La Bataille de Dien Bien Phu

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La Bataille de Dien Bien Phu
19 mai 1953
Un commandant en chef, ça n’arrive pas comme un souspréfet.
Dans la touffeur de midi, tous les généraux et amiraux du
Sud-Vietnam en tenue de toile blanche attendent, sur le terreplein de l’aérodrome de Than Son Nut, à Saigon, l’atterrissage
du long-courrier de Paris, qui a été retardé de trois quarts
d‘heure pour permettre au Dakota du haut-commissaire de
France, qui descend à Hanoï, de se poser le premier.
À bord du (( Constellation », le général Navarre contemple,
l’air songeur, l’immense et redoutable étendue de marécages,
d’anneau liquides enroulés sur les terres basses, où la mer
enfonce ses doigts, parcelle du vaste royaume qu’il a reçu la
charge de défendre. Les eau luisent sous le soleil et des villages de paille se serrent sous les touffes de bambous gigantesques. L‘avion remonte vers le nord, survole le port, la ville et
ses jardins, roule sur le ciment de la piste et s’arrête.
En apparaissant à la coupée du G Constellation », Navarre
n’est pas seulement suffoqué par la fournaise qui ressemble à
celle de l’escale de Calcutta. Un autre que lui aurait du mal à
résister au cérémonial mis en place pour l’accueillir. Sans
doute, il en connaît tous les rites depuis le temps qu’il porte la
serviette des commandants en chef et des maréchaux, mais,
cette fois-ci, il est le prince qu’on attend et sous le nez de qui
éclatent les fanfares et se balancent déjà les encensoirs. À ces
plaisirs raffinés dont son prédécesseur, le général Salan, qui
prolonge ses visites d‘adieux au Tonkin, a savouré la griserie,
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Navarre ne goûtera qu’avec un délice secret dont il se passera
avec soulagement quand il en connaîtra le prix.
En rassemblant les chefs d’état-major des trois armes, les
riz-pain-sel, médecins, pharmaciens et vétérinaires, responsables des services et des transmissions, barbouzes, vietnamiens
ou hoa-hao, une bonne cinquantaine de képis et casquettes à
feuilles de chêne d’or brillent derrière la silhouette civile,
épaisse et molle, humide de sueur et d‘eau bénite du hautcommissaire. Deux bataillons rendent les honneurs avec musique et drapeau.
Navarre voit toutes les puissances à ses pieds. Son train de
maison peut, s’il le désire, être celui d’un roi. Fanion claquant
au vent, il pourra, d‘un geste ou d’une signature, faire la fortune ou l’infortune de beaucoup. On pèsera ses propos et ses
silences, on sera suspendu aux oracles qu’il rendra. On s’ingéniera à lui épargner les duretés du climat afin de laisser son
aisance au génie qui devra résoudre tous les problèmes. Ce
jour-là, il ne fera qu’entrevoir Saigon, à travers ses escortes,
mais il devinera la rumeur féroce du négoce, de l’agio, de
l’argent qui coule à flots, des boîtes de nuit et d’une fête crapuleuse qui n’arrête pas. Dans cette ville sans oiseaux, les
fleurs n’ont pas de parfum. Sous leurs couleurs éclatantes,
elles sont lourdes, charnelles, obsédantes. Ces musiques, ces
sifflets de police, cette fantasia de voitures chargées d‘étoiles et
de casquettes brodées célèbrent-elles l’avènement d‘un nouveau duc d’Indochine ou le commencement d‘une liquidation
en fanfare? Le soir, Navarre a dit en souriant à son aide de
camp :
(( Savez-vous combien coûte à la République le petit retard
de l’avion de M. Letourneau ? Deux cent mille francs. ))
À la fin du dîner qu’a offert le haut-commissaire en son
honneur, on apprendra la chute, après deux mois de résistance, du poste de Muong Khoua, juché sur un éperon
rocheux au confluent de la Nam Ou et de la Nam Pak, à
soixante kilomètres au sud-ouest de Dien Bien Phu, un nom
que Navarre n’a encore jamais entendu. Une compagnie de
soldats laotiens et quelques supplétifs ont disparu. Pour la
première fois, les Viets auraient utilisé des obus au phosphore,
pris dans les caissons du corps expéditionnaire ou venant de
Chine.
