Michel Leiris - L`âge d`homme Enfin bref, Je viens d - art

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Michel Leiris - L`âge d`homme Enfin bref, Je viens d - art
Michel Leiris - L'âge d'homme
Enfin bref,
Je viens d'avoir trente-quatre ans, je suis de taille moyenne et je crains de perdre
Mes cheveux. Pour ne rien arranger, je suis né sous le signe du Taureau,
D'ailleurs j'en ai le front, il est haut comme celui de la bête,
Sans parler de ma tendance naturelle à rougir au moindre regard d'autrui.
J'ai des mains plutôt maigres, ce n'est pas spécialement très beau et j'ai peur
Que l'on devine par leurs formes, mon caractère étrange et l'ensemble
De ce corps peu alléchant pour qui voudrait s'y approcher. Courbé, incliné en avant,
Si maigre qu'il me faut utiliser toute mon intelligence pour me vêtir
Avec un semblant d'élégance. Je ne suis ni pauvre, ni riche. Je n'aime pas
Me voir dans une glace, car cette image m'insupporte, et puis, j'ai de vilaines habitudes,
Je fais des gestes inappropriés qui contreviennent aux bonnes règles
D'une société civilisée : me ronger les ongles jusqu'au sang,
Me frapper le front à chaque idée me passant par la tête... Ces tics, je les ai abandonnés,
Au moins pour la plupart, mais peut-être n'ai-je fait que les remplacer par d'autres,
Restés pour l'instant au rang d'ébauches. Pourtant, pour ce qui est de se regarder
Le nombril, je dois tenir une bonne place dans le monde des regardeurs de nombrils.
Je passe mon temps à écrire. J'ai toujours aimé la littérature et aujourd'hui,
Je n'ai pas honte de me déclarer à tous, littérateur. Est littérateur qui aime penser
Une plume à la main. En tant que tel, je ne suis ni connu, ni inconnu,
Cela m'indiffère. Jadis, j'ai voyagé comme tout le monde pour me faire une idée
Des autres pays que celui où je passe ma vie maintenant sans trop bouger de chez moi :
Je trouve cela inutile et sans intérêt. Ma santé est ce qu'elle est, mon salaire assez bon
Pour un travail me plaisant de surcroît, je me sens libre globalement. Toutefois,
Je me sens rongé de l'intérieur. Sexuellement, je suis plutôt froid,
Et depuis quelque temps, franchement glacé. Vous en parler me coute beaucoup,
J'éprouve de la gêne, alors pardonnez-moi si je ne n'explore pas cette question
Aujourd'hui. Je peux tout de même vous dire cette chose que je ne dis à personne,
Je n'ai jamais aimé les femmes enceintes.
Les formules du genre :
" Ils furent très heureux et eurent beaucoup d'enfants "
Ne me font ni bander, ni rêver, mais vomir plutôt. Devant un bébé,
Je me sens plus vieux que je ne suis, alors je ne vois pas pourquoi j'aimerai ça,
Je ne suis pas masochiste. Et puis, faire des enfants qui finiront un jour ou l'autre
Fatalement par mourir... Non vraiment, je ne veux pas procréer.
J'en arrive à penser que l'amour et la mort sont des choses si proches
Et vos histoires de jouissances, merci, très peu pour moi. Et puis,
Qui vous dit que ces comportements amoureux ne portent pas malheur ?
J'aime la femme qui vit avec moi et je veux la garder jusqu'au dernier jour,
Mais rien n'est assuré d'avance, le destin est fort pour déjouer, mettre au travers
De notre route des embuches contrariant tous nos projets même les plus simples,
Les plus modestes. Que n'ai-je trop vécu d'aléas et de désordres pour croire encore
À quelques bons côtés de la vie. Heureusement, comme chacun de nous,
Il y eut ma première jeunesse qui fut, elle, acceptable, peut-être même satisfaisante,
J'y retourne en esprit comme en un lieu sécurisant, atténuant les rides de mon front
Se bornant à dire le travail du temps sur un être programmé pour
Une dégénérescence irrémédiable.
