MYTHE, MNEMOSYNE et MEMORIA : la

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MYTHE, MNEMOSYNE et MEMORIA : la
MYTHE, MNEMOSYNE et MEMORIA : la mémoire dans l’Antiquité gréco-latine
Christine Hersant
Enseignante en Lettres Classiques
en collège et lycée
Lorsque l'on recherche l'un de ces précieux adages que les Anciens nous ont légués, c'est
en vain que nous interrogeons les sources grecques ou latines au sujet de la mémoire. Le
rapport à la chronologie est-il en cause ? L'amplitude des siècles écoulés nous rend-elle
implicitement redevables, nous, les modernes, de l'héritage des Anciens, donc dépendants
de la mémoire, tandis que le statut d'antériorité de ces derniers, voire même leur coïncidence
avec l'origine culturelle les situent aux sources de la mémoire ? Ou bien les Anciens avaientils pressenti combien la remémoration est aléatoire, au point que la façon dont nous posons
une question peut en modifier le souvenir1 , et de ce fait la tenaient-ils à une distance
raisonnable ? Toujours est-il que leur conception de la mémoire n'est pas psychologique,
pas plus qu'intellectuelle, mais plutôt à vocation didactique. Les Grecs anciens proposent
une approche mythologique de la mémoire à travers la récitation périodique des mythes. Ce
que nous rappelle Mircea Eliade : « Un mythe arrache l'homme de son temps à lui, de son
temps individuel, chronologique, « historique » – et le projette, au moins symboliquement,
dans le Grand Temps2 (…)», « le temps sacré ». Quant aux Romains, lorsqu'ils se réfèrent à
la mémoire, non seulement ils adoptent les mythes grecs, mais ils y adjoignent l'empreinte
de la solide structure de leur société dont participe l'approche militaire : que l'on songe à la
fonction mnémonique du « triomphe » ! Dans la mesure où la mémoire participe d'une
initiation au fait religieux, nous pénétrerons la conception cyclique du temps des univers
mythologiques de l'antiquité et du calendrier chrétien, puis nous partirons à la rencontre de
Mnémosyne, qui nous invitera à nous interroger sur la notion de temps, tandis que, chez les
Romains, c'est Rome, leur cité - l'Urbs -, par-delà le projet de mémorisation élégiaque des
cultes et fêtes de Rome des Fastes d'Ovide - qui nous conduira à questionner l'espace et le
droit.
MYTHE ET MEMOIRE, UN TEMPS CYCLIQUE ?
C'est au cours des activités collégiales, les fêtes et autres jeux, concours, que résonnent les
mythes à travers le chant des poètes, tels Homère ou Hésiode, considérés comme une
« véritable institution faisant office de mémoire sociale3 », fondateurs d'une culture hellénique
commune, et interrogés quant à leur statut : sont-ils des narrations poétiques ou des
documents religieux ? Dispensateurs de sagesse et/ou de piété, ils rappellent à l'homme la
nécessité d'accepter ses limites et concourent à la transmission du précepte de Delphes :
« le Connais-toi toi-même », le gnôthi seauton ( ) socratique.
Or si, dans la Nature, les choses se répètent, selon Hegel, tels les événements imitateurs de
« l'évènement exemplaire4 », le mythe n'est-il pas lui-même l'écho des événements
imitateurs de « l'Evénement exemplaire », de l' « illo tempore », de « cet illustre temps » ?
Mémoire d'un instant passé qui préfigure le moment futur, le mythe ne vise-t-il pas à inscrire
le monde dans l'instant augural du commencement ? Car acte de création, le mythe imite
l'acte cosmogonique, la Création ab origine. Alors renouvellement créateur de l'avènement
au monde, ne transforme-t-il pas chaque temps et chaque espace évoqués en sacrement ?
Or « traditionnellement, le sacrement n'est pas que « signe » ; il est aussi dit « efficace »,
(…) efficacité de toute mise en œuvre symbolique», nous rappelle Pierre Gisel5 . Auquel cas,
le mythe n'est-il pas à la fois témoin d'une conception cyclique du temps, car ouvrier de cet
« éternel retour » et aussi pont jeté entre l'infini et le fini ? Le mythe apparaît donc comme
mémoire et … sacrement de cette mémoire. Et « Comme tout rite, les sacrements doivent
1
Elisabeth Loftus, « Syndrome des faux souvenirs et le mythe des souvenirs oubliés », 1994.