Cet incident ne pèse pas lourd dans le jeu qu’on mène à
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Saigon, et la dévaluation qui s’est abattue sur la piastre par surprise, une semaine plus tôt, a d’autres conséquences. On
liquide pour acheter des dollars, les magasins ferment leurs
portes, les exportations sont bloquées et les stocks recensés.
Le gouvernement vietnamien envisage impudemment la révision de sa présence dans l’Union française si l’Union française
gêne les affaires. Au marché noir des devises, l’effondrement
de la monnaie indochinoise représente une autre catastrophe
que la perte d‘une petite garnison.
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Les narines pincées, Navarre se détourne des odeurs de Saigon. Dans sa hâte à prendre possession de son fief et à rencontrer le général Salan qui doit lui en remettre les clefs, il part
pour Hanoï avec M. Letourneau.
I1 devra aller vite en besogne car, une fois expédié les civilités d‘usage, tout l’ex-haut commandement d’Indochine va, à
la suite de Salan, s’engouffrer dans les premières classes des
avions et des navires : le commandant supérieur au Tonkin, le
chef de l’état-major inter-armes de Saigon, le commandant de
l’air et celui du Laos, trois commandants de zone sur cinq
dans le delta bouclent leurs cantines. M. Jean Letourneau luimême s’apprête à vider les lieux, il le dit, sans inquiétude pour
l’avenir. Sa rondeur, sa fausse bonhomie, ses ruses pieuses
n’ont mené à rien : il n’a osé faire de peine à personne et a toujours trouvé plus finassier que lui.
Par la suite, on reprochera à la Ive République de n’avoir
pas échelonné le rapatriement des responsables. En fait, le
général Salan s’est ingénié, sous le regard paterne du hautcommissaire, à pratiquer, avec les fins de séjours de l’équipe
de Lattre, la politique de la terre brûlée sous les pas de son
successeur. Navarre ne proteste pas. Avec un brin de naiveté,
il croit que ce grand vide va l’aider.
Un seul officier général a bien voulu rester avec lui : le brigadier Cogny, commandant une division de marche du Tonkin.
Navarre s’est informé :Cogny réussit tout ce qu’il entreprend et
c’est l’homme du delta du fleuve Rouge. Cogny a le vent en
poupe. Navarre a obtenu de Letourneau que sa promotion au
grade de divisionnaire fût demandée au gouvernement.
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Sur cet immense territoire de 700 O00 kilomètres carrés que
peuplent trente millions d’habitants, Navarre devine que les
chausse-trapes ne vont pas manquer et que les plus dangereuses ne seront pas celles que l’ennemi sèmera sous ses pas.
Mais quel terrain de manœuvre plus excitant que celui de
Mourmelon! Pour les 375000 hommes du parti bleu dont
Navarre va disposer avec les armées naissantes des h a t s associés, en face des 125 000 réguliers, des 75 000 régionaux et des
150 O00 guérilleros du parti rouge, quel théâtre d’opérations
que ces plaines brûlantes découpées en rizières, ces jungles à
tigres et à éléphants, ces fleuves énormes étalant leurs pattes
sur la mer, ces montagnes chaotiques, le grand plissement calcaire balayé par les moussons dans le voisinage de la Chine et
du tropique du Cancer, et ces 2500 kilomètres de côtes qui
dessinent étrangement l’épaule, la nuque, le crâne et le profil
caricaturaux du solitaire de Colombey plongeant dans le Pacifique, le nez et les bras pointés sur Singapour!
Les méditations de Navarre prennent un tour désabusé : la
machine dont on vient de lui confier le commandement ne
tourne plus rond. Le corps expéditionnaire ne se meut qu’en
masse, dans le fracas des chars et des camions; incapable de
vivre sans une supériorité écrasante de moyens, en face d’un
adversaire dangereusement fluide et omniprésent qui possède
tout, la plupart des coups qu’il porte tombent dans le vide. Ses
hommes sont las et le système qui les meut est trop lourd. La
guerre tue aussi aveuglément à la terrasse d’un café que sur la
diguette d’une rizière, les villages d‘apparence inoffensive
cachent des citadelles, un enfant qui mène paître des buffles
est un guetteur, de vieilles femmes édentées posent des
mines, les laboureurs se transforment en égorgeurs de notables. Pour tenir vingt kilomètres de route, il faut plusieurs
bataillons, des batteries d‘artillerie et des blindés qui se retirent, le soir, derrière des retranchements, en abandonnant
l’espace à l’adversaire. Si l’on peut penser qu’il existe, par
endroits, un front, il n’y a nulle part d‘arrières, car tout est
menace et danger. Qui s’en doute, en France? De la Chine
toute proche, armes et matériel affluent vers les divisions de
Giap. Sept ans ont usé et non affûté l’outil qui devait servir à
la victoire, et la guerre qui se fait là est une guerre au rabais
avec des surplus américains.
