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DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES
LʼÉTRANGER
Les incipits de roman
Document A
“Jeeves, dis-je, puis-je vous parler franchement ?
- Certainement, Monsieur.
- Ce que jʼai à dire risque de vous blesser.
- Je vous en prie, Monsieur.
- Bon, eh bien... “
Non, attendez. Restez là deux secondes. Je ne suis pas sur la bonne voie.
Je ne sais pas si vous avez déjà eu cette impression, mais le hic qui survient à
chaque fois que je raconte une histoire est ce fichu difficile problème de savoir où
commencer. Cʼest un truc que vous ne voulez pas rater, car un pas de travers et vous
êtes fini. Vous voyez, si vous traînez trop longtemps au début, pour essayer de créer
une atmosphère, comme ils disent, et tout ce genre de bêtises, vous nʼarriverez pas à
accrocher le client qui va vous abandonner illico.
Par contre, démarrez dans des starting-blocks comme un chat échaudé, et votre
public est perdu. Il va simplement hausser les sourcils, et ne pas réussir à comprendre
de quoi vous parlez.
Et pour ouvrir mon compte-rendu de la complexe affaire réunissant Gussie FinkNottle, Madeline Bassett, ma Cousine Angela, ma Tante Dahlia, mon Oncle Thomas, le
jeune Tuppy Glossop et le chef, Anatole, avec le bout de dialogue que je vous ai mis
au-dessus, je vois bien que jʼai fait la seconde de ces erreurs.
Il me faut donc revenir un peu en arrière. Et, lʼun dans lʼautre, en pesant bien le
pour et le contre, je suppose que lʼon peut dire que toute cette affaire trouva ses
prémisses, si prémisses est bien le mot que je cherche, avec ce séjour que jʼai fait à
Cannes. Si je nʼétais pas allé à Cannes, je nʼaurais pas rencontré la Bassett ou acheté
cette veste blanche dʼofficier de marine, Angela nʼaurait pas rencontré son requin et
Tante Dahlia nʼaurait pas joué au baccarat.
Oui, définitivement, Cannes était le point de départ.
Allons-y, alors. Laissez-moi rassembler les faits.
P.G. Wodehouse, Right ho, Jeeves, 1934
Traduction C. Guerrieri
Document B
Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une épaisseur d'encre,
un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de
pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait
même pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les
souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d'avoir balayé
des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavé
se déroulait avec la rectitude d'une jetée, au milieu de l'embrun aveuglant des ténèbres.
L'homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allongé,
grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit
paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup ; et il le serrait contre ses
flancs, tantôt d'un coude, tantôt de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux
mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d'est faisaient saigner. Une
seule idée occupait sa tête vide d'ouvrier sans travail et sans gîte, l'espoir que le froid
serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la
gauche, à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant
au plein air, et comme suspendus. D'abord, il hésita, pris de crainte ; puis, il ne put
résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains.
Un chemin creux s'enfonçait. Tout disparut. L'homme avait à droite une palissade,
quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrée; tandis qu'un talus d'herbe
s'élevait à gauche, surmonté de pignons confus, d'une vision de village aux toitures
basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, à un coude du chemin,
les feux reparurent près de lui, sans qu'il comprit davantage comment ils brûlaient si haut
dans le ciel mort, pareils à des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle
venait de l'arrêter. C'était une masse lourde, un tas écrasé de constructions, d'où se
dressait la silhouette d'une cheminée d'usine; de rares lueurs sortaient des fenêtres
encrassées, cinq ou six lanternes tristes étaient pendues dehors, à des charpentes dont
les bois noircis alignaient vaguement des profils de tréteaux gigantesques ; et, de cette
apparition fantastique, noyée de nuit et de fumée, une seule voix montait, la respiration
grosse et longue d'un échappement de vapeur, qu'on ne voyait point.
Alors, l'homme reconnut une fosse. Il fut repris de honte : à quoi bon ? il n'y aurait pas
de travail. Au lieu de se diriger vers les bâtiments, il se risqua enfin à gravir le terri sur
lequel brûlaient les trois feux de houille, dans des corbeilles de fonte, pour éclairer et
réchauffer la besogne. Les ouvriers de la coupe à terre avaient dû travailler tard, on
sortait encore les débris inutiles. Maintenant, il entendait les moulineurs pousser les trains
sur les tréteaux, il distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines, près de chaque
feu.
— Bonjour, dit-il en s'approchant d'une des corbeilles.
