstrueux retentit
juste devant lui, suivi par un panache de fumée noire qui s’éleva rapidement dans le
ciel. Des véhicules avaient dû se télescoper dans la précipitation du départ. Des
concurrents en moins, pensai-je immédiatement.
Je klaxonnais comme une furie et faisais de grands gestes à tous ces ânes qui me
bloquaient le passage. Franchement, les mecs au volant !
L’Émissaire, lui, avait réussi à se faufiler sur la gauche de l’accident sans perdre trop
de temps. Il était le meneur d’équipe à présent.
Eo et moi restâmes côte à côte quelques instants, puis je dus me rabattre derrière lui
lors d’un passage étroit entre deux falaises rougeâtres. Je lui collai au train. La piste
était tortueuse avec, d’un côté, un précipice vertigineux et de l’autre, un escarpement
d’où tombaient de temps à autre de gros rochers que nous devions éviter.
Un paysage rocailleux et vallonné se dessina bientôt devant moi. Nous passâmes pardessus des ponts de pierre, dans des tunnels, sur des talus qui nous projetaient dans les
airs pour atterrir 50 mètres plus loin. La visibilité variait. J’étais aveuglée tantôt par le
soleil de face, tantôt par des nuages de poussière, tantôt par l’obscurité des cavernes.
Bref, il y avait là tous les ingrédients pour concocter une bonne course.
Par tranche de trente secondes, mon tableau de bord affichait ma position, ainsi que
celle de mes coéquipiers. L’Émissaire collait déjà à la 28e place. Eo et moi tenions
respectivement les 42e et 43e positions. Pour le moment, nous n’étions plus en mesure
de continuer notre voyage dans ALE.
J’étais ballotée dans tous les sens. Je me cramponnais à mon volant. La poussière de
la piste obligea mon avatar à battre des paupières et le gout de la terre me donna le
sentiment de vivre une aventure digne du vieil Indiana Jones. Petite, j’avais visionné le
film avec mon père une bonne dizaine de fois. Allez, WaveRider, à toi la conquête du
Graal ! m’encourageai-je. Ces mots me firent sourire un instant. Je me sentais super
bien, avec une pêche d’enfer et un défi à relever.
Tout à coup, au beau milieu de mes rêveries héroïques, un bruit sourd retentit.
Quelque chose venait de heurter mon toit. J’aperçus alors deux pieds, suivis du corps
d’un homme qui se glissait par la fenêtre, côté passager. Surprise, je ne le reconnus pas
tout de suite. Non, pensai-je d’une voix grave, digne d’un grand chevalier, personne ne
va me détourner de mon chemin ! Je balançai mon poing dans la figure de cet intrus
pour l’éjecter illico presto. Malheureusement, il fut plus rapide que prévu. Mon attaque
l’effleura à peine et il stoppa ma seconde offensive avec une déconcertante facilité.
— Arrête ! me cria-t-il. Passe-moi plutôt le volant.
— Vous pouvez toujours rêver !
— Donne-moi le volant. Je connais un raccourci.
Pour ne pas quitter la piste des yeux, je lui décochai un coup d’œil rapide. Je
reconnus le sauveur de la falaise. J’essayais de retrouver mon calme et ma
concentration, mais deux voitures avaient profité de mon inattention pour se positionner
entre Eo et moi.
— Ne discute pas, déclara-t-il d’un ton ferme. Échangeons nos places.
— Il n’en est pas question.
— Alors, je vais me glisser sous toi.
Il n’attendit pas ma réponse. Il me poussa, déposa une de ses mains sur le volant et
son pied délogea le mien sur l’accélérateur.
— Wave, s’il te plait, laisse-moi faire.
J’ignorais d’où il connaissait mon nom. Cet homme m’intriguait et, contre toute
logique, mon instinct me dictait de lui faire confiance.
Interpelant, non ?
De toute façon, cela ne servait pas à grand-chose de discuter. Il semblait déterminé et
plus fort que moi. Il était hors de question de le laisser se coller à mon avatar, surtout
avec Sensation. Non sans mal, mais aussi téméraire qu’Indi, j’entrepris l’escalade sur le
toit et vins me repositionner sur le siège passager.
Notre vitesse augmenta. Je devais convenir que mon chauffeur était d’une habileté
remarquable. Nous dépassâmes le concurrent devant nous. L’autre chuta dans un ravin
dix secondes plus tard ; un « Reset » écrit en rouge s’afficha dans le vide.
— Fais-lui signe de ralentir et de nous suivre, me demanda-t-il avec un signe de tête
en direction d’Eo.
Je restai stoïque, les dents serrées.
— Dépêche, grommela l’inconnu, on n’a pas toute la journée.
Je me penchai par la fenêtre et, au moment où l’on doublait Eo, je lui fis signe de
ralentir avec mon bras. Je n’eus pas le temps de voir sa réaction que déjà nous passions
devant son nez.
— Accroche-toi, ça va secouer, reprit l’étranger.
Je m’agrippai tant bien que mal aux montants de la voiture.
Tandis que les autres concurrents continuaient tout droit, l’inconnu tira sur le frein à
main et effectua un dérapage contrôlé sur la droite. Le monstre mécanique se souleva
sur le côté et retomba. Nouvelle accélération. Les roues patinèrent quelques instants,
formant une immense gerbe de sable, puis il enfonça de nouveau le pied sur la pédale.
Nous nous engageâmes alors dans une brèche étroite et tortueuse.
— OK, je vais booster, me prévint l’inconnu. T’es toujours cramponnée ?
— Oui.
Il appuya sur le bouton boost qui se trouvait au milieu du tableau de bord. Cette
fonction nous permettait d’augmenter significativement notre vitesse pendant quelques
secondes, cependant elle n’était pas toujours disponible.
Je me sentis aspirée par mon siège. Les chiffres du compteur s’affolèrent. 180 km/h,
200 km/h, 220 km/h, 240 km/h. Ma cage thoracique s’écrasait, mon sang ne circulait
plus normalement, le paysage défilait si vite que je ne distinguais plus que des formes
abstraites.
Quelle ivresse, c’était géant ! Du coup, ma jauge Émotion grimpa d’un cran.
Impossible de faire tourner la tête à mon avatar pour voir si Eo suivait la cadence,
mais malin comme il était, j’imaginais qu’il nous collait au train. L’expérience ne dura
que quelques secondes. Le compteur commença à décroitre et je fus libérée de l’étreinte
du siège. Un petit coup d’œil derrière, par-dessus l’épaule. Oui, Eo était bien là.
Je regardai alors attentivement mon chauffeur.
— Mais qui es-tu ?
— Cela a-t-il vraiment de l’importance ? demanda-t-il, les yeux rivés devant lui,
mains au volant.
— Eh bien, oui. Cela fait deux fois que tu interviens dans mon jeu.
Je vis sa mâchoire se crisper. Il déglutit, mais resta silencieux. Soudain, le doute me
transperça. Et s’il était un concurrent qui avait sauté sur ma voiture pour m’éliminer, ou
plutôt nous éliminer ?
— Es-tu là pour prendre ma place ou pour nous aider ? tentai-je, directe.
Il se tourna vers moi, pris au dépourvu, et se mit à rire.
— Je ne suis pas là pour prendre votre place, charmante demoiselle.
— Ah non ! répliquai-je en sourcillant. Tu ne vas pas recommencer avec ta
charmante demoiselle !
Son rire se mua en sourire.
— Pardon, je ne voulais pas te vexer. Je ne suis pas un joueur.
— OK, mettons que tu n’en sois pas un. Tu es un personnage qui fait partie de
l’histoire, alors ?
Il parut hésiter.
— Oui, en quelque sorte.
La voiture tanguait dans tous les sens, le moteur rugissait à m’en percer les tympans
et mon estomac malmené commençait à se rappeler à mon bon souvenir. C’était
l’inconvénient avec ces simulations trop réalistes…
— C’est vague comme réponse, reprochai-je.
— C’est un peu compliqué à expliquer.
— Et je suis trop bête pour comprendre, peut-être ?
— Non. Disons que là, ce n’est pas le bon moment.
— Comment connais-tu mon pseudo ?
Alors que la voiture fonçait à vive allure, mon nouveau compagnon était redevenu
muet. Je soupirai.
— Je te suis, finit-il par avouer au bout d’un moment. J’aime… j’aime beaucoup…
te voir évoluer dans le jeu et affronter les « méchants ». Tu es… divertissante.
Divertissante ? Ben voyons !
Il se tourna vers moi, me sourit encore, son regard me transperça.
Ses cheveux étaient courts et noirs, ses yeux d’un vert profond et sa peau dorée
semblait à la fois lisse et ferme. En fait, j’avais du mal à déterminer si je classerais cet
avatar dans la catégorie des « beaux » ou dans celle des « pleins de charme », ou les
deux réunies. Dans tous les cas, il avait un côté sexy suspect. L’image d’une tête de
mort clignotait dans mon esprit.
— Mais encore ? ajoutai-je, impatiente.
Je le tuai du regard, fallait pas croire qu’il allait m’embobiner !
Il fit jouer le volant entre ses mains. La voiture exécuta quelques embardées
supplémentaires qui clouèrent le bec à mon avatar.
— Ne sois pas surprise par le reste de la course, m’avertit-il alors. C’est une
question de doigté, tout en souplesse.
Je ne compris rien à cette déclaration. Nous sortîmes de notre goulot et retrouvâmes
la piste principale.
— OK, fit-il, ça va être à toi.
— Hein ? Attends ! T’as pas répondu à toutes mes questions !
— Je te redonne les commandes. On se verra plus tard. Allez, approche.
Je glissai mes jambes de son côté et attrapai le volant avec ma main gauche alors que
lui avait ouvert la portière du côté conducteur. Il se tenait debout sur le marchepied.
— Tu ne vas pas sauter en marche ! m’écriai-je pour recouvrir le bruit du moteur.
— Mais si !
— Attends, je ne sais même pas comment tu t’appelles !
Il hésita de nouveau, jeta un coup d’œil derrière lui et me lança « Valens ! » avant de
s’éjecter dans les airs. Ce fut son dernier mot.
Quelques secondes plus tard, Eo et moi étions de nouveau au milieu des concurrents,
mais cette fois-ci à la 19e et 20e place.
Le suspect n’était peut-être pas si méchant.
Je n’eus pas le temps d’analyser ce qui venait de m’arriver. La course prit une
tournure inattendue. Un changement radical de décor s’opéra autour de moi. La piste,
jusqu’ici sauvage et torturée, devint rectiligne et se couvrit d’un bitume noir luisant. Des
bâtiments revêtus de verre poussèrent comme des champignons magiques pour atteindre
des hauteurs vertigineuses. Je passai d’une ambiance Far West à celle d’une mégapole
ultramoderne.
Aussi soudainement, mon véhicule se mit à rétrécir autour de moi et à se
métamorphoser comme dans les films fantastiques, sans cesser de rouler à plein régime.
Mon siège s’allongea et vint enrober mon corps à un point tel que je ne pouvais plus
remuer la tête. Seuls mes mains et mes avant-bras pouvaient encore bouger, de manière
restreinte toutefois. La partie droite, celle du passager, se rapprocha d’un coup pour
faire de ma voiture une monoplace. Je vis le capot avant, carré à l’origine, s’amincir et
s’apparenter au fuselage d’un avion. Les pneus perdirent en volume et me ramenèrent à
quelques centimètres du sol. Au niveau sonore, les grincements métalliques cédèrent la
place à un bruissement grave et feutré.
En quelques secondes, je me trouvai au volant d’un bolide digne des plus beaux
concept cars dont les designers automobiles détenaient le secret. Derrière moi, le
véhicule d’Eo avait subi les mêmes transformations.
Je m’élançais à grande vitesse sur la bretelle d’une voie rapide lorsque je constatai
que la route qui s’élevait était quasi transparente. Le moteur chantait en grimpant les
octaves au fur et à mesure que je montais dans les tours. Le changement de vitesse
n’était plus automatique et s’actionnait grâce à une palette positionnée au volant.
J’imaginais la tête d’Eo et de L’Émissaire. Ils devaient être aux anges.
« Tout en souplesse », avait dit Valens.
Je desserrai légèrement les mains et optai pour des micromouvements. Malgré cela,
je zigzaguai de droite à gauche et faillis toucher la bordure à deux reprises. Soudain, le
concurrent devant moi percuta de plein fouet la rambarde. Son véhicule s’éleva dans les
airs, des morceaux de carrosserie volèrent dans tous les sens. D’instinct, j’enfonçai ma
tête dans mes épaules. Son engin chuta sur la route et rebondit. Il fonçait droit sur moi.
Oh putain !
Pas question de freiner, trop peur de glisser. Je fixai l’épave dans les airs, serrai les
dents, serrai les fesses, maintins ma trajectoire et appuyai sur l’accélérateur. Le véhicule
accidenté dut passer à quelques centimètres au-dessus de moi, car j’en perçus le souffle
et sentis ma voiture tanguer doucement. Sous mon casque j’expirai bruyamment.
Un affichage apparut sur mon parebrise :
Distance avant arrivée : 500 mètres
Eo me doubla et se faufila devant un autre adversaire. À 300 mètres de l’arrivée, mes
jambes tremblaient, de peur de perdre la course ou de voler dans le décor si proche du
but. Je ralentis, de nouveaux concurrents me dépassèrent. Je comptai mentalement ma
position. Quand j’aperçus enfin le drapeau à damier, j’occupais la 27e place.
Je franchis la ligne avec soulagement. Une IA vint m’ouvrir la porte. L’Émissaire me
tendit sa main puissante et m’aida à m’extraire de l’habitacle. Eo nous rejoignit. Il levait
les bras en l’air en signe de victoire. Il était heureux, nous étions qualifiés. Sans autres
formalités, nous fûmes renvoyés dans notre loge et la communication audio fut rétablie.
Un message nous attendait sur le mur du fond.
Félicitations ! Vous pouvez continuer le test.
ALE sera de nouveau accessible ce mardi 1er juillet.
Eo était exalté par la décharge de sensations et par le changement de véhicule en
pleine course. De mon côté, la fierté d’avoir réussi cette épreuve s’évanouit très vite. Je
redoutais son interrogatoire concernant l’intervention de l’inconnu qui n’avait pas pu lui
échapper. De toute façon, je n’avais rien à cacher, je ne savais rien de Valens.
Cependant, je n’avais pas envie d’en débattre maintenant. Je me dirigeai vers la sortie
lentement et glissai un « Je dois partir. Quand est-ce qu’on se retrouve ? »
— Mardi à vingt-deux heures, dit Eo d’un ton neutre.
— Va pour mardi, répondis-je tout en appuyant sur la commande qui actionnait la
porte.
Chapitre 9
Lundi 30 juin 2025
À 7 h 30, mon réveil sonna. Je bondis de mon lit sans perdre une seconde. À huit
heures tapantes, je devais recevoir les résultats de mes examens par mail et découvrir
mon avenir universitaire. Je filai dans la salle de bain, pris une douche rapide, attachai
mes cheveux, me brossai les dents énergiquement et revêtis un short et un débardeur.
L’horloge du couloir affichait 7 h 46 lorsque je pénétrai dans la cuisine où Luc
s’affairait. Le petit déjeuner était déjà prêt sur la table, il ne me restait plus qu’à
réchauffer mon thé dans le micro-ondes. J’en ressortis la tasse fumante, y ajoutai une
cuillère de sirop d’agave et quelques gouttes de citron. J’attrapai une tranche de pain
grillé que je couvris généreusement d’une couche de beurre, suivie d’une autre de
confiture à la framboise. Étrangement, je mourais de faim. La pseudo-incertitude de mes
résultats n’avait pas réussi à me nouer le ventre au point de ne rien pouvoir avaler. Bien
au contraire, 7 h 56 clignotaient sur la cuisinière lorsque j’engouffrai ma seconde
tartine.
J’ouvris ma messagerie à 08:00 exactement. Deux mails m’attendaient. Le premier
venait d’Eo ; il l’avait posté dans la nuit. Le second, envoyé à « 07:58 a.m. », provenait
de l’université.
Je pris une profonde inspiration et cliquai sur ce dernier.
Mademoiselle,
Suite à la réunion du conseil de classe, nous sommes heureux de vous
annoncer que vous êtes admise en seconde année.
Merci de nous confirmer votre réinscription par retour de courrier.
La rentrée universitaire est fixée au lundi 15 septembre dans nos locaux.
Veuillez trouver ci-joint vos notes pour l’examen de fin d’année ainsi que
votre moyenne générale par matière.
Le (la) titulaire
M. Mayard
La Directrice
Mme De Smet
Je cliquai sur le détail de mes notes.
— Maman ! criai-je. Maman, maman, viens vite !
Ma mère déboula comme une furie dans ma chambre.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
Je lui tendis ma tablette.
— Regarde !
— T’as reçu tes résultats ? Vu ta joie, tu as réussi...
— C’est 100 % positif ! m’exclamai-je. Je n’ai aucune restriction, donc pas
d’examen de la seconde chance en septembre.
Je vis le bonheur dans les yeux de ma mère.
— Félicitations, ma grande.
Elle scruta quelques instants l’écran, analysant ligne par ligne les matières, suivies
des notes que j’avais obtenues. Elle souriait tout en effectuant de petits hochements de
tête. Je la regardai faire. Elle semblait impressionnée et heureuse.
Luc s’invita dans l’embrasure de ma porte.
— Je crois deviner que des félicitations s’imposent. Bravo, ma grande, c’est super.
Je suis très content pour toi.
Alors qu’il me parlait, la porte s’ouvrit en grand. Hugo et Thomas entrèrent en
fanfare dans ma chambre.
— Bravo, bravo, bravo ! entonnèrent-ils tout en tapant dans leurs mains.
Je m’abaissai et leur claquai un gros bisou sur les joues, mes yeux brillants de
larmes. J’avais réussi.
— Je vais mettre le champagne au frais, déclara Luc. Ce soir, on trinque !
Il se tourna vers les garçons tout en balançant les bras d’avant en arrière :
— Allez, allez, les gars. On sort d’ici et on fait vite, je suis en retard…
Ma mère me serra quelques instants contre elle et murmura : « Je suis fière de toi. »
Elle recula, me tendit un mouchoir en papier et rejoignit la troupe agitée.
Ouf ! pensai-je en moi-même, une fois seule devant mon écran.
Après ma sixième année secondaire, option arts appliqués, j’avais choisi un cursus en
Design d’Espace sur deux ans, que je pouvais compléter par la suite si je le désirais.
Mais pour le moment, je n’avais pas bien déterminé ma voie. Je n’étais pas une très
bonne élève, juste dans la moyenne avec des hauts et des bas, et une année de retard
selon le schéma classique puisque j’avais redoublé à douze ans.
Je ne pus contenir plus longtemps mes larmes. Je restai quelques instants prostrée
devant mon écran, et relus chaque ligne avec attention :
Culture générale et expression : 13/20
Néerlandais : 11,5/20
Anglais : 17/20
Mathématiques : 11/20
Sciences : 10,5/20
Économie et gestion : 12/20
Dessin : 10,75/20
Expression plastique 12/20
Atelier de conception/technologie : 11,5/20
Informatique appliquée : 14/20
Sémiologie de l’espace : 12,75/20
J’étais un peu déçue de mes notes en langues. Mon 11.5 en néerlandais ne reflétait
pas les efforts que j’avais fournis tout au long de l’année et mon 17 en anglais ne rendait
pas justice à mon niveau réel. L’écrit avait dû me tirer vers le bas, car je parlais l’anglais
couramment, un passage obligé pour jouer sur des plateformes internationales ; et
surtout, mon père, anglais d’origine, m’avait bien fait comprendre que sa langue
maternelle me mènerait dans n’importe quel coin du globe contrairement au français et
au néerlandais. Il aurait tout de même été fier de mes résultats.
Je me mouchai, retrouvai une respiration normale et contactai Valérie, ma meilleure
amie. Je voulais lui annoncer la bonne nouvelle et connaitre ses notes, mais je ne réussis
pas à la joindre. J’appelai Lucas.
— Déjà debout ? s’exclama-t-il. T’es tombée du lit ?
— Non, c’est le jour de mes résultats.
— Alors ?
— Je passe en seconde année, sans restriction.
Heureuse, le téléphone en main, je ne pouvais m’arrêter de naviguer entre mon lit,
mon bureau, ma fenêtre. Mon corps aussi explosait de joie.
— Extra ! Félicitations. On va devoir fêter ça, hein ? Je t’invite ?
— Pas ce soir.
— Oui, j’imagine que tu es déjà « prise ».
— Exact, mes parents partent demain en vacances.
— Houlala, ça va être le branle-bas de combat aujourd’hui. Quand vas-tu arroser ça
avec tes amis ?
— Je ne sais pas encore. J’inviterai tout le monde à la maison quand mes parents
seront absents !
— Belle mentalité, jeune demoiselle !
Alors que je faisais les cent pas dans ma chambre, je fus stoppée en plein élan. Mes
pensées s’embrouillèrent soudainement.
— Allo ? appelait Lucas dans le combiné. T’es toujours là ?
— Qu’est-ce que tu viens de dire ? balbutiai-je.
— Ah, ça avait coupé. Bah… Juste que t’avais une belle mentalité.
— Non, tu as dit « jeune demoiselle ».
J’entendis Lucas rire.
— Oui, et alors ? Tu as un problème avec ça ?
Je m’assis sur mon lit et baissai la tête.
— C’est juste cette expression… demoiselle, c’est…
— Très bien jeune… fille, s’amusa-t-il, appelez-moi demain pour qu’on s’organise
quelque chose tous les deux. Je dois te laisser. Encore Bravo.
Il raccrocha. Je restai dépitée et songeuse.
Pourquoi Lucas avait-il utilisé le même mot que Valens ? Lucas était-il ce
mystérieux inconnu ? Possible ? Impossible ! Comment aurait-il procédé pour
s’inscrire ? Il n’était pas un fan de jeux vidéos, la coïncidence serait un peu énorme.
Le mieux serait d’éclaircir ce point avec lui.
Maintenant que j’avais lu les bonnes nouvelles, je devais lire l’e-mail d’Eo. Je cliquai
sur le message qui s’ouvrit instantanément.
Wave, we need to talk.
RDV 22:00
Eo
Voilà, je n’allais pas y échapper. De toute façon, je ne devais pas lui cacher plus
longtemps la présence d’un quatrième intervenant dans notre partie ; Eo était le leader
de notre équipe, il devait tout savoir. Si, en plus de cela, l’inconnu était mon petit ami,
nous n’avions finalement rien à craindre.
— Mais que farfouille-t-il dans le jeu, celui-là ? marmonnai-je à voix haute.
Sur ce, je donnai quelques coups de fil supplémentaires à mes camarades
d’université. Valérie, Jan et Mohamed avaient tous trois réussi, Christina devait repasser
un examen en septembre, ainsi qu’Allan et Rachid, mais dans l’ensemble, nous étions
tous ravis.
Ma mère courait dans tous les sens. Demain, c’était le grand départ pour la côte.
J’accompagnai Thomas et Hugo chez leur baby-sitter Nancy dès neuf heures. À mon
retour, ma mère distribua les tâches comme un général. Rangement de la chambre des
jumeaux et préparation des valises pour elle. Ramassage des jouets, remise en ordre de
la cuisine et de la salle de bain pour moi.
Chacune dans notre coin, nous exécutâmes nos corvées, pour elle en silence, pour
moi en musique entrainante, jusqu’à 13 h 45, heure à laquelle nous nous retrouvâmes
dans la cuisine pour un grignotage amplement mérité.
— Qu’as-tu prévu pendant notre absence ?
Je remuai la tête, le temps d’avaler le morceau que j’avais en bouche.
— Bah... à vrai dire pas grand-chose, postillonnai-je. Il y a une expo que j’aimerais
bien découvrir. Sinon, je vais voir avec mes amis. Jan fête son anniversaire samedi soir,
on fait un BBQ chez sa grand-mère.
— Ben dis donc ! Elle est courageuse, la mamie !
— Ouais, je l’ai rencontrée à deux reprises à la sortie des cours. Elle a une pêche
d’enfer… et un grand jardin, à ce qu’on dit.
— Vous comptez débarquer nombreux ?
— Aux dernières news, nous serions une bonne trentaine.
Ma mère manqua de s’étouffer dans son verre d’eau.
— T’inquiète, la rassurai-je, tout le monde donne un coup de main, aussi bien pour
les préparatifs que pour le nettoyage. Il a déjà fait ça l’année dernière. Je suppose que
s’il recommence c’est que ça s’était déroulé sans encombre.
— Si tu le dis. Faites tout de même attention à ne pas lui saccager son jardin… et à
ne pas trop déranger les voisins.
— On n’est pas des sauvages, tu sais.
— Il y en a toujours un qui se croit plus malin que les autres. Comment comptes-tu
t’y rendre ? demanda-t-elle tout en croquant dans une pomme.
— Avec Lucas, répondis-je.
En vérité, je ne savais pas encore si j’allais lui proposer de venir — et puis serait-il
libre à si courte échéance ? —, mais ça rassurerait ma mère de me savoir sous bonne
escorte. De fait, elle hocha la tête d’un air approbateur, sans cesser de mâchouiller sa
pomme, puis enchaina :
— Demain débutent les soldes.
— Oh, c’est vrai ! J’avais complètement zappé l’affaire. Je vais demander à Valérie
si elle veut qu’on y aille ensemble.
Je n’avais pas fondamentalement besoin de fringues, mais le shopping, ça faisait du
bien au moral.
— A-t-elle réussi son année ?
— Oui. À quelle heure démarrez-vous, demain ?
— Comme ce n’est pas le grand départ des vacanciers, je ne pense pas que nous
ayons beaucoup de monde sur la route. Nous partirons dès que les jumeaux seront prêts
pour rouler tranquillement et manger en bord de mer.
Je fuyais ma mère quand elle jouait les inquisitrices, mais il y avait des fois, comme
ça, où j’avais besoin de papoter avec elle de tout et de rien. Demain, elle serait partie et
elle me manquait déjà.
Elle se leva et m’annonça qu’elle allait continuer ses préparatifs. Je débarrassai
rapidement la table, puis étendis le linge. Mes tâches officielles accomplies, j’en profitai
pour ranger ma chambre et faire la poussière que j’avais sérieusement négligée depuis
plusieurs semaines. Je sortis récupérer Thomas et Hugo vers quinze heures trente. Un
peu fatigués, ils se plantèrent devant la TV. Je téléphonai à Valérie, nous nous
donnâmes rendez-vous tôt le lendemain matin au centre-ville, afin d’être là pour
l’ouverture des magasins. Ce serait l’occasion d’acquérir quelques tee-shirts à prix très
réduits et d’acheter un cadeau pour Jan. À 18 heures, Luc franchit la porte avec un
immense sourire. Il semblait heureux d’avoir pu s’échapper aussi tôt. Je fis le tour de la
maisonnée pour la commande de pizzas et partis les chercher. De retour trente minutes
plus tard, nous bûmes une « coupette » pour fêter ma réussite avant de passer à table.
L’ambiance était aux consignes de dernière minute, puis mes parents me tendirent une
enveloppe en précisant que cela représentait un cadeau pour mes bons résultats. Je
découvris dedans un petit pécule qui allait sans aucun doute me permettre de profiter
généreusement des soldes. Ma mère m’informa aussi qu’elle avait effectué un
versement sur mon compte deux jours auparavant, pour que je ne meure pas de faim
pendant leur absence.
Vers 21 h 45, je m’éclipsai pour mon rendez-vous avec Eo.
À son lancement en 2022, la plateforme World Game représentait la copie virtuelle
de Las Vegas avec ses hôtels et ses casinos. Cependant, dans cette version plus
moderne, se cachaient derrière chaque porte, chaque écran, une aventure, un
divertissement et, comme la vraie Vegas, le moyen de perdre beaucoup d’argent. Au fil
des ans, WG était devenu colossale, une interface alimentée par tous les délires en
matière de conception. Une descente du Mont-Blanc en surf des neiges ? Hôtel
Olympique, chambre 312. Une bataille contre des envahisseurs mauves à tête ronde ?
Hôtel Galaxy, chambre 2145. Jouer les preux chevaliers ? Sélectionnez votre château,
votre époque et guerroyez !
Eo et moi préférions le second étage de la tour Eiffel de verre, qui trônait au 18e trou
d’un des plus beaux parcours de golf virtuel, un coin que nous affectionnions tout
particulièrement. Dès lors, il était devenu notre point de rencontre.
Lorsque je me matérialisai, il m’attendait, accoudé à la rambarde, scrutant l’horizon.
L’herbe recouvrait les Champs-Élysées, ce qui apportait un certain cachet aux
bâtiments de la célèbre avenue. Le green se nichait sous l’Arc de triomphe, les meilleurs
frappaient fort pour un magnifique trou en un.
Eo m’aperçut du coin de l’œil, mais il resta silencieux un moment. J’étais très mal à
l’aise. Moi-même, je ne m’expliquais pas ma réaction envers lui. Nous avions toujours
combattu main dans la main. Je vins me placer à côté de lui et contemplai à mon tour le
panorama.
— Nous sommes des privilégiés, Wave. Essayer cette interface… crois-moi… j’en
connais qui tueraient pour être à notre place. Alors, dis-m’en plus. Qu’est-ce qui se
passe ? Qui a conduit ta voiture et nous a montré ce raccourci ?
— Tu vas être déçu, Eo.
Il me considéra, surpris.
— Je ne sais pas qui est cet individu. Tout a commencé par la découverte de mon
pouvoir. Le soir même, je me suis rendue seule dans ALE pour en apprendre plus et
m’entrainer.
Eo se retourna pour appuyer son dos contre la rambarde et croiser les bras sur son
torse. Contrairement à d’habitude, il semblait calme et attentif.
— J’ai demandé à Léa de me ramener au « cimetière des éléphants ». Lorsque j’ai
remarqué les falaises, je n’ai pas pu m’en empêcher !
— T’es allée voir, dit-il d’un ton mesuré.
— Oui, répondis-je, honteuse. Je voulais juste faire un tour… savoir ce qu’il y avait
tout en haut. Alors j’ai commencé à grimper. Les choses ont mal tourné, j’ai perdu
l’équilibre et j’ai chuté dans le vide.
Il baissa la tête, l’air pensif.
— Une main m’a rattrapée en plein vol, enchainai-je. Il…
— Donc c’est un homme, me coupa Eo à voix basse.
— Oui, il n’a pas dit grand-chose sauf que je devais faire plus attention. Il m’a prise
pour une newbie et… et il m’a appelée « charmante demoiselle », ajoutai-je en
grimaçant.
Eo releva la tête.
— Je suppose que t’as pas aimé ?
— Tu supposes bien. Nous n’avons pas échangé plus de trois mots. Il est parti
comme si de rien n’était. J’étais crevée, je n’étais plus vraiment sure de ce qui m’était
arrivé, alors je ne vous ai rien dit lorsque nous nous sommes vus la fois d’après.
Ensuite, eh bien, je ne l’ai pas recroisé…
— Jusqu’à la course.
— Exactement, jusqu’à la course. Là, il est entré dans ma voiture, il m’a presque
foutue dehors en déclarant qu’il connaissait un raccourci et que je devais lui faire
confiance. Tu connais la suite : il nous a fait gagner des places et il est reparti comme il
est arrivé. Encore une fois.
— Tu as pu lui parler ?
— À peine.
— Les communications audio étaient coupées.
Je restai bête un moment, sous le regard significatif d’Eo.
— C’est vrai ! Je n’avais pas relevé ce détail.
— Continue.
— Je lui ai demandé s’il était là pour prendre ma place. Il m’a répondu que non et...
— Si c’était le cas, je ne pense pas qu’il t’aurait annoncé la couleur.
— Oui, t’as raison, mais sa réponse est surprenante.
— Ah ?
Eo haussa les sourcils.
— Il a prétendu qu’il aimait me voir « affronter les méchants » ! déclamai-je comme
au théâtre. Et que j’étais… divertissante.
— J’en reviens pas ! lança-t-il calmement. T’as un admirateur virtuel qui ne devrait
pas exister… Et ensuite ?
— Bah, il a dit aussi qu’il ne devait pas être là, puis je lui ai demandé son nom. Il
m’a répondu « Valens » et s’est enfui. Qu’est-ce que t’en penses ?
Eo remonta ses lunettes de soleil dans ses cheveux. C’était là une pure manie
virtuelle, car elles ne lui tombaient jamais sur les yeux.
— Pas grand-chose. Soit c’est un concurrent qui a su réactiver le contrôle audio…
difficile, mais pas impossible, il doit y avoir quelques cracks de l’informatique dans le
lot. Soit c’est une IA qui doit avoir un objectif, conclut-il en se grattant la tête, et dans
ce cas il nous faut le découvrir au plus vite.
Je contemplai le bout de mes chaussures. Je me sentais piteuse.
— Désolée, c’est tout ce que je sais. T’es en colère ?
— Non. Je suis déçu. Je voudrais qu’on avance en toute confiance, sans cachoteries.
Je suis moi-même retourné en solo dans le jeu, à plusieurs reprises, mais je n’y ai rien
vu de nouveau, sinon je vous en aurais fait part.
— J’ai été nulle, je suis désolée.
— Écoute, c’est fait, on ne peut rien y changer et je ne peux pas... ne veux pas
t’empêcher d’aller seule dans ALE. Tu es assez grande pour savoir ce que tu fais. Mais
sois prudente à l’avenir et préviens-moi s’il se passe quoi que ce soit de zarbi.
Il souffla et reprit d’un ton léger :
— Et puis surtout, évite de me prendre pour une bille. J’ai quelques tours dans mon
sac, tu sais, et beaucoup plus d’expérience que toi.
— C’est compris, dis-je en lui rendant son sourire. Merci.
— Allez, charmante demoiselle, rentre chez toi ! À demain !
J’eus à peine le temps de réagir qu’il disparut. À mon tour, je sortis de WG, enlevai
mon casque et retrouvai mes parents. Je me sentais soulagée d’un poids.
Chapitre 10
Mardi 1er juillet 2025
Peu après neuf heures, j’embrassai ma petite famille et quittai l’appartement pour
retrouver Valérie. Je ne voulais pas assister à leur départ. Je n’aimais pas être celle qui
« reste » et qui regarde les autres s’éloigner.
Vingt minutes plus tard, Valérie et moi commençâmes notre journée shopping dans
la plus grande rue commerçante de Bruxelles. Les soldes y avaient attiré au moins la
moitié de la ville, si bien qu’à dix heures trente du matin il s’avérait difficile d’effectuer
un achat dans de bonnes conditions. Les vêtements avaient été jetés en pâture dans des
bacs autour desquels des femmes-vautours s’agitaient, à l’affut d’un string qui les
comblerait de bonheur. Des mamans utilisaient leurs poussettes comme des chars
d’assaut pour se frayer un passage au péril de leurs enfants qui, transbahutés de droite à
gauche, d’avant en arrière, hurlaient de toutes leurs forces. D’autres sans-gênes se
plantaient devant moi, prêts à bondir lorsque je lâcherais la proie qu’ils convoitaient
furieusement. Comment avais-je pu m’emparer de ce short qui leur était destiné ? Je ne
comptais plus ceux qui dépliaient sans replier, et ne prêtais aucune attention aux petits
malins qui débarquaient en famille ou en groupe, pour que l’un attende à la caisse
pendant que ses acolytes s’encombraient les bras. Au milieu, des étudiants, embauchés
pour l’occasion et affublés d’un tee-shirt uni voyant, foudroyaient du regard ces adultes
toutes générations confondues leur donner une leçon de grossièreté.
Bref, à onze heures et demie j’avais déjà eu envie de commettre une bonne dizaine
de meurtres. À midi moins le quart, je craquai ; nous quittâmes la zone épuisées et
énervées.
Nous décidâmes d’aller manger immédiatement avant que la faune sauvage n’assaille
la sandwicherie bio du coin de la rue. Mais c’était sans compter sur tous les malheureux
qui avaient eu la même idée que nous. Au bout de trente longues minutes infernales,
nous sortîmes de là, panier-repas en main, et décampâmes aussi loin que possible. Le
Jardin Botanique, avec ses touristes et ses canards, se présenta pour nous comme une
terre d’accueil paisible.
Nous étudiâmes quelques instants le cadeau de Jan, chèrement dégoté dans un
magasin de sport : un gilet de cycliste qui changeait de couleurs selon les humeurs du
pédaleur. Vert souriant, orange grincheux, rouge furieux. Grâce à un détecteur des
variations du rythme cardiaque, qu’il devrait porter comme un bracelet, le gilet
s’adaptait. En rigolant, nous imaginions Jan sortir de chez lui et jouer au feu tricolore.
En vert lorsqu’il enfourcherait son vélo, en orange au coin de la rue et en rouge cinqcents mètres plus loin. Il arrivait toujours à l’école en colère, vociférant sur ces « abrutis
d’automobilistes, inconscients, dangereux et pollueurs », comme il disait.
Aux environs des seize heures, je me dirigeai vers la maison. J’effectuai une halte au
supermarché pour remplir le réfrigérateur. Lorsque je passai la porte, chargée comme un
mulet, un calme plat régnait dans l’appartement. Je stockai mes courses au frais, puis
découpai les étiquettes de mes précieux achats : une robe, deux tee-shirts et un short que
je rangeai dans mon armoire.
Soudain, je réalisai que j’étais vraiment seule. Pas un bruit, pas un cri, pas un jouet
qui couine. Rien. Je fis le tour de l’appart, cherchant une peluche sur le parquet, un bout
de madeleine trainant sur un meuble, des chaussures abandonnées dans un coin. Rien.
L’endroit était désert.
J’aurai pu hurler de joie et courir nue dans le couloir. Mais non. Coup de blues,
oblige, je pris un verre d’eau fraiche et restai assise, seule au monde, dans la cuisine. Me
revint alors en mémoire le départ de mon père. Je me souvins qu’au bout de quelques
jours, même son parfum avait totalement disparu. Les larmes montèrent. Je frottai mes
yeux quand le téléphone sonna. Je reniflai et décrochai. Une vague de bonheur
m’envahit dès que je reconnus la voix. L’appel provenait de ma mère, elle pensait à
moi. Elle m’annonça qu’ils étaient bien arrivés, que le voyage n’avait pas été trop dur,
que l’hôtel était super et qu’il faisait beau. En résumé, que des bonnes nouvelles. De
mon côté, je lui racontai brièvement ma journée en enfer et la remerciai une nouvelle
fois pour l’enveloppe. Revigorée par la douce voix de ma maman adorée, je contactai
Lucas et nous convînmes de nous voir le lendemain. Il m’invitait au restaurant pour
fêter mes résultats, il allait annuler son rendez-vous pour moi.
À 22 h, je retrouvai, ravie, mes amis dans la loge d’ALE.
À notre grande surprise, nous nous matérialisâmes sur un tas de détritus.
— C’est la totale ! s’exclama Eo. Nous sommes projetés dans la poubelle du monde.
D’instinct, je mis ma main devant mon nez et ma bouche. Comment mon cerveau
pouvait-il inventer des choses pareilles ? L’odeur fétide qui nous enveloppait était
insoutenable. Comme l’haleine d’un fumeur qui a bien arrosé une soirée et s’est pieuté
sans se laver les dents. Une infection.
Cette zone sinistrée abritait une multitude de parasites qui virevoltaient dans tous les
sens et dont le bruissement d’aile m’assourdissait. Je remuai les bras et tournai sur moimême pour éloigner ces monstres dont j’avais une sainte horreur. Les concepteurs
d’ALE avaient tout compris : quelques insectes dans le scénario et la tension devenait
palpable.
L’Émissaire, après avoir relevé le col de son manteau, s’accroupit et ramassa des
morceaux de papier.
— Je suis heureux de vous annoncer que nous avons changé de continent, fit-il en
rejetant au sol ce qu’il tenait en main. Amérique du Sud, Mexico, enfin un de ses
bidonvilles probablement.
Les montagnes de déchets s’étalaient à perte de vue. Le ciel était plombé de nuages
gris et de millions d’insectes. Je me sentais mal à l’aise ici, j’avais déjà envie de partir.
— Regardez là-bas ! s’exclama Eo en tendant son index, nous avons de la
compagnie !
Je tournai la tête dans la direction indiquée et distinguai trois silhouettes qui
avançaient avec précaution, visiblement sur le qui-vive. Eux ne paraissaient pas nous
avoir remarqués.
— Gamers ? demandai-je, suspicieuse.
— Yep, répondit Eo après les avoir observés attentivement. Ça y ressemble.
— Mais ceux-là, non, ajouta L’Émissaire en pointant une main vers notre gauche.
J’aperçus à mon tour d’autres personnages, décharnés et plus nombreux, qui évoluaient
au milieu du taudis comme des âmes en peine. Mon instinct me souffla que nous nous
trouvions sur leur territoire. Par mesure de sécurité, nous nous mîmes à couvert derrière
la carcasse d’un réfrigérateur avant d’être repérés. Eo tournait la tête d’un côté à l’autre.
— OK, L’Émissaire, c’est toi le métamorphe. Reprends ta forme d’aigle et fais-moi
un rapport sur ce que tu vois. Il faut qu’on avance dans une direction puisqu’on n’a pas
de flèche.
— J’ai un problème. Je ne peux pas le sélectionner. Un message m’indique que
l’option « aigle couronné » n’est pas disponible dans ce pays.
— Argh, ils se foutent de nous ! lâcha Eo. Qu’est-ce que tu as comme possibilités ?
— J’ai… la mouche, le moustique et tout un tas d’autres bestioles dans le genre.
Je souris. Ce n’était sans doute pas le moment, mais d’imaginer notre beau
combattant en moustique, c’était vraiment drôle.
— Bah, choisis, mon gars ! C’est toi qui gères. Grouille, s’il te plait, car les
Mexicanos approchent.
— OK.
L’Émissaire ne paraissait pas très convaincu. Son avatar se figea quelques secondes
puis, dans un éclair bleuté, il se transforma.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? pouffa Eo.
— Un dindon, répondit l’américain, peu fier.
Eo et moi éclatâmes de rire. L’Émissaire, du haut de ses quatre-vingts centimètres,
avait les plumes dorées avec des reflets bronze sur le corps. Celles de sa queue
arboraient des tons verts, bleus et violets. La peau de sa tête turquoise était recouverte
de verrues rouge vif. Trop mortel !
— Un dindon, répéta Eo quand il vint à bout de son fou rire, mais d’où as-tu sorti
ça ?
— Devant mes yeux s’affichent des catégories. J’ai sélectionné « oiseau », les
insectes ne voient pas de loin, se défendit-il. Il y a beaucoup d’espèces d’oiseau sur ce
continent. Il fallait choisir une lettre, j’ai opté au hasard pour D. Le dindon est le seul
animal que je connaissais dans la liste.
Eo était plié en deux, il n’en pouvait plus de rire.
— Vite, un défibrillateur ! gargouilla-t-il. Je vais faire un arrêt cardiaque !
J’avais moi-même du mal à reprendre mon souffle. Entre chacune de mes
respirations, j’entendais aussi L’Émissaire qui se marrait de lui-même en dodelinant de
la tête.
— Heureusement que le ridicule ne tue pas ! gloussa-t-il.
— Dis, ça vole au moins, cette bête ?
— Faut croire que oui. Bon, j’y vais.
L’Émissaire s’élança sur ses courtes pattes, déploya ses ailes et à notre grande
surprise, il s’envola. Enfin, il prit un peu d’altitude, mais ce fut certainement au prix
d’un effort monstrueux de concentration.
— De Eo à Dindon, de Eo à Dindon.
L’Émissaire s’étouffa.
— Roger Eo.
J’en croyais pas mes oreilles. Même dans des situations extrêmes, ils arrivaient à
plaisanter. J’avais de sacrés équipiers. Sans doute les meilleurs.
— Le bidonville a l’air gigantesque, déclara L’Émissaire, plus sérieusement. Je vois
l’esperluette de sauvegarde, elle clignote de loin.
Notre compagnon tenta de faire demi-tour, mais le dindon ne semblait pas fait pour
planer.
— Bon, de l’autre côté, reprit-il après quelques efforts, je distingue une grande
muraille. Incroyable, elle est immense ! J’ai l’impression qu’elle en fait le tour complet.
— Ça va pas être simple, souffla Eo.
L’Émissaire redescendit, non sans difficulté. Il percuta le sol, perdit quelques plumes
au passage avant de retrouver sa forme initiale.
De mon côté, chassant en vain les insectes de la main, j’observais l’autre trio
d’aventuriers. Il venait de se mettre en mouvement d’une allure décidée, droit vers les
Mexicains. Ils fonçaient dans le tas.
— Tu les connais ? demandai-je à Eo.
Il jeta un coup d’œil par-dessus mon épaule.
— J’en connais un. Il se fait appeler Exo7. Un ramolli du bulbe... Laissons-les
passer devant, annonça-t-il, les suivant du regard.
L’Émissaire débarrassa son manteau de quelques détritus. Il venait nous rejoindre
quand, soudain, le sol remua.
— Houlà, ça bouge là-dessous, fit Eo en tendant les bras pour garder son équilibre.
C’est le signal, on se tire ! Ça devient trop glauque, ici. On suit les autres.
À peine avions-nous levé le pied que le sol se mit en éruption, recrachant des
dizaines de rats. Cette coulée de lave grisâtre émettait un son strident qui me glaça le
sang. Nous courûmes de plus belle. Devant nous, le groupe d’aventuriers shootait au
laser sur les autochtones, dégommant sur leur passage ces êtres dont le déhanchement
m’évoquait des morts-vivants. Derrière nous, la vague de rongeurs déferlait dans notre
direction.
Je sortis mes armes et tirai de temps à autre dans l’amas poilu qui me poursuivait. À
chaque shoot, les rats s’écartaient en cercle, comme si je dessinais des ronds dans l’eau
après y avoir jeté un caillou. Au bout de trois-cents mètres, je trouvai sur mon chemin
des cadavres d’hommes dont les corps étaient déformés et les visages ravagés par des
pustules purulentes. Je devais être en plein cauchemar. Je ne comprenais pas la présence
de cette scène irréaliste dans ALE.
