indirect and consequential damages
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« INDIRECT AND CONSEQUENTIAL DAMAGES » EN DROIT SUISSE SYLVAIN MARCHAND Professeur à l’Université de Genève Professeur associé à l’Université de Neuchâtel Introduction 1. La mondialisation n’est pas qu’économique, elle est aussi juridique. Certes, l’harmonisation des systèmes juridiques reste timide, décevante même au regard de l’organisation économique du monde. Le droit uniforme a connu peu de succès, hormis celui de la Convention de vienne sur les contrats de vente internationale de marchandises. Encore cette dernière suscite-elle peut être plus d’enthousiasme chez les universitaires que chez les praticiens. La disposition de la convention apparemment la plus utilisée en pratique est son article 6, qui permet d’exclure son application. 2. En revanche, la mondialisation des contrats est un fait acquis. Des clauses contractuelles, souvent élaborées par des cabinets américains, font le tour du monde et se retrouvent dans des contrats soumis aux droits les plus divers. Ainsi arrive-t-il que des clauses élaborées par des juristes anglo-saxons soient appliquées par des juges suisses, dans le cadre d’un contrat soumis au droit suisse. Tel est souvent le cas des clauses de limitation de responsabilité, qui excluent la responsabilité d’un cocontractant pour certains postes du dommage, selon des catégories qui ne sont pas forcément celles du droit suisse. Ces clauses prennent des formulations diverses dont un exemple pourrait être le suivant: « Neither party shall be liable to the other for indirect, consequential, special or punitive damages of the other party, even if this party has been advised of the possibility of such damages.”. 3. Confronté à la clause, et à son souci de respecter la volonté des parties, le juge n’a plus qu’à rechercher la signification des termes « indirect et consequential damages », tout en gardant à l’esprit les principes généraux de la responsabilité en droit suisse. C’est sur ses traces que nous avons rédigé la présente contribution, en récapitulant les principes déterminant le dommage réparable, pour ensuite examiner la distinction entre dommage direct, indirect et subséquent en droit suisse, et pour finir sur un examen de la validité et de l’interprétation d’une telle clause de limitation de responsabilité. 1 Section 1. Dommage réparable en droit suisse § 1. Formule générale 4. La détermination du dommage en droit suisse ne repose pas sur des catégories préétablies, mais sur la formule générale selon laquelle le dommage est la différence entre la situation patrimoniale effective du lésé et la situation hypothétique qui serait la sienne si le fait dommageable n’était pas survenu. Ce principe a été posé par un arrêt du tribunal fédéral de 1938 (ATF 64 II 137, consid. 3c, JdT 1938 I 621) et a depuis été régulièrement confirmé par les tribunaux sous l’appellation « théorie de la différence ». « Le dommage juridiquement reconnu réside dans la diminution involontaire de la fortune nette. Selon la théorie de la différence adoptée par le Tribunal fédéral, il correspond à la différence entre le montant actuel du patrimoine du lésé et le montant qu'aurait ce même patrimoine si l'événement dommageable ne s'était pas produit. Le dommage peut se présenter sous la forme d'une diminution de l'actif, d'une augmentation du passif, d'une non-augmentation de l'actif ou d'une nondiminution du passif ( ATF 132 III 359 consid. 4 p. 366; 129 III 18 consid. 2.4, 331 consid. 2; 128 III 22 consid. 2e/aa, 180 consid. 2d).»1 § 2. Approche patrimoniale du dommage 5. La formulation de la théorie de la différence ne laisse pas place à d’autres dommages que des dommages patrimoniaux, puisqu’il s’agit de remettre le créancier dans la situation patrimoniale qui serait la sienne si le fait dommageable n’était pas survenu. Cette approche économique du dommage n’exclut cependant pas la réparation d’un tort moral, définit en droit suisse comme une souffrance psychologique particulièrement grave. La fixation de l’indemnité pour tort moral échappe à une logique mathématique et relève en grande partie du pouvoir d’appréciation du juge, canalisé par la jurisprudence. « Selon l'art. 49 al. 1 CO, celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité a droit à une somme d'argent à titre de réparation morale, pour autant que la gravité de l'atteinte le justifie et que l'auteur ne lui ait pas donné satisfaction autrement. L'ampleur de la réparation morale dépend avant tout de la gravité des souffrances physiques ou psychiques consécutives à l'atteinte subie par la victime et de la possibilité d'adoucir sensiblement, par le versement d'une somme d'argent, la douleur morale qui en résulte. Sa détermination relève du pouvoir d'appréciation du juge. En raison de sa nature, l'indemnité pour tort moral, qui est destinée à réparer un dommage ne pouvant que difficilement être réduit à une simple somme d'argent, échappe à toute fixation selon des critères mathématiques, de sorte que son évaluation en chiffres ne saurait excéder certaines limites.»2 1 2 TF, 4C.87/2007, arrêt du 26 septembre 2007, cons. 5.5 ; également TF, 4A.434/2007, arrêt du 22 février 2008, cons. 2.2.2. TF, 6P.99/2005, Arrêt du 10 janvier 2006, cons. 10.2. 2 6. D’autres dommages non économiques ne sont pas réparables. La question s’est souvent posée en droit suisse en rapport avec la perte de jouissance de vacances ou la perte de l’usage d’un bien. Le Tribunal fédéral a toujours maintenu le cap de l’approche patrimoniale du dommage. « Par conséquent, à l'instar de la perte de jouissance des vacances, dont le Tribunal fédéral a déjà nié le caractère patrimonial ( ATF 115 II 474 consid. 3a ), il y a lieu de considérer que la perte de l'usage d'un bien ne constitue pas en soi un dommage au sens juridique.»3 7. La notion de dommage de frustration introduite par la Cour de justice européenne en rapport avec la perte de jouissance de voyage4 n’a pas encore été reprise et officialisée en Suisse par le Tribunal fédéral. Cela devrait être le cas compte tenu de la volonté du Tribunal fédéral d’interpréter la loi sur les voyages à forfait de façon euro compatible5. La jurisprudence cantonale a déjà intégré le principe du dommage de frustration6. § 3. Approche compensatrice du dommage 8. La théorie de la différence conduit à remettre le créancier dans la situation économique qui serait la sienne si l’acte dommageable n’était pas survenu. En aucun cas le créancier ne doit être mis dans une situation préférable à celle qui aurait été la sienne en l’absence de l’acte dommageable. Des catégories de dommage qui auraient pour but non pas de compenser la perte ou le gain manqué du lésé, mais de punir ou dissuader le débiteur (« punitive damages ») sont donc exclues en droit suisse. « Un principe cardinal du droit de la responsabilité civile veut que la réparation du dommage ne provoque pas l'enrichissement de la victime ( ATF 132 III 321 consid. 