Au rabais ? Elle coûte un ou deux milliards par jour et cha16
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que navire qui lève l’ancre de Saigon ou de Haïphong a toujours une cale bourrée de cercueils. De son aide de camp qui
est aussi un ami et revient en Indochine pour un troisième
séjour, Navarre a appris que la trahison pullule: pas un propos, pas un papier ni un geste qui ne soient immédiatement
recueillis ou dénoncés Que serait-ce si les pouilleux d‘en face
possédaient des chars et des avions ? On pourrait peut-être les
saisir, mais, de leur côté, ils pourraient cogner, car ces pouilleux sont convaincus que, tôt ou tard, ils vont gagner, et
n’éprouvent aucune crainte devant la mort. De notre côté
pour quoi se bat-on? Nul ne le sait plus. De Lattre l’a proclamé le premier : pour l’indépendance du Vietnam. Mais tout
le monde se fout de Pindépendance du Vietnam, à commencer par le Vietnam lui-même, qui la possède déjà, ou peu s’en
faut. L‘armée vietnamienne erre à la recherche d‘une foi et son
gouvernement a décidé de n’avoir ni autorité ni probité. Avec
50000 piastres, on se fait exempter du service militaire. Les
jeunes officiers qui sortent des écoles choisissent d’abord
l’intendance et les services administratifs où l’on peut emplir
ses poches. Seuls, les derniers rejoignent, l’oreille basse, les
corps de troupe. Quelle envie auraient-ils de se faire tuer pour
M. Tam, chef du gouvernement, pour le général Hinh, fils de
M.Tam, ou pour S. M. Bao Dai, qui a compris que la dynastie
des empereurs d’Annam va tristement s’éteindre avec lui et
qu’il n’a à servir personne d’autre que lui-même? Du maréchal de Lattre il reste une ligne de blockhaus coulés dans le
béton et destinés à briser les vagues d’assaut à la lisière du
delta, où l’on colle les culs lourds et les esprits rétrogrades.
Dans le béton les plus c... ))
Navarre se cale dans son fauteuil. Eh bien, puisque l’atmosphère est malsaine et l’outil mal au point, il va falloir ruser.
Un long sourire s’inscrit sur les traits du nouveau commandant en chef et donne à son visage l’aspect d’un Bouddha un
peu amer.
Le 7 mai dernier, M. René Mayer, président du conseil des
ministres, l’a fait appeler rue de Varenne. Navarre rentra
d’Allemagne où il menait une inspection. Prévenu à Fontainebleau par le maréchal Juin dont il était le chef d’état-major,
Navarre s’est retranché derrière les raisons de son refus : il n’a
jamais servi en Indochine et sa compétence est nulle. Quand
M. René Mayer lui proposa, au milieu des ors, des feutres et
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des jardins de Matignon, de remplacer le général Salan,
Navarre n’eut pas le temps de faire valoir les arguments qui
militaient contre lui : le président du conseil les balaya d‘un
petit geste. M. René Mayer le jugeait capable de tout voir avec
des yeux neufs et de s’instruire vite; il fit l’éloge de sa prudence, de son intelligence froide et de sa sagesse. Évidemment, on devait, pour une si haute fonction, aller chercher le
général de corps d’armée Henri Navarre assez loin dans
l’annuaire, mais l’objection ne tenait pas quand faisaient à ce
point défaut les aptitudes, et que personne ne s’imposait. Le
général Valluy, seul à connaître le problème, et responsable
du bombardement de Haiphong, en 1946, ne convenait pas
pour ce que M. René Mayer demandait à Navarre de trouver:
une porte de sortie honorable, afin de permettre au gouvernement de négocier et de terminer la guerre. Des renforts? I1
n’en était pas question : le général Navarre ne recevait rien de
substantiel. Le contingent? M. René Mayer lui lut ce que
M. Édouard Daladier écrivait, ce jour-là, dans un journal du
soir : (( Le parlement s’opposera à une pareille stupidité. ))
En quittant Matignon, le général Navarre pensa dt: M. René
Mayer: «Il est fou ... » De retour à Fontainebleau, il rendit
compte au maréchal Juin :
((Vous avez les moyens de me garder, ajouta-t-il. Je dois
passer au moins deux ans à Centre-Europe avec vous.