Tout à coup, au milieu de cette hécatombe humaine, un bras m’agrippa le pied. Je
trébuchai. Je me retournai et croisai le regard d’un zombie gisant à terre. Il tira sa
langue, me montra les quelques dents qui lui restaient et prononça :
— Responsabilidad.
Le traducteur automatique ne fonctionna pas. Par déduction, je compris
« responsabilité ». Le Mexicain me cracha au visage, lâcha mon pied et s’écroula raide
mort, ou re-mort s’il l’avait été auparavant. D’un bond, je me relevai. Dégoutée, je
m’essuyai du revers de la main. Mes équipiers venaient à ma rencontre.
— Ça va ? me demanda L’Émissaire.
— Euh, oui et non. Ce type m’a parlé et…
— On verra ça plus tard, Wave, me coupa Eo, il faut bouger.
Il tira deux ou trois fois au sol pour éloigner les rats qui ne grouillaient plus qu’à
deux mètres de nous. Arrivés au pied des premiers baraquements du bidonville, Eo nous
suggéra de passer par les toits. Nous bondîmes sur la première cabane et avançâmes en
sautillant aussi vite que possible sur des piquets, des planches en bois et des poutrelles
de fortune, tout ce qui semblait rigide.
— Stop ! m’écriai-je, en équilibre précaire sur une plaque en tôle. J’ai un souci !
L’Émissaire, derrière moi, se rapprocha lentement. Eo fit demi-tour.
— Qué pasa ? demanda Eo.
— J’ai un « Warning » qui vient de s’afficher. Ça me fait comme un voile rouge
devant les yeux. Ma jauge Santé… elle descend. Mais qu’est-ce qui m’arrive ?
— Tu as touché quelque chose ?
— Non. Y’a que ce type, là-bas. Il m’a craché au visage.
L’Émissaire baissa la tête, l’air pensif, puis il déclara :
— Contamination.
— Comment ça, contamination ?
— C’est la leçon du jour d’ALE. Regarde où nous sommes, dit-il en balayant le
paysage postapocalyptique des yeux. C’est évident, maintenant. La décharge, le mur, les
rats, ces hommes défigurés… C’est la maladie qui règne ici. La maladie à grande
échelle.
Un court silence s’installa.
— En attendant, je suis toujours avec cette alarme, rappelai-je lentement.
— T’as un medkit, Wave. C’est le moment de l’employer.
J’ouvris mentalement une boite de dialogue, sélectionnai l’option « inventaire » et
utilisai mon pack comme l’antibiotique du futur. Ma jauge Santé grimpa d’un coup, le
voile rouge se dissipa, l’alarme disparut. Je fus soulagée.
Nous repartîmes en silence, conscients que le jeu avait pris une nouvelle tournure. Il
ajoutait une tension nerveuse, il nous attaquait physiquement et psychologiquement.
Nous arrivâmes sur des maisons en dur, puis aux abords d’une très grande place
rectangulaire. Perchés sur un toit plat, tapis derrière un muret, nous découvrîmes alors
l’esperluette gravée sur une immense cuve en fer, rapiécée de toutes parts et surmontée
par un entonnoir géant. Le tout reposait sur une structure métallique dont seuls les
habitants devaient détenir le secret de construction, tant l’ensemble me paraissait
chaotique. Au pied de la tour de métal, une meute d’hommes enragés montait la garde.
Armés de bâtons, barres à mine et divers outils rigides, ils tournaient en rond et
grognaient comme des chiens.
— Je vais mettre mon armure et sauter dans l’arène, chuchota Eo.
— Attends, déclara L’Émissaire d’un ton ferme, sa main posée sur le torse d’Eo.
— T’inquiète, je vais les tailler en pièces à la sulfateuse.
— Non Eo, je pense que tu fais erreur.
Eo l’interrogea du regard.
— Si on considère que ces gens sont malades, ils font partie des « gentils ».
— Mais enfin, regarde-les, grogna Eo. Tu trouves qu’ils ont l’air de gentils ? Ils sont
armés jusqu’aux dents. Ils sont hargneux. Je t’assure, ils ne nous veulent pas du bien.
L’Émissaire remuait la tête en signe de négation. Pour la première fois, notre groupe
n’était pas d’accord. Notre trio avait une brèche et je n’avais pas encore pris position.
— Qui plus est, poursuivit Eo, tu crois vraiment qu’ils vont nous laisser passer ?
— Non, effectivement.
— Donc nous sommes d’accord. Écoute, on tire le moins possible, juste le temps
pour nous d’atteindre la sauvegarde. C’est un bon compromis, ça, hein ?
— Non Eo, je regrette, on ne peut pas faire de compromis de ce genre.
Eo le regarda, stupéfait.
— Alors là, je suis perdu, mon gars.
— Tu ne peux pas en tuer un ou deux ou dix juste pour passer. Si nous considérons
qu’ils sont du bon côté de la barrière, nous devons garder tout le monde en vie.
— T’as fumé un pneu ou quoi ? Ohé, mec ! Nous sommes dans le jeu là. On avance,
on zigouille et on sauvegarde. Le lendemain, rebelote. On ne fait pas de politique ici.
— Il y a une autre option, insista L’Émissaire.
Eo soupira, jeta un coup d’œil au-dessus du muret et reprit :
— Tu veux faire diversion, c’est ça ?
Le grand Black sourit.
— Exactement !
— T’as un plan ?
L’Émissaire se tourna alors vers moi.
— Pourquoi tu me regardes bizarre ? m’étonnai-je. J’ai pas de plan moi !
— C’est toi qui as le pouvoir des éléments.
— Et alors ? Je ne vois pas le rapport.
— Que cherchent-ils à défendre ? demanda-t-il.
— Le point d’eau, répondit Eo, qui raisonnait plus vite que moi.
— Exactement.
— C’est débile en plus, cette eau de pluie ne doit pas être potable, déclara Eo.
— Exactement, insista L’Émissaire. Mais ça, personne ne le leur a dit.
— Tu sais, tu vas loin, toi, souffla Eo.
— J’ai toujours pas capté, avouai-je. Je ne peux pas transformer leur cuve d’eau de
pluie en eau potable. Enfin, je crois.
— Sans doute, mais tu peux aller voir sous terre s’il y a de l’eau potable…
m’expliqua-t-il d’une voix tranquille.
— Et après ?
— Après tu fais remonter cette eau.
Des tirs éclatèrent en contrebas. Nous passâmes la tête au-dessus du muret. L’autre
équipe avait sauté au milieu de la place. Ils shootaient sans sommation sur les hommes
qui bloquaient l’accès à la borne de sauvegarde. Les corps tombaient comme des
mouches.
— Tu vois, grommela Eo, ils ne font pas de chichis, eux.
— Regarde, dit simplement L’Émissaire.
De multiples « -50 » de couleur rubis pétillaient comme des bulles de savon audessus des cadavres.
— Ils perdent des points, balbutia Eo, observant les chiffres s’inscrivant dans les
airs.
L’Émissaire acquiesça de la tête.
— Prends le médaillon, Wave, à toi de jouer.
— Mais je vais dans quelle direction ?
— Tout droit vers le fond.
J’attrapai le médaillon et invoquai ma forme de sable. Mes grains formèrent une
nouvelle pyramide. Je glissai sur le béton, trouvai une brèche dans le muret et m’écoulai
jusqu’au sol. La chute me parut interminable, j’avais vraiment cru que mon corps se
disloquait.
Arrivée en bas, impossible de m’infiltrer. La terre était trop dure. J’optai pour un
changement de matière et choisis celle qui était déjà à mon contact. Je m’infiltrai et
commençai ma descente dans les profondeurs mexicaines.
— Tu nous reçois toujours ? demanda la voix d’Eo.
— Oui, cinq sur cinq.
Plongée dans les ténèbres des sous-sols, je me demandai ce qui se passait à la
surface.
— Faut les sortir de là ! annonça tout à coup L’Émissaire. L’un d’eux vient de faire
un reset.
— Tu veux aider la concurrence ?
— Soyons bons joueurs, dit-il d’un ton léger.
— OK. On prend les lasers et on tire au sol pour maintenir les lépreux à distance, le
temps que les deux gugusses nous rejoignent.
— C’est parti.
Eo siffla un grand coup. Je supposai qu’il souhaitait avertir les autres de sa présence.
De mon côté, je descendais toujours plus profond. Heureusement que je n’étais pas
claustrophobe, car je naviguais dans le noir absolu. Soudain, la matière dut se faire plus
tendre et plus humide, mon avatar avait gagné en vitesse.
— J’approche, annonçai-je.
— On bascule sur la seconde fréquence de communication, Wave.
— OK.
Je ne savais pas que nous avions plusieurs fréquences, Eo avait tout bien étudié.
J’ouvris une fenêtre de dialogue, cherchai les communications et passai sur la 2.
J’entendis alors les deux autres aventuriers parler avec mes compagnons. Ils étaient
sortis d’affaire.
— Il faut qu’on bouge, lâcha Eo, ils vont grimper sur les toits et ils sont de plus en
plus nombreux.
Au même instant, un message clignota devant mes yeux.
— Oh non ! m’énervai-je.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Eo.
— L’eau ! Elle est contaminée… j’ai de nouveau le warning.
Mon cœur s’accéléra. Je n’avais plus de medkit et j’étais coincée sous terre.
— Ils doivent pourtant bien acheminer de l’eau à la ville qui se trouve de l’autre côté
du mur, déclara L’Émissaire.
Il y eut encore un bref silence. Mes coéquipiers réfléchissaient.
— Wave, dit soudain Eo, ne cherche pas une nappe phréatique, mais plutôt une
conduite d’eau et fais-moi le décompte de ta jauge.
— Je suis à neuf sur dix.
— Concentre-toi, m’encouragea-t-il, j’ai un plan. Remonte un peu et cherche la
conduite.
J’exécutai les ordres. Je me dirigeai vers la surface et commençai à dessiner un grand
cercle autour de la place.
— J’ai trouvé ! J’ai trouvé ! Il y a effectivement une canalisation. Je suis à huit.
— J’espère que ce n’est pas le tout-à-l’égout, commenta L’Émissaire.
— OK ! s’exclama la voix d’Eo par-dessus la sienne. Peux-tu nous donner la
position ?
— J’arrive !
— Wave, une fois qu’on a la position, on canarde la zone à nous quatre avec les
lasers. Alors, tire-toi rapido. Grimpe près de la cuve.
Je remontai à la surface. Au contact de l’air, j’essayai une autre option de mon don et
commandai « Léa tourbillon ». À la force du vent, je dessinai une croix sur le sol, puis
me dirigeai vers la structure métallique. Je retrouvai ma forme humaine et grimpai à
toute vitesse.
— Je suis à six.
Mes compagnons s’acharnèrent sur l’endroit indiqué. Ils creusaient, à coup de tirs au
laser, un trou au milieu de la place. Celui-ci eut l’effet immédiat de stopper les
assaillants. Je vis ma jauge passer à cinq alors que le trou n’était pas terminé.
— Je suis à quatre, annonçai-je, affaiblie.
Je dus m’assoir sur une poutrelle métallique, le dos contre la cuve. J’avais
l’impression que mon avatar ne répondait plus, chaque geste me coutait en
concentration. Un voile rouge couvrait mon écran. Un sentiment de tristesse m’envahit.
Finie pour moi, l’aventure. Envolées, les chances de retrouver mon père. Mon avatar se
mourait.
Tout à coup, une immense gerbe d’eau jaillit de terre et arrosa toute la place.
— Allez les gars, on y va ! cria Eo.
— Je suis à trois, soufflai-je, comme si j’avais du mal à respirer.
J’observai les quatre guerriers enjamber le muret et atterrir sur un balcon. Ils
sautèrent en même temps effectuant chacun une pirouette différente. J’assistais à un vrai
film d’action, dont l’image passait au ralenti. Elle était vraiment belle, cette scène. Ils
traversèrent la place en courant et grimpèrent auprès de moi.
En bas, levant les bras vers cette eau saine qui leur pleuvait dessus, les habitants n’en
croyaient pas leurs yeux. Certains étaient complètement abasourdis. D’autres criaient de
joie. La gerbe diminua petit à petit pour laisser place à une fontaine.
Les garçons s’installèrent sur une plateforme, un peu en contrebas. Eux debout, moi
assise, nous étions tous à la même hauteur.
— Il leur faudra une pompe, constata L’Émissaire, pragmatique.
— Mais c’est déjà pas si mal, répliqua Eo.
L’Émissaire acquiesça.
— Je suis à deux, murmurai-je.
Je restai immobile, dos contre la cuve, la main tendue vers l’esperluette.
— Exo7, reprit Eo en se tournant vers l’avatar de sa connaissance. Vous avez un
medkit, n’est-ce pas ?
— Oui, pourquoi ?
— Donnez-le à Wave.
— T’es fou, toi ?
Eo dégaina son laser et le pointa vers l’inconnu. Exo7, lui, portait son armure.
— Nous vous avons sortis de là. Vous n’êtes plus que deux. Tu veux finir seul ?
Alors, dépêche, file ton pack à la jeune fille.
Exo7 comprit qu’Eo ne plaisantait pas. Il jeta un coup d’œil à son compagnon.
— Takatanker, file-lui.
L’autre tiqua un instant qui me parut une éternité, puis s’exécuta. Je pris le medkit et
l’activai.
Chapitre 11
Mardi 1er juillet 2025
De retour dans la loge, je me sentais encore sous le choc. Je crus longtemps que
toutes mes chances étaient perdues. Eo, lui, était toujours en transe ; frôler la
catastrophe le rendait heureux. L’Émissaire affichait un visage serein, comme s’il venait
de sauver le monde.
Le médaillon se détacha de mon cou, vola dans la pièce et Léa se matérialisa sur la
scène. Elle portait une tenue de pom-pom girl et effectua quelques pas de danse en
chantant :
— Vous avez décroché le Bonus !
Un feu d’artifice éclata dans toute la loge.
La bonne humeur de Léa nous surprit et nous contamina. Je me déridai enfin. Eo se
déhanchait sur la musique entrainante. L’Émissaire aussi se laissait aller, il tapait du
pied ! Puis, les lumières cessèrent de clignoter et Edgar, le ringard, vint prendre place
aux côtés de Léa. Les deux garçons restèrent debout, les bras croisés sur le dossier de
leurs fauteuils. Quant à moi, je m’installai dans celui que je m’étais attribué.
— Je suis heureux de voir que vous avez parfaitement réagi face aux évènements
tragiques du secteur « bidonville », nous félicita le maitre du jeu. Nous vous ouvrons
l’accès à Naturralya. Je vous laisse découvrir cet espace empli de fraicheur et de beauté,
une pointe d’optimisme bien méritée. Vous pourrez vous y rendre à votre guise et en
ressortir sans contrainte de sauvegarde. Bonne continuation.
Edgar disparut sur ces paroles. Eo exultait. Les bonus, il les collectionnait !
— On y va ? demanda-t-il d’un ton joyeux en claquant des doigts.
— Avec plaisir, répondit L’Émissaire.
Je déclinai l’invitation poliment. Je voulais rentrer, j’avais eu ma dose d’émotions
fortes pour la journée. J’annonçai que je découvrirais notre cadeau le lendemain. Les
garçons n’eurent pas l’air trop déçu.
Je m’approchai de la porte et en activai l’ouverture.
— Demain, même heure ? proposa Eo.
— Euh non, je ne suis pas libre. Samedi soir non plus, grimaçai-je.
Eo me dévisagea, étonné. Je levai les yeux au plafond.
— J’ai une vie sociale moi ! Et à l’occasion un petit ami…
Les deux garçons se regardèrent et éclatèrent de rire.
— Et ton petit ami t’occupe aussi en journée ? s’enquit Eo d’un air malicieux.
Je lui tirai la langue comme une gamine.
— Non. On peut se voir à 14 h si cela vous convient.
— C’est bon pour moi, me rassura L’Émissaire, bienveillant.
Je le remerciai d’un hochement de tête et montai sur mon transporteur.
Lorsque j’ôtai mon casque, il était minuit passé. Ma chambre était plongée dans le
noir. Il faisait tellement chaud que je transpirais. J’allai dans la cuisine prendre un verre
d’eau fraiche. Il n’y avait aucun bruit, à part le moteur du réfrigérateur qui préparait des
glaçons. De retour dans ma tanière, je me rallongeai et sombrai immédiatement dans un
sommeil profond.
À mon réveil, une pêche d’enfer m’animait. Mon programme de la journée
s’annonçait chargé et plein de surprises. Après mon petit déjeuner, je contactai Lucas.
Nous prîmes rendez-vous à 19 h pour une sortie dans un restaurant « romantique ». Je
me réjouissais d’avance de ce petit moment de tendresse en sa compagnie. À 14 h, je
devais retrouver mes amis pour une nouvelle aventure émotionnelle. Mais avant ça, mon
bonus me tendait les bras.
Arrivée à Naturralya, je compris la toute-puissance de Sensation. Une symphonie
tactile et olfactive s’offrit à moi. Rose, violette, jasmin, puis sous-bois, terre humide,
pelouse fraichement coupée.
Et devant moi, s’élevaient les portes de Naturralya, une cité végétale.
J’étais immobile, éblouie et envoutée.
Je m’apprêtai à avancer lorsque, délicatement, on posa une main sur mon épaule.
Je ne fus même pas surprise, comme si la nature elle-même pouvait me toucher.
Lorsque je regardai derrière moi, il était là. Ses cheveux au vent, il me dévisageait de
ses yeux verts qui pétillaient. Ou était-ce mon imagination ?
Sans un mot, il attrapa ma main.
Sans un mot, je le suivis.
Les premières habitations dépassaient rarement les trois étages et des passerelles en
bois permettaient d’aller et venir sur les toits de la ville. Si je levais les yeux jusque-là,
je pouvais voir les feuillages osciller comme si toutes les toitures avaient été aménagées
en espaces verts. Du ciel, j’imaginais un patchwork de jardins suspendus. Les façades
de nombreuses maisons se couvraient d’un mur végétal coloré. Les routes goudronnées
avaient été remplacées par des chemins de promenade fleuris et l’eau, omniprésente, se
déclinait sous forme de cascade, de fontaines et de petits ruisseaux. Le mobilier urbain,
revisité, nous proposait en guise de bancs publics de gros galets en granite, dont certains
s’ornaient d’une feuille de bananier comme pare-soleil. Des IA évoluaient dans cet
environnement serein, un sourire radieux collé aux lèvres. Nous nous arrêtâmes face à
une devanture en bois peint comme dans l’ancien temps.
— Tu veux déguster quelque chose ? chuchota Valens.
— Je peux ?
— Évidemment ! Tu ne vas pas passer à côté des cuberdons du Père Antoine, dit-il
levant les sourcils. Ce sont mes préférés.
Je ne comprenais rien à la situation, mais je n’avais pas envie de me poser de
questions. Je me sentais comme Alice au pays des merveilles.
Nous pénétrâmes dans l’atelier de confiserie et de nouveau, des parfums subtils
vinrent m’enivrer. À l’entrée, une odeur de caramel chatouillée par celle du citron.
Fraise s’imposa rapidement, couvrant la framboise et le cassis que je détectai en
m’approchant des étalages.
Valens commanda un sachet de cuberdons aux multiples saveurs. Dès que je mis
mon précieux bonbon dans ma bouche virtuelle, je crus sombrer dans l’enfance, quand
chaque dimanche mon père m’achetait une gourmandise au marché.
— Ça te plait ?
Je hochai la tête quelques instants.
Il sourit.
— Viens, continuons la visite.
Je voulus me ressaisir, il devait apporter des réponses à mes questions, toutefois si
Valens était bien mon Lucas j’avais aussi envie de voir jusqu’à quel point il pourrait
jouer cette comédie, car jusqu’à présent il faisait un sans faute et je réalisai que je ne
connaissais pas tous les secrets de mon petit ami. Mine de rien, je jouais aussi mon rôle.
Tout en mâchonnant une nouvelle douceur, je lui emboitais le pas.
— Ici nous sommes dans ce que nous appelons entre nous « Naturralya.1 » ou
« N.1 ». C’est notre première esquisse d’une cité plus proche de la nature, mais elle
n’est pas idéale. N.2 est beaucoup plus réaliste avec une très bonne intégration des
technologies qu’il nous faudra inventer pour de vrai. Mais je trouve que N.1 a plus de
charme, conclut-il.
Nous empruntâmes le transport en commun local, un petit train composé de deux
wagons de quatre places, tractés par des chevaux. Nous descendîmes deux arrêts plus
loin. Sur notre gauche, je découvris la Grand-Place Aquatalia selon le panneau
d’information. Elle devait tenir son nom aux immenses baies vitrées qui formaient des
aquariums extérieurs hauts de plusieurs étages. Subjuguée par le spectacle, je ne pus
m’empêcher de dévorer de longues minutes le ballet des méduses. Nous nous
promenâmes ensuite sur l’allée de baobabs nains qui longeait une rivière ; l’eau était si
limpide que j’y distinguais des espadons-voiliers dont la nageoire dorsale ondoyait
comme un grand éventail bleu nuit. Aux abords, des escaliers en pierre bleue
permettaient de s’élever et de chatouiller la cime d’arbres inconnus et non de pratiquer
la pêche à la ligne, comme je l’avais imaginé en premier lieu. Mes yeux attrapaient
aussi au vol quelques oiseaux exotiques au plumage chatoyant et aux cris enchanteurs.
Je crus rêver devant les paradisiers. Valens me commentait chaque rencontre ; je
l’écoutais en silence, paisible comme je ne l’avais jamais été.
Au bout de la place, nous nous installâmes côte à côte sur un banc au centre du
square des orchidées. Le temps n’était plus à la flânerie, mais aux explications.
Je me tournai vers lui et attaquai en premier :
— Lucas... commençai-je, pourquoi ne m’as-tu rien dit pour ALE ?
Il tiqua.
— Lucas ? Qui est Lucas ?
— Pas la peine de faire semblant et de te cacher derrière cet avatar.
Il fronça les yeux, se mit à sourire et enchaina :
— Je te jure que je ne suis pas ce Lucas. D’ailleurs qui est-ce ?
— Arrête ton char, s’il te plait. Tu connais mon pseudo, tu utilises les mêmes
expressions dans la vie réelle… tu m’offres des... bonbons !
Valens éclata de rire comme si je venais de dire une grosse bêtise.
— J’étais persuadé de viser juste avec les bonbons, déclara-t-il, fier de lui. Mais je
ne suis pas ce Lucas, grimaça-t-il.
Je soufflai et me détournai de lui. Il allait tout gâcher, cet imbécile. Je commençais à
m’attacher à ce côté inconnu de sa personnalité et il niait en bloc sans que j’en
comprenne la raison.
— Lucas est mon petit ami et tu le sais très bien, ajoutai-je en le défiant du regard,
entêtée comme une mule.
Il baissa la tête, ses lèvres s’étirèrent. Je me levai pour me planter devant lui. Je le
tenais ! À mon tour, j’affichai un sourire béat, trop contente d’avoir gagné.
Il me considéra, l’air manifestement ennuyé.
— Je suis navré, mais ce n’est pas moi, soupira-t-il. Adresse-toi à lui dans la vie
réelle et tu verras bien.
Je serrai les dents comme si sa sentence était sans appel.
— OK, Valens, articulai-je en appuyant sur son pseudo, tu n’es pas Lucas. Pourquoi
me suis tu alors ?
Il plissa les paupières et aussi incroyable que cela puisse paraitre, une ride barra son
front. Trop mortel, cet avatar, j’étais jalouse. Il se massa le cou, hésitant. Je patientai en
silence.
— Euh… je te l’ai déjà dit.
— Oui, oui, tu aimes me voir affronter les méchants, récitai-je en grimaçant.
Pour une raison qui m’échappait, il se crispa.
— Ce n’est pas faux. Tu te débrouilles bien.
Je secouai la tête frénétiquement en mode « tu me gonfles grave ».
— Il y a… ces petits cris que tu pousses au combat.
— Quoi ?
— Tu sais, comme les joueuses de tennis. Et tu marmonnes aussi. Des choses
incompréhensibles, mais c’est assez mignon.
— Tu te fous de moi ?
Je pris une profonde respiration, énervée.
— Je t’assure que non ! Ça vaut le détour. Tu es très réceptive à Sensation, ajouta-til en se levant à son tour.
Vexée, je lui tournai le dos. Il me contourna, baissa les yeux et scruta mon médaillon.
— Je dois entrer en contact avec Léa, dit-il en pointant du doigt ma clé.
— C’était donc ça ! grinçai-je, le ton mauvais.
Sur la défensive, j’exécutai un pas en arrière et recouvris mon médaillon des mains.
— Qu’est-ce que tu lui veux ?
— Demande à Léa de se matérialiser, s’il te plait.
— Il n’en est pas question, répliquai-je fermement. Ce médaillon me protège.
— Tu n’es pas en danger ici et tu n’as rien à craindre de moi. Léa ne te sert à rien
dans la cité… Réfléchis, pourquoi t’aurais-je sauvée de la falaise si je te voulais du
mal ?
Il venait de marquer un point. Pourquoi, en effet ? Mais tout de même, pourquoi moi
je lui ferais confiance ? En plus, il avait blessé mon égo avec ses commentaires à la con.
Il se rapprocha d’un pas.
— Wave, c’est une histoire compliquée. Fais-moi confiance, ajouta-t-il sur un ton
peiné. Demande à Léa d’apparaitre. Elle répondra à tes questions. Je t’assure.
Je fouillai son regard, hésitante. Il me fixa, puis hocha la tête de nouveau comme
pour confirmer.
— Léa, chuchotai-je.
La petite fille se matérialisa à nos côtés. Valens soupira de soulagement, puis il
commença son interrogatoire.
— Léa, de qui gères-tu les interfaces ?
— Je gère les interfaces d’Eo, L’Émissaire et WaveRider.
— Léa, as-tu accès à tes archives ?
— Affirmatif.
— Qui gère Valens ?
— Accès refusé.
Il souffla. Je ne comprenais rien.
— Léa, qui suis-je ?
— Tu es Valens.
— Comment le sais-tu ?
— Toutes les interactions entre les aventuriers et le jeu sont enregistrées. Valens,
homme blanc, premier contact avec WaveRider, le vingt-sept juin à zéro heure dix
minutes et vingt-quatre secondes...
— Stop ! coupa-t-il.
Il se tourna vers moi.
— Quelle date sommes-nous ? me demanda-t-il d’un ton inquiet.
— Je ne comprends pas, répondis-je.
— Quelle date ? C’est quoi la date d’aujourd’hui ? répéta-t-il.
— Eh bien, nous sommes le 2 juillet.
— Le 2 juillet ?
Je ne pus m’empêcher de sourciller.
— Le 2, oui, c’est le matin. Euh… T’as un gros souci si tu ne connais même pas la
date. Faut penser à se déconnecter de temps en temps. Tu veux aussi savoir en quelle
année nous sommes ?
Il enfouit son visage entre ses mains un instant, puis se retourna vers nous. Je n’avais
jamais vu un avatar aussi décomposé.
— Léa, code ALE3456AVVALENS.
L’avatar de la petite fille se brouilla et son image grésilla comme s’il y avait des
problèmes de transmission.
— Code erroné. Veuillez recommencer.
— Code ALE3456AVVALENS, reprit-il avec insistance.
— Code erroné. Veuillez recommencer.
— Mais qu’est-ce que tu essaies de faire ? aboyai-je, agacée.
Il allait faire planter ma clé à ce rythme. Valens ne me répondit pas. Statufié, il
semblait perdu dans ses pensées.
— Allo ? dis-je en agitant une main devant son visage. T’es toujours avec moi ?
— Quand l’équipe va-t-elle revenir ?
— À 14 h aujourd’hui. Pourquoi ?
— As-tu confiance en eux ?
— Mais enfin… bien sûr que j’ai confiance !
— Rentre chez toi, annonça-t-il d’un ton calme.
— Mais...
Il s’approcha, tendit sa main vers mon visage. Je reculai légèrement. Il arrêta son
mouvement.
— S’il te plait, je sais que je te le demande souvent, mais fais-moi confiance. Je ne
te veux aucun mal. Déconnecte-toi. On se voit plus tard.
Il exécuta un demi-tour et partit. Stupéfaite de ce qui venait de se passer, je le
regardai s’éloigner sans bouger. Je me rassis sur le banc en granite et restais songeuse
de longues minutes, puis j’ordonnai à Léa mon retour dans la loge.
Mon esprit était embrouillé. D’un côté j’étais encore sous le charme de Naturralya,
d’un autre l’intervention mystérieuse de Valens me laissait perplexe. Je déposai mon
casque sur son support et me rendis dans la cuisine. Musique dans les oreilles, je me
confectionnai une salade que je consommai sur le balcon. Il me restait une bonne heure
avant ma prochaine connexion. J’allai prendre un peu de vrai soleil.
À 13 h 45, je me préparai pour ma nouvelle expédition. Nous nous matérialisâmes
aux abords d’une route qui longeait une magnifique plage de sable fin et doré. De
l’autre côté de celle-ci, des bâtiments ultramodernes et très design. L’ensemble baignait
dans une musique entrainante aux rythmes endiablés. Je pensai immédiatement à Rio de
Janeiro et sa plage de Copacabana. Tout le monde sans exception était en maillot de
bain.
— Mamma mia ! Tu as vu ces beautés ? s’enquit Eo à l’intention de L’Émissaire.
Il dévorait des yeux toutes les IA féminines à cent mètres à la ronde.
— Abandonnez-moi ici ! déclara-t-il soudain la langue presque pendante.
Nous marchions le long de la plage, sur une immense avenue dont les palmiers, aux
larges feuilles parfaitement découpées, oscillaient en rythme. Sur ma droite, l’eau
brillait comme la plus belle des émeraudes, elle fluctuait en douceur, caressant un
tablier de sable blanc sur lequel s’étendaient des corps bronzés et huilés. Dans ce ciel si
bleu, le soleil resplendissait et me chauffait la peau. De l’autre côté s’élevaient des
immeubles, tous aussi magnifiques, tant l’ensemble architectural était harmonieux et
sans le moindre défaut. Un vrai paysage de vacances et de perfection à un détail près :
au bord du trottoir, une galerie de miroirs s’étalait à perte de vue, comme s’ils avaient
poussé du sol. Des ronds, des rectangulaires, à hauteur des yeux ou de plain-pied.
Devant eux, des IA effectuaient un étrange manège. Elles s’admiraient sous toutes les
coutures.
— C’est bizarre, remarquai-je.
— Qu’est-ce qu’il y a de bizarre ? rétorqua Eo.
— Regarde toutes ces personnes, elles sont parfaites.
— Oh ouiiiiiii, parfaiiiiites, répéta-t-il en se frottant les mains d’un air gourmand.
— Tu ne trouves pas cela curieux ?
— Non, dit-il en remuant de la tête, c’est le paradis. Nous sommes dans une version
virtuelle du paradis ! s’écria-t-il soudain en levant les bras au ciel.
L’Émissaire, silencieux, contemplait lui aussi notre environnement.
— Hé ! Ho ! L’Émissaire ! postillonnai-je. T’es devenu muet ?
— Non, non, je fais comme toi.
— Comme moi ? rétorquai-je, douteuse.
— Oui, comme toi, j’étudie la scène…
Je hochai la tête.
— C’est ça, tu étudies la scène ! Ben voyons ! Prends-moi pour une gourde.
— Ce n’est pas ce que tu crois, Wave !
— Tu veux me faire avaler que tu es insensible au… panorama ?
— Euh… non ! Enfin si… je suis marié, moi !
Marié, L’Émissaire ? Je le scrutai de près, mais il détourna les yeux.
— Regarde, me dit-il, tendant le bras en l’air comme pour faire diversion.
Je levai la tête et fus estomaquée par ce que je découvris.
— C’est le Christo Redentor, murmura-t-il. Enfin, une version plus moderne…
Dominant la ville, la fameuse statue avait effectivement reçu un bon lifting. Ce
Christ, vêtu d’un simple pagne, dévoilait un corps parfaitement taillé, tout droit sorti
d’un magasine. Il était canon ! J’interrogeai L’Émissaire du regard. Il haussa les
sourcils, mais ne fit aucun commentaire.
— Oh, ma jolie, ma belle, je suis à toi pour toujours ! déclara Eo à une Barbie
ambulante qui souriait bêtement.
— Eo ! Tu peux te concentrer deux minutes, s’il te plait ?
— Je suis déjà au maximum, Wave !
Il m’énervait à baver devant toutes ces poupées. D’un autre côté, il était tellement
rigolo à voir que je laissai tomber.
Je prêtai alors une plus grande attention aux IA mâles. Eux aussi étaient superbes.
Une peau mate, juste ce qu’il faut. Pas une ride à l’horizon, on aurait dit d’ailleurs qu’ils
avaient tous le même âge. Leurs regards étaient perçants, du jaune au violet en passant
par les couleurs classiques de bleu, vert et marron. Ils arboraient tous un magnifique
sourire sous lequel resplendissait une dentition parfaite. Pas un gramme de graisse au
ventre, les corps étaient à tomber à la renverse. Il ne devait que manger du poulet c’est
gens-là !
— C’est Perfect World, annonçai-je à voix haute.
— Oui, acquiesça L’Émissaire amusé.
Nous arrêtâmes notre marche, Eo ne se trouvait plus à nos côtés. Assis sur un muret,
dos à la plage, il léchait tour à tour la glace de deux cure-dents aux cheveux longs.
— Mais que fais-tu ? soupirai-je.
— Je goute aux saveurs locales, dit-il d’un ton mielleux.
Nous éclatâmes de rire.
— Ce n’est pas Perfect World, Wave, mais Lifting World, rectifia l’Émissaire. Cette
ville n’est habitée que par des gens qui veulent être beaux et jeunes en permanence.
— Eh bien, c’est une excellente idée ! balbutia Eo, la bouche pleine de je ne sais
quoi. Voilà comment doit être le futur, ajouta-t-il la tête penchée vers Barbie 2.
Soudain, deux nouvelles créatures s’approchèrent et me bousculèrent légèrement
pour entourer L’Émissaire. L’avatar de ce dernier était tellement sexy, que je réalisai
qu’elles avaient mis sacrément longtemps pour se décider à l’accoster. Notre grand
Black tenta de se défaire des deux sangsues avec ruse et y parvint rapidement.
— À ton avis, en quoi consiste notre mission ? me demanda-t-il, soulagé de voir les
IA s’éloigner.
— Je n’en ai aucune idée.
— Il n’y a pas de méchant ici, et aucune flèche GPS.
À peine avait-il fini sa phrase qu’une sirène retentit. Ça déraillait à Paradise beach.
Je me retournai et découvris une voiture de police arriver à vive allure. Elle freina
d’un coup sec et s’arrêta juste à notre hauteur. Surprenant, non ?
Deux policiers sortirent du véhicule. Peau mate, lunettes de soleil sur le crâne,
chemise à manches courtes et bermuda, ils étaient beaux comme des dieux. L’un d’eux
tenait un objet étrange dans la main.
— Bonjour, police, annonça le premier. Contrôle des mensurations. Veuillez vous
mettre contre le véhicule.
Je dévisageai ahurie, ce super sexy cop. J’avais du mal à comprendre ce qu’il nous
demandait. Devant notre passivité, le second policier s’approcha de nous et répéta d’un
ton ferme :
— Police, contrôle des mensurations. Veuillez vous mettre contre le véhicule, face à
nous.
Eo se leva de son muret et, sourire banane sur le visage, se dandina jusqu’à la voiture
de police.
— Contrôle des mensurations, les amis !
Il était mort de rire. Plus circonspect, L’Émissaire s’exécuta. De mon côté, je ne
revenais pas de mon étonnement. Et surtout je n’en menais pas large.
Nous nous mîmes tous trois contre le véhicule rutilant. Ken le policier passa son
objet mystère devant l’avatar du grand guerrier noir, puis déclara :
— Taille 187, poids 85, masse musculaire AA, masse graisseuse AA. Visage : yeux
catégorie 2, dents AAA. Individu homogène.
Il releva les yeux de son scanner à mensurations.
— C’est bon pour vous, monsieur. Vous pouvez circuler.
L’Émissaire nous regarda et se mit à l’écart. Le policier reproduisit la manœuvre
avec l’avatar d’Eo.
— Taille 179, poids 69, masse musculaire A, masse graisseuse AA. Visage : yeux
catégorie 3, dents AAA. Individu homogène. C’est bon, circulez !
Eo qui reprenait petit à petit possession de tous ses neurones alla rejoindre
L’Émissaire, posté cinq mètres plus loin. Le policier entama la dernière inspection, la
mienne. Je m’étirai mentalement au maximum, ce qui était absurde : mon avatar
possédait une taille préprogrammée.
— Taille 166, poids 58, masse musculaire B+, masse graisseuse B.
Il s’interrompit aussitôt.
— Mademoiselle, vous êtes en situation illégale, déclara-t-il froidement. Cette zone
est réservée aux individus homogènes. Veuillez vous retourner. Nous vous emmenons
au poste de police.
Mon cœur s’emballa. J’allais me retrouver enfermée dans ALE.
— Attendez ! protestai-je.
— Avez-vous un chirurgien ? me demanda le flic d’un ton monocorde.
Je fis non de la tête.
— Il vous en sera commis un d’office.
Il attrapa mes bras et me les colla dans le dos. Je tournai la tête vers Eo. Il remonta
deux fois ses lunettes. C’était notre signal dans WOP. Je commençai mentalement mon
décompte.
10… 9…
Mes compagnons s’éloignèrent, mine de rien. Mon cœur accéléra ses battements. Je
devais avoir fini mon décompte avant d’être enfermée dans la voiture, mais il fallait
aussi laisser le temps aux garçons de prendre leurs distances.
8… 7…
Le policier me fit reculer de trois pas. L’autre ouvrit la portière.
6… 5…
— Attendez ! protestai-je encore. Je viens juste d’arriver. Il doit y avoir une erreur.
— Impossible, mademoiselle, la machine ne fait pas d’erreur.
Il me jaugea de la tête aux pieds et éclata de rire.
4… 3…
— Tu as vu ça ? se moqua-t-il en s’adressant à son collègue.
2… 1…
Le flic m’abaissa la tête pour me faire entrer dans la voiture.
0…
J’invoquai Léa sable et filai de justesse entre les doigts de mon cerbère. Stupéfait, il
dégaina son arme et contempla ses pieds sur lesquels je m’étais répandue. Je m’écoulai
alors sous la voiture et plaquai mes grains derrière une roue. Il se mit à genoux pour
inspecter le sol. Je n’osais plus respirer de peur de m’envoler. Je glissai lentement vers
l’arrière du véhicule, longeai la bordure du trottoir sur quelques mètres en une longue
file de grains. J’étais quasi indétectable. Je remontai et roulai en direction de la plage.
Les deux flics s’agitaient autour de leur voiture.
— Wave, chuchota la voix d’Eo. T’es toujours avec nous ?
— Oui, oui, j’arrive. Je file vers la plage ! Je vous retrouve au bout.
— Et si on donnait une petite leçon de modestie à cette population ? suggéra-t-il
d’une voix railleuse.
— Que proposes-tu ? demanda L’Émissaire.
— Suis-moi !
Un bruit de verre brisé retentit. Je ne comprenais rien à ce que les garçons mijotaient.
— Que faites-vous ?
— On casse de l’image !
Je m’enfonçai dans la plage de sable blanc, au milieu des serviettes et des parasols.
Moi aussi, j’eus envie de perturber un peu cette vision de carte postale. Je naviguai alors
sur le rivage comme un dauphin et projetai une gerbe de sable à chaque remontée,
arrosant les liftés qui bronzaient. J’entendis les IA crier, trop choquées. En moi-même,
je rigolais bien en imaginant la scène.
La sirène de police retentit de nouveau.
— Ils vous poursuivent ? demandai-je.
— Ouais, siffla Eo.
— Faites quand même gaffe, nous ne savons toujours pas où se trouve l’esperluette
pour la sauvegarde, rappelai-je.
— Attends, dit L’Émissaire à Eo. Et si on prenait une rue perpendiculaire ?
— Wave, t’es à quelle hauteur ?
J’invoquai Léa Tourbillon et m’élevai dans les airs en une mini-tornade.
— Je te vois. Reviens vers le bord, traverse l’avenue et attends-nous !
J’exécutai les ordres d’Eo. Je tourbillonnai sur l’accotement, puis traversai la
chaussée. Au même moment la voiture de police arriva. Elle voulut m’éviter, freina
d’un coup sec et alla s’encastrer dans un palmier. Je continuai mon chemin et repris ma
forme humaine sur le trottoir d’en face. Je me tapis derrière une poubelle dans une
ruelle. Curieusement, les rayons du soleil ne pénétraient pas dans cet espace.
— Je suis dans le passage en face de la fontaine, murmurai-je.
— On arrive ! cria Eo.
Lorsque mes compagnons me rejoignirent, de nombreuses sirènes retentissaient de
toutes parts. Il était hors de question de se remontrer de ce côté-là de la ville, à moins
d’y faire un carnage. Sans avoir besoin de nous consulter, nous nous engageâmes donc
dans la ruelle. Une grille nous arrêta. Elle était haute comme les buildings et parée de
fils barbelés.
— C’est quoi, ce bordel ? grommela Eo.
Nous nous approchâmes lentement. Derrière les barreaux, nous découvrîmes un
monde plongé dans le gris et la saleté. L’atmosphère y semblait visqueuse et la ruelle
exhalait une odeur d’égout. L’envers du décor, pensai-je. Au milieu de la crasse et des
détritus se tenaient, stoïques, les yeux rivés vers nous, d’autres IA. L’une d’elles, d’une
quinzaine d’années, s’approcha. Petite, les cheveux courts, les iris sombres, un peu
boulotte, mais pas de quoi en faire une maladie. Une seconde vint la rejoindre, puis une
troisième. En fait, ils semblaient très nombreux de ce côté-là de la grille.
— Qui êtes-vous ? demanda L’Émissaire.
— Nous sommes des illégaux. Des « non homogènes ».
Devant l’air interrogatif de mon compagnon, l’IA enchaina :
— Nous sommes ceux qui n’ont pas les moyens de passer par la chirurgie esthétique
pour s’améliorer. Alors nous sommes « interdits de séjour » dans cette partie de la ville,
dit-elle en pointant le morceau d’océan qu’on devinait à l’autre bout de la ruelle.
— Interdits de séjour dans votre propre ville ! s’exclama Eo.
— Oui.
— Mais comment est-ce possible ? ajouta L’Émissaire.
Une « vieille » IA, restée cachée jusque-là, s’approcha à son tour du grillage et
haussa les épaules avec fatalité.
— Au début, il y a eu la mode. La mode est peu à peu devenue une généralité, puis
une obligation.
Elle avait les cheveux blancs attachés en chignon. Quelques mèches ternes s’en
échappaient et longeaient son visage rabougri.
— Dans les premiers temps, nous étions gênés. Ceux qui recouraient à la chirurgie
se faisaient toujours plus nombreux. Nous fréquentions de moins en moins la plage,
jusqu’à ce que les autres finissent par nous rejeter. Ce furent d’abord des railleries, puis
des bousculades, des bagarres et en définitive, une interdiction totale et légale.
Ses yeux s’assombrirent, elle fit deux pas en arrière. Les policiers venaient de
s’engouffrer dans notre ruelle.
— Mettez-vous à couvert, alerta L’Émissaire.
Je transmis le médaillon à Eo. Il revêtit son armure et riposta aussitôt aux coups de
feu. L’Émissaire et moi, plaqués contre le mur derrière les ordures, tirions au pistolet
laser comme des forcenés sur la grille pour y découper un passage. Les barreaux se
révélèrent super résistants. Nous étions piégés.
Eo jeta un coup d’œil dans notre direction. Il fit demi-tour et s’élança, roulé en boule,
contre le grand portail. Au contact de son armure, deux des barreaux que nous avions
affaiblis se brisèrent net. L’Émissaire et moi, à plat ventre, tentions de ralentir l’avancée
des flics en visant les parois des immeubles pour faire tomber des briques ; pas question
de blesser les policiers. Eo se releva et recommença sans relâche. Il fonçait comme un
fou contre cette grille. Il dut s’y prendre à trois ou quatre fois avant que la brèche ne
cède. Il resta immobile un instant. Il semblait sonné. Les agents de l’ordre cessèrent
leurs tirs. Un bruit assourdissant envahit nos casques. Un hélicoptère jaune se mit en
position stationnaire au-dessus des buildings, juste là où nous nous trouvions. En gros
sur son flanc, les lettres « TV news ».
L’Émissaire se releva et s’adressa aux IA du ghetto.
— Allez-y ! C’est aussi chez vous, non ?
De longues secondes s’écoulèrent avant que la foule ne se décide enfin à traverser
l’ouverture et à rejoindre le soleil. Face à cette déferlante d’humains et à la caméra, les
policiers baissèrent leurs armes et cédèrent du terrain.
— Il y a cinq autres portails, nous informa une IA. Pouvez-vous toutes les détruire ?
Eo, en bon seigneur, acquiesça d’un signe de tête.
Nous investîmes le ghetto et ralliâmes par derrière les ruelles des « non homogènes »
pour faire sauter toutes les barrières. C’est à la dernière, non loin de notre lieu d’arrivée,
que nous découvrîmes, soulagés, l’esperluette. Autour de nous, des centaines de gens
tous aussi moches les uns que les autres, tous aussi beaux que moi, regagnaient la plage
et la lumière du soleil comme des révolutionnaires au pas de charge.
De retour dans la loge, Léa reprit place au centre de l’estrade.
— Félicitations ! Vous avez effectué une belle mission, même si vous n’avez pas été
les plus rapides !
Eo s’approcha de la fillette, poings sur les hanches.
— Comment ça, nous n’avons pas été rapides ?
— Eh bien, cinq équipes ont terminé ce tableau en trente minutes !
— Trente minutes ? se décomposa-t-il, piqué au vif. Mais comment ont-ils fait ça ?
Léa se fendit d’un large sourire et me pointa du menton.
— Ils ne se sont pas fait arrêter, eux !
— Comment ça ? Le scénario n’est pas le même pour tout le monde ?
— Non, il s’adapte, jubila la gamine.
— Peux-tu nous donner plus d’informations, s’il te plait ? demanda posément
L’Émissaire.