2.2.1 p. 323; 131 III 12 consid. 7.1 in initio, 360 consid. 6.1 p. 365; 129 III 135 consid. 2.2 p. 143).»7 § 4. Distinctions basées sur l’hypothèse retenue : intérêt positif et négatif 9. Le concept de situation patrimoniale hypothétique permet une variation de la notion de dommage, par la modification de l’hypothèse choisie. En matière contractuelle, cette hypothèse peut être soit la bonne exécution du contrat, soit la non-conclusion du contrat. Si l’hypothèse retenue est celle de la bonne exécution du contrat, le dommage qui résulte de la théorie de la différence est le dommage résultant de la lésion à l’intérêt positif du débiteur à la bonne exécution du contrat. Par un raccourci linguistique, les juristes suisses désignent souvent ce type de dommage par l’expression « intérêt positif ». 3 4 5 6 7 ATF 126 III 388, cons. 11.a. Aff. 168/100, Simone Leitner/TUI Deutschland GmbH & Co. KG; Recueil 2002 I-2631. ATF 130 III 182. Chaix, La responsabilité de l'organisateur de voyages à la lumière de la jurisprudence genevoise relative aux art. 13 et 14 LVF, SJZ 101 (2005) p. 416-418. TF, 4C.87/2007, arrêt du 26 septembre 2007, cons. 5.5. 3 « En cas d'inexécution d'une obligation contractuelle, la mesure du dommage est donc l'intérêt que le créancier avait à l'exécution régulière de l'obligation, soit l' intérêt positif à l'exécution (Erfüllungsinteresse), qui comprend la perte effective et le gain manqué (Engel, op. cit., p. 716 s.; Luc Thévenoz, Commentaire romand, Code des obligations I, 2003, n. 33 ad art. 97 CO; Wiegand, op. cit., n. 38 ad art. 97 CO; Weber, op. cit., n. 210 ad art. 97 CO; cf. ATF 120 II 296 consid. 3b ). »8 10. La différence entre la situation patrimoniale effective et la situation patrimoniale hypothétique du lésé si le contrat avait été bien exécuté comprend la perte effective et le gain manqué : « Le dommage résultant d’une exécution tardive est calculé selon l’intérêt positif du créancier d’obtenir une exécution conforme aux délais. Il comprend aussi bien le gain manqué (lucrum cessans) que les dommages subis (damnum émergens). »9 11. L’hypothèse retenue peut à l’inverse être celle de la non-conclusion du contrat. Le dommage ainsi défini est le dommage résultant de la lésion apportée à l’intérêt négatif du créancier à la non-conclusion du contrat. Par un raccourci de langage, le terme « intérêt négatif » est souvent utilisé par les juristes suisses. La réparation de la lésion apportée à l’intérêt négatif à la non-conclusion du contrat est due, à l’exclusion de la réparation de « l’intérêt positif», lorsque le créancier s’est départi du contrat (par exemple en cas de demeure du débiteur, ou en cas d’invalidation du contrat pour vice de consentement). « Gemäss Art. 109 OR kann der Gläubiger nach dem Rücktritt vom Vertrag die versprochene Gegenleistung verweigern und das Geleistete zurückfordern (Abs. 1). Überdies hat er Anspruch auf Ersatz des aus dem Dahinfallen des Vertrages erwachsenen Schadens, sofern sich der Schuldner nicht exkulpieren kann (Abs. 2). Nach dem Wortlaut des Gesetzes richtet sich der Schadenersatzanspruch auf "Ersatz des aus dem Dahinfallen des Vertrages erwachsenen Schadens". Aus diesem Wortlaut schliesst die Rechtsprechung und Lehre, dass der Ersatz des negativen Interesses geschuldet ist ( BGE 123 III 16 Erw. 4b S. 22 ; 90 II 285 Erw. 3 S. 294; Gauch/Schluep/Schmid/Rey, a.a.O., RZ 3126; Wolfgang Wiegand, Basler Kommentar, 3. Auflage, Basel 2003, N. 8 zu Art. 109 OR; Luc Thévenoz, Commentaire romand, Genf 2003, N. 14 ff. zu Art. 109 OR). »10 § 5. Caractère certain du dommage 12. Le dommage réparable doit être certain, en ce sens qu’il appartient au créancier de le prouver11 L’article 42 al. 2 CO permet cependant au juge d’évaluer le dommage sur la base des éléments de preuve apportés par le demandeur, même si le dommage ne peut être établi de manière stricte12. Le demandeur doit cependant apporter tous les éléments d’appréciation utiles à sa disposition, en 8 9 10 11 12 TF, 4A.434/2007, arrêt du 22 février 2008, cons. 2.2.2. JDT 1991 I p. 166-170 cons. 2c= ATF 116 II 441; également TF, 4A_434/2007, arrêt du 22 février 2008, cons. 2.2.2; Brehm, Berner Kommentar, Art. 41, N 70. ZBGR 87 (2006) p. 391-395 cons. 2.4 = TF, 4C.286/2005, arrêt du 18 Janvier 2006. ATF 127 III 543. ATF 122 III 219; également ATF 133 III 153 ; ATF 134 III 306 ; Werro, Commentaire romand du CO, CO I, art. 42 N 24. 4 particulier des plans financiers ou des témoins13. Cette règle allège, mais ne déroge pas à la condition du caractère certain du dommage. « La disposition citée, si elle allège le fardeau de la preuve, ne dispense pas le lésé de fournir au juge, autant que faire se peut, toutes les données factuelles constituant des indices de l'existence du préjudice et permettant l'évaluation ex aequo et bono du montant du dommage. Les circonstances alléguées par le lésé doivent faire apparaître le dommage comme pratiquement certain et non pas comme simplement possible. Au demeurant, l'exception de l'art. 42 al. 2 CO à la règle du fardeau de la preuve doit être appliquée de manière restrictive ( ATF 122 III 219 consid. 