Cahier du CIEL 2000-2003 Colette Cortès (éd.)
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Cahier du C.I.E.L. 2000-2003 Colette Cortès (éd.) L A MÉTAPHORE D U DISCOURS GÉNÉRAL AUX DISCOURS SPÉCIALISÉS Contributions de Colette CORTÈS Daniel OSKUI Patricia S CHULZ Jean-François SABLAYROLLES Hyunjoo LEE Soumaya LADHARI Elisabeth RAEHM Anthony SABER John HUMBLEY Centre interlangue d’études en lexicologie EA 1984 Université Paris 7 Denis Diderot (UFR E.I.L.A.) Centre Interlangue d’Etudes en Lexicologie Cahier du C.I.E.L. 2000-2003 Colette Cortès (éd.) LA MÉTAPHORE DU DISCOURS GÉNÉRAL AUX DISCOURS SPÉCIALISÉS Centre Interlangue d'Études en Lexicologie EA 1984 Recueil publié avec le concours du Conseil Scientifique de l’Université de Paris 7 Denis Diderot LA MÉTAPHORE DU DISCOURS GÉNÉRAL AUX DISCOURS SPÉCIALISÉS Colette CORTÈS Introduction 5 Résumés 11 Colette CORTÈS (C.I.E.L., Université Paris 7) Le cheminement pluriel de la métaphore, entre métacatégorisation allotopique et interdiscours 19 Daniel OSKUI (C.I.E.L., Université Paris 7) Le texte comme milieu naturel de la métaphore – ou pourquoi un lion n’est pas toujours courageux 61 Patricia SCHULZ (EHESS) Saussure et le sens figuré 97 Jean-François SABLAYROLLES (C.I.E.L., Université Paris 7) Métaphore et évolution du sens des lexies 109 Hyunjoo L EE (C.I.E.L., Université Paris 7) La métaphore dans le processus de dénomination, dans le domaine de la photographie 125 Soumaya LADHARI (C.I.E.L., Université Paris 7) La metaphore de la mise en lumiere dans le langage courant: Et si on tirait ça au clair ? 145 Elisabeth RAEHM (C.I.E.L., ENS Cachan) Analyse métaphorique du discours parlementaire britannique sur Gibraltar : personnification, infantilisation et colonialisme 173 Anthony SABER (C.I.E.L., ENS Cachan) Métaphore et culture professionnelle chez les militaires américains 187 John HUMBLEY (C.I.E.L., Université Paris 7) Metaphor and Secondary Term Formation 199 Comité de lecture : Colette Cortès (UFR E.I.L.A. Paris 7), Maria Marta Garcia Negroni (UFR E.I.L.A. Paris 7), Brigitte Handwerker (Université Humboldt, Berlin), Klaus Hölker (Université de Hanovre), John Humbley (UFR E.I.L.A. Paris 7). INTRODUCTION Cet ouvrage sur la métaphore dans le discours général et dans les discours spécialisés reprend, pour l'essentiel, les contributions présentées lors d'une journée d'étude sur la métaphore dans le discours général et les discours spécialisés qui a eu lieu à l'ENS de Cachan le 10 Octobre 2003. Il s'agissait de la première journée d'étude organisée par le Centre Interlangue d'étude en lexicologie (C.I.E.L.), et le Département des Langues de l'Ecole Normale Supérieure de Cachan, dans le cadre de leur convention de recherche. La métaphore n'est pas un sujet qui s'est imposé par hasard. Il accompagne les travaux du C.I.E.L. depuis plus de dix ans (Voir le Cahier de C.I.E.L. 1994-1995) et actuellement un grand nombre d'enseignantschercheurs ou doctorants de Paris 7 ou de Cachan, travaillent sur cette question qui permet d'aborder de nombreux phénomènes relevant de la lexicologie comme : - les processus de nomination et de catégorisation, - la créativité néologique en terminologie et en traduction, en phraséologie, - ou la manière dont les textes véhiculent un ensemble d'images qui peuvent aller jusqu'à forger une idéologie interdiscursive cohérente. C'est essentiellement de ce travail de longue haleine que cet ouvrage entend témoigner, ainsi que de la conviction que les analyses minutieuses du matériau linguistique sont une contribution indispensable aux discussions théoriques les plus abstraites. La métaphore est un phénomène complexe, qui nécessite une linguistique ouverte sur le sujet parlant et sur son appréhension du monde. L'approche linguistique du phénomène métaphorique est nécessairement pluridisciplinaire ; elle doit combiner les approches sémantique, pragmatique, textuelle et cognitive. Si l'ouvrage ne tranche pas le débat entre thèses référentialistes (Kleiber) et thèses " indexico-instructionnelles " (Némo, Nemo et Cadiot, Ducrot Anscombre), ni entre la position du " tout est métaphore " et celle, tout aussi extrême, du " rien n'est métaphore ", les contributeurs partagent tout de même quelques convictions sur le plan théorique : - (i) La métaphore repose sur un processus cognitif, qui relie deux domaines de connaissance étrangers l'un à l'autre et on peut la définir avec Lakoff comme la projection d'une Gestalt propre à un domaine source sur un domaine cible, les deux domaines (source et cible) étant nécessairement en relation d'allotopie. - (ii) Le processus métaphorique repose sur un équilibre fragile entre le potentiel théoriquement illimité de la structuration d'un domaine de connaissance à partir de la projection d'une Gestalt qui lui est étrangère d'une part et la nécessité pour le locuteur d'être compris d'autre part, c'està-dire de respecter les balises cognitives qui guident l'interprétation de la métaphore au moins dans un domaine culturel bien circonscrit . - (iii) La lexicalisation de la métaphore est le résultat de la routinisation d'un emploi ou d'une série cohérente d'emplois en discours. C'est donc un phénomène secondaire par rapport au fonds lexical d'une langue donnée, dont elle utilise les données, mais auquel elle reste toujours étrangère. - (iv) Fondamentalement, c'est bien le même mécanisme qui est à l'origine des métaphores vives et des catachrèses métaphoriques, ce qui a des conséquences très importantes sur la lecture de la prédication dans les énoncés métaphoriques et sur la conception et la présentation de certaines données dictionnairiques. - (v) Le discours général et les discours spécialisés sont concernés au même degré par les mécanismes de la métaphore, et ils sont également susceptibles de nous renseigner sur les modes de construction du sens qui sous-tendent l'interdiscours (jusqu'aux clichés et stéréotypes) ou qui expliquent certaines évolutions du sens lexical . Le Cahier du C.I.E.L. 2000-2003 se divise en deux parties (la première plus théorique et la seconde plus appliquée) qui se nourrissent mutuellement, s'illustrent et se complètent. Dans les exposés théoriques, l'ancrage cognitif et textuel est considéré comme le fondement essentiel du processus métaphorique qui représente un compromis entre les audaces de la métacatégorisation allotopique et l'efficacité de la communication, selon des repères placés dans le texte ou présent dans l'interdiscours d'une communauté culturelle donnée. Colette Cortès insiste sur cette dualité du processus métaphorique " entre métacatégorisation allotopique et interdiscours ", l'interdiscours mobilisé dans la construction et l'interprétation du processus métaphorique reposant sur le savoir encyclopédique et linguistique des locuteurs. Le travail de Colette Cortès donne des pistes pour une étude linguistique de la métaphore à tous les niveaux de la construction langagière (énoncé, texte, clichés et stéréotypes), mettant au centre de l'étude une schème métaphorique de la forme : Ceci n'est pas un relevé de notes, c'est un gruyère, dont les caractéristiques formelles et sémantiques (absence de liens parataxiques, absence de certains jugements autonymiques) permettent de redéfinir la métacatégorisation allotopique comme la conjonction d'une opération de décatégorisation puis d'une opération de recatégorisation. L'analyse en contexte d'un grand nombre d'exemples permet d'envisager différentes directions que devrait prendre la métaphorologie linguistique. Daniel Oskui plaide très clairement pour une recontextualistation de la métaphore, condamnant sans appel toute étude du phénomène sur des exemples isolés ; il montre qu'un tel résultat est non seulement conforme aux travaux récents les plus prometteurs sur la métaphore mais qu'il s'inscrit dans la lignée des travaux d'Aristote, pour peu que l'on en fasse une lecture approfondie, dont il nous fournit les clés. Cette thèse contextualiste est passée au crible de la philosophie et de la sémantique et pragmatique linguistiques et Daniel Oskui construit sous les yeux de son lecteur le cadre théorique indispensable à l'étude de la " textualité " de la métaphore. Ces résultats ne sont pas en contradiction avec l'article de Patricia Schulz qui considère, à juste titre, que le sens construit métaphoriquement ne saurait s'inscrire dans le réseau des relations réciproques qui opposent une unité de langue aux autres unités du système dans le modèle de Ferdinand de Saussure. Le processus métaphorique ne perd jamais sa nature fondamentalement discursive et cognitive provenant de la projection d'une Gestalt d'un domaine source sur un domaine cible, les domaines source et cible étant nécessairement allotopes. C'est pourquoi il convient de reconsidérer ce que l'on appelle traditionnellement " l'opposition entre sens propre et sens figuré ". Il ne s'agit pas d'opposition au sens saussurien du terme, mais d'un décalage entre le substrat lexical qui s'ancre bien, lui, dans des oppositions saussuriennes en synchronie et les opérations de métacatégorisation qui utilisent le substrat lexical pour créer des modes de pensée et de catégorisation orignaux, dont le contenu reste, même en cas de figement, irréductible au fonctionnement du substrat lexical de base et qui passent nécessairement par le discours et l'interdiscours. Jean-François Sablayrolles est donc fondé à analyser de près l'emploi que les lexicologues et lexicographes font de la notion de sens (propre ou figuré) et à rappeler que la construction de la signification s'ancre dans l'interrelation entre les utilisateurs de la langue, qui intègrent nécessairement leur appréhension du monde et de leur réalité sociale à leur pratique discursive. Les quatre articles théoriques dont nous venons de rappeler quelques tendances sont suivis de cinq communications qui relèvent de la métaphorologie appliquée au discours général et aux discours spécialisés. Les articles de Hyunjoo Lee et Soumaya Ladhari portent sur l'analyse du processus de dénomination en langue spécialisée pour l'une et en langue générale pour l'autre. Dans son travail sur la terminologie de la photographie, Hyunjoo Lee montre que non seulement certains concepts de base sont structurés métaphoriquement, mais aussi qu'il existe entre ces concepts des relations qui sont appréhendées métaphoriquement et qui peuvent structurer tout un pan du vocabulaire d'un domaine selon une structure métaphorique cohérente de la conceptualisation. Le travail de Hyunjoo Lee montre aussi que la structuration métaphorique du vocabulaire a des conséquences non seulement sur la créations de termes nominaux, mais aussi sur le fonctionnement syntaxique des collocataires et notamment qu'elle peut modifier la valence structurale et sémantique des verbes. Soumaya Ladhari s'intéresse à l'étude d'une projection métaphorique très répandue en français général qui part du domaine source de la (mise en) lumière pour caractériser le domaine cible de l'intellection. Elle reconstitue patiemment tout une série de métaphores (primaires ou secondaires), ainsi que leurs interrelations, confirmant ainsi que le cheminement métaphorique se laisse reconstruire, même lorsqu'il semble très largement lexicalisé. Les deux articles suivants, d'Elisabeth Raehm et d'Anthony Saber, portent sur l'étude de discours politique et socioprofessionnel et montrent comment l'appartenance à un groupe est marqué par le partage de réseaux métaphoriques communs. Elisabeth Raehm analyse une représentation métaphorique de la GrandeBretagne et de Gibraltar dans le discours parlementaire britannique (19972002) : celle de relation entre la mère et l'enfant. Elle montre que, dans son analyse des débats parlementaires, qui s’inscrit dans la lignée des études cognitivistes inspirées par George Lakoff, "se dessine tout un réseau métaphorique autour de la relation maternelle très forte qui unit la GrandeBretagne et Gibraltar et que, " inversement, l’Espagne apparaît comme un danger pour l’enfant, père abusif ou étranger menaçant ". Elle fait ainsi non seulement ressortir les rapports ambigus des états avec l'histoire du colonialisme, mais aussi la part de contenu inconscient qui peut être véhiculé par le discours métaphorique. Dans " Métaphore et culture professionnelle chez les militaires américains ", Anthony Saber, montre le rôle de ciment social que jouent de nombreux réseaux métaphoriques utilisés dans l'exercice d'une profession à haut risque. Enfin, dans un travail trilingue (français, anglais, allemand), John Humbley aborde le problème de la traduction des réseaux métaphoriques à propos des virus informatiques. Dans ce cas précis, l'ensemble du domaine est structuré de façon identique dans chacune des trois langues, parallèlement au processus d'infection en médecine. Cela constitue une aide considérable à la traduction puisque le locuteur peut puiser sa traduction directement dans le domaine médical de sa propre langue. Sur le plan terminologique, le processus métaphorique constitue ici le moteur de la création lexicale dans chacune des trois langues étudiées, fournissant à la fois des termes appropriés (virus), des collocations (le virus contamine un ordinateur), mais aussi des stéréotypes, des "prêts à penser" le fonctionnement du virus informatique (qui, après un temps d'incubation, mute, se reproduit, provoque une épidémie, voire une pandémie...). Cet ouvrage témoigne de la puissance du processus métaphorique à tous les niveaux de la construction langagière, tant sur le plan théorique que sur celui de ses applications. Il est donc à considérer plutôt comme une ouverture programmatique que comme un aboutissement. Colette Cortès Directeur scientifique du C.I.E.L. (E.A. 1984) Centre Interlangue d'Études en Lexicologie 25 Décembre 2004 RÉSUMÉS DES ARTICLES CONTENUS DANS CE VOLUME Colette Cortès Le cheminement pluriel de la métaphore, métacatégorisation allotopique et interdiscours entre Que peut faire le linguiste devant un phénomène comme la métaphore, qui n'a pas de marquages linguistiques spécifiques? En effet, dans l'énoncé, la métaphore utilise la construction prédicative ou la forme de l'apposition et elle s'inscrit dans une isotopie textuelle sans se différencier formellement d'une expression non métaphorique ; elle intervient dans la création lexicale sans ajouter de suffixe ou de préfixe et pourtant on parle de création, même si l'on précise : créationsémantique. Comment rendre compte de cette intuition du locuteur qu'il y a création sans changement repérable formellement? L'article explore tout d'abord le mode de catégorisation spécifique de la métaphore et montre qu'il convient de poser comme structure sous-jacente un schème métaphorique, formé d'une prédication négative qui correspond à une opération de décatégorisation et d'une prédication positive qui correspond à une opération de recatégorisation (selon l'exemple : Ceci n'est pas un relevé de notes, c'est un gruyère.). Entre les deux prédications, l'absence de marquage coordinatif ou concessif est précisément un marquage spécifique. Mais cela constitue bien peu d'indices pour assurer l'interprétation d'une structure aussi complexe. Le locuteur invité à interpréter une métaphore a recours à tout son savoir sur le monde et sur le langage, qui comprend aussi l'apport du contexte et les traces des multiples discours ambiants, savoir que nous résumons dans le terme d'interdiscours. Le travail du linguiste consiste dès lors à retracer le cheminement pluriel de la métaphore, entre métacatégorisation allotopique et interdiscours. On trouve des traces de ce cheminement au niveau de la construction de l'énoncé et notamment de la prédication allotopique ; la marque la plus visible est une certaine incongruence lexicale issue du rapprochement inattendu de deux domaines allotopiques. Au niveau du texte, la métaphore filée tisse sa propre isotopie, qui ressort par contraste avec l'isotopie principale du texte, ces deux Cahier du CIEL 2000-2003 isotopies relevant nécessairement de deux domaines allotopiques. La métaphore est également créatrice de clichés, de "prêts à penser de l'esprit", spécifiques d'une communauté culturelle, la répétition de ces moules à penser dans lesquels se coulent des stéréotypes créateurs d'idéologie refaçonnant constamment l'interdiscours ambiant, selon des règles que le travail du linguiste peut contribuer à découvrir. Enfin, il est très intéressant pour le linguiste d'étudier comment le processus métaphorique se lexicalise, se fige, et surtout comment, dans