« Mircea Eliade », Images et symboles, 1980, p. 75
3
Jean-Pierre Vernant, « Mythe et religion en Grèce antique », Seuil, 1990, p. 19
4
Mircea Eliade, « Le mythe de l’éternel retour », folio essais, p. 108
5
Pierre Gisel, « La logique des rites » in Rites et Fêtes, Le christianisme, Les Textes fondateurs, le Point,
référence, janvier février 2015
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1
être (…) compris et appréciés au regard des réalités humaines qu'ils supposent et prennent
en charge à leur manière6 ». Néanmoins l'inscription de cet acte de mémoire qu'est le mythe
dans un cycle ne menace-t-elle pas paradoxalement d'annihiler ladite mémoire … ? Le
mythe dépeint-il une danse ? Elle correspond alors à un geste archétypal, à la répétition d'un
temps sacré à l'origine. Relate-t-il un mariage humain ? C'est le hiéros gamos ( ),
l'union entre le ciel et la terre qu'il évoque. « En effet, toute union humaine trouve son
modèle et sa justification dans l'hiérogamie, l'union cosmique des éléments7 », confirme
Mircea Eliade. Rapporte-t-il un sacrifice ? C'est l'imitation sur le plan humain du sacrifice
primordial célébré in illo tempore qu'il transpose. Art humain, activité humaine, justice
humaine, tout est itération d'un archétype, qui est initiateur de sens. Et « (…) C'est grâce à
cet « éternel retour » aux sources du sacré et du réel que l'existence humaine (…) paraît
sauvée du néant et de la mort8 ». Nous croyons entendre là un écho des rites chrétiens
présentés par Jean-François Colisimo comme « répétition créatrice du drame du salut », et
comme « expérience concrète de l'amour affranchi de la limite de la mort9 ». Dès lors,
comment ignorer les mythes des suppliciés - les Prométhée, Tantale, Sisyphe et autres Ixion
- qui, par le legs de leurs châtiments à la postérité, s'adressent au déstabilisateur de
l'équilibre du cosmos qui sommeille en chacun de nous. Ainsi, nous apprenons que, par trois
fois, Sisyphe transgresse les interdits édictés par les Olympiens, transposition plurielle du fait
religieux dans la culture gréco-latine. Lorsqu'il dénonce « Zeus » en tant qu'auteur du rapt
d'Egine auprès d' « Asopos », son père-fleuve, en échange de l'apport de l'eau aux fontaines
de l' « Acrocorinthe », le dieu des dieux lui envoie la mort. Sisyphe enchaîne alors cette
dernière et courrouce Hadès dont le culte est remis en question faute de morts … Enfin hôte
d'Hadès, il obtient du dieu des enfers de réintégrer le monde des vivants pour châtier son
épouse de ne lui avoir pas accordé les honneurs posthumes, ce qu'il lui avait expressément
ordonné de faire … Le supplice qui lui échoit est narré par Homère dans l' « Odyssée » (XI) :
« Ses deux bras soutenaient la pierre gigantesque et, des pieds et des mains, vers le
sommet du tertre, il la voulait pousser : mais à peine allait-il en atteindre la crête, qu'une
force soudain la faisant retomber, elle roulait au bas, la pierre sans vergogne; mais lui,
muscles tendus, la poussait derechef ; tout son corps ruisselait de sueur, et son front se
nimbait de poussière ». Voilà où l'a mené sa quête d'immortalité : Sisyphe est condamné à
un supplice éternel. Inscrit au cœur de la répétition des transgressions de son vivant, mort, il
est prisonnier du cercle vicieux de l'itération de la condamnation. Cette transposition de
« l'éternel retour » est riche de sens : automatisation d'un geste significatif de la « téchnè »
(τεχνη) chère à Sisyphe, ou symbole de l'impasse de la mort en opposition à l'innovation
inhérente à la vie, ou encore allégorie de la mémoire ou de son abolition … L'objectif est
atteint ! Notre esprit est frappé par la vigueur de la portée didactique et notre mémoire
participe de l'écho de ce mythe à travers le temps. N'est-ce pas aussi la fonction mémorielle
que le calendrier symbolise, en plus de l'ordonnancement du temps ? N'inscrit-il pas le temps
dans le cycle annuel qui répète les mêmes fêtes, qui elles, aussi réactualisent une situation