Emile Zola, Germinal, 1885
Document C
Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie
égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes
ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du
cloître et lʼaridité des landes, et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y
sont si tranquilles quʼun étranger les croirait inhabitées, sʼil ne rencontrait tout à coup le
regard pâle et froid dʼune personne immobile dont la figure à demi monastique
dépasse lʼappui de la croisée, au bruit dʼun pas inconnu. Ces principes de mélancolie
existent dans la physionomie dʼun logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse
qui mène au château, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée,
chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la
sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par lʼétroitesse de sa voie
tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent à la vieille ville, et que dominent
les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides, quoique
construites en bois, et leurs divers aspects contribuent à lʼoriginalité qui recommande
cette partie de Saumur à lʼattention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de
passer devant ces maisons sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont
taillés en figures bizarres et qui couronnent dʼun bas-relief noir le rez-de-chaussée de la
plupart dʼentre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises et
dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles dʼun logis terminé par un toit en
colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par lʼaction
alternative de la pluie et du soleil. Là se présentent des appuis de fenêtre usés, noircis,
dont les délicates sculptures se voient à peine, et qui semblent trop légers pour le pot
dʼargile brune dʼoù sʼélancent les œillets ou les rosiers dʼune pauvre ouvrière. Plus loin,
cʼest des portes garnies de clous énormes où le génie de nos ancêtres a tracé des
hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais.
Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, 1833
Document D
Comment sʼétaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment
sʼappelaient-ils ? Que vous importe ? Dʼoù venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où
allaient-ils ? Est-ce que lʼon sait où lʼon va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et
Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal icibas était écrit là-haut.
LE MAÎTRE.
Cʼest un grand mot que cela.
JACQUES.
Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait dʼun fusil avait son billet[1].
LE MAÎTRE.
Et il avait raison...
Après une courte pause, Jacques sʼécria : Que le diable emporte le cabaretier et son
cabaret !
LE MAÎTRE.
Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela nʼest pas chrétien.
JACQUES.
Cʼest que, tandis que je mʼenivre de son mauvais vin, jʼoublie de mener nos chevaux à
lʼabreuvoir. Mon père sʼen aperçoit ; il se fâche. Je hoche de la tête ; il prend un bâton
et mʼen frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp
devant Fontenoy ; de dépit je mʼenrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne.
LE MAÎTRE.
Et tu reçois la balle à ton adresse.
JACQUES.
Vous lʼavez deviné ; un coup de feu au genou ; et Dieu sait les bonnes et mauvaises
aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les
chaînons dʼune gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je nʼaurais
été amoureux de ma vie, ni boiteux.
LE MAÎTRE.
Tu as donc été amoureux ?
JACQUES.
Si je lʼai été !
LE MAÎTRE.
Et cela par un coup de feu ?
JACQUES.
Par un coup de feu.
LE MAÎTRE.
Tu ne mʼen as jamais dit un mot.
JACQUES.
Je le crois bien.
LE MAÎTRE.
Et pourquoi cela ?
JACQUES.
Cʼest que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.
LE MAÎTRE.
Et le moment dʼapprendre ces amours est-il venu ?
JACQUES.
Qui le sait ?
LE MAÎTRE.
À tout hasard, commence toujours…
Jacques commença lʼhistoire de ses amours. Cʼétait lʼaprès-dîner : il faisait un temps
lourd ; son maître sʼendormit. La nuit les surprit au milieu des champs ; les voilà
fourvoyés. Voilà le maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet
sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup : « Celui-là était apparemment
encore écrit là-haut… »
Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et quʼil ne tiendrait quʼà moi de vous
faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant
de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards quʼil me plairait. Quʼest-ce
qui mʼempêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? dʼembarquer Jacques pour
les îles ? dʼy conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même
vaisseau ? Quʼil est facile de faire des contes ! Mais ils en seront quittes lʼun et lʼautre
pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.
Lʼaube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur chemin. Et
où allaient-ils ? Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et la seconde
fois que je vous réponds : Quʼest-ce que cela vous fait ? Si jʼentame le sujet de leur
voyage, adieu les amours de Jacques... Ils allèrent quelque temps en silence. Lorsque
chacun fut un peu remis de son chagrin, le maître dit à son valet : Eh bien, Jacques, où
en étions-nous de tes amours ?
Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, 1773
Document E
Le premier lundi du mois dʼavril 1625, le bourg de Meung, où naquit lʼauteur du Roman
de la Rose, semblait être dans une révolution aussi entière que si les huguenots en
fussent venus faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant sʼenfuir les
femmes du côté de la Grande-Rue, entendant les enfants crier sur le seuil des portes,
se hâtaient dʼendosser la cuirasse et, appuyant leur contenance quelque peu incertaine
dʼun mousquet ou dʼune pertuisane, se dirigeaient vers lʼhôtellerie du Franc Meunier,
devant laquelle sʼempressait, en grossissant de minute en minute, un groupe compact,
bruyant et plein de curiosité.