3a et les références). »14 13. La question du caractère certain du dommage et de sa preuve se pose de façon sensible lorsque le dommage allégué est un dommage futur, ce qui est souvent le cas lorsqu’il s’agit d’un gain manqué. Le gain manqué n’est un dommage réparable que si le gain était certain, même si la preuve de cette certitude est allégée par l’application de l’article 42 al. 2 CO. « La demanderesse réclame un gain manqué dont une partie constitue un dommage futur. Les faits allégués par elle et ses offres de preuve sont suffisantes. La nature du dommage invoqué justifie également le recours à l’article 42 al. 2 CO.»15 14. Ces critères de détermination du dommage réparable laissent peu d’ouverture en droit suisse à la réparation de la perte d’une chance, c'est-à-dire aux situations où le créancier ne peut établir l’existence d’un gain futur certain, mais uniquement le fait que possibilité d’un tel gain a été perdue en raison de la violation du contrat. Malgré le riche débat doctrinal relatif à cette question, le Tribunal fédéral reste à ce jour assez ferme sur la question. « La chance ne se trouve pas dans le patrimoine actuel dès lors qu'elle a été perdue. Mais elle ne figure pas non plus dans le patrimoine hypothétique car, soit elle se serait transformée en un accroissement de fortune, soit elle ne se serait pas réalisée pour des raisons inconnues. Par nature, la chance est provisoire et tend vers sa réalisation: elle se transmuera en un gain ou en rien. Vu son caractère dynamique ou évolutif, la chance n'est pas destinée à rester dans le patrimoine. Or, la théorie de la différence, applicable en droit suisse au calcul du dommage, se fonde sur l'état du patrimoine à deux moments précis; elle ne permet ainsi pas d'appréhender économiquement la chance perdue (Müller, op. cit. 2, p. 250; cf., en droit allemand, Walter Müller-Stoy, Schadenersatz für verlorene Chancen, thèse Freiburg im Breisgau 1973, p. 200). »16 15. Sans entrer dans le débat doctrinal de la perte de chance qui n’est pas l’objet direct de la présente contribution, il faut cependant signaler que la détermination du dommage réparable contient déjà des éléments aléatoires : la formule de base du calcul du dommage repose sur une situation hypothétique, qui par définition est incertaine. Un gain manqué contient par définition une part d’incertitude, dès 13 14 15 16 TF, 5C.230/2006, arrêt du 22 octobre 2007, cons. 7.1. TF, 4A.61/2008, arrêt du 22 mai 2008 cons. 3.2.2. TF, 4C.438/2006, arrêt du 26 février 2007 cons. B.b. ATF 133 III 462, cons. 4.4.3. 5 lors qu’aucun gain n’est jamais garanti dans un monde économique instable. L’assouplissement de l’article 42 al. 2 CO en termes de preuve apporte une part aléatoire supplémentaire. Il en résulte que la condition du caractère certain du dommage relève parfois de la fiction juridique. L’admission de la perte d’une chance comme dommage réparable ne serait qu’un pas supplémentaire vers la reconnaissance de la relativité du caractère certain du dommage. § 6. Causalité 16. La responsabilité contractuelle implique qu’un rapport de causalité entre la violation du contrat et le dommage soit établi. Ce rapport de causalité doit d’abord être un rapport de causalité naturelle, en ce sens que le dommage n’aurait pas eu lieu en l’absence de la violation du contrat. « Il y a causalité naturelle lorsqu'un comportement est une condition sine qua non d'un résultat (ATF 121 IV 207 consid. 2a p. 212; 116 IV 306 consid. 2a). »17 17. En réalité, le rapport de causalité naturelle est déjà contenu dans la définition du dommage. La détermination de la différence entre la situation patrimoniale effective du lésé et la situation patrimoniale hypothétique qui aurait été la sienne si le contrat avait été bien exécuté suppose déjà une analyse de la causalité naturelle. Si le dommage n’a pas été causé par la violation du contrat, alors il ne relève plus de la situation patrimoniale hypothétique du lésé si le contrat avait été bien exécuté. 18. Le rapport de causalité doit dans un second temps être un rapport de causalité adéquate. Le critère de la causalité adéquate est défini de jurisprudence constante par les critères suivants : « Selon la jurisprudence, le rapport de causalité est adéquat lorsque l'acte incriminé est propre, d'après le cours ordinaire des choses et l'expérience générale de la vie, à entraîner un résultat du genre de celui qui s'est produit ( ATF 129 II 312 consid. 3.3 p. 318). »18 19. La présence d’autres facteurs causals n’est pas de nature à rompre le lien de causalité adéquate, sauf si ces autres facteurs causals relèguent à l’arrière plan la violation du contrat dans la chaîne de causalité. « La causalité adéquate peut cependant être exclue si une autre cause concomitante par exemple une force naturelle, le comportement de la victime ou d'un tiers constitue une circonstance tout à fait exceptionnelle ou apparaît si extraordinaire que l'on ne pouvait s'y attendre. L'imprévisibilité d'un acte concurrent ne suffit pas en soi à interrompre le rapport de causalité adéquate. Encore faut-il que cet acte ait une importance telle qu'il s'impose comme la cause la plus probable et la plus immédiate de l'événement considéré, reléguant à l'arrière-plan tous les autres facteurs qui ont contribué à l' amener et notamment le comportement de l'auteur 17 18 ATF 128 III 174-178 cons. 2.c. TF, 4A.59/2009, arrêt du 7 septembre 2009, cons. 6.2. 6 (ATF 127 IV 62 consid. 2d p. 65 ; 126 IV 13 consid. 7a/bb p. 17 ; 122 IV 17 consid. 2c/bb p. 23 ; 121 IV 207 consid. 2a p. 213 ). »19 20. Il en résulte qu’un dommage qui apparaitrait comme indirectement lié à la violation du contrat en ce sens que d’autres facteurs causals ont également joué un rôle plus immédiat et plus probable dans la survenance du dommage est un dommage réparable en droit suisse, sauf si ces autres facteurs causals relèguent la violation du contrat à l’arrière plan dans la chaîne de causalité. Section 2. Dommage direct et indirect, consequential damage § 1. Terminologie 21. Il relève des principes généraux indiqués ci-dessus que la distinction entre dommage direct, indirect, ou subséquent ne joue aucun rôle dans la détermination du dommage réparable. Tout au plus la multiplicité des facteurs causal peut-elle conduire à une réflexion sur la condition de la causalité adéquate. 22. Les termes de dommages directs, indirects, ou subséquents se trouvent néanmoins dans la doctrine et la jurisprudence suisse en rapport avec le droit de la responsabilité civile, le droit des sociétés et le droit de la vente. Le concept de dommage direct a également été examiné en droit suisse en rapport avec l’interprétation des normes SIA (conditions générales de la société suisse des ingénieurs et des architectes). § 2. Dommage direct et dommage réfléchi en droit de la responsabilité civile 23. Selon un principe bien établi du droit de la responsabilité civile, l’auteur de l’acte dommageable ne répond pas du dommage réfléchi (ou dommage réflexe, ou encore dommage par ricochet) subit par des proches de la victime du fait du dommage subi par la victime. Un tel dommage réfléchi n’est réparable qu’exceptionnellement, lorsqu’une règle spéciale le prévoit, notamment dans les cas de décès ou atteinte à l’intégrité corporelle du lésé. « En droit suisse de la responsabilité civile, l'action en dommages-intérêts n'appartient en principe qu'à la personne qui est directement atteinte par l'acte illicite, et non aux tiers qui étaient en relation personnelle ou contractuelle avec la victime et sont lésés indirectement par l'acte dommageable. Il est dérogé au principe de la non-indemnisation du préjudice réfléchi lorsque, comme pour la perte de soutien (art. 45 al. 3 CO), lorsque la loi prévoit expressément une indemnisation ou lorsqu'une règle de comportement protège spécifiquement les intérêts des tiers lésés par ricochet (arrêt 4C.101/1993 du 23 février 1994, consid. 