primordiale ? N'est-ce pas ainsi par exemple que le sacre du printemps, qui coïncide avec
les fêtes calendaires de mai, convoque une image idéalisée de la nature et s'affranchit des
limites du temps, de l'espace et des cultures, dans un syncrétisme mémoriel occidental, pour
vénérer la fécondité végétale et la force vitale à l'œuvre chez les êtres vivants ? Ceci est
évoqué, dans la Grèce antique, dans le mythe des amours de « Cybèle et d'Atys », un
berger, « symbolisé par un pin que l'on allait couper dans un bois et qu'on plantait ensuite
dans le temple de la déesse10 , tandis qu'à Rome, il est question, lors des Floralia,
6
Pierre Gisel, « La logique des rites in Rites et Fêtes, Le christianisme », Les Textes fondateurs, le Point,
référence, janvier février 2015
7
Mircea Eliade, « Le mythe de l'éternel retour », folio essais, 1989, p 39
8
ibidem p 49
9
Jean-François Colosimo, « Le théâtre divin » in Rites et Fêtes, Le christianisme, Les textes fondateurs, Le Point,
références, janvier février 2015
10
Mircea Eliade, « Le sacré et le profane », folio essais, 1991, p 95
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« d'attacher des rameaux verts rapportés des forêts voisines aux portes des personnalités,
des parents et amis11 ». Ovide se fait d'ailleurs le relais de cette coutume dans les Fastes
(V, 335-6). Et l'écho de cette fête résonne jusque dans la civilisation courtoise, à l'époque
médiévale, qui puise à la source de cette mémoire pour initier les fêtes de mai. « Le Roman
de la Rose » en porte témoignage. Car « le calendrier se situe au centre de la mémoire
collective. Il règle le temps de l'imaginaire sur le temps cosmique et le temps de la société12»
souligne le médiéviste Philippe Walter. Et en ce même printemps, souvenons-nous « que
depuis le début du christianisme, et aujourd'hui encore dans toutes les églises chrétiennes,
la fête la plus importante est Pâques13 « nous fait remarquer l'anthropologue et théologienne
Marie-Christine Bernard. La coïncidence entre la Pâque juive « Pessa'h », « le passage »,
qui commémore la fuite des Hébreux hors d'Egypte, et la fête de la résurrection du Christ,
non contente d'étendre le symbole de la libération du peuple hébreux à celui de la libération
de l'humanité toute entière, participe elle aussi de l'inscription dans la conception cyclique du
temps. Le calendrier liturgique chrétien s'est donc fondé sur la date spécifique de la première
lune du printemps – « Pâques » - et sur celle du solstice d'hiver - Noël, pour se constituer. Il
s'est ensuite vu compléter, au cours des douze mois de l'année, d'autres commémorations «
(…) des épisodes principaux de la vie du Christ, pour en cultiver la mémoire et en
approfondir le message14. Ainsi l'Avent, du latin adventus Domini, « venue du Seigneur »,
période de quatre semaines, prépare la naissance de Jésus, le fils de Dieu, à Noël, dont la
date est fixée au 25 décembre, au IVème s. ap. J. C., par le pape Libère. François Gauvin y
voit par ailleurs un « recyclage » de la fête de romaine du sol invinctus » « le Soleil
invaincu15». Ou encore l'Epiphanie, du grec phanein (φανειν) « apparaître », début janvier,
donc évocation de la manifestation du Fils de Dieu à l'humanité, conjugue les célébrations de
la naissance de Jésus, son baptême et l'adoration des rois mages. Quant à la tradition de la
galette, qui lui est associée, « pour certains historiens, elle serait une réminiscence de la fête
romaine des Saturnales16», nous précise Audrey Pinson. Donc ces dates de la mémoire
chrétienne se conjuguent avec la mémoire païenne antique : c'est donc autour du fait
religieux que le syncrétisme culturel est à l'œuvre. Ce que la référence à la Chandeleur,
symbolique de la lumière divine, ne dément pas, puisque cette célébration du 02 février «
aurait été instituée par le pape Gélase Ier (mort en 496) afin de « christianiser» des rites
romains et celtes, liés à la lumière, à la fécondité et à la postérité17». Une mémoire peut donc
en cacher une autre, ou plutôt en contenir une autre.