- C‘est votre devoir d‘accepter, répondit le maréchal, à
son grand étonnement. Il faut bien que quelqu’un se
dévoue. ))
Pour l‘encourager, Juin lui donna son rapport d’un récent
voyage d’études. Le maréchal s’y montrait optimiste : pour
régler le problème, il suffisait de quelques bataillons et de
quelques mois, mais il fallait prendre garde à une attaque
générale dans le delta. En résumé, on pensait que les Viets
n’avaient pas les moyens de mener une guerre de mouvement
et qu’ils pouvaient se trouver en mauvaise posture si on les
bousculait. Navarre n’était-il pas cavalier ?
I1 accepta.
Qui est Navarre? Le nom claque comme un drapeau dans
le vent depuis 1915 où deux frères qui s’appelaient Navarre
s’étaient rendus célèbres dans la chasse. Aucun lien de parenté
n’existe pourtant entre les aviateurs et le général, qui a cin18
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quante-cinq ans, issu d‘une longue lignée de notaires, de juges
et d’avocats normands.
Né un 31 juillet, c’est donc un Lion. «Car telle est ma
volonté)) pourrait être la devise dont il usera. Physiquement
et moralement, un félin. Ce cavalier n’est pas petit, mais, le
buste lâche et un peu en arrière, comme s’il était toujours en
selle, il manque d’élégance dans le maintien et paraît plus à
son aise devant des cartes et des chenilles de chars que dans
les concours hippiques. II n’est pas un sabreur. Chez lui, tout
se passe dans l’esprit ;il court presque toute sa carrière dans le
renseignement et l’état-major.
À la fois cordial et distant, débonnaire et glacial, il possède
une rare maîtrise de soi et une grande habileté à conquérir. Il
semble détenir lumières et vérité, même quand il doute.
Autoritaire, décidé, il est capable d’écouter en silence de longues argumentations sans se laisser jamais entamer. Sûr de lui,
parlant d’abondance quand cela est nécessaire, ferme, alerte,
son regard, qui s’abat en un éclair sur ses interlocuteurs puis
échappe, dément la voix qui sait être chaleureuse, bonhomme
ou tranchante; il donne i’impression de pénétrer à fond des
problèmes assez longuement étudiés pour que la solution qu’il
a choisie ne souffre pas d’obstacles.
Son visage s’aiguise sous le front glissant et les cheveux gris
et plats. L‘un de ses biographes a précisé qu’il ne comprenait
pas la musique et la peinture, et qu’il aimait les chats. Dans
l’ardeur de le servir, on l’a comparé, pour ses yeux noisette et
ses sourcils sombres, au maréchal de Saxe, l’un des plus
grands capitaines de son temps. I1 faut se garder d’aller aussi
loin dans les analogies quand on s’attaque à l’Histoire et que
les dénouements des drames sont connus.
Ce jour-là, à la Maison de France, résidence du haut-commissaire à Hanoï, M. Letourneau a invité les généraux du Tonkin à déjeuner avec Navarre. Au salon, Salan n’échange que
des politesses et des banalités. Tigre royal à la denture cruelle
et au large visage parcouru d’ondes rapides, il observe d’un
regard furtif et gris l’homme qui va prendre sa suite. Affable,
mince, élégant, toujours à l’affût, il le juge et se tait. Gonzalez
de Linarès, le commandant des forces du Tonkin, qu’on
appelle familièrement l’Oncle Li, a des manières plus libres,
une belle métisse chinoise pour maîtresse et un franc-parler
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célèbre. Camarade de promotion de Navarre, il s’assoit sur le
bras de son fauteuil, use d’un ton familier:
Mon petit Henri, qu’est-ce que tu viens faire dans ce merdier ? Moi, je m’en vais.
- C’est bien ce qui m’embête, ton départ, dit Navarre.