5b et les auteurs cités). »20 19 20 TF, 6B.646/2009, arrêt du 6 janvier 2010, cons. 6.2. TF, 4C.43/2002, arrêt du 29 août 2002, cons. 6.1. 7 24. Dans le cadre de l’application de ce principe, le Tribunal fédéral utilise parfois l’expression de dommage direct pour l’opposer à celle de dommage réfléchi. « Il est donc indéniable que le demandeur a subi un dommage direct (par opposition au dommage par ricochet) en raison de l'atteinte portée illicitement par la défenderesse à son droit de propriété. »21 25. Dans l§a même logique, le tribunal fédéral assimile parfois la notion de dommage indirect et la notion de dommage réfléchi (ou dommage réflexe, ou dommage par ricochet). « Il ressort de l'exposé de jurisprudence et de doctrine qui précède qu'on ne saurait refuser la réparation du dommage subi par le demandeur Angiolino G. en lui objectant, comme le fait la défenderesse, qu'il s'agirait d'un dommage "indirect" -ou, plus précisément, d'un dommage réfléchi, appelé également dommage par ricochet ou dommage réflexe (Reflexschaden), soit d'un dommage subi par une tierce personne qui était en relation avec la victime de l'atteinte. »22 26. La notion de «dommage subséquent» est plutôt utilisée par la doctrine en relation avec le contrat d’assurance. Elle désigne le dommage du lésé qui découle du dommage qu’il a initialement subi du fait de l’acte dommageable23. Le dommage subséquent est réparable (et donc indemnisable par l’assureur) dès lors qu’il se trouve dans un rapport de causalité adéquate avec l’acte dommageable24. 27. Ces approximations terminologiques sont regrettables, car en qualifiant tout dommage subi par le lésé de dommage direct, elles occultent des distinctions utiles entre les différent dommages subis par le lésé. La doctrine ne contribue que partiellement à l’élaboration d’une terminologie unique, en raison de sa variété et des préférences personnelles de chaque auteur25. Certains auteurs adoptent la terminologie du Tribunal fédéral26, d’autres considèrent que le terme de dommage indirect est un terme générique comprenant à la fois le dommage réfléchi et le dommage subséquent27. 21 22 23 24 25 26 27 TF, 4C.43/2002, arrêt du 29 août 2002, cons. 6.1. ATF 112 II 118, cons. 5.e. Frésard-Fellay: Le recours subrogatoire de l'assurance-accidents sociale contre le tiers responsable ou son assureur, page 195, N 588 ; Guyaz, Dommage subséquent et perte de gain normative, HAVE 2006 p. 126-132, ch. III D. ATF 127 III 496; ATF 118 II 176. Brehm, Berner Kommentar 2006, ch. 74 ss ad art. 41 CO; Keller, Haftpflicht im Privatrecht, Vol. I, 6e éd., Berne 2002, p. 71; Rey, Ausservertragliches Haftpflichtrecht, 3e éd., Zurich 2003, ch. 333 ss; Werro, La responsabilité civile, Berne 2005, ch. 106 ss. Giovannoni, Le dommage par ricochet en droit suisse, in Guillod (éd.), Développements récents du droit de la responsabilité civile, Zurich 1991, p. 239 ss. Par exemple Keller, Haftpflicht im Privatrecht, Vol. I, 6e éd., Berne 2002, p. 73 qui parle de « indirekter Schaden » pour désigner le dommage réfléchi. Giovannoni: Le dommage par ricochet en droit suisse, in Guillod (éd.), Développements récents du droit de la responsabilité civile, Zurich 1991, p. 239 ss ; Guyaz, Dommage subséquent et perte de gain normative, HAVE 2006 p. 126-132, ch. III D note 1 ; Elsig / Duc, Causalité adéquate ou inadéquate à la responsabilité civile? HAVE 2007 p. 217-225, ch. V.3. 8 § 3. Dommage direct et dommage indirect en droit des sociétés 28. Les termes de dommages directs et dommages indirects sont également souvent utilisés par la jurisprudence et la doctrine suisse en rapport avec la responsabilité des administrateurs pour une gestion ayant conduit à l’insolvabilité de la société. Le dommage subi par un créancier de la société est alors opposé au dommage direct subi par la société. Là encore, la terminologie suisse n’est pas d’une extrême précision : « Son dommage n'est alors qu'indirect, car il découle de l'insolvabilité de la société (ATF 131 III 306 consid. 3.1.1; 128 III 180 consid. 2c p. 183). Dans ce cas très fréquent, les manquements des organes causent en premier lieu un dommage à la société, le créancier n'étant lésé que par ricochet (Reflexschaden). Pour qualifier ce dommage, la pratique utilise indifféremment les termes de dommage ou préjudice réfléchi, indirect ou par ricochet. Dans la suite de cet arrêt, on parlera de dommage par ricochet. »28 29. Il en découle là encore que les notions de dommage indirect et dommage réfléchi sont utilisées comme synonymes, alors qu’il est utile de distinguer le dommage subi par un tiers en raison du dommage du lésé (dommage par ricochet) et le dommage subi par le lésé en relation avec plusieurs causes, parmi lesquelles l’acte de l’auteur (dommage indirect). 30. Conformément aux principes généraux de la responsabilité civile, le créancier lésé par l’insolvabilité de la société, et donc victime d’un dommage réfléchi (ou par richochet) ne peut agir directement contre les administrateurs, seule la société ayant qualité pour agir. Ce n’est qu’en cas de faillite de la société que les créanciers peuvent agir contre les administrateurs, subsidiairement à une action de la masse en faillite29. § 4. Dommage direct et indirect dans le droit de la vente 31. Le législateur suisse a recouru expressément à la notion de dommage direct et dommage indirect à l’article 208 al. 2 et 3 CO. Cette disposition s’applique en cas de défaut de la chose vendue. Lorsque l’acheteur résout le contrat de vente, il peut demander la restitution du prix déjà payé, ou refuser de payer le prix qui ne l’a pas encore été. En outre, il a droit à une indemnisation. L’article 208 al. 2 CO prévoit une responsabilité causale du vendeur pour les dommages directs. L’article 208 al. 3 CO prévoit une responsabilité pour faute du vendeur pour les dommages indirects. 