MNEMOSYNE, UNE QUESTION DE TEMPS ?
Comment accorder de l'intérêt à Mnémosyne, la déesse Mémoire, la Titanide fille de Gaia,
« la Terre primordiale » et d'Ouranos, « le Ciel primordial », sans être saisi de l'importance
de la notion de lignée ? Interroger Mnémosyne, c'est donc questionner ses géniteurs dits
« primordiaux », ceux qui président à l'ordre du monde, et ses héritières, les Muses, les
divines chanteuses qui orchestrent l'harmonie du cosmos. C'est au sein de cette filiation aux
11
Ibidem p.680
Marie-Christine Bernard, « Jours de fêtes in Rites et Fêtes, le christianisme, Les textes fondateurs », Le Point,
références, janvier février 2015
13
Marie-Christine Bernard, Jours de fêtes in Rites et Fêtes, le christianisme, Les textes fondateurs, Le Point,
références, janvier février 2015
14
François Gauvin, « Célébrer le Dieu fait homme » in Rites et Fêtes, Le christianisme, Les textes fondateurs, Le
Point, références, janvier février 2015
15
Audrey Pinson, «Le Fils de Dieu et ses rois» in Rites et Fêtes, Le christianisme, Les textes fondateurs », Le
Point, références, janvier février 2015
16
Les Piérides étaient les Muses de Thrace, leur dénomination serait en rapport avec leur fréquentation du mont
Piérus. Par référence à Piérus, roi de Macédoine et père de neuf filles talentueuses et fières, qui défièrent les
Muses sur le Parnasse, les Muses prirent le nom de Piérides pour signifier leur victoire. Quant aux perdantes
qui manifestaient de la colère à leur encontre, elles furent métamorphosées en pies par Apollon.
17
Les Piérides étaient les Muses de Thrace, leur dénomination serait en rapport avec leur fréquentation du mont
Piérus. Par référence à Piérus, roi de Macédoine et père de neuf filles talentueuses et fières, qui défièrent les
Muses sur le Parnasse, les Muses prirent le nom de Piérides pour signifier leur victoire. Quant aux perdantes
qui manifestaient de la colère à leur encontre, elles furent métamorphosées en pies par Apollon.
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origines du monde et dans son union avec Zeus le Cronide qu'Hésiode, dans sa Théogonie,
(v. 53- 63), la présente comme la source de l'Inspiration :
« Mnémosyne, qui veille sur les genoux d'Eleuthère, reçut l'amour de Zeus en Piérie18, et
conçut des déesses qui dispensent l'oubli des chagrins et suspendent les craintes. Zeus,
dieu de ruse, durant neuf nuits, s'unit à elle, loin des dieux immortels, montant sur la sainte
litière. Lorsque l'année s'acheva et que les saisons s'en revinrent, lorsque, le mois déclinant,
les jours parvinrent au terme, elle accoucha de neuf filles aux cours unis, détentrices, dans
leur poitrine, du chant et d'une âme ignorant la tristesse, près de l'extrême cime des monts
de l'Olympe : là sont leurs aires de danse et leurs demeures splendides ». Ni Mnémosyne,
ni les Muses, ses filles, ne se résument à des abstractions, à des allégories - qui de la
Mémoire, qui de la Musique ou de la danse – 6050 mais doivent plutôt être perçues dans
leurs manifestations concrètes dans le monde, soit dans le pouvoir créateur qu'elles exercent
sur lui, donc dans leur capacité à participer à son ordonnancement. De plus, leur filiation à
Zeus fait d'elles des extensions du pouvoir de ce dernier. Elles sont donc à saisir à la fois
comme des principes créateurs, par leur mère, et par leur père, comme des principes
organisateurs du monde, qui œuvrent au destin des hommes, à leurs relations mutuelles, et
à leurs rapports à la vie et à la mort. Ainsi, que Mnémosyne apparaisse sous les traits d'une
femme jeune ou sévère, tenant un stylet ou un burin, enfonçant un clou, ou sous ceux d'une