Comment saurai-je à quel moment la mort m'est apparue comme une réalité de la vie ?
Je me souviens, ma mère me parlait des cimetières, de celui où se trouvait
La tombe de ses parents et de ce qu'ils avaient été jadis. Parfois on y allait
Pour changer les fleurs, en apporter de toutes fraîches selon la saison et l'humeur.
Ma mère y jetait discrètement dans un coin, par superstition probablement,
Quelques objets de notre quotidien pour leur parler à eux d'aujourd'hui.
Je ne sais pas au juste à quoi correspondait ce geste pourtant si naturel chez elle.
Mais était-ce cela la mort ?
J'avais en tête l'image vue dans une revue d'un homme foudroyé par le tonnerre, et puis
Celle d'un prince hindou s'enfonçant dans la poitrine un long couteau tranchant
Après avoir tué sa femme et ses enfants. Trop jeune, je ne comprenais pas
En quoi consistait le suicide et quel était son lien avec la mort.
Toujours est-il que maintenant encore le mot suicide éveille en moi ces images
De mon enfance, avec surtout cet ustensile coupable venant d'un pays étranger
Et si dangereux pour la vie même.
Alors, voilà mon éducation sur la mort faite : être foudroyé ou suicidé.
Ceux qui mouraient au lit, c'était des gens de ma famille et eux,
Eux allaient directement au ciel évidemment, les autres,
Tous les autres n'étaient que des monstres, des maudits.
Pour moi, la mort c'était les tombes, et les tombes, c'était ma mère avec ses fleurs
Et ses objets insolites offerts, sans espoir de retour, puisque les morts étaient morts.
Peu à peu, confusément, je pris conscience d'une idée floue :
La mort était en rapport avec le temps, le temps s'écoulant, au fait de grandir,
Je veux dire de vieillir. Dans un livre, enfant, je découvris les différentes étapes
De l'existence, et le reprenant maintenant puisqu'il est toujours dans ma bibliothèque,
Je peux y revoir un nouveau-né évoluant dans un chou, bâillant et se frottant les yeux.
Ensuite, le gosse devient adolescent et fait des bulles de savon,
Joue avec des camarades. Après, vient le temps des amours, de la maturité,
De la maternité, le bonheur de la famille que l'on construit soi-même. Après quoi,
Arrive lentement mais surement le temps de la barbe grisonnante puis blanche,
La pipe et les pantoufles, sans omettre la tisane du soir
Et la décrépitude du corps lorsque le moment vient où tout se débine
Avant de partir pour toujours.
Voilà donc le livre de ma jeunesse m'ayant donné de la mort des images
Restées dans ma mémoire à tout jamais, et peut-être, sans lui,
Ma vie en eut été plus optimiste...
Le premier stade de la vie est un chaos innommable et en parler
Relève de la gageure... Si l'existence se caractérise par des étapes à vivre,
Moi, à quarante ans, j'avais déjà fait le tour de la question, et il ne me restait plus
Qu'à exécuter la scène finale pour terminer mon tableau.
Pour certains, ce sera le plus tard possible, en ce qui me concernait
Ce pouvait être maintenant. Je comprends bien cette humaine faiblesse
À vouloir reporter à plus tard les choses importantes de la vie, et j'avoue
Avoir pensé un moment échapper à l'attente de cet instant fatal en passant
Par la case suicide, le temps passe et l'on repousse par caprice peut-être,
Par manque de courage en tout cas, cet acte à faire et ainsi ne plus jamais
Avoir de factures à payer, de pilules à prendre trois fois par jour
Pour vivre encore et encore tant bien que mal entre quatre murs recouverts
De boiseries rectangulaires fixées là depuis des siècles.
En dehors de l'énigme de la naissance, le père Noël fut l'un de mes tracas
Les plus embêtants pour un jeune enfant équilibré pourtant dans l'ensemble.