32. Cette disposition qui distingue clairement entre dommage et dommage indirect a suscité de nombreuses controverses dans la doctrine suisse. Ces controverses étaient liées à une jurisprudence du Tribunal fédéral peu satisfaisante, selon 28 29 TF, 4C.122/2006, arrêt du 27 juin 2006, cons. 3.1.2. Art. 757 al. 2 CO. 9 laquelle le dommage direct correspondait à la perte effective, alors que le dommage indirect comprenait le gain manqué30. Des débats qui suivirent furent obscurcis par une confusion malheureuse entre dommage direct et indirect d’une part et intérêt négatif et positif d’autre part. 33. Le Tribunal fédéral, revenant sur sa jurisprudence antérieure, a réglé la question en posant le principe selon lequel le dommage est indirect lorsqu’il ne résulte pas uniquement du défaut de la chose, mais d’une conjonction de causes diverses (dont le défaut), alors que le dommage est direct lorsqu’il résulte uniquement du défaut de la chose. « La question de savoir si ces dommages doivent être qualifiés de dommages directs ou indirects dépend de l'acception de cette distinction. Selon l'usage linguistique général, le terme allemand "unmittelbar" signifie: "ohne räumlichen oder zeitlichen Abstand, ohne vermittelndes Glied" (voir Duden, Das Bedeutungswörterbuch, 3e éd. Mannheim 2002, p. 944; Wahrig , Deutsches Wörterbuch, Editeur: Renate Wahrig-Burfeind, Gütersloh 1996, p. 1631); le terme français "directement": "en ligne directe, sans détour, sans intermédiaire" (Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse, vol. 3, Paris 1982, p. 3278). En fonction de cela, la doctrine admet généralement que la distinction entre le dommage direct et indirect s'effectue selon la longueur ou l'intensité ("Intensität") de la chaîne causale. Le dommage direct serait, au sein de la chaîne causale, une conséquence directe de l'événement dommageable, alors que le dommage indirect ne serait engendré que par la survenance de nouvelles causes de dommage (Anton K. Schnyder, Commentaire bâlois, 3e éd. n° 7 ad art. 41 CO; Heinz Rey, Ausservertragliches Haftpflichtrecht, 2e éd. p. 75 note 334; Heinrich Honsell, Schweizer Haftpflichtrecht, 4e éd. p. 11 note 44; Franz Werro, La responsabilité civile, p. 31 s., note 106 ss; Max Keller/Carole Schmied-Syz, Haftpflichtrecht, 5e éd. p. 16; voir également ATF 12 p. 165 c. 6 p. 171 et les renvois mentionné au c. 2.1). »31 34. Cet arrêt remet à juste titre et fort heureusement la distinction entre dommage direct et indirect au niveau de la causalité, alors que la doctrine, par des discussions autour des notions d’intérêts positifs et négatifs, l’avait fait dévier au niveau du dommage réparable en cas de résolution du contrat. On ne peut donc qu’approuver ce changement de jurisprudence, même si le critère retenu par le Tribunal fédéral reste souvent difficile à mettre en œuvre en pratique. § 5. Dommage indirect dans les normes SIA 35. On ne saurait clore ce tour d’horizon du recours à la notion de dommage direct et indirect en droit suisse sans signaler un arrêt assez surprenant du Tribunal fédéral, sans doute un peu dépassé par l’évolution de la jurisprudence relative à l’article 208 CO. 36. Les parties à un contrat d’architecte s’étaient référées au règlement SIA 102 concernant les prestations et honoraires des architectes qui prévoyait, à son chiffre 1.6, dans la version du 28 janvier 1984 en vigueur au moment de la 30 31 ATF 79 II 376. SJ 2007 I 461 cons. 2.5.1 = ATF 133 III 257. 10 conclusion du contrat, que "l'architecte est tenu de réparer le dommage direct subi par le mandant, résultant d'une exécution défectueuse et fautive de son mandat". La question de la notion de dommage direct s’est donc posée. Le Tribunal fédéral a commencé par se référer aux commentateurs du règlement SIA, qui là encore ne brillaient pas par leur unanimité. « L’art. 1.6 du règlement SIA 102 peut être compris de différentes façons. On peut y voir une véritable limitation de la responsabilité de l'architecte ne portant que sur les atteintes causées à la construction, ce qui exclurait, par exemple, le dommage provoqué à des objets se trouvant sur place (HESS, op. cit., no 27 in fine); on peut aussi soutenir que cette disposition ne vise que la perte effective et non le gain manqué, tel celui consécutif à une prise de possession retardée des locaux (JEAN HEIM/HENRI BAUDRAZ, La révision du règlement SIA 102, in JdT 1984 I p. 131 ) ou le préjudice économique (HANS RUDOLF SUTER/PHILIPPE ABRAVANEL/PHILIPPE JOYE, Les nouveaux Règlements SIA 102 et 103, in Journées du droit de la construction, vol. 2, Fribourg 1985, p. 75). A l'inverse, on peut considérer cette clause comme un simple rappel du droit en vigueur, plus particulièrement du principe de la causalité adéquate, dans le sens où seul le dommage se trouvant dans un tel rapport de causalité avec le manquement de l'architecte peut être mis à la charge de ce dernier (cf. RAINER SCHUMACHER, Die Haftung des Architekten aus Vertrag, in Le droit de l'architecte, 3e éd. Fribourg 1995, no 558; HESS, op. cit., no 25). »32 37. Finalement, le Tribunal fédéral s’est rallié à la solution selon laquelle cette notion de dommage direct ne faisait que confirmer la condition de causalité adéquate, étant entendu que le dommage indirect était le dommage qui ne se trouvait pas dans un rapport de causalité adéquate avec le dommage. En d’autres termes, la clause n’avait aucun effet juridique. « L'interprétation selon laquelle le dommage direct évoqué à l'art. 1.6 ne serait qu'un rappel de l'exigence d'un lien de causalité adéquate doit donc être préférée sous l'angle du principe de la confiance, puisqu'elle correspond au droit en vigueur (cf. en ce sens, SCHUMACHER, op. cit., no 558; BRINER, op. cit., no 15.31; HESS, op. cit., no 25). »33 38. On peut comprendre que le Tribunal fédéral ait considéré qu’une clause rédigée de façon sibylline et se trouvant dans des conditions générales souvent imposées par le professionnel à son cocontractant, ou en tout cas méconnue par ce dernier, ne devait pas impliquer une réelle exclusion de responsabilité. On ne saurait cependant à notre avis en déduire une règle générale en ce qui concerne la notion de dommage direct. L’arrêt est en tout cas révélateur des risques que courent les justiciables qui s’imaginent protégés par une clause contractuelle excluant leur responsabilité pour les dommages indirects. § 6. Synthèse 39. Même si un certain sentiment de confusion peut naître de l’analyse de jurisprudence qui précède, la situation en droit suisse est plus claire qu’il n’y paraît. Les distinctions suivantes doivent être faites : 32 33 ATF 126 III 