un contexte approprié, le défigement intervient, permettant la remotivation de l'expression et la reconstitution du processus métaphorique sous-jacent. Le cheminement de la métaphore s'analyse comme un jeu de contrastes subtil et un ajustement permanent entre les audaces de la métacatégorisation allotopique et les balises fournies par l'interdiscours ambiant. Daniel Oskui Le texte comme milieu naturel de la métaphore ou pourquoi un lion n'est pas toujours courageux. Dans la mesure où la métaphore, du moins la « métaphore vive », figure parmi les phénomènes linguistiques les plus créatifs, toute tentative de décrire sémantiquement sa créativité se retrouve aux limites de la théorie linguistique. Car comment déterminer la structure sémantique de ce qui apparaît comme la déformation d'un signifié structural ? N'est-ce pas une entreprise contradictoire que de vouloir fixer les règles de la créativité du sens ? Le phénoménologue Maurice Merleau-Ponty (1969) a nommé le caractère de la pratique langagière qui résiste à la théorie linguistique « paradoxe de l’expression ». Pour nous, il s’agit de montrer que le paradoxe de la métaphore se résout dans le texte où elle apparaît. Dans un premier temps, nous reviendrons sur la conception d’Aristote pour mettre en avant, contre l’aspect prédicatif (l’epiphora), l’aspect textuel de la métaphore (l’aretè de la lexis) : aux yeux d’Aristote, l’énigme métaphorique n’a de « vertu », n’est significative et instructive que si elle sera resituée dans son texte attesté (poème dramatique, discours oratoire) et dans sa situation discursive originale. Dans un deuxième temps, nous analyserons quatre conceptions de la métaphore, dont deux de type sémantique et deux de type pragmatique. Cette analyse s’appuiera sur la distinction précisée par Prandi (1992) entre le niveau structural de la signification (où s’articule le contenu contradictoire de la métaphore) et le niveau discursif du sens (où la contradiction métaphorique acquiert une valeur significative). Il s’avère alors que ces conceptions réduisent la textualité de la métaphore de deux façons complémentaires : soit selon 12 RÉSUMÉS l’immanentisme sémantique, qui projette sur le plan structural ce qui relève du plan discursif, réduisant le sens à la signification (la sémantique générative, la nouvelle rhétorique du Groupe µ, Le Guern 1973) ; soit selon le contextualisme pragmatique, qui formule des règles pragmatiques de l’interprétation, escamotant ainsi la signification linguistique de la métaphore et traitant son interprétation comme un pur calcul inférentiel indépendant du contexte textuel. (Black 1954, Searle 1979, Récanati 2004). On ne s’étonne alors guère que la pragmatique radicale de Davidson (1978) ne reconnaît ni l’existence de la signification métaphorique (sur le plan structural), ni la possibilité de prédire l’effet de sens de la métaphore (sur le plan discursif). Dans un troisième temps, nous partons du constat qu’un présupposé fondateur est partagé par les deux types d’approches réductrices (immanentistes ou contextualistes), à savoir l’hypothèse selon laquelle on peut localiser le processus métaphorique dans des unités linguistiques isolées : dans le mot ou dans l’énoncé-phrase. Nous constaterons qu’il ne suffit pas de se situer au niveau de la phrase pour résoudre les difficultés soulevées par le modèle de la substitution et du double sens : Searle ne substitue certes plus les mots, mais il continue à substituer les propositions. Dans cette situation, il nous semble souhaitable de retrouver l’objet empirique et intégral de la théorie du sens, littéral ou figuré. C’est le texte et son entour, que nous avons entrevu chez Aristote étudiant l’aretè de la lexis. Considérer le mot comme unité première, pour ensuite composer la phrase et, éventuellement, le texte, c’est conduire aux apories de l’immanentisme et du contextualisme. Au lieu d’adopter la logique de la compositionnalité suivant Frege, il convient donc de concevoir d’emblée le texte comme objet fondamental. Avec Rastier (1999, III.5), nous plaidons pour une « refondation herméneutique de la sémantique » : c’est le global (le texte) qui détermine le local (le mot ou la phrase). C’est l’interaction des signes au sein d’un texte qui, d’une part, détermine la valeur significative de ses composants lexicaux, phrastiques, etc. et qui, d’autre part, crée le rapport aux pôles extrinsèques du texte : à l’univers de discours, à la situation pratique et aux interlocuteurs. Bref, c’est le sens textuel qui détermine la signification des unités linguistique et leur référence au monde. Pour la question de la créativité métaphorique, il en résulte deux choses : (i) beaucoup d’exemples donnés par les théoriciens de la métaphore s’avèrent artificiels car non attestés dans un texte ; leur interprétation est par conséquent soit impossible soit banale (impliquant un contexte habituel pauvre). (ii) En partant d’un exemple attesté, on constate que le sens de la métaphore naît des sèmes afférents, grâce à la poly-isotopie élaborée textuellement. L’imaginaire ouvert par la métaphore créative dépend dès lors moins de l’imagination des interlocuteurs que de son élaboration textuelle. 13 Cahier du CIEL 2000-2003 Patricia Schulz Saussure et le sens figuré L'article remet en cause la pertinence du concept de métaphore pour la description sémantique par le biais d'une analyse de certaines réflexions du linguiste suisse Ferdinand de Saussure. Tout d'abord, d'un point de vue méthodologique, la métaphore repose sur le choix de critères non scientifiques et aléatoires. De plus, le rapport de substitution qu'elle instaure nécessairement amène à un rang de prééminence entre expressions que Saussure refuse. Mais l'argument principal du suisse contre le sens figuré concerne l'idée d'un "sens positif" des mots : En effet, la métaphore se construit fondamentalement sur l'hypothèse d'une valeur absolue des termes, qui se fonde sur un rapport nécessaire entre les mots et les objets du monde. Une telle hypothèse ne saurait être maintenue qu'à l'encontre des principes saussuriens d'une langue autonome et systématiquement organisée. Jean-François Sablayrolles Métaphore et évolution du sens des lexies Alors que la métaphore est “ à la mode ” (elle a le vent en poupe) et qu’elle est souvent présentée comme un des principaux moteurs des évolutions sémantiques dans le lexique, je voudrais relativiser son poids dans le domaine. On a en effet trop tendance à oublier d’autres mécanismes de néologie sémantique, en particulier l’extension et la restriction de sens, rendues possibles par ce que Meillet a appelé “ la discontinuité de la transmission du sens ”. Par ailleurs une enquête sur le sentiment néologique a révélé que c’est là le lieu d’une des plus grandes discordances d’analyse : certains attribuent l’innovation à la métaphore là où d’autres reconnaissent une innovation dans la combinatoire syntaxique. La place accordée à la métaphore dans l’évolution des sens dépend en fait de conceptions sous-jacentes sur le fonctionnement de la langue et donc sur la manière de décrire les faits de langue observables dans l’utilisation quotidienne de celle-ci, et, en particulier, de ses unités lexicales. On peut, en simplifiant, opposer deux types de conception. 14 RÉSUMÉS Hyunjoo LEE La métaphore dans le processus de dénomination dans le domaine de la photographie Le travail a pour but de démontrer que la dénomination terminologique n'est pas toujours une conséquence mais un acte procédural, qui, non seulement, évoque un concept spécifique mais aussi, reflète la conceptualisation autour de ce concept. L'existence de la métaphore, plus exactement, du processus métaphorique en terminologie corrobore cette idée de l'interrelation entre unité conceptuelle et unité terminologique. La métaphorisation et l'acte de dénomination en terminologie possèdent en commun deux présupposés, qui sont : i) la base de données lexicales déjà présente dans nos esprits et, ii) la part de cognition dans le processus de lexicalisation, voire de terminologisation. Nous concevons la métaphore en tant que modèle cognitif mis au jour par G. Lakoff & M. Johnson, en admettant que ce jeu de la métaphore ne reste pas limité à la vie quotidienne. Le système conceptuel métaphoriquement structuré s'imprègne et se renouvelle aussi bien dans les expressions de la langue générale que dans celles de la langue spécialisée. Nous verrons ici, à travers le corpus du domaine de la photographie, que non seulement il y a des concepts-bases qui sont structurés métaphoriquement, mais aussi qu'il y a des relations entre ces concepts qui sont appréhendées métaphoriquement. De plus, les différentes façons dont le sujet-énonciateur (le photographe ou le critique de photographie) conceptualise ces concepts se présentent avec une certaine cohérence structurale métaphorique. Le processus étant en question, il est indispensable d'introduire dans notre corpus les phraséologismes que nous appellerons les "unités terminologiques phraséologiques (UTP)", celles-ci, s'opposant aux "unités terminologiques simples (UTS)". Une analyse syntaxique effectuée sur les UTP montrera aussi que le processus dénominatoire se révèle être le support de la conceptualisation métaphorique. 15 Cahier du CIEL 2000-2003 Soumaya LADHARI La métaphore de la mise en lumière dans le langage courant : Et si on tirait ça au clair ? L'article s’interroge sur la façon dont le domaine de la lumière est exploité métaphoriquement pour structurer le domaine de l’intellection et notamment de la facilité ou la difficulté de compréhension. L’étude part à la fois de vocables dont le sens premier appartient aux champs lexicaux de la lumière et de l’obscurité (lumière, ombre, clarté, etc.,) ainsi que de vocables dont l’origine étymologique révèle un lien avec ces mêmes domaines (lucidité, perspicacité, etc.). On se propose ici de mettre en évidence le cheminement métaphorique qui sous-tend l’évolution sémantique de ces différents termes. Alors que nous nous attendions à voir surgir une métaphore du type <LA CLARTE C’EST LA FACILITE DE COMPREHENSION>, nous avons fini par découvrir toute une panoplie de projections métaphoriques et métonymiques qui esquissent la structure composite des différentes relations entre les domaines Source(s) et Cible(s). Ces projections métaphoriques font aussi appel à des métaphores primaires, telle que la métaphore spatiale, et constituent une illustration de plus à d’autres métaphores déjà établies dans la littérature, telle que <VOIR C’EST COMPRENDRE>. 16 RÉSUMÉS Elisabeth RAEHM Analyse métaphorique du discours parlementaire britannique sur Gibraltar : personnification, infantilisation et colonialisme La situation de Gibraltar est extrêmement originale au regard de celle des autres possessions britanniques : d’une part, Gibraltar reste la dernière colonie d’un pays européen sur le sol européen. D’autre part, la situation ne met pas comme c'est le cas traditionnellement deux pays aux prises (un pays colonisateur et un pays colonisé), mais trois partenaires, ou plutôt deux pays (la Grande-Bretagne et l’Espagne) et un peuple (les habitants de Gibraltar), d’où le caractère relativement inextricable de la situation. Il faut enfin remarquer que les Gibraltariens ont développé un très fort sentiment national, voire nationaliste, que l’on pourrait nommer “ hyper-britannicité ”, parallèlement à une opposition viscérale à l’Espagne. Une question fondamentale se pose : comment se fait-il que le problème de Gibraltar reste un problème colonial non résolu, voire, comme l’a affirmé l’ancien premier ministre espagnol, M. Felipe Gonzalez, un “ anachronisme historique ” ? Notre hypothèse est la suivante : l’aspect colonial est nié par la majorité des hommes politiques britanniques, en particulier depuis la reprise des négociations entre Londres et Madrid et le risque grandissant de rétrocession du Rocher. La question de Gibraltar est l’occasion de présenter la Grande-Bretagne non comme une puissance colonisatrice et impérialiste, mais comme un pays soucieux de faire respecter le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de défendre les populations colonisées. L’analyse de ces débats parlementaires s’inscrit dans la lignée des études cognitivistes inspirées par George Lakoff. Au-delà de la personnification des états (“ <A NATION IS A PERSON> ”), caractéristique du discours politique, se dessine tout un réseau métaphorique autour de la relation maternelle très forte qui unit la Grande-Bretagne et Gibraltar. Inversement, l’Espagne apparaît comme un danger pour l’enfant, père abusif ou étranger menaçant. Pourtant ce réseau métaphorique n’est pas réellement nouveau ; s’il cherche à masquer la nature coloniale de Gibraltar, il n’est que le digne héritier du colonialisme, entendu comme “ la justification [a posteriori] du fait colonial ”. 17 Cahier du CIEL 2000-2003 Antony Saber Métaphore et culture professionnelle chez les militaires américains Comme d'autres discours spécialisés, le discours militaire américain, dans ses différentes manifestations (écrits doctrinaux, terminologie tactique, jargons propres à une arme ou à une unité, brevity codes mobilisés pour les échanges radiotéléphoniques sur le champ de bataille), est parcouru de nombreux réseaux métaphoriques, dont nous décrirons certains exemples. Cependant, aux fonctions traditionnelles de la métaphore (comblement d'un vide lexical, concision, pouvoir heuristique ou ornemental) s'ajoute ici un rôle "groupal". Ce trope semble en effet constituer le champ de projection privilégié d'une culture professionnelle composite, au coeur de laquelle se déploie l'éthos militaire américain. Nous nous interrogerons sur la façon dont la saisie métaphorique de la réalité cimente l'identité et la cohésion des milieux militaires américains par la projection d'un imaginaire partagé. John Humbley Metaphor and secondary term formation Métaphore et création terminologique secondaire La création terminologique secondaire est la transposition dans une autre langue d’une dénomination terminologique qui existe déjà dans une langue donnée. Dans le présent article le rôle de la métaphore est examiné en tant qu’élément qui facilite ce processus. Il s’avère que les métaphores qui constituent un scénario explicatif (“ mapping ”) se prêtent particulièrement bien à ce genre de transposition, contrairement aux métaphores isolées qui puisent dans le fonds culturel des communautés linguistiques concernées. A partir d’un corpus de textes en anglais, en français et en allemand sur l’histoire des virus informatiques, on constate sans difficulté que les même métaphores sont développées, quoique sous des formes différentes, dans les trois langues. 