J'imaginais les pires stratagèmes pour rendre cohérente cette venue des jouets,
De la cheminée de notre maison à ce sabot mis au coin du feu
Quelques heures avant minuit, qui dans ce cas de figure n'était pas l'heure du crime,
Du moins pas à ce moment-là de ma modeste vie de gosse gâté,
Mais génial pour cette pensée des plus originales :
Dieu créait mes jouets au moment même et à l'endroit où je les trouvais,
Pour lui c'était plus commode que de les livrer par le conduit de la cheminée,
Et d'ailleurs, comment ce bateau, aussi miniaturisé qu'il fût, pouvait passer
Par ce tuyau, sa largeur égalant cinq fois celle du conduit...
Un jour, je sus tout de la vie, les enfants naissant dans les choux et le père Noël
C'était du pipo, et ces révélations firent de moi immédiatement un homme,
Ou plutôt un garçon plus mature. Si la question de l'arrivée des jouets était résolue,
Celle des naissances restait au stade embryonnaire, incomplet, infini.
J'adore le chocolat, peu importe la marque, l'essentiel est qu'il se dissolve bien
Dans l'eau ou le lait, et ainsi devenir un petit-déjeuner bien onctueux, assez fort
Pour me réveiller de mes nuits, de mes rêves. Sur l'une de ces boites,
Une femme tenait une boite, sur laquelle une image la représentant
Tenant la même boite et ainsi de suite. À chaque fois, j'avais le vertige
Devant cette infinie, nulle part mieux représentée que là, dans la cuisine,
Sur cette photo de la boite de chocolat. Si Proust est devenu ce qu'il est devenu,
C'est bien grâce à une madeleine, alors pour moi, cette boite saurait-elle
Jouer le rôle que je suis en droit d'attendre d'elle ?
Dans ma jeunesse, je voyais tout en double, en triple, à l'infini même,
Cette notion joua un rôle essentiel toute ma vie puisqu'à ce jour encore
Nous ne savons pas où commence et où fini l'univers. J'éprouvais des hallucinations
À la vue de jeunes Hollandaises fixées à tout jamais dans une image,
Publicité d'une boite de chocolat nous servant au petit déjeuner tous les matins
Que Dieu nous donnait à vivre. Seulement (qu'on me pardonne pour cet aveu )
J'avais du plaisir à reluquer ces petites libertines s'offrir à mon regard coquin.
Je grandis, et à l'école cette question de l'univers me passionna tout de suite,
Je voyais l'âme des hommes d'une manière bien à moi, certes fantasmatique
Mais j'en étais conscient, j'accepte maintenant de vous en dévoiler la teneur.
J'imaginais une aiguille à tricoter verticale piquer les éléments de la nature
Pour en faire de magnifiques brochettes à mettre sur les chaudes braises
D'un barbecue et à donner une fois cuites aux petits oiseaux mourant de faim.
Pourquoi avais-je eu cette idée loufoque plutôt qu'une autre ?
Probablement comme toujours est-ce la faute à quelques livres de ma classe,
Un livre de géographie je crois. Je me souviens du professeur et de son expérience,
Il avait mis de l'huile et de l'eau dans un récipient et l'on devait planter
Cette fameuse aiguille à l'intérieur pour remuer le tout,
C'était dans un grand verre de moutarde offert gratuitement aux clients du
Bazar de l'Hotel de Ville, à Paris. Fallait de la poigne pour actionner la tige,
Mais le jeu en valait la chandelle, l'huile et l'eau se mélangeaient
Mais comme vous pouvez vous en douter, pas d'une façon homogène.
Je compris alors précisément à ce moment-là que l'univers ressemblait
À cette expérience. Je n'entrerai pas dans le détail de ces leçons,
Ne voulant en aucune façon vous ennuyer avec ça. Toujours est-il, dans mon esprit,
Il y avait une sorte de confusion en ce qui concernait l'âme et l'univers.