388-395, cons. 9c. ATF 126 III 388-395, cons. 9d. 11 − Le dommage réfléchi. Il s’agit du dommage subi par des tiers en raison du dommage subi par la victime. Ce dommage n’est pas réparable, sauf règle spéciale, en particulier en matière d’indemnisation pour perte de soutien34. Le dommage subi par les créanciers d’une société elle-même lésée par la gestion de son conseil d’administration est un dommage réfléchi, qui n’autorise pas les créanciers à agir directement contre les membres du conseil d’administration35. Les termes « dommage réflexe », ou « dommage par ricochet », sont des synonymes du terme « dommage réfléchi ». − Le dommage subséquent. Il s’agit du dommage subi par la victime elle-même, comme une conséquence d’un premier dommage, en ce sens que l'événement dommageable produit un effet qui cause lui-même un second effet chez la personne lésée. Ce dommage est un dommage réparable, dans les limites de la condition de la causalité adéquate36. − Le dommage indirect. Il s’agit du dommage subi par le lésé en raison du fait dommageable, lorsque d’autres causes sont intervenues dans la chaîne causale. Ce dommage est réparable lorsque ces autres causes ne relèguent pas le comportement de l’auteur au second plan, au point de rompre le lien de causalité adéquate37. C’est à tort à notre avis que le Tribunal fédéral a considéré, dans un arrêt isolé, que le dommage indirect était le dommage qui n’était pas en rapport de causalité adéquate avec la violation du contrat38. − Le dommage direct est la conséquence directe de l’acte dommageable chez le lésé, sans intervention d’autres causes39. Lorsque l’acte dommageable est la livraison d’une chose défectueuse, le dommage direct est réparable indépendamment d’une faute du vendeur. Section 3. exclusion de responsabilité pour les dommages indirects ou consequential damages § 1. Admissibilité de principe 40. La responsabilité contractuelle peut être exclue ou limitée par contrat dans les limites du droit impératif. Cette limitation de responsabilité peut passer par l’exclusion de certains postes du dommage, par exemple l’exclusion des dommages indirects ou des dommages subséquents. 34 35 36 37 38 39 TF, 4C.43/2002, arrêt du 29 août 2002, cons. 6.1, cité supra N 23. TF, 4C.122/2006, arrêt du 27 juin 2006, cons. 3.1.2. cité supra N 28. ATF 118 II 180. TF, 6B.646/2009, arrêt du 6 janvier 2010, cons. 6.2. cité supra N 19. ATF 126 III 388-395 cité supra N 36. ATF 133 III 257 = SJ 2007 I 461 cité supra N 33. 12 41. Certains auteurs se sont interrogés sur la validité d’une exclusion de responsabilité en cas de décès ou atteinte à l’intégrité corporelle, et ont considéré qu’une telle clause était contraire aux droits de la personnalité, protégés en droit suisse par l’article 27 CC40. Dans la même optique d’autres auteurs ont considéré qu’une exclusion de responsabilité d’un mandataire était contraire aux mœurs lorsque l’activité du mandataire touchait à l’intégrité physique ou aux autres droits de la personnalité du mandant41. 42. La validité d’une clause limitant ou excluant la responsabilité d’un prestataire de service est parfois contestée par les auteurs, qui considèrent qu’une telle exclusion de responsabilité serait contraire au principe même d’une obligation de diligence42. Ces auteurs confondent à notre avis le contenu de l’obligation et les moyens de droit qui découlent de sa violation. 43. Le Tribunal fédéral n’a pour l’instant pas suivi ces auteurs. 44. Une réforme en cours du droit suisse pourrait conduire à la remise en cause des limitations ou exclusion de responsabilité dans les contrats pré formulés, ou conditions générales. Il s’agit de la réforme de l’article 8 LCD, qui, dans son texte revu, frapperait de nullité les clauses des contrats pré formulés dérogeant notablement au régime légal applicable, et ceci en contrariété avec les règles de la bonne foi43. 45. L’imprécision des critères prévus par cette règle rend son application très imprévisible. Il faut néanmoins noter le souhait parfois exprimé par le Tribunal fédéral de pouvoir procéder à un contrôle des limitations de responsabilité dans des contrats pré formulés, et son regret de ne pouvoir le faire en l’état du droit suisse. Ainsi, au sujet de clauses limitatives de responsabilité dans un contrat bancaire : « Un pouvoir du juge à procéder, au-delà de ces hypothèses, à un contrôle plus large du contenu des conditions générales afin de veiller à une répartition équitable des risques au regard des normes générales du droit civil et nier le cas échéant leur validité, tel que le postule une partie de la doctrine, n'a pas été explicitement admis à ce jour. »44 46. La nouvelle formulation de l’article 8 LCD pourrait être la porte ouverte à la mise en œuvre d’un tel contrôle, qui s’exercerait à notre avis au plus grand préjudice de la prévisibilité du droit suisse. 40 41 42 43 44 Buol, beschrankung der Vertragshaftung durch Vereinbarung, Schultess 1996, N 336. Voir Werro, Commentaire romand du CO, COI, art. 398, N 37. Sur la controverse, voir Thévenoz, Commentaire romand du CO, COI, art. 100, N 18. Message concernant la modification de la loi fédérale contre la concurrence déloyale du 2 septembre 2009, FF 2009 p. 5539-5578. TF, 4A_54/2009, arrêt du 20 avril 2009. 13 § 2. Droit impératif 47. Selon l’art. 100 al. 1 CO, est nulle toute stipulation tendant à libérer d’avance le débiteur en cas de dol ou de faute grave La doctrine définit le dol comme une intention illicite d’infliger à autrui consciemment et volontairement un dommage45. L’auteur doit avoir prévu, avec certitude ou une grande probabilité, le dommage qui allait se produire pour le lésé46. De manière constante, jurisprudence et doctrine définissent la faute grave comme « le comportement de celui qui viole les règles les plus élémentaires de la prudence, négligeant des précautions qui, dans les mêmes circonstances, se seraient imposées à toute personne raisonnable. »47 . Ce régime juridique souffre d’une exception en matière de ventes aux enchères : le vendeur aux enchères peut exclure sa responsabilité pour faute grave, mais non pour dol48. 48. Le débiteur peut en revanche s’exonérer entièrement de sa responsabilité pour ses auxiliaires, que ceux-ci soient ses employés ou ses sous-traitants49. Une exonération ou limitation de responsabilité exprimée en termes généraux doit être interprétée dans le sens qu’elle comprend une exonération ou limitation de responsabilité pour le fait propre du débiteur, et pour le fait de ses auxiliaires50. 