En ce temps-là les paniques étaient fréquentes, et peu de jours se passaient sans
quʼune ville ou lʼautre enregistrât sur ses archives quelque événement de ce genre. Il y
avait les seigneurs qui guerroyaient entre eux ; il y avait le roi qui faisait la guerre au
cardinal ; il y avait lʼEspagnol qui faisait la guerre au roi. Puis, outre ces guerres sourdes
ou publiques, secrètes ou patentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les
huguenots, les loups et les laquais, qui faisaient la guerre à tout le monde. Les
bourgeois sʼarmaient toujours contre les voleurs, contre les loups, contre les laquais, –
souvent contre les seigneurs et les huguenots, – quelquefois contre le roi, – mais jamais
contre le cardinal et lʼEspagnol. Il résulta donc de cette habitude prise, que, ce susdit
premier lundi du mois dʼavril 1625, les bourgeois, entendant du bruit, et ne voyant ni le
guidon jaune et rouge, ni la livrée du duc de Richelieu, se précipitèrent du côté de lʼhôtel
du Franc Meunier.
Arrivé là, chacun put voir et reconnaître la cause de cette rumeur.
Un jeune homme… – traçons son portrait dʼun seul trait de plume : figurez-vous don
Quichotte à dix-huit ans, don Quichotte décorcelé, sans haubert et sans cuissards, don
Quichotte revêtu dʼun pourpoint de laine dont la couleur bleue sʼétait transformée en une
nuance insaisissable de lie-de-vin et dʼazur céleste. Visage long et brun ; la pommette
des joues saillante, signe dʼastuce ; les muscles maxillaires énormément développés,
indice infaillible auquel on reconnaît le Gascon, même sans béret, et notre jeune homme
portait un béret orné dʼune espèce de plume ; lʼœil ouvert et intelligent ; le nez crochu,
mais finement dessiné ; trop grand pour un adolescent, trop petit pour un homme fait, et
quʼun œil peu exercé eût pris pour un fils de fermier en voyage, sans sa longue épée
qui, pendue à un baudrier de peau, battait les mollets de son propriétaire quand il était à
pied, et le poil hérissé de sa monture quand il était à cheval.
Car notre jeune homme avait une monture, et cette monture était même si remarquable,
quʼelle fut remarquée : cʼétait un bidet du Béarn, âgé de douze ou quatorze ans, jaune
de robe, sans crins à la queue, mais non pas sans javarts aux jambes, et qui, tout en
marchant la tête plus bas que les genoux, ce qui rendait inutile lʼapplication de la
martingale, faisait encore également ses huit lieues par jour. Malheureusement les
qualités de ce cheval étaient si bien cachées sous son poil étrange et son allure
incongrue, que dans un temps où tout le monde se connaissait en chevaux, lʼapparition
du susdit bidet à Meung, où il était entré il y avait un quart dʼheure à peu près par la
porte de Beaugency, produisit une sensation dont la défaveur rejaillit jusquʼà son
cavalier.
Et cette sensation avait été dʼautant plus pénible au jeune dʼArtagnan (ainsi sʼappelait le
don Quichotte de cette autre Rossinante), quʼil ne se cachait pas le côté ridicule que lui
donnait, si bon cavalier quʼil fût, une pareille monture ; aussi avait-il fort soupiré en
acceptant le don que lui en avait fait M. dʼArtagnan père.
Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, 1844
Document F
Ce matin-là, M. Sherlock Holmes qui, sauf les cas assez fréquents où il passait les nuits,
se levait tard, était assis devant la table de la salle à manger. Je me tenais près de la
cheminée, examinant la canne que notre visiteur de la veille avait oubliée. Cʼétait un joli
bâton, solide, terminé par une boule — ce quʼon est convenu d'appeler « une
permission de minuit ».
Immédiatement au-dessous de la pomme, un cercle dʼor, large de deux centimètres,
portait lʼinscription et la date suivantes : « À M. James Mortimer, ses amis du C. C. H.
— 1884 ».
Cette canne, digne, grave, rassurante, ressemblait à celles dont se servent les
médecins « vieux jeu ».
« Eh bien, Watson, me dit Holmes, quelles conclusions en tirez-vous ? »
Holmes me tournait le dos et rien ne pouvait lui indiquer mon genre dʼoccupation.
« Comment savez-vous ce que je fais ? Je crois vraiment que vous avez des yeux
derrière la tête.
— Non ; mais jʼai, en face de moi, une cafetière en argent, polie comme un miroir. Allons,
Watson, communiquez-moi les réflexions que vous suggère lʼexamen de cette canne.
Nous avons eu la malchance de manquer hier son propriétaire et, puisque nous
ignorons le but de sa visite, ce morceau de bois acquiert une certaine importance.
— Je pense, répondis-je, suivant de mon mieux la méthode de mon compagnon, que
le docteur Mortimer doit être quelque vieux médecin, très occupé et très estimé,
puisque ceux qui le connaissent lui ont donné ce témoignage de sympathie.