18 LE CHEMINEMENT PLURIEL DE LA MÉTAPHORE, ENTRE MÉTACATÉGORISATION ALLOTOPIQUE ET INTERDISCOURS Colette CORTÈS C.I.E.L. Université Paris 7 La métaphore traverse tous les niveaux de la construction langagière, ce qui voue à l'échec toute tentative d'une définition simple et monolithique du phénomène. Entre code linguistique, culture et connaissances encyclopédiques partagés, la métaphore vive est un lieu de créativité de modes de pensée autant que de leur expression, en fonction des besoins de la communication. Il ne faut jamais oublier ces deux pans de l'activité langagière, ces deux soucis du locuteur : trouver le mode d'expression le plus percutant et se fairecomprendre le mieux possible de son interlocuteur. Utiliser une métaphore vive, c'est communiquer à son interlocuteur la nécessité, pour la qualité de l'expression, de recourir à un mode décalé, non conventionnel, non compositionnel de construction du sens, et, parallèlement, de mettre en place les balises dont l'interlocuteur a besoin pour accéder à l'intention de communication. Cet article sera consacré à la recherche de ces balises, qui se situent dans les choix lexicaux et syntaxiques, la structuration de l'énoncé et la dynamique du texte en construction, mais aussi l'ensemble des connaissances qu'est censé posséder l'interlocuteur (auquel s'adresse le texte) sur les domaines source et cible mis en oeuvre par la construction métaphorique. La construction métaphorique n'est pas seulement une forme originale de mise en discours mobilisant des domaines hétérogènes ; elle mobilise aussi d'autres discours à propos de ces domaines, un "interdiscours", introduisant dans le discours du locuteur une plurivocité, une forme d'allogénie discursive dont nous verrons de nombreux Cahier du CIEL 2000-2003 exemples. Le discours métaphorique, enrichi de tous les recours nécessaires aux interdiscours plus ou moins partagés, propose des modes de dénomination et de catégorisation qui ne se confondent jamais avec ceux qui caractérisent le fonds lexical d'une langue. Nous étudierons la nature de ces différences de catégorisation qui, loin de nous ramener à l'opposition traditionnelle entre sens propre et sens figuré, met en évidence un processus complexe de "métacatégorisation" qui se fonde sur le rapprochement de deux domaines hétérogènes ("allotopes") selon un principe d'analogie, lu par les cognitivistes comme la projection d'une "Gestalt" commune. Le phénomène métaphorique a été un objet d'étude privilégié de la rhétorique et des études littéraires, et les sciences cognitives contribuent de façon décisive à nous le faire comprendre. Mais quel peut être l'apport du linguiste, dont l'objectif doit être avant tout de combler un déficit de description des moyens langagiers mobilisés dans le cadre du processus métaphorique? Cet article essaiera précisément de mesurer l'apport de la description des phénomènes linguistiques tangibles dans les opérations de construction de la métaphore et proposera des pistes de recherche tenant compte de toute la complexité du phénomène. Dans cet article, nous montrerons tout d'abord que les deux supports essentiels de la construction du sens métaphorique sont, d'une part, la mise en oeuvre d'une procédure de recomposition du sens qui relève de la compétence cognitive du locuteur à percevoir des rapprochements possibles au-delà des frontières de domaines, et, d'autre part, un recours constant à l'interdiscours. Nous nous appuierons sur l'observation de ce cheminement pluriel de la métaphore dans la presse la plus quotidienne, pour élaborer un programme de recherches linguistiques réaliste et non réducteur. Le travail présenté ici abordera la question de la métacatégorisation qui est au coeur du processus métaphorique (chapitre 1), puis du rapport entre processus métaphorique et interdiscours (chapitre 2), et on se demandera enfin quel peut être l'apport de la recherche linguistique à l'analyse du cheminement pluriel de la métaphore à travers l'ensemble des strates de la construction langagière (chapitre 3). 1. M ÉTACATÉGORISATION ALLOTOPIQUE Nous allons montrer que l'opération de catégorisation est au centre du processus métaphorique. Jusqu'à présent, cette observation a surtout été exploitée dans une optique cognitiviste. Nous rappelons ici l'importance de cette prise de position dans la perspective praxématique adoptée par Catherine Détrie (2001) tout d'abord, puis dans la description du "mécanisme cognitif" sous-jacent à la métaphore conçu par George Lakoff, avant d'en proposer une analyse linguistique en termes de (méta)prédication. 20 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours Pour Catherine Détrie (2001), "la métaphore inscrite dans un discours conclut une opération catégorisatrice, véhiculant un point de vue sur le monde, point de vue en tension avec les catégorisations plus conventionnelles, et donc avec la parole d'autrui" (Détrie (2001, 250)). Elle justifie ainsi l'existence de ce processus de catégorisation particulier : "Il s'agit, avant tout, de faire partager à autrui sa propre compréhension des événements du monde. La métaphore résulte alors d'un travail de catégorisation, accompli pour autrui, effectué à partir d'un "sentir", d'une "communication vitale avec le monde". C'est cette dernière qui confère "à l'objet perçu et au sujet percevant (...) leur épaisseur". Le "sentir" est donc "le tissu intentionnel que l'effort de connaissance cherchera à décomposer" (Merleau Ponty 1996, 64-65) : cette expérience sensorielle est à la base de ce qu'on a appelé un rapport praxique". (Détrie (2001, 251)) Cette approche cognitive de la métaphore s'appuie sur les travaux de George Lakoff, qui définit ainsi ce qu'il appelle la "métaphorisation conceptuelle" : "C'est un mécanisme cognitif qui a rapport aux concepts et non pas seulement aux mots et qui a trait principalement au raisonnement. La métaphorisation conceptuelle opère une projection entre domaines conceptuels. Elle conserve la structure inférentielle du raisonnement jusqu'à ce que j'appelle la réécriture par le domaine cible (exemple : donner une idée qui ne suppose pas que l'on ait perdu cette idée)". Lakoff (1997, 165) Rappelons "les quatre grandes caractéristiques de la métaphorisation" (Lakoff, 1997, 167) : - Premièrement, la métaphore n'est pas seulement conceptuelle, elle est incarnée, elle a rapport à nos expériences incarnées. Elle a rapport à l'habitus et les universaux métaphoriques ont rapport aux universaux de l'Habitus. - Deuxièmement, les métaphores se produisent parce que nos cerveaux sont structurés d'une certaine manière : certaines parties du cerveau sont plus proches des nos expériences sensibles et d'autres parties se servent de ces parties comme input. - Ensuite le contenu particulier des métaphores est lié à la constitution de corrélations dans notre expérience quotidienne. Elles ne sont pas arbitraires, parce qu'elles ont rapport à l'expérience quotidienne la plus communément répandue. - Quatrièmement, la métaphore conserve le raisonnement et l'inférence : elle n'a pas seulement affaire au langage mais au raisonnement." Pour rendre compte de la complexité du processus métaphorique, il faut prendre en considération, au delà de la capacité catégorisatrice du cerveau, toute la complexité de la construction du sens dans l'interlocution comme fait social et dans la relation du sujet parlant au monde qui l'entoure ("La praxis linguistique relève de l'interaction constante entre langue et parole d'une part, 21 Cahier du CIEL 2000-2003 de l'interaction verbale d'autre part (dialogisme interdiscursif et interpersonnel)", Détrie 2001, 159). Ainsi se trouve mis au centre du dispositif métaphorique "le rôle du sujet parlant et du cadre énonciatif dans l'acte de référenciation, et son corollaire, l'acte de nomination métaphorique." (C Détrie 2001, 159) Il était indispensable de rappeler ici ces observations sur la catégorisation métaphorique, incarnée dans l'expérience humaine et l'interlocution, qui dépassent le cadre de l'étude linguistique, car ces considérations cognitives ont fait faire des progrès considérables à l'étude de la métaphore, mais elles laissent néanmoins une large place au travail du linguiste. Ce dernier se doit d'analyser toutes les traces du phénomène métaphorique, qui ne saurait se réduire à une interprétation compositionnelle du sens et qui crée les conditions d'un processus complémentaire d'interprétation prenant en compte toute la complexité de l'expérience humaine et de l'interlocution dans la situation hic et nunc. L'objectif de la première partie de cet article est d'élaborer un programme de recherche des indices linguistiques véhiculant la catégorisation métaphorique, ainsi que des schémas inférentiels qu'elle implique. L'étude de la prédication métaphorique, qui s'est révélée de plus en plus centrale au fur et à mesure de l'avancement du travail de recherche préalable, servira de fil conducteur à cette présentation. 1.1. Construction des opérations prédication allotopique de (méta)- L'ouvrage de Marc Bonhomme (1987) : "Linguistique de la métonymie", montre que la métonymie et la métaphore reposent sur une transgression des frontières isotopiques, la métaphore mettant en jeu deux domaines parfaitement hétérogènes (relation "d'allotopie"), et la métonymie restant dans les limites d'une "cotopie". M. Bonhomme définit les concepts de cotopie et d'allotopie en distinguant trois types de prédications qu'il appelle un peu abusivement "dénotations" : "la dénotation ponctuelle, la dénotation linéaire et la dénotation synthétique". Il définit la "dénotation tropique ou synthétique" de la façon suivante : «La dénotation synthétique consiste en l'application à un objet d'un pôle référentiel qui lui est étranger. Alors que la dénotation ponctuelle fonctionnait sous le statut de l'égalité (=) et la dénotation linéaire sous celui de l'inclusion (⊂), la dénotation synthétique provient d'une relation de contradiction (≠)entre le référent et la polarité dénotative qui le vise. Avec la dénotation synthétique commence le vaste univers des tropes qui se définissent comme des anomalies dénotatives dues à des amalgames entre notions hétérogènes. Mais l'analyse attentive des occurrences nous révèle déjà deux grands types de dénotations synthétiques ou tropiques : les unes se développent dans un même ensemble référentiel, les autres génèrent des 22 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours jonctions entre les domaines référentiels les plus hétéroclites. Lorsqu'on (...) identifie la pape à "Rome" (a), on se contente d'opérer des transferts référentiels à l'intérieur du champ dénotatif de celui-ci, (...) qui habite Rome. Par contre, quand on voit dans le pape un "moufti" (b), un "lion" (c) ou un "phare" (d), les polarités sollicitées n'appartiennent pas du tout au même domaine thématique, ce qui rend ces assimilations d'autant plus saisissantes. Avec les transferts référentiels internes au champ dénotatif, on entre dans le cadre de la métonymie. Quant aux jonctions entre champs, elles engendrent la structure de la métaphore. (a) Le pape est Rome (b) Le pape est un moufti (c) Le pape est un lion (d) Le pape est un phare.» Bonhomme (1987, 38-39). Précisons tout de suite que, si nous retenons les notions d'allotopie et de cotopie qui ont un pouvoir explicatif très fort pour rendre compte du processus métaphorique et métonymique, nous prenons nos distances par rapport à la notion de dénotation : nous considérons en effet que le processus métaphorique repose avant tout sur un phénomène discursif qui établit entre "plan de l'expression et plan du contenu" (Hjelmslev) une relation de "solidarité, de présupposition réciproque" (Hébert (2001, 68)) inscrite dans la construction du discours. C'est pourquoi nous ne parlerons plus désormais de "dénotation allotopique", mais, en revanche, nous ferons de l'étude de la prédication allotopique l'un des axes essentiels de ce travail. Précisons également notre position par rapport à la "puissance infinie de la métaphore" postulée par Marc Bonhomme : «La métaphore [se fonde] sur la rupture cotopique - ou sur la jonction allotopique- source de fortes incompatibilités dans le pôle tropique. (...) (Elle) se manifeste comme un trope transitif reliant une quantité de cotopies grâce à son opérateur que l'on peut qualifier d'opérateur ESSE et qui établit les équivalences les plus inattendues entre les cotopies les plus diverses. Quand la puissance de la métonymie est freinée par le cadre cotopique, celle de la métaphore est infinie, du fait que les circuits allotopiques sont inépuisables.» Bonhomme (1987, 50).1 Pour notre part, nous considérons que la métaphore, qui présuppose les limites des champs de l'isotopie et de la cotopie pour les transgresser et pour relier entre eux deux domaines hétérogènes, a bien potentiellement une "puissance infinie", comme l'écrit Bonhomme 1987, mais il convient de distinguer ici compétence et performance : si la métaphore ouvre bien potentiellement (en compétence) le champ illimité des ruptures allotopiques, son emploi (en performance) respecte un corps de règles cognitives et 1 On pourrait reprendre l'analyse de Marc Bonhomme en termes de "frame" ou "scénario", les relations métonymiques restant dans le cadre d'un "scénario", alors que la métaphore transgresse la frontières de ce cadre (cf. également Croft, 1993) 23 Cahier du CIEL 2000-2003 culturelles, pas toujours utilisées de manière consciente, mais indispensables pour que l'interprétation reste dans des limites prévisibles, en phase avec l'intention communicative du locuteur. Nous développerons ce point au chapitre 2, consacré à la notion d'interdiscours. Pour l'instant, nous allons approfondir l'étude de la prédication allotopique, que nous analyserons comme la trace linguistique d'un processus de catégorisation complexe. Nous consacrerons le sous-chapitre suivant (1.2.) à l'étude de la prédication allotopique, que nous définissons comme la principale expression linguistique de l'application au domaine B d'une Gestalt spécifique du domaine A, les deux domaines A (domaine source) et B (domaine cible) étant hétérogènes l'un à l'autre, interprétés par les locuteurs comme distincts, sans relation de contiguïté. 1.2. Étude des marquages linguistiques de la métaprédication allotopique. Les études empiriques sur la métaphore en langue générale et en langues spécialisées confirment l'intuition de Dumarsais, selon lequel "il se fait plus de figures en un seul jour de marché à la halle qu'il ne s'en fait en plusieurs jours d'assemblées académiques". Dans les circonstances de notre vie d'enseignants, un jury d'examen peut être le lieu d'actualisation d'une métaphore comme la phrase attestée (1). Cet exemple nous en dit long sur la structure sous-jacente à la métaphore, étant donné qu'il est possible de paraphraser toute prédication métaphorique selon le modèle de l'énoncé (1). Intéressante pour son caractère explicite, la structure de cet énoncé s'est révélée fondamentale pour notre analyse de la prédication métaphorique, et elle servira de point de départ à la procédure heuristique qui va structurer tout l'article. (1) En jury de diplôme, un collègue regarde les notes d'un étudiant au parcours fragmentaire et s'exclame : "Ceci n'est pas un relevé de notes, c'est un gruyère." (29 / 09 / 2003) Malgré sa banalité, cet exemple est extrêmement complexe. Avec : "Ce n'est pas un relevé de notes", le locuteur crée tout d'abord un cadre qui consiste à nier l'évidence : tous les participants au jury (= les interlocuteurs) savent que ce dont ils ont à débattre est bien un relevé de notes, mais ils reçoivent la négation comme le signal d'une demande de connivence et la mise en place d'un processus d'interprétation particulier. Les sourires entendus ou même les "oui, tu as raison" qui répondirent à cette double assertion montrent que l'objectif du locuteur a été atteint : créer un sentiment bienfaisant d'appartenance à un groupe et, par conséquent, détendre l'atmosphère. Le second énoncé contient un jugement prédicatif positif : "c'est un gruyère", qui ne peut s'interpréter qu'en fonction de conventions culturelles bien établies pour une communauté linguistique donnée. Le fromage appelé gruyère, 24 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours fabriqué en France, notamment en Franche-Comté et en Savoie, est, comme l'emmenthal, un fromage à trous (alors que le Gruyère suisse n'a pas de trous). Pour un auditoire français, le mot désignant le gruyère, prototype du fromage à trous, est couramment utilisé dans un domaine abstrait, où il devient l'image prototypique d'une réalité lacunaire (cf. 2.2.). Cet exemple montre que le processus métaphorique s'appuie sur un interdiscours propre à une communauté linguistique qui véhicule ou sert de substrat à des images prototypiques spécifiques (thèse qui sera développée au chapitre 2), et ces images prototypiques peuvent s'imposer dans un énoncé prédicatif qui propose une forme de catégorisation alternative. Dans cette première partie du travail, nous utiliserons cet exemple comme un révélateur sur le plan de l'analyse de l'énoncé prédicatif métaphorique. En effet, l'énoncé contenu dans l'exemple 1 comporte deux prédications indissociables : celle qui s'exprime dans l'énoncé négatif et que l'on peut considérer comme la phase de décatégorisation (Ce relevé de notes n'est pas un relevé de notes) et celle qui s'exprime dans l'énoncé positif et que l'on peut considérer comme la phase de recatégorisation (Ce X, auquel est dénié le droit de s'appeler : "relevé de notes", est un gruyère.). Étant donné que, assertées séparément, les deux parties de l'exemple (1) seraient aussi absurdes l'une que l'autre, il convient de considérer désormais que c'est l'ensemble de ces deux énoncés assertifs complémentaires qui marque l'opération de métacatégorisation et qui s'actualise dans la structure énonciative que nous appelons métaprédication. Pour caractériser l'opération de métacatégorisation que nous postulons, il convient de nous interroger tout d'abord sur la nature de la négation mise en oeuvre. Au sens de Ducrot, le premier énoncé, négatif, correspond non pas à une "négation métalinguistique" (= "une négation qui contredit les termes mêmes d'une parole effective à laquelle elle