49. Lorsque le débiteur est une entreprise, il faut donc distinguer la faute grave des organes, qui ne peut donner lieu à exonération de responsabilité selon l’article 100 al. 1 CO, et la faute grave des auxiliaires qui peut donner lieu à exclusion de responsabilité selon l’article 101 al. 2 CO. « En matière contractuelle, l'art. 100 al. 1 CO déclare nulle toute stipulation tendant à libérer d'avance le débiteur de la responsabilité qu'il encourrait en cas de dol ou de faute grave. Lorsque le contractant est une société, celle-ci ne peut donc convenir d'une clause excluant sa responsabilité pour le dol ou la faute grave d'un de ses organes (cf. art. 55 al. 2 CC). En revanche, sous réserve de l'art. 101 al. 3 CO, la société peut exclure conventionnellement sa responsabilité du fait des auxiliaires (art. 101 al. 2 CO), même en cas de dol ou de faute grave de ceux-ci. »51 50. Ce régime juridique est plus restrictif lorsque le débiteur exerce une industrie concédée, ou lorsque le créancier est au service du débiteur. Dans un tel cas, le débiteur ne peut s’exonérer valablement de sa responsabilité en cas de dol ou de faute grave de sa part ou de la part d’un de ses auxiliaires. Une exonération de responsabilité peut être tenue pour nulle par le juge, en vertu de son pouvoir d’appréciation, en cas de faute légère du débiteur52. L’exonération de 45 46 47 48 49 50 51 52 Weber, Berner Kommentar, Art. 100, N 92. Oftinger/Stark, Schweizerisches Haftpflichtrecht I, § 5 N 44ss. ATF 88 II 430, 435; dans le même sens ATF 119 II 443, 448, c. 2a. Art. 234 al. 3 CO. Art. 101 al. 2 CO Thévenoz, Commentaire romand du CO, COI, art, 101, N 39 et les auteurs cités. TF, SJ 2009 I p. 221-232, arrêt du 25 août 2008 (4A_88/2008), cons. 5.1. Art. 100 al. 2 CO 14 responsabilité est en tout état valable en cas de faute légère d’un auxiliaire du débiteur53. Ce régime juridique spécifique s’applique surtout en matière bancaire, la banque étant assimilée à une industrie concédée. « L'art. 100 CO, qui régit les conventions d'exonération de la responsabilité pour inexécution ou exécution imparfaite du contrat, s'applique par analogie à une clause de ce type (cf. ATF 112 II 450 c. 3a p. 454-455 ; 41 II 487 p. 491). Celle-ci est donc d'emblée dénuée de portée si un dol ou une faute grave sont imputables à la banque (art. 100 al. 1 CO). En cas de faute légère de la banque, dont l'activité est assimilée à l'exercice d'une industrie concédée par l'autorité, le juge peut tenir cette clause pour nulle. (…)Ce pouvoir d'appréciation n'existe pas si la faute légère a été commise par un auxiliaire de la banque car la clause de transfert de risque est alors applicable sans restriction (art. 101 al. 3 CO; même arrêt p. 456). »54 51. Outre ces règles générales, le droit suisse connait un certain nombre de règles spécifiques relatives à la validité d’une clause de limitation de responsabilité. − Droit du transport. Les articles 440 ss CO (contrat de transport) sont impératifs, y compris en ce qui concerne le principe de la responsabilité du transporteur, lorsque le transporteur est une entreprise dont l'exploitation est subordonnée à l'autorisation de l'Etat55. De façon générale, les conventions internationales en matière de transport de marchandises ou de personnes prévoient un système de responsabilité du transporteur de droit impératif56. − Droit du bail. Le bailleur ne peut exclure sa responsabilité relative à la délivrance et à l'entretien de la chose dans un état approprié à son usage, ou au retard de délivrance, pour un bail d'habitation ou de locaux commerciaux, ou dans des conditions générales pré imprimées57. La disposition vaut également en cas de bail à ferme58. − Droit du travail. Les exonérations de responsabilité en matière de contrats de travail ne sont valables que dans les limites de l'article 361 et 362 CO, qui rendent certains principes d’indemnisation en droit du travail impératifs. − Contrat d’hôtellerie. L'article 489 al. 2 CO exclut une exclusion ou limitation de responsabilité de l'hôtelier par affichage. − Droit de la concurrence déloyale. Pour certains auteurs, une exonération de responsabilité qui n’est pas compensée par d’autres avantages peut être illicite 53 Art. 101 al. 3 CO 54 TF, SJ 2006 I p. 377-383 arrêt du 24 avril 2006 (4C.413/2005), cons. 2. art. 455 CO. Marchand, Commentaire romand du CO, COI, art. 440, N 69. Art. 256 al. 2 CO. A rt. 288 al. 2 CO. 55 56 57 58 15 selon la loi sur la concurrence déloyale ou la loi sur les cartels si son bénéficiaire jouit d’une position dominante sur le marché59. − Droit du voyage. Un voyagiste ne peut limiter sa responsabilité dans un contrat de voyage à forfait en cas de décès ou atteinte à l’intégrité corporelle. Pour un dommage autre qu’une lésion corporelle , il ne peut s’exonérer que pour un montant correspondant au double du prix du voyage. La clause ne s'applique pas en cas de faute intentionnelle ou négligence grave60. 52. Dans certains cas, la loi caractérise la faute grave. Ainsi en matière de vente, des dispositions spéciales sont applicables en cas d’éviction et de défaut. Selon ces dispositions, les clauses d’exonération ou de limitation de garantie sont nulles si le vendeur a dissimulé intentionnellement le droit du tiers ou le défaut à l’acheteur. La question du rapport entre ces règles spéciales et les dispositions générales des articles 100 et 101 CO reste ouverte dans la jurisprudence du Tribunal fédéral. « Comme le mentionne la demanderesse, il existe une controverse dans la doctrine sur le point de savoir si les clauses exclusives de responsabilité prévues dans le cadre d'un contrat de vente sont soumises exclusivement à l'art. 199 CO ou si elles doivent également respecter la règle générale de l'art. 100 al. 1 CO (à ce sujet, Venturi, op. cit., no 2 ad art. 199 CO). Celle-ci n'a à ce jour pas été tranchée par la jurisprudence (cf. ATF 126 III 59 consid. 4a). Il n'est toutefois pas nécessaire de se prononcer sur ce point dans le cas d'espèce, dès lors que, sur la base des faits constatés, rien ne permet de conclure à l'existence d'un dol ou d'une faute grave de la part du vendeur. »61 § 3. Interprétation de la clause 53. Lorsque les parties intègrent dans un contrat, soumis au droit suisse mais souvent rédigé en anglais, une clause de limitation de responsabilité excluant les dommages indirects ou subséquents, la question qui se pose est de savoir si elles ont voulu que ces termes soient appliqués conformément à leur définition en droit suisse, ou si au contraire elles envisageaient d’autres définitions, par exemple les définitions américaines des notions d’ « indirect and consequential damages ». 