Léa acquiesça de bonne grâce. Avec ses tresses et ses taches de son, elle faisait
vraiment petite fille modèle.
— Vous êtes nombreux à choisir un avatar dont les caractéristiques physiques sont
avantageuses, fit-elle remarquer en s’adressant aux deux garçons.
Ils regardèrent chacun leur corps, puis s’observèrent l’un l’autre avant de se tourner
vers moi.
— Wave n’a pas fait preuve d’originalité, reprit-elle.
— Merci Léa, répliquai-je, surprise et blessée.
— Avec plaisir, répondit-elle sans se laisser démonter. C’est pourquoi ils ne se sont
pas fait arrêter, eux.
— Mais enfin ! Je n’ai pas besoin de ressembler à une bimbo pour jouer !
Je m’avachis, frustrée, dans mon fauteuil.
— Correct, annonça Léa.
J’étais sidérée par les arguments de cette gamine.
— Par contre, vous avez libéré de la servitude une grande partie de la population de
cette cité.
— Ah, quand même ! ripostai-je avec un ricanement amer. Un peu de
reconnaissance !
— Cette action vous offre une liberté.
Eo, toujours fou des petits plus que pouvait donner un jeu, se pencha vers Léa et
demanda impatiemment :
— De quoi s’agit-il ?
— Lors de votre prochaine mission, vous pourrez utiliser tous les trois votre
pouvoir, même si vous ne portez pas le médaillon.
— Yes ! cria Eo. On va cartonner !
Il claqua la main de L’Émissaire et vint se poster devant moi.
— Moi je t’aime comme ça, déclara-t-il en m’enlaçant. Ne change rien.
Léa aussi souriait. J’étais soulagée, même si j’aurais trouvé scandaleux de faire
perdre mon équipe à cause de mon physique non « règlementaire » !
— Le naturel paie toujours, philosopha le grand Black.
Il m’adressa un clin d’œil. Je les scrutai tour à tour, soupçonneuse.
— Alors, votre avatar, demandai-je, il vous ressemble ou pas ?
L’Émissaire éclata de rire.
— Non, pas vraiment, déclara-t-il.
Je me tournai vers Eo.
— Je dirais juste que Léa n’a pas tout à fait tort, admit-il avec un large sourire.
Pourquoi avais-je le sentiment que je n’obtiendrais rien de plus de ces deux-là ? Léa
retrouva sa forme de médaillon, coupant court à la conversation.
Nous allions quitter la loge lorsque je me remémorai que je détenais une information
primordiale à partager avec mes compagnons.
— Euh… j’ai revu l’inconnu. Celui qui se fait appeler Valens.
— Où ça ? s’enquit Eo, redevenu sérieux.
— Dans Naturralya.
Les deux garçons parurent surpris. L’Émissaire s’accouda au dossier de son fauteuil
et dit :
— Eo m’a briefé.
Eo, lui, se grattait le crâne. C’était vraiment un toc chez lui.
— C’est étrange... Nous, on n’a croisé que des IA.
— Ben pas moi. J’ai essayé de le questionner. Je pensais qu’il était mon petit ami,
mais à priori, non.
— Comment ça, ton petit ami ? fit Eo en sourcillant.
— Il me suit, il connait mon nom, il aime me voir jouer, il utilise les mêmes
expressions que dans la vie réelle… alors j’ai cru que c’était Lucas… mon copain.
— Hum, grogna Eo. C’est un gamer, ton Lucas ?
— Non. En y réfléchissant, mon idée était stupide.
— Non, elle ne l’est pas, me contredit doucement L’Émissaire. Je suppose que tu lui
as posé la question ?
— Oui. Enfin, j’ai interrogé ce Valens. Il a eu l’air surpris. Je dine avec Lucas ce
soir, je vais investiguer de ce côté-là. Mais j’ai de sérieux doutes, car en réalité, il
voulait voir Léa pour lui parler.
Eo décrocha ses lunettes de ses cheveux blancs et les mâchouilla.
— Parler à Léa ?
— Je suis à ta disposition, fit la gamine qui réapparut.
— Euh, désolé, je ne m’adressais pas à toi.
— Tu as fait appel à moi, insista-t-elle. « Parler à Léa », répéta-t-elle.
Eo souffla.
— Oui et non. Bref, tu peux redevenir le médaillon, ajouta-t-il en agitant la main.
La fillette lui tourna le dos et s’exécuta.
— Continue, Wave.
— Il a donné des codes à qui-tu-sais, chuchotai-je bêtement de peur qu’elle ne
revienne. Elle a annoncé que les codes étaient erronés, puis il lui a demandé ce qu’elle
savait de lui. Visiblement, elle n’avait pas grand-chose sur lui, sauf la date de notre
première rencontre. Ah oui ! Il s’est passé une autre chose étrange.
— Vas-y, enchaina Eo.
— Il m’a demandé quelle date nous étions, grimaçai-je. Et quand je la lui ai donnée,
il a semblé perdu. Puis il a voulu savoir si j’avais confiance en vous, j’ai répondu que
oui, bien sûr, et quand était notre prochaine connexion.
— Tu lui as dit ?
— Bah oui.
— Mais nous ne l’avons pas croisé aujourd’hui, remarqua Eo.
— Bah non.
— Bon, commence par interroger ton Lucas et puis on verra bien si l’autre se pointe
lors de notre prochaine aventure. Nous devrons être attentifs.
Je hochai la tête. L’Émissaire fit de même.
— On se retrouve demain à 22 h ? s’enquit Eo.
— OK.
Chapitre 12
Mercredi 2 juillet 2025
À 19 heures précises, Lucas sonna à l’interphone. Pour l’occasion, je portais une
robe noire qui s’arrêtait au-dessus de mes genoux avec un large décolleté devant, sexy,
mais pas provocant. Je répondis à Lucas. Il ne me restait plus qu’à enfiler mes escarpins
noirs à talons hauts et à prendre mon sac.
— Tu es superbe, dit-il, les yeux brillants.
Lucas portait un pantalon gris, une chemise bleu pâle et un pull sur les épaules.
— Merci, toi aussi.
Il sourit, m’embrassa avec envie et m’entraina jusque dans la rue voisine où était
garée sa voiture. Confortablement installée, j’attachai ma ceinture lorsqu’il démarra.
— Alors, où m’emmènes-tu ?
— À la maison.
— Comment ça... à la maison ? Je croyais que tu m’invitais au restaurant !
Il rigola et me jeta un coup d’œil espiègle.
— C’est bien ça, je t’emmène au restaurant « À la maison ».
Je le dévisageai, intriguée ; il souriait, fier de lui.
— Tu veux dire celui où l’on mange dans chaque pièce de la maison ?
— Tout à fait.
— Oh ! quelle bonne idée ! J’en ai entendu parler, mais je n’ai jamais eu l’occasion
d’y aller.
— Je pense que tu vas aimer.
Je m’enfonçai dans mon siège et étendis les jambes, trop heureuse de découvrir ce
restaurant.
— T’y es déjà allé ?
— Oui, une fois, avec mes parents.
— Et quelle pièce avez-vous choisie ?
— La cave !
Pas étonnant, son père appréciait le bon vin.
— Et pour ce soir, laquelle as-tu choisie ?
— C’est une surprise.
Je sentais qu’il se réjouissait intérieurement de sa trouvaille.
— Allez… dis-moi, ronchonnai-je.
— Non, non, c’est une surprise.
— Tu m’as parlé d’un diner romantique. Voyons, t’as pas demandé la chambre tout
de même ?
Je scrutai son visage de profil, tentant d’y déceler une information. Il me regarda et
se mordit la lèvre inférieure. Je bouillonnais d’impatience.
— Non, quand même pas, sourit-il. Même si cela m’a longuement traversé l’esprit
pour être honnête.
— Je veux bien te croire, relevai-je avec amusement. En parlant d’honnêteté, j’ai
une question, risquai-je d’un ton léger.
— Je suis tout à toi, répondit-il du tac au tac, posant sa main sur ma cuisse.
— Non, sérieusement.
— Je suis sérieux, insista-t-il avec un soupir de plaisir.
— Est-ce que tu connais ALE ?
— Ali ? Non. Ali comment ?
— Ce n’est pas une personne, c’est un jeu. J’ai à moitié francisé le nom. En réalité,
il s’appelle Alternative Life Experience. Je pensais que tu étais intervenu dans une de
mes parties.
— Tu sais, moi, les jeux… Le peu de temps libre dont je dispose, je préfère le
consacrer à autre chose de plus… concret, si tu vois ce que je veux dire.
Je souris à son allusion. Lucas ne m’aurait jamais menti.
— À quoi joues-tu, là-dedans ?
— Je découvre les résultats de l’action humaine sur la planète.
— Ah ! encore un truc écolo !
— Non, pas seulement, on y croise aussi de nouvelles applications, des
développements technologiques.
Certaine que Lucas n’animait pas l’avatar de Valens et consciente que je ne devais
rien dévoiler d’ALE, je déviai la conversation.
— Bref, revenons à notre histoire de restaurant. Combien y a-t-il de pièces ?
— Je n’en sais rien.
Lucas se pencha en avant et regarda à gauche avant de s’élancer sur l’avenue Houba
de Strooper.
— Donne-moi un indice. Aller, où vas-tu nous faire manger ?
— T’es trop curieuse. Sois patiente, tu verras bien, nous y sommes presque.
Je m’enfonçai dans mon fauteuil. Il ne cracherait pas le morceau.
— Nous sommes arrivés ! annonça soudain Lucas.
Il tendit le bras vers le parebrise et désigna une maison aux briques rouges avec des
balustrades sculptées. Il ralentit. J’ouvris grand mes mirettes, collai mon front contre la
vitre et détaillai la façade de cette habitation énigmatique. La demeure devait dater du
début du XXe siècle et s’élevait sur trois étages. Ses ferronneries finement ciselées
évoquaient des herbes folles et son superbe sgraffite aux couleurs automnales la rendait
unique.
Par chance, nous trouvâmes une place pas trop loin, dans une rue perpendiculaire.
Lucas gara la voiture et nous sonnâmes à la porte d’À la maison. Une femme d’une
cinquantaine d’années vint nous ouvrir et nous invita à entrer. Je tombai aussitôt sous le
charme. Lucas donna son nom, j’en profitai pour la détailler.
Elle portait une ample jupe noire qui descendait jusqu’à ses chevilles. De petites
ballerines sombres en velours, ornées d’un ruban soyeux, habillaient ses pieds. Son
chemisier écru aux manches courtes était rehaussé par un collier de perles au bout
duquel elle avait fait un nœud. Son visage était doux et souriant. Elle avait teinté sa
bouche avec un rouge à lèvres rose pâle et souligné ses yeux noirs d’un peu de mascara.
Au fond, elle était très naturelle et ses quelques rides, qu’elle ne cherchait pas à
dissimuler, lui donnaient toute son élégance. Son parfum fleuri flottait dans l’air sans
être brutal pour les narines. J’imaginais déjà un pur moment de bonheur et de détente.
— Vous avez réservé une table pour deux dans les combles, annonça-t-elle tout
sourire après avoir consulté son livre de réservations.
— C’est exact, répondit Lucas.
— Si vous voulez bien me suivre.
Lucas affichait l’air badin de celui qui a préparé un bon coup. Les combles pour un
diner romantique ? J’étais larguée. Nous n’avions pas la même conception du
romantisme.
Nous montâmes en silence les escaliers en chêne foncé. Nos pas résonnaient sur le
bois. À chaque palier, je jetai un coup d’œil dans les embrasures de porte, espérant
déchiffrer le secret de chaque pièce. Je crus deviner la salle à manger au premier étage.
La bibliothèque, elle, ne me laissa aucun doute. Au deuxième, le salon et peut-être le
bureau. Enfin, au troisième, toutes les portes étaient closes. Je me demandais s’il existait
un espace salle de bain. Lucas, qui me suivait de près, se réjouissait de mes regards
furtifs et me faisait signe d’avancer de la main. Au-delà du troisième niveau, nous
empruntâmes un escalier plus petit, aux teintes claires. Il flottait dans l’air une légère
odeur de cire d’abeille.
Arrivée en haut des marches, j’eus le souffle coupé et des frissons me parcoururent le
corps. L’endroit était splendide. Trois tables rondes disposées en triangle occupaient
l’espace. Nous étions les premiers clients à cet étage. À mon grand bonheur, la femme
nous installa près de la fenêtre. Pour être exact, c’était plutôt une baie puisque la moitié
du pan de toiture était vitrée. Au loin, je pouvais voir l’Atomium scintiller. Je pris place.
Je ne savais plus quoi dire.
— Ça te plait ? chuchota mon compagnon.
— Je suis bluffée, soufflai-je. C’est merveilleux.
Sous la peinture blanche, je pouvais deviner les briques qui soutenaient une
charpente en bois colorée dans la même teinte. Accrochées au mur de gauche, des
photographies sépia apportaient un cachet ancien. En haut, au centre, le visage d’un
couple âgé. Puis, descendant comme un arbre généalogique renversé, toute une série de
portraits d’hommes et de femmes, de plus en plus jeunes, jusqu’à une ribambelle de
garçons et de fillettes. Les propriétaires devaient posséder de l’humour ou un sens aigu
de la famille, car même les animaux de compagnie avaient trouvé leur place dans
l’arbre : de nombreux chiens et chats, un cheval, des poissons rouges et un rat. Sur le
mur d’en face, un paysage campagnard peint à l’huile était surmonté d’une horloge aux
aiguilles arrêtées. Il était 11 h 58 ou 23 h 58, affichant ainsi la fin du jour comme les
combles représentaient la fin d’une époque. Au sol, sur le parquet aux larges planches
ternies, des coffres anciens dévoilaient leurs trésors. De l’un d’eux sortaient de vieux
nounours qui semblaient me regarder. Dans un autre, je pouvais apercevoir de la
dentelle, comme si la propriétaire y avait remisé ses robes d’antan. Le troisième
regorgeait de boites en carton de jouets d’époque. Enfin, sur le buffet, trônait une
balance Berkel bleu ciel dont les poids en fonte maintenaient les plateaux en équilibre.
Lucas demeurait silencieux. Il m’observait, ravi de l’effet magique que produisait sur
moi cette mise en scène parfaite, mention très bien. Notre hôtesse vint nous servir une
flute de champagne et déposa le menu sur la table.
Lucas tendit son verre.
— À ta réussite, Lola.
— Merci, balbutiai-je.
Nous trinquâmes, joyeux, en l’honneur de mes résultats. Lucas embrassa le décor du
regard et ajouta :
— Je vois que tu es charmée.
— C’est un beau cadeau que tu me fais là.
Il but une gorgée de champagne. Il semblait soulagé et heureux.
— Avec plaisir, dit-il en inclinant la tête sur le côté. J’espère que tu vas te régaler.
— Je me régale déjà avec les yeux.
Notre table était joliment décorée. Devant nous, des assiettes blanches en faïence au
décor floral délavé. À droite, des couverts en argent déposés sur une serviette en coton
vieilli. Le centre de table était paré de trois roses, coupées très court, de couleur rouge
orangé. L’ensemble était dressé sur une nappe écrue recouverte elle-même d’un dessus
de nappe brodé.
La carte était d’une simplicité déconcertante, une feuille rigide aux tons pastel.
— Chaque semaine, le chef part au marché puis il compose son menu, murmura
Lucas.
Je hochai la tête et étudiai avec attention chaque mets.
Entrées
Carpaccio de Saint-Jacques au safran et gros sel
Terrine au Saumon, Mozzarella di Buffala et Avocat
Roulade de Rhubarbe au Jambon d’Ardennes
Duo de Boudins et leur coulis rouge
Plats
Risotto de Courgettes et Coppa di Parma
Moules à la façon Grand-Mère
Coquilles Saint-Jacques poêlées, huile d’olive et purée d’Artichauts
Filets de sole pochés à la vinaigrette de Kriek
Daurade grillée accompagnée de riz sauvage et légumes du moment.
Poulet à la noix de coco sur lit de mâche
Côte de veau à la confiture d’oignons
J’en salivais d’avance.
— As-tu choisi ?
— J’ai envie de tout gouter, répondis-je avec gourmandise. J’hésite. Et toi, qu’as-tu
choisi ?
— Je vais me laisser tenter par le carpaccio de Saint-Jacques, puis la côte de veau.
— Je vais prendre la terrine au saumon et la daurade grillée.
Je reposai le menu sur la table. Au même instant, la maitresse de maison arriva.
Lucas passa notre commande, puis nous bûmes notre champagne en savourant des
zakouskis divins. Toute la soirée, nous discutâmes de tout et de rien, personne ne vint
perturber notre diner en tête à tête à mon plus grand plaisir. Pour le dessert, Lucas et
moi dégustâmes un pain brioché aux fruits rouges.
— Je crois que je suis pompette, déclarai-je en finissant ma flute. C’était délicieux et
le cadre est magnifique.
Lucas attrapa ma main et me sourit.
— Je suis content.
Il me caressa l’intérieur du poignet avec son pouce avant de pincer les lèvres et de
reprendre son souffle.
— Je suis conscient que je ne te consacre pas beaucoup de temps.
— Je n’en demande pas plus, tu sais, affirmai-je simplement.
Je me libérai de son étreinte, m’appuyai sur le dossier de ma chaise et resserrai ma
queue de cheval.
— Oui, je sais. Je me demande ce que cela cache, s’amusa-t-il en repliant sa
serviette de table.
— Ça ne cache rien. On est bien tous les deux, comme ça. C’est tout. Tu travailles,
je vais à l’université. Il n’est pas écrit que nous allons passer notre vie ensemble.
Il recula, baissa les yeux. Je crois que, sans le vouloir, je venais de le blesser.
— Tu es très terre à terre… et directe… parfois.
— Je vis le moment présent, précisai-je avec douceur. Je n’ai que dix-neuf ans, alors
faut pas m’en demander plus. Tu devrais te réjouir, je n’envahis pas ta vie.
Je lui décochai un sourire ravageur et plein de dents.
— Ça, c’est sûr !
Il déplaça sa serviette sur la table et ajouta, penché en avant, un sourire en coin :
— On y va, avant que tu ne deviennes désagréable ?
— Je te suis.
Lucas régla la note dans le hall et remercia chaleureusement l’hôtesse.
— Chez toi ou chez moi ? me demanda-t-il, glissant sa main dans mon dos sur le
perron du restaurant.
— Allons chez moi pour changer.
— Très bien. Je dois passer prendre mes affaires pour demain.
Nous reprîmes la voiture, repus, et nous dirigeâmes en direction de son appartement.
Il se gara juste en face de sa porte d’entrée. Je l’attendais en chantonnant sur le dernier
succès de Stromae. J’étais dans mon trip musical lorsqu’un homme vêtu d’un jogging
gris et d’une veste en cuir pourri arriva par-derrière, dépassa la voiture et s’arrêta à côté
de la camionnette parquée deux places devant moi. Ni une ni deux, celui-ci abaissa
légèrement son pantalon et urina sur le véhicule. Je n’en croyais pas mes yeux. Je le
regardais fixement, lui reluquait son œuvre, la colère monta en moi. Le crado ne
semblait pas m’avoir vue. Je coupai la musique et descendis de la voiture.
— Vous avez besoin d’aide ? criai-je sur un ton ironique, une main sur une hanche.
— Va te faire foutre, salope.
— Non, mais vous vous êtes vu, gros dégueulasse ! C’est l’éducation que vous ont
donnée vos parents ? Pisser sur les véhicules ?
Il grogna, remonta son pantalon et s’avança dans ma direction.
— Je t’emmerde ! C’est pas une petite pute dans ton genre qui va me dire ce que je
dois faire.
Son insulte, c’était de la cacahouète. Je reculai d’un pas, ôtai mes chaussures et
d’instinct me mis en position de combat, escarpins en main. Je n’avais pas mes armes de
guerre, mais je possédais tout de même une paire de talons hauts.
L’homme éclata de rire.
— Qu’est-ce que tu comptes faire avec tes pompes ? me nargua-t-il, passant une
main dans ses cheveux.
S’il avançait encore d’un pas, j’allais frapper. Un déclic me fit tourner la tête. Je vis
alors Lucas effectuer deux grandes enjambées et se glisser entre le pisseur et moi. Il
lâcha son sac.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il d’un ton ferme.
— C’est ta poule, ça ?
Lucas hocha la tête.
— Ben, tu devrais un peu mieux t’en occuper. Elle ne semble pas avoir tout compris.
Planquée dans son dos, je fulminais.
— C’est un gros porc, Lucas. Ce type vient de pisser sur la camionnette, juste là, et
puis il m’a traitée de pute.
Sans tourner la tête, il m’ordonna :
— Tais-toi et monte dans la voiture.
Je bondis sur le côté.
— Quoi ? Non, mais attends ! Tu ne vas pas le laisser faire !
— Lola, insista-t-il, pour une fois dans ta vie, ferme-la et monte dans cette voiture.
Lucas me foudroya d’un regard noir. Je rageais.
Le gars afficha un sourire de satisfaction à mon égard en me narguant encore.
Je grommelai une insulte.
— Lola ! aboya Lucas.
De mauvaise grâce, je me retournai et grimpai dans sa foutue bagnole de merde.
— Écoutez, je pense qu’on va en rester là. J’emmène ma copine et vous passez votre
chemin.
— De toute façon, elle est trop moche et trop conne, ta poule. J’en voudrais même
pas pour la baiser.
Le type renifla comme un cochon, recracha un mollard gros comme un œuf, fit demitour et s’en alla. Lucas referma la porte de mon côté avant que je ne pus émettre un son.
Il récupéra son sac, le glissa dans le coffre et vint s’installer à côté de moi. Il était furax.
Moi aussi. Je détestai ces incivilités. Tous les jours j’en souffrais dans le métro. Plus de
la moitié des stations de Bruxelles sentaient la pisse. L’info ne venait pas de moi, mais
du journal télévisé. Si en plus je n’avais pas le soutien de Lucas, où allons-nous ?
Vexée, je le toisai et attendis la suite.
Il se tourna vers moi et lâcha d’un trait :
— Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu veux te faire agresser ou mourir avant l’heure ?
— Mais enfin, tu vois bien qu’il n’était pas clair, ce type ! claquai-je, gesticulant sur
mon fauteuil. On va pas non plus se laisser faire en permanence ! Et puis, tu es plus fort
que lui ! Pourquoi tu l’as pas démonté ? Cela lui aurait donné une bonne leçon !
— Tu ne vas pas bien dans ta tête, Lola ! Et si je n’étais pas intervenu au bon
moment, as-tu pensé à ce qui aurait pu t’arriver ?
— Mais j’étais prête à l’affronter !
— À l’affronter ? Tu te crois où, là ? Dans un de tes jeux vidéos ? Faut redescendre
sur terre, ma petite. Ce n’est pas parce que dans vos simulations vous jouez à la
guéguerre, mademoiselle WaveRider, qu’ici tu fais le poids ! Regarde-toi !
Cette dernière phrase me coupa le souffle et me blessa profondément. Lucas attacha
nerveusement sa ceinture de sécurité.
— Moi au moins j’aurais essayé ! explosai-je. Toi t’as pas bougé d’un pouce. Et si le
décor ne te convient pas, fis-je en balayant mon corps d’une main, dis-le tout de suite, je
laisse la place sans problème.
Je n’avais qu’une seule envie : ouvrir la portière et me tirer en courant, mais je
n’aimais pas abdiquer aussi rapidement.
Lucas agrippa le volant, serra les mâchoires et regarda devant lui.
— Alors, t’as rien à ajouter ? lançai-je comme une furie.
Il ferma les yeux et ne dit rien pendant un long moment. Je rongeai mon frein, la
cervelle en fusion. Nous n’avions que très peu l’occasion de nous engueuler lui et moi.
— Lola, reprit-il plus calmement. Je pense que tu es inconsciente du danger. Ce
type, il aurait pu te blesser, te violer, te tuer. Tu devrais suivre plus souvent les infos. Tu
verrais que de nos jours, on agresse pour rien.
Irritée, je soufflai bruyamment, accrochai ma ceinture et l’ignorai ouvertement.
— Regarde-moi.
Je restai stoïque.
— Regarde-moi… s’il te plait.
Je me retournai, boudeuse, des éclairs dans les yeux.
— Écoute, on ne va pas laisser un connard nous gâcher la soirée.
— C’est déjà fait ! Merci.
Il attrapa ma main.
— Lola, si je dois me battre pour te protéger, je le ferai.
— Ne sois pas con ! Ce n’est pas ce que je demande !
— Tu as très bien compris ce que je voulais dire. Ce n’est pas parce que je suis
sportif que j’aime me bagarrer, tu sais. Effectivement, j’avais beaucoup de chances de le
maitriser rapidement. Mais cela ne règle pas les problèmes, d’abord, et puis je n’étais
pas seul. Tu étais là.
Il marqua une pause et reprit :
— Dans des cas comme celui-là, je dois aussi penser à toi. S’il t’arrivait quelque
chose… Lola.
Je le laissais parler. Il passa sa main sur ma joue. Ses paroles me réchauffaient le
cœur malgré moi.
— Je comprends ta frustration. À l’avenir, sois plus prudente, s’il te plait. Tu ne sais
jamais sur qui tu risques de tomber.
— Je suis sure que j’aurais pu lui en coller une bonne.
— Contente-toi des jeux vidéos, dit-il en souriant. Laisse le reste aux autres… C’est
plus sur. Allez ! Je t’emmène boire un verre pour oublier tout ça, puis on rentre.
Au Queen’s, je pris un Cosmopolitan, mais je n’avais pas du tout la tête à la fête. À
peine avais-je terminé mon cocktail que je demandai à Lucas de partir. Je n’avais plus
envie de voir des gens, je les trouvais tous plus cons les uns que les autres. Ce soir, je
n’étais plus de bonne composition malgré tous les efforts de Lucas. Nous passâmes la
porte de l’appartement en silence. Il déposa son sac dans l’entrée et se dirigea vers le
balcon. Il faisait bon, le ciel était dégagé. Je me changeai pour une tenue plus
décontractée, ma chemise de nuit en coton. Lorsque je rejoignis Lucas, il se tourna vers
moi et me jaugea avec le sourire.
— Tu comptes me faire fuir ?
— Ça va marcher ? grognai-je.
— Viens contre moi et arrête de bouder. Ça ne te va pas du tout.
Son intonation était douce. Il agrippa mon poignet et me colla contre son corps. Je
reniflai son parfum, le charme opéra rapidement, effaçant ma mauvaise humeur. Je
n’avais plus envie de résister.
Je me réveillai vers dix heures, seule et épuisée. Comme tous les matins, Lucas
s’était levé tôt et avait quitté sans bruit l’appartement. J’avais passé une bonne partie de
la nuit à affronter verbalement l’individu de la veille, mais dans ces cauchemars, aucun
son n’avait voulu sortir de ma bouche.
L’atmosphère était délicieuse et les parfums fleuris m’envahirent comme la première
fois lorsque je me matérialisai dans Naturralya. Je me retournai. Personne. Il n’était pas
là.
J’empruntai l’avenue principale et découvris, au détour d’une ruelle, un potager. De
chaque côté du chemin, des carrés en bois d’une vingtaine de centimètres de haut étaient
ancrés au sol. Dedans poussaient des légumes, ainsi que des herbes aromatiques. Je
reconnus les feuilles des plants de tomates, les pieds de courgette, le thym et le basilic.
J’effleurai ce dernier de la main et la portai à mon nez virtuel pour une bouffée d’Italie.
— Tu peux aussi les gouter. Tout est à disposition… gratuitement.
Valens se tenait à quelques mètres de moi. Il souriait. Je le regardai attentivement. Il
n’avait pas changé depuis notre précédente rencontre. Il portait un long manteau bleu
pétrole qui s’ouvrait sur une chemise blanche dont les deux premiers boutons étaient
détachés. Noué autour de son cou, un fin foulard de couleur crème. Son pantalon tabac
et ses chaussures taupe terminaient l’habillement de son personnage. On aurait dit qu’il
sortait d’une autre époque. Il avança dans ma direction. Je sentis mon cœur s’emballer.
Je découvris alors combien son avatar était beau. Ses cheveux foncés, longs de quelques
centimètres, dont quelques mèches tombaient sur son front, renvoyaient des reflets
brillants. Ses yeux verts me fixaient. Il avait le visage régulier et carré ; il en émanait
une certaine assurance. Cet homme devait avoir le sens du détail : je repérai sur sa joue
gauche une cicatrice à peine visible en forme de 7 renversé.
— À quoi tu penses ? demanda-t-il d’une voix douce alors que je le scannai
outrageusement.
— Rien de spécial, mentis-je.
Au fond, son avatar devait sans doute être lui aussi amélioré. Pire encore, un vieux
moche, aux yeux déviants et aux dents pourries pouvait se cacher derrière. Cette idée
me refroidit instantanément.
— Tu t’es volatilisé un peu vite la dernière fois, et je ne t’ai pas vu dans la mission
suivante. Mes amis auraient aimé te rencontrer.
Il baissa la tête.
— Excuse-moi pour ce départ précipité. En ce qui concerne la mission, je suis
arrivé… trop tard. Mais je suis là aujourd’hui !
— Oui, je vois ! Tu veux encore la consulter ? demandai-je la main sur le médaillon.
— Non, je ne pense pas qu’elle puisse m’aider. Je te remercie pour ton offre.
— Y a pas de quoi. Vas-tu m’expliquer qui tu es et ce que tu fais là ?
Il grimaça, tripota quelques feuilles de tomates du bout des doigts.
— Je ne suis donc plus Lucas ?
— Non.
— C’est bien, on avance alors.
— Tu trouves ?
— Eh bien, au moins tu sais que je ne suis pas ton copain.
— Oui, mais cela ne m’aide pas vraiment. Je n’ai toujours pas compris pourquoi tu
interviens dans mon jeu ni pourquoi tu apparais comme ça et hop, tu disparais presque
sans rien dire, ajoutai-je d’un claquement de doigts.
Il tiqua, remua légèrement la tête de droite à gauche, fronça le nez.
— J’aimerais pouvoir t’expliquer.
— Qu’est-ce qui t’en empêche ?
— Je ne maitrise pas toutes les infos pour le moment.
Je perçus alors de la tristesse dans sa voix.
— Il faut juste que tu me fasses confiance, reprit-il en plissant les paupières.
— Ça recommence ! répliquai-je.
Je poursuivis ma marche le long du potager. Il m’emboita le pas.
— Je sais. Mais je t’assure que je t’aiderai autant que je le pourrai.
— Ohé ! Je te rappelle que je ne t’ai pas demandé ton aide, fis-je en m’arrêtant.
— Tu n’as pas envie de gagner ? rétorqua-t-il, curieux.
— Si, bien sûr !
— Alors, ne cherche pas plus loin, accepte mon aide en attendant.
— En attendant quoi ?
— En attendant que je puisse tout t’expliquer, dit-il en relevant les sourcils.
Un silence s’installa. Ce n’était pas la peine d’insister, je n’en saurais pas plus
aujourd’hui. De toute façon, la soirée de la veille m’avait assez contrariée, je ne
souhaitais pas renouveler l’expérience.
— On continue notre visite ? demandai-je, déterminée à passer un bon moment.
— Avec plaisir, répondit-il comme soulagé. Tu vas voir, cet endroit est formidable.
Je restai deux heures en sa compagnie dans les merveilleuses rues de la cité végétale.
Prudent, il m’avait ensuite renvoyée chez moi pour ne pas passer trop de temps
connectée. J’avais obéi sans rechigner. Une envie pressante me tenaillait.
J’allumai ma tablette et lus les gros titres des informations de la mi-journée. Que ce
soit au niveau régional, national, européen ou mondial, tous n’affichaient que des
avertissements. Trop d’eau, trop chaud, trop sec, trop pollué, trop dangereux.
Je grignotai quelque chose dans la cuisine, puis téléphonai à Valérie. Elle répondit
tout de suite.
— Allo ?
— Salut, c’est moi. Qu’est-ce que tu fais de beau ?
— Je ne peux pas te parler, je suis dans un bureau d’intérim, chuchota-t-elle. Ils ont
un job étudiant pour moi. Je te rappelle quand je sors.
Je n’eus pas le temps d’ajouter un mot qu’elle avait déjà raccroché. Je soufflai et
rageai en moi-même. Je ne comprenais pas ces gens qui décrochent leur téléphone alors
qu’ils ne peuvent pas parler. Un génie n’avait-il pas inventé le répondeur ? Je regardai
par la fenêtre. Il pleuvait.
Mon téléphona sonna. Valérie. Elle se tenait sur le trottoir, devant la porte de
l’agence d’intérim. Elle me raconta son entretien. Elle venait d’accepter un poste de
vendeuse dans un magasin de fringues en remplacement d’une autre fille qui avait
craqué au bout de trois jours. Je fus surprise de sa décision au vu de notre dernière
journée de shopping. Elle me rappela qu’elle n’était pas aussi « nerveuse » que moi et
que de toute façon, elle avait besoin d’argent. Étant donné que le patron qui devait
l’engager pour tout l’été l’avait laissée tomber juste avant de commencer, c’était une
aubaine pour elle d’avoir décroché ce job. Elle n’allait pas faire la difficile. Je ne
répliquai pas. Elle m’invita à la rejoindre chez elle pour papoter. J’acceptai volontiers.
De retour chez moi, j’allumai la télévision.
« 56 752 morts et 600 000 disparus. C’est le bilan provisoire des glissements de
terrain qui se sont produits hier soir dans différentes régions d’Asie. La Chine est le
pays le plus touché, avait annoncé la présentatrice.
En un mois, 13 700 hectares de forêts sont partis en fumée, principalement aux USA,
en France et en Grèce. Heureusement, on ne dénombre pas de victimes.
Selon les experts, la chute de l’avion égyptien au début de l’année serait bien due à
une panne technique. Les pièces d’un des réacteurs étaient contrefaites. Intoxication
alimentaire au Venezuela, 147 cas recensés, des traces de mercure auraient été
découvertes dans des denrées à base de soja. Le tireur fou de Rome a été écroué cet
après-midi, celui de Moscou est toujours en vadrouille ».
Ce genre d’informations était quotidien, à tel point qu’on n’y faisait même plus
attention. Pourtant, aujourd’hui, cela me choquait. Était-ce la piqure de rappel de Lucas
ou un effet secondaire d’ALE ? Depuis que je voyageais dans ce monde futuriste, ma
perception de mon environnement avait changé, comme si ma conscience se réveillait.
Chacun de mes actes aurait une conséquence.
« En Belgique, un mort. Serge Bergmans, a tenté de s’interposer lors du braquage de
sa boutique, ce matin. Les deux assassins présumés ont entre 12 et 14 ans, selon les
premières informations dont dispose la police. Le plus âgé des deux aurait poignardé le
boulanger sexagénaire, et dérobé 35,73 euros et quatre croissants. Les syndicats
appellent à la grève du pain ».
À cet instant, je réalisai les risques que j’avais pris la veille et je compris la colère de
Lucas. J’avais été trop conne. Je m’en voulais à mort. J’éteignis la télévision.
Chapitre 13
Jeudi 3 juillet 2025
Carnet de voyage no 7 :
Hier soir, Ernesto et moi avons fait une virée sur un petit coin tranquille
du Río Beni. Nous avions bien choisi notre nuit, il n’y avait pas de lune !
Lorsque nous avons allumé nos lampes torches, une multitude de billes
brillantes nous entouraient. Deux par deux, elles flottaient à la surface de
l’eau. Ernesto éclairait d’un côté de la barque et moi de l’autre. Nous étions
encerclés. J’ai cru deviner qu’Ernesto souriait. Coincé dans notre
embarcation, que j’ai trouvée soudainement ridicule au milieu des crocos et
des caïmans, je n’étais pas fier. De plus, tu ne peux imaginer combien la
forêt environnante est bruyante.
Le grésillement des insectes compose le fond sonore alors que les cris
stridents des singes et des perroquets claquent dans le noir. Tu devines sur
le bord de la rive un rongeur qui déchiquette un branchage pendant que des
dizaines ou des centaines de grenouilles s’égosillent dans les ténèbres.
L’ambiance était donc animale ! Je n’osais plus bouger et respirais par
la bouche, ce qui fit éclater de rire Ernesto. Lui semblait dans son élément.
De temps à autre, notre pirogue tanguait, les billes clignotaient. Un caïman
avait attrapé une proie.
D’ailleurs, quelques heures plus tôt, j’avais moi aussi mangé mes
proies : des piranhas ! Pêchés avec Ernesto et son fils. C’est assez fameux !
Demain, je reprends le bus avec Simon et Caroline, les deux Français
dont je t’ai parlé plus haut.
Je refermai précautionneusement le carnet de mon père et le rangeai dans le tiroir de
ma table de chevet. Le soleil voilé se couchait lentement. Je passai dans la salle de bain,
puis enfilai ma tenue de combat : mon pyjama crème en coton fin, un peu trop court
pour moi, mais je ne pouvais pas me résigner à m’en débarrasser. La perspective que
nous puissions utiliser tous les trois notre pouvoir aurait dû me réjouir, pourtant je ne
me sentais pas d’humeur à m’amuser. J’étais emplie de nostalgie, comme quand on
écoute une musique douce qui entraine l’esprit ailleurs et qui provoque de temps à autre
quelques frissons sur les bras.
De plus, j’espérais au plus profond de mon être ne pas jouer de nouveau les boulets
de service. J’avais eu du mal à digérer mon épopée brésilienne, même si au fond je
n’avais rien à me reprocher. Un rapide coup d’œil à mon réveil m’indiqua l’heure.
J’étais un peu en retard. J’enfilai mon casque et entrai mentalement l’adresse d’ALE.
Je retrouvai, comme prévu, mes compagnons dans la loge. Ils semblaient d’humeur
calme et sérieuse. Les deux garçons, assis dans leurs fauteuils, devisaient sur notre
dernière mission. Je les saluai. Ils hochèrent la tête. Je m’emparai du médaillon avant de
me planter devant eux. Ils se levèrent d’un même mouvement et s’approchèrent du
lecteur de carte sans rien ajouter.
Nous nous matérialisâmes au milieu de nulle part, sur un territoire dégarni et funèbre
qui s’étendait à perte de vue. Je devinai au loin quelques arbres décrépits et décapités.
Au sol, de part et d’autre du chemin en terre sur lequel nous nous tenions, un amalgame
boueux laissait échapper de nombreux rameaux calcinés, des troncs déchiquetés. Je crus
même deviner la carcasse d’un grand mammifère. De larges sillons griffaient le terrain
dans toutes les directions. Je me dis que l’engin qui avait semé la mort devait peser son
poids pour endommager à ce point l’environnement. Il avait dû pleuvoir quelques
heures auparavant. Il croupissait au fond de ces meurtrissures une eau noirâtre.
Soudain, une information s’inscrivit dans les airs :
Ex-forêt d’Amazonie
J’entendis alors L’Émissaire retenir son souffle. Eo, lui, grimaça et repositionna ses
lunettes qui n’avaient pas bougé. Il avança de quelques mètres, comme s’il espérait un
changement de décor, puis je le vis tendre ses bras, les paumes face au ciel. Je fis de
même. Il pleuvait des cendres. Un silence absolu régnait entre nous.
Je regardai attentivement les mots flottants et repassai mentalement les récits si
vivants de mon père, comme le mourant voit sa vie défiler devant ses yeux. J’imaginai
ces grands arbres fiers et somptueux dressés vers les cieux. Je repensai aux cris des
oiseaux, aux vols des singes de liane en liane, à la multitude d’insectes tapis dans les
touffes verdâtres. Tout ce petit monde sorti des carnets de voyage, toute cette vie, toutes
ces couleurs qui m’avaient accompagnée jusqu’ici venaient subitement d’être effacés.
Papa, où es-tu ? Ici, il n’y a plus rien. Plus rien du tout. Juste de la terre et des
cendres. La vie a disparu.
L’inscription se consuma petit à petit. L’Émissaire restait dans un état second, le
regard grave, pareil à une statue d’ébène.
Moi j’étais anesthésiée. Clouée sur place. Figée par le chagrin.
Ma jauge Émotion grimpa en flèche. Mon cœur se glaça, je tombai à genoux. Je crois
que mon corps allongé chez moi, à Bruxelles, devait pleurer. J’avais les mâchoires
soudées. Je ne pus émettre aucun son. Il faisait trop noir dans mon esprit.
Pourtant, j’avais envie de hurler. Comme si le docteur venait de m’annoncer une
catastrophe : « Je suis navré, mais les nouvelles ne sont pas bonnes. Cancer du
poumon. »
Le poumon. Le poumon de la planète avait lâché prise. La forêt vierge avait échoué
au combat. Elle s’était battue fièrement. Elle avait été courageuse. Elle avait perdu sa
chevelure hectare après hectare. Les arbres étaient tombés par poignées.
De nouveau, le programme nous projetait dans cet univers prédit depuis si
longtemps.
Nous avions pensé qu’à l’instant présent. Comme des enfants.
Nous avions détourné les yeux. Elle se trouvait tellement loin de nous, la forêt
amazonienne !
L’Émissaire brisa le premier le silence.
— Wave !
Agenouillée dans la poussière, je levai mon regard vers lui. Il me fit un signe de la
tête. Je suivis son mouvement des yeux.
À une cinquantaine de mètres, il était là. Son manteau flottait légèrement. Il venait à
nous d’un pas soutenu. Il écarta les bras, comme on le fait dans les films pour montrer
qu’on n’est pas armé. Mes compagnons restèrent de marbre.
— Viens, chuchota-t-il lorsqu’il fut à mes côtés. Je sais, gémit-il à mi-voix. Ne dis
rien. On en parlera plus tard.
Mes yeux ne pouvaient se détacher des siens. Il me tendit sa main et m’aida à me
relever. Je ne pus prononcer un mot. Trop de pensées se bousculaient en moi. Ma tête
tournait légèrement, je me sentais faible. La fatigue sans doute. Je commençais à
manquer de sommeil. Après chaque voyage virtuel, les images et les sensations d’ALE
envahissaient mon esprit et me tourmentaient souvent. Je le regardai, perdue.
— Il est temps de me présenter auprès de tes amis, ajouta-t-il, me soutenant comme
si j’allais tomber.
Puis il s’adressa à mes compagnons d’un ton mesuré.
— Salut, je suis Valens.
— Bonsoir, répondirent les garçons à l’unisson.
Eo écarta légèrement ses jambes, comme s’il se mettait sur ses gardes. Ils
s’affrontèrent du regard.
— Tu n’as pas à t’inquiéter, le rassura Valens. Je ne suis pas un ennemi. Je viens
pour vous aider. Tu ne me connais pas, mais je suis un grand fan de ta rubrique I love
that game.
Eo l’observait attentivement. Il ne releva pas le compliment et demanda sur un ton
ferme :
— Quel genre d’aide pourrais-tu nous apporter ?
— Nous serions plus forts à quatre.
— Peut-être… Où se trouve le reste de ta team ?
— Je n’ai jamais appartenu à une équipe.
Eo fronça les sourcils.
— Je ne suis pas tout à fait comme vous. C’est une histoire compliquée. Je te
promets, Eo, je t’expliquerai en temps voulu. Je te demande juste de me faire confiance
pour le moment.
— Tu as l’air de bien nous connaitre, releva L’Émissaire.
— En ce qui concerne Wave et toi, je ne vous connais que depuis votre arrivée dans
ALE, déclara-t-il. Même si en théorie, nous n’aurions jamais dû nous croiser,
marmonna-t-il presque aussitôt, les yeux rivés au sol.
Mes deux compagnons redressèrent la tête de surprise. Moi-même j’avais sourcillé.
Valens remarqua notre interrogation silencieuse.
— C’est une longue histoire… encore, dit-il avec un sourire crispé.
Il bougeait la tête de droite à gauche. Je sentis la tension monter en lui.
— Et... je n’ai pas le temps pour les détails, poursuivit-il. Nous allons subir une
attaque. Ils vont arriver par là.
Il tendit le bras vers les arrières de mes compagnons.
Nous regardâmes dans la direction indiquée par Valens. Non loin, de la poussière
s’élevait dans les airs. Un bruit de moteur bourdonnait de plus en plus fort. Des
véhicules avançaient droit sur nous. L’ennemi se dévoilait.
— Qui sont-ils ? meugla Eo d’un ton froid, à l’intention de Valens.
— Le cartel de la région.
De nouveau, Eo sonda le regard de cet avatar étranger. Ce dernier hocha la tête et
sortit son flingue de son inventaire. Un monstre. Instinctivement sous le charme, Eo eut
un demi-sourire. Il aurait pu se méfier, au contraire il se détendit et siffla d’admiration.
La tension entre les deux hommes baissa d’un cran pour des raisons qui m’échappaient.
— Ça va aller ? me demanda Valens.
Muette, j’acquiesçai de la tête. Il ajouta d’une voix tranquille :
— N’oublie jamais que ce monde est virtuel !
Il sourit. Il n’avait pas le droit de me sourire comme ça. Je devais reprendre mes
esprits et me concentrer sur mon environnement.
Plus d’éléphant, ça craignait. Plus de forêt, ça craignait. Mais tout n’était pas perdu.
Ce futur sombre ne pouvait être le mien. Je ne les laisserai pas faire. Parole de Wave.
Retentit alors la première déflagration. Un obus venait de s’écraser à cinquante
mètres de nous. L’Émissaire déploya son bouclier en Kevlar. Il le planta dans le sol
d’une main ferme et se cacha derrière. Je vins me coller à ses côtés. Eo se jeta à terre.
Je penchai la tête et comptai huit véhicules. De couleur taupe, ces blindés étaient
disproportionnés. En plus de leurs mitrailleuses, ils étaient surmontés par des caissons
qui évoquaient des baffles géants. Surement une nouvelle arme de guerre. Ils avançaient
vite malgré le terrain accidenté et projetaient des gerbes de terre et de cendres.
Dans le ciel, deux hélicoptères étaient en approche. Ils ressemblaient à de grosses
libellules. Suspendus dans les airs, des hommes accrochés à un filin se balançaient
comme des araignées à leur toile. Lorsque je baissai les yeux, j’aperçus au loin un engin
monté, lui, sur des pattes articulées. Notre ennemi avait sorti l’artillerie lourde. Le
niveau était monté d’un cran.