Je pensais à cette crêpe au froment servi avec tant de gentillesse par ma grand-mère,
Je la voyais comme étant l'objet idéal pour définir le monde et par là même
Ma propre personne, avec ses trous, semblables à ces bulles d'huile
Tournant fougueusement dans l'eau du verre de moutarde. Mais se posait à nous
La question scientifiquement et philosophiquement fondamentale :
Où se niche l'essence de l'homme ?
Il y eut à ce sujet moult rapports, faisant état principalement d'oiseaux,
De chauves-souris, de crêpes envolées on ne sait où, qu'on sait très bien faire
Frire sur une poêle Teffal pour ne pas les voir coller
Au fond de la casserole dans ce manoir de tous les malheurs.
La fumée sortait de partout, ce n’était pas beau à voir, ni à sentir d'ailleurs,
Ça puait partout à la ronde, et de l'eau, il n'y en avait plus, elle était avec l'huile.
Tous les nouveaux nés de tous les pays du monde, riches ou pauvres,
Arrivent sur terre de la même façon, ou à peu près, ouvrent les yeux
Sans rien voir d'abord, puis ensuite s'aperçoivent rapidement qu'il faudrait
User de mille subterfuges pour avoir de quoi manger et être nettoyé au derrière.
La peur a été ma compagne en permanence, car je portais en mon corps deux objets
À consonances sexuelles, mais ça, je ne le savais pas à l'époque,
Ma mère me le fit comprendre dans un langage bien à elle,
Que tout enfant sait parfaitement interpréter, non pas au niveau de la tête
Mais ailleurs du côté de l'affect, je crois que c'est le bon mot pour définir
Cette communication pas facile à décrire verbalement.
Mon postérieur et ma petite machine, ce sont mes attributs, ma culpabilité.
Dehors, je me méfiais de tout, du serpent de la forêt de Fontainebleau
Se cachant dans les moindres recoins et déposant ses petits oeufs,
Produits d'un géniteur male dont je ne savais rien. Qui était-il donc ?
Voilà la question posée à laquelle plus tard il me faudra répondre.
Ces oeufs se logeaient dans ces petites fleurs plantées là,
À la portée de la main de n'importe qui, d'un gosse comme moi, disait maman,
Alors je faisais confiance à pas grand chose, pas même à cette nature.
Pour éviter tout accident mortel, nous allions au bois de Boulogne
Pour jouer avec d'autres enfants de mon âge, mais la recommandation formelle
Était de ne jamais accepter quoi que ce soit de la main d'un adulte,
Ni de bonbons, ni de p'tits gâteaux et surtout pas lui adresser la parole,
Car ce sont tous de grossiers pervers ne pensant qu'à faire le mal,
Aux petits garçons, aux petites filles, ces adultes qu'on nommait,
Je m'en souviens bien : " Les satyres du bois de Boulogne ".
Alors, j'avais peur d'en rencontrer un, on ne sait jamais, disait maman
Et elle avait raison, car en effet on ne sait jamais d'avance ce qui peut arriver.
Cela ne contribua guère à me donner de l'assurance en moi, ni sur le moment,
Ni par la suite, comme vous en jugerez ici par vous-même.
On rencontrait parfois des Bohémiens habillés de telle façon à nous faire peur,
On les voyait comme des extraterrestres venus de je ne sais où, de la forêt de
Fontainebleau peut-être, vivants avec les serpents et leurs oeufs,
Pondus dans des choux à cause des males, c'était des amis à eux pour sûr,
Des démons de la nature, des sauvages d'une couleur horrible
À soulever le coeur des jeunes filles encore pucelles à quinze ans.
Petit, tout nous apparait comme pour la première fois, je prends par exemple
Les faits divers, ils nous étaient interdits par les grandes personnes, et pourtant
On entendait nos parents en parler en permanence du matin au soir, on s'imaginait
Je ne sais quoi au point que parfois, la nuit, la tête n'arrivait pas à trouver le sommeil.