Qui va te remplacer ? J’ai demandé Cogny.
- Ne le prends pas, dit Linarès, en touchant le coude de
Navarre. C‘est un s...
- Tu as quelqu’un d‘autre à me proposer?»
Il n’y a personne, en effet, et, sous les ventilateurs,
M. Letourneau tourne autour des généraux comme un ours en
peluche.
(( Qu’en pensez-vous, mon général ? )) demande Navarre à
Salan.
L‘œil de Salan jette un éclair :
(( Cogny a de grandes qualités. ))
M. Letourneau à qui on vient de remettre un papier le passe
à Navarre. Navarre aime prendre des risques. Il semble même
que le désaveu de ses pairs l’encourage à persévérer.
((Voici le télégramme qui fait de lui un divisionnaire, dit
Navarre. Dans quelques instants, je le désignerai conime commandant du Tonkin. ))
Cogny, d’ailleurs, surgit.
Ce qui frappe d’abord chez lui, c’est sa taille : 1’84 m, et sa
carrure. Loin d’en abuser, il semble toujours s’en excuser. Sa
voix est amène, parfois caressante, son abord affable, son
regard gris prêt à s’émouvoir, sa main généreuse. Devant la
troupe, il n’a pas à s’imposer : il lui suffit de se présenter avec
ses épaules de joueur de rugby et sa belle gueule de baron du
royaume franc de Jérusalem. On aime sa simplicité, la tenue
de brousse qu’il ne quitte guère, le gros cuir de sa ceinture de
troupe, sous son large poitrail sans décorations.
On devine qu’au milieu de l’appareil de guerre il est chez
lui, avec l’élégance et la courtoisie d’un gentilhomme sur ses
terres. Ce petit-fils de paysan, subjugué par de Lattre, montre
que de Lattre reste le maître et le modèle, ombre grandiose
encore capable de tout, même d’apparaître, de fustiger,
d‘imposer aux chefs la lumière, aux soldats la valeur. Cette
fidélité nostalgique à la mémoire du patron finit par émouvoir. Détesté de ses supérieurs hiérarchiques pour sa réputation de discuter les ordres, aimé de ses subordonnés, Cogny
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cultive un certain faste dans le cérémonial et jusque dans sa
maison militaire où il traite ses hôtes les plus modestes avec
des égards particuliers. Appelé irrévérencieusement (( Coco la
Sirène )> en raison de son goût immodéré pour les escortes de
motards, il est accusé de vouloir se tailler une baronnie dans le
comté indochinois, d‘y imposer ses vues et ses hommes, d‘y
actionner des services secrets.
Puissante créature aux formes redoutables, Cogny est taureau par sa masse et la force qu’elle contient, la résistance
qu’elle offre à l’adversité, le poids qu’elle appliquera sur les
obstacles, les colères qui s’y formeront et éclateront avec la
violence des orages du Tonkin. Dans l’armure qui semble le
couvrir de pied en cap, il existe cependant un défaut près du
cœur :un seul mot peut atteindre Cogny profondément. Alors
il ne pardonne pas et sent toujours le fer qui l’a atteint. Facile
à conquérir et à guider, il se précipitera, tête baissée, sur celui
qu’il croit responsable de sa blessure et essaiera de le fouler
aux pieds.
En short, il paraît plus monumental encore, intimidé par sa
taille qu’il voûte quelquefois pour écouter. Navarre l’entraîne
à l’écart et lui annonce sa promotion à la succession de Linarès
avec une troisième étoile. Le visage de Cogny s’illumine et
une brusque émotion le pousse vers Navarre.
((Vous ne le regretterez pas », dit-il.
Le même soir, à la fin du dîner, au moment où l’on passe
les liqueurs, Salan dit à Navarre :
(( Mon général, il faudra vous méfier, car le Vietminh est en
train d’organiser ses grandes unités et de leur donner une articulation européenne.
- Dans ce cas, il est fichu)), dit Navarre.
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Navarre qui n’a pas encore pu avoir une conversation sérieuse
avec Salan demande à son aide de camp de lui proposer un
programme de visite du théâtre d’opérations du Tonkin.
D’abord, il veut voir la citadelle de Na San dont le maintien
préoccupe le commandement et certains membres du gouvernement.
Au cours de la campagne précédente, Giap qui tenait déjà
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