s'oppose. L'énoncé négatif s'en prend alors à un locuteur qui a énoncé son correspondant positif" (Ducrot, 1984, p. 217)), mais à une négation "polémique", avec laquelle "le locuteur, en s'assimilant à l'énonciateur du refus, s'oppose non pas à un locuteur, mais à un énonciateur E1 qu'il met en scène dans son discours même et qui peut n'être assimilé à l'auteur d'aucun discours effectif. L'attitude positive à laquelle le locuteur s'oppose est interne au discours dans lequel elle est contestée. Cette négation polémique a toujours un effet abaissant et maintient les présupposés" (Ducrot, 1984, 217-218). La négation polémique marque un changement de point de vue, sans lequel la décatégorisation ne serait pas possible, car un locuteur ne peut, normalement, nier l'évidence sans se contredire et sans courir le risque de voir s'interrompre toute communication. Or, pour la métaphore, cette décatégorisation a une fonction essentielle : elle pose un cadre paradoxal de l'échange, qui peut alors continuer sur de nouvelles bases. Le locuteur engage un coup de force, réussi dans le cas où 25 Cahier du CIEL 2000-2003 l'interlocuteur continue à écouter et surtout à mettre en jeu le travail supplémentaire d'interprétation qui est exigé de lui. A ce propos, C. Détrie écrit : "Qui impose sa métaphore impose sa vision du monde. Parce qu'elle véhicule un point de vue sur le monde tout en gommant le je qui la sous-tend (l'énoncé métaphorique est le plus souvent un énoncé en non-personne), elle se présente sous une forme assertorique, qui fait d'elle un instrument idéologique". (Détrie 2001, 135). Le cadre paradoxal étant posé, il devient possible alors d'appliquer à l'élément ainsi décatégorisé une nouvelle catégorisation empruntée à un domaine allotope. Autrement dit, cette première étape de décatégorisation, implicite dans tout processus de catégorisation métaphorique, prépare le terrain à un deuxième coup de force qui consiste à appliquer une Gestalt importée d'un domaine non contigu. Nous avons ainsi montré que la métacatégorisation métaphorique se caractérise comme une opération complexe qui implique une décatégorisation et une recatégorisation, ce que le récepteur interprète nécessairement comme un décalage de point de vue de la part de l'énonciateur. Sur le plan linguistique, l'étude de la structure prédicative est fondamentale, car la prédication est la forme usuelle utilisée dans le langage pour toutes les opérations de catégorisation explicite. Or ici, nous avons affaire à une double prédication, l'une positive, l'autre négative. Pour analyser la double structure prédicative caractéristique de la métaphore, attestée en (1), il convient de l'opposer à d'autres doubles structures prédicatives attestées en français en (2), avec un schème de corrélation coordinative en (2a) et un schème de corrélation concessive en (2b) . (1) Ceci n'est pas un relevé de notes, c'est un gruyère. (2a) Le Président n'est pas un simple fonceur, c'est un organisateur minutieux, infatigable. (2b) Certes, le Président n'est pas un fonceur, mais c'est un organisateur minutieux, infatigable. Dans les trois exemples (1), (2a) et (2b), la négation se trouve prise dans trois structures prédicatives différentes : - en (2a), il s'agit d'une négation partielle, qui porte sur l'adjectif simple et qui relativise la première prédication assertée non exclusive pour introduire une seconde prédication complémentaire. Cette combinaison de marquages aboutit à un schème de corrélation coordinative, qui permet de coordonner deux prédications s'appliquant à un même argument (= En plus d'être un fonceur, le Président est un organisateur minutieux, infatigable.). Le caractère coordinatif de cette relation est confirmé par deux tests : la possibilité d'introduire le marqueur aussi dans la seconde prédication en (2a). (= Le Président n'est PAS UN SIMPLE fonceur, c'est AUSSI un organisateur minutieux, infatigable) et l'impossibilité de 26 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours relier les deux prédications par un mais de contraste (= *Le Président n'est pas un simple un fonceur, *MAIS c'est un organisateur minutieux, infatigable). - en (2b), nous avons affaire à une négation globale, métalinguistique (ce que confirme le marqueur d'assertion certes), de la première prédication, qui est ensuite corrigée par la seconde prédication introduite par un mais contrastif. Contrairement aux schèmes à l'oeuvre en (1) et en (2a), le schème concessif [certes PREDICATION A, mais PREDICATION B] repose sur une opposition entre A et B : la seconde prédication, la seule qui soit validée par le locuteur, exclut la première (= A la qualité de fonceur, que le sujet n'a pas, s'oppose celle d'organisateur minutieux, infatigable, caractéristique du sujet.). Dans le schème concessif, la présence d'un mais contrastif est indispensable, alors que celle d'un aussi de coordination est exclue ( = * le Président n'est pas un fonceur, mais c'est *AUSSI un organisateur minutieux, infatigable.) - en (1), nous avons affaire à une négation polémique, créatrice de point de vue : en niant une évidence, le locuteur crée un cadre nouveau pour l'échange discursif. La métaphore fait éclater l'enchaînement discursif pour placer l'échange sur un autre plan, celui de la relation entre deux domaines cognitifs allotopes. On obtient un résultat parfaitement logique sur le plan linguistique : il est impossible de relier les deux prédications coordonnées dans le schème de prédication métaphorique par un connecteur corrélatif comme aussi ou par un connecteur contrastif comme mais. (1') Ceci n'est pas un [*SIMPLE] relevé de note, c'est [*AUSSI] un gruyère. (1") [*CERTES,] ceci n'est pas un relevé de note, [*MAIS] c'est un gruyère. Le tableau suivant résume les résultats de l'étude des schèmes de corrélation coordinative, concessive et métaphorique. Articulation par CERTES neg A, MAIS B + - (2a) (2b) (1) Articulation par AUSSI neg + simple A , aussi B + - La métaprédication métaphorique se caractérise précisément par l'absence de connecteurs entre la prédication négative A et la prédication positive B qui se succèdent dans le schème métaphorique illustré par l'exemple (1). La prédication négative A est contra-référentielle et elle fait place à une autre prédication (B) dont les conditions d'interprétation sont à chercher dans un ailleurs cognitif, balisé par le discours. Les connecteurs coordinatifs, qui servent à relier deux groupes syntaxiques en les regroupant dans une "instance 27 Cahier du CIEL 2000-2003 commune" (selon la formule fameuse de Ewald Lang (1977) qui parle de : Einordnung in eine gemeinsame Instanz), n'ont absolument pas leur place dans le schème métaphorique, puisqu'il n'y a justement aucune "instance commune" entre les prédications A et B du schème métaphorique. Quant au connecteur contrastif mais du schème concessif, il ne peut établir de contraste qu'entre deux éléments relevant du même domaine de référence et non entre deux domaines allotopiques distincts. Le fait que l'absence de connecteurs entre la prédication négative A et la prédication positive B qui se succèdent dans le schème métaphorique soit la caractéristique même sur le plan linguistique de la métaprédication métaphorique, ce fait s'explique parfaitement sur le plan cognitif si l'on considère que, comme cela a déjà été dit, la métacatégorisation allotopique se compose d'une opération de décatégorisation suivie d'une opération de recatégorisation. Ces deux opérations, qui ne sauraient être mises sur le même plan dans une structure coordinative, ni en opposition dans une structure concessive, se juxtaposent pour constituer ensemble une seule opération, la métacatégorisation allotopique. Si l'on cherche à caractériser positivement cette opération complexe de métacatégorisation allotopique, il convient de chercher sa spécificité dans le contenu sémantique des prédications A et B (NEG Relevé de notes / gruyère), qui sont contra-référentielles et qui, hors du contexte métaphorique, seraient absolument incompatibles et inanalysables. De nombreux linguistes ont remarqué que, dans un schème métaphorique, on observe une "incongruence" (Georges Lüdi (1973)), un "conflit conceptuel" (C. Détrie (2001)) entre deux éléments coprésents dans la même construction syntagmatique. Ainsi, par exemple, dans l'énoncé : Le pape est un phare pour l'humanité, le conflit sous-catégorisationnel entre Pape [+ humain] et Phare [- humain] qui soustend la prédication Le pape est un phare, se retrouve également dans l'incongruence de la combinatoire syntagmatique au sein du groupe nominal : phare pour l'humanité. Or c'est cette "incongruence" même entre la prédication A et la prédication B qui est la marque spécifique positive de la métacatégorisationallotopique. Elle est également le signal de la mise en oeuvre de l'investissement supplémentaire que nécessite la construction, puis l'interprétation métaphoriques de l'énoncé. Après avoir essayé de caractériser le schème métaphorique en 1.2., nous allons, en 1.3., étudier un marquage spécifique de la catégorisation, l'emploi de l'adjectif vrai / véritable, dans le domaine métaphorique et le domaine non métaphorique. 28 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours 1.3. Étude de marquages linguistiques de la métacatégorisation allotopique L'étude de la catégorisation dans le cadre de la théorie du prototype a conduit de nombreux linguistes à s'intéresser à certains marqueurs négligés jusque là, qui confirment l'intuition selon laquelle tout jugement d'appartenance à une catégorie impliqué par la dénomination est graduable : si le locuteur estime qu'il a affaire à un prototype de la catégorie en question, il peut employer l'adjectif vrai/ véritable (exemple (3)), mais s'il considère que sa dénomination se situe plutôt à la périphérie de la catégorie, il pourra l'indiquer à l'aide du marqueur : C'est une sorte de X, c'est un X en quelque sorte (exemple (4)). Il s'agit de deux marquages autonymiques que l'on pourrait paraphraser par à proprement parler ≠ pour parler par approximation. Nous allons voir que ces deux marquages autonymiques sont parfaitement attestés dans le cadre de la catégorisation non métaphorique (1.3.1.), alors que seul l'adjectif vrai/ véritable est attesté dans le cadre de la métacatégorisation métaphorique (1.3.2.). 1.3.1. Exemples de catégorisation non métaphorique avec vrai/ véritable ≠ sorte de /en quelque sorte L'emploi de l'adjectif vrai/ véritable antéposé, à valeur autonymique, permet au locuteur d'indiquer qu'il juge optimale l'opération de catégorisation qu'actualise la prédication. Ainsi, dans les exemples de catégorisation non métaphorique (3) et (4), en disant : "C'est un vrai/ véritable Z" , le locuteur situe l'objet de la prédication parmi les éléments prototypiques de la classe des Z (= On peut vraiment dire que ce sont des Z). (3) Les agences de coopération gouvernementales, lorsqu'elles existent, sont de vrais organismes de formation et de recrutement pour les organisations internationales. Le Monde 5 janvier 2001, page 15 (4) En 2000, une opération portes ouvertes, fantastique, avait réuni plus de 700 personnes. Il s'agissait de mettre en musique et en danse dix récits de vie rédigés par des gens du quartier. Un très fort moment entre des gens qui ne se rencontraient plus. Dans ce genre de projet, je me sens tout à fait à ma place d'artiste. On n'est pas dans le socioculturel. Pas du tout. C'était un vrai spectacle. Les mots sortaient. Une parole vive qu'on ne pouvait plus arrêter. Le Monde 3 décembre 2001, page 27 (4') Ceci n'est pas un projet socioculturel, mais c'est un (vrai) projet artistique. L'exemple (4) est plus complexe que l'exemple (3), puisque s'y succèdent deux prédications, l'une négative et l'autre positive. Or nous obtenons ici un effet tout à fait différent de ce que nous obtenons en (1) : on ne saurait parler ici de décatégorisation. En effet, en (4), nous avons affaire à un ajustement du dire, à partir d'expressions qui appartiennent au même paradigme, à la même 29 Cahier du CIEL 2000-2003 isotopie textuelle : projet socioculturel / projet artistique. L'ajustement catégorisationnel proposé n'est pas ici précédé d'une décatégorisation. Ceci peut être démontré à l'aide du test de la coordination par mais (4'). En (4), le locuteur ne nie nullement l'évidence, mais il vient au-devant d'une éventuelle méprise sur l'extension du terme qu'il emploie. L'énoncé négatif constitue, comme les expressions : vrai/ véritable et en quelque sorte, une "glose autonymique" (J Authier, 1995) permettant un ajustement du dire, sans que l'interprétant ne soit invité à transgresser les frontières du "frame" de départ. Le mais contrastif est en (4') parfaitement à sa place, puisque les deux prédicats reliés appartiennent au même domaine encyclopédique, alors que, comme nous l'avons vu en 1.2., il ne saurait être employé dans un contexte métaphorique. L'expression sorte de, que l'on trouve dans exemple (5), propose un jugement de catégorisation approximative, périphérique : l'hydrospeed n'appartient que marginalement à la catégorie : luge, mais, dans un texte de vulgarisation, ce raccourci permet une visualisation commode d'une réalité a priori inconnue du lecteur. L'expression autonymique sorte de peut être ici glosée par : On peut dire (en quelque sorte) que l'hydrospeed est un élément périphérique de la catégorie : luge. (5) Mike Horn. Instructeur au centre de sports extrêmes No Limits des Marecottes, ses spécialité - spéléologie, escalade, orientation et hydrospeed (sorte de luge placée sous la poitrine pour dévaler les torrents et rivières) - sont propices à l'aventure : descente en parapente puis en raft du Huascaran (6 768 mètres) au Pérou ; " premières " en hydrospeed dans le Colca Canyon (Pérou) et sur le Pacuare (Costa Rica). Le Monde 30 juin 2000, page 26 Rappelons pour conclure que, sur le plan cognitif, toute dénomination correspond à un découpage catégoriel arbitraire ; la question de l'appartenance à une catégorie fait l'objet d'un jugement du locuteur, qui est la plupart du temps non marqué, mais qui peut être, comme nous venons de le voir, marqué par une glose autonymique, soit quand le jugement est considéré comme particulièrement adéquat, soit, au contraire, quand il est approximatif. Toute langue développe des gloses de ce type, que les cognitivistes américains ont appelé hedges, faisant ainsi allusion à la structure hétérogène de la catégorie, qui comporte en son centre les éléments prototypiques et à sa périphérie des éléments non prototypiques. Nous allons voir maintenant qu'un seul de ces marqueurs autonymiques, l'adjectif vrai/ véritable antéposé, est attesté dans le schème métaphorique, ce qui nous permettra de préciser encore les critères de distinction entre le processus de catégorisation non métaphorique et la métacatégorisation métaphorique. 