femme d'âge mur, à la coiffure riche e perles et de pierreries, le bout de l'oreille pincé de
deux doigts de la main droite, ou le menton soutenu dans une posture méditative, c'est le
principe actif de la Sagesse qu'elle symbolise, celle qui prête vie à la Pensée. Car la
Mémoire donne naissance à l'Inspiration. N'oublions pas que les écrits antiques - hymnes,
épopées ou poèmes - débutent par une invocation aux Muses afin de leur rendre grâce de la
générosité de leurs dons aux artistes et autres intellectuels, comme en témoigne Hésiode
dans sa Théogonie (v. 36-40) : « Muses - je commencerai par elles qui, de leur père,
charment le grand esprit et chantent du haut de l'Olympe, en disant ce qui est, ce qui fut ou
sera par la suite, sur une note unie ». Force est de constater que le fait religieux ne doit pas
être perçu comme une abstraction, mais comme faisant partie intégrante de la réalité du
monde. Rappelons que tout d'abord, les Chanteuses divines sont trois : Mélétè, consacrée à
la Concentration, Mnémè, déléguée à la Mémoire et Aoidè, affiliée au Poème achevé. Elles
représentent des conceptions philosophiques relatives à la primauté de la musique dans
l'univers, et montrent l'Activité Poétique à l'œuvre. Puis soulignons que, parallèlement au
développement de leur culte, elles deviennent les neuf Muses et passent du statut
philosophique au statut théologique. Eloquence, Persuasion, Sagesse, Histoire,
Mathématiques et Astronomie sont autant de cordes sensibles à leur puissant arc créatif,
puisque ces jeunes filles font accéder ce qu'elles chantent à la création ! - Calliope19 « au
beau visage », à l'air majestueux, couronnée d'or, une trompette et un poème à la main,
inspire aux aèdes la poésie épique, donc accomplit la Gloire des dieux et des héros. De
même Clio, au nom significatif de « Gloire », à la couronne de lauriers, porteuse d'une
trompette et d'une œuvre liée à Thucydide, accomplit la Gloire des guerriers valeureux
qu'elle inscrit dans l'histoire. Polymnie, la muse « aux nombreux hymnes », à la riche
couronne ornée de fleurs, de perles, de pierres et tout de blanc vêtue, adopte une posture
harangueuse, un rouleau à la main, joue la pantomime et agrémente les festins. Euterpe,
auréolée de fleurs, celle « qui sait plaire », séduit par la musique symbolisée notamment par
la flûte et fait advenir la poésie lyrique. Terpsichore « qui aime la danse », à la tête ceinte de
guirlandes, une harpe à la main, allège les cœurs de son pas rythmé. Erato, frappée du
sceau de « l'amour », jeune nymphe couronnée de myrte et de roses, fait naître les contacts
au son de sa lyre et de la poésie amoureuse. Melpomène, est « celle qui chante » la
tragédie, par son maintien grave, son riche vêtement, un poignard sanglant à la main et le
cothurne au pied. Thalie fait « fleurir » le dialogue et symbolise la Comédie par ses attributs :
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Les Piérides étaient les muses de Thrace, leur dénomination serait en rapport avec leur fréquentation du mont
Piérus. Par référence à Piérus, roi de Macédoine et père de neuf filles talentueuses et fières, qui défièrent les
Muses sur le Parnasse, les Muses prirent le nom de Piérides pour signifier leur victoire. Quant aux perdantes
qui manifestaient de la colère à leur encontre, elles furent métamorphosées en pies par Apollon.
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Calliope, considéré comme la muse de la poésie héroïque et de la grande éloquence, est souvent présentée
comme la mère d’Orphée, le Prince des poètes.