— Bien, approuva Holmes… très bien !
— Je pense également quʼil y a de grandes probabilités pour que le docteur Mortimer
soit un médecin de campagne qui visite la plupart du temps ses malades à pied.
— Pourquoi ?
— Parce que cette canne, fort jolie quand elle était neuve, mʼapparaît tellement usée
que je ne la vois pas entre les mains dʼun médecin de ville. Lʼusure du bout en fer
témoigne de longs services.
— Parfaitement exact ! approuva Holmes.
— Et puis, il y a encore ces mots : « Ses amis du C. C. H. ». Je devine quʼil sʼagit dʼune
société de chasse…. Le docteur aura soigné quelques-uns de ses membres qui en
reconnaissance, lui auront offert ce petit cadeau.
— En vérité, Watson, vous vous surpassez, fit Holmes, en reculant sa chaise pour
allumer une cigarette. Je dois avouer que, dans tous les rapports que vous avez bien
voulu rédiger sur mes humbles travaux, vous ne vous êtes pas assez rendu justice.
Vous nʼêtes peut-être pas lumineux par vous-même ; mais je vous tiens pour un
excellent conducteur de lumière. Il existe des gens qui, sans avoir du génie, possèdent
le talent de le stimuler chez autrui. Je confesse, mon cher ami, que je suis votre obligé. »
Auparavant, Holmes ne mʼavait jamais parlé ainsi. Ces paroles me firent le plus grand
plaisir, car, jusquʼalors, son indifférence aussi bien pour mon admiration que pour mes
efforts tentés en vue de vulgariser ses méthodes, mʼavait vexé. De plus, jʼétais fier de
mʼêtre assimilé son système au point de mériter son approbation quand il mʼarrivait de
lʼappliquer.
Holmes me prit la canne des mains et lʼexamina à son tour pendant quelques minutes.
Puis, soudainement intéressé, il posa sa cigarette, se rapprocha de la fenêtre et la
regarda de nouveau avec une loupe.
« Intéressant, quoique élémentaire, fit-il, en retournant sʼasseoir sur le canapé, dans son
coin de prédilection. Jʼaperçois sur cette canne une ou deux indications qui nous
conduisent à des inductions.
— Quelque chose mʼaurait-il échappé ? dis-je dʼun air important. Je ne crois pas avoir
négligé de détail essentiel.
— Je crains, mon cher Watson, que la plupart de vos conclusions ne soient erronées.
Quand je prétendais que vous me stimuliez, cela signifiait quʼen relevant vos erreurs
jʼétais accidentellement amené à découvrir la vérité….
Sir Arthur Conan Doyle, Le Chien des Baskerville, 1902
Traduction A. de Jassaud
Document annexe
1.
Tu vas commencer le nouveau roman d'Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un
voyageur. Détends-toi. Concentre-toi. Ecarte de toi toute autre pensée. Laisse le
monde qui t'entoure s'estomper dans le vague. La porte, il vaut mieux la fermer : de
l'autre côté, la télévision est toujours allumée. Dis-le tout de suite aux autres : « Non, je
ne veux pas être regarder la télévision ! » Parle plus fort s'ils ne t'entendent pas : « Je lis
! Je ne veux pas être dérangé. » Avec tout ce chahut, ils ne t'ont peut-être pas entendu
: dis-le plus fort, crie : « Je commence le nouveau roman d'Italo Calvino ! » Ou, si tu
préfères, ne dis rien : espérons qu'ils te laisseront en paix.
(…)
Te voici donc prêt à attaquer les premières lignes de la première page. Tu
t'attends à retrouver l'accent reconnaissable entre tous de l'auteur. Non. Tu ne le
retrouves pas. Après tout, qui a jamais dit que cet auteur avait un accent entre tous
reconnaissable ? On le sait : c'est un auteur qui change beaucoup d'un livre à l'autre. Et
c'est justement à ça qu'on le reconnaît. Mais il semble vraiment que ce livre n'ait rien à
voir avec les autres, pour autant que tu te souviennes. Tu es déçu ? Un moment. Il est
normal que tu sois un peu désorienté au début, comme lorsqu'on vous présente
quelqu'un dont on avait associé le nom à un visage, et qu'on tente de faire coïncider les
traits qu'on voit avec ceux dont on se souvient. Et cela ne marche pas. Et puis tu
poursuis ta lecture, et tu t'aperçois que le livre se laisse lire indépendamment de ce que
tu attendais de l'auteur. C'est le livre en soi qui attise ta curiosité, et, à tout prendre, tu
préfères qu'il en soit ainsi. Te retrouver devant quelque chose dont tu ne sais pas
encore bien ce que c'est.
Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, 1979
Traduction D. Sallenave et F. Wahl