Je me tournai vers notre leader. Eo examinait attentivement chaque assaillant. Je le
vis sourire de nouveau. Un sourire féroce et jubilatoire. Il commençait à retrouver sa
combattivité intérieure. Devant le massacre d’une forêt, Eo semblait frappé
d’impuissance, mais face à des machines à explosion il reprenait confiance. Le
brouhaha des moteurs augmenta la pression. Il se releva et se tourna vers Valens.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— Ils sont beaucoup plus nombreux que prévu, s’étrangla-t-il. Le jeu s’adapte.
— Par chance nous pouvons tous utiliser nos pouvoirs, l’informa Eo.
Ni une, ni deux, notre leader revêtit son armure. À ma grande surprise, cette dernière
avait évolué. Plus épaisse et plus mate, elle était surtout plus volumineuse. Mon
compagnon venait de s’allonger d’au moins un mètre. Sa silhouette évoquait un guerrier
du futur. Son pistolet laser avait subi les mêmes adaptations, il était énorme et profilé
comme s’il s’encastrait autour du bras d’Eo.
L’Émissaire siffla d’admiration. J’étais aussi sous le charme. Fier comme un paon,
Eo se tint droit et scruta de nouveau l’horizon. Puis, d’un mouvement lent et lourd, il
posa un genou à terre afin d’être plus ou moins à notre hauteur.
La visière d’Eo se tourna vers Valens.
— Quel est ton pouvoir ?
— Je n’en ai pas. Enfin, disons que je suis invincible. Tu peux me tirer dessus autant
que tu veux.
— Et t’as même pas mal ?
— Même pas mal, lui répondit Valens d’un ton amusé. Les blindés, ce sont les plus
coriaces, ajouta-t-il. Ils sont armés jusqu’aux dents et bourrés des dernières
technologies.
— Je propose la tactique suivante, déclara alors Eo. Toi et moi, on s’occupe des
blindés. Wave, tu t’occupes de l’immonde bête qui est en approche sur ta gauche. Tu
prends en charge les hélicos.
L’Émissaire acquiesça.
— Alors, au boulot ! lança Eo en levant le pouce.
Valens se tourna vers moi. Il m’adressa un sourire, puis il courut droit vers les chars
d’assaut en compagnie d’Eo. Le géant métallique et le mystérieux guerrier côte à côte
recentraient mon esprit. Je me sentais de nouveau dans le jeu et prête à gagner cette
nouvelle bataille.
— T’es prête, Wave ? me demanda L’Émissaire.
— T’inquiète !
J’ai la rage, ajoutai-je en pensée.
J’invoquai : Léa terre.
Je me fondis dans le sol. Je fis un quart de tour vers la gauche et pris la direction de
l’engin aux pattes articulées, entièrement concentrée sur ma cible. Contrairement à mes
expériences passées, j’éprouvais des difficultés à me mouvoir. Le terrain était lourd, je
me sentais pâteuse. J’entendais dans mon casque les tirs de mes compagnons. Ça
crépitait sans interruption. Je les imaginais en pleine guerre.
— Attention Wave, m’alerta le grand Black ! Le premier hélicoptère va s’écraser !
— Je monte voir !
Je repris forme humaine et lorgnai l’engin qui tournoyait sur lui-même comme une
libellule affolée.
— Attention, Wave ! s’écria Valens à son tour. Les soldats dans les hélicos… ils ont
une visée laser. Ils envoient des mini missiles !
De toute évidence les hommes s’inquiétaient pour moi. C’était l’avantage d’être la
seule fille de l’équipe.
Je fixai le second hélico et vis le premier projectile partir. Il fonçait droit sur moi,
évidemment. J’invoquai : Léa tornade. Je tourbillonnai pour me déplacer de quelques
mètres sur la gauche. Le missile percuta le sol, laissant un cratère dans la terre. Ils
tirèrent une seconde fois. Ils me manquèrent de peu. Je retrouvai ma forme humaine et
cherchai du regard Eo et Valens. Je ne distinguai qu’un énorme nuage grisâtre.
Soudain, un boum ! retentit dans mon dos. Je fis volteface. Un hélico venait de
s’écraser. Il était en feu.
— L’Émissaire ? criai-je.
— Je suis juste là.
Autour de moi, virevoltait un colibri. J’étais soulagée. Je vis le métamorphe
reprendre forme humaine, dégainer son pistolet laser et sortir son bouclier.
— Des soldats sont descendus par le filin avant que l’hélico n’explose. Je vais m’en
charger.
Le second hélicoptère, qui avait cessé les tirs un temps, recommença de plus belle.
L’araignée métallique dont je devais m’occuper était maintenant toute proche.
— Wave, t’en es où ? me demanda Eo.
— Moi ? Je passe en mode j’écrabouille-tout-sur-mon-passage.
Heureusement que les communications restaient actives malgré la distance qui nous
séparait les uns des autres, c’était beaucoup plus fun et plus facile.
— Accrochez-vous à vos flingues, les gars, jubila-t-il.
J’invoquai : Léa terre.
Je m’enfonçai dans le sol, me dirigeai vers le monstre arachnéen, glissai dessous et
jaillis de terre juste derrière lui.
Léa avatar.
Je sautai dans les airs, fis un salto avant, retombai sur mes pieds, posai mon genou
gauche à terre et tendis les bras droit devant moi, comme une magicienne.
Léa ouverture trente mètres de long, quinze de large.
J’écartais lentement les bras.
Alors, tout s’ébranla. La terre s’ouvrit en deux, comme une déchirure. L’araignée
bascula dans l’abime dans un fracas sec et strident. Ma jauge Énergie dégringolait.
Je fermai les yeux et repris mon souffle quelques instants. Un cliquetis me fit
reprendre conscience. La sale bête avait lancé son fil et remontait le long d’une paroi.
Stoïque, je la fixai et ramenai lentement mes mains jusqu’à ce qu’elles se touchent. Le
sol trembla et la crevasse se referma doucement. J’entendis l’engin de métal se froisser
comme une tôle d’aluminium dans un grincement continu. La terre avait englouti le
monstre.
Je n’eus pas le temps d’esquiver l’onde de choc qui vint alors me percuter de plein
fouet et qui me projeta quelques mètres plus loin. Le second hélico était toujours actif.
Je sentis une forte pression sur ma poitrine et j’eus l’impression de ne plus pouvoir
respirer. Mes jauges avaient la tremblote. Lorsque j’ouvris les yeux, je vis une nuée de
criquets prendre son envol et envelopper l’hélicoptère. Seuls les deux rotors restaient
visibles. L’Émissaire ! Pour la première fois, il se démultipliait. Aveuglé, le pilote perdit
les commandes et écrasa son engin sur le sol. Les criquets repartirent dans les airs au
même moment et vinrent se poser à mes côtés, redessinant petit à petit l’avatar de
L’Émissaire. Cette animation était magnifique.
Nous nous échangeâmes un coup d’œil rapide et courûmes aider nos compagnons. À
notre arrivée, Eo était planqué derrière un blindé renversé. Il ne portait plus d’armure.
— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je, surprise.
— J’ai gagné en force, mais pas en temps ! grogna-t-il. Je n’ai toujours que huit
minutes de protection ! Cela a failli me couter cher. J’ai profité de cette pause « forcée »
pour faire la collecte, ajouta-t-il précipitamment avec un regain de sourire. J’ai récupéré
une nouvelle option pour mon armure : la vision de nuit et un bouclier en Kevlar.
Eo le sortit de son inventaire.
— Tiens, Wave. Tu en auras sans doute plus besoin que moi !
J’attrapai le bouclier et le glissai dans mon inventaire. Je réalisai du coup que j’avais
peut-être été un peu extrême en passant l’araignée métallique au broyeur. Je n’avais pas
envisagé qu’elle puisse regorger de kits et gadgets utiles pour la suite.
— J’ai aussi un pack énergie, enchaina-t-il.
Eo, en bon guerrier, avait mis à profit ses temps morts pour prendre à l’ennemi tout
ce qu’il pouvait.
Six des blindés étaient hors service. Des nuages de fumée sortaient de toutes parts de
leurs carcasses. L’un d’entre eux avait littéralement explosé. Je consultai ma jauge
Énergie. J’étais presque à plat. J’en fis part aux garçons, le grand Black était dans le
même état que moi. Nous allions devoir nous charger du dernier assaillant avec les
moyens du bord. Eo se leva pour le repérer.
— Il fonce droit sur nous, se réjouit-il en frottant ses mains. L’Émissaire ?
— Je passe le premier.
— Parfait, je te suis !
— Et moi ? me vexai-je, laissée pour compte.
— Ne bouge pas de là et regarde les hommes faire ! ajouta Eo avec un gros clin
d’œil.
L’Émissaire s’équipa de son bouclier et fila vers le blindé tout en essayant de
neutraliser la mitrailleuse avec son laser. Il prit un peu d’élan et bondit dans les airs
pour atterrir sur le toit du char. Soudain, une onde sonore claqua. Je vis mon
compagnon effectuer un vol plané de plusieurs mètres et s’échouer dans la boue.
Eo s’élança à son tour. Il tira en direction des baffles, mais il ne fut pas assez rapide.
Une seconde onde sonore éclata, et Eo prit le même chemin que L’Émissaire. Dans
d’autres circonstances, j’aurais trouvé cela trop drôle : Eo et ses grands airs machos,
aplati comme une crêpe, au milieu de nulle part ! Pour la peine, je restai planquée
derrière mon épave et zieutai de loin mes deux compagnons. Ils rampaient au sol.
Je me tournai du côté de Valens. Je voyais les projectiles s’extraire de son Mega
Shotgun, son arme crachant la mort. C’était éblouissant. Celui-ci venait d’achever un
ennemi et un gros « ERROR » s’inscrivit dans les airs. Il ne semblait pas gêné par cette
information. Il grimpa sur le toit du véhicule et se lança dans un corps à corps avec un
premier soldat. Il était d’une grande dextérité au combat. Il enchainait des combos
impressionnants. Il en eut vite terminé avec ce guerrier. Je le vis disparaitre. Curieuse, je
m’approchai et compris qu’il se battait à l’intérieur du blindé.
Tout à coup, je le vis ressortir par la trappe. Il souriait.
— Ça fait un moment que je ne m’étais pas autant amusé, lâcha-t-il.
Je ne relevai pas. Il bondit sur le sol et se retourna.
— Tu ne viens pas ?
— Euh… si, si… j’arrive.
Ne bave pas, Wave. Ne bave pas. Je le suivis et nous rejoignîmes Eo et L’Émissaire,
accroupis, calés contre leur blindé, Valens se chargea de le terminer.
— Pour le prochain opus, il faudra patienter les amis, lança Eo tout sourire. Je crois
bien que j’ai grillé tous mes neurones !
Avec cette phrase, je retrouvai là mon Eo. Mes compagnons se relevèrent et nous
regardâmes, dans un silence religieux et bourré de fierté, les carcasses fumantes qui
nous entouraient.
— Beau travail ! déclara Eo.
Il tendit la main vers Valens.
— Check !
Valens sourit et claqua la paume d’Eo.
— Je ne sais toujours pas qui tu es et pourquoi tu es venu nous aider… mais merci,
mon vieux ! Je crois que je te préfère de notre côté !
Valens hocha la tête. Il semblait heureux.
— Nous devons bouger, annonça-t-il. Sinon, les renforts vont arriver.
— Quoi ? s’étrangla Eo.
— L’animation tourne en boucle.
— Ouais, mais on a plus de flèche clignotante, releva Eo en pivotant sur lui-même.
— Faut être un peu curieux et avancer. Dans n’importe quelle direction. Au bout de
cinq-cents mètres, l’avance rapide se déclenche. Allez, Wave, à toi l’honneur, ajouta
Valens.
Je fis un 360° et pris la direction nord-nord-ouest. Valens effectua deux grandes
enjambées et vint se placer à mes côtés. Dans mon casque, j’entendais Eo et
L’Émissaire deviser sur ce qui venait de se passer.
— Ça va, toi ? me demanda Valens.
— Oui, merci. Mais honnêtement, je n’aime pas cet endroit, il me fait froid dans le
dos.
— C’est vrai que c’est impressionnant. Tout cet espace massacré... Tu sais, je crois
qu’au fond, ALE est fait pour choquer.
— C’est réussi ! Depuis que je parcours ce monde, j’avoue avoir des difficultés à
dormir.
Un bref silence s’installa.
— Pour quelle raison participes-tu à ce test ? reprit Valens.
— À ton avis ?
Il tourna la tête vers moi, leva les sourcils et grimaça.
— J’ai du mal à imaginer que tu sois là pour l’argent.
— Ben arrête d’imaginer. De toute façon, tu connais d’autres raisons ?
— Eh bien, le plaisir de jouer, la découverte de toutes ces technologies
révolutionnaires en avant-première…
— Stop ! Pas besoin de me faire la pub, lançai-je en balayant ses mots de la main.
Eo s’en est chargé.
— Non, mais… enfin, je ne sais pas, j’avais imaginé… autre chose de ta part.
— Navrée de te décevoir, conclus-je, un peu agacée.
J’avais le sentiment que Valens me jugeait. D’accord, ce n’était peut-être pas
glorieux de faire un test pour de l’argent, mais moi, cet argent, j’en avais besoin si je
voulais partir à la recherche de mon père. Je ne possédais pas le compte en banque de
Paris Hilton.
Je n’avais pas envie de m’expliquer. Pourquoi informer mes amis que mon père était
parti, que j’étais sans nouvelles depuis un long moment et que j’espérais le retrouver
sans demander de l’aide à qui que ce soit ? En plus je ne souhaitais pas susciter leur
pitié. Je pressai le pas. L’avance rapide se déclencha, coupant court à la conversation.
Déformé par la vitesse, le paysage de cendres s’était transformé en lignes grises. Je me
retournai, Valens s’était volatilisé.
— Valens ? lançai-je à voix haute.
Pas de réponse.
— Cherche pas, Wave ! me lâcha Eo, derrière moi dans le couloir fulgurant de
l’avance rapide. Nous venons de le voir se désagréger juste devant nous.
— Comment ça, se désagréger ?
— Son avatar a disparu.
— Oups !
Plutôt susceptible le garçon. L’avance rapide stoppa. Nous étions arrivés dans un
nouveau tableau qui me sembla encore plus désespérant que celui que nous venions de
quitter. Les paroles de Brel, le chanteur préféré de mon père, me vinrent à l’esprit :
Elle connaît sa mort
Elle vient de la croiser
Voilà qu’elle se retourne
Et se retourne encore
Ses bras vont jusqu’à terre
Ça y est ! Elle a mille ans
Chapitre 14
Jeudi 3 juillet 2025
— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? demandai-je, bouche bée.
— Une mine à ciel ouvert, m’annonça L’Émissaire.
— Jamais je n’aurais pu imaginer une telle horreur. Que cherchent-ils ?
— Je n’en sais rien. En tout cas, ne te glisse pas dans le sol. S’ils cherchent de l’or, la
terre est probablement empoisonnée.
Je me le tins pour dit. Pas question pour moi de frôler le reset à nouveau.
L’horreur du spectacle n’était pas tant dans la profondeur du trou que les mineurs
avaient creusé que dans son étendue, car je ne pouvais même pas en distinguer l’autre
côté. Autour de nous, ils avaient pelé la surface de la Terre comme on pèle une orange.
Une route de fortune, empruntée par des camions à benne aux dimensions titanesques,
sillonnait la paroi. En contrebas, des machines s’agitaient, ronflaient et recrachaient une
fumée noirâtre. L’ensemble pataugeait dans la gadoue et la caillasse.
Le ciel déjà gris commença à s’assombrir et nous vîmes alors des dizaines d’IA
multicolores débouler du centre de la Terre. Casques bleus, casques jaunes, casques
rouges, verts, noirs, un vrai sac de billes qui roulait à vive allure vers le même bâtiment,
le seul qui soit construit en « dur ». Je contemplai cette fourmilière géante et me
demandai quelle tête pouvait bien avoir la reine de cet enfer.
— Ça va se gâter, lança Eo en se grattant le crâne. J’ai un mauvais pressentiment.
— Nous devrions nous reculer du bord, conseilla L’Émissaire. Nous éviterons les
coulées de boue s’il se met à pleuvoir.
— Je crains que la pluie ne soit pas notre souci majeur, déclara Eo. Vous avez vu ce
qui se prépare, là-bas ?
Il tendit le bras sur notre gauche, là où l’homme n’avait pas encore creusé. Se
dressait alors une bien étrange forêt. Ses troncs carrés s’élevaient telles des baguettes
chinoises plantées en rang, probablement façonnés d’avance pour la découpe de
planches. Des arbres OGM et PAE – génétiquement modifiés ET « prêt à l’emploi ». À
leurs sommets une touffe verdâtre maigrichonne, l’ensemble m’évoquait un champ de
vieux pinceaux dégarnis. Derrière la pseudo-forêt se trouvait un immense tourbillon en
formation. Cette longue colonne brune s’étirait de plus en plus à la verticale tout en se
balançant de droite à gauche. La flèche orange qui nous dirigeait habituellement dans le
jeu tournoyait sur elle-même comme une girouette. Impossible de savoir dans quelle
direction aller. Ça bug souvent la technologie.
— Je vous parie qu’il vient droit sur nous. Allez, on se tire !
Nous suivîmes Eo en file indienne et à demi courbés. Il opta pour un retrait dans les
terres, le temps sans doute de réfléchir à une stratégie, ou peut-être espérait-il que la
flèche retrouverait sa faculté première une fois à l’abri du vent, derrière les restes de
baraquements qu’on devinait au loin. Les bourrasques se faisaient de plus en plus
pressantes. Des troncs pourris et abandonnés probablement jugés non conformes
jonchaient le sol, ce qui n’arrangeait pas nos affaires.
Eo jeta un rapide coup d’œil derrière nous.
— Va falloir accélérer le mouvement, les gars.
Le vent virtuel gonflait le manteau de L’Émissaire et je sentais moi-même une
résistance à chaque pas. Je m’acharnais mentalement pour faire avancer mon avatar,
mais j’avais l’impression qu’une fonction annihilait tous mes efforts. Chaque ordre
prenait des plombes à être exécuté. Un bourdonnement sourd envahissait mon casque,
ça me donnait mal à la tête.
Soudain Eo s’arrêta net ; nous faillîmes lui rentrer dedans.
— On va pas y arriver ! cria-t-il. Wave, où en est ta jauge ?
— Je suis à 10 % ! articulai-je aussi fort que possible. Ouvrir le sol m’a pompé
beaucoup d’énergie.
— Pas étonnant. Tu possèdes un super pouvoir, mais il consomme plus.
Il ne me manquait plus que ça ! Je surconsommais.
Eo regardait l’énorme cyclone qui aspirait tout sur son passage. Il évita de justesse
une plaque de tôle qui glissait dans les airs comme un frisbee. Nous nous accroupîmes
un instant.
— OK ! hurla-t-il, ma jauge est supérieure à la vôtre, mais nous devons économiser
notre énergie au max. Je vis alors Eo tendre son pack de réserve à L’Émissaire. Je ne
mis pas longtemps à comprendre pourquoi il en avait hérité et pas moi. Mon compagnon
se transforma en un magnifique cheval noir aux yeux sombres. Il se cabra comme au
cinéma et vint me chatouiller la tête avec son museau.
— Mademoiselle, votre monture est avancée, déclara-t-il de sa voix grave.
— Tu veux que je grimpe sur toi ? m’écriai-je.
— Oui ! En tout bien tout honneur, ajouta-t-il.
Il s’abaissa légèrement, j’attrapai sa crinière et enfourchai L’Émissaire.
— Accroche-toi bien !
« Accroche-toi bien, accroche-toi bien, » marmonnai-je pour moi. Facile à dire, ma
monture était dépourvue de selle. De plus, ma seule expérience équestre se résumait à
quelques tours de poney une fois l’an, pendant la fête du quartier, quand j’étais petite
fille.
Eo revêtit alors son armure. J’ordonnai à mon avatar de serrer les jambes, aussi fort
que possible, et tentai de me protéger derrière la tête du métamorphe. Le souffle du vent
redoublait et je voyais des branches d’arbre venir se fracasser sur Eo. Ma monture
galopait à vive allure, Eo courait à nos côtés. Il était plus grand, plus fort et plus rapide
que jamais.
Lorsque je tournai la tête, j’aperçus derrière nous l’immense tornade brune,
mouchetée par tous les débris qu’elle entrainait. Le tourbillon que m’allouait mon
pouvoir m’apparaissait soudain rikiki face à cette géante qui broyait tout sur son
passage. Concentrés sur leurs mouvements, mes compagnons demeuraient silencieux.
Ma jauge Énergie ne reprendrait que cinq malheureux points au bout de trente minutes.
Des siècles, quoi !
Le paysage défilait sous mes yeux. J’avais le cœur serré devant l’acharnement de la
nature à tout détruire. Le peu d’arbres encore debout se couchait avec fracas. Boum !
Boum ! Boum ! Leur mort résonnait dans mes oreilles.
Soudain, l’avance rapide se déclencha.
Nous traversâmes un nouveau tunnel d’accélération comme un éclair et nous nous
retrouvâmes sur notre ancien champ de bataille, en début de partie. Je descendis de mon
cheval. L’Émissaire reprit sa forme humaine. Eo ôta son armure.
Entre nous, Valens se matérialisa de nouveau. Il nous regarda d’un air stupéfait.
— Vous êtes encore là ?
— Et toi ? le questionna Eo.
— Oui, on dirait que moi aussi, commenta Valens d’un air soucieux. Je crois que je
n’arrive pas à accéder aux avances rapides.
Il n’était donc pas vexé par notre dernière conversation.
— Il nous manquait plus que ça ! lâcha Eo. Bref, on a dû louper la sortie.
— Elle se trouve au fond de la mine.
— C’est maintenant que tu l’dis ?
— Je suis tout aussi perdu que toi, Eo. De toute façon, vous devez repartir. Sinon, le
cartel va revenir et l’avance rapide n’apparait que lorsque l’ennemi est détruit. Allez !
Ne perdez pas de temps, on se retrouve dans la mission suivante. Enfin, je l’espère,
ajouta-t-il, rembruni.
— C’est le déluge, là-bas ! m’écriai-je.
— La tornade suit les aventuriers, il vous faut être plus rapides. Dépêchez-vous,
quittez cet endroit !
Nous fîmes demi-tour. Quelques pas en avant et nous repartîmes dans le tunnel, sans
Valens.
De retour dans les bourrasques, nous ne changeâmes pas de stratégie. Je retrouvai ma
place sur le dos de L’Émissaire et nous nous élançâmes droit devant, cette fois en
direction de la mine. À nos trousses, le maudit cyclone déblayait tout sur son passage.
Nous n’avions pas beaucoup de chemin à parcourir, mais il était bien plus rapide que
nous.
— Attends ! hurlai-je à l’intention de mon cheval. Regarde !
Resté en arrière, l’avatar d’Eo peinait à nous suivre, les bras croisés devant son
visage pour se protéger du vent. Il n’avait plus son armure. Ma monture fit demi-tour.
— Grimpe ! cria-t-il.
D’un bond, Eo se hissa derrière moi. Il me serra dans ses bras et nous repartîmes de
plus belle.
— Je suis trop pour vieux pour ça, lâcha L’Émissaire d’un trait.
Il galopa aussi vite qu’il put. J’espérai de tout mon cœur qu’il ne se déconcentrerait
pas ; sans lui, c’était le game over assuré.
Ma prière fut exaucée. Nous rejoignîmes le bord de la mine sans encombre. En
contrebas, l’entrée du tunnel paraissait inatteignable. C’était pourtant notre seule issue
de secours. Il nous aurait fallu du temps pour descendre jusque-là sans perdre davantage
d’énergie, et chaque seconde nous était comptée. Le cyclone devenait si proche que
nous devions nous concentrer de toutes nos forces pour maintenir nos avatars en
équilibre sur leurs pieds.
Je remarquai, à une dizaine de mètres de nous, le morceau d’un tronc d’arbre planté
dans le sol.
— Suivez-moi ! annonçai-je.
Si ça marchait dans les films d’Indi, ça devrait aussi fonctionner dans ALE ! Risqué,
mais jouable.
Devinant mon idée, Eo se fendit d’un sourire jouissif. Nous nous mîmes à trois pour
faire basculer le tronc. Je m’assis dessus, agrippai les restes d’une branche et leur fis
signe de venir s’installer. En dernière position, Eo poussa notre luge avec son pied et
nous dévalâmes le flanc bourbeux de la mine, comme des pros. Dans la vraie vie,
j’aurais eu un masque gratuit de boue sur le visage, mais dans ALE, je devais être
nickel-chrome. Arrivé en bas, notre traineau dérapa et vint se coller tout près de l’entrée
du tunnel, duquel des IA s’échappaient encore.
À leur vue, je me pris à hésiter. La logique aurait voulu que l’on suive leur
mouvement plutôt que le prendre à contrecourant, non ?
— T’es sûr que c’est une bonne idée ? demandai-je à Eo.
— C’est le moment de découvrir si ton copain est de notre côté.
— Ce n’est pas mon…
— Avance, Wave ! On discutera plus tard !
J’entrai la première dans le goulet, bousculée par les mineurs. Les lampes accrochées
au plafond clignotaient. Ce couloir me paraissait interminable. Les cavités et les
embranchements qui le ponctuaient lui donnaient un air de labyrinthe. Je me dirigeai au
hasard. Au fur et à mesure que nous nous enfoncions, les IA se faisaient de plus en plus
rares. Nous finîmes par nous retrouver seuls, perdus sous terre.
Ce qui devait arriver arriva, comme dans tout mauvais film dont on connait la fin
d’avance. Une à une, les lampes claquèrent. En quelques secondes, nous fûmes plongés
dans le noir.
Eo éclata de rire.
— Y a-t-il une application pour ça ? gloussa-t-il.
L’Émissaire s’esclaffa à son tour. Je ne pus résister à la soudaine hilarité de mes
compagnons. Au fond, ce n’était qu’un jeu.
— Attendez, je consulte mon listing, dit-il.
Il resta muet quelques secondes. J’essayais d’imaginer tous les animaux qui devaient
défiler devant ses yeux à cet instant.
— Dans notre précipitation, nous n’avons pas inspecté les environs, soupira Eo, un
peu inquiet tout de même.
— Trop tard pour faire marche arrière, rétorquai-je.
— Ouais ! C’est con !
— J’ai trouvé, annonça L’Émissaire.
— Quelle forme vas-tu prendre ? demandai-je.
— Ah ! Ah ! Ah ! vociféra le métamorphe, dont la voix grave se répercuta à travers
toute la galerie. En vampire… souffla-t-il dans mon oreille.
Je fis un bond dans mon lit.
— Tu m’as foutu la trouille ! aboyai-je.
— Tu aurais peur d’une petite chauve-souris ?
Non, gros bêta, pensai-je, je n’ai pas peur des chauves-souris.
— Accordez-moi deux secondes, je sonde l’endroit.
Il y eut un battement d’ailes dans le noir, puis plus rien du tout.
— Eo ?
— Oui, je suis juste là. Donne-moi la main.
Je tendis les bras en avant et sentis mon compagnon. À la simple pensée que ses
doigts se fermèrent autour des miens, cela me fit bizarre. Ça n’avait plus l’air virtuel du
tout. C’était comme s’il se tenait réellement près de moi, en chair et en os, dans cette
caverne inhospitalière. La magie de Sensation.
— J’ai froid.
— C’est psychologique, Wave.
— L’Émissaire ? Qu’est-ce que ça dit ? questionna Eo.
— C’est parfait. J’ai une carte qui se dessine au fur et à mesure de ma progression.
Le chemin n’est pas bien long. Il y a des rails à une centaine de mètres. Je reviens, je
vais vous conduire jusque-là.
— Tu crois que Valens a dit vrai ? murmurai-je à Eo.
— Je ne sais pas. Il nous a bien aidés, tout à l’heure. Alors, soit il est très malin et on
s’est fait niquer, soit il est de notre côté et il nous a dit la vérité.
— À ton avis, qui est-il ?
Eo ne me répondit pas de suite. Ce silence, aussi bref fut-il, me parut assourdissant
tant il soulignait le vide absolu qui nous entourait. À la surface, il y avait toujours
quelque chose à entendre : le bourdonnement des insectes, le cri d’un oiseau, le souffle
du vent… Ici, c’était le néant total, j’avais l’impression de me trouver dans une tombe.
Heureusement que je n’étais pas claustrophobe.
Quand Eo reprit la parole, il ne se doutait certainement pas à quel point j’étais
soulagée d’entendre enfin le son de sa voix :
— J’en sais foutre rien… Son comportement est étrange, mais avec tout ce qu’on a
vu jusqu’à présent, il n’y a plus grand-chose qui m’étonne. Il est peut-être une IA, genre
ange gardien, ou un être démoniaque qui cherche à nous planter… Va savoir s’il n’y a
pas aussi des joueurs en solo qui avancent dans d’autres conditions que les nôtres !
Après tout, il est in-vin-cible, conclut-il en détachant chaque syllabe, mi-admiratif, mijaloux.
— On pourrait poser la question à Léa ou à Edgar, non ?
— On peut toujours essayer, mais je doute qu’ils nous répondent !
La voix de L’Émissaire nous interrompit :
— Eo, tends ton bras. Je vais m’accrocher à toi. Tant que je garde cette apparence, je
conserve la carte.
— Je suis prêt !
— J’arrive.
Le battement d’ailes approcha. Je devinai, au grognement d’Eo, que le métamorphe
venait de planter ses griffes dans son bras. Lui aussi subissait les effets de l’interface. Je
le lâchai pour qu’il puisse tâtonner devant lui et posai ma paume sur son épaule.
Dix pas tout droit, tourner à gauche, puis à droite… tel un GPS, L’Émissaire nous
guida jusqu’au chemin de fer. À notre arrivée, les lampes se rallumèrent. Évidemment.
Je vis L’Émissaire toujours pendu au bras d’Eo. Son avatar chauve-souris n’était pas
mon préféré. Il écarta les ailes et reprit sa forme humaine, son manteau déployé comme
une voile. Il était tout de suite beaucoup plus classe !
— Vous êtes prêts pour un petit voyage en train ? s’exclama Eo. En voiture !
Nous grimpâmes dans l’unique wagonnet. Eo desserra le frein, le wagonnet
s’ébranla.
Assis dans notre caisse de métal, nous sentîmes la vitesse accélérer et nous entrainer
dans un grand huit digne des meilleurs parcs d’attractions. Ce ne fut pas sans me
rappeler ma toute première expérience dans ALE. Tout y était. Les mouvements
brusques, les cliquetis et couinements, les chutes vertigineuses, l’emballement de mon
cœur. Pour moi, ça ressemblait assez à une descente aux enfers. Je fermai les yeux, Eo
s’extasiait, L’Émissaire ne pipait pas mot. Au bout d’une éternité, selon mon compteur
interne, notre embarcation ralentit et vint percuter un amortisseur qui nous stoppa net.
Mes jambes virtuelles tremblaient autant que mon esprit pouvait l’imaginer.
— La caverne, la caverne, deux minutes d’arrêt, annonça Eo avec une voix de chef
de gare.
La caverne ? C’en était une belle de caverne ! Hormis notre wagonnet et un gros
cube de métal, posé sur le sol comme une enclume, il n’y avait rien. Pas l’ombre d’un
passage souterrain, pas la moindre pépite d’or, pas de sortie. Un vrai cul-de-sac, et mal
éclairé avec ça.
Je commençais à douter sérieusement de Valens. Nous avait-il piégés ?
L’Émissaire, tout aussi perplexe que moi, regardait autour de nous. Avec sa stature
de géant, il devait légèrement pencher la tête pour ne pas raser le plafond.
— Aaaaah ! s’exclama Eo. Cet objet est tout à fait particulier, les amis.
Il s’était accroupi devant le cube, rajustant ses lunettes de soleil.
Je jetai un coup d’œil par-dessus sa masse de cheveux blancs et constatai avec
surprise que le cube de métal était en réalité un coffre-fort. Pas de molette pour l’ouvrir,
ni rien qui s’apparente à une serrure. Il y avait juste un écran. Eo le toucha du bout des
doigts ; il s’alluma aussitôt.
Veuillez entrer votre clé d’autorisation.
Un clavier tactile se dessina sur le bas de l’écran, avec des chiffres et des lettres.
— Quelqu’un a une idée ? demanda Eo, les yeux rivés sur la machine.
— Le nombre de combinaisons est incalculable, répondit L’Émissaire, toujours aussi
calme.
— Le nom du jeu ? proposai-je au hasard.
Eo regarda le grand Black, qui acquiesça de la tête. Il tapa minutieusement les trois
lettres. A-L-E.
Clé erronée, veuillez recommencer.
— Nos trois pseudonymes, suggéra L’Émissaire.
— OK, mais dans quel ordre ?
— Agissons avec méthode. Essaie d’abord du plus grand au plus petit.
Eo s’exécuta.
— Non. Dans l’autre sens. Non plus. Les femmes d’abord. Toujours pas.
Eo s’assit en tailleur sur le sol et commença à réfléchir en silence.
— Je crois que j’ai trouvé ! déclara-t-il soudain avec un claquement de doigts. Le
message parle de notre clé. Qui est notre clé ?
Pas besoin de réponse.
Eo toucha les trois lettres : L-E-A. D’instinct, nous nous penchâmes sur l’écran en
retenant notre respiration. Toujours rien !
L’Émissaire s’assit sur le sol à côté d’Eo. Je pris place sur le cube et croisai les
jambes. Le doute commença alors à m’envahir. L’heure tournait, nous risquions de
perdre la partie. Eo tapait frénétiquement sur son clavier. Je baissai les yeux de
déception.
Le grand Black se releva et procéda à une inspection minutieuse de la caverne et du
wagonnet, toujours stationné là.
— La solution est forcement quelque part, déclara-t-il.
Moi, j’avais le moral dans les chaussettes. Je matai mes pieds et tentai de réfléchir.
— Oh ! m’écriai-je. Mais oui ! Mais oui ! Qu’est-ce que nous pouvons être idiots !
Les deux garçons me regardèrent, circonspects.
— Dites que vous m’aimez, chantonnai-je en sautillant sur le cube. Allez, dites que
vous m’aimez !
— Tu dérailles, Wave !
— Non, non, mon très cher Eo. Je ne déraille point. Alors, tu m’aimes ?
— Quel est le rapport avec notre problème d’aujourd’hui ?
Je sautai de mon cube pour embrasser mon ami sur le front de son avatar.
— Alors, tu m’aimes ? insistai-je.
— Oui, je t’aime, ma belle ! se dérida-t-il. Crache le morceau.
— L’Émissaire ?
— I love you ! déclara-t-il avec un sourire qui fit jaillir un éclat blanc sur sa peau
noire.
— Si tu veux bien prendre place…
Je lui fis signe de s’installer au sol à côté d’Eo.
— Regardez bien !
Je fis théâtralement le tour du cube de façon à me positionner derrière lui et face à
mes compagnons. Je m’inclinai en avant, dans une révérence qui les déconcerta encore
plus, jusqu’à ce que le médaillon à mon cou bascule à la verticale, comme un pendule.
— Ils disent : « Veuillez entrer votre clé. »
Je me penchai davantage et le médaillon vint se glisser dans une petite fente creusée
pour lui, si discrète que je ne l’avais pas remarquée avant de presque m’assoir dessus.
Un déclic retentit. Mes compagnons basculèrent en arrière. La porte s’ouvrit.
— Et voilà ! déclarai-je triomphalement. Il fallait entrer notre clé dans le coffre ! Le
clavier est un leurre.
— Yeah, lâcha Eo, franchement admiratif. Wave, tu es géniale.
Mon cœur battait la chamade. J’avais lavé l’affront brésilien !
Comme un enfant émerveillé le jour de Noël, Eo inspecta avidement l’intérieur du
coffre. Nous découvrîmes un véritable trésor. Trois medkits et trois packs énergie étaient
stockés dans notre boite magique. Eo les distribua de façon équitable et referma la porte.
Le coffre s’enfonça dans le sol, comme si celui-ci était soudain avalé. Nous n’eûmes pas
le temps de réagir lorsque le wagonnet glissa en sens inverse pour remonter à la surface.
L’un des rails se tordit dans un couinement métallique et dessina l’esperluette de
sauvegarde.
— Il est temps de rentrer. Léa sauvegarde, annonça Eo à haute voix.
Le médaillon scintilla et nos avatars retrouvèrent le calme de la loge. Léa se
matérialisait au centre de l’estrade lorsque j’entendis une sonnerie retentir. Ça ne venait
pas de mon casque.
— Tiens, c’est étrange, soufflai-je.
— De quoi tu parles ? demanda Eo.
— J’entends la sonnette de ma porte d’entrée.
— Tu attends quelqu’un ?
— Non, mais bon, comme mes parents sont absents, je préfère vous abandonner et
aller voir.
— Sois prudente, Wave, il se fait tard !
— T’inquiète, j’ai un interphone.
— Super. À demain, même heure !
— À demain.
Chapitre 15
Vendredi 4 juillet 2025
— Oui ? braillai-je dans l’interphone.
— C’est moi, Lucas.
— Lucas ? Mais qu’est-ce que tu fous là ?
— Tu comptes me laisser dehors ?
— Euh… non ! Pardon, entre !
J’actionnai le bouton d’ouverture de la porte principale en bas, entrouvris celle de
l’appartement et courus à toute vitesse en direction de la salle de bain.
— Aïe, aïe, aïe, grimaçai-je devant mon reflet.
Je pris une gorgée de solution dentaire, histoire d’avoir au moins l’haleine fraiche. Je
donnai deux coups de brosse à ma tignasse. En relevant mes cheveux pour les attacher,
je constatai qu’un petit peu de déo ne serait pas de trop.
J’entendis la porte claquer.
— Tu te caches ? demanda Lucas au loin.
— J’suis dans la alle de bain, gargouillai-je en recrachant le liquide mentholé.
J’arrive.
Je glissai dans le couloir et vis sa silhouette à l’autre bout. J’espérai que la pénombre
des lieux camouflerait un tant soit peu ma mine défaite, mes mèches rebelles, les
auréoles sous mes bras, mais Lucas eut la brillante idée d’allumer le plafonnier.
— Wow ! lança-t-il, soudain statufié. Tu es… Tu es…
Plantée là, j’attendais.
— Je suis ?
Il éclata de rire.
— T’as fouiné chez les brocanteurs ?
Subitement, je réalisai que je portai encore mon vieux pyjama crème en coton qui, en
soi, n’était pas vraiment horrible… si l’on omettait le fait qu’il était trop court pour moi.
Lui portait une chemise légère sur un jean parfaitement coupé.
— C’est ma tenue de combat, annonçai-je fièrement en écartant les bras.
— Si toutes les guerrières endossaient cette toilette, je suis sûr qu’il n’y aurait plus
de conflits, lâcha Lucas, toujours mort de rire.
— Il fallait prévenir de ta visite ! objectai-je. Là, j’étais occupée.
— Te prévenir ? Plus jamais ! Tu es trop drôle. Je suis curieux de savoir quelle
activité nocturne nécessite un si beau pyjama.
— Eh bien, justement, je guerroyais !
Décidé à me taquiner pour son plaisir, il s’était appuyé contre le mur. Son regard
flamboyait et soulignait un sourire espiègle à se damner.
— Et ton ennemi s’est enfui, n’est-ce pas ?
— Eh bien, non ! J’ai même gagné !
Il pinça sa mâchoire inférieure entre son pouce et son index, comme s’il réfléchissait.
— J’en suis certain, ronronna-t-il.
Il s’approcha et m’enlaça enfin. Comme toujours, son odeur et sa chaleur
perturbèrent mes sens. Perchée sur la pointe des pieds, je m’accrochai à lui.
— Moi aussi, j’ai envie d’un corps à corps, murmura-t-il d’une voix conquérante.
Il éteignit la lumière et je laissai ses mains vagabonder. Mon cœur accéléra. Mon
corps s’enflamma. Nous titubâmes jusque dans ma chambre.
— Vous permettez que j’ôte votre uniforme ?
— Vouiii, marmonnai-je entre deux baisers.
Il fit glisser mon pyjama le long de mes jambes et souleva mes pieds, l’un après
l’autre. Il se releva lentement, attrapa le haut de ma tenue ; je levai les bras, le tissu
s’envola. Lorsque je voulus déboutonner sa chemise, il agrippa mes mains et les déposa
le long de mon corps.
— Non, susurra-t-il. Tu ne peux pas gagner toutes les parties. Dans cette bataille, tu
tiens le rôle de la prisonnière.
Il me souleva et m’allongea délicatement sur mon lit.
Il débuta alors une série de petits baisers, remontant du creux de ma cheville jusqu’à
mon cou. Je fermai les yeux et abandonnai à Lucas tout mon être. De quelques
mouvements rapides, il se déshabilla et recommença la série de baisers, cette fois-ci en
sens inverse. Lorsqu’il stoppa à mi-parcours, mon esprit s’envola…
— Tu es parfaite en prisonnière, ronronna Lucas dans la nuit.
Il glissa sur le dos et passa un bras sous sa tête.
— Merci. Mais là, je t’ai laissé gagner, murmurai-je.
Je baladai une main sur son torse. Malgré les quelques poils qui ornaient ses
pectoraux, sa peau était douce. Je fermai les yeux.
— Bien sûr ! En temps normal je suis beaucoup plus farouche ! annonçai-je
fièrement.
Je sentis alors son corps bouger. Il me renversa et vint se positionner au-dessus de
moi, en appui sur ses coudes, il chuchota dans mon oreille :
— Tu veux engager un autre combat ?
Lucas pouvait déborder d’énergie. Il me mordilla dans le cou..
— Euh… non, soufflai-je. Je suis épuisée !
Je devinai un sourire se dessinant sur son visage. Il bascula de nouveau sur le dos. Je
me tournai sur le côté et collai ma tête sur son épaule.
— Entendons-nous bien, murmurai-je, ce n’est pas toi qui m’as épuisée.
— Non, non, j’avais bien compris ! Ce sont toutes tes batailles virtuelles !
— Exactement, très cher. Ce n’est pas de tout repos !
Je passai ma jambe sur les siennes.
— Je t’imagine bien, en train de flinguer tout ce qui bouge.
— En fait, cette fois-ci, c’est un peu particulier. Il s’agit d’un test.
— Comment ça, un test ?
— Eh bien, ce jeu n’est pas encore sur le marché. J’y joue en avant-première. Il
représente la planète Terre en 2100. Je t’en ai parlé, il y a quelques jours. Ça s’appelle
Alternative Life Experience.
— Le jeu où tu pensais me trouver ?
— Oui.
— Je t’ai en vrai. Pourquoi irais-je dans un monde virtuel pour te retrouver ?
— Sais pas. Je pensais que… bref, ce n’est plus important. Je sais que ce n’est pas
toi.
— Mais tu as douté. Comment est-il, ce mec ?
Je frissonnai. Non pas que l’air fût frais, mais j’aimais croire que Lucas pouvait être
un petit peu inquiet, voire jaloux.
Il remonta la couette sur nos deux corps. Je songeai à Valens. Comment est-il ? Il est
mystérieux. Attirant et mystérieux.
— Tu es toujours avec moi ? demanda-t-il au bout d’un long silence.
— C’est un avatar, tu sais…
Un avatar plutôt sexy à la réflexion.
— Ou peut-être une IA.
Lucas attrapa ma main et la déposa sur son torse.
— Tu sens ? Moi je suis là, en chair et en os.
Je passai sous silence que Valens aussi était là, pas en chair et en os au sens où Lucas
l’évoquait, mais je pouvais aussi le toucher et le sentir au bout de mes doigts.
— Tu sais, le monde d’ALE est incroyable, dis-je pour détourner la conversation.
— Ah bon ? Il y a deux heures tu me racontais que tu faisais la guerre. Je ne trouve
pas cela incroyable, moi. C’est même décevant. Cela voudrait dire que nous n’avons pas
résolu nos problèmes, ajouta-t-il en bâillant.
Argh, il venait de marquer un point.
— Oui, tu as raison. D’ailleurs la conception des programmeurs est plutôt pessimiste.
Ils ont rasé la forêt vierge d’Amazonie pour y planter des arbres déjà calibrés pour la
fabrication de planches, tu te rends compte ?
Les images de l’espace dévasté que j’arpentais, quelques heures plus tôt, me
revinrent à l’esprit comme des flashs. La boue. Les cendres. Les arbres tombant comme
des dominos.
— En plus, les animaux sont presque tous morts ! Ils ont été remplacés par des
robots. Et le désert s’est transformé en casse géante. Et pire encore, soufflai-je, non
seulement il y a des gens qui vivent dans des bidonvilles, mais comme ils n’ont pas
d’eau potable, ils sont tous malades. Faut voir leur tête, c’est horrible. Ils sont défigurés.
Des yeux globuleux, des pustules partout, même leurs dents sont tombées. Ça fout le
cafard.
Silence.
— Lucas ? chuchotai-je.
Je relevai la tête et compris, à sa respiration profonde, qu’il s’était endormi. Ce
n’était pas plus mal. Eo avait donné des consignes de discrétion. Peut-être en avais-je
déjà trop dit.
J’enviai Lucas. Moi aussi je voulais dormir. Je fermai les yeux, mais mon esprit
continua à vagabonder. Je me demandai si Eo et L’Émissaire avaient interrogé Léa et le
maitre du jeu au sujet de Valens.
Valens.
Quel homme étrange ! Je ne pouvais nier que son avatar m’attirait. Il m’était arrivé,
petite, de tomber amoureuse du héros d’un film ou d’une série. Plus tard, j’avais bien
flirté avec quelques garçons sur la Toile, mais jamais je n’avais ressenti ce trouble
envers un avatar si réaliste. Je devais effacer cette pensée de ma tête.
Quel délire ! Pourtant…
Non ! Stop !
En plus, il y a Lucas juste à mes côtés. Je suis un monstre.
Je me retournai dans le lit. Je devais penser à autre chose.
Je ne sais combien de temps il me fallut pour sombrer. Une bonne odeur de café me
chatouilla les narines de très bonne heure.
Je pointai mon nez dans la cuisine. Lucas buvait son café en silence. Il me sourit.
— Tu as bien dormi ? s’enquit-il.