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une couronne de lierre, un masque à la main, et chaussée de brodequins. Et Uranie, la muse
« du ciel », favorise l'accès à l'astronomie, suggérée par la couleur azurée de sa robe, son
front ceint d'étoiles, le globe terrestre à ses côtés. - Donc du lieu de leurs talents et de leurs
demeures - du Parnasse20 à l'Hélicon en passant par le Pinde et le Piérus - les muses
participent à la mise en ordre du monde et reçoivent les hommages inhérents à toute
divinité. Des sources, des fleuves leur sont consacrés : l'Hippocrène, le Permesse, et des
arbres leur sont dédiés : le palmier, le laurier en remerciement de leurs chants qui font
advenir à l'existence, le meilleur de l'humain : les exploits sans nombre des guerriers, les
fruits de la connaissance ou la composition artistique. C'est ainsi qu'elles étendent les
pouvoirs de Zeus sur le monde et qu'elles réjouissent les dieux, par leur don de Mémoire. A
l'époque archaïque, la mémoire est une voie d'accès à l'invisible, c'est le pouvoir en un seul
regard d'embrasser la totalité des temps, passé, présent et futur, donc de gérer la vie. Vouer
un culte aux chanteuses divines ne consiste donc pas à s'abîmer dans la contemplation du
passé, mais à donner vie au présent et à le doter d'un avenir … Si l'on prend pour exemple,
la rencontre par Ulysse de l'aède Démodocos, au chant VIII de l'Odyssée, lors de son séjour
chez les Phéaciens, l'on accède alors à la conscience de la puissance de la Mémoire. Car,
bien qu'affligé du handicap d'un regard dépourvu de vie, et de plus physiquement éloigné
des événements qu'il rapporte, Démodocos se montre capable de narrer avec justesse
l'épisode du cheval de Troie à Ulysse qui en est pourtant l'instigateur ! C'est là l'illustration,
voire la démonstration de l'aptitude au déchiffrement de l'invisible de tout être « aimé des
Muses » grâce à son accès privilégié à la source de la mémoire. Le poète inspiré par les
muses est manifestement doté du don de Mémoire-Voyance ! Par son chant, il accède à la
Vérité des faits et participe du mythe d'émergence de cette même Vérité, c'est dire le pouvoir
de la Mémoire … Les disciples de Pythagore ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, puisqu'ils
célèbrent les Muses en tant que détentrices des principes de l'univers, et leur accordent
même la connaissance permettant d'accéder à l'immortelle vie des dieux ! Selon eux, par
leur maîtrise de l'harmonie des sphères, les muses guident la musique vers l'astronomie et
les mathématiques … Donc loin de se limiter au seul pouvoir de la remémoration, la
mémoire se révèle être une allégorie de la Connaissance et elle a vocation d'Immortalité. Et
de cela, nous n'avons pu prendre conscience en nous fondant sur l'étude, non pas de
l'unique Mnémosyne, mais de l'ensemble de sa lignée : dis-moi de qui tu nais et qui naît de
toi, et je te dirai qui tu es ! Il est manifeste que la mémoire, contrairement aux idées reçues
n'est pas l'apanage du souvenir, la réclusion dans le passé, mais la condition d'existence du
présent et du futur. La Mémoire, c'est la maîtrise du Temps.
MEMORIA, UNE QUESTION D'ESPACE …
Jusqu'à la fin de la République, les romains ne perçoivent le temps ni en tant que tel, ni en
termes d'histoire de l'humanité, mais plutôt au sens de temps écoulé relativement à un
commencement. Il s'agit du temps de la Cité - de l'Urbs - par exemple celui de la décadence.
En réalité, les repères des Romains sont spatiaux plutôt que temporels. « Rome sacralise les
lieux : sa mémoire, faute d'être ancrée dans les œuvres des vieux poètes, s'enracine dans le
sol sacré de la Ville21 ». Donc aucun dieu ne représente le temps, mais, par le retour
d'offrandes et de prières à dates fixe. D'aucun y voit un rituel, la mémoire sacralise l'Urbs,
qu'elle ceint d'arbres indissociables du respect religieux tel le figuier, l'olivier et la vigne. C'est
ainsi que le redoublement expressif me-mor pour mer-mor du terme memoria a quitté le sens
de « souci », pour lui préférer celui de « souvenir », de « temps passé », puis de
« tradition ». C'est ainsi également que les dieux romains se sont démultipliés au rythme de
20
Le Parnasse est souvent considéré comme lieu de prédilection des représentations picturales des muses: que
l'on se réfère par exemple à Andrea Mantegna dans sa peinture riante de la farandole des muses de 1497,
(Paris, musée du Louvre), ou à Raphaël dans son iconographie traditionnelle des neuf Muses comme autant de
composantes de la connaissance humaine de 1510-11, (Cité du Vatican, Palazzi Vaticani, Stanza della
Segnatura).