1.3.2. Exemples de métacatégorisation 30 métaphorique Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours avec vrai/ véritable Si les adjectifs vrai/ véritable s'emploient comme marquage autonymique à la fois de la catégorisation non métaphorique et de la catégorisation métaphorique, il n'en est pas de même de l'expression : une sorte de, en quelque sorte. La variante (1"') avec vrai/ véritable de l'exemple (1) est possible (une structure comparable est d'ailleurs attestée en (15)), mais la variante (1"") avec sorte de, en quelque sorte, semble inacceptable (1"') Ceci n'est pas un relevé de notes, c'est un vrai / véritable gruyère." (1"") *Ceci n'est pas un relevé de notes, c'est *une sorte de gruyère / *en quelque sorte un gruyère." Il y a donc une différence fondamentale entre la catégorisation métaphorique et la catégorisation non métaphorique. Si le jugement d'appartenance catégorielle est modulable, graduable, dans le cadre non métaphorique, il ne l'est pas en revanche dans le cadre métaphorique, où le locuteur semble ne pouvoir que marquer la pleine adéquation de l'expression qu'il a choisie. Appliquons les tests de métacatégorisation (emploi des adjectifs vrai/ véritable et de l'expression : une sorte de, en quelque sorte) ainsi que les tests de métaprédication (insertion de (certes) mais et aussi) aux exemples (6) et (7) contenant des métaphores lexicalisées et aux exemples (8) et (9) qui sont un peu plus complexes. Considérant que la structure de l'exemple (1) est la structure sous-jacente à tout schème métaphorique, nous reconstituons ce schème pour les exemples (6) à (9) avant d'appliquer les tests précités. (6) Mon fils n'était pas agressif. Il était influençable, c'était un vrai mouton. Le Monde 27 décembre 2001, page 4 (6') Mon fils, ce n'était pas un homme, c'était un vrai mouton. (6") *Mon fils, ce n'était pas un homme, c'était *en quelque sorte un mouton. (6"') *Mon fils, ce n'était pas seulement un homme, c'était aussi un mouton. (6"") *Mon fils, ce n'était (certes) pas un homme, mais c'était un mouton. (7) L'industrie du jouet compte sur ses valeurs sûres, comme Barbie. Ce sont de véritables vaches à lait, qui ne doivent leur succès qu'à un marketing efficace, mais peu innovant. Le Monde 17 décembre 2001, page 24 (7') Ceci n'est pas une Barbie, c'est une véritable vache à lait. (7") * Ceci n'est pas une Barbie, c'est *une sorte de vache à lait. (7"') * Ceci n'est pas seulement une Barbie, c'est aussi une vache à lait. (7"") * Ceci n'est (certes) pas une Barbie, mais c'est une vache à lait. (8) La Cour suprême se replace en première ligne pour arbitrer le duel présidentiel 31 Cahier du CIEL 2000-2003 américain (...) Il y a un mois, quatre jours et quelques heures, les électeurs américains votaient. Et depuis un mois, quatre jours et quelques heures, ils attendent le résultat des résultats. (...) Car tout de même, la procédure, les procédures plutôt, pèchent un peu par leur sophistication. Ce qu'un juge dit, un autre juge le dédit. Ce qu'une cour ordonne, une autre cour l'interdit. Ce qu'une Cour suprême accommode à la sauce floridienne, une autre Cour suprême le corrige à la sauce fédérale. Un vrai et interminable banquet judiciaire. Recours contre recours. Action contre action. Avocats contre avocats. Et magistrats contre magistrats. Le Monde, 12 décembre 2000, page 38 (8') Ceci n'est plus de la justice, c'est un vrai banquet. (8")* Ceci n'est plus de la justice, c'est *une sorte de banquet. (8"') *Ceci n'est plus simplement de la justice, c'est aussi un banquet. (8"") * Ceci n'est (certes) plus de la justice, mais c'est un banquet. (9) Jean-Pierre Chevènement soigne sa sortie. Populaire comme jamais - 84 % des Français estiment qu'il a eu raison d'exprimer son désaccord sur la Corse, selon un sondage CSA réalisé pour Le Parisien du vendredi 1er septembre -, l'ancien ministre de l'intérieur tire un véritable feu d'artifice médiatique : entretien dans L'Est républicain et sur RTL vendredi, dans Libération samedi et dans Marianne lundi, sans oublier le plateau de France-2 samedi, au soir de la première des deux journées de l'université d'été du Mouvement des citoyens (MDC), à Grasse. Le Monde 2 septembre 2000, page 8 (9') Ceci n'est plus de la popularité dans les média, c'est un véritable feu d'artifice (médiatique). (9") * Ceci n'est plus de la popularité dans les média, c'est *une sorte de feu d'artifice. (9"') * Ceci n'est plus seulement de la popularité dans les média, c'est aussi un feu d'artifice. (9"") * Ceci n'est (certes) plus de la popularité dans les média, mais c'est un feu d'artifice. Les tests confirment les résultats obtenus en 1.2. et ils montrent clairement que le jugement d'approximation ne s'applique pas au schème métaphorique. Cela s'explique facilement si l'on se souvient que la métacatégorisation métaphorique est un processus cognitif complexe combinant une opération de décatégorisation et une opération de recatégorisation : en effet, l'opération de décatégorisation ne peut être que radicale et l'opération de recatégorisation dans un domaine allotope ne saurait souffrir d'approximation. Le jugement autonymique porté sur la métacatégorisation métaphorique est nécessairement un jugement absolu, la métaphore s'imposant au locuteur comme l'expression la plus adéquate pour son propos. 32 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours Cette observation permet en outre d'offrir un nouvel éclairage sur la notion d'incongruence et de conflit conceptuel, comme par exemple dans la combinaison : banquetjudiciaire en (8) ou tirer un véritable feu d'artifice médiatique en (9). Dans un cas de ce genre, il convient de souligner que l'incongruence ne repose pas tant sur l'incompatibilité entre deux concepts que sur le décalage de point de vue caractéristique des méta-opérations de décatégorisation et de recatégorisation. En effet, l'incompatibilité apparente de deux unités de langue reliées syntaxiquement ne suffit pas pour parler d'incongruence métaphorique. Ainsi, dans l'exemple (10), l'expression symphonie urbaine serait, dans un autre contexte, un excellent candidat pour une interprétation métaphorique reposant sur une incongruence. Mais la thématique textuelle est précisément : la musique (symphonie) dans la rue (urbaine). Nous n'avons pas ici de rupture allotopique entre deux domaines, mais la combinaison de deux thématiques reliées pour parler de la fête de la musique dans les rues de Paris. L'expression symphonie urbaine en (10) ne repose pas sur la succession des méta-opérations de décatégorisation et de recatégorisation, mais sur une double isotopie textuelle. Ce qui manque, pour faire de l'expression symphonie urbaine une métaphore, c'est précisément l'opération de décatégorisation , sur laquelle peut se construire la recatégorisation métaphorique. (10) La symphonie urbaine Quel joyeux foutoir que cette Fête de la musique qui envahit les rues, les cours, les monuments et les places, qui fait se mêler amateurs et professionnels, concerts spontanés et grandes scènes sonorisées partout en France et en Europe. (...) On n'écoute rien, mais l'on est heureux de se balader ainsi, de picorer guidé par les sons, écrasé par la chaleur qui monte du goudron, de recomposer pour soi-même une symphonie polytonale, polyrythmique, acoustique, électronique, vocale, épuisante à suivre mais si belle, urbaine à tout point de vue.(...) La Fête de la musique est un capharnaüm musical joyeux, une façon pour la France de se retrouver détendue, insouciante, multiple et colorée dans la rue. Le Monde 24 juin 2002, page 30 Il est donc justifié d'affirmer que c'est le cadre paradoxal de la décatégorisation suivie de la recatégorisation métaphoriques (et le décalage de point de vue qui en découle) qui constitue l'essence de la métacatégorisation métaphorique. Car, si l'on compare les exemples de prédication non métaphorique en 1.3.1. et les exemples de prédication métaphorique en 1.3.2., on constate que, si l'on a bien affaire à la même forme de prédication dans les deux cas, la méta-opération à l'oeuvre n'est pas du tout la même. Le fait que la langue utilise la même structure énonciative dans les deux cas a déjà été souligné par I Tamba (1981) qui considère que la métaprédication allotopique "se coule dans des opérations énonciatives ordinaires. (...) Construite à l'aide des systèmes énonciatifs prédicatifs réguliers, une telle représentation sera déchiffrée tout naturellement, ainsi que l'avait remarqué 33 Cahier du CIEL 2000-2003 Dumarsais. Mais comme elle va à l'encontre de ce qu'on sait par ailleurs de cet objet, elle sera mise au compte personnel de l'énonciateur." L'interlocuteur, qui a compris la nécessité d'interpréter le décalage de point de vue comme un signal qui lui demande un investissement supplémentaire d'interprétation, accepte de sortir des sentiers battus de l'interprétation compositionnelle du discours et de se mettre en quête d'un nouveau cheminement interprétatif, à la recherche de ce que I. Tamba (1981) appelle un «construit énonciatif» qui n'est plus la somme de ses éléments constitutifs, mais un "produit sémantique de synthèse, doté de propriétés que ne possède aucun de ses termes." 1.4. Conclusion sur les caractéristiques de la métacatégorisation allotopique Nous avons montré que la métacatégorisationallotopique est à analyser comme la combinaison d'une opération de décatégorisation et d'une opération de recatégorisation, qui utilisent partiellement les mêmes marquages linguistiques que les autres opérations de catégorisation, comme la prédication et un éventuel jugement d'adéquation optimale avec les adjectifs vrai et véritable, mais qu'elles s'en distinguent par le mode de relation original entre la prédication négative A et la prédication positive B. En effet, avec la décatégorisation métaphorique (qui serait la négation de l'évidence si elle n'ouvrait un nouvel éventail de recatégorisations possibles), le locuteur fait éclater les frontières de la catégorisation (frontières entre domaines de structuration taxinomique, frontières entre champs associatifs) pour établir des liens de similarité structurale entre des domaines allogènes. Mais avec la décatégorisation métaphorique, le locuteur fait également éclater les frontières de la construction du discours. On ne trouve en effet l'opération de décatégorisation ni dans le discours construit sur une isotopie ordinaire (exemples (2) à (5)), ni dans le discours associatif construit sur une métonymie dans le cadre d'une cotopie (L'emploi de voile pour désigner un bateau à voile ne saurait impliquer un jugement de décatégorisation et recatégorisation (* Ce n'est pas un bateau, c'est une voile), car cela reviendrait à nier la relation partie-tout caractéristique de la métonymie). On peut donc considérer que c'est l'opération de décatégorisation qui est fondatrice de la métaphore. Cette opération, qui consiste apparemment à nier l'évidence, constitue le coup de force par lequel le locuteur oblige son interlocuteur à faire éclater le cadre de l'échange discursif pour pouvoir mobiliser les moyens nécessaires au surplus d'interprétation qu'implique toute métaphore. Si l'interlocuteur accepte ce coup de force, alors, pour interpréter la proposition de recatégorisation qui suit, il sort de la convention discursive 34 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours habituelle et se place sur un autre plan, dans un autre espace discursif, où la construction compositionnelle cède la place à un autre mode de construction discursive qui repose sur d'autres règles de constitution d'un "produit sémantique de synthèse, doté de propriétés que ne possède aucun de ses termes" (Tamba (1981)). Une telle analyse de la métacatégorisation allotopique a pour corollaire le fait que la relation entre sens compositionnel d'un énoncé non métaphorique et sens non compositionnel d'un énoncé métaphorique ne saurait s'analyser en termes d'opposition de valeur. La construction du sens métaphorique présuppose une maîtrise totale de la construction du sens compositionnel. Le sens métaphorique est un construit énonciatif complexe qui mobilise de la part des interlocuteurs des connaissances sur le monde, sur le rapport du locuteur à ce qu'il entend transmettre et à ses interlocuteurs, ainsi que tout ce qu'il sait sur le plan linguistique, y compris sur le sens des unités lexicales dans tous leurs emplois, c'est-à-dire avec tous leurs effets de sens en fonction du contexte. Ces connaissances du matériau lexical et de ses emplois reposent sur la connaissance des textes que le locuteur a entendus et analysés et qui l'influencent dans ses choix d'expression. Nous appellerons ce type de compétence l'accès à l'interdiscours. Le chapitre 2 de ce travail sera consacré à l'étude de l'interdiscours mobilisé dans la construction du processus métaphorique et du balisage qui permet une interprétation satisfaisante de la métaphore. 2. PROCESSUS MÉTAPHORIQUE ET INTERDISCOURS La métacatégorisationmétaphorique, qui fait éclater la cadre de la catégorisation et du discours, et qui rapproche deux domaines hétérogènes, projetant sur l'un une Gestalt expériencielle valide pour l'autre, offre au locuteur une puissance d'expression apparemment illimitée, qui en explique sans doute le succès. Mais cette puissance infinie s'accompagne aussi du risque de ne pas être compris, dans des proportions tout aussi vertigineuses ; le locuteur se voit donc dans l'obligation de limiter le risque et de poser des balises permettant de prévoir l'interprétation. Ces balises se situent bien sûr dans le contexte d'apparition de la métaphore, dans le texte qui la produit. Ainsi, la fameuse faucille d'or dans le champ des étoiles de la "Légende des siècles" de Victor Hugo est amenée par toute une description d'une journée de moisson, puis par le passage de la description de la terre à celle du ciel qui ouvre sur l'infinité du divin (Et Ruth se demandait (...) Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été, Avait en s'en 35 Cahier du CIEL 2000-2003 allant négligemment jeté Cette faucille d'or dans le champ des étoiles ). Mais d'autres balises se situent aussi dans le savoir des locuteurs à propos de l'emploi de leur langue ; ce savoir vient de la pratique langagière et des connaissances acquises sur l'ancrage des unités de langue dans leurs contextes les plus significatifs. Cette compétence des locuteurs sur la mise en textes du matériau linguistique est ce que nous appellerons l'interdiscours. 2.1. Rôle de l'interdiscours construction de la métaphore dans la La métacatégorisationmétaphorique relie deux domaines hétérogènes, comme nous l'avons vu en 1. Les connaissances textuelles sollicitées par la construction du sens métaphorique sont nécessairement multiples, puisque l'interlocuteur doit être capable de repérer le passage d'un domaine à l'autre dans la construction du texte, étant donné que la métaphore importe l'unité lexicale dans un contexte discursif auquel il est étranger (Cf. exemple (1) où un fromage s'invite à un jury d'examen). Dans l'approche dialogique de Bakhtine, chaque unité lexicale se caractérise à la fois par son contenu, mais aussi par les traces qu'elle conserve des multiples discours auxquels elle est associée. "Pour Bakhtine, le mot/discours (le mot russe slovo recouvre ces deux potentialités) est une arène (image agonale s'il en est), au carrefour du subjectif et de l'objectif, de l'activité mentale (qu'il concrétise dans le discours) et du monde extérieur bruissant de la voix des autres". (Détrie (2001) 146) Connaître une unité lexicale, c'est connaître ses contextes d'emploi dans les échanges entre les locuteurs. "Le mot n'est pas une chose mais le milieu toujours dynamique, toujours changeant, dans lequel s'effectue l'échange dialogique. Il ne se satisfait jamais d'une seule conscience, d'une seule voix. Le vie du mot, c'est son passage d'un locuteur à un autre. Et le mot n'oublie jamais son trajet, ne peut se débarrasser entièrement de l'emprise des contextes concrets dont il fait partie". (Bakhtine (1970, 263). Tout emploi métaphorique garde lui aussi la trace du ou des texte(s) qui l'a/ont produit, de son interdiscours qui devient de plus en plus complexe au fur et à mesure que les emplois se diversifient (voir exemples (11) à (16) de la métaphore du gruyère ci-dessous). L'interdiscours métaphorique est composé de l'ensemble des connaissances des locuteurs sur l'ancrage d'une métaphore dans des textes et dans une culture. Les travaux de sémantique cognitive et de sociolinguistique ont montré que ces connaissances composaient des réseaux de stéréotypes et clichés propres à une communauté culturelle donnée. Ainsi la rupture allotopique constitutive de la métaphore est compensée par le recours à 36 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours l'interdiscours, offrant des voies prétracées pour l'interprétation d'une expression qui semblait avoir perdu tout contact avec le code linguistique. Nous allons voir sur un exemple que l'interdiscours ne débouche pas sur un encodage très strict, mais qu'il s'agit plutôt d'un instrument très souple et adaptable, permettant de guider l'interprétation, et non de la contraindre. 