54. Une clause de limitation de responsabilité excluant les dommages directe ou subséquents doit être interprétée comme n’importe quelle clause contractuelle. En droit suisse, le juge ne procède pas à une interprétation littérale du texte contractuel, mais tente de déterminer la volonté réelle des parties, en se basant sur tous les moyens de preuve à sa disposition. A défaut de pouvoir déterminer 59 60 61 Patrick Krauskopf-Forero, Die Kontrolle von Freizeichnungen im Vertrags- und Wettbewerbsrecht BR 1999 p. 26-29. Art. 16 de la loi fédérale sur les voyages à forfait. TF, 4C.295/2004, arrêt du 12 novembre 2004, cons. 5.2. 16 cette volonté réelle, le juge détermine le sens objectif que les parties pouvaient donner à la clause de bonne foi et en tenant compte de toutes les circonstances. « Selon la jurisprudence, la détermination de la portée d'une clause excluant ou limitant la responsabilité du vendeur ressortit aux règles régissant l'interprétation du contrat. Ainsi, dans la mesure où la volonté réelle et commune des parties n'a pas pu être constatée, la clause en question doit être interprétée en vertu de la théorie de la confiance ( ATF 126 III 59 consid. 5a et la référence citée). Le juge doit donc rechercher comment une déclaration ou une attitude pouvait être comprise de bonne foi en fonction de l'ensemble des circonstances ( ATF 130 III 417 consid. 3.2 ; 129 III 702 consid. 2.4 ). »62 55. A priori, si les parties se réfèrent au dommage indirect (indirect damage) ou au dommage subséquent (consequential damage) dans un contrat soumis au droit suisse, il faut comprendre ces termes à la lumière du droit suisse. La clause devrait donc être interprétée conformément aux définitions de ces concepts, telles qu’elles ont été apportées par la jurisprudence suisse. 56. Cette solution ne peut cependant être posée en principe absolu. Le fait qu’un terme juridique ait été utilisé par les parties n’implique pas forcément que ce terme juridique soit appliqué de façon stricte, conformément à sa définition légale. « Par conséquent, la jurisprudence n'attribue pas une portée en elle-même décisive au fait que les parties ont usé d'expressions juridiques précises (en sens contraire spécialement ATF 111 II 284 c. 2, p. 287, rés. JdT 1986 I 96). »63 57. En particulier si les parties sont étrangères ou si le contrat est rédigé en langue étrangère, une interprétation du contrat conformément aux définitions juridiques suisses ne correspond pas forcément à la volonté des parties. « Entre personnes étrangères exerçant leur activité à l'étranger, on ne saurait retenir, sans autre examen, qu'elles emploient les termes juridiques suisses dans leur sens propre et qu'une erreur de dénomination est d'emblée exclue. »64 58. Le fait que le contrat soit en anglais est un indice supplémentaire permettant de s’éloigner d’une interprétation strictement conforme aux définitions juridiques suisses. « On ne saurait notamment se fonder sans autre examen sur un terme utilisé si la partie qui s'oblige est étrangère ou que sa déclaration de volonté ait été faite en langue étrangère. »65 59. Pour autant, il faut tenir compte du fait que les parties ont choisi le droit suisse, et qu’elles doivent donc s’attendre à ce que les termes juridiques utilisés dans leur contrat soient définis selon le droit suisse. Une interprétation du contrat strictement conforme au droit suisse s’impose lorsque les parties sont versées 62 63 64 65 TF, 4C.295/2004, arrêt du 12 novembre 2004 cons. 4.1. JDT 2004 I p. 535-545 = ATF 129 III 702 cons. 2.4.1. ATF 125 III 305-312, cons. 2c. JDT 2004 I 535-545 = ATF 129 III 702 cons. 2.4.1. 17 dans les affaires et habituées aux notions techniques, lorsqu’elles ont une formation juridique suisse, ou lorsqu’elles se sont fait conseiller par des avocats suisses. « Une stricte interprétation littérale peut toutefois se justifier à l'égard de personnes versées dans les affaires et rompues à l'usage de notions techniques (cf. ATF 125 III 305 c. 2b/c , pp. 308 s., JdT 2000 I 635 c. 2b/c, pp. 638 ss; ATF 113 II 434 c. 2c et 3a, p. 438, JdT 1988 I 185 c. 2c et 3a, pp. 188 s.) (…). Les personnes qui jouissent d'une formation juridique acquise en Suisse doivent se laisser opposer le sens objectif que les termes utilisés ont en droit, en particulier si une interprétation contraire conduit à l'invalidité du contrat (ATF 4C.436/1997 du 9 juillet 1998, c. 2). Cette règle s'applique également à celui qui s'est fait conseiller lors de la conclusion du contrat par une telle personne s'il est établi que celle-ci l'a éclairé sur la signification des notions employées ( ATF 125 III 305 c. 2c, p. 310, JdT 2000 I 635 , c. 2c, p. 641; ATF 101 II 323 c. 1b, p. 326, JdT 1976 I 537 c. 1b, p. 540). »66 60. Dans un contrat commercial, il nous semble donc que même si la clause est rédigée en anglais, le fait que le contrat soit soumis au droit suisse implique que les notions d’ »indirect damages and consequential damages » soient en règle générale interprétées conformément à la signification juridique des notions de dommage indirect et dommage subséquent en droit suisse. Ce n’est que très exceptionnellement qu’on pourra retenir que les concepts anglo-saxons correspondent à la réelle volonté des parties. Conclusion 61. Il est fréquent qu’un contrat d’inspiration anglo-saxonne soit soumis au droit suisse. Notre ordre juridique est suffisamment flexible pour intégrer sans difficulté ces concepts venus d’ailleurs. 62. Si les termes de « dommage indirect » et de « dommage subséquent » ne sont pas toujours utilisés avec beaucoup de précision dans la doctrine et dans la jurisprudence suisse, une définition assez claire de ces concepts ressort de la jurisprudence du Tribunal fédéral. Un arrêt récent relatif au droit de la vente a beaucoup éclairci la situation. 63. Reste à savoir si les parties on réellement voulu que leur contrat soit interprété conformément aux définitions légales suisses. Si les parties sont rompues aux affaires, si elles se sont entourées de conseils formés en droit suisse ou si elles ont consulté des avocats suisses, il faut partir de l’idée que l’élection de droit suisse a pour effet que les termes juridiques utilisés dans le contrat doivent être compris selon leur définition en droit suisse. 66 JDT 2004 I 535-545 = ATF 129 III 702 cons. 2.4.2. 18