21
Florence Dupont, La vie quotidienne du citoyen romain sous la République, Hachette, 1989, 1989, p .92.
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l'édification des sanctuaires dans la Cité, tous ces « dieux de la guerre, dieux de la vie
domestique, dieux du sol cultivé, dieux des jardins, dieux des forêts et de la chasse, dieux
des pâturages22 » mentionnés par Florence Dupont dans son chapitre consacré à l'étude de
l'organisation de l'espace romain. …
…ET DE DROIT
Dans le cadre du droit romain, la memoria est affiliée au terme connoté péjorativement
damnatio. Elle concerne la sphère politique et remet en cause, par un vote du sénat,
l'honneur d'une personnalité de haut rang par la décision de l'annulation de ses honneurs : la
damnatio memoriae. Donc ce dont se préoccupe le droit romain, c'est de l'oubli, du refus de
mémoire, non pas de la mémoire ! Ce sont les découvertes conjointes des archéologues,
des épigraphistes et des papyrologues, qui en portent témoignage. Par l'observation des
monuments publics, des statues ou du calendrier, ils révèlent, qui l'effacement d'un nom sur
une façade de renom, qui l'éboulement d'une statue, qui l'inscription d'une date anniversaire
en tant que jour néfaste désormais. C'est ainsi qu'encore aujourd'hui, au musée du Louvre 23,
la métamorphose du portrait de Néron en Titus rend compte de l'opprobre attachée à
l'incendiaire de Rome. Néanmoins, l'évidence de cette sanction n'est pas de rigueur. Car, si
l'on n'est pas surpris de voir frapper de damnatio memoriae un Caligula ou une Messaline,
au sujet de l'empereur Aurélien, nous sommes réduits à des conjectures : s'agissait-il d'une
conspiration visant à éliminer sa lignée ? Quant au nom de Commode, il nous rappelle
qu'une réhabilitation est possible - ce fut son cas par Septime Sévère - voire même qu'une
révocation peut advenir. A l'inverse, il est manifeste que certains despotes, tel le cruel
empereur Caracalla, qui plus est meurtrier de son frère Geta, n'ont pas été stigmatisés, et
ont donc échappé à la damnatio memoriae. Là encore, une hypothèse est envisageable,
celle de la collusion d'un grand nombre de sommités de l'Empire24 , sénateurs ou militaires ...
Quant à la damnatio memoriae de Geta, qu'on la considère ou pas comme un paradoxe, les
conséquences en sont lisibles jusque sur le plan littéraire. En effet, alors que ce nom de
personnage était usuel dans les comédies, depuis Les Adelphes et Le Phormion de Térence,
il a dès lors été soigneusement évité ... On notera que ce concept de damnatio memoriae est
transposable dans la civilisation égyptienne. C'est la figure du pouvoir politique du Pharaon
qui s'y réfère afin de gérer le pouvoir magique inhérent à la représentation imagée ou à
l'écriture hiéroglyphique. La suppression de la représentation figurative a pour but
d'empêcher toute personne d'exercer une puissance mystique néfaste. C'est ainsi que l'on a
tenté d'effacer l'existence de la pharaonne Hatchepsout par la substitution à son nom de
celui de Thoutmôsis, père, demi-frère ou beau-fils ... De même, par le martellement de ses
cartouches, le pharaon Akhénaton a été voué à la disparition pour cause d'hérésie. Et dans
le cadre de la modernité, par extension, l'expression memoria damnata a été forgée pour
caractériser la condamnation pour haute trahison post mortem. Que l'on mentionne les
opposants de Napoléon Bonaparte, héros de la Révolution française, ceux du nazisme ou de
Staline, pourfendeurs du totalitarisme, la condamnation à l'oubli a été leur lot commun. La
conception de la mémoire dans la civilisation antique gréco-latine est riche d'enseignement
concernant le fait religieux. A travers les mythes et le calendrier, échos des événements
imitateurs de « l'Evénement exemplaire », de l'illo tempore, de « cet illustre temps », elle se
fait évocation cyclique et par là même sacrement. Elle fait ainsi accéder l'homme à l'acte de
création, par imitation de l'acte cosmogonique, la Création ab origine. Par l'extension de la
mémoire dans toutes les activités humaines, dans le temps et dans l'espace, Mnémosyne et
les muses nous rappellent que l'équilibre du cosmos menacé de disparaître a été rétabli.