2.2. L'exemple du gruyère Nous allons montrer qu'un exemple aussi banal que celui des emplois métaphoriques de gruyère (que chaque locuteur croit connaître et associe nécessairement à l'image de trous dans une masse) laisse néanmoins une très grande place à l'interprétation du locuteur en fonction des isotopies auxquelles ils s'intègrent. La métaphore du gruyère, pour un locuteur français, est liée à l'image de trous dans une matière homogène. L'étude d'un corpus tiré du journal Le Monde 2000-2001 nous amènera à distinguer les métaphores du gruyère qui font allusion à des trous concrets, des cavités, notamment dans le domaine de la géologie ((11), ( 12)), puis celles où les trous représentent l'abstraction du manque (13), (14) et enfin celles où les trous peuvent servir de cachettes qui, reliées entre elles, représentent des échappatoires (14), (15); enfin le trou du gruyère peut renvoyer à l'immatérialité, l'inconsistance et même l'inefficacité (16). On trouve la métaphore du gruyère pour désigner un lieu percé de trous bien concrets comme un sous-sol percé de carrières et de souterrains. Ces exemples apparaissent dans des textes construits sur l'isotopie de la géologie (sous-sol, couches, souterrains, creuser, caves, cavités, excavations, galeries, carrières, percement de tunnels, etc. ) Dans certains cas, ces trous communiquent entre eux en un "gruyère labyrinthique" (12). (11) Le " gruyère " du sous-sol parisien sous haute surveillance (...) Toutes les galeries héritées du passé, le percement des tunnels pour le métro, les égouts, donnent aujourd'hui au sous-sol parisien son aspect de " gruyère " souterrain. Mais, selon l'IGC, ce " gruyère " n'est pas si fragile. Le Monde 2 juin 2001, page 13 (12) Lorsque, au Moyen Age, Paris se dote de Notre-Dame et du rempart édifié par Philippe Auguste, les couches calcaires facilement accessibles sont vite épuisées. Sont alors creusées des carrières souterraines, dont les galeries transformeront le sous-sol de la capitale en un gigantesque gruyère labyrinthique. Le Monde 15 novembre 2000, page 29 Dans la métaphore du gruyère, les trous peuvent représenter l'abstraction du manque (Par exemple les trous dans un journal découpé (13) sont l'image d'un manque d'information). Dans ce cas , la métaphore est associée à l'isotopie du manque et de la suppression (expurger, s'évanouir, être en lambeaux, se résumer à quelques instantanés, la plus grande partie échappe, 37 Cahier du CIEL 2000-2003 laisser sur sa faim, s'évaporer dans nature (13), (14)) (13) Chère publicité (...) Une lectrice de Châteauroux, F. Merlaud, m'a renvoyé il y a quelques jours un exemplaire du journal en lambeaux - un vrai gruyère - après l'avoir " expurgé de la publicité ". Elle commente : " Si je comprends parfaitement qu'un quotidien ait besoin de publicité pour survivre dans ce monde pourri par la consommation, je refuse de payer 7,90 francs - l'un des tarifs les plus hauts de la presse quotidienne - pour voir plus de 25 % du texte s'évanouir au profit d'annonceurs que vous aurez du mal à contrôler un jour ou l'autre. " Le Monde 3 décembre 2001, page 21 (14) La Bosnie, base arrière d'Oussama Ben Laden (...) " Le problème, ajoute Kemal Muftic, c'est que la Bosnie est un gruyère sécuritaire et législatif. " (...) " En l'an 2000, 25 000 ressortissants étrangers enregistrés à l'aéroport de Sarajevo se sont évaporés dans la nature. Officiellement, ils sont entrés mais pas ressortis ", illustre Stefo Lehman, porte-parole du haut représentant de l'ONU en Bosnie. " Le Monde 23 octobre 2001, page 17 Notons qu'en (14), les trous dissimulent et cachent : ils sont entrés mais pas ressortis Cette idée de dissimulation est présente également dans l'exemple (15), où l'ensemble des trous dissimulateurs constituent un labyrinthe de galeries où tout disparaît ; là, la métaphore du gruyère rejoint celle de la passoire. (15) Anvers, plaque tournante pour les diamants des mouvements islamistes. (...) Dernière étape sur la route africaine du diamant et la porte d'entrée de la bijouterie, la cité de Rubens est un véritable gruyère. " Vendre ces diamants volés est un jeu d'enfant. Les courtiers préfèrent les espèces. Remonter la filière, c'est chercher une aiguille dans une botte de foin ", assure-t-on dans une banque diamantaire. Le Monde 27 juin 2002, page 3 Enfin, de l'image de la passoire, on arrive à l'idée abstraite du manque de contrôle, de l'inefficacité (16). (16) MM. Blair et Bush se sont avant tout entretenus de la situation en Irak. Ils ont répété leur désir d'imposer des sanctions qui fonctionnent - et non " criblées de trous comme le gruyère " selon " W " - ". Le Monde 26 février 2001, page 3 Ces exemples montrent que la variété de l'utilisation d'une même image prétendument inscrite dans le code linguistique, cognitif et culturel, qui, à ce titre, pourrait être répertoriée dans des relevés phraséologiques, laisse une grande part de jeu à l'interprétation de l'interlocuteur, notamment en fonction de l'isotopie textuelle qui correspond au domaine cible, et une grande place à la construction de la connivence entre les interlocuteurs, depuis l'interprétation de l'image la plus concrète jusqu'à la plus abstraite. Lakoff (1997, 165) affirme : "La métaphorisation conceptuelle (...) conserve la structure inférentielle du raisonnement jusqu'à ce que j'appelle la réécriture par le domaine cible." Avec ces exemples attestés de la métaphore du gruyère, on a une bonne illustration 38 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours de ce que Lakoff appelle "la réécriture par le domaine cible". Le texte dans lequel s'inscrit la métaphore porte certaines informations permettant l'interprétation de la métaphore et de l'intention communicative qui la soustend. Mais au-delà du (con)texte immédiat, c'est l'ensemble des discours dans lesquels une métaphore apparaît et qui laissent une trace dans la mémoire d'une communauté linguistique (ce que nous appelons interdiscours) qui guide l'interprétation : ce n'est nullement un hasard si les personnes les plus capables d'interpréter les métaphores les plus complexes sont les plus cultivées, c'est-à-dire celles qui ont lu le plus de textes et qui ont présent à l'esprit l'interdiscours le plus riche. 2.3. Conclusion Lors de la création d'une métaphore, au moins trois types d'interdiscours sont mobilisés : - l'interdiscours lié au domaine source (aspect du gruyère en (11), le "gruyère criblé de trous" en (16)), - l'interdiscours lié au domaine cible (le domaine de la géologie en (11) et (12), celui du manque en (14) et (15) et celui de l'inefficacité en (16)). - l'interdiscours de la Gestalt métaphorique elle-même qui évolue elle aussi au fur et à mesure de ses emplois (Pour la métaphore du gruyère, sur l'image d'un fromage à trous se greffent d'autres images comme celles du labyrinthe, de la passoire, du manque ou du vide). L'interdiscours est un ensemble de connaissances textuelles jamais fini, qui n'est connu de chaque locuteur que partiellement et qui évolue avec la fécondité d'emplois des unités linguistiques, en fonction de leur contexte. La fonction de l'interdiscours serait à étudier avant tout d'un point de vue sociolinguistique : l'interdiscours conserve la trace et restitue selon les besoins des modes de raisonnement et des prêts à penser comme les clichés et les stéréotypes spécifiques d'un groupe social (Amossy / Herschberg 2004). Il pourrait être intéressant d'étudier le type de métaphore le plus fréquent en fonction du groupe social auquel le locuteur appartient. Les métaphores des médecins ne sont pas celles des architectes ou des chimistes, par exemple, car chacun est influencé par l'interdiscours de son métier. Comme le montrent les exemples (11) à (16), le cheminement métaphorique à travers l'interdiscours ambiant met en place des "prêts à penser de l'esprit" (Amossy, 1991) qui sont (re)façonnés par le groupe qui les utilise en fonction de ses besoins d'expression. Le processus métaphorique a été défini dans les deux premiers chapitres de ce travail comme l'expression d'un phénomène de métacatégorisation qui franchit les frontières de domaines et trouve dans l'interdiscours des "prêts à 39 Cahier du CIEL 2000-2003 penser" qui guident l'interprétation. Nous allons voir maintenant (chapitre 3) comment peut se délimiter le travail du linguiste entre ces deux pôles indispensables à l'interprétation du phénomène métaphorique. 3. ANALYSE LINGUISTIQUE DU CHEMINEMENT PLURIEL DE LA MÉTAPHORE Nous partirons de quelques exemples tirés d'un corpus de presse pour montrer que la métaphore traverse tous les niveaux de la construction langagière, depuis le choix des formes prédicatives et des unités lexicales dans l'énoncé, jusqu'à la construction de la cohérence textuelle, y compris dans sa dimension argumentative et métalinguistique. Les effets d'une expression métaphorique peuvent être repérés à tous les niveaux de construction de l'acte de parole : - au niveau des opérations de métacatégorisation, sur le plan du choix des unités lexicales et de leur extension sémantique (lexicalisation), sur le plan de la construction des phrases et en particulier des opérations de prédication et métaprédication, - sur le plan de la construction du texte, où une isotopie particulière peut constituer le support d'une métaphore isolée ou d'une métaphore filée et où les métaphores peuvent avoir de nombreuses fonctions, - au niveau de la construction d'une idéologie, les préfabriqués de l'esprit sur substrat métaphorique pouvant aller jusqu'à exercer une action directe sur le monde (exemple 26). Ce chapitre 3 sera consacré à l'analyse du cheminement pluriel de la métaphore d'un point de vue linguistique. Nous étudierons des exemples de métaphores : - dans la construction de la prédication (3.1.), - dans la construction du texte et de l'isotopie (3.2.), - dans la construction d'une idéologie et de clichés (3.3.), - dans le processus de nomination (catachrèse, séries catachrétiques, patterns) (3.4.). 3.1. Le cheminement pluriel de la métaphore au niveau de la prédication dans l'énoncé De nombreuses prédications métaphoriques sont attestées dans les énoncés sous forme d'expressions à copules avec les verbes être ((17 (c)), devenir (20), former (17 (b)) ou sous la forme d'appositions ((17(a)), (18), 40 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours (19), (21)). L'exemple (17) montre que la co-présence de trois prédications métaphoriques n'implique pas nécessairement une relation entre les trois métaphores mises en oeuvre. Dans cet exemple, chaque image est parfaitement indépendante des deux autres, ce qui signifie que chaque prédication métaphorique prend ici une valeur pour elle-même (à l'inverse des métaphores filées dont nous parlerons en 3.2.). Chaque prédication (copulative ou appositive) apporte son point de vue particulier, même lorsque, comme en (17a) et (17b), elles portent sur le même objet (Parlement, Conseil et Commission européen(ne)s). (17) L'Europe est de moins en moins populaire en France. (...) Parlement, Conseil et commission - les trois piliers des institutions communautaires (a) - forment une machinerie complexe (b). Les frontières de compétence sont brouillées, donnant une impression d'opacité de d'inintelligibilité. L'Europe est impopulaire parce qu'elle est un bouc émissaire commode (c) à droite et à gauche. Le Monde 30 septembre 2003 p. 14 Le travail du linguiste serait ici de répertorier les formes (copulative ou appositive) que prend la prédication métaphorique, ainsi que d'analyser les successions de métaphores qui ne s'enchaînent pas nécessairement, mais dont l'accumulation enrichit l'énoncé d'une multiplicité de points de vue. Un deuxième objet d'étude pour le linguiste, à la fois formel et sémantique, pourrait être l'étude des éventuelles incongruences qui marquent la rupture allotopique imposée par la métacatégorisation métaphorique, comme en (18) le corset pour le logiciel et en (19) le feu d'artifice musical. Dans ce cas, on assiste au rapprochement de deux domaines d'expérience, marqué formellement par la présence d'une unité lexicale hors de son champ associatif, hors de son frame (ou script) habituel. Ainsi, dans l'exemple (18), le corset, qui relève du domaine du vêtement puisqu'il désigne une gaine baleinée qui serre la taille des femmes, a toujours eu la réputation de constituer une entrave à la liberté de mouvement du corps. Transposé dans un autre domaine, il prend le sens d'environnement rigide qui contraint. Dans l'énoncé (18), l'expression corset pour le logiciel contient à la fois l'indication du domaine cible de la métaphore (pour le logiciel) et celle du domaine source (corset). Le domaine cible est celui de l'isotopie textuelle (logiciel = programme d'ordinateur), au sein de laquelle le marqueur du domaine source (avec l'unité lexicale corset) fait figure d'intrus. (18) Le brevet, un corset pour le logiciel Le projet de directive européenne sur la brévetabilité des programmes d'ordinateur risque d'avoir des effets néfastes sur l'innovation et le dynamisme du secteur. Libération 15 septembre 2003 p.7 (19) Un feu d'artifice musical, hommage à Henri Dutilleux. (...) Le programme de l'Orchestre de Paris a valeur d'événement avec ces quatre oeuvres offertes 41 Cahier du CIEL 2000-2003 en bouquet final d'un feu d'artifice Dutilleux amorcé en janvier par "Mystère de l'instant" et poursuivi en mars par la 2e Symphonie. Le Monde 31 mai 2002, page 36 Un troisième objet d'étude pour le linguiste, plus sémantique, cette fois, serait le degré d'intégration d'une métaphore dans l'interdiscours. Notons tout d'abord que la prédication métaphorique suppose une certaine vitalité de la métaphore (au contraire de la catachrèse que nous étudierons en (3.4.)). Mais même au sein des métaphores prédicatives, il est relativement facile d'établir une échelle des degrés de figement de la métaphore. Ainsi, les métaphores de l'exemple (17) ont une longue tradition d'emploi, alors que celle que l'on trouve dans les exemples (18) et (19) sont plus originales, même si des pistes viennent immédiatement à l'esprit pour l'interprétation de la métaphore. Enfin, l'exemple (20) présente une métaphore vraiment neuve, qui nécessite un investissement interprétatif encore plus important, comme nous allons le voir. (20) Le pays où la maison de retraite devient le second clocher. Département le plus âgé, la Creuse sert de laboratoire pour la France de demain. Le Monde 15-16 /9/2003 Dossier : Le Monde face à ses vieux. p.III Dans l'exemple (20), les deux domaines d'expérience mis en relation par la métaphore sont le domaine religieux et le domaine laïc. Pour l'interprétation, deux cheminements viennent à l'esprit : - une interprétation directement métaphorique (20/ 1) à partir de la définition suivante de clocher : haut lieu emblématique d'un village ; dans ce cas la dimension monumentale est conservée et il faut admettre que la maison de retraite attire aussi pour son aspect architectural. - mais une autre interprétation (20/ 2) est possible si l'on fait un détour par la métonymie : clocher désigne un bâtiment élevé faisant partie d'une église et dans lequel on place les cloches. Par métonymie clocher est mis ici pour église qui désigne un édifice consacré au culte et un lieu de réunion et de rencontre d'une communauté soudée par sa croyance. Si l'on projette la Gestalt du domaine religieux sur le domaine laïc de la maison de retraite, on obtient pour cette dernière une définition (à mon avis plus convaincante que (20/ 1)) : Lieu d'accueil et de rencontre rassemblant une communauté liée par l'âge. Le meilleur moyen de mesurer le degré d'intégration d'une métaphore dans l'interdiscours semble être l'analyse de ces divers cheminements qui conduisent à l'interprétation de la métaphore. Plus les cheminements sont multiples et plus on a affaire à une métaphore vive, non encore intégrée dans l'interdiscours. Après ces études formelles et sémantiques, le linguiste se devrait d'aborder l'aspect pragmatique de la métaphore en étudiant les fonctions des métaphores dans les énoncés. 