— Non, pas vraiment.
— Pas étonnant, tu as beaucoup bougé ! dit-il en tirant une chaise. Tiens, assieds-toi.
Tu veux un thé ?
— Oui, s’il te plait, répondis-je en bâillant. Merci.
Lucas prépara ma tasse. J’avais encore l’esprit embué, pourtant je remarquai qu’il
connaissait la cuisine de mes parents comme sa poche. Au fond, ce n’était pas la
première fois qu’il passait la nuit à l’appartement. Et puis cela faisait plusieurs mois que
nous nous fréquentions.
Un frisson me donna la chair de poule. Lucas était-il en train de s’installer dans ma
vie ?
Il déposa mon mug devant moi et s’adossa au réfrigérateur.
— Je m’absente quelque temps, déclara-t-il d’un trait. Je rentre dans une dizaine de
jours.
— Ah bon ?
Son annonce me fit l’effet d’une douche froide.
— Tu te souviens ? Je t’avais parlé d’un « possible voyage » en Espagne avec
Marco. Il a finalement loué une villa. Nous partons ce soir. Je préfère rouler de nuit.
Mon égo se prit une gifle. Lucas, s’installer ? MDR. Que je suis bête, parfois. Non,
non, non ! Il ne s’installe pas ! Il se tire avec son meilleur pote en Espagne ! Au soleil !
Je respirai profondément. Je bus une petite gorgée de thé.
— Super ! réussis-je à prononcer. J’espère que vous allez bien vous amuser !
— Oui, y’a pas de raison. Ça fait un bail qu’on voulait partir ensemble, précisa-t-il,
tout sourire.
Il jeta un coup d’œil à sa montre avant d’ajouter :
— Bon, je dois y aller. J’ai plein de choses à régler avant mon départ.
— Tu laisses ton père tout seul au boulot, alors ? rétorquai-je, mauvaise, croyant le
faire rester encore un peu.
Je cherchais un prétexte foireux pour le faire réfléchir et culpabiliser de partir. De
partir sans moi de surcroit.
— C’est l’été, les affaires sont calmes. Et puis, j’ai besoin de vacances.
Il déposa sa tasse dans le lave-vaisselle, m’embrassa dans le cou puis glissa un « sois
sage, petite guerrière » sur mes lèvres.
Il se dirigea vers la porte. Mon corps se figea.
— Je t’envoie un message dès que nous sommes arrivés.
J’entendis le cliquetis des clés, le battant s’ouvrir, puis se refermer, le bip de
l’ascenseur, les pas s’éloigner. Le silence. Je fermai les yeux et laissai les premières
larmes couler. Ma famille était partie. Maintenant, c’était au tour de Lucas de
m’abandonner là, comme une vieille chaussette.
Après un abattement de courte durée, un sentiment de colère injustifié monta en moi.
Je me sentais trahie.
Sois sage ! Sois sage ! Et toi ? Toi ? Tu vas t’éclater, hein ? Sorties, plage, cocktails
et pétasses en bikini pour programme ?
Lucas ne m’avait rien promis, moi non plus. Mais je devais bien me l’avouer, il
m’échappait et je détestais cela. Je voulais maitriser la situation… Je ne maitrisais rien
du tout ! Il allait et venait, passait du bon temps en ma compagnie et hop, vaquait à ses
occupations. Qu’est-ce que j’avais pu être idiote ! Mon égo en prit un coup. Grrr ! Je me
maudis, je le maudis aussi ! Je pris une profonde respiration et essuyai mes joues. Je
n’allais pas passer mes vacances à me morfondre.
Ragaillardie par une bonne douche, je retournai dans ma chambre et secouai la
couette. Argh, son parfum s’échappa du tissu. Comment vins-je tirer le meilleur du
pire ? J’attrapai mon casque et plongeai dans ALE.
Je quittai mon transporteur et entrai dans la loge. L’avatar d’Eo se matérialisa.
— Tu es bien matinale ! ricana-t-il.
— Ouais ! grognai-je.
— Et de bonne humeur, je vois !
Mentalement je lui tirai la langue, mon avatar s’exécuta.
— Alors, pas de monstre derrière la porte ?
— Si, justement ! Mon… copain.
Eo éclata de rire. Il déposa sa carte sur son support. Je m’avançai vers les fauteuils,
un œil distrait sur les murs.
— Des soucis de cœur, Wave ?
— Il débarque, me saute dessus, puis m’annonce qu’il part en vacances au soleil avec
son meilleur pote.
— Un mec, quoi ! commenta Eo en me faisant face.
Je le regardai, déconfite. Il enchaina un clin d’œil idiot, sourire dément et grattage de
ventre. Combo d’attitudes qui signifiaient : laissez pisser je ne raconte que des
conneries.
— Après tout, je m’en fous, rétorquai-je en le contournant. J’ai pas envie de discuter
de ça maintenant. Et toi, qu’est-ce que tu fais ici ?
Eo grimpa sur l’un des fauteuils, en sens inverse, les genoux sur l’assise et le torse
contre le dossier juste pour jouer avec son avatar.
— J’avais une petite théorie à vérifier.
— Et alors ?
— J’avance.
— Super, tu ne veux plus partager tes infos ?
Je me dirigeai vers le lecteur de carte pour récupérer celle qui portait mon pseudo.
— Écoute Wave, je ne suis sûr de rien pour le moment. Nous avons des pistes.
— Nous ?
Je me retournai et regardai Eo plus attentivement.
— Valens et moi.
— Tu l’as recroisé ? demandai-je de plus en plus curieuse.
— Oui.
— Et ? insistai-je en m’approchant de mon compagnon.
— Et alors… dans le cas où notre théorie tiendrait la route, ce dont je doute… c’est
surprenant.
— Tu veux bien arrêter de parler à demi-mot !
— Je lui laisse le plaisir de te l’exposer.
— Tu es agaçant, parfois, trépignai-je.
Eo ricana. Je me détournai de lui de nouveau et attrapai ma carte posée à côté du
lecteur.
— Tiens, me dit-il en se relevant, si tu veux le voir, tu auras besoin de ça.
Il me tendit le médaillon.
— Je ne comprends pas ! Valens se trouve dans le médaillon ? Comme Léa ?
Eo pencha la tête sur le côté.
— Pas tout à fait, mais sans lui, pas de héros mystérieux.
Je le lui arrachai des mains. Il m’afficha son sourire banane et actionna le bouton de
sortie. La porte glissa, son transporteur l’attendait.
— J’ai envie de me balader dans la cité végétale, pas de voir Valens, lui lançai-je.
— Fais comme tu veux, mais si tu souhaites le voir il faut l’a…
La porte se referma sur Eo sans que je puisse entendre la fin de sa phrase. Il fallait
quoi ? L’appeler ? L’attendre ? Punaise, pourquoi cette porte virtuelle interrompait-elle
la communication ?
J’introduisis ma carte dans le lecteur et partis pour Naturralya. Tout comme la
première fois, je fus saisie par la beauté des lieux. Les oiseaux chantonnaient, la pelouse
était éclatante, les arbres grands et forts étaient majestueux. J’avais envie de dévaler la
colline qui s’étendait sous mes pieds et de cueillir les fleurs sauvages rouges et bleues
qui dansaient en contrebas. Des coquelicots certainement, pour les rouges. Pour les
fleurs bleues, aucune idée. Malheureusement, j’avais un dilemme à résoudre. Le
dilemme « Valens » pour être plus précise. Je voulais, non, je devais savoir qui se
cachait derrière cet avatar qui envahissait de plus en plus mon esprit.
Est-ce qu’Eo avait dit de l’attendre ? Je n’allais pas poireauter toute la journée.
— Valens ! m’écriai-je tout en marchant dans les coquelicots. VALENS !
— Là-haut, entendis-je dans mon casque.
Je regardai vers le sommet de la colline.
— Non, plus haut.
Je levai les yeux. Valens était perché dans un arbre. Je m’approchai.
— Qu’est-ce que tu fous là-haut ?
— Je me suis matérialisé ici, figure-toi.
— Dans l’arbre ?
— Oui, dans l’arbre ! C’est très curieux…
Il dégagea quelques branches et descendit d’un bond comme dans tout bon jeu
d’action.
— TU es très curieux, rectifiai-je.
— Je suis content de te voir, sourit-il.
— Je viens aux nouvelles ! Tu aurais des choses à m’expliquer.
— Tu as croisé Eo ?
— Oui, à l’instant.
Il hocha la tête et tendit le bras vers le sol.
— On se pose là ?
Valens s’assit par terre. Je l’imitai et adossai mon avatar contre le tronc du chêne
sous lequel nous nous tenions depuis son arrivée. Je sentis immédiatement quelque
chose de dur dans mon dos. Je croisai les bras.
— Je t’écoute ! Depuis le début.
Il baissa un moment la tête, puis commença.
— J’ai participé à la création d’ALE en tant que designer.
J’étais tellement impatiente de connaitre la suite que je ne bougeai plus d’un pouce.
— Mon domaine de prédilection : les espaces verts, dit-il en tendant les bras.
— Les espaces verts ?
— Tu vois les fleurs et les arbres qui t’entourent aujourd’hui ? C’est moi ! annonça-til fièrement.
— Tu veux dire que tu es une sorte de jardinier informaticien ?
Il sourit.
— Oui, s’esclaffa-t-il, c’est bien imagé. Mon titre est Digital Gardener Manager.
Sous mon casque, je grimaçai.
— Tu es déçue ? demanda-t-il alors que je restai silencieuse.
Oui, je l’étais. Valens n’était pas LE superhéros d’ALE ! Il était son jardinier !
Beaucoup moins sexy comme statut.
— Non ! Non, mentis-je. J’ai un peu de mal à concevoir à quoi ressemble un
informaticien qui jardine sur la Toile.
— C’est donc ça ! Au fond, tu veux savoir quelle tête j’ai en vrai !
Cette question était ESSENTIELLE, non ?
— Et toi ? Es-tu une petite fille de douze ans avec des couettes qui fait joujou sur son
ordi ? Ou pire encore, une vieille retraitée édentée qui torture le jeune homme que je
suis pour se rappeler le bon vieux temps ? Et si tu étais un homme ? ajouta-t-il en
forçant sa voix dans les graves.
— On ne laisserait jamais une morveuse ou une vieille perverse entrer dans ALE,
répondis-je sérieuse. Je suis un mec ! Mais j’ai le teint frais et je soigne mes abdos,
ajoutai-je en me tapotant le ventre avec mon sourire ravageur.
— Oh ! mince ! Moi qui commençais à tomber sous le charme de la mamie édentée.
J’éclatai de rire.
— J’aime bien quand tu ris.
Ses mots, ils me troublèrent. Je ne sus pas quoi répondre.
— Je te taquine, reprit-il.
Il bascula sur son coude droit et étira ses jambes sur le côté.
— Je pense que ton avatar est très proche de ta réelle apparence physique.
— C’est le cas, lui confirmai-je.
Il arracha une petite herbe et commença à la mordiller.
— On peut mordre les herbes ?
— Oui, tu peux, vas-y ! Elle a vraiment le gout de l’herbe !
— Bon, continue s’il te plait, le pressai-je tout en caressant les brindilles comme s’il
s’agissait d’un tapis persan.
Hors de question qu’il change de sujet maintenant.
— Je vais t’ôter un doute immédiatement. Mon avatar est aussi fort ressemblant…
Mon cœur bondit dans ma vraie poitrine. Mon avatar lui, arracha une touffe d’herbe.
Voilà une bonne nouvelle. Non ! Une excellente nouvelle. Son avatar était tellement
beau. J’affichais le sourire du bonheur. Valens éclata de rire.
— Ne broute pas toute ma pelouse, hein ! C’est beaucoup de travail tout ça.
Honteuse, mon cœur manqua une pulsation.
— Je ne vais pas te dire que mon avatar n’est pas un peu amélioré…
Mon estomac se tordit. Il y avait toujours un hic.
— Mais dans l’ensemble, c’est très ressemblant. Sauf que j’ai les yeux bleus.
— Les yeux bleus ?
Le hic des yeux bleus. Je n’aurais pas pu l’inventer.
— Oui, regarde.
Il ferma les paupières, puis les rouvrit. Ses iris étaient bleus. Heureusement que je me
trouvais appuyée contre un arbre, sinon je crois que je serais tombée à la renverse. Je
craquai. Grâce à toute la perfection que pouvait offrir le virtuel, il me regardait avec des
yeux bleu azur pétillants. Rien à dire, ils étaient parfaits.
— Et la cicatrice ? demandai-je pour cacher mon trouble.
— Celle-là ?
Il passa son doigt sur la marque qui dessinait un 7 inversé sur sa joue.
— Un souvenir de guerre.
J’écarquillai les yeux.
— Quand j’étais encore un petit garçon, je jouais sur le canapé chez moi. Je
transformais le salon en champ de bataille. Un jour, j’ai perdu l’équilibre et je suis passé
au travers de la table basse que mes parents avaient eu la bonne idée d’acheter en verre.
Rien de bien grave, mais j’ai gardé quelques belles marques sur le visage et sur le corps.
Enfin, tu ne peux pas voir celles sur le corps, ajouta-t-il en souriant. Elle fait partie de
moi, cette cicatrice, alors elle fait aussi partie de mon avatar.
Il était trop craquant avec son histoire d’enfance. J’étais scotchée contre mon arbre
toute émue.
— Tu veux savoir mon âge, je suppose.
« Pourvu qu’il ne soit pas trop vieux, » priai-je en moi-même. Je pris une grande
respiration et fermai les yeux.
— J’ai 26 ans, annonça-t-il d’une voix douce.
J’expirai si bruyamment, qu’il sourit. Il baissa légèrement la tête en avant, me
questionnant du regard.
Je bredouillai :
— Je vais fêter mes 20 ans dans un mois.
Il resta muet un instant.
— Je me nomme Valentin.
Sortez-moi une corde, que je me pende tout de suite. Valentin, le petit ange des
amoureux !
Il me regardait fixement de ses yeux bleus pénétrants.
— Je suis Lola.
— Lola, répéta-t-il avec douceur.
Il se releva et me tendit la main.
— Viens, on va se balader. Tu as le temps ?
J’attrapai sa main et me relevai à mon tour.
— J’ai tout mon temps, lançai-je, trop heureuse.
Il relâcha ma main ; je le maudissais. Nous traversâmes le champ de fleurs sauvages.
Mon nez me picota. Je n’allais tout de même pas avoir un rhume virtuel ? De l’autre
côté du pré, une cascade en escalier nous coupa la route. L’eau y coulait en sens inverse.
Au lieu de descendre, elle remontait.
— Ça, c’est Lucky, il est un peu tordu dans sa tête. Il trouvait ça rigolo d’inverser le
courant.
Valens me tourna le dos et s’abaissa.
— Grimpe, dit-il. On va traverser.
Je donnai mentalement une petite impulsion à mon avatar et m’accrochai à son cou.
Il fit quelques pas sur le côté pour chercher un passage pas trop profond et nous
traversâmes. Ainsi cramponnée à son dos, j’avais le sentiment d’être dans ses bras. Il
me déposa sur l’autre rive et nous empruntâmes un chemin sinueux parfaitement lisse.
— Tu ne m’as pas encore tout dit.
— Sois un peu patiente, jubila-t-il
Patiente, patiente, c’était peut-être facile pour lui. Moi, je bouillonnais.
Nous marchâmes en silence. J’avais tellement de questions dans la tête que j’avais du
mal à profiter du paysage jusqu’à ce que nous arrivions dans un nouvel endroit
enchanteur de Naturralya.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je sous le charme.
Valens ouvrit un portillon, me laissa passer en premier et se dirigea vers deux chaises
longues en bois ancrées au sol.
— Voici le parc aux trèfles à quatre feuilles.
Il tendit le bras vers une des chaises longues et m’invita à prendre place. Je
m’allongeai.
— Euh… sur le ventre, me dit-il.
Je le regardai s’installer. Nous nous trouvâmes l’un en face de l’autre avec, entre
nous, une multitude de trèfles.
— Vas-y ! Prends-en un.
Je tendis la main et attrapai une de ces herbes. Je comptai les feuilles ; il y en avait
bien quatre. J’en cueillis une seconde, puis une troisième. Tous les trèfles possédaient
quatre feuilles.
— Il n’y a plus le plaisir de chercher, alors ?
— De chercher, non. Mais tu peux faire plein de vœux ! C’est ça le plus important,
non ? Avec mon parc, pas de déception, conclut-il sur un sourire.
Oooooooh, en plus il était poétique ce jardinier !
— Enfin, je ne réalise pas les vœux, soyons bien d’accord. Mais je vais tout de même
réaliser celui qui te tiraille depuis tout à l’heure.
Il caressa les trèfles du plat de la main et entama son récit. Je glissai mes bras sous
mon menton et ne bougeai plus.
— ALE est un métavers comme ceux que tu connais sur la Toile. Il existe la version
jouable, celle dans laquelle tu es entrée et celle que je teste aussi comme volontaire
depuis quelques semaines. Pour faire simple, le jeu utilise l’environnement basique du
métavers, mais avec des missions en plus. J’ai pour habitude de naviguer de l’un à
l’autre. Après, je ne sais pas trop ce qui s’est passé, mais j’ai l’impression d’être bloqué
dans le jeu.
— Tu te fiches de moi, là ?
— Non, pas du tout. Tu en parleras avec Eo. C’est notre théorie.
— Mais enfin, comment fait ton corps ? Tu dois bien t’alimenter.
— Je n’ai pas toutes les réponses. Je vis avec ma mère, elle a dû informer l’équipe
médicale.
Je le regardai, perplexe. Elle ne tenait pas vraiment la route, son histoire. Et puis quel
type de vingt-six ans avec un job habitait encore chez papa et maman ?
— Léa est… enfin, était ma clé pour entrer et sortir. Je dois toujours être connecté à
elle, car j’ai l’impression que mon avatar se matérialise en même temps que vous.
— Si on veut, concédai-je, mais nous avons exécuté des missions sans toi.
— Exact. Je crois que je me matérialise dans le jeu quand l’un d’entre vous si trouve
avec la clé. Toutefois, la distance entre Léa et moi est… comment dire… variable !
Enfin, c’est ce que j’ai constaté. Encore un bug, si je puis dire.
— Attends ! Attends ! Pas tout en même temps s’il te plait. Revenons sur ton corps,
le vrai.
— ALE, ce sont des milliards d’investissements et un projet relativement secret.
Comme nous sommes connectés sur de longues durées, il y a un suivi par une équipe
médicale privée que nous devons rencontrer régulièrement. Je peux donc imaginer que
celle-ci est intervenue chez moi.
— C’est un véritable film que tu me racontes là.
Il grimaça.
— Oui, je sais. Moi-même, j’ai du mal à comprendre. En attendant, je suis là, je
discute avec toi, j’ai tous mes souvenirs jusqu’à un certain point. Depuis notre
rencontre, j’ai l’impression de n’avoir plus que des morceaux. Je passe d’une mission à
l’autre sans interruption. Je me matérialise dans des lieux différents à chacune de vos
connexions. Je ne sais pas ce qui m’arrive lorsque vous quittez ALE. J’ai perdu la
notion du temps.
— C’est trop glauque, ton histoire.
— Je suis désolé. C’est la seule que j’ai pour le moment.
Je ne sais pas si j’allais digérer toutes ces révélations si… je ne savais plus quoi
penser. Je cueillis un nouveau trèfle et fermai les paupières. Aucun de nous n’ajouta un
mot jusqu’à ce que je rouvre les yeux.
— Tu as fait un vœu ? demanda Valens.
Je hochai la tête.
Chapitre 16
Vendredi 4 juillet 2025
Deux heures pile-poil après mon arrivée dans Naturralya, Valens me renvoya chez
moi. Éveillé, il était une véritable horloge ce type ! J’avais bien contesté cette exigence
perverse avec toutes ces révélations et ces questions restées en suspens, sans succès. « Il
ne faut pas abuser des bonnes choses », avait-il dit. J’avais rétorqué que je reviendrais
dans l’après-midi pour continuer notre exploration et travailler sur son hypothèse. Il
avait immédiatement réagi en déclarant qu’il ne viendrait pas me retrouver, sous le
prétexte « moyenâgeux » que nous allions nous revoir dans la soirée puisque j’avais un
nouveau rendez-vous avec Eo et L’Émissaire et que je devais me reposer.
Je pense qu’il était inquiet. Si sa théorie se révélait exacte, le danger nous guettait
tous.
Lorsque je rallumai mon GSM, Valérie me proposait par SMS de la rejoindre pour
un sandwich au moment de sa pause, vers 13 h 30. Je confirmai puis tentai de contacter
mes parents.
— Hello, Lola, comment vas-tu ? demanda ma mère qui venait de décrocher.
— Coucou maman. Je vais bien, merci. Et vous ? Ces vacances ?
— Super ! Là, on va passer à table, sur la terrasse. Nous profitons d’un temps
magnifique. On commence à décompresser, je pense que nous sommes sur la bonne
voie pour une détente totale.
— Cool !
— Les garçons ont tout de suite adopté le mini-club. Deux heures le matin, puis deux
ou trois heures l’après-midi. Les filles y sont super gentilles. Un peu jeunes à mon gout,
mais tout semble bien se passer. Je croise les doigts pour qu’il en soit ainsi jusqu’à la
fin.
— Je suis contente pour vous. Vous allez enfin pouvoir profiter tous les deux !
— Oh oui ! Luc a déjà pris des couleurs. Nous avons même joué au tennis. Bon, on a
eu mal au bras pendant deux jours par la suite, mais là, ça va mieux. Et toi ? Tu te
débrouilles ?
— Oui, sans problème. Je rejoins Valérie tout à l’heure pour manger. N’y a que
Lucas qui vient de m’annoncer qu’il partait quelques jours en Espagne.
— Mais il ne devait pas t’accompagner à l’anniversaire de Jan ?
Elle ne perdait pas le nord, ma mère. Un disque dur à elle toute seule.
— Ben si, mais il a changé ses plans en dernière minute, alors j’irai seule.
— Mouais ! Fais attention à toi, hein ? Ne monte pas dans la voiture de quelqu’un
qui a trop…
— Bu… Ouiiii, maman. C’est promis. Et puis je te rappelle que ça se passe chez sa
grand-mère et qu’on n’est pas des sauvages.
Ma mère et son esprit « attention, danger » me gonflaient grave par moments. Je
n’avais plus quinze ans !
— Et l’hôtel, comment est-il ? demandai-je pour détourner la conversation.
— Vraiment très bien ! Nous bénéficions d’une chambre très spacieuse pour pouvoir
installer les deux lits pour les garçons. La décoration est un peu banale, genre « bord de
plage », mais le matelas est confortable. C’est déjà ça ! Bon, je dois faire manger
Thomas et Hugo, ils commencent à s’impatienter. Je te passe Luc. Bisous ma grande, on
se rappelle dans quelques jours. Amuse-toi bien et tu sais quoi !
— Bisous maman.
— Hello, Miss ! s’exclama Luc d’une voix pétillante. Alors, elles sont bien tes
vacances à Bruxelles-plage ?
Ah oui ? Il me cherchait dès le départ ? Je n’allais pas le louper !
— Mieux que tes tomates en tout cas ! annonçai-je posément.
— Qu’est-ce qu’elles ont, mes tomates ? L’arrosage n’a pas fonctionné ?
— L’arrosage, si… Mais les feuilles sont toutes jaunies et tachées… ça semble pas
normal.
— Ah ça non, c’est pas normal ! Elles doivent être toutes vertes, les feuilles !
Punaise, j’ai pas de bol. Tous les pieds sont attaqués ?
— Oui ! Tous ! Sans exception, articulai-je.
— Oh noooon !
Il semblait dépité ; je ricanai en moi-même.
— Elles sont mourues, tes tomates. C’est l’air bruxellois… il n’est pas très sain.
— C’est mort, alors…
Je m’esclaffai.
— Mais non, c’est pas mort. Fallait pas me narguer avec tes vacances à la plage.
Gros silence de la partie adverse.
— C’est une blague ? réagit-il avec un train de retard.
— Mais oui ! Je te taquine, mon petit Luc. Elles sont en pleine forme tes tomates…
et moi aussi, merci !
— Tu t’es bien foutue de moi ! Bon, que des bonnes nouvelles, alors ?
— Oui, je te rassure. Ici, tout va bien. Maman m’a dit que vous aviez joué au tennis
et que tout se passait à merveille avec les garçons.
Il rigola.
— Pour le tennis, fallait nous voir ! Deux grands sportifs en action. Je pense que
nous n’avons pas réussi à dépasser trois ou quatre échanges sur une heure de jeu. J’ai
très probablement gagné, glissa-t-il à voix basse.
Je les imaginais bien tous les deux, avec leurs vieux shorts, essayant de courir
derrière la balle.
— C’est pas grave ! L’important, c’est de s’amuser, enchainai-je.
— Oui, mais on a souffert le lendemain. J’avais des courbattures partout et ta mère,
j’en parle pas, gloussa-t-il. Enfin, je lui ai payé un bon massage, un truc asiatique, tu
vois. Ça fait exotique ! Je ne sais pas avec quoi il l’a massée d’ailleurs, le pey, mais elle
planait complètement après.
— Et toi, t’as pas essayé ?
— Moi ? Non, j’suis un mec ! Me faire tripoter par un autre mec…
— C’est pas ton genre !
— Exactement ! Bon, je vais te laisser. Faut nourrir mes deux petits hommes, ta mère
me fait les gros yeux ! Bisous, ma belle.
La journée n’avait pas bien débuté avec l’autre qui se tirait sans moi au soleil, mais
je commençais à reprendre le dessus. J’en savais plus sur Valens. Mes parents se
portaient super bien. À mon tour de m’amuser un peu !
J’empruntai les transports en commun pour arriver rue Neuve. Comme une taupe de
compète, j’arpentais les couloirs en mode avance rapide. Trop envie de sortir au grand
air. Évidemment, c’était toujours la période des soldes, il fallait donc slalomer entre les
poussettes et les touristes paumés qui cherchaient leur chemin. J’envoyai un message à
Val pour lui dire qu’il ne me restait plus que deux-cents mètres à parcourir.
Même pas un an que nous nous connaissions, mais j’avais l’impression de la
fréquenter depuis ma petite enfance. Ses cheveux noirs coupés court et sa peau de
porcelaine faisaient ressortir ses yeux bleus qu’elle ne maquillait jamais. Elle possédait
des joues rondes comme les poupées en porcelaine. Un peu boulotte, elle se sentait très
bien dans ce corps aimé depuis deux ans par un garçon un peu rock’n roll à mon gout,
mais qui avait l’avantage de la combler.
Lorsque je la retrouvai, elle pliait des tee-shirts dans le fond du magasin.
— Salut.
— Salut, souffla-t-elle. Heureusement que tu es là. T’as raison, ajouta-t-elle dans un
chuchotis, ils sont fous, tous ces gens. Bon, attends-moi dehors, je demande à ma boss
si je peux prendre ma pause et je te retrouve.
Deux minutes plus tard, Valérie me rejoignait dans la rue.
— On va se manger une salade ?
— Un dürüm, ça te dit ?
— Pas bon pour la ligne ça, rétorqua-t-elle.
— Ouais, grave ! Mais j’ai trop envie d’un truc bien gras !
Valérie écarquilla les yeux. Nous nous dirigeâmes vers le kiosque à cholestérol.
— Faut absolument que je te raconte, déblatérai-je.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Lucas ! grognai-je
— Aaaah, ça y est, t’as découvert le hic. Je le savais ! Y a toujours un hic avec les
beaux mecs.
— Tu ne devineras jamais !
— Accouche !
— Il se tire en vacances avec son pote Marco ! Départ ce soir !
— Quoi ? Sans toi ?
— Sans moi ! Exactement. Il a débarqué hier soir, minuit passé, comme une fleur, on
a... tu-vois-ce-que-je-veux-dire, puis il s’est endormi pendant que je lui parlais.
— Ooooh nooon ! Trop chelou !
— Attends, attends ! Et ce matin, il m’a préparé mon petit-déj, tout sourire, et m’a
annoncé qu’il avait besoin de prendre l’air et qu’il partait ce soir.
— Paf, comme ça, direct ?
— Si je te le dis !
— Ooooh là, il abuse !
— Nous sommes d’accord. Mais enfin, t’inquiète… moi aussi je vais me mettre en
congés dès son retour. Finies les nuits de folie quand Monsieur le désire.
— Deux dürüms, réclama Valérie. Qu’est-ce que tu bois ?
— Un grand coca, s’il vous plait ! commandai-je.
— Pour moi aussi, s’il vous plait, annonça Valérie.
Je sortis mon portefeuille de mon sac.
— Attends, je t’invite ! Tu paieras la prochaine fois.
— Oki, Merci. Enfin, pour Lucas, tu sais… je suis bien avec lui, mais c’est pas le
grand amour non plus. Mais quand même, il exagère là, non ?
Valérie paya la note, j’attrapai mon dürüm et mon coca, puis nous nous dirigeâmes
vers un banc, près de l’église.
— Il était trop beau pour que ça dure ! lâcha Valérie.
Cette remarque me piqua. C’est vrai qu’il était sexy. Trop sexy pour moi ? Je croquai
dans mon sandwich et partis dans mes pensées.
— Ohé ! T’es avec moi ? s’enquit-elle en agitant sa main devant mes yeux.
— Oui, excuse ! C’est que… j’t’ai pas encore tout dit. J’ai rencontré quelqu’un
d’autre.
Valérie lâcha la paille qu’elle avait en bouche.
— Quoi, t’as un autre mec ?
— Non, mais… j’crois que j’ai une touche.
— T’es pas croyable ! commenta-t-elle en remuant la tête de bas en haut. Et alors ?
— Ben… c’est un avatar, murmurai-je.
Valérie manqua de s’étouffer.
— Respire ! Lève les bras !
— Attends, t’es pas en train de me dire que tu craques pour un avatar, persiffla-t-elle
en agitant son sandwich dans les airs.
Je souris de toutes mes dents.
— Oooooh, t’abuses là !
— Atteeeeeeends, écoute-moi jusqu’au bout.
— Magne, hein ! Parce que je vais devoir retourner chez les furieux.
Elle mordit sa paille et ouvrit grand les yeux, comme en attente d’une révélation.
— J’suis entrée dans une nouvelle réalité virtuelle.
Valérie mâchouilla sa paille de plus belle.
— Et là, y en a un trop canon.
Valérie relâcha le bout de plastique écrasé.
— Canon, comment ?
— Ben… sexy… beau… charmant… poète !
— Poète ?
— Ouais, poète dans son domaine.
— Dans son domaine ?
— Il est manager !
— Ha !
— C’est un manager, jardinier virtuel, grimaçai-je
— Il nous manquait plus que ça ! Le roi de la tulipe !
— Ouais, ça va, hein !
— Mais enfin, peu importe, tu ne sais pas qui se cache derrière !
— Si ! Il m’a tout dit.
— Et tu le crois sur parole ?
Je hochai la tête.
— Sérieux, tu crains là. Pire tu me fais flipper ! Et Lucas ? Il est juste parti en
vacances, tu ne vas pas non plus tout bousiller pour des pixels qui brillent.
— T’as raison, mais c’est plus fort que moi !
— Faut t’faire soigner.
Valérie regarda l’heure sur son GSM.
— Désolée, mais je dois y aller. « Trente minutes de pause, pas une de plus », elle
m’a dit, l’autre truite. Moi aussi, il faudra que je te raconte. Pas facile, Madame la
Responsable de boutique.
Valérie se leva bien qu’elle n’ait pas fini son sandwich. Elle le jeta dans la poubelle
derrière nous.
— On s’appelle ce soir, ajouta-t-elle en m’embrassant.
— Euh, non, pas ce soir. J’suis prise.
— Quoi ? Tu vas le revoir ? Le poète ?
— J’espère !
— Ouais… T’emballe pas ! On en reparle à l’anniversaire, demain. En attendant,
keep cool !
Elle fit demi-tour et disparut dans la foule. Je finis mon sandwich, seule, perdue dans
mes pensées. Il était quatorze heures passé quand je quittai mon banc, j’avais le temps
de me rendre au salon Mutant qui se tenait pour sa troisième édition sur le site de Tour
& Taxis.
Avec ALE, j’avais rencontré les ABots et les forcenés du culte de la beauté du
prochain siècle. J’étais curieuse de découvrir ce que mon époque avait à proposer. Le
salon Mutant c’était Le salon européen sur les changements que l’espèce humaine
opérait sur son corps. Tout un programme selon le journal du métro.
Je passai les portails métalliques, pas d’interminable file d’attente à mon arrivée.
Depuis mes seize ans, âge de pré-majorité, ma main droite me servait de carte de crédit,
de carte d’identité et de carte de sécurité sociale, tout comme ma CIB – Carte
d’Identification Belge. Ce système de lecture était apparu depuis longtemps, cependant
sa mise en place avait trainé en longueur vu l’ampleur de l’investissement demandé aux
commerçants et aux institutions selon beau-papa. Mais Bruxelles avait de l’avance, une
veine pour moi, car franchement je ne comprenais pas comment on pouvait faire sans.
Encore deux minutes et je pourrai moi aussi apposer ma main. Je tournai la tête et
aperçus un couple qui s’embrassait langoureusement sur le trottoir. Déjà, le spectacle
commençait. Il me fut impossible de savoir si j’observais un couple hétéro ou gay tant
les deux silhouettes étaient filiformes. Toutes deux le crâne rasé, elles arboraient une
peau entièrement tatouée. Pas de dessins ethniques, héroïques ou cabalistiques. Ni
dragons, ni rose, ni bande dessinée. Ces individus avaient tout simplement changé de
couleur de peau : pour celui de droite, un teint bleuté ; pour celui de gauche, une
tendance kaki.
Les deux battants de la porte s’entrouvrirent, accompagnés d’un bip et d’une
veilleuse verte indiquant que je venais de me soulager de 15 euros, tarif étudiant.
Le hall d’entrée baignait dans une lumière feutrée jaune dorée. Je suivis les gens
devant moi et m’engageai dans un des couloirs sombres qui s’offraient à nous. Enfin,
« couloir » était un bien grand mot puisqu’il s’agissait plutôt d’un long tube rouge sang
qui semblait se rétrécir au fur et à mesure que j’avançais. Je fus troublée par l’ambiance
sonore, qui me fit penser aux gargouillements de mon estomac lorsque j’avais faim. Je
tendis le bras et ma main rencontra une texture molle et chaude. Je réalisai alors que je
progressais dans une sorte de cordon ombilical. Au bout devait naitre une nouvelle
espèce.
J’écartai la membrane rougeâtre qui fermait le tunnel pour arriver enfin au milieu de
la foule, ou devrais-je plutôt dire au milieu de la faune humaine.
J’eus l’impression d’atterrir sur une autre planète. Dans le ciel vert pâle du plafond
brillaient des étoiles jaune orangé. Le sol, lui, semblait en terre battue comme un terrain
de tennis. Les stands rectangulaires étaient délimités par des parois en verre sablé, dont
les teintes variaient selon les thèmes.
J’empruntai le couloir central et crus un instant me trouver dans ALE. Je croisai une
femme dont la chevelure avait été remplacée par du crin de cheval. Le promoteur
affichait sur un écran plat ses différentes prestations. Crin long ou en brosse, véritable
ou synthétique, couleurs au choix ! En face, on pouvait se faire glisser entre le crâne et
la peau des cornes en Téflon ou en métal chirurgical. Même chose dans le dos, sur le
buste ou dans les bras.
Après les « coiffeurs », j’allai chez les « dentistes » qui proposaient le remplacement
des incisives par des implants de crocs canins. Plus loin, la pose de poils sur le torse, les
jambes et les avant-bras, ainsi que celle de griffes, artificielles ou non, reléguaient les
implants mammaires au rang des has been. Au fond, je retrouvai tout de même quelques
stands de piercing, pocketing et scarification.
Autour de moi évoluaient parmi les humains « traditionnels » des primitifs modernes.
Je croisai la femme girafe, quelques lézards et un troupeau de lions bipèdes, avec leurs
crinières flamboyantes et leurs crocs d’acier.
J’étais époustouflée de voir enfin de près ce que l’on pouvait faire de son corps,
même si au fond de moi je ne comprenais pas cette démarche trop éloignée de mon
éducation. Pourtant, ces gens remettaient au gout du jour des rites ancestraux par le biais
de moyens modernes. Une série de questions traversa mon esprit. Comment ces
personnes vivaient-elles au quotidien ? Disposaient-elles un emploi ? En croiserionsnous à la caisse du supermarché ? Avaient-elles des enfants ? Les accompagnaient-elles
à l’école ? Se présentaient-elles aux réunions des parents ? Étaient-elles prises au
sérieux ? Et enfin, à quoi ressembleraient-elles à 70 ans ? Une mamie aux cheveux gris
et à la peau pendante et bigarrée ? Un papy au dentier carnassier, la lèvre suspendue,
passant ses bras dans le trou de ses lobes d’oreilles dont il aurait ôté les plateaux ? Sans
doute n’étais-je tout simplement pas préparée à cela.
Je sortis au bout de deux heures et décidai de rentrer chez moi. Un nouveau lot
d’émotions m’attendait ce soir. J’allais retrouver Valens.
La tête pleine d’humains transformés, le doute m’envahit. Et si Valens m’avait
menti ? Et s’il était un de ces adeptes du transforming ? De Lucas, je connaissais chaque
centimètre carré de peau, et tout était parfait. J’eus un pincement au cœur. Il allait me
manquer. Je lui envoyai un petit message pour lui souhaiter bonne route.
Il ne répondit pas.
Chapitre 17
Vendredi 4 juillet 2025
21 h 51, mon téléphone bipa. Un message de Lucas :
La voiture est prête. Je t’envoie un SMS quand nous serons arrivés. Bisou.
Je ne répondis pas.
Dans la loge, je trouvai L’Émissaire devant le mur du fond, attentif, les bras croisés
dans le dos.
— Salut.
Il pivota légèrement et l’éclat vert de ses yeux apporta une touche de couleur dans
tout ce noir.
— Salut.
Je contournai l’estrade ronde réservée au médaillon qui patientait, suspendu dans les
airs, et m’avançai vers lui.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Regarde, dit-il avec un signe de tête.
Au milieu de mur s’affichait un long listing. Je ne l’avais pas remarqué de loin.
— C’est le classement, m’expliqua-t-il. Le nombre d’équipes a diminué. Nous
sommes en bonne position à la sixième place.
— Sixième ? Bof, c’est pas glorieux.
— Personnellement, je trouve notre score encourageant, commenta-t-il en se frottant
les mains.
— Il n’y a que le premier qui gagne, rappelai-je.
— Certes.
Il me fixa intensément et leva un doigt qui m’hypnotisa.
— Cependant, Wave, si on prend en considération le fait que nous ne nous
connectons que quelques heures par jour, que notre équipe est au complet, que nous
avons fait le plein d’énergie et que nous possédons tous les trois un medkit, je crois que
c’est honorable.
L’Émissaire savait analyser la situation et faire de longues phrases ! Il
m’impressionnait. J’observai encore une fois les résultats de près.
— Oui, vu sous cet angle, tu as raison, admis-je.
Je me détournai du mur et balayai la pièce des yeux.
— Pas de nouvelles d’Eo ?
— Non, c’est étrange d’ailleurs, répondit-il d’une voix préoccupée. Sa carte est là et
jusqu’à présent, il arrivait toujours avant nous.
— Il ne devrait pas tarder, soupirai-je.
Je m’installai virtuellement dans mon fauteuil. Cela me fit bizarre de ne rien sentir
sous moi. Je commençais un peu trop à m’habituer à l’interface Sensation. L’Émissaire
vint me rejoindre et s’assit dans celui d’Eo à côté de moi. Nous restâmes silencieux un
moment, chacun plongé dans ses pensées. Je fixais mes baskets qui pointaient sous mon
ample pantalon noir ; L’Émissaire avait croisé les bras sur sa poitrine et contemplait le
plafond, aussi dépouillé que les murs de la loge.
— Alors, Wave, quelles sont tes impressions sur ALE ? s’enquit-il soudain de sa
voix grave et tranquille.
— Euh… je ne sais pas trop en fait.
— Tu ne te poses pas de questions ? s’étonna-t-il.
— Si, plein ! Je me demande surtout où cela va nous mener !
— Tu veux dire, comment va être notre futur ?
— Euh, non, pas vraiment ! grimaçai-je. Je me demande plutôt comment le jeu va se
terminer.
— Ah ! je comprends. Tu as envie de savoir si nous allons gagner.
— Exactement.
L’Émissaire me regarda avec une telle insistance qu’il m’aurait fait rougir si je
n’avais pas été sous ma forme d’avatar. Je peinais à soutenir ses yeux scrutateurs, alors
je trichais en me focalisant sur son piercing au sourcil. Quand il reporta son attention
sur le mur devant nous, je soufflai. J’avais beau me sentir beaucoup plus à l’aise en sa
présence, ce gars-là dégageait une aura qui m’intimidait parfois.
— Et toi ? risquai-je.
L’Émissaire n’était pas franchement un bavard. Aussi fus-je prise au dépourvu quand
il se cala dans son fauteuil, apposa ses bras sur les accoudoirs et tourna la tête vers moi
pour me livrer le fond de sa pensée :
— À mon avis, cela n’est pas vraiment réaliste. La mondialisation rencontre des
difficultés, oui, cependant j’ai confiance en l’homme pour régler ses problèmes sans
tout ravager sur son passage. Ici, nous avons droit à des exemples extrêmes. Plus
d’animaux sur Terre, ce serait la fin de l’humanité. Des hommes et des femmes
retranchés derrière des barrières parce qu’ils ne sont pas « beaux », grimaça-t-il, ce n’est
pas non plus envisageable.
Si j’en croyais les mutants croisés plus tôt dans l’après-midi, L’Émissaire n’avait pas
tort. Le monde ne sera pas peuplé de Barbie, mais de personnes transformées en bêtes.
Je n’étais pas sure que nous y gagnerions au change.
— Ce qui par contre me semble intéressant, reprit-il, c’est que les concepteurs du jeu
abordent des thèmes qui grandissent dans notre société et qui vont un jour ou l’autre
poser de graves problèmes si nous ne cherchons pas des solutions rapidement.
Cependant, les intérêts des pays sont divergents, voire opposés dans certains cas.
Malgré le fait que nous n’ayons pas tous la même histoire, les mêmes traditions, la
même religion, ni la même langue, nous avons réussi à maintenir une paix relative, voistu ?
Surprise par tant de mots sortant de sa bouche, je restai muette et réfléchissais.
— Il nous faut juste améliorer notre entente et notre vision du monde. La difficulté
consiste à trouver cet équilibre qui conviendra à chacun. Je crains néanmoins que nous
n’ayons pas tous les mêmes priorités. La croissance démographique explose et nous
n’arrivons toujours pas à nourrir tous les êtres humains qui vivent sur notre planète. De
plus, personne ne sait vraiment ce qui va se passer. Sinon cela serait trop simple ! Même
les experts ne s’accordent pas entre eux.
Il s’enfonça dans son fauteuil et pencha la tête légèrement en arrière, comme s’il
partait dans ses pensées. Jamais je ne l’avais entendu parler aussi longuement et aussi
ouvertement. Je m’en sentis flattée.
— Oui, chacun fait dire ce qu’il a envie à ses analyses, remarquai-je.
Son profil fut illuminé par un sourire, éclair blanc sur peau noire, puis il se tourna de
nouveau vers moi.
— C’est exactement ça ! Tout est question d’interprétation.
— Et puis, il y a la politique aussi ! grimaçai-je.
— Oui, la politique ! Tu as raison. C’est la clé. La volonté politique, murmura-t-il.
Il se pencha par-dessus son accoudoir et tapota mon front avec son index, mais je ne
sentis aucun contact.
— Il y en a, là-dedans ! Très bon choix de la part d’Eo, se réjouit-il.
Je lui rendis son sourire. Je n’étais plus intimidée du tout.
— Je me demande bien ce qu’il fabrique d’ailleurs, celui-là ! maugréai-je. Tu le
connais depuis longtemps ?
— Non.
— Mais encore ? insistai-je.
— J’ai lu un rapport sur lui.
J’écarquillai les yeux.
— Un rapport ?
— Oui.
— Houlà, c’est space, ça !
— Oui, tu peux le dire.
— Et alors ? Qu’est-ce qu’il raconte ton rapport ?
Eh oui, je suis une curieuse de nature.
— Ça, c’est top secret.
— Ben voyons ! Tu es bien mystérieux tout d’un coup.
— Ça colle à mon personnage, n’est-ce pas ? s’exclama-t-il en tendant les bras.
— Ouais ! Le grand Black au crâne rasé dont on ne sait rien. Un peu stéréotypé, tu ne
trouves pas ?
— Mais la recette fonctionne toujours, non ? ajouta-t-il avec un clin d’œil.
Je repliai mes jambes contre moi et lovai mon menton entre mes genoux.
— Oui, tu as raison. Tu as titillé ma curiosité ! Tu analyses le jeu de façon
pragmatique, tu lis des dossiers sur les gens… Sur moi aussi, tu as eu droit à un
« rapport » ?
— Affirmatif.
J’accusai le coup un instant. L’Émissaire était décidément un homme plein de
surprises.
— Et alors ?
— Tu as un casier judiciaire vierge.
Je le regardai, de plus en plus stupéfaite.
— Tu as eu accès à mon casier ?
— Oui.
— Wow. T’as hacké les ordis de ma commune ?
Il s’étouffa.
— Non. Pas besoin d’en arriver là !
— Tu ne dois pas être n’importe qui alors !
— J’ai un statut un peu particulier, effectivement.
— Tu n’as pas vingt ans, alors.
— Non, je n’ai plus vingt ans.
— Trente ?
— Non plus, admit-il doucement.
— T’as plus de trente ans ?
— La curiosité est un bien vilain défaut, mademoiselle WaveRider.
— Et celui de lire le casier des autres ? Tu appelles ça comment, toi ?
— One point for you !
— Mais tu ne vas pas répondre à toutes mes questions.
Son sourire s’élargit.
— Tu as tout compris. Que cela ne nous empêche pas de continuer l’aventure.
— Non, de toute façon j’aime bien les mystères.
— Comme celui autour de ce Valens…
— Oui, soufflai-je. Sur lui aussi, tu as lu un rapport ?
— Non, pas encore. Devrais-je ?
— Je ne sais pas… mais je ne crois pas que ce soit un problème de sécurité
nationale !
L’Émissaire éclata de rire.
— Je suis ravi de te connaitre, Wave. Tu as cette fraicheur, cette intelligence et cet
humour qui me permettent de penser qu’ALE restera définitivement un jeu et non un
futur potentiel.
— Merci.
Les mots de L’Émissaire me réchauffèrent le cœur. Il me trouvait intelligente.
J’aimais de plus en plus ce compagnon.
Il se leva de son fauteuil.
— Dis… je commence à m’inquiéter pour Eo, fis-je.
— Tu as raison. Nous n’allons pas entrer dans ALE sans lui de toute façon.
— Oui, c’est sûr.
Pourtant, moi, je mourais d’envie d’y aller. J’avais quelqu’un à voir.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demandai-je.
— On rentre chacun chez soi. Peut-être nous aura-t-il laissé un message. Je te
propose que nous nous retrouvions demain, à la même heure.
— Non, demain je suis prise. J’ai un anniversaire.
Je me levai aussi et fis le tour de mon fauteuil.
— Oui, c’est vrai. J’avais oublié. Tu as bien raison de t’amuser !
L’Émissaire s’était rapproché de la porte coulissante. Il actionna le bouton de sortie.
Je ne bougeai pas. Il se retourna, hésita, puis me décocha un sourire éclatant. Il comprit
que je ne le suivrais pas.
— À dimanche, même heure ! me lança-t-il comme si de rien n’était.
— Oki. Et ne passe pas tout ton temps sur tes rapports, hein !
— Non, ne t’inquiète pas.
Je n’avais aucune envie de rentrer chez moi et plein de croustillantes raisons de
retrouver Valens.
Lorsque je me matérialisai, la nuit était tombée sur Naturralya. Une lune bien ronde
apportait tout juste l’éclairage artificiel dont j’avais besoin pour naviguer sans trop de
difficulté dans les alentours de la cité végétale.
Je dévalai la colline et scrutai le haut des arbres, à la recherche de mon compagnon
magique : celui qui apparaissait et disparaissait sans le vouloir ! Les branchages étaient
désespérément vides. Le chant des oiseaux qui les emplissait joyeusement ce matin
s’était tu. Par contre, le cri d’un hibou ou d’une chouette déchira le silence nocturne. Je
ne me sentis plus très à l’aise, soudain.
Je m’aventurai jusqu’à la cascade inversée. Toujours pas de trace de Valens. Où
pouvait-il bien se trouver, le bougre ? Je pris mon courage à deux mains et traversai
l’eau qui me congela les mollets. Ils auraient pu la chauffer, tout de même. J’oubliais
alors que mes sensations venaient en partie de mon imagination. Et dans ma tête, l’eau
ne pouvait être que glaciale en pleine nuit.
J’ouvris le petit portillon du parc aux trèfles à quatre feuilles et découvris Valens,
étendu sur le dos sur une chaise longue.
— Ben t’es là ? rouspétai-je d’un ton joyeux.
Il ne répondit pas. Je m’approchai et m’allongeai sur le second transat en bois.
— Je te cherchais, ajoutai-je, pleine d’espoir.
Valens resta silencieux.
— Dis-le si je te dérange.
— Chuuuut, murmura-t-il. Tais-toi et observe.
Je scrutai le ciel et vit passer une étoile filante. La petite boule glissa dans la nuit et
disparut aussi soudainement qu’elle était apparue.
— Tu contemples les étoiles ?
— Oui, c’est tout ce qui me reste, dit-il à voix basse.
Il semblait triste. Je restai silencieuse quelques instants. Après vingt-trois traversées
célestes, il ouvrit enfin la bouche.
— Qu’est-ce qu’on fait là ?
— Ben, on étudie les étoiles dans un jeu vidéo, blaguai-je.
— Je n’ai pas très envie de jouer, Lola si tu vois ce que je veux dire.
Son changement d’attitude me frappa, il sembla même que tout le décor gela
subitement. Je décochai un bref regard à son profil dont l’ombre se découpait sur le fond
étoilé. Il semblait grave et préoccupé, comme s’il avait longuement ressassé des idées
noires. N’était-il pas censé rester « endormi » pendant notre absence ?
— Eo n’est pas venu au rendez-vous, expliquai-je, alors avec L’Émissaire on a
décidé d’attendre dimanche.
— Dimanche, répéta Valens d’une voix atone. C’est quand, dimanche ?
— Après demain.
— Quoi ? s’étrangla-t-il en se relevant d’un bond. Vous n’allez pas revenir avant
quarante-huit heures ?
Je me redressai à mon tour.
— Euh… non. Enfin pas toute l’équipe. Mais moi je viendrai. Aussi souvent que
possible.
J’avais le sentiment d’être sur un terrain glissant.
— Y a un truc que j’ai loupé depuis ce matin ? me risquai-je.
La tête engoncée dans les épaules, mains au fond des poches, Valens jeta sur moi un
regard sombre.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Ben en résumé, ce matin tu étais « sympa » et ce soir j’ai comme l’impression que
tu vas bientôt mordre.
Il se rassit à califourchon sur son transat, face à moi.
— Tu n’as pas l’air de bien comprendre, Lola. Je suis coincé dans ce putain de jeu.
Ma mère doit être morte d’inquiétude et toi, tu te… balades… comme si de rien n’était.
Je suis comme dans une prison.
Moi aussi, je m’installai de façon à être bien face à lui.
— Dis, je n’y suis pour rien si t’es bloqué là-dedans, moi ! En plus, c’est ta théorie…
Qui me dit que c’est vrai ?
Il baissa la tête jusqu’à ce que son front touche le dossier de sa chaise longue. Je ne
voyais plus de lui que ses cheveux foncés.
— Tu ne vas pas recommencer ? souffla-t-il d’une voix étouffée.
— Recommencer quoi ?
Il se redressa. Ses yeux bleus transperçaient la nuit.
— À douter ! Je ne suis pas sûr que tu réalises dans quelle situation je me trouve.
— Ben si, justement. Je viens te voir pour pas que tu sois tout seul paumé dans le
noir et là, tu vas bientôt me le reprocher ! Je suis navrée, mais je ne te comprends pas.
Il baissa la tête. À la faveur de la lune, je vis les traits crispés de son avatar se
détendre. Un silence s’installa, des boules scintillantes rayaient toujours le ciel.
— Tu as raison, déclara-t-il d’une voix tranquille. Je suis désolé. Mais je suis inquiet.
Je ne pouvais décidément pas me mettre en colère contre lui.
— C’est moi qui suis désolée. Je ne voulais pas douter de toi, mais…
— Mais tu doutes quand même. C’est normal. À ta place, j’en penserais pas moins.
D’ailleurs à ta place, je ne serais pas ici. On dirait un vieux film pourri de sciencefiction. Tu devrais rentrer chez toi.
— Je te le répète, je ne doute pas de toi. Je pense sincèrement que tu as un problème
et j’aimerais pouvoir t’aider.
—…
Il se rallongea et scruta de nouveau les étoiles. J’observai la peau de son visage,
blanchie par la lune. J’aurais aimé pouvoir le toucher.
— C’était chouette, ce matin, confessai-je.
— Tu sais… ce matin… je crois que je me suis laissé un peu emporter. Je ne raconte
pas ma vie en général.
Mon cœur accéléra ses battements. Je pressentais qu’il allait faire marche arrière. Je
serrai les mâchoires.
— Tu es… enfin, tu vois ce que je veux dire…
Oui, je voyais. Il allait me sortir le couplet : « tu es gentille, mais ça s’arrête là. » Des
larmes brulantes me montèrent aux yeux.
— Je suis quoi ?
— Tu es sympa, joyeuse, pleine de vie. J’aime les moments que je passe en ta
compagnie. Mais tout cela me semble soudainement irréel. Ce qui au fond est vrai
puisque nous sommes dans une simulation, ironisa-t-il. Je n’ai aucune idée de la façon
de sortir de là. Et dans le cas, peu probable où j’y arrive, dehors ce sera forcément…
différent. Je vais retrouver mon ancienne vie, tout comme toi.
Voilà. J’avais gagné. Et Perdu. À ce jeu-là, j’étais imbattable. J’étais sympa, mais ça
s’arrêtait là. Déjà déçue de ce qu’il venait de dire, je ne répondis pas.
— Je ne voudrais pas que tu croies que…
Lucas était parti. Valens m’échappait aussi. C’était dans la logique des choses.
— Je vais suivre ton conseil et rentrer chez moi, balbutiai-je. Je n’aurai pas dû venir.
Je ravalai la boule de chagrin qui se formait dans ma gorge et me levai. Valens se
redressa aussitôt.
— Attends ! Je suis désolé si je t’ai blessée. Ce n’était pas dans mes intentions. Je
suis juste un peu perdu en ce moment. Dans d’autres circonstances…
— N’ajoute rien, le coupai-je. Je décode parfaitement. Je suis une grande fille. Léa,
retour dans la loge, s’il te plait.
Le médaillon scintilla. Je regardai Valens, incrédule, puis il disparut alors que je me
matérialisais dans la loge. Cette journée avait vraiment été merdique.
Chapitre 18
Samedi 5 juillet 2025
J’ôtai mon casque et le déposai sur ma table de chevet. J’apposai mon oreiller contre
le mur et m’appuyai dessus. Il ne faisait pas froid, pourtant je tirai ma couette pour la
remonter sur moi. Je m’enfonçai dans un cocon de douceur.
J’avais bien du mal à comprendre ce qui m’arrivait. Je me sentais seule.
J’attrapai Nono, mon vieil ourson jaune et blanc et tout bouloché, auquel il ne lui
restait plus qu’un œil. Il ne sentait pas très bon, mais il était trop volumineux pour entrer
dans la machine à laver. Il avait presque mon âge. Nous avions passé de nombreuses
nuits ensemble, lui blotti contre moi, ou l’inverse. Petite, il me protégeait des fantômes
et des monstres qui pouvaient surgir du dessous de mon lit. Désormais, j’étais trop
grande pour m’en séparer. Il était mon consolateur muet, sa présence m’apaisait. Je le
serrai contre moi.
L’absence avait creusé encore plus sa place dans ma vie. Même mes petits frères me
manquaient. Pas cool de rentrer chez soi et de constater que personne ne vous attend,
que personne n’a allumé la lumière, qu’il n’y a pas de cris stridents à l’autre bout du
couloir, que Mister John et Knut l’ours blanc sont restés dans leur panier. Ma mère ne
s’activait pas dans tous les sens et Luc n’était pas dans un coin en train de résoudre un
problème hautement non vital.
Toujours sans nouvelles de mon père, il me manquait aussi terriblement. J’avais eu le
sentiment qu’avec ALE j’aurais pu me rapprocher de lui, marcher dans ses pas, mais
ALE demeurait un monde d’illusions.
Lucas, devait filer comme l’éclair vers les belles plages espagnoles avec son ami
Marco. En ce moment, ils avalaient les kilomètres, heureux.
Et puis Valens.
Lui, il n’avalait rien du tout. Punaise, il avait bien failli me faire du mal, celui-là.
Non, je devais être honnête avec moi-même : il m’avait fait du mal.
Il m’avait rejetée, point barre.
Je sentis deux lourdes larmes grossir. Je clignai des yeux ; elles dévalèrent mes joues
et plop, tombèrent sur le crâne de Nono qui les absorba sans commentaire. Je devais me
lever et trouver un mouchoir avant de barbouiller Nono le fidèle. Je devais surtout
arrêter mes pleurnicheries de gamine gâtée. J’avais une famille que j’adorais et qui me
le rendait au centuple. J’avais des amis géniaux, aussi bien réels que virtuels. J’avais la
chance de pouvoir suivre une formation supérieure et j’avais un petit ami sexy, qui
s’assumait tout seul, qui n’était ni jaloux, ni radin, ni lourdingue, ni violent, ni obsédé.
Aujourd’hui absent, certes, mais nous avions été clairs dès le départ l’un avec l’autre :
pas de promesse, pas d’engagement, Carpe Diem. Lui était dans une phase de
développement professionnel, moi je me devais à mes études. Si nous n’étions que cent
personnes sur Terre, je serais probablement la plus comblée au monde, The Queen.
Un petit coup de positive attitude et j’aurai tout pour être heureuse… à condition de
ne pas avoir la tête d’une momie à l’anniversaire de Jan.
J’attrapai ma tablette pour lire mes e-mails. Toujours pas de news d’Eo. Cela
devenait carrément étrange. Jan confirmait l’horaire pour la fiesta, ainsi que l’itinéraire.
Je fermai ma boite à messages, calai ma tablette contre la tête à Nono et cherchai un
programme télé. Mes yeux me piquaient, mes paupières étaient lourdes, mais je luttais
malgré moi.
Ils arrivèrent de toutes parts, sirènes hurlantes. Wii, wii, wii. En quelques secondes,
j’étais cernée. Les uniformes bleus à flamme blanche sortirent précipitamment de leurs
véhicules.
Grésillant dans un hautparleur, une voix se fit entendre :
— Ceci n’est pas un exercice ! Veuillez évacuer les lieux de toute urgence !
Ce fut aussitôt le chaos autour de moi. Les enfants dans leurs poussettes se mirent à
brailler. Leurs mamans affolées avaient embrayé la vitesse d’urgence. Les marchands
illégaux replièrent leurs nappes et s’échappèrent comme des souris. Les alarmes des
magasins se déclenchèrent, accentuant la panique. Certains trouvèrent refuge dans
l’église.
Je restai là, stoïque, bousculée par la foule. J’avais envie de leur dire que ce n’était
qu’un jeu.
— Évacuez ! aboya un policier. Vous devez évacuer la zone ! Ne restez pas là !
— Euh…
— Dépêchez-vous ! C’est une alerte à la bombe, vous me comprenez ?
Il me débita le même discours en flamand, puis en anglais. Dora en masculin ! Je
tournai les yeux et vis Valérie courir.
Alors seulement, je percutai. Je n’étais plus dans ALE. L’alerte était bien réelle. Le
cataclysme débutait. Mon monde s’écroulait. L’enfer était sorti du jeu.
Je pressai mon sac contre moi et partis aussi loin que mes jambes pouvaient me
porter. Je contournai l’église, empruntai la ruelle qui menait sur le boulevard, m’arrêtai
brusquement, paumée dans la panique. Une déflagration retentit. La terre se mit à
trembler. Les vitres éclatèrent tout autour de moi. Les voitures se soulevèrent. Le
souffle me percuta dans le dos, me trainant sur quelques mètres avant que je heurte un
objet métallique planté dans le sol et que je m’effondre. La poussière envahit l’espace.
Je me protégeai le visage avec mes mains. Je tremblais.
— Non ! suppliai-je. Non ! Pas ici, s’il vous plait, pas ici !
Je me recroquevillai au pied de ce maudit poteau qui avait arrêté mon envol.
— Attentat ! hurlait-on autour de moi. C’est un attentat !
Je suffoquais. Mes oreilles bourdonnaient. Je ne voyais plus rien. Je bouffais de la
poussière. Léa sable. Léa Tornade. Léa rien du tout. Je n’étais pas dans le jeu.
J’entendais des pleurs autour de moi, des gens appelant au secours. Quasi aveugle, je
tentai de me relever. Une douleur effroyable me paralysa ; je retombai à terre. Je tâtai
ma jambe droite.
Je n’avais plus de jambe.
Mes yeux me piquaient. Je me frottai le visage avec l’intérieur de mon tee-shirt à la
va-vite. Lorsque je pus enfin les rouvrir, mon estomac se souleva. Ma jambe gisait à
côté de moi. Elle n’était plus connectée à mon corps. Je tendis le bras pour l’attraper, je
vomis instantanément.
— Mamaaaaan ! hurlai-je. Mamaaaan, viens m’aider !
Mon corps sursauta comme sous l’effet d’un électrochoc. J’étais tétanisée. Tous mes
muscles étaient contractés. J’avais le souffle court, mon cœur frappait fort. Nono gisait
sur le sol. Ils avaient tué Nono !
J’inspirai profondément comme si je remontai à la surface après une longue plongée
en apnée. Il me fallut plusieurs pulsations pour réaliser que c’était moi qui avais failli
tuer ma peluche et que j’étais bêtement tombée de mon lit au milieu d’un cauchemar !
Je frottai ma jambe, mes jambes. Elles étaient bien là. J’allais par contre récolter un
beau bleu sur le genou droit. Par chance, Nono avait amorti ma chute, je n’avais rien à
la tête. Qu’est-ce que j’avais eu la trouille ! Un attentat à l’Innovation de la rue Neuve ?
J’avais le cerveau en compote. Je me relevai, chancelante, puis récupérai ma tablette qui
susurrait des promos imbattables du style « attentat sur les prix des canapés en cuir ».
L’horloge de la cuisinière indiquait « 01:49 » en vert sur fond noir. Dans les films,
les minuteurs des bombes sont souvent rouge et noir, pensai-je. J’avalai un verre d’eau.
Des réminiscences de mon attentat flottaient encore dans ma tête. Les sirènes des
alarmes. Le nuage de fumée. Le gout de la poussière. Ma basket blanche au bout de ma
jambe arrachée. Un frisson me parcourut. Tellement d’images se bousculaient dans ma
tête ! Je devais me changer les idées.
De retour dans ma chambre, je trouvai enfin un message d’Eo dans ma boite mail.
Sorry Wave. J’ai eu un léger accrochage avec ma voiture. Tout va bien !
Mais le temps de faire les papiers et de rentrer, vous étiez partis. J’en ai
profité pour rendre une petite visite à qui tu sais… Il semblait mal à l’aise.
Qu’est-ce que tu lui as fait ?
On se voit dimanche, même heure XD.
Eo
Soulagée, je répondis immédiatement.
Un accident ?!!!! Grave !!! Heureuse que tu t’en sortes bien !
Moi ? Ai rien fait !!!! Il scrute les étoiles filantes… T’imagines le
scénario !!!!
@ dimanche ;-)
Kiss
Wave
J’éteignis ma tablette, rassurée, et retournai dans mon lit. J’attrapai mes deux jambes
et me mis en boule. Je me demandais ce que Valens avait bien pu raconter à Eo.
J’imaginai plusieurs scénarios avec des dialogues « entre mecs », tous aussi constructifs
les uns que les autres. Dans tous les cas, j’allais surement me faire chambrer par mon
ami. Au bout de trente minutes de tergiversation, je fus d’accord avec moi-même.
Valens était un con. J’avais un petit ami avec qui je me sentais bien ; Valens ne valait
pas la peine de tout gâcher. Sans être trop radicale, je décidai de l’aider « si possible »,
sinon tant pis. Sympa, mais pas idiote.
J’enfouis mon nez dans le cou de Nono. J’aurais préféré celui de Lucas. Je
m’endormis, déterminée.
Je me réveillai aux environs de quatorze heures, complètement cassée. Quelle
horreur, ce cauchemar ! Je me levai lamentablement et consultai mon GSM : deux
nouveaux messages.
Le premier de Valérie : Rendez-vous au magasin 18.30 vais me changer partons avec
Bruno kiss
Le second de Lucas : Bien arrivés. Je t’embrasse.
Pas très bavard, l’ami Lucas ! Bon, j’avais quelques heures à tuer avant de retrouver
ma copine. Je me préparai un thé et me lovai dans le canapé du salon. Il faisait un temps
magnifique, une bonne nouvelle pour le BBQ d’anniversaire de Jan.
Je profitai de l’après-midi pour faire un peu de rangement et surtout pour classer mes
papiers. J’étais plutôt bordélique sur ce plan. Je consultai mon compte bancaire : mes
économies fondaient comme la banquise et ça n’irait pas en s’arrangeant. Je n’allais pas
travailler pendant cet été. Je m’y étais prise trop tard et tous les jobs étudiants avaient
été raflés en quelques semaines, au tout début de l’année. Il faut dire que nous étions de
plus en plus nombreux à vouloir bosser et que les places étaient chères. De plus, je ne
bénéficiais d’aucun piston. Ma mère avait fait jouer sa carte dans son entreprise, l’an
passé, c’était au tour de quelqu’un d’autre cette fois-ci. Du côté de Luc, je n’avais pas
les compétences ; du côté de Lucas, j’avais refusé son aide. Je ne voulais pas de mon
petit ami pour patron, fallait pas mélanger les genres.
ALE restait ma seule option pour renflouer mes caisses ! C’était pas gagné.
À 18 h 30, je pointai mon nez devant la porte du magasin où travaillait Valérie. Elle
la franchit un quart d’heure plus tard, furieuse.
— Faut vraiment que j’aie besoin de fric ! cracha-t-elle en me rejoignant.
Je m’approchai pour l’embrasser, mais elle continua son monologue. Ma joue resta
suspendue dans les airs.
— Non seulement elle me lâche avec quinze minutes de retard, mais en plus elle ne
va pas me les payer. Elle est trop radine.
Valérie pointa son doigt vers moi ; je reculai.
— M’en fous. Lundi, je sors avec quinze minutes d’avance !
— T’as bien raison ! lançai-je, amusée.
Ses yeux pétillèrent subitement.
— Excuse-moi, c’est toi qui prends.
Enfin, elle sourit. Je tendis une seconde fois ma joue. Elle m’embrassa.
— Tirons-nous ! Et allons faire la fête.
Nous rentrâmes chez elle en métro. Bruno, son copain, nous attendait dans sa voiture
stationnée au pied de l’immeuble, la musique à fond.
Valérie lui fit signe de patienter encore dix minutes. Il opina du chef sans un mot.
Elle s’apprêta pendant que je lui racontais ma dernière conversation avec Valens,
sans toutefois lui préciser que ce dernier se croyait coincé dans le jeu. Ma copine ne
m’aurait plus jamais regardée comme avant. Lorsque nous rejoignîmes Bruno, il fumait
une clope tout en battant le rythme sur son volant. Valérie lui demanda de baisser le
son. Il grimaça, mais s’exécuta. Je pris place à l’arrière, repoussant des vêtements et les
restes de son lunch. Ça sentait la frite et la cigarette, mais je n’émis aucun commentaire.
Cela faisait partie des habitudes de Bruno, à croire qu’il vivait dans sa voiture. Il était
électricien, métier qui ne connaissait pas la crise, cependant Bruno n’éprouvait pas non
plus le besoin de se défoncer au travail. Il bossait via une agence intérim qui le
contactait en permanence, mais il n’acceptait les missions que lorsqu’il se trouvait à sec.
Il squattait une piaule au-dessus du garage de son oncle, à qui il rendait de petits
services de temps à autre en guise de loyer.
Je n’avais jamais compris ce qui « électrisait » Valérie chez Bruno, mais elle se
sentait bien en sa compagnie. L’ami de mon amie était donc devenu mon ami.
Nous arrivâmes vers 20 heures chez Jan. Il avait invité une bonne trentaine de
personnes. Seuls quelques visages m’étaient connus. Deux jeunes femmes s’activaient
dans la cuisine et finissaient de préparer des salades de tomates. Dehors, des petits
groupes discutaient, un verre à la main. L’avenir de l’Europe, cinéma, musique et la
dernière conquête de Jan, heureusement pour elle, absente.
Je m’accrochai au bras de Jan qui m’entraina, vers une bande de copains très enclins
à faire la fête. J’avais réellement envie de m’amuser. Le repas consommé au rythme des
cuissons se termina vers 23 heures, puis Jan fit péter les bouteilles de champagne. Il
fêtait ses vingt ans. L’ouverture de ses cadeaux fut un grand moment de rigolade. Son
cousin Pieter avait rempli un carton de déménagement de préservatifs dont chaque
pochette contenait un message détourné. La lecture qui s’ensuivit apporta son lot
d’éclats de rire et de commentaires en tous genres. Tee-shirts humoristiques et autres
gadgets ridicules complétèrent la panoplie. Notre cadeau, le gilet lumineux, était
vraiment très soft à côté des autres… jusqu’au moment où Jan entreprit de se
déshabiller pour le revêtir et courir presque nu dans le jardin de sa grand-mère.
Passé minuit, un inconnu s’improvisa DJ et nous invita à rentrer dans le garage
attenant à la maison que Jan avait tout spécialement décoré pour nous. Dans le fond
scintillait un panneau avec les mots have fun. Des tentures taguées recouvraient les murs
intérieurs et des faisceaux lumineux fusaient dans tous les sens. Le DJ monta le son et la
plupart des femmes suivirent le rythme alors que les hommes restèrent dehors. Ils
n’étaient pas très nombreux à vouloir danser. Je descendis d’une traite ma seconde flute
de champagne et m’élançai sur le dance floor, les bras en l’air, joyeuse. La musique
était géniale. Je ne décollai pas de la piste pendant plus d’une heure. Valérie vint me
rejoindre à plusieurs reprises et nous dansâmes ensemble. Je dus interrompre mes
déhanchements torrides, car la soif me tenaillait.
Je sortis à l’air frais et avalai à grandes gorgées un verre de soda.
— T’as vu le grand blond qui te reluque ? me souffla Valérie à l’oreille.
— Non, lequel ? demandai-je en me tournant.
— Punaise ! T’es pas discrète !
De l’autre côté de la table, clope au bec, un jeune homme me regardait fixement. Je
lui souris. Après tout, il n’y avait pas de mal à ça ! Il me rendit mon sourire, se leva
d’un mouvement souple, se dirigea vers nous, mais attrapa au passage une jeune femme
qu’il embrassa dans le cou.
— Gonflé, le type ! commenta Valérie.
— Ouais ! Je m’en fous ! Moi aussi, j’ai quelqu’un !
— Auquel des deux tu penses, là ?
— Ben, à Lucas, répondis-je.
Valérie sourit. Son hochement de tête confirmait qu’elle ne me croyait pas.
— D’accord, aux deux ! admis-je tout en déposant mon verre sur le coin de la table.
Elle me connaissait trop bien.
— Je ne fais rien de mal.
— Je n’ai pas dit le contraire. Je croyais que le poète t’avait plus ou moins jetée.
Je lui tirai la langue. Dans les faits, elle avait raison. Mais je ne voulais tout
simplement pas y croire. Je n’abandonnais jamais une partie sur un échec.
— Lucas est…
— Loin ! s’exclama-t-elle.
J’acquiesçai d’un clignement de paupières.
— Valens est…
— Mystérieux, souffla-t-elle.
J’écarquillai les yeux, mordis ma lèvre inférieure pour confirmer.
— Et Lola, reprit-elle en ricanant, aime le mystère pour pimenter sa banale petite vie
d’étudiante.
J’adorais mon amie. Elle éclata de rire, j’en fis de même.
— Mais bon, chuuut, pas la peine de le crier sur les toits, implorai-je.
— Moi, je suis muette comme une tombe.
Elle pinça son pouce et son index et les glissa sur sa bouche, comme pour fermer une
fermeture Éclair. Elle remua du popotin et se dirigea de nouveau vers le petit groupe qui
se déhanchait sur un rythme latino endiablant.
J’attrapai une nouvelle flute de champagne qui glissa dans ma gorge et me fit frémir.
Je devais soulager une envie pressante qui me tiraillait depuis un moment. Je rentrai
dans la maison en direction des toilettes. J’abaissai la poignée ; la porte était fermée à
clé. Je tendis l’oreille. L’endroit n’allait pas se libérer de sitôt : des bruits étouffés s’en
échappaient.
Je montai à l’étage, dans la salle de bain de la grand-mère. En sortant, je lus « Jan »
gravé sur un écriteau en bois collé sur la porte d’une chambre entrouverte. Je la poussai,
curieuse. Un trait de lumière venant du couloir éclaira le lit de Jan.
Posé dessus, son casque.
La tentation me tenaillait. La curiosité me tiraillait. Qu’est-ce que tu lui as fait ? avait
écrit Eo dans son e-mail. Qu’est-ce que Valens a bien pu lui raconter ? me demandai-je,
moi.
L’alcool me désinhibait. J’entrai dans la pièce, refermai doucement la porte,
m’allongeai sur le lit et glissai le casque sur ma tête.
Chapitre 19
Dimanche 6 juillet 2025
Je poussai la porte du restaurant Bagatelle alors qu’on me secouait comme un prunier
dans la réalité. Je me relevai et ôtai le casque de ma tête en grognant.
— Non ! Non ! Non !
Valérie était plantée devant moi, mains sur les hanches, les narines larges comme
des naseaux de vache laitière.
— Dis, tu penses pas que tu exagères un peu, là ? C’est l’anniversaire de Jan et tu te
tires pour rejoindre le poète !
Subitement aphone, voire muette, je poussai le bouton off du casque, reposai l’objet
de mon délit sur le lit, lissai la couette pour effacer l’empreinte coupable de mon corps
et affichai mon regard de cocker égaré mourant de faim depuis des semaines.
— Désolée, je n’ai pas pu résister, grimaçai-je, les babines pendantes
— Je vois. Faut que je lui dise deux mots à l’autre.
— Impossible, répondis-je avec un soupir. Tu ne peux pas entrer dans ALE.
— Ali ? C’est quoi ce truc ?
— Rien d’important.
— Alors, si ce n’est pas mortellement crucial, insista-t-elle, suis-moi ! La musique
déchire, l’ambiance est extra-géniale et la nuit ne fait que commencer. Ça te changera
les idées. Laisse-les un peu mariner, tous tes mecs. Il faut savoir se faire désirer dans la
vie.
S’il existait l’Oscar de la meilleure amie, un type sexy en or trônerait sur sa table de
chevet. Elle trouvait toujours les bons mots.
L’horloge de la voiture affichait quatre heures trente du matin quand Bruno et
Valérie me déposèrent en bas de chez moi. J’émergeai vers 16:00, la tête en vrac, mais
heureuse. Aucun cauchemar n’avait perturbé mon sommeil. Aucune question ne venait
bouleverser mon esprit. Je me sentais lourde, pâteuse, mais apaisée. J’avalai deux
comprimés effervescents pour faire redémarrer la machine.
Curieuse de découvrir la suite de notre tour du monde dans ALE j’arrivai la première
dans la loge. Lorsqu’Eo débarqua, je l’interrogeai illico sur son accident.
— Juste un peu de tôle froissée. Une nana, jolie de surcroit, sortait de sa place de
parking alors que j’arrivais. Elle n’avait pas mis son clignotant, je n’ai rien vu. Nous
avons rempli un constat et voilà.
L’Émissaire franchit la porte à son tour. Il échangea quelques mots avec Eo qui
recommença son blabla sur son pseudo-accident, puis il s’enquit de mon weekend.
Lentement, nous nous dirigeâmes vers le lecteur, prêts à partir.
En un clin d’œil, un nouveau décor s’offrit à nous. Nos trois avatars se tenaient
perchés sur le toit d’un building, au milieu de nombreux autres bâtiments.
— Où sommes-nous ? bafouillai-je aussitôt.
— Chez moi, répondit sobrement L’Émissaire.
Eo et moi nous retournâmes d’un coup dans sa direction.
— C’est où chez toi ? m’enquis-je alors.
— Étudie, me conseilla mon intrigant compagnon avec un signe de tête.
Je le suivis du regard et reconnus immédiatement le toit du Chrysler Building, puis
celui de l’Empire State Building. Nous étions en Amérique. Mieux ! Nous étions à New
York !
L’Émissaire nous observa un instant, puis éclata de rire. Eo et moi étions stupéfaits.
— Wouah ! Tu vis New York ?
J’étais en admiration devant ce grand Black. Son avatar était trop mortel, il lisait des
dossiers Top Secret et habitait New York, New York quoi ! Il était un vrai thriller à lui
tout seul.
— Pour le moment, oui. Sinon j’avais trop de décalage horaire avec vous.
Je le fixai scrupuleusement. Il détourna la tête vers Eo, j’en fis de même. Ce grand
dadais n’arrêtait pas de tourner en rond comme s’il montait la garde. Avec son pantalon
militaire, il jouait à la perfection au GI en pleine guerre.
— Mais que fais-tu ? demandai-je.
— Je guette l’ennemi. On ne sait pas de quel côté il va surgir.
— En haut du toit la tête en l’air ? ripostai-je.
— Ben oui, nous sommes très vulnérables, perchés ici sans abri.
Je haussai les épaules. Qu’est-ce qu’il pouvait m’agacer parfois ! Il jouait les petits
soldats alors qu’un homme de plus en plus énigmatique nous tenait compagnie.
— Je pensais que les équipes se trouvaient géographiquement très proches pour
éviter les problèmes de décalage horaire, déclara Eo sans se retourner, à mi-voix, et
soyons francs après la guerre.
— C’est peut-être le cas pour les autres, concéda L’Émissaire. Mais je voulais
« voyager » avec toi.
Eo fit volteface, comme s’il n’y avait soudainement plus de danger. Je le soupçonnai
d’être tout à coup plus intéressé par la conversation et par notre compagnon, si taiseux
habituellement.
— Avec moi ? demanda-t-il illico, piqué au vif.
— Oui.
Il s’approcha de L’Émissaire comme une mouche d’un fruit bien mûr.
— Pour quelle raison ?
Le New-Yorkais hésita un instant. Eo me fit des signes de la main, comme à l’armée,
pour que je veille sur nos arrières. Il ne manquait pas d’air ! Je m’exécutai néanmoins
en marmonnant.
— Une de mes relations, déclara enfin L’Émissaire, Akoyo.
— Akoyo ? articula Eo. THE Akoyo ? Celui qui a gagné WOP ?
— Oui, celui-là même. Lui n’était pas libre et comme il te connaissait sur la Toile et
qu’il me fallait un partenaire, il m’a tout de suite dit : « Demande Eo ».
Le Eo en question était sur le cul. Moi aussi. Je stoppai mon tour de garde. Le
mystérieux Black en avait après mon pote.
— Mais… bredouilla Eo, circonspect.
— Il te respecte énormément. Tu as été un parfait adversaire, m’a-t-il assuré.
L’avatar d’Eo n’avait pas bougé, mais l’homme qui se cachait derrière devait avoir
grandi de cinq centimètres, peut-être même dix tellement cette reconnaissance devait le
rendre fier.
— Attends ! se ressaisit-il. Y a un truc que je ne pige pas. C’est parce que tu as
demandé à jouer avec moi que j’ai été invité au test ?
— Affirmatif. Et comme tu te trouvais en Allemagne, je suis venu m’installer ici,
temporairement.
Il avait un train de retard sur les infos mon pote. Il devait être très étonné.
— De mon côté j’ai dû signer un document de confidentialité juste pour une
conversation, ironisa Eo. Après avoir accepté, on m’informa que l’on voulait me
convier à tester un jeu et une interface, mais que, d’une : je devrais de nouveau signer
un contrat de confidentialité, de deux : nous serions trois dans la même équipe dont un
des équipiers serait imposé. Par contre, je pouvais choisir le troisième, mais celui-ci ou
celle-là, ajouta-t-il en me regardant, ne devait avoir aucun lien avec le monde du jeu
vidéo, ni la politique, ni la presse enfin aucun secteur sensible.
Devant toutes ces révélations un bref silence s’instaura entre nous, je voyais mes
deux compagnons d’un autre œil. Voilà qui rajoutait du piment à la sauce.
Toujours perchés sur le toit plat de l’immeuble, je me penchai au bord en effectuant
le tour des lieux et découvris avec stupeur que le bas de la ville de New York était
devenu Venise. Les immenses tours de verre et de béton avaient les fondations qui
baignaient dans l’eau. Juchée sur la cime de cette forêt moderne, le panorama qui
s’offrait à moi était surréaliste. Ces géants de verre, stoïques, se miraient dans une mer
calme alors que les rayons du soleil éclatant se reflétaient sur les centaines de vitres,
nous enrobant d’un voile scintillant.
J’observai le grand Black et je crus lire, sur son visage figé, de la tristesse. New York
aussi avait succombé et pour notre compagnon américain, le choc devait être important.
Et comme cela n’arrive pas qu’aux autres, je me demandai : si New York avait coulé,
qu’était-il advenu de Bruxelles ? J’espérais qu’ALE me donnerait l’occasion de le
savoir.
— Tu ne t’attendais pas à ça ! releva Eo à l’intention de L’Émissaire.
— New York City et plus précisément le sud de Manhattan, se trouve sur la liste des
villes qui risquent des difficultés si la montée des eaux s’avère réelle. Je dois bien
t’avouer que le vivre de cette manière est une expérience fascinante. Mais ils n’ont
probablement pas pris en compte les derniers investissements prévus pour éviter cette
situation.
— Ha ! fis-je, le corps toujours penché vers le bas.
— Le budget a été voté. Je suppose que leur scénario date des débuts du projet ALE.
En cinq ans, on…
— Cinq ans !
J’avais joint mon cri d’exclamation à celui d’Eo.
— Oups ! dit L’Émissaire.
— Le projet existe depuis cinq ans ? répéta Eo abasourdi.
— Oui.
— Cela fait quoi, quelques mois que je suis informé, claqua Eo.
— Comment se fait-il que tu en saches autant ? demandai-je au grand Black en me
relevant.
— Il est préférable que tu n’en saches rien.
— Ha bon, et pourquoi ? ripostai-je.
— C’est pour mieux vous protéger, s’amusa-t-il avec un large sourire qui découvrit
toutes ses dents.
J’attrapai Eo par la taille et déclarai :
— Tu trouves vraiment qu’on ressemble au Petit Chaperon rouge ?
— Tu me prends pour le grand méchant loup ?
Je lui adressai un sourire éblouissant, qui voulait dire « crache le morceau, mec ! ».
— J’adore, Wave.
Comme pour couper court à notre conversation semi-sérieuse, la flèche orange se
dessina, alléluia, et pointa vers le bas.
— Vous permettez ? demanda le New-Yorkais, le regard tourné vers le ciel.
— Fais-toi plaisir, man, répondit Eo.
L’Émissaire se rapprocha de moi. Je lui tendis le médaillon, il me remercia d’un clin
d’œil. Il se jucha sur le rebord et dans un même mouvement, parfaitement synchrone, il
se transforma en rapace et s’envola. Pendant un court instant, Eo et moi le regardâmes
s’éloigner jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière l’Empire State Building.
— Il n’est pas là, notre ami, remarqua Eo en se retournant vers moi.
— Nous n’avons pas besoin de lui.
— Faudra que tu me racontes ce qui s’est passé lors de votre dernière rencontre, dit-il
avec malice pour me taquiner.
— Rien. Il ne s’est rien passé.
— Ben lui il était perturbé le garçon.
— Ça lui fait les pieds, répliquai-je.
Après tout, il m’avait blessée.
— Quand je l’ai trouvé dans Naturralya, il se défoulait au katana contre cinq
adversaires en même temps. Il maitrise grave.
J’en tremblais.
— Heureusement que tu n’étais pas avec moi, ajouta-t-il, rieur.
— Et pourquoi ?
— Il était torse nu.
— On y va ? demandai-je, arborant le sourire le plus hypocrite en stock dans mon
esprit.
Eo s’en amusa puis exécuta un tour sur lui-même.
— Tu es prête pour de nouvelles sensations fortes ?
Je le dévisageai, suspicieuse. Il tendit le bras vers un câble fixé en haut d’une tourelle
métallique, sur notre toit. Je lorgnai le bazar et blêmis. Eo m’afficha son air idiot.
— Tu ne veux tout de même pas qu’on passe par là pour descendre.
— Mais si, regarde.
Il suivit la trajectoire du câble avec son bras. Je découvris alors que ce dernier avait
un point d’attache sur un bâtiment en contrebas.
— Ils nous ont dessiné un parcours d’aventure dans New York, s’extasia Eo.
J’adore ! Allez viens, on va jouer.
Nous grimpâmes sur la tourelle, chacun de notre côté. Arrivée à son sommet, je
remarquai une seule et unique poulie. Eo s’approcha de moi, en parfait équilibriste, et se
planta à cinq centimètres de mon corps, comme en attente. Je levai la tête pour mieux le
voir.
— Je ne pensais pas qu’un jour tu viendrais dans mes bras, déclara-t-il.
— Comment ça, dans tes bras ?
— Ben, tu vas devoir t’accrocher à moi, ma belle.
Je fis non de la tête. Il fit oui de la sienne.
— Allez hop, grimpe !
Il s’abaissa légèrement, passa une de ses mains sous mes fesses et me souleva. Je
sentis alors son buste contre le mien. Jamais je n’aurais cru cela possible un jour.
Il me jeta un coup d’œil tout sourire.
— Oui, je sais… je ne te mérite pas.
Cramponnée comme un bébé singe à sa mère, je tenais Eo de toutes mes forces. Il
pivota sur lui-même, attrapa la poulie des deux mains.
— T’es bien accrochée ?
Je grognai dans son cou.
— C’est partiiiii !
Mon cœur se souleva alors que les bras d’Eo se détendirent. Je sentis immédiatement
l’air glisser sur mon dos. J’avais trop la trouille. Serrer fort, serrer fort, commandai-je
comme un disque rayé dans ma tête. Eo, lui, criait de joie. J’avais horreur de ces
moments où je ne maitrisais rien.
— Attention ! déclara-t-il soudain. On va atterrir ! Prête pour un roulé-boulé ?
— Nooooon, m’étranglai-je.
— Trooop taaaaard !
Eo lâcha la poulie et me serra très fort à son tour. Nous roulâmes sur deux ou trois
mètres avant de percuter quelque chose de très dur qui me fit rompre mon étreinte et
hurler à la mort. J’avais les pieds, les bras, le dos en compote. Lorsque je me redressai
douloureusement sur un coude, je découvris Eo étendu, membres écartés.
— Wow, ça déchire, dit-il en se relevant lentement. J’ai l’impression d’être en mille
morceaux.
Je gardai le silence, meurtrie.
— Ça va, toi ? s’enquit-il alors.
— J’ai l’impression qu’on m’a prise pour un punching-ball, gargouillai-je.
— Ouais, ils ont augmenté le niveau de sensation.
— Merde ! Ils pourraient prévenir ! On n’est pas des chiens !
Eo étendit ses membres. S’il n’avait pas été un avatar, je suis certaine que toutes ses
articulations auraient craqué d’un coup.
— On fait le tour et on cherche comment descendre encore d’un cran, ordonna-t-il.
Il y eut une nouvelle tourelle et une nouvelle poulie. Puis des échelles auxquelles il
manquait des barreaux, des grues instables, des rebords larges comme mon petit doigt
de pied, des échafaudages pas entièrement montés. Misère ! Le vrai parcours qui essaie
de vous tuer. Nous enchainâmes ainsi les cascades, toutes plus périlleuses les unes que
les autres, mais par chance pas trop douloureuses. Au point d’arrivée, sur la terre ferme,
nous étions fort éloignés de notre point de départ. À mon sens, bien plus au nord, là où
la ville avait les pieds au sec.
— Yo man, t’es dans les environs ? interrogea Eo en scrutant le ciel.
Pourvu qu’Eo ne rajoute pas son « man » ringard à toutes ses phrases, pensai-je
soudainement. Ce n’est pas ça l’intégration.
— Oui, Eo. Et vous, la descente n’a pas été trop dure ?
— Nous sommes arrivés en bas sans mal, indiqua-t-il d’un ton rassurant.
— À Central Park ?
— Tu vois un parc, toi ? me demanda Eo qui tournait sur lui-même.
Je répondis « non » de la tête.
— Il y a bien une grande place, mais pas de parc, annonça Eo.
— Oui, désolé, je parlais du Central Park actuel. Dans ALE, il n’y a plus d’arbres ici,
d’après ce que j’observe d’en haut. J’arrive !
Nous étudiâmes ce qui restait donc de son parc. Une esplanade en bitume jonchée de
papiers et cartons, ponctuée par les fameuses bouches d’égout fumantes que l’on voyait
de nos jours dans les films. Seuls de larges panneaux d’affichage scintillants, comme les
derniers vestiges de la ville aux cent-mille lumières, trônaient dans ce capharnaüm.
Autour de chaque tableau, des IA semblaient lire. Nous approchâmes et identifiâmes des
centaines d’offres d’emploi… de trente minutes, chacune renouvelable ! Le record du
contrat à durée déterminée.
Dans un claquement d’ailes, L’Émissaire vint nous rejoindre.
— Alors ? l’interrogea Eo.
— C’est stupéfiant, tout le bas de la ville se trouve sous l’eau. Cela fait froid dans le
dos. Cet endroit aussi, ajouta-t-il, amer. Et vous, qu’avez-vous découvert ?
— Eh bien, welcome in USA ! s’exclama Eo en déployant ses bras. Si nous avons
atterri ici, ce n’est pas par hasard. À priori, nous devons dégoter un job, conclut-il en
désignant les panneaux d’affichage électroniques.
L’Émissaire éclata de rire.
— Aaah, je reconnais bien là mon pays. Travailleurs, les Américains.
— Et pollueurs, ajoutai-je en pointant à mon tour les déchets qui jonchaient le sol.
L’Émissaire grimaça.
— OK, reprit-il, qu’est-ce qu’on nous propose ?
Il lut attentivement quelques annonces ; Eo et moi l’imitâmes à notre tour.
— Il y a des jobs plus rémunérés que d’autres, commenta-t-il.
— À ton avis, ils vont nous donner de l’argent pour de vrai ? demandai-je.
— J’en doute, dit Eo. Enfin, cet argent virtuel doit avoir une utilité quelconque. Il
nous faut juste trouver quoi.
L’Émissaire avait joint ses mains devant sa bouche. Il étudiait la chose. Il se déplaça
de panneau en panneau, hyper concentré. Il prenait cette mission très au sérieux, comme
d’habitude.
— Nous devons découvrir l’objectif de tout ceci, marmonna-t-il.
— Le plus important est de gagner un max, déclarai-je en cognant mon poing dans
ma paume.
— Je n’en suis pas si sûr, balbutia Eo, il doit y avoir un piège quelque part. Ce serait
trop simple.
L’Émissaire le regarda de ses yeux brillants. Un sourire se dessina sur son visage.
— Que savons-nous faire ? questionna-t-il à haute voix.
— Euh, je suis toujours à l’école, moi.
Les deux garçons se retournèrent vers moi, amusés.
— On va te dénicher quelque chose dans tes cordes, me taquina Eo.
À mon tour, je lus les annonces. Il y avait vraiment de tout. Vendeuse ? Bof. Top
Model ? Pas équipée pour. Infirmière ? Pas compétente. Prof ? Beurk.
— De toute façon, nous devrions trouver un travail d’équipe, observai-je.
De nouveau, les deux garçons me fixèrent.
— Ben quoi ? On forme une équipe, non ?
— Oui, Wave, t’as peut-être pas tort.
Un panneau d’affichage plus volumineux et plus scintillant que les autres attira mon
regard. Je m’en approchai. Un nombre aussi long qu’un bus clignotait.
— Venez voir.
Mes compagnons me rejoignirent.
— Regardez. Ces chiffres affichent la population de la ville.
— Elle décroit, fit remarquer L’Émissaire après un bref instant.
— C’est illogique, protesta Eo. New York ne fait que grandir.
— Ce n’est plus le cas, rectifiai-je
Ils s’entreregardèrent et se fendirent d’un sourire en coin.
— C’est ça ! déclarèrent-ils à l’unisson.
— C’est quoi, quoi ? demandai-je, n’y comprenant rien.
— Notre mission, m’expliqua L’Émissaire. Nous devons réhabiliter la ville pour
qu’elle ne perde plus ses habitants.
— Nous avons le pourquoi, mais pas encore le comment, marmonna Eo en
ébouriffant ses cheveux blancs. Qu’est-ce qui les pousse à déserter ?
— T’as vu dans quoi ils vivent ? m’exclamai-je. Vu d’en haut, c’est magnifique,
mais vu d’en bas, bof ! L’eau a dû rendre de nombreux bâtiments insalubres, les
sociétés ont dû partir, les gens ont dû se retrouver sans emploi. Pas de boulot, pas
d’argent. Alors, tu te tires ! Rien de plus logique. Enfin, faut-il encore pouvoir partir,
ajoutai-je avec un regard pour les IA autour de nous.
Les deux garçons me lorgnaient, interloqués.
— Je ne suis peut-être qu’une petite étudiante, mais je ne suis pas complètement
débile. Mon analyse est sans doute simpliste, mais parfois on cherche à faire trop
compliqué… non ?
— Wave, il faudrait plus de jeunes comme toi, déclara solennellement L’Émissaire.
— Pour le moment, je suis toute seule, pourras-tu t’en contenter ?
— Certainement. Tu es parfaite. Nous devons redynamiser New York ! commanda-til.
— Comment on s’y prend ? demandai-je.
— Y a une annonce pour réparer les pompes de relevage, enchaina Eo. Tout doit être
contrôlé par informatique, cela doit rentrer dans mes cordes.
Je consultai à nouveau les offres d’emploi.
— Pour ma part, je vais faire agent d’entretien, décidai-je.
— Hein ? s’étonna Eo.
— Avec l’aide du médaillon, je peux ramasser toutes les ordures des rues et assainir
la ville ! expliquai-je, déterminée.
— Excellent, déclara L’Émissaire. Si vous remettez la machine en route, moi je vais
la promouvoir cette ville.
Trop cool, j’étais tout d’un coup surexcitée par ce nouveau challenge.
— OK, comment procédons-nous ?
Eo toucha le job qu’il souhaitait avec son doigt. L’annonce s’agrandit, changea de
couleur et afficha :
Félicitation, vous avez décroché un travail.
Veuillez vous rendre dans le bâtiment vert.
Nous regardâmes autour de nous et découvrîmes qu’une tour clignotait maintenant en
vert. L’Émissaire et moi fîmes de même et reçûmes nos instructions. Je récupérai le
médaillon.
— Prêts à bosser dur ? demanda Eo.
— Bien sûr !
— Alors, le temps d’aller jusqu’à notre point de rendez-vous, d’exécuter notre tâche
et de revenir ici… disons rendez-vous dans trois quarts d’heure ?
J’observai mes compagnons s’éloignant et pris la direction de mon point
d’information. Arrivée dans mon gratte-ciel, qui clignotait en bleu, je découvris sur une
carte des installations d’incinération. C’était un bon début. Je sortis et invoquai Léa
tornade.
Mon avatar se désagrégea et, tel un aspirateur géant, je ramassai dans mon tourbillon
tout ce qui trainait au sol. Je quadrillai ainsi quelques-unes des avenues les plus célèbres
de la ville. Je descendis sur Broadway, remontai par Madison Avenue, contournai le
parc et repartis sur Central Park West, puis plongeai tout droit sur la 8 e. Plus je
naviguais, plus mon tourbillon grossissait. Pas de doute, on allait donner un nom à ma
super tornade ! J’apportais mon lot de détritus à l’incinérateur le plus proche dès que
mon tourbillon était trop chargé.
Au bout d’une demi-heure d’efforts intenses, je me dirigeai vers le parc et attendis
mes compagnons. Le décompte s’affichait toujours en grand, cependant les chiffres
dégringolaient plus lentement. D’un commun accord et sans autre choix, nous
repartîmes pour trente minutes de labeur supplémentaire. Eo avait encore de quoi
s’occuper avec les pompes. Comme j’avais nettoyé une bonne partie du haut de la ville,
je décidai de faire du jardinage. En m’arrêtant sur Time Square, je découvris que
L’Émissaire était devenu agent immobilier et avait mixé ses pubs pour la ville avec
celles pour les logements. Toujours grâce à Léa, je fis sauter le béton et le bitume qui
recouvraient les places d’autrefois. Comme par magie, les plantes et les arbres se
développèrent instantanément.
J’eus alors une petite pensée pour mon ami digital gardener. Il ne nous avait pas
rejoints. Serait-il fier de mes espaces verts ?
Je naviguais dans tous les quartiers encore accessibles. Dans le bas de la ville, l’eau
s’agitait et dessinait des vagues, une marée descendante. Ça, c’était l’œuvre des pompes
d’Eo. Nous étions sur la bonne voie.
Lorsque je retrouvai pour la seconde fois mes amis d’aventure, le décompte était
figé. Plus personne ne quittait la ville. Nous étions très heureux et prêts à fournir un
effort supplémentaire malgré la fatigue qui commençait à se faire sentir de mon côté.
Mais trop fière, je ne dis rien.
À notre troisième rendez-vous, l’indice de population était reparti à la hausse.
Léa se matérialisa devant nous.
— Bravo, vous avez redonné vie à la ville.
— Et qu’est-ce qu’on gagne avec ça, demanda immédiatement Eo ?
— Regarde sur ton compte Eo, répondit la gamine comme si elle s’adressait à un
enfant. Tout y est.
Elle écarta trois doigts et continua :
— Trois possibilités s’offrent à vous. Vous pouvez conserver vos revenus et les
utiliser plus tard dans Naturralya. Ou alors, vous pouvez faire fructifier votre capital en
bourse. Sinon, vous pouvez acheter une borne de sauvegarde et repartir dans votre loge.
Il vous en coutera la totalité de vos gains.
Eo manqua de s’étouffer.
— On ne peut pas acheter des options pour le jeu ?
— Non, répondit laconiquement la gamine.
— Mais dans tous les jeux tu peux acheter des armes, des packs énergie, des packs
santé, lista-t-il avec vigueur, t’achètes ce que tu veux. On a de la tune.
Eo avait-il fondu les plombs ? Léa se positionna devant lui et le regarda droit dans
les yeux. Ça fout la pétoche, une gamine qui vous mitraille avec ses yeux marron.
— Si le client n’est pas content, il peut toujours aller voir ailleurs.
Eo demeura de marbre, la bouche ouverte, comme une gargouille.
— Y a-t-il une borne dans la ville ? s’enquit L’Émissaire pour calmer le jeu.
— Affirmatif.
J’affichai mentalement mon portefeuille virtuel, j’avais gagné 9 $. En d’autres
termes : rien !
Léa se tourna vers moi, elle tendait dans sa main un mouchoir.
— Ce n’est pas grave, tu sais. Même si tu ne feras pas mieux la prochaine fois, car il
n’y aura pas de prochaine fois, précisa-t-elle les traits déformés par une tristesse
simulée, mais l’important c’est de participer.
Abasourdie par son insolence, je n’eus pas le temps de répliquer qu’elle ajouta :
— Veux-tu placer ton argent en bourse ? Tu gagneras peut-être de quoi t’acheter un
paquet de biscuit en promo.
— Non répondis-je, la tête haute. Je souhaiterais faire un don. Tu ne sais
probablement pas que ce sont souvent les plus pauvres qui se serrent le plus la ceinture
et sont les plus généreux envers les autres. Penses-tu pouvoir arranger cela ? la défiai-je.
Son avatar vacilla. Et toc ! Je venais de lui clouer le bec.
— J’ajoute mes gains à ceux de Wave, lança Eo challengeant à son tour le système.
En tant qu’ingénieur technicien, il était plus riche avec trois-cent-trente dollars.
— Et moi les miens, termina l’Américain.
Trois-cent-cinquante-mille dollars s’ajoutèrent à la cagnotte totale.
— Attends ! m’exclamai-je. Je voulais juste donner une petite leçon à Léa.
— Nous sommes une équipe, Wave. Tu as pris une décision et je te suis. No
problem.
— Parfait, reprit la petite. Je verse vos gains à l’association de réhabilitation de la
ville.
Oh, oh, j’avais perdu l’occasion de me taire, la morveuse avait trouvé une solution.
Le tableau d’affichage volant disparut. Mon portefeuille virtuel indiqua 0 $. Nous
revoilà fauchés comme les blés.
La gamine souffla dans ses joues comme un gosse qui s’ennuie. Elle attendait nos
instructions.
— Il ne nous reste plus qu’à trouver la borne, fit remarquer Eo, la tête en l’air,
scrutant tous les immeubles.
— Moi, si j’avais inventé ce jeu, je sais où je la mettrais, déclarai-je.
— Ah bon ?
— C’est symbolique, mais je trouve cela rigolo.
— À quoi penses-tu ? s’enquit L’Émissaire.
— À la statue pardi !
— Quoi ? La statue de la Liberté ?
— Oui.
— Ce serait trop simple, répliqua Eo.
— Faut pas toujours chercher midi à quatorze heures, rétorquai-je.
— Léa médaillon ! ordonna subitement le métamorphe.
La petite fille s’exécuta sur-le-champ et le médaillon glissa vers lui. Il se transforma
en mouette et se dirigea vers la légendaire statue en battant des ailes.
— Je vais vérifier !
Eo et moi prîmes la même direction, mais à pied. Les mots de mon père
m’effleurèrent l’esprit. Comme Lady Liberty, je me tourne vers l’Europe et pense à toi.
— Wave, tu es fantastique ! ricana L’Émissaire quelques instants plus tard dans mon
casque.
Je sautai de joie. J’avais eu raison. Eo passa un bras autour de ma taille et me colla
un gros bisou sur la joue.
— Je suis tellement fier de toi.
— Heureusement que tu m’as choisie, n’est-ce pas ?
— J’ai toujours su que tu serais une équipière de premier choix.
Lorsque nous montâmes à bord d’un bateau, nous mîmes à profit le temps du voyage
pour observer en silence le panorama, j’aperçus sur le rivage qui s’éloignait un homme
debout au bord de l’embarcadère, manteau au vent. Trop tard. Il était arrivé bien trop
tard. Mon cœur se serra.
Chapitre 20
Lundi 7 juillet 2025
De retour dans la loge, Léa se matérialisa sur la scène.
— Comme vous avez pu le constater, le niveau de sensation est monté d’un cran.
— Avant de vous laisser continuer, je dois vous demander de compléter ce
formulaire. La petite tendit les bras en avant, donnant une impulsion invisible, et un
carré blanc de la taille d’une feuille A4 se dessina devant chacun de nous.
— Vous pouvez le remplir aujourd’hui ou lors de votre prochaine venue. Veuillez
noter que ceci a un caractère obligatoire et vous prendra une bonne heure.
Crevée de ma fiesta chez Jan, je n’avais pas envie de me farcir un questionnaire à
cette heure de la nuit. Je me levai et annonçai que je le complèterais plus tard ; le
document suivit le mouvement. Toujours en lévitation, il reculait lorsque j’avançais et
avançait lorsque je reculais. Les garçons, tout aussi étonnés que moi, s’éclaffèrent.
— La paperasse, on n’y échappe pas !
— Te faudra-t-il le mode d’emploi Eo ? l’interrogea notre clé d’un air innocent.
— Ça ira Léa, mais comment écris-tu « petite peste » déjà ?
La gamine leva les yeux au ciel, claqua des doigts et les mots « gros bêta »
s’inscrivirent au-dessus de sa tête.
— À ton service, répondit-elle.
Stupéfaite par cet échange si humain, j’observai la scène avec curiosité.
L’Émissaire tendit le bras et toucha le document comme s’il s’agissait d’un écran
tactile. En réaction, le formulaire se rapprocha. Eo l’imita et se concentra à son tour. Je
n’allais pas me laisser démonter par un bout de papier virtuel, pot de colle de surcroit !
Je me dirigeai vers la sortie, précédée par mon questionnaire personnel. Je le regardai de
haut comme pour lui faire comprendre que j’étais encore le chef.
Je franchis la porte, le papier volant se désintégra. RIP, gros naze !
Je déposai mon casque sur son support et me passai le visage sous l’eau fraiche. Je ne
souffrais pas que des yeux. Mon corps tout entier se plaignait. J’examinai mes bras, mes
coudes et mes genoux. Rien. Pas un bleu, pas une trace, pourtant le roulé-boulé avec Eo
n’avait pas été une partie de plaisir. Je me regardai dans le miroir de la salle de bain,
inquiète. Quelles pouvaient bien être les conséquences de mes souffrances physiques
d’ALE dans la réalité ? Ils avaient trouvé le moyen de me faire croire que j’avais mal.
N’étaient-ils pas en train de manipuler mon cerveau ? Cette question existentielle resta
en suspens, j’avais trop besoin de dormir. J’en discuterais avec Eo. Plus tard.
La sonnette de l’appartement me réveilla en plein milieu d’un rêve dont les détails
m’échappaient, mais où je me sentais bien. Qui diable pouvait bien venir me déranger ?
Je ne bougeai pas, l’indésirable allait passer son chemin. Le second coup de sonnette me
fit douter, la mélodie de mon GSM confirma. L’individu posté en bas avait la ferme
intention de me voir.
Je regardai le petit écran de mon téléphone. Un nom s’afficha : Mamie. Je décrochai
immédiatement.
— Allo Mamie ? bredouillai-je d’une voix caverneuse.
— Qui veux-tu que ce soit d’autre ? La fée clochette ?
— Euh…
— T’as pas l’air bien réveillée.
— Tu viens de me sortir du lit, grognai-je.
— Comment ça ? T’as oublié que nous devions manger ensemble ?
— Oh punaise, oui ! C’est aujourd’hui ? T’es sure ?
— Évidemment que je suis sure. Je suis en bas de chez toi !
Comme si sa présence devant la porte était une preuve.
— Tu veux qu’on reporte notre lunch ?
— Non, non, surtout pas. Je suis vraiment désolée, mamie. Écoute, va au restaurant,
je m’habille et je te rejoins là-bas.
Un long quart d’heure plus tard, je prenais place face à ma grand-mère maternelle à
la terrasse du Central, sous le grand auvent bleu à l’abri du soleil brulant. Elle me colla
un gros bisou bruyant, comme s’y adonnent toutes les grands-mères, et me sourit en
ajustant ses lunettes. Son visage resplendissait de joie de vivre.
— Tu as la tête en vrac, ma petite chérie.
Mamie et ses expressions pas de son âge ! À 67 ans, elle bossait vingt heures par
semaine comme surveillante dans une cantine scolaire. De par cette activité, elle avait
appris à parler un langage adapté à la population, comme elle disait.
Ma grand-mère ne partirait en pension qu’à 74 ans, bien que depuis 2020, l’âge légal
du départ à la retraite était à 70 ans. Mais avec son job à mi-temps depuis un an, elle
devrait travailler encore sept ans pour acquérir l’intégralité de ses droits puisqu’elle
n’avait bénéficié ni de l’allègement pour la pénibilité des tâches ni de celui pour les
femmes ayant eu au moins deux enfants.
— Tu as des ennuis ? s’inquiéta-t-elle.
— Non, pas vraiment.
— Tu as des soucis de cœur ?
— Ne m’en parle pas ! Il est parti en vacances.
— Sans toi ?
— Oui.
— Étrange, ce garçon. Si ton grand-père était parti en vacances sans moi, je lui
aurais…
Elle déplia sa serviette et l’installa avec délicatesse sur ses genoux. Un doux souvenir
de papy devait occuper ses pensées, car elle ne disait plus rien, tout à coup. Je la
regardai, en attente.
— Je ne sais pas trop ce que je lui aurais infligé, reprit-elle enfin, mais de toute
façon, jamais cette idée ne lui aurait traversé l’esprit.
— C’était une autre génération, une autre époque, commentai-je en haussant les
épaules.
— Oui, tu dois avoir raison. Ce n’est pas bien grave, tu as surement de quoi
t’occuper. Donne-moi des nouvelles de la tribu.
Je lui racontai le départ en vacances de mes parents et l’informai de ma réussite
scolaire. Son regard s’égaya. Nous discutâmes tout en dégustant notre salade. Patiente et
attentive, elle attendait que j’aborde le sujet, comme à chacune de nos rencontres.
— Je n’ai pas de nouvelles.
— Mais tout de même, souffla-t-elle, on ne disparait pas comme ça, sans rien dire.
Je baissai les yeux sur mon assiette.
— Je suis désolée, ma petite chérie, que ton père te fasse souffrir comme ça. Plus j’y
réfléchis, plus je trouve cela étrange. Il a dû lui arriver quelque chose de grave.
Mon cœur se serra. J’avalai une gorgée d’eau ; elle eut du mal à descendre.
— Je ne sais pas, mamie. S’il avait eu un accident, nous aurions tout de même été
prévenus, non ?
— Oui, normalement oui, fit-elle en rajustant machinalement ses lunettes.
— Ben alors ?
— Ben alors, reprit-elle, il a accessoirement perdu la mémoire ou on n’a pas pu…
Elle s’interrompit brusquement et me regarda de ses yeux soudain tristes. Je savais ce
qu’elle imaginait. Mon père était hypothétiquement décédé et personne n’avait pu
l’identifier. Pire encore, personne n’avait pu retrouver son corps. Comme il voyageait
en permanence, peut-être faisait-il partie des victimes du dernier tsunami en Asie ou du
tremblement de terre de San Francisco. Moi aussi, j’avais envisagé ces scénarios. Ma
seule certitude, c’est qu’il ne comptait pas parmi les morts des deux crashs d’avions
d’avril et mai dernier puisque son nom n’était pas sur la liste des passagers.
— Il faut garder espoir, ajouta-t-elle finalement. Il doit y avoir une explication
rationnelle à cette situation.
Elle leva le bras et demanda l’addition. Au moment de payer, elle sortit un petit
billet, comme elle disait, pour mes bons résultats. Je pris l’argent et l’embrassai de bon
cœur.
Nous fîmes une courte balade, puis elle récupéra sa voiture et s’en retourna chez elle.
Je téléphonai à ma mère, mais tombai sur son répondeur. Je lui laissai un message
pour lui donner des nouvelles de mamie et de moi par la même occasion.
Cette conversation avec ma grand-mère m’avait fait mal au cœur, j’avais envie de me
rapprocher de mon père. Je pris le livret numéro 5 et m’installai sur le balcon, à côté des
pieds de tomates de Luc qui poussaient à vue d’œil.
New York City est une ville magique. Tu sais que je ne suis pas vraiment
amoureux des mégalopoles, mais je dois admettre que celle-ci est hors du
commun. Bruxelles à côté est un petit village. J’ai voulu visiter le
Guggenheim, mais l’exposition temporaire portait sur des cadavres
d’animaux en décomposition. Ils prêtent un masque à l’entrée, car l’odeur
est insoutenable à ce qu’on raconte. J’ai préféré rebrousser chemin.
Étrange, cette vision de l’art, n’est-ce pas ? Maintenant, je suis aux pieds de
la statue de la Liberté. Comme Lady Liberty, je me tourne vers l’Europe et
pense à toi. Tu me manques. Je sais que je ne suis pas très moderne dans
mon mode de communication, mais lorsque je t’écris dans mes petits
carnets, je me sens proche de toi. J’ai vu tes dernières photos sur ton blog.
Jolie coiffure . Tu es très belle, ma fille. Je suis très fier. Lorsque je serai
de retour en Europe, nous ne manquerons pas de rattraper tout ce temps
que tu crois perdu. Fais-moi confiance.
Je t’aime très fort.
Papa.
Je passe par le Texas pour rejoindre la côte ouest des USA. Ils sont
incroyables, ces Américains ! Savais-tu que les cow-boys ont troqué les
chevaux pour des hélicoptères ? Oui, oui, tu lis bien, des hélicoptères !
C’est avec ces engins qu’ils rassemblent leurs troupeaux, chapeau sur la
tête, les pieds sur les palonniers, le manche dans une main. Hi ! Ha ! Il
parait que c’est ainsi depuis longtemps. J’étais même pas au courant… J’ai
beaucoup souffert de la chaleur et surtout du manque de verdure. Il faut
dire que des millions de bœufs parqués sur des hectares et des hectares ont
eu raison des herbes folles. Là aussi, il parait que ça fait longtemps que les
plantes ont disparu. Ici, il pousse beaucoup de choses, mais plus d’herbe.
Je levai un instant les yeux. La ville non plus n’avait pas laissé beaucoup de place à
la verdure, sauf dans notre commune, grâce au parc roi Baudouin. J’inspirai l’air chaud
de l’été dont l’indice de pollution était de 6 : médiocre sur une échelle de 10, très
médiocre. Bouffer de la poussière ne me tentait pas plus que ça, pourvu qu’ALE ne
m’emmène pas là-bas. Je passai quelques paragraphes sur le périple de mon père et
m’arrêtai sur le passage concernant le Grand Canyon.
Ma petite Lola. Je me dois de partager avec toi ce grand moment de
solitude et de bien-être. Je suis au bord du Grand Canyon. Comment
t’expliquer ce que je ressens ? Cette brèche immense, creusée par l’eau et le
temps, est magnifique. Magnifique par sa taille gigantesque, magnifique par
les couleurs de chaque strate de roche, magnifique par ce ciel qui se couvre
au loin et devient menaçant alors que moi je suis en plein soleil. Ce rideau
qui s’avance vers moi en grondant est époustouflant. Notre Terre a de belles
balafres, des marques d’anciens combats. Tu vas trouver cela idiot, mais je
trouve que cela lui va à ravir et fait son petit charme. Bientôt, je serai sur la
côte ouest des USA, puis je remonterai vers le nord pour aller à la
rencontre du Canada.
Je pense à toi.
Ton père qui t’aime.
Je déposai mon livret au sol et fermai les yeux. Ma famille me manquait
terriblement.
Mon GSM vibra, très à propos. Jan m’invitait à le rejoindre sur une terrasse pour
prendre un verre et profiter du beau temps. Je chassai immédiatement mes idées noires
et me dépêchai de retrouver mon ami. Jan était d’humeur joyeuse. Il me raconta dans le
détail les dix heures qui lui furent nécessaires pour remettre en état le jardin et le garage
de sa grand-mère après sa soirée d’anniversaire, malgré notre coup de main. Il
m’annonça dans la foulée qu’il avait rompu avec sa copine. Je me sentis peinée pour lui,
mais il m’assura que dès le départ il s’agissait d’une erreur de casting.
Jan, c’était le copain le plus simple qu’il m’était donné de connaitre. Ses parents
avaient divorcé lorsqu’il était encore un bébé : il avait grandi dans deux foyers à la fois
et ne s’en était jamais formalisé. Il avait une demi-sœur du côté de sa mère et un demifrère du côté de son père. Il n’était pas un excellent élève, mais se maintenait au-dessus
de la moyenne, comme moi.
Vers 17 heures, nous nous installâmes sur une nouvelle terrasse, place du Sablon, et
grignotâmes une assiette de dégustation. Tomates cerise, boules de mozzarella et de
melon, tranches de jambon, beignets de calamars : top méga trop bon ! À la fermeture
des magasins, Valérie vint nous rejoindre et nous commandâmes une seconde tournée,
au plus grand plaisir de mon estomac. Valérie semblait épuisée. Son « job d’esclave »,
comme elle l’appelait, lui pesait. Le cocktail fait maison que lui recommanda Jan lui
redonna tout de suite des couleurs.
Valérie me demanda des nouvelles de Lucas. Je haussai les épaules en guise de
réponse.
— Et l’autre ? dit-elle malicieusement.
Jan me regarda, surpris. Je me raclai la gorge.
— L’autre ? fis-je innocemment.
— Tu sors avec deux types en même temps ? s’étonna Jan.
— Non, non, n’écoute pas ce qu’elle raconte, ripostai-je.
Valérie me donna un coup de pied sous la table. Je grimaçai. Jan s’en amusa, puis
enchaina :
— Comment fais-tu pour avoir deux mecs et te pointer seule à ma fête ?
— Oui, comment t’y prends-tu ? renchérit Valérie.
— Je ne mélange pas les genres, lançai-je, orgueilleuse.
— Oooh ! s’indignèrent-ils en chœur.
— Excuse-nous d’exister, ajouta ma copine la traitresse, tout sourire.
— D’abord, je ne sors pas avec deux mecs, mais un seul. Lucas était absent ce soir-là
et je n’ai pas besoin de lui pour m’amuser avec mes amis, conclus-je d’un hochement de
tête déterminé.
Par chance, le GSM de Valérie sonna. Bruno. Elle lui indiqua où nous nous trouvions
pour qu’il puisse nous rejoindre. Cela mit fin à la conversation sur ma vie amoureuse,
j’en fus soulagée. Je n’avais pas envie de dévoiler à Jan que de l’autre, je n’en
connaissais que son avatar.
Lorsque Bruno me déposa à une station de métro, il était déjà 21 h 15. Je devais me
dépêcher de rentrer pour ne pas manquer mon rendez-vous virtuel.
À mon arrivée dans la loge, mon formulaire se matérialisa devant moi.
— Merde ! m’exclamai-je.
Les deux garçons se retournèrent dans ma direction.
— Bravo Wave, soupira Eo.
J’étais dépitée. Quelle fille nulle je pouvais être ! J’avais complètement zappé cette
histoire.
L’Émissaire, en grand sage, se tut. Il m’observait.
— Écoute, reprit Eo, tu n’auras qu’à nous rejoindre lorsque tu auras terminé.
— Quoi ? m’étranglai-je. Vous allez y aller sans moi ?
— Tu en as pour une bonne heure, dit-il en pointant du menton mon formulaire
volant.
— Putain, j’ai trop les boules ! me lâchai-je en l’absence de mes petits frères.
Alors que je m’agitais, le document virtuel suivait inlassablement mes mouvements,
comme un insecte habile. J’avais toujours eu horreur de la paperasse, mais c’était bien
la première fois que j’avais envie d’étrangler une feuille de mes mains.
— Ne perdons pas plus de temps, déclara Eo en s’approchant du lecteur de carte.
Complète-le et rejoins-nous.
Le chef avait parlé !
L’Émissaire, quant à lui, demeura muet comme une carpe, mais son silence en disait
long. De mauvaise grâce, je m’installai dans mon fauteuil et lus la première phrase sans
un regard pour les avatars de mes compagnons qui disparaissaient.
Toutes les missions étaient reprises les unes à la suite des autres. Pour chacune
d’elles, il y avait des questions sur mon expérience, mon ressenti, mes attentes, mon
pouvoir, la qualité des sensations, des images, des scénarios, les incidences d’ALE dans
ma vie quotidienne… Tout y passait. Tout était décortiqué, évalué, passé au crible.
Tout, sauf la présence de Valens.
Je me demandai pourquoi on nous laissait continuer alors que nous recevions une
aide « extérieure » en quelque sorte. A moins que chaque team bénéficiait d’un
accompagnement.
Je me repris à douter de Valens, il m’avait blessée et je ne lui pardonnais pas. Pas
encore.
L’espace d’un instant, je me montai la tête. Je me dis que nous avions tous été
trompés, que c’était bien beau leurs formulaires bourrés de questions innocentes, mais
qu’en réalité Big Brother nous observait de l’intérieur sous la forme d’une assistance
personnalisée (et envoutante), nommée : Digital Gardener Manager.
Une part de moi n’y croyait pas vraiment. C’était trop absurde. Pourquoi nous
aurait-on fait croire qu’il y avait un personnage coincé dans le jeu ? Quel était l’intérêt
de cette histoire à dormir debout ?
La vérité, c’est que j’avais peur de faire confiance à cet homme. Je me sentais déjà
un peu trahie et je craignais de l’être encore. Mon imagination s’était enflammée, à mon
insu, sans avoir été réciproque.
Une fois rempli, le questionnaire se désintégra. Je me levai, soulagée d’en avoir fini
avec toute cette intrusion virtuelle.
Dès que mon avatar se matérialisa, une chaleur me gifla sur tout le corps. J’avais
expérimenté « le chaud » dans ALE : le désert d’Afrique, la tiédeur de Naturralya, le
soleil brésilien. Mais rien ne m’avait préparée à ça. Cette chaleur-là n’était pas une
sensation : c’était une souffrance. Devant moi un rideau de feu embrasait l’horizon. Je
ne voyais rien d’autre que des flammes qui se convulsaient de la terre au ciel. La fumée
me brulait la peau, le nez, les yeux. Je suffoquai.
— Eo ! appelai-je en me protégeant le visage de mes bras.
Je recrachai virtuellement mes poumons. Aveuglée, je ne savais pas où me diriger et
surtout, j’avais peur. Non pas peur de perdre la partie : c’était une panique irrationnelle,
un instinct beaucoup plus primitif. Je me concentrai et tentai de me calmer. Ce jeu me
manipule, je ne crains rien, me raisonnai-je, c’est une illusion.
— Eo ! criai-je encore.
Au milieu de cet enfer de feu et de fumée, une silhouette surgit, m’attrapa par le bras
et m’entraina au loin.
— Cours !
C’était Valens. Il me tirait avec une telle force que j’éprouvais du mal à avancer au
même rythme que lui.
— Où sont les autres ? demandai-je, haletante.
— De l’autre côté.
— Comment ça, de l’autre côté ?
J’étais complètement paumée. Autour de nous, je ne voyais que des arbres
transformés en torches géantes.
— Arrête de parler, concentre-toi et suis-moi.
Le craquement des flammes, que j’avais toujours trouvées si plaisantes dans une
cheminée, m’horrifiait ici. Un vent puissant faisait pleuvoir des braises qui me piquaient
la peau comme des aiguilles.
— Il y a un lac plus loin ! m’annonça Valens. Nous allons le traverser.
Lorsque nous arrivâmes au bord du lac, Valens n’hésita pas une seconde et
m’entraina avec lui dans un formidable plongeon. Toute la magie d’ALE opéra. Je
sentis l’eau virtuelle me rafraichir comme une claque, j’eus l’impression soudaine de
revivre. Valens me lâcha la main pour que nous puissions nager, une petite barque
semblait nous attendre à une vingtaine de mètres du rivage. Valens y grimpa en premier,
puis il m’aida à m’extirper de l’eau. Les vêtements de mon avatar séchèrent comme s’ils
n’avaient jamais été mouillés. La chaleur, plus supportable ici, je respirai enfin.
Choquée, je contemplais l’incendie qui enflammait la ligne d’horizon. Lorsque je me
tournai vers Valens j’eus un mouvement de recul. Les yeux de son avatar étaient
devenus noirs comme de l’encre. Ils me regardaient durement.
— Peux-tu m’expliquer ce que tu fais là ?
— Euh…
— T’as perdu la tête, ou quoi ?
Il était en colère comme je ne l’avais jamais vu.
— Mais…
— Où est-ce que tu te crois ?
Je ne comprenais rien à la situation. Il empoigna nerveusement les rames et s’agita
avec force pour nous ramener de l’autre côté du lac.
— Tu ne devais pas être là, rugit-il.
— Arrête ! Mais qu’est-ce que je t’ai fait, bordel ? Pourquoi tu m’agresses ?
Il serra les mâchoires et donna deux grands coups de rame à la surface de l’eau. La
barque fit un quart de tour, se mit à tanguer ; je m’accrochai aux rebords, la haine dans
les yeux.
— Regarde ! Mais regarde ! insista-t-il lâchant les rames de rage.
Je me tournai et vis les flammes qui léchaient le lac, aussi hautes que des immeubles.
Je n’osais pas l’admettre, mais j’en tremblais encore.
— C’est toi qui es devenu fou, rétorquai-je. Ce n’est qu’un jeu, je te le rappelle. Dans
le pire des cas, je fais un reset et voilà.
— « Et voilà », « et voilà »… c’est tout ce que tu as comme réponse ? gronda-t-il.
Il récupéra les rames qui flottaient autour de nous et se réinstalla face à moi.
Ou Valens avait fondu les plombs ou j’hallucinais.
Je demeurai muette et marmonnai dans mon coin. Sa réaction me semblait tellement
disproportionnée qu’il me foutait trop les boules. Sans raison. Encore un mot de travers,
et je me jetais à l’eau. Je préférais effectuer le reste du chemin à la nage plutôt que
devoir supporter les sautes d’humeur de monsieur.
Il dut sentir que j’étais sur le point de faire une connerie. Il baissa la tête, ferma ses
paupières et lorsqu’il me regarda de nouveau, ses yeux étaient redevenus bleus. Il arrêta
ses mouvements de rame et se pencha en avant.
— Je suis désolé. Je n’aurais pas dû m’emporter.
— Tu rames ou je dois m’en occuper ? répliquai-je. Je ne suis pas certaine d’avoir
envie de passer toute la nuit dans cette barque avec toi.
Ma réponse dut le surprendre. Il inclina la tête sur le côté et esquissa un sourire. Il se
redressa et agita de nouveau les bras.
— Je suis désolé, Lola. Cette séquence de jeu est difficilement supportable. Je
voulais vous prévenir à New York, mais...
— Tu es arrivé trop tard.
Il resta silencieux quelques secondes. J’essayai de retrouver mon calme. Je
n’entendais ni Eo ni L’Émissaire dans mon casque. J’espérais qu’ils n’avaient pas
ordonné un reset en me laissant seule ici.
— Lorsque j’ai compris que tu t’étais matérialisée, j’ai paniqué…
— Tu as paniqué ? lançai-je en sourcillant. Eh bien, il ne manquait plus que ça. Tu es
mieux placé que moi pour savoir que tout ceci n’est qu’illusion.
— Tu as raison, mais c’est tellement réaliste. Certaines séquences sont plus
éprouvantes… j’ai eu peur…
Il se tut et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour jauger la distance à
parcourir. Dans mon dos, les flammes s’en donnaient à cœur joie ; devant moi, les
roches grises aux lignes arrondies invitaient à la détente. Plus loin, je pouvais admirer
des conifères géants encore parés de leur habit vert.
— Tu as eu peur de quoi ? le relançai-je, un ton en dessous.
— S’il t’a… s’il vous arrivait quelque chose, reprit-il, tu comprends ?
— Non, je suis désolée, je ne te comprends pas. Précise ta pensée.
Son avatar se gonfla, comme s’il prenait une grande inspiration. Il planta ses yeux
dans les miens.
— Ma petite sœur Léa est décédée dans un incendie.
Temps mort.
Mon cerveau explosa.
Mon cœur manqua une pulsation. Même deux.
Mon corps cessa de respirer.
Dans mon lit, je me pliai comme si deux grandes mains tordaient, pour mieux
l’essorer, ma cage thoracique au point de la briser sous la douleur.
Valens resta statique, en attente de ma réaction. Moi j’étais paralysée, j’avais besoin
d’une bouffée d’air frais.
— Léa ? bégayai-je au bout d’un silence qui me sembla durer toute une vie.
— Oui, Léa, répéta-t-il sur un ton monocorde. Vous avez hérité de ma clé. Léa est la
représentation de ma sœur.
« Je suis désolée » fut la seule chose que je réussis à prononcer tant le choc me
consumait. Les visages de Hugo et Thomas m’envahirent. J’imaginai une scène atroce
où mes deux petits frères, mes amours, mes anges, mes merveilles, hurlaient à la mort et
finissaient en cendres. J’eus un haut-le-cœur. Ma vision se troubla. J’étais déconcentrée,
mon environnement devint flou.
Mon corps allongé dans le lit reprit inconsciemment le dessus. Je serrai les poings,
sentis mes ongles entrer dans ma chair. Mon flux sanguin s’anima. La vie circulait de
nouveau en moi.
— Je sais, ajouta-t-il en hésitant, ce n’est pas très malin. Mais nous pouvions
personnaliser notre clé. Ce que j’ai fait. Elle m’accompagne d’une certaine façon…
enfin elle m’accompagnait avant que vous n’arriviez dans ALE.
Il se tut un instant et rama doucement. J’avais des dizaines de questions à lui poser
sur sa sœur que je ne posai pas, évidemment. Le clapotis de l’eau me ramena à
l’essentiel. Je me trouvais dans un jeu avec un homme perdu, blessé, qui avait cette
caractéristique déplacée de m’attirer sans que je puisse me l’expliquer.
Il me sourit. Savait-il seulement l’effet qu’un seul de ses sourires me faisait ?
— Lorsque tu as appelé Eo à ton arrivée, nous étions en mouvement. La simulation
t’a matérialisée au plus près, mais de l’autre côté du rideau de flammes. Comme je ne
crains pas la douleur, j’ai traversé et j’ai paniqué. J’ai perdu de vue que nous étions dans
une simulation. Cette simulation est devenue ma réalité, et le feu… c’est plus trop mon
truc.
— Mais tu as quand même traversé les flammes, ajoutai-je à mi-voix, le regard
s’égarant sur l’horizon.
Longtemps, nous glissâmes sur l’eau. Au loin, la ligne de feu et les panaches de
fumée se reflétaient dans le lac comme dans un miroir. Cet enfer me paraissait irréel vu
depuis notre paisible petite barque.
Toute ma colère était retombée, pourtant je n’arrivais pas à lâcher mon air grognon.
La faute aux gènes XY.
— Tu n’avais pas besoin de t’énerver sur moi.
— Eo m’avait dit que tu te trouvais en sécurité dans votre loge, s’expliqua Valens,
alors tu n’imagines pas ma surprise lorsque je t’ai entendue…
Ses mains se resserrèrent autour du manche des rames.
— Rien que le fait d’entrer dans ALE te fait prendre un risque…
Je souris à l’idée de me sentir importante à ses yeux.
Je devais prendre ce risque. J’opérai un retrait stratégique en m’enfermant dans le
silence. Nous approchâmes d’un petit ponton. Valens m’aida à débarquer. De gros
rochers ronds émergeaient de l’eau qui semblait pure tant elle était transparente.
Lorsque je relevai la tête vers la rive, je fus stupéfaite par la taille de certains arbres. Je
me demandai si Valens n’avait pas un peu abusé de la fonction étirement en plantant ces
géants. Leur tronc de couleur rougeâtre resplendissait sous les rayons du soleil. Très
beau boulot.
— Où sommes-nous ?
— En Californie, dans le Yosemite Park.
Il se tourna vers le côté enflammé de la forêt. Il devait d’autant plus souffrir que cette
séquence du jeu détruisait tout son travail. J’observais la scène en silence.
— Pourquoi certains arbres ne brulent-ils pas ?
— Ce sont des séquoias géants. Leur écorce épaisse et fibreuse, elle les protège du
feu. C’est pour cette raison que certains arbres ne sont pas centenaires, mais millénaires.
— N’empêche, ce spectacle est horrible.
— Le pire est à venir. Le manque d’eau a entrainé un conflit dans cette partie du
pays.
— Ils ont osé ? Une guerre civile aux USA ?
— Oui. Lorsque le peuple n’a plus son petit confort et souffre d’un retour en arrière,
il se révolte.
Je tiquai. Valens s’expliqua.
— Lorsqu’il suffisait de tourner un robinet pour obtenir de l’eau, tout le monde s’en
servait sans compter. En 2100, l’eau est devenue rare. Avec le réchauffement
climatique, cette région s’est asséchée tandis que les besoins augmentaient. De plus, les
rivières ont été privatisées, et la Californie s’est retrouvée assoiffée. La guerre de l’eau a
éclaté. C’est la version d’ALE, conclut-il.
Il se tourna de nouveau vers le parc en flammes. Je restai en attente de la suite de
l’histoire, puis il revint vers moi.
— Le point de sauvegarde se situe dans la forêt plus au sud, me signala-t-il en
pointant la cime des arbres. Nous devons retrouver les autres.
— Et le conflit ? demandai-je.
— Tu veux régler le conflit ?
— Nous sommes ici pour obtenir des points, pas pour passer bêtement d’une
sauvegarde à l’autre.
Valens sembla déstabilisé par ma remarque.
— Quelque chose ne va pas ? m’étonnai-je.
— Désolé, grimaça-t-il. Mais plus vous restez longtemps dans ce jeu, plus vous
prenez de risques.
— Plus nous prenons de risques, plus nous avons de chances de gagner, argumentaije.
— Je crains surtout que vous vous retrouviez piégés comme moi.
Un silence s’installa. Une heure plus tôt, j’avais envisagé l’éventualité qu’il soit une
taupe en train de nous observer, voire de nous manipuler, alors qu’en fait il s’inquiétait
pour nous. Pour moi. Pourquoi avais-je attribué des pensées machiavéliques à cet être
numérique qui avait des réactions si humaines ? La confiance, me répondis-je en moimême. Je n’avais pas su lui faire confiance. J’avais profité de son aide tout en
alimentant le doute sur ses objectifs.
— Si nous ne venions plus, qu’adviendrait-il de toi ? murmurai-je.
Il baissa la tête.
— Je n’en sais rien. Je ne sais déjà pas comment je peux encore être en vie.
Je me rapprochai de lui pour chercher son regard. Plus que quelques centimètres
nous séparaient et mon corps, mon véritable corps, en prenait douloureusement
conscience.
— Tu n’aimes pas notre compagnie ? demandai-je doucement.
— Mais si, voyons. C’est juste que…
Je le sentis troublé.
— Regarde, nous venons et repartons sans difficulté, dis-je pour essayer de le
rassurer.
— C’était aussi mon cas.
— Peut-être. Entretemps, les choses ont changé. Je ne sais pas pourquoi ni comment,
mais tout fonctionne correctement pour nous. Et pour ma part, j’ai très envie de gagner
la partie.
Valentin me dévisagea d’un air déconcerté, mais je n’ajoutai rien. Mes motivations,
c’était quelque chose de privé, ça ne le concernait pas. Pas encore, rectifiai-je
mentalement. Je songeai à ma conversation avec mamie, aux carnets de mon père, aux
tsunamis et aux crashs d’avion, à ce silence qui n’avait que trop duré. Je dois gagner la
partie, me répétai-je, plus résolue que jamais. Pour l’argent. Pour papa.
— Aide-nous à avancer, je t’en prie ! Je pense aussi que nous devrions nous
retrouver dans Naturralya et comprendre pourquoi tu es là et comment t’en sortir.
— Ah, je vous ai enfin trouvés !
C’était la voix de L’Émissaire. Je regardai autour de moi, mais ne vis personne.
Soudain, un aigle vint se poser sur un des piliers du ponton et, en un claquement d’ailes,
le grand Black se matérialisa.
— L’Émissaire ! m’exclamai-je. Je suis tellement soulagée ! À un moment j’ai cru
que vous étiez partis sans moi.
— N’aie pas de crainte, Wave. Nous formons une équipe, on ne laisse aucun soldat
derrière, dit-il d’un air sérieux suivi d’un sourire charmeur.
— Je vous ai appelés, mais personne ne m’a répondu.
— C’est normal, intervint Valens. Pour ajouter une touche de réalisme, certaines
séquences prennent en compte l’environnement. Ici, avec le feu et la distance qui nous
séparait, les communications ont été coupées. À cet instant, Eo ne nous capte pas non
plus.
— Mais toi, tu m’as entendue, répliquai-je.
— J’ai à peine perçu ta voix. Les flammes nous couraient derrière et j’étais en retrait.
Ils ne pouvaient pas se permettre de s’arrêter et de faire demi-tour. Moi oui.
— Eo est à l’abri, derrière des rochers, plus au nord, annonça L’Émissaire. As-tu une
idée du chemin à prendre pour le rejoindre ?
Valens s’accorda un instant de réflexion.
— Nous sommes tout proches d’une zone stratégique. Tu dois le retrouver et,
ensemble, vous devrez contourner les flammes par le sud. Dès que nous serons sortis de
la forêt, les réjouissances vont réellement commencer. Une sorte de guerre civile.
— Quoi ?
L’Émissaire était interloqué, ce qui m’arracha un petit sourire. Cette expression
n’était pas courante sur ce grand avatar impassible. Valens lui répéta ce qu’il m’avait
expliqué un peu plus tôt.
— Ce scénario est peu probable, commenta L’Émissaire. Les Américains sont, non
seulement solidaires, mais ils ont montré à maintes reprises qu’ils étaient aussi à la
disposition des autres peuples. Ils ne vont pas se faire la guerre.
Cet élan patriotique me fit chaud au cœur, car il restait simple et prudent avec son
« peu probable ». Il paraissait conscient que les paramètres qu’il prenait en compte
étaient ceux de 2025 et que forcément en 2100 les choses pourraient avoir changé, mais
en quelques mots il avait pris soin de nous rappeler ce que son pays était capable de
faire.
L’Émissaire reçut de Valens des coordonnées pour nous retrouver tous les quatre,
puis il repartit dans les airs.
Lorsque nous arrivâmes à la lisère de la forêt, nous découvrîmes ce que Valens
voulait dire par « zone de guerre ». Des mitraillettes à visée laser surplombaient un
barrage et tiraient sur tout ce qui bougeait. Je vis deux roquettes sortir d’un des miradors
et venir pulvériser un mini char qui venait de décharger tout ce qu’il avait dans le
ventre. Ça pétait de tous les côtés. Planqués derrière un arbre, Eo, Valens et L’Émissaire
échangeaient des infos pour mettre en place une stratégie. De mon côté, je scrutais des
machines qui longeaient la paroi grise du barrage. Il ne me fallut pas longtemps pour
comprendre qu’il s’agissait de robots réparateurs. À chaque impact, à chaque fissure,
l’un dans eux s’avançait et re-cimentait l’édifice. Cette efficacité m’arracha un sourire.
De part et d’autre du mur de béton, une grille gigantesque empêchait l’accès latéral à ce
qui devait être une rivière ou un fleuve. Je n’imaginais pas qu’un jour on puisse
manquer d’eau au point de tuer ses compatriotes.
Valens donna le signal et nous entraina plus au sud, dans une bourgade qui était
selon lui l’avant-poste des Californiens. Ainsi, nous possèderions toutes les
informations.
Après une longue marche, nous nous retrouvâmes sur la place principale : elle était
en pleine effervescence. Le contraste me stupéfia. Sur une scène, des gens vêtus comme
des touristes portaient des chapeaux de paille colorés qu’ils agitaient comme lors d’un
spectacle folklorique. Chapeau sur la tête, chapeau dans la main gauche, puis dans la
main droite, chapeau remué, chapeau renversé, et tout cela devant d’autres personnages
avec des jerricanes. Planté entre deux poteaux, un panneau numérique affichait des
chiffres qui ne cessaient de changer.
— C’est la bourse de l’eau, dit Valens.
— Le waterstreet, ne put s’empêcher d’ironiser Eo.
L’Émissaire resta scotché, observant la scène avec curiosité.
— Intéressant, n’est-ce pas ? commenta Valens en se tournant vers lui.
Ce dernier hocha la tête puis, après de longues minutes de réflexion, il partagea avec
nous sa théorie pour résoudre le problème. Je ne sais pas où il alla chercher ses idées,
mais il entreprit de faire un discours devant la population. Jamais je n’avais envisagé
que cet homme, si taiseux à l’ordinaire, puisse se présenter devant cette foule et tenter
de la faire changer d’avis.
Lorsqu’il monta sur l’estrade, il se tenait droit comme la justice. Il arbora un sourire
confiant et agita les bras pour faire taire le brouhaha. Je ne sais par quel miracle il y
réussit, mais son charisme rayonnait si fort, que moi-même, j’en avais la chair de poule.
— Mes chers compatriotes. Nous sommes confrontés aujourd’hui à un immense défi.
Le peuple américain doit rouvrir son cœur et s’entraider. Les familles américaines ne
peuvent pas acheter de l’eau potable au prix exorbitant qui s’affiche et fluctue chaque
minute. C’est l’heure du changement.
Soudain, la foule d’IA l’acclama. J’en étais remuée.
— Nous savons aujourd’hui que notre consommation excessive a fait des ravages.
Nous savons aujourd’hui que le clivage entre régions va à l’encontre du peuple tout
entier. Soyons de nouveau unis pour faire face aux changements inéluctables et
rassemblons nos forces pour y faire face, ensemble.
La foule s’écria : « C’est l’heure du changement ! C’est l’heure du changement ! »
J’observai mon compagnon, très impressionnée, puis mes yeux se posèrent sur le
panneau d’affichage. Les cours de l’eau dégringolaient. La loi de l’offre et de la
demande, poussée ici à son extrême, fonctionnait. Pendant que L’Émissaire parlait,
personne n’achetait de l’eau. Pas d’acheteur, pas de vente : le cours s’effondrait. Le
grand Black invita l’auditoire à le suivre et à profiter d’une eau qui coulerait à flots, et
ce gratuitement selon sa promesse. Il descendit de l’estrade, nous allâmes le rejoindre et
il nous fit part de ses intentions. Pendant notre marche jusqu’au barrage, des hommes et
des femmes vinrent le trouver et partager avec lui leurs connaissances sur les moyens
d’économiser l’eau et de l’utiliser de manière optimale pour que tous puissent en
bénéficier. Nous prenions une véritable leçon sur le développement durable.
Lorsque nous arrivâmes près du barrage, L’Émissaire me tendit le médaillon.
— À toi de jouer.
Il n’ajouta rien de plus, je savais ce qu’il attendait de moi.
J’infiltrai la terre pour remonter le lit asséché de la rivière, puis je m’enfonçai sous
les fondations du barrage pour ressortir de l’autre côté, dans ce liquide si précieux. Mon
cœur battait la chamade. Serais-je assez puissante pour réussir ? J’invoquai Léa vague.
Alors, je sentis mon corps se soulever et la force de l’eau me porter vers les cieux. Le
monde me paraissait étrange. Les tsunamis, si dévastateurs habituellement, allaient
redonner vie à une région et à son peuple.
La vague grossit, grossit, puis se brisa sur le barrage. Sous sa pression, l’édifice
craqua comme une biscotte.
L’eau déferla dans son lit entrainant avec elle les morceaux de béton, les robots
réparateurs, les tourelles, leurs armes défensives et mon avatar. Debout sur la lame de
fond, WaveRider surfait sur sa victoire. Un instant, je me sentis toute-puissante.
— Youhou, criai-je, les bras en l’air, grisée par ces sensations de forces exercées sur
moi. La poussée de l’eau sous mes pieds, le vent claquant dans mes cheveux,
l’impression que j’allais bientôt décoller.
La vague s’affaissa bien plus rapidement que mon égo et ma concentration. Mon
avatar s’enfonça alors comme une pierre et je coulai. Je ne sais pas quelle distance
j’avais parcourue, mais une chose était certaine, je devais la faire en sens inverse.
J’appelai de nouveau mon pouvoir, me fondis dans le liquide et entrepris, à coups
d’ordres répétitifs de remonter la rivière, en mode saumon sauvage.
Quelques minutes plus tard, je sortais la tête de l’eau et retrouvais mes compagnons
tranquillement installés aux abords. Encore un peu et ils allaient pêcher à la mouche.
À l’image des happy ends américains, on se congratula et on se serra dans les bras les
uns, les autres. La foule acclamait la victoire tout en se jetant à l’eau. L’esperluette se
dévoila sur un des vestiges du barrage.
Après ces effusions de sentiments, je constatai que les IA avaient abandonné leurs
jerricanes sur le rivage.
— Ils n’ont pas encore tout compris, fis-je remarquer en pointant du menton les tas
de plastique.
— Effectivement, admit L’Émissaire à regret. Un mal vient en remplacer un autre.
Ensemble nous jetâmes un coup d’œil à la scène devant nous comme les superhéros à
la fin d’une mission suicide.
— Vous devriez rentrer, suggéra Valens. Vous êtes ici depuis trop longtemps.
— Excellente idée, décréta Eo.
Avec la bénédiction de Valens, nous quittâmes ALE. Je l’informai que je reviendrais
très vite dans Naturralya pour une conversation sérieuse.
Chapitre 21
Mardi 8 juillet 2025
J’ôtai mon casque et me frottai les yeux. J’étais explosée. Mon réveil indiquait 01:53.
La mission avait duré presque trois heures, auxquelles je devais ajouter une heure
passée à remplir mon formulaire, mon état de fatigue n’avait donc rien d’étonnant. Je
me retournai dans mon lit et tombai aussitôt endormie. ALE ne vint pas perturber cette
douce nuit : je ne rêvai ni d’incendie de forêt ni de guerre civile.
À mon réveil, je ne pris même pas la peine de me lever. En l’absence de ma mère, je
pouvais faire ma geek. J’attrapai mon casque, j’avais un ami à aider.
À Naturralya, le soleil brillait et ses rayons caressaient ma peau. Je me sentais
paisible. Je cherchai Valens du regard, du haut de la colline où j’atterrissais à chacune
de mes visites, tout près de la route principale qui serpentait jusqu’à l’entrée de la cité
végétale. Je fis le tour de quelques arbres, au cas où il se serait de nouveau matérialisé
sur ce perchoir, mais je n’aperçus aucun avatar dans les branchages. Peut-être se
trouverait-il dans le parc aux trèfles à quatre feuilles ou alors dans la cité même ?
Un gling ! gling ! tinta. Je me retournai vers la route. Un engin que je n’avais encore
jamais vu s’approchait lentement. La sonnette retentit encore une fois et je reconnus
Valens qui pédalait tout en m’adressant un signe de la main. Je demeurai figée,
subjuguée par son moyen de transport. Il s’arrêta à ma hauteur, perché sur sa selle.
— Salut, lançai-je. Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Salut. Tu n’aimes pas mon pousse-pousse ?
Je le contournai pour le découvrir de toutes parts.
— Ah si, j’adore ! m’exclamai-je. Trop mortel ! Cet engin a au moins cent ans !
— Ouep ! J’aime bien les vieilleries, ajouta-t-il avec un sourire en coin. Tu montes ?
— Je veux que j’monte !
Je m’installai dans la cabine, tendance Naturralya, tressée en bambou ; elle me faisait
penser à un tipi indien. Je rajeunis aussitôt de dix ans. Petite, j’habitais de temps à autre
sous la table de la salle à manger que j’avais au préalable habillée de draps. Je passais
ainsi des heures, planquée dans ma cabane, à écouter les bruits de la maison.
Mains sur le guidon, Valens se retourna vers moi.
— Prête ?
— Allez-y, très cher, lançai-je en rigolant, vous pouvez enclencher le turbo.
L’avatar de Valens donna un tour de pédales, comme en vrai, et nous partîmes en
direction de la cité. Il emprunta des rues jusque-là inconnues de moi et je fus une fois de
plus émerveillée par la beauté des lieux. Toutes ces façades sur lesquelles perlaient des
fleurs m’enchantaient. De magnifiques clématites aux teintes bleues grimpaient sur
deux étages de tout un quartier. Mamie en aurait eu la jaunisse, elle qui voyait sa
bouture annuelle mourir prématurément.
Sous le charme de la situation et des décors que m’offrait le panorama, j’en oubliais
presque mon chauffeur. Peut-être était-il respectueux de mes découvertes ou à bout de
souffle virtuel, toujours est-il qu’il gardait le silence. Nous sortîmes de la ville et il
pédala encore sur environ cinq-cents mètres avant de garer le pousse-pousse sous un
chêne si grand que je n’en distinguais pas la cime.
Valens m’incita à le suivre sur un petit sentier en bois, bordé d’herbes folles, qui
devint rapidement un ponton long et étroit. Les planches craquaient à chacun de nos
pas ; elles nous menèrent jusqu’à un étang. Des roseaux encadraient la rive d’en face et
en arrière-plan se dévoilait une forêt de saules pleureurs qui invitaient à un cache-cache
amoureux entre leurs branchages.
Arrivée au bout du ponton, je m’assis et laissai pendre mes jambes. Mes tennis et le
bas de mon baggy s’enfoncèrent dans l’eau ; je pouvais en sentir toute la fraicheur.
Valens se courba et ôta ses chaussures puis, détail qui tuait, il roula l’ourlet de son
pantalon. Comme si de rien n’était, il s’installa à mes côtés et trempa à son tour ses
pieds nus dans l’étang.
— Mais comment fais-tu ça ? demandai-je, interloquée.
Tout le monde savait changer de vêtement en une commande mentale, mais rouler
son ourlet, ça non. Il releva les jambes et fixa en souriant ses doigts de pied en éventail.
— J’ai programmé toutes ces fonctions, tout simplement.
— C’est carrément génial. Qu’est-ce que tu sais faire d’autre ?
— Mmmm, fit-il en réfléchissant. Regarde !
Son avatar se tint immobile comme une statue, les yeux dans le vague. Il devait être
dans les boites de dialogue d’ALE. J’attendis, impatiente.
Je réalisai alors que le soleil se déplaçait en accéléré dans le ciel. Il se glissa derrière
le décor, nous plongeant dans le noir. Le chant des oiseaux s’éteignit. Je n’étais pas
certaine d’apprécier l’idée ; les séquences de nuit avaient le don de m’oppresser.
L’avatar de mon compagnon, que je distinguais à peine dans cette obscurité, semblait
toujours en mode pause. Je tournai la tête dans tous les sens et découvris sur ma droite
un tapis luminescent.
Une mélodie se déclencha, de celle que produisent les vieilles boites à musique
quand on les ouvre. Dès les premières notes, chaque point lumineux s’anima et une
multitude de papillons scintillants prirent leur envol.
Je poussai un cri d’admiration, puis jetai un coup d’œil à Valens. Il me fixait,
franchement amusé.
— Regarde, insista-t-il dans un souffle de voix.
Les papillons volèrent jusqu’au-dessus de l’eau pour se placer juste en face de nous,
puis ils formèrent un kaléidoscope vivant.
— C’est magnifique, chuchotai-je, de peur de déranger ces artistes luminescents dans
leur spectacle.
Des étoiles filantes surgirent de tous les côtés pour se positionner dans le ciel. Elles
brillaient comme des diamants. Je profitai de ce show surprenant, béate d’admiration
devant toutes ces loupiotes qui s’assemblaient et se désassemblaient comme dans un
dessin animé. Lors du bouquet final, les papillons s’éparpillèrent dans une explosion
colorée et finirent par s’éteindre. La musique se tut, le ciel se teinta de rose et les
premiers rayons du soleil pointèrent à l’horizon. Le chant des oiseaux reprit de plus
belle dans les feuillages.
— Merci, susurrai-je subjuguée.
— Le plaisir est pour moi.
— Comment fais-tu tout ça ?
— Ce n’est pas de moi, cette animation vient de Ty, un collègue.
— Et tu changes à ta guise le cours du temps ?
— Oui. C’est pour les besoins des animations, tu sais. Si je devais attendre la vraie
nuit pour voir les papillons voler, ce ne serait pas très pratique
— Mais tu perturbes les joueurs, non ?
— Seulement ceux qui sont dans la cité en même temps que nous, Naturralya est en
dehors d’ALE puisqu’elle n’existe pas dans la réalité sur terre. Et puis, c’est
exceptionnel. C’est parce que c’est toi.
Je sentis mon cœur se réchauffer. Valens poursuivit ses explications sans paraitre se
rendre compte de mon trouble :
— Sinon le temps se déroule comme dans la vraie vie. Les journées font vingt-quatre
heures.
— Pourtant, j’ai eu l’impression qu’il y avait un décalage entre nos missions alors
que nous nous connectons presque toujours à la même heure.
— Tu es dans la version jouable et pour les besoins du test, l’horaire est adapté.
Sinon, ALE le métavers est calé sur le méridien de Greenwich.
Je comprenais mieux. Je m’appuyai des deux mains sur le ponton, m’étirai en arrière
et m’amusai à faire barboter mes baskets dans l’étang. Nous devions passer aux choses
sérieuses, j’avais presque le trac.
— J’ai décidé de t’aider... et de te faire confiance, déclarai-je après avoir pris une
grande inspiration.
— Je crois que je te dois d’abord des excuses, avoua-t-il, glissant sa main dans ses
cheveux. Je me suis comporté comme un…
— Un gros con macho ! répondis-je.
Il écarquilla les yeux et éclata de rire.
— À ce point ?
Je confirmai d’un mouvement de tête énergique.
— OK. Je suis navré. Me pardonneras-tu ?
— Un jour. Peut-être.
J’omis de lui dire que, charmée malgré moi, je ne pouvais pas lui en vouloir
éternellement.
Ses yeux parcoururent l’horizon, puis il se tourna vers moi. Je gardai le silence et le
dévorai du regard. Il se pencha légèrement, tendit sa main vers mon visage et libéra une
mèche de ma queue de cheval.
À son contact, je dus perdre un instant toute ma concentration, car la vision de mon
environnement se troubla.
— Chuuuut, reste avec moi, souffla-t-il.
Je fermai les yeux pour recentrer mon esprit. Lorsque je les rouvris, il me regardait
toujours.
— Tu es plus naturelle comme ça.
Il se mordit la lèvre inférieure, comme s’il était en chair et en os. Encore une terrible
animation de son avatar.
— Et très jolie.
J’attrapai la longue mèche qu’il avait dégagée, l’entortillai autour de mes doigts et
dus sourire bêtement, car Valens me rendit mon sourire, puis il se redressa. Je réalisai
trop tard qu’il venait de me complimenter.
— Je ne peux pas te donner tous les détails, reprit-il comme si de rien n’était, ALE
est un projet particulier et j’ai une clause de confidentialité. Et ici, tout est enregistré,
ajouta-t-il après une pause, pointant le ciel du doigt.
À l’entendre, on aurait cru qu’une oreille se planquait derrière le décor. J’avais envie
de lui répondre que si tout était enregistré, il ne devrait pas se trouver là seul. Je ne
l’interrompis pas, cependant, à la fois trop heureuse d’en apprendre un peu plus sur lui
et trop cruche d’avoir omis de lui retourner son compliment.
— Je travaille sur ce projet depuis plus de cinq ans, enchaina-t-il. J’avais vingt ans
quand je me suis lancé dans l’aventure. Il y a des informaticiens, des techniciens, des
historiens, des chercheurs, des ingénieurs, bref pas mal de monde qui vient des quatre
coins de la planète. Tout se fait via le réseau donc je ne les connais pas tous. D’ailleurs,
je ne sais même pas combien de personnes exactement travaillent sur ce projet et nous
avons tous un pseudo. Par contre, il y a un bureau dans ma ville et je dois m’y rendre de
temps à autre. Pour des contrôles médicaux, notamment, puisque je fais aussi partie de
l’équipe qui teste le jeu. Comme tu le fais en ce moment, conclut-il d’un air plus
soucieux.
— Tiens, dans quelle ville habites-tu ?
— À Paris.
Paris... Valens se trouvait à côté de chez moi.
— Et toi ?
— À Bruxelles, annonçai-je.
Il écarquilla les yeux.
— Tu es toute proche alors !
J’acquiesçai, touchée par cet enthousiasme.
— Comment un jeune de vingt ans se retrouve à travailler sur un tel projet ?
demandai-je.
Un sourire illumina son visage.
— Je suis entré à l’université à dix-sept ans. En parallèle avec mes études en
programmation et design, j’ai commencé à développer un projet de jardin botanique
virtuel. C’était très spécifique à l’époque, bien que je n’aie pas été un cas unique.
Cependant, comme mes parents étaient horticulteurs et que j’ai été élevé dans la
chlorophylle, j’ai une approche plus… naturelle des plantes, pour faire court.
— Horticulteurs ? répétai-je.
— Oui. J’ai passé toute mon enfance entouré de fleurs.
Mes yeux s’agrandirent. Il éclata de rire et reprit :
— Mon profil était atypique. Je ne pensais pas que cela m’aiderait à décrocher un job
avant la fin de mes études, mais j’avais tort. Un jour, j’ai été contacté pour travailler sur
un projet dénommé ALE. Voilà, grosso modo, comment j’ai atterri ici.
J’étais en admiration. Je n’osais rien dire, mon histoire à moi n’était pas aussi
glorieuse.
— Tu es une sorte de petit génie, alors ?
En appui sur ses coudes, il pencha la tête en arrière et ferma les yeux. Je vis son
avatar prendre une longue respiration. J’en profitai pour le détailler encore un peu plus.
J’avais envie de le toucher ; l’effort que je dus fournir pour m’en abstenir fut
douloureux.
— Disons que j’ai des capacités au-dessus de la moyenne.
Il inclina la tête sur le côté, entrouvrit les paupières et me lorgna en coin.
— Et toi ?
Je faillis m’étouffer de honte. Allongée dans mon lit, les cheveux en bataille sous
mon casque et le teint pas net, mon corps se racla la gorge.
— Moi ? répétai-je. Ben moi, je me trouve justement dans la moyenne.
Il s’arrêta de bouger un instant et contempla l’étang, coloré par le vert des saules.
— Pas pour moi.
Il avait déclaré cela avec une telle gravité que je le dévisageai, étonnée.
— Si, si, je t’assure. Juste une élève moyenne. Pas de génie sous les tropiques.
Il affichait toujours une mine sérieuse.
— Tu es peut-être une élève moyenne selon tes professeurs. Mais moi, je trouve que
tu es une fille hors du commun. J’en ai même rarement rencontré des comme toi.
— Merci, bredouillai-je, troublée.
— Wave…
— Appelle-moi Lola, le coupai-je, dérogeant au principe de base des gamers.
Tout était et tout serait différent avec lui.
— Lola, en ce moment tu es quasi mon seul lien avec le monde extérieur. Pire
encore, je n’existe qu’à travers toi, lorsque tu te connectes. Il n’y a rien de génial à se
retrouver coincé dans un jeu. Bien au contraire, crois-moi. Tu ne peux pas imaginer à
quel point tu comptes pour moi, même si je suis un gros con macho.
Je lui souris affectueusement. Il fronça les sourcils comme s’il souffrait. Un silence
gêné s’installa entre nous.
— Raconte-moi, soufflai-je après avoir repris mes esprits. Tu as bien dû faire
quelque chose qui t’a coincé ici, essaie de te rappeler.
— Je travaillais depuis chez moi, je testais les textures des arbres à singe. J’avais
donc activé Sensation pour les ressentir tout en désactivant l’option douleur. C’est pour
cette raison que je supporte les balles et toute l’artillerie lourde. C’est la dernière chose
dont je me souviens avec précision.
Mon esprit torturé partit immédiatement dans des questionnements plus intimes.
— Alors, tu n’es pas totalement insensible ?
— Non.
Il ne ressentait pas la douleur, mais pouvait éprouver... du plaisir ? J’eus une envie
soudaine de passer la pointe de mes doigts sur sa cicatrice, puis de suivre le contour de
ses lèvres. Une chaleur étrange me submergea. J’étudiais chaque ligne de son visage
jusqu’à ce que mes yeux accrochent son regard. Il me regardait le fixer. Je rougis.
— Excuse-moi, tu disais ? bégayai-je, prise sur le fait.
— Je te demandais à quoi tu penses.
— À rien. Rien de spécial, mentis-je avec aplomb, continue. Tu testais les arbres
machin chose, et ensuite ?
Un pli barra son front, j’enchainai un combo sourire bête et haussement prolongé des
sourcils tout en actionnant un battement au niveau des pieds. J’étais au Top de
l’animation en 3D. En mode débile !
— Ensuite, reprit-il, je me suis retrouvé au pied du Kilimandjaro. Je vous ai vus
voyager dans les tubes. J’avoue que sur le moment, je n’ai pas compris ce qui était en
train de m’arriver et je me suis dit que la fatigue devait me jouer des tours. J’en ai
profité pour effectuer quelques retouches, sans plus. Puis mon avatar s’est matérialisé en
différents lieux du jeu. La séquence de démarrage du test ne devait pas commencer si tôt
d’après moi.
De nouveau, il me regarda attentivement. Dieu qu’il était beau.
— Je t’ai vue te battre contre le rhino.
— Tu étais là ?
— Oui, je me suis planqué. Au tout début, j’ai cru que vous étiez d’autres testeurs
d’une équipe de travail. La présence d’Eo m’avait conforté dans cette idée. Il est bêta
testeur et doué dans sa catégorie, pas étonnant qu’il fasse partie du projet. Puis il y a eu
le passage dans les falaises. Là, je me suis rendu compte que tu n’étais pas
professionnelle, sans vouloir te vexer.
J’étouffai un soupir.
— Sur le moment, j’étais même un peu énervé. Trop de questions dans ma tête et toi
qui bougeais dans tous les sens…
— Hey ! lançai-je. Je ne bougeais pas dans tous les sens.
— Hum, tu allais tout de même faire une belle chute.
— C’est vrai, concédai-je.
— Et puis, tu connais la suite.
— Ce que je ne m’explique pas, c’est comment est-ce possible ?
— Je n’en sais rien. Ici, j’ai toute ma tête, mais je voudrais bien savoir comment va
mon corps.
— Moi aussi, marmonnai-je.
Punaise ! qu’est-ce que je donnerais pour le voir en vrai. Juste pour être sure, à cent
pour cent.
— Pardon ?
— Ben, cafouillai-je, si nous voulons que ton esprit et ton corps ne fassent plus
qu’un, nous devrions nous assurer que tout va bien de ce côté-là.
Je réfléchis un instant.
— Je pourrais aller te voir. Voir ton corps, annonçai-je simplement.
— Tu veux te rendre chez moi ? répéta-t-il, interdit.
— Oui. Tu m’as dit habiter Paris, je suis à une heure de chez toi. Je peux sauter dans
un train et te rejoindre très vite. En plus, mes parents ne sont pas là pour le moment.
Il sourit.
— Je vois, releva-t-il comme si je m’apprêtais à faire une bêtise en douce.
— Je n’aurais pas à m’expliquer en long et en large pendant des heures. Tu ne
connais pas ma mère ! Mais je suis majeure, donc pas de souci.
— Je ne pense pas que mon corps se trouve toujours chez moi, mentionna-t-il,
songeur. L’équipe médicale a dû me prendre en charge.
— Mais ta mère doit savoir où. De toute façon, je ne risque rien à lui poser la
question, si ?
— Non.
Valens se leva d’un bond. Il dénoua son foulard, puis entreprit de déboutonner sa
chemise. DAMNED !
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je vais me baigner.
Qu’est-ce qui lui arrivait ? Il s’était fait piquer par une bête ou quoi ?
Il déposa sa chemise à terre, mes yeux restèrent scotchés sur lui. Sexy d’une épaule à
l’autre, mon sang se mit à bouillonner. S’il enlevait le bas, je mourais sur place.
Mais, non.
Il exécuta deux pas rapides en avant et plongea. Déçue ou soulagée, je ne pus
m’empêcher de gémir. Mon avatar fut immédiatement éclaboussé. Cette sensation
d’humidité eut le mérite de me rafraichir les idées.
Valentin nagea quelques instants, puis revint vers moi. Il enfonça son visage de
quelques centimètres dans l’eau et fit de petites bulles tout en me regardant, comme un
prédateur. Il flirtait grave avec moi. Sa bouche refit surface. Moi, je crus que j’allais
couler tellement il était canon ainsi, avec cette eau qui ruisselait sur son visage.
Il attrapa les pieds de mon avatar. Ce contact insignifiant électrisa tout mon être. Ma
jauge Émotion franchit un premier palier d’alerte.
— Tu n’as pas envie de venir ?
— Si… murmurai-je.
Je crevais d’envie de le rejoindre, non pas dans l’eau, mais chez lui. Là, maintenant,
tout de suite. Je voulais le voir. En vrai.
Il me libéra, posa ses mains à plat sur le ponton et se hissa. L’eau coula sur un corps
parfait que j’osais à peine effleurer du regard. Mes ongles m’arrachèrent la peau, à
Bruxelles, tant je serrais les poings de désir.
Il s’assit à mes côtés.
— Tu es sure de toi ?
Le timbre de sa voix était chargé de non-dits.
— Oui.
Il me donna son adresse et un message destiné à sa mère, pour qu’elle me laisse
entrer et pour qu’elle me croie lorsque j’allais tout lui raconter. Il me demanda de ne pas
la contacter par téléphone. Je serais plus convaincante face à elle.
Il se releva, renfila sa chemise, puis me tendit la main.
— Je t’attends déjà.
Chapitre 22
Mardi 8 juillet 2025
Je bondis de mon lit, boostée par ce moment passé avec Valentin.
Je me sentais habitée de cette énergie particulière qui fait vibrer chaque parcelle du
corps et de l’esprit lorsqu’on ne désire plus qu’une chose : réussir.
Je me sentais investie d’une mission inédite, mieux encore, une quête, une vraie, de
celle qui devient méga top prioritaire avec diagnostic vital engagé.
Je mordis ma lèvre inférieure, presque de rage ; retrouver le corps de Valentin
représentait le premier épisode de mon aventure, la case départ pour la naissance d’une
nouvelle Lola. Le sang de mon père coulait dans mes veines, et le désir de plier bagage
pulsait à chaque battement de mon cœur, je le sentais grandir en moi et m’inonder.
Des dizaines de questions se bousculaient dans ma tête. Quand partirais-je ? Devaisje prévenir Eo ? Comment poursuivrais-je mes expéditions avec mes compagnons
virtuels une fois à Paris ? Combien de temps allais-je rester là-bas ? Comment était
Valentin en vrai ? N’allait-il pas être déçu en me voyant, dans l’éventualité où il se
réveillerait ?
Ma cervelle bouillonnait.
Je devais me ressaisir et m’organiser. Je me reconnectai, consultai mon compte
bancaire, puis les horaires de train et les tarifs. En découvrant ces derniers, je blêmis.
Avec les vacances scolaires, même les last minute s’affichaient à trois chiffres. Je
transférai un peu de mes économies de mon compte épargne vers mon compte courant,
piochant dans mes maigres réserves.
J’envoyai un e-mail à Eo pour lui demander un RDV urgentissime dans notre tour
Eiffel. Je ne savais pas comment lui annoncer la nouvelle, mais son avis m’importait. Je
fis deux trois aller-retour inutiles entre mon lit, mon bureau et mon armoire,
l’impatience m’emportait.
Je devais à présent m’occuper de moi. Action : douche, épilation et tout le tralala.
Aventurière peut-être, mais c’était Paris qui m’attendait et la Ville Lumière devait voir
débarquer une Lola tip top.
Une fois présentable, mon ventre commença à gargouiller. J’avais faim, mais je
soupçonnais mon estomac de réagir à une cause plus psychologique que physique ; je
devais annoncer à ma mère que je partais seule pour la capitale française.
Je profitai de mon élan de témérité pour affronter celle qui ausculterait d’un mauvais
œil mon nouveau projet. Je pris mon téléphone, mon cœur accéléra sa cadence, ma
bravoure commença à bugger. Je respirai un grand coup et, au fond de moi, priai pour
qu’elle ne décroche pas. Après tout, un petit message du genre « maman, tout va bien, je
vais à Paris pour deux ou trois jours, ne t’inquiète pas, bisous » m’apparaissait super,
bien que minable. Le répondeur de ma mère ne se déclencha pas, elle décrocha au bout
de trois sonneries.
— Lola ?
— Bonjour maman, bégayai-je. Comment vas-tu ?
— Très bien. C’est reposant le calme et la sérénité. Et toi ?
— Euh…
Je me raclai la gorge. Je tentais de réfléchir à la manière de lui annoncer mon départ.
J’avais vraiment été stupide, j’aurais dû préparer mon speech un minimum.
— Euh, repris-je, je vais super bien et je t’appelle parce que je suis invitée à Paris
pour quelques jours, déclarai-je d’une traite.
— À Paris ? Mais qu’est-ce que tu vas faire là-bas ?
Allez, la Gestapo était de retour !
— Je vais rendre visite à un ami. Il m’a invitée chez sa mère, ajoutai-je pour la
tranquilliser. Il a eu des soucis de santé et se sent seul. Comme je ne connais pas la ville,
c’est une belle occasion pour moi, non ? Vu son état, on va juste se balader un peu,
autour de chez lui.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
Grrr, elle voulait tous les détails.
— Il a eu un accident, il est resté dans le coma quelque temps, annonçai-je.
Ce qui n’était pas totalement faux, après tout.
— Le pauvre ! finit-elle par déclarer. As-tu de l’argent pour le voyage ?
— Oui, oui, t’inquiète pas, j’ai tout ce qu’il me faut.
Pas question de la racketter sur ce coup-là, sinon je devrais rendre des comptes.
— Et quand penses-tu partir ?
— Je ne sais pas, je voulais d’abord t’avertir, savoir si cela posait un problème,
l’informai-je comme une jeune adulte responsable. Aujourd’hui ou demain, rajoutai-je
déterminée.
— OK, envoie-moi un SMS dès que tu pars et quand tu seras arrivée.
Je ne pouvais que constater l’évidence, les vacances lui apportaient le plus grand
bien. L’interrogatoire s’arrêta là, à ma plus grande surprise, elle ne sembla pas étonnée
que j’aie un ami sur Paris.
— Attends, ne raccroche pas, lança-t-elle, Luc voudrait te parler. Je t’embrasse, à
bientôt.
J’entendis un bruissement lorsqu’elle transmit le téléphone, puis la voix de Luc.
— Salut Lola. J’ai cru comprendre que tu partais à Paris.
— Oui, soufflai-je, le cœur toujours en alerte.
— J’approuve ! déclara-t-il, plein d’entrain. C’est une très belle ville.
Tout était tellement simple avec Luc. Pas d’interrogatoire, pas d’explication à
fournir, pas d’argumentation à rallonge pour obtenir quelque chose. Son mot d’ordre :
juste milieu.
Dès le début de notre cohabitation à trois, il avait établi les règles du jeu et n’avait
jamais essayé de prendre la place de mon père. « Non, je ne suis pas ton père, m’avait-il
déclaré un jour. Mais comme nous vivons sous le même toit, nous avons tous les deux
des droits et des obligations. Je suis l’adulte et toi l’adolescente, alors ceux-ci sont
différents pour chacun d’entre nous. » Nous n’eûmes qu’une seule fois cette
conversation, chaque partie respecta ses engagements. Les premiers mois de notre
cohabitation avaient été consacrés à une observation mutuelle, puis à des échanges
basiques, bien que souvent unilatéraux. Luc me procurait mon argent de poche et il
m’avait acheté une nouvelle tablette devenant ainsi mon fournisseur officiel en gadgets
et matériels technologiques. Cette année encore j’avais gagné le gros lot, un nouveau
casque et le dernier téléphone bracelet à la mode. De fait, il avait rapidement trouvé sa
place dans notre famille et l’arrivée des jumeaux avait définitivement scellé son statut.
Je prenais le temps de m’ouvrir à lui, il me conseillait régulièrement et prenait ma
défense lorsque ma mère exagérait un peu trop. Elle le lui reprochait même parfois.
« On dirait qu’elle est ta fille ! » lâchait-elle. Alors il souriait, satisfait.
— Fais gaffe si tu empruntes le métro tout de même. Sais-tu dans quel quartier tu te
rends ?
— Non, j’ai pas regardé.
— Sois prudente si vous sortez. Paris, c’est pas Bruxelles village.
— Oui, je me doute, mais nous n’allons pas sortir en soirée. Maman t’expliquera.
— OK, ben ici tout va bien, tu peux nous oublier pour quelques jours. Donne des
nouvelles, hein ?
— Bien sûr. Bisous aux garçons.
— Je transmettrai ! Bisous, miss, et amuse-toi bien.
Je raccrochai, soulagée. Mes parents, c’était en ordre, il ne me restait plus qu’à
attendre Eo.
Je me sentais comme un lion en cage. J’avais envie de prendre ma valise et de courir
sur le quai de la gare. Je me voyais sonner à la porte, chez la mère de Valentin, et
lui annoncer : « Madame, je suis Lola, je viens sauver votre fils. » C’était un peu too
much, j’en avais pleinement conscience, mais j’aimais ce sentiment d’avoir de
l’importance pour quelqu’un.
Mon téléphone vibra. Je consultai l’écran : un SMS de Lucas. Il sirotait un cocktail
sur un transat au bord de l’eau tout en pensant à moi. Sur le moment, son SMS me
peina. Il me renvoyait une image pas très glorieuse de moi-même. Depuis son départ, je
l’avais zappé de mon esprit. Pourtant lui pensait à moi. Des souvenirs de moments
passés en sa compagnie me revinrent en mémoire. Il n’y avait rien à redire, tous étaient
géniaux. Je ne savais pas ce que l’avenir me réservait, cependant je devais y inclure
Lucas. D’une manière ou d’une autre, je devrais un jour choisir : soit je continuais avec
lui et rien que lui, soit je stoppais cette relation. Non pas que nous ayons élaboré des
projets ensemble, mais je devais être correcte avec lui, comme il l’avait toujours été
avec moi. Je lui retournai un petit smiley souriant et l’informai de mon départ imminent
pour Paris, sans autres précisions.
J’allumai ma tablette et surfai sur le plan du métro parisien lorsqu’un pop-up
m’avertit de l’entrée d’un message. Eo avait répondu, il m’attendait. Je filai dans World
Game sans perdre une seconde.
À mon arrivée, Eo était installé à cheval sur la balustrade.
— Salut.
— Salut, qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai revu Valens.
Il sourit bêtement.
— Et c’est pour ça que tu m’appelles en urgence, dit-il en insistant sur urgence.
— Oui, je vais le rejoindre. À Paris
— Quoi ? demanda-t-il comme s’il n’avait pas bien compris.
— Je vais à Paris. Je vais... retrouver son corps.
— T’en as mis du temps ! déclara-t-il, en sautant de la balustrade pour se tenir face à
moi.
Je le regardai, surprise, pas sure de comprendre ce qu’il sous-entendait.
— J’ai cru que ce jour n’arriverait jamais ! Je viens avec toi.
— Quoi ?
— Tu ne pensais tout de même pas que j’allais passer à côté d’une histoire aussi
space.
J’étais sur le cul. Eo voulait m’accompagner.
— Mais…
— Je viens, décision non discutable, me dit-il d’un ton déterminé. Primo, je dois
savoir et secundo, on ne sait jamais ce qui pourrait se passer, alors je t’accompagne.
Il avait posé les mains de son avatar sur ses hanches et attendait une réaction de ma
part. Tout d’un coup, je me rendis compte que j’allais le rencontrer pour la première fois
dans le monde réel. Il dut penser à la même chose, car il se tapota orgueilleusement le
torse en ajoutant :
— Tu vas enfin découvrir qui se cache derrière ce personnage !
— Comment vais-je te reconnaitre ? demandai-je avec un signe de tête.
Il m’adressa un clin d’œil et esquiva ma question.
— Quand pars-tu ?
— Il y a des trains toutes les trente minutes.
— Moi, je dois m’organiser. Faut que je prévienne à mon boulot que je m’absente. Et
puis faut que j’informe mon coloc aussi.
— Tu vis en colocation ?
— Oui.
Cela correspondait bien à l’idée que je m’étais faite de lui. Jeune, indépendant,
blagueur et en communauté avec d’autres fanas du web.
— Ils vont te laisser partir comme ça chez Play the Game ?
— Hey ! Tu sais à qui tu t’adresses, baby ? s’exclama-t-il, tout fier. Bon, je dois
dénicher un avion. Où comptes-tu crécher ?
— Je ne sais pas.
— Mais tu sais où Valens se trouve ?
— Il m’a dit d’aller chez sa mère, bien que son corps ne devait plus y être.
— Il doit être dans un hôpital ou dans un labo secret au dixième sous-sol, chuchota-til sur le ton de l’humour. T’as contacté sa mère ? reprit-il illico.
— Non.
— Tu comptes débarquer chez elle comme une fleur ?
— C’est l’idée, oui.
Eo me regarda avec surprise.
— C’est son idée, précisai-je, pas la mienne. Il m’a dit que je serai plus convaincante
devant elle qu’au téléphone.
— Ouais. Raison de plus pour que je t’accompagne. On ne sait jamais, si la mère
était en réalité un homme baraqué avec une moustache et des tatouages sur tout le corps.
Toujours le mot pour rire, celui-là.
— Comment va-t-on faire pour ALE ?
— Nous allons à Paris, pas sur la lune, nous nous connecterons depuis là-bas.
— OK, susurrai-je.
Il afficha son sourire idiot, celui qui montre toutes ses dents et ajouta :
— Je préviendrai L’Émissaire. Ne bouge pas, je regarde les vols.
Son avatar resta figé un moment. Je me tournai vers le paysage et observai deux
joueurs sur le parcours de golf. Cette partie de la plateforme accueillait rarement la
foule. Le niveau de jeu était très élevé et surtout, comme pour tout club de golf, il fallait
être membre. Eo et moi avions le privilège de l’être non pas grâce à nos performances
sportives, mais parce qu’Eo avait ses entrées partout et qu’il m’avait inscrite comme son
assistante.
— J’ai un vol dans deux heures, déclara-t-il alors que son avatar s’animait de
nouveau.
— Déjà ?
— Tu veux t’y rendre la semaine prochaine ?
— Non, non.
— Bon, alors saute dans ton train. À quelle gare arrives-tu ?
— Gare du Nord.
— OK, on se retrouve au point de rencontre vers 18 heures.
— T’es encore plus rapide que moi, remarquai-je.
— Il pleut à Berlin, il fait beau à Paris, se justifia-t-il, tout sourire. J’ai envie de
prendre l’air.
Excuse complètement bidon. Je pointai un doigt dénonciateur dans sa direction.
— Tu attendais, n’est-ce pas ?
Eo sourit encore plus.
— Oui, bien sûr.
Il s’accouda à la balustrade ; je l’imitai.
— J’ai fait de multiples recherches, mais je n’ai rien trouvé sur un homme « piégé »
dans un jeu.
Il se tourna vers moi et me fixa. S’ils avaient été réels, je suis sure que ses yeux
pétilleraient à cet instant.
— Je suis aussi chroniqueur, ne l’oublie pas. J’aime savoir avant les autres.
J’attendais juste le bon moment.
Il ne perdait pas le nord, mon pote.
— Tu attendais ou tu m’attendais ?
— Les deux. Je suis convaincu que Valens ne m’aurait jamais transmis ses
coordonnées. La presse n’a pas bonne presse, ironisa-t-il. Avec toi, il est différent.
Il me donna un petit coup de coude, mais je ne ressentis rien. Sensation ne
fonctionnait que dans ALE. Je lui tirai la langue.
— Je croyais que dans ta profession, on aimait les scoops. T’as jamais parlé d’ALE
dans ton e-mag ?
— Non, j’ai signé une convention de confidentialité épaisse comme un dico. Elle
vaut pour toi aussi, me rappela-t-il. ALE n’est pas un secret en soi, des gens du métier
savent que ce projet est en développement. Ce qui est secret, c’est l’interface sensation
et ses tests. Quand ça va sortir sur le marché, j’en connais quelques-uns qui vont se faire
du fric à mort. Je dois y aller si je veux attraper le prochain vol, fais-toi belle, conclut-il
d’un ton badin.
— Attends ! m’écriai-je avant qu’il ne disparaisse. Comment vais-je te reconnaitre ?
— C’est moi qui viendrai vers toi, dit-il avec son indécrochable sourire. Je te
rappelle que tu n’as pas fait preuve de créativité.
Son avatar s’évapora dans les airs. Je grognai dans mon coin. Eo n’avait pas oublié
l’humiliant épisode de Rio.
Je me déconnectai à mon tour et cherchai un train.
Je me sentais à la fois sous pression, car je ne pouvais plus faire marche arrière, et
rassurée, car Eo m’accompagnait. Dans quelques heures, il me ferait face IRL pour la
première fois. Dans quelques heures, je sonnerais chez une dame inconnue pour lui
annoncer que je venais de la part de son fils avec qui je communiquais via un jeu vidéo.
Quel délire ! Je ne devrais pas être surprise si elle me claquait la porte au nez. Pourtant,
au fond de moi, je savais que j’avais raison, je savais que je devais le faire.
Derrière la vitre du train, le paysage défilait à grande vitesse. Je serrais contre moi le
sac qui contenait mon casque. Il était devenu soudainement très précieux. Il représentait
mon seul lien avec Valentin. Dans ma tête, je repassais en boucle le message qu’il
m’avait confié, mon passeport pour franchir sa porte.
À mon arrivée à la gare du Nord, j’avais deux bonnes heures d’avance. Je sortis
m’aventurer dans les environs. L’expérience fut effrayante. Je compris très rapidement
qu’à Paris, les passages pour piétons constituaient des zones à risques élevés et qu’il
valait mieux savoir courir et slalomer pour survivre. Je m’installai à une terrasse et
commandai un café. À cette occasion, j’appris qu’amabilité et service n’étaient pas du
même monde dans cette ville, d’autant que je dus payer une fortune pour cinq millilitres
de breuvage. J’y trempai les lèvres avec précaution, la moindre goutte semblait trop
précieuse. Je dus tout de même admettre que le café était excellent.
L’attente me parut une éternité, comme si les secondes duraient des minutes. Le bruit
de la circulation augmentait mon stress. Naïve, je croyais que c’était en Italie que l’on
klaxonnait pour communiquer.
Vers six heures moins le quart, je réintégrai la gare et me postai au point de
rencontre, les yeux grands ouverts.
To be continued…
Cher lecteur, j’espère que le voyage aura été agréable. Tu trouveras sur les sites
marchands les plus connus la suite de l’histoire à partir de septembre 2014 (si tout va
bien).
FAQ :
Quelle est la démarche de l’auteure ? Ouvrir les yeux sur les conséquences de nos
actions. Faire vivre des futurs possibles. Faire passer un bon moment au lecteur.
À qui est destinée l’histoire ? À tous. Toutefois l’âge de l’héroïne (19 ans) et le style
utilisé touchera plutôt des personnes de 16 à 30 ans, comme ceux et celles qui ont aimé
Hunger Games, Divergent, Promise.
Pourquoi offrir un tiers de l’histoire ? ALE est avant tout un concept et un partage.
Avec 22 chapitres gratuits, le lecteur a le temps de juger et de choisir de poursuivre ou
non sa lecture, il a peu de chances de se tromper.
Pourquoi faire payer la fin de l’histoire ? Parce que mon livret d’épargne aimerait
bien voir revenir tous les petits euros dépensés pour la correction, l’hébergement du site
internet www.ale2100.com, l’achat des photos et musiques, les frais de logiciels
(correcteur, création de personnages en 3D). Et aussi parce que le gratuit a une
mauvaise image. Ben, ouais !
Comment faire pour ne pas payer la suite ? Tu peux gagner la fin de l’histoire si tu
t’engages à commenter ALE sur ton blog, ta page perso d’un réseau social, sur un site
marchand. Tu n’as pas de blog ? Tu n’es pas actif sur la Toile ? Pas de soucis (mais où
habites-tu ?).
Dis-moi pourquoi je devrais te l’offrir. Si tu arrives à me convaincre, tu recevras ton
fichier. À ton tour d’être créatif. Envoie ta demande à : [email protected]
Je pense savoir qui se cache derrière l’avatar de L’Émissaire, puis-je te suggérer un
nom pour savoir si j’ai raison ou tort ? Non. Moi, je sais qui il est ;-)
Et le second tome ? Je l’ai commencé. J’ai mis 4 ans pour écrire le premier. Alors, il
faudra être patient.
Ta question n’est pas répertoriée : tu peux toujours m’écrire à cette adresse
[email protected] et attendre de voir si je vais te répondre. Ce qui n’est pas
garanti. Hé oui ! C’est dur, parfois, la vie.
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Répertoire Élementaire des Résultats de l’Action Humaine : le RERAH
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Copyright © Sophie G. Winner, 2014
ISBN PDF: 979-10-93865-00-3
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Photographies de couverture : © Shutterstock
Conception graphique: Laetitia Gagnant
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