Donc loin de se limiter au seul pouvoir de la remémoration, la mémoire se révèle être une
allégorie de la Connaissance et elle a vocation d'Immortalité. C'est aussi par la sacralisation
22
Ibidem, p.93
Ma 3562
24
Pour plus de détails, on se référera à l’étude de Stéphane Benoist, « Titulatures impériales et damnatio
memoriae : L’enseignement des inscriptions martelées », in Cahiers du Centre Gustave Glotz, 15, 2004, pp.
175-189, (consultable sur Persée)
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de l'Urbs, que le terme memoria a quitté le sens de « souci », pour lui préférer celui de
« souvenir ». Quant au droit romain, même si c'est par la négative qu'il se réfère à la
mémoire - puisque ce dont il se préoccupe c'est de l'oubli, du refus de mémoire - il se
construit néanmoins par rapport à elle ! Cette étude se présente pourtant seulement comme
une incursion dans le vaste labyrinthe de la mémoire : il faudrait la compléter notamment par
l'analyse de la notion philosophique d'alèthè (αληθη) en grec. En effet, l'étymologie de ce
terme désigne «le contraire de l'oubli» et correspond à la formulation de l'idée de vérité …
Donc la mémoire, c'est aussi, peut-être même d'abord, le refus de l'oubli, l'accès à la vérité
… N'est-ce pas d'ailleurs dans ces termes que doit être interrogé le devoir de mémoire ? Ce
dernier n'a-t-il pas pour objectif non seulement la condamnation de l'indifférence, de
l'ignorance, et de la violence, mais surtout la révélation de leur vérité ? Comment aspirer à
construire demain sans promouvoir le respect des générations antérieures, les leçons du
passé et la restauration de la dignité humaine ? Telle est la richesse du paradigme de la
mémoire au fil du temps : elle a pleinement valeur de témoignage, elle est le rappel de la
dimension collective des exactions, et des hauts faits (res gestae), elle œuvre donc à l'essor
de la conscience collective. C'est ainsi qu'elle se fait également l'écho de la notion juive de
mémoire-mémorial transcrite dans cette exhortation à la commémoration (Ex. 12, 14-20) :
« Vous conserverez le souvenir de ce jour, et vous le célébrerez par une fête en l'honneur de
l'Eternel ; vous le célébrerez comme une loi perpétuelle pour vos descendants.» Par son
aptitude à conférer à un événement une dimension d’éternité ouverte aux croyants dans
l’acte liturgique, l'accès de la mémoire à l'évocation de la transcendance religieuse est lisible.
Et cela est manifeste aussi bien dans l'expression de la conviction de la confession juive au
soir de Pessa'h : « Ce soir nous sommes tous sortis d’Egypte », que dans l'invitation à la
communion au cours de la célébration eucharistique chrétienne : « Faites ceci en mémoire
de moi25 ». Car, la mémoire participe d'une initiation au fait religieux, rappelons-le. Et parce
que tout commence par un rassemblement et que tout se termine par un rassemblement, du
grec ecclèsia (εκκλησια) - qui a donné le mot « église » -, la mémoire devient alors aptitude à
la résilience, condition de re-naissance et invitation à construire une nouvelle vie.
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Cor 11, 24-25 et Luc 22, 19-20 : on soulignera le contexte particulier de ce propos de Jésus d'un juif à l'adresse
d'autres juifs en prenant appui sur l’HOMÉLIE DU PAPE BENOÎT XVI aux JMJ de Cologne - Marienfeld ,
Dimanche 21 août 2005 : « Dans la Célébration eucharistique, nous nous trouvons en cette « heure » de Jésus
dont parle l'Evangile de Jean. Grâce à l'Eucharistie son « heure » devient notre heure, sa présence au milieu de
nous. Avec ses disciples, Il a célébré la cène pascale d'Israël, le mémorial de l'action libératrice de Dieu qui
avait conduit Israël de l'esclavage à la liberté ».
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