42 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours Ainsi dans un exemple comme (21), extrait d'un article du Monde qui relève de la vulgarisation scientifique, le locuteur cherche à se mettre à la portée du non spécialiste en lui apprenant quelque chose sur un domaine qui lui est étranger. Le raisonnement par analogie qui sous-tend la métaphore en (21) permet de faire comprendre des éléments inconnus à partir d'un domaine connu. Cette démarche relève à la fois de la fonction référentielle, de la fonction métalinguistique et de la fonction conative par son intention didactique. (21) Les cumulonimbus sont de véritables pompes qui aspirent pour se développer l'air chaud et humide qui se trouve au-dessous d'eux - d'où la sensation de sécheresse ressentie avant un orage. Le Monde 9 juillet 2001, page 8 Les exemples (18 un corset pour le logiciel) ou (20 : la maison de retraite devient le second clocher ) qui sont extraits de titres de journaux, ont très nettement une intention conative : il s'agit d'intriguer, de faire réfléchir, de fidéliser le lecteur. Mais ces métaphores ont aussi une fonction expressive : le journaliste exhibe son savoir faire et son originalité. Enfin nous verrons en (24), (25) et (29) de nombreux exemples d'emplois ludiques de la métaphore dans la presse. A propos des métaphores prédicatives, le programme de travail du linguiste est riche et il débouche sur des applications d'un grand intérêt. Sur le plan formel et sémantique, au-delà des types de prédications possibles, on peut étudier les incongruences issues de l'intrusion d'un élément du domaine source dans le domaine cible. L'étude systématique de ce phénomène peut avoir des applications très pratiques comme l'automatisation partielle des recherches sur l'innovation sémantique. A partir de sa théorie des classes d'objet, Gaston Gross (2004) propose une méthode originale allant en ce sens : "L’objectif de la théorie des classes d’objets est de décrire l’ensemble du lexique à l’aide de classes sémantiques, de sorte que tout mot soit affecté à une classe (ou à plusieurs en cas de polysémie). Ces classes sont décrites à l’aide de la syntaxe, c’est-à-dire par leur comportement phrastique. Parmi ces critères définitionnels figurent les prédicats strictement appropriés. Ces derniers sont évidemment en nombre limité et différents pour chaque classe. Si, dans un texte donné, un substantif d’une classe A est accompagné d’un prédicat strictement approprié à un substantif d’une classe B, alors il s’agit d’une métaphore. Il est donc possible, grâce aux descriptions qui viennent d’être données, de détecter automatiquement des métaphores dans un texte. " 3.2. Le cheminement pluriel de la métaphore au niveau de la construction du texte Au delà des études formelles, sémantiques et pragmatiques de la 43 Cahier du CIEL 2000-2003 métaphore au sein de l'énoncé, le linguiste se doit d'étudier la manière dont la métaphore s'inscrit dans le texte. Il existe évidemment beaucoup d'exemples comme (17) où des métaphores se succèdent sans aucune cohérence entre elles (si ce n'est de servir le texte cible), mais parfois des métaphores appartenant à la même isotopie se répondent à travers le texte. On parle alors de "métaphore filée", un phénomène d'attraction isotopique qui amplifie la fonction expressive, conative ou ludique de la métaphore. Les exemples (22) et (23) filent la métaphore en parcourant une seule isotopie qui lui est propre et qui est étrangère au reste du texte : en (22), l'isotopie de la musique et, en (23), celle du travail au fond de la mine. (Voir à propos de la poly-isotopie constitutive de la métaphore la contribution de Daniel Oskui à ce volume). (22) Candidat, M. Madelin est finalement invité à jouer le même rôle qu'en 1995, où il n'était qu'un des principaux conseillers et fournisseurs d'idées du candidat Chirac. Pour l'heure, le soliste accepte de jouer la partition interprétée par l'orchestre chiraquien. Le Monde 11 septembre 2001, page 11 (23) Le pari de Bourdieu Critique de l'ouvrage de Pierre Bourdieu : Méditations pascaliennes, Liber Seuil 322p.140F. «De fait Bourdieu, ici, n'innove pas, il creuse. (...) Le terme de Méditations n'est pas usurpé, s'il indique profondeur et ressassement : le sociologue se livre à des travaux de mineur. Un travail dangereux pour Bourdieu, d'abord, qui, analysant les présupposés inscrits dans les "dispositions de ceux qui sont en état de s'adonner à l'activité de pensée", et occupant lui-même - professeur au Collège de France, intellectuel français le plus cité dans le monde - une position privilégiée, sait s'exposer à chaque instant à la farce de l'arroseur arrosé. Aussi son livre est-il une véritable "galerie" renforcée par coffrage et soutènement : des phrases d'une précision maniaque, lourdes, une profusion d'incises comblant la moindre faille démonstrative, un caparaçon d'arguments prévenant toute éventuelle critique... Un travail solitaire ensuite. Dans la mine on croise bien Wittgenstein, Kant, Weber, Platon, Sartre, Baudelaire, Pierce, Dewey, Foucault, Habermas, ou, bien sûr, Pascal - dont les citations sont utilisées comme autant d'"incitations" à creuser un nouveau palier -, mais Bourdieu y est "tout entier" et seul chef de chantier : quand on voudra juger l'ensemble de son "entreprise", dont elles semblent parachever un "cycle", c'est aux Méditations qu'il faudra se reporter.» Libération 17 Avril 1997 L'efficacité ludique de la métaphore est garantie si le locuteur utilise comme domaine source non pas une isotopie étrangère au texte (comme en (22) et (23)), mais une isotopie bien présente dans le texte pour construire une métaphore isolée ou une métaphore filée. La construction métaphorique repose alors sur le croisement de deux isotopies (nécessairement en relation d'allotopie entre elles), comme dans l'exemple (24), où la métaphore lie étroitement les deux sujets du texte : la mode (domaine source appartenant à 44 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours l'isotopie 1) et la conjoncture (domaine cible appartenant à l'isotopie 2). L'auteur construit une métaphore vive en empruntant à l'isotopie 1 du sujet principal du texte : Les métiers du textile et de la mode le substantif couleurs et le verbe déteindre, qui s'appliquent aux éléments de l'isotopie 2, à savoir la conjoncture économique. Ce faisant, le discours métaphorique se coule dans un moule bien ancré dans l'interdiscours et généralement exprimé par une métaphore dite "usée" : la grisaille de la conjoncture ; en effet, les couleurs qui déteignent sont bien celles de la grisaille explicitée par : Crise, reprise, attentisme. (24) Les métiers du textile et de la mode Crise, reprise, attentisme, les couleurs de la conjoncture économique déteignent aussi sur le secteur de la mode et du textile. A nous Paris! Semaine du 22 au 28 septembre 2003. Dans l'exemple (25), le principe du croisement d'isotopies est le même qu'en (24), mais le domaine source est fourni par un élément de la situation : la dégustation d'un verre de vin avec l'artiste à la fin du spectacle. (25) A nous Paris! Le news urbain diffusé dans le métro Semaine du 15 au 21 septembre 2003 p.16 (Marc Jolivet : "J'ai souhaité une pause conviviale qui permet au spectateur de déguster un verre de vin bio (Château Moulin Peyronin) entre deux autographes.") Tout sur la rentrée culturelle : Jolivet, l'utopître Pas triste l'humoriste : utopiste, écologiste, humaniste et hédoniste! Son franc-parler irrite, son indépendance dérange. Normal : "l'utopître" est par définition incontrôlable et peu docile. Un peu comme le Beaujolais, le Jolivet nouveau revient sur les papilles au Casino de Paris. Ceux qui ont déjà goûté le spectacle à Bobino sont unanimes : une cuvée vigoureuse de la cuisse! Tous les cépages y passent : le grave, la satire, la malice avec parfois un franc bouquet de tendresse. De la "tuberlesconnerie" à la biotechnologie en passant par le Bush à Bush ou les guignolades politiques, ça décape! A partir d'exemples tels que (22) à (25), le linguiste peut étudier l'ancrage de la métaphore filée dans le texte et son rapport à l'interdiscours, ainsi que ses fonctions pragmatiques (notamment expressive, conative et ludique repérées dans les exemples ci-dessus). 3.3. Le cheminement pluriel de la métaphore au niveau de la construction des clichés L'étude de la métaphore nous impose de nous intéresser, au-delà de la construction du texte et de ses isotopies constitutives, à la construction des modes de représentation spécifique propres à une communauté linguistique. 45 Cahier du CIEL 2000-2003 Dans ce cas, le texte n'est plus à étudier pour la régularité de sa construction, mais pour les éventuels clichés qu'il permet de débusquer. Pour une telle étude, il convient de colliger un corpus de textes consacrés à une même thématique, et l'objet de l'étude est alors la manière dont cette thématique est abordée, ainsi que les modes de représentation qu'elle génère. Avec un peu de chance, on peut même découvrir comment les "prêts à penser" agissent directement sur le monde. Il me semble avoir trouvé un corpus favorable à ce genre d'observations avec des textes publiés à propos de la représentation de l'opéra de Bizet, Carmen, au stade de France en septembre 2003, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Prosper Mérimée (1803-1870). Dans un ensemble de critiques publiées à cette occasion, on observe la répétition constante de la métaphore de l'arène où se côtoient l'amour et la mort, qui sert à caractériser l'opéra luimême, la mise en scène du spectacle, aussi bien que l'intrigue qui les soustend. A force d'être répétée par les critiques des journaux (voir le corpus proposé en (26)), cette métaphore devient un modèle d'appréhension du monde qui peu à peu pénètre dans l'interdiscours et s'impose à tous. Et lorsque, le lendemain de la représentation, on apprend sur France Inter qu'une organisation hostile à la corrida dénonce la représentation de Carmen au Stade de France comme du prosélytisme en faveur de la corrida et une incitation à organiser une Feria avec corrida dans l'enceinte du stade de France (considéré lui aussi comme une arène), force est de constater que l'on est face à un cas d'assimilation presque trop réussie pour une communauté d'interlocuteurs qui prennent le mode de présentation métaphorique à la lettre : la présentation métaphorique de l'opéra est prise au premier degré par cette organisation hostile à la corrida. (Voir la dernière ligne du tableau en 26) "Olé! Carmen". Dans les arènes du stade de France. p. 3 Olé! Carmen (26) Une arène pour Carmen A nous Paris! Le news L'opéra, un genre aussi guindé qu'un discours de César, urbain diffusé dans le réservé à quelques happy few? Époque révolue! Cette métro première grande création scénique du stade de France Semaine du 15 au 21 rendra enfin accessible au plus grand nombre l'opéra le septembre 2003 p. 10 plus populaire et le plus joué au monde. (...) Porté par de jeunes et talentueux solistes (Nora Gubisch dans le rôle titre), le chef d'oeuvre de Bizet devrait enflammer l'auditoire dans un maelström d'images rouge sang. 46 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours Le Figaro 15 septembre 2003 p.24 France Inter 20 septembre 2003. Journal de 13 heures Le Figaro Lundi 22 septembre 2003. Culture p.24 Carmen de Georges Bizet Un film de Francesco Rosi (1984) DVD 2000 Commentaire de la jaquette France Inter 21 septembre 2003. Journal de 19 heures Carmen dans l'arène du stade de France Pourvu que l'été indien dure jusqu'à samedi prochain, jour de la Carmen au stade de France. (...) L'héroïne, incarnée par la mezzo Nora Gubisch, flambera dans une robe de gitane couleur de flamme. (...) Il faudra de gros bras pour transformer en arène sanglante les pistes où se déroulèrent les championnats du Monde d'athlétisme, en apportant 400 tonnes de matériaux divers dont 32 tonnes de paille ou 4000 mètres cubes d'écorce. (...) Le chef Marco Guidarini, le Philharmonique, le Choeur de Radio France et le metteur en scène Bernard Schmidt concoctent une corrida pleine de feu et de sang à la démesure d'un lieu gigantesque. Carmen de Bizet, l'opéra le plus joué au monde, dans l'arène du stade de France. Carmen va mettre le feu au stade de France. Chemisiers blancs et décibels. Faute de tuer le taureau, Carmen a tué l'autoroute à coups de décibels. Le trafic automobile n'ayant pas cessé, il faut faire avec. Pour annihiler un bruit, il faut le parasiter : chants d'oiseaux, grillons, orage durant l'entracte firent l'affaire au stade de France. Le grand Francesco Rosi réussit une adaptation rêvée, magnifiquement fidèle, de l'opéra de Bizet, "la plus cinématographique des oeuvres lyriques". Enfants de Bohème, Julia Migenes-Johnson, Placido Domingo et Ruggero Raimondi sont les inoubliables interprètes du tragique destin de la belle et sauvage Carmen qui séduit le brigadier Don José puis le quitte pour le torero Escamillo, dans cette arène d'amour et de mort. Une organisation hostile à la corrida dénonce la représentation de Carmen au Stade de France comme du prosélytisme en faveur de la corrida et comme une incitation à organiser une Feria avec corrida dans l'enceinte du stade de France. Pourtant, dans la nouvelle de Mérimée (1845), la métaphore de l'arène n'est nullement suggérée ; il est seulement question d'un picador du nom de Lucas (un amant de Carmen qu'elle n'aime déjà plus au moment de sa mort) et Don José tue Carmen "dans une gorge solitaire" et l'enterre "dans un bois". Ce sont les librettistes de l'opéra de Bizet, Henri Meilhac et Ludovic Halévy, qui ont créé de toutes pièces le personnage du "toréador" (mot forgé par eux) pour qui Carmen veut quitter Don José ; ils placent la dernière scène sur la place devant l'arène et la concomitance entre le triomphe d'Escamillo sur le taureau et la mise à mort de Carmen est de leur cru. Leur réussite est indéniable : 47 Cahier du CIEL 2000-2003 l'image est si forte qu'elle s'élève au rang d'un stéréotype. Toutefois, le triomphe de la métaphore de l'arène à propos de cet opéra ne s'explique pas seulement par l'habileté du livret, mais aussi par son ancrage dans l'interdiscours du français. Pour le comprendre, il convient d'étudier les autres emplois métaphoriques de l'arène dans la phraséologie du français. Les exemples recensés en (27) montrent qu'il existe des modèles phraséologiques (patterns) attestant de l'emploi métaphorique de l'arène comme lieu clos où s'affrontent deux adversaires, dont l'un doit être impitoyablement éliminé à l'issue de la compétition. Ces patterns sont par exemple : entrer dans l'arène, lancer dans l'arène, descendre dans l'arène, rester dans/ en dehors de l'arène, et ils s'appliquent à certains domaines cibles répertoriés en (27), donnant lieu à des syntagmes incongrus, réutilisés fréquemment dans la presse : l'arène politique, électorale, judiciaire... La métaphore de l'arène ancrée dans l'interdiscours métaphorique offre un arrière-plan parfait pour l'interprétation qu'en donnent les librettistes de Bizet. C'est la coïncidence entre les prêts à penser disponibles dans l'interdiscours et l'exploitation qui en est faite par les librettistes, puis par les critiques qui explique le succès de la métaphore et la confusion entre représentation et représenté chez les adversaires de la corrida. Exemple (27) : arène Patterns : entrer dans l'arène, lancer dans l'arène, descendre dans l'arène, rester dans/ en dehors de l'arène A 27 ans, Mary Pierce effectue ainsi un retour remarqué. Handicapée l'année passée par des blessures, elle n'avait domaine sportif plus foulé l'arène parisienne [Roland-Garros] depuis juin 2000 et sa victoire en finale face à l'Espagnole Conchita Martinez. Le Monde 1 juin 2002, page 29 PIERRE POUJADE, fondateur, en 1953, de l'Union de défense des commerçants et artisans (UDCA), qui avait domaine politique lancé Jean-Marie Le Pen dans l'arène politique en 1956, a évoqué samedi, sur France-Inter, les " mensonges " de son ancien protégé. Le Monde 30 avril 2002, page 5 c'est dans un combat autrement plus dangereux que s'est lancé ce prêtre catholique de 39 ans, en choisissant de domaine médiatique descendre dans l'arène médiatique, à travers la publication, dans la revue homosexuelle Zero, de ses confessions de prêtre gay. Le Monde 5 février 2002, page 1 Condamné à rester en dehors de l'arène judiciaire, le domaine judiciaire président serait, à l'en croire, la victime de son statut. Le Monde 16 décembre 2000, page 9 domaine électoral La véritable entrée dans l'arène électorale se fera cependant sur les législatives. Le Monde 28 mars 2002, page 10 Ces exemples invitent le linguiste à étudier non seulement les 48 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours expressions figées (phrasèmes, proverbes, clichés), les patterns, mais également leur degré de pénétration dans l'interdiscours à partir de leur fréquence d'emploi. Ces études donnent accès à certains stéréotypes sur lesquels se fondent les modes de représentation qui sont inscrits dans l'interdiscours et qui affleurent dans l'usage linguistique. 3.4. La métaphore dans le processus de nomination et de lexicalisation (catachrèse, séries catachrétiques, remotivation) figement, défigement, La lexicalisation du processus métaphorique est un dernier aspect de la métaphore qui concerne directement le travail du linguiste. Nous commencerons par évoquer le processus de nomination sur substrat métaphorique, puis les phénomènes de figement et les conditions du défigement et de la remotivation métaphoriques des expressions phraséologiques, avant de nous pencher sur la dimension diachronique de l'innovation lexicale. Le lexique des langues porte de nombreuses traces du processus métaphorique. Ainsi dans une série catachrétique comme (28), il est assez facile de reconstituer le cheminement métaphorique : une communauté de locuteurs appartenant à une société rurale et en contact journalier avec des animaux se sert d'un domaine d'expérience très familier (la connaissance du monde animal) pour caractériser un domaine d'expérience allotope : celui des outils des artisans ; la Gestalt expériencielle commune aux deux domaines repose sur la similarité des formes observées. On voit ainsi comment l'interdiscours ambiant marqué par un type de connaissances propres à une société paysanne influe sur le processus de nomination, projetant sur un domaine cible créateur d'objets nouveaux à dénommer (les outils métalliques) son expérience de l'observation de formes complexes empruntée au domaine source de l'anatomie animale. (28) Catachrèses métaphoriques : Domaine source : Domaine cible : outils dont la forme évoque celle (de (parties du) corps de parties) du corps de divers animaux divers animaux dent-de-loup pièce mécanique terminée par des dents permettant d'accoupler ou de désaccoupler deux axes en bout col de cygne robinet, conduit en forme de col de cygne bec-d'âne = bédane burin étroit dont le tranchant est dans le sens de l'épaisseur de la barre d'acier qui le constitue 49 Cahier du CIEL 2000-2003 bec-de-cane bec-de-corbeau bec-de-corbin pied-de-biche (assemblage à) queue d'aronde tête-de-loup hérisson (de fumiste) deuxième pêne d'une serrure, qui a la forme d'un bec de cane et qui joue par le moyen d'un bouton, sans le secours de la clef pince pour couper le fil de fer ciseau à tranchant recourbé et terminé en pointe ciseau en acier dont le tranchant est fendu et possède un biseau très court assemblage utilisant des tenons et entailles en forme de queue d'hirondelle brosse sphérique adaptée à un long manche, pour nettoyer les parties peu accessibles d'un local tige garnie de lames flexibles de fer pour ramoner à la corde les cheminées étroites Mais si la série catachrétique plaide bien pour une analyse métaphorique du processus diachronique de construction des dénominations relevées en (28), on peut estimer que le savoir mobilisé à l'origine n'est plus à la disposition des locuteurs qui utilisent ces termes aujourd'hui dans un texte technique. Pour le locuteur d'aujourd'hui, qui n'est en général plus conscient de l' opération de métacatégorisation (décatégorisation puis recatégorisation) qui a été à l'origine de ces dénominations et qui emploie chacune de ces unités lexicales comme le seul terme approprié dont il dispose, le figement catachrétique entraîne l'effacement du rapport au domaine source de la métaphore. D'autres phénomènes de lexicalisation de métaphores, également liés à un degré plus ou moins important de figement, méritent la plus grande attention du linguiste : les phrasèmes à valeur métaphorique, dont le figement a également pour effet d'estomper le rapport au domaine source. Dans leur emploi quotidien, ces expressions peuvent être employées sans que le locuteur ait la moindre conscience du contenu métaphorique de ce qu'il énonce. Ainsi une phrase comme "Pierre a fait son trou au sein de son équipe de football " peut être employée comme synonyme de "Pierre a trouvé sa place, s'est imposé au sein de son équipe de football", avec une simple différence de registre (familier). Ici aussi le blocage de la métacatégorisationallotopique est à l'oeuvre, laissant dans l'ombre la dimension de la décatégorisation qui invite à prendre au sérieux la Gestalt importée du domaine source, et le locuteur a recours au seul effet des diverses réécritures du phrasème dans les domaines cibles consignées dans l'interdiscours. Cependant la connaissance de la genèse métaphorique de l'expression se conserve et peut être mobilisée lorsque sont réunies les conditions de la remotivation de l'image en fonction d'une autre isotopie présente dans le texte. Ainsi dans les exemples (29), l'isotopie principale du texte impose une relecture du phrasème, réactualisant l'image importée du domaine source, tout en la modifiant pour l'adapter au domaine cible. L'isotopie d'accueil introduit 50 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours une nouvelle interprétation en fonction d'éléments saillants qui la définissent et nous obtenons certes une lecture métaphorique du phrasème (faire son trou évoque bien toujours un enracinement), mais associée à la réactualisation de l'image issue du domaine source, remotivée en fonction du domaine cible : le trou de l'enracinement évoque également le trou du golf, l'oeil n'évoque plus seulement l'attention mais aussi l'objectif de l'appareil photo et l'absence de sueur n'évoque plus seulement l'absence de soucis mais également le sommet du confort pour le sportif. (29) L'express 11-17 septembre 2003, 48 Renault Twingo Hélios. Série limitée (2001) Sport Séjour de l'UCPA : Surf à Lacanau (juin 99) Le Palais (Nouveau magazine lancé en Février 2000) Phlox Appareils Photos (2001) Le golf fait son trou Le golf, sport réputé réservé aux riches, est l'un des 7 sports les plus pratiqués en France Chez Renault Occasions, si vous changez d'avis, vous pouvez faire marche arrière UCPA : Le sport sans se faire suer! Le Palais (image d'une bouche ouverte), Déco, voyage, gastronomie par les grands chefs Le magazine qui se mange avec les yeux Il a l'oeil Cette remotivation de l'image n'est possible que parce que le locuteur conserve la compétence de reconstruire le cheminement métaphorique à partir des lois sous-jacentes à la métacatégorisation allotopique et au fonctionnement de l'interdiscours métaphorique. Le figement n'exclut donc pas la conscience du cheminement métaphorique qui reste inscrit dans l'histoire du phrasème et dans l'interdiscours. La reconstitution possible du cheminement métaphorique, même dans le cas où le figement est à l'oeuvre, nous mène à considérer que le sens métaphorique d'une unité lexicale simple ou phraséologique ne s'inscrit pas dans le système de la langue en synchronie, comme une lecture hâtive de leur traitement lexicographique pourrait le laisser croire. Le fonctionnement du processus métaphorique présuppose un substrat lexical organisé en domaines allotopes. Contrairement au substrat lexical dont le fonctionnement sémantique entraîne certains effets de grammaticalisation (du genre nominal, du temps et de l'aspect verbal, etc.) irréversibles, le processus métaphorique n'entraîne que des figements éphémères et réversibles en fonction du contexte discursif. Le processus métaphorique reste donc dans tous les cas (y compris lorsqu'il donne lieu à un figement) un phénomène discursif, tant lors de sa création que lors de son interprétation. La métacatégorisation allotopique s'effectue nécessairement en discours, sous le contrôle de l'interdiscours et dans le cadre imposé par le substrat lexical et son organisation en domaines, taxèmes, etc. Sur le plan du traitement lexicographique du figement 51 Cahier du CIEL 2000-2003 métaphorique, cela a une conséquence essentielle : le figement métaphorique, résultat d'une construction énonciative et produit selon des règles propres à l'interdiscours, ne se situe absolument pas sur le même plan que le substrat lexical qui constitue une donnée brute à laquelle il s'applique. Une lecture hâtive du travail lexicographique pourrait laisser penser que le lexicographe n'est pas conscient de ces différences. Mais il n'en est rien. La lecture de la rubrique "métaph." utilisée dans la micro-structure du dictionnaire est parfaitement compatible avec l'inscription dans le discours et l'interdiscours du cheminement métaphorique tel que nous le décrivons dans ce travail, car ce qui est caractérisé de "métaph." est loin de se limiter aux phénomènes catachrétiques. Le sens métaphorique présenté dans un dictionnaire ne s'oppose pas à la valeur sémantique fondamentale du substrat lexical; il est en décalage avec elle de par la métacatégorisation allotopique qu'il implique et du fait du cheminement pluriel entre métacatégorisation et interdiscours qui en fait la spécificité. Cet article nous invite donc à accorder aux ouvrages lexicographiques une lecture beaucoup moins naïve que celle qui en est faite lorsqu'on interprète la rubrique "métaph." comme l'opposition entre un sens dit "propre" et un sens dit "figuré"; en effet, pour pouvoir opposer deux entités, il faudrait nécessairement qu'elles soient, d'un certain point de vue, sur le même plan. Or tel n'est pas le cas. Il ne s'agit pas d'opposition, mais bien d'un décalage entre le substrat lexical qui s'ancre dans des oppositions au sens saussurien du terme et les opérations de métacatégorisation qui utilisent le substrat lexical pour créer des modes de pensée et de catégorisation orignaux, dont le contenu reste, même en cas de figement, irréductible au fonctionnement du substrat lexical de base. Rien, dans le travail du lexicographe, n'interdit une telle interprétation de la rubrique "métaph.". Mais ce qui est décisif c'est que non seulement une telle lecture de la rubrique "métaph." n'a aucun inconvénient, mais surtout qu'elle permet d'expliquer que le processus métaphorique soit considéré comme un enrichissement des modes d'expression et de pensée ; il permet, en effet, une multiplication des modes de catégorisation et des points de vue sur le monde qui sont le vecteur de l'enrichissement culturel d'une communauté linguistique. Il faut donc le laisser pour ce qu'il est : un mode original de construction du sens, entre métacatégorisation allotopique et interdiscours. Pour compléter l'analyse du phénomène d'inscription de la genèse d'une métaphore dans l'interdiscours et le degré de lexicalisation des phrasèmes métaphoriques, le linguiste peut prendre pour objet d'étude la dimension diachronique de l'innovation lexicale, en travaillant sur un corpus suffisamment étalé dans le temps. Nous prendrons l'exemple de l'expression être, entrer, mettre en branle dans un corpus d'exemples du 19ème siècle (30). Au cours de ce siècle coexistent deux types d'emplois de cette expression, l'un non métaphorique qui concerne le maniement des cloches et l'autre 52 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours métaphorique qui concerne toutes sortes d'activités. On peut considérer que, depuis le début du 20éme siècle, seul l'emploi métaphorique s'est maintenu, alors qu'au cours du 19ème siècle, on observe en parallèle des emplois non métaphoriques (activité des sonneurs de cloches (30a)) et des emplois métaphoriques (30b) de être, mettre en branle. (30a) Cloches en branle 1841 A Bertrand Les cloches de la ville étaient en branle. 1853 Champfleury Pour un mariage ou un enterrement de première classe, les sonneurs mettent tout en branle 1861 Murger La Jacqueline matinale, / En branle dans le vieux clocher, / Sonne la messe patronale / Et nous dit de nous dépêcher 1891 Huysmans Il leva les yeux, une cloche rabattait la bise, entrait en branle. Et tout à coup, elle sonna La procession sortait de la cathédrale à cet instant même, 1902 Adam comme l'indiquaient les tumultes des carillons partout en branle sur la cité (30b) Emploi métaphorique de en branle La nation n'étant plus d'aplomb dans aucune de ses parties, 1855 Tocqueville un dernier coup put donc la mettre tout entière en branle et produire le plus vaste bouleversement et la plus effroyable confusion qui furent jamais (la Révolution) Isabelle quitta la fente du volet et poursuivit ses investigations qui l'amenèrent bientôt sous la voûte où 1863 Gautier pendaient avec leur contrepoids les chaînes avec leur pont levis ramené vers le château. Il n'y avait aucun espoir de mettre en branle cette lourde machine Tout ce grand mouvement de choses qui se déplacent comme 1863 Goncourt d'elles-mêmes, d'hommes allant et venant sans bruit, a quelque chose d'automatique : on pense à des rouages qui mettent ce peuple en branle 1864 Fustel de Pour mettre en branle le suffrage universel, il faut la parole ; Coulanges l'éloquence est le ressort du gouvernement démocratique 1876 Zola Alors Clorinde, s'enrageant à sa besogne, mit en branle toute la bande des amis Seuls quelques convives, les mâchoires en branle, 1877 Zola continuaient à avaler de grosses bouchées de pain, sans même s'en apercevoir Dans un éclaboussement d'étincelles, le convoi jaillit avec 1879 Huysmans un épouvantable fracas de ferrailles secouées, de chaudières hurlantes, de pistons en branle 1885 Lemaître Le sensualité (...) fait vibrer tout l'être, met en branle l'imagination 1892 Zola Une heure plus tard, l'infanterie et l'artillerie se mirent à leur tour en branle 1893 Zola Le train se mit en branle 53 Cahier du CIEL 2000-2003 Une telle étude diachronique permet au linguiste, pour une expression donnée, de dater la coexistence de l'emploi métaphorique et de l'emploi non métaphorique, de préciser les étapes du figement (avec, à la longue, la perte de conscience du lien au domaine source) ainsi que les modifications imposées par la "réécriture par le(s) domaine(s) cible(s)". Elle montre comment le processus décrit au chapitre 1 de métacatégorisation métaphorique s'inscrit dans un interdiscours que chaque nouvelle utilisation de la métaphore façonne et enrichit. Le chapitre 3 a montré que les traces linguistiques du processus métaphorique sont à chercher au niveau de l'énoncé, sous diverses formes de prédication et d'apposition (3.1.), au niveau du texte où peuvent s'entrecroiser deux isotopies en relation allotopique (3.2.), au niveau de la construction des clichés, des idéologies propres à une communauté linguistique (3.3.), mais aussi au niveau du traitement du matériau lexical (3.4.), où la conscience du cheminement métaphorique se perd dans certaines conditions d'emploi, pour renaître dans un contexte approprié. Il a montré aussi que le processus de métacatégorisation métaphorique s'intègre à tous les niveaux de la construction langagière et que l'interdiscours s'adapte lui aussi en permanence aux besoins de l'interprétation en se façonnant au gré des créations métaphoriques d'une communauté linguistique. La relation entre métacatégorisation métaphorique et interdiscours est à analyser comme un ajustement permanent entre la construction de liens allotopiques potentiellement illimités et le cadre de l'interdiscours qui conserve les modes de catégorisation allotopiques propres à une communauté linguistique, mais qui évolue aussi, dans une certaine mesure, parallèlement aux audaces des locuteurs. C'est à la fois cette rigueur et cette souplesse de l'interdiscours qui garantissent l'efficacité même de la métaphore. U N PETIT SCRUPULE POUR CONCLURE On vient de le voir, le programme de travail du linguiste pour décrire les traces du cheminement pluriel de la métaphore, entre métacatégorisation allotopique et interdiscours, est très chargé, et pourtant il ne saurait épuiser le phénomène puisque les analyses cognitives et sociolinguistiques constituent un complément indispensable à la description proprement linguistique. La métaphore est en effet un phénomène complexe qui se développe dans la plurivocité de l'interlocution, la plurifonctionnalité des énoncés et des textes, et la pluralité des modes de catégorisation exploitant la pluridisponibilité de l'interdiscours. On est pris de vertige si l'on considère l'ampleur de la compétence ainsi 54 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours mobilisée. Heureusement, il n'est pas nécessaire de connaître toutes les aventures du matériau lexical pour pouvoir communiquer, et on peut même se féliciter de ce que les lacunes des uns permettent aux autres de briller dans la conversation, comme le rappelle le malicieux Pagnol (Marcel Pagnol : L'eau des collines, Tome 2 : Manon des Sources. Éditions de Provence. Paris 1963 [Presses Pocket 1976, 241] ) : En arrivant au Jas de Baptiste, M. Belloiseau [notaire], qui boitillait, s'arrêta et dit : «Excusez-moi, j'ai un scrupule!» Il alla s'asseoir sur une grosse pierre et commença à déboutonner sa bottine. «Un scrupule? dit Philoxène [maire du village], c'est à propos du testament? - Pas du tout, dit le savant notaire. Un scrupule, en latin, c'est un petit caillou dans un soulier, qui gêne la marche et blesse le pied. C'est par une métaphore charmante que nous avons donné à ce mot un sens moral.» Ce disant, il secouait sa bottine, d'où tomba un minuscule grain de gravier. 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Aristote fonde, comme on peut voir, la métaphore sur les choses, et non sur le langage ; les tropes relevés par Snorri résultent (ou paraissent résulter) d’un processus mental, qui ne perçoit pas d’analogie, mais combine des mots ”. Borges (1936/97, 80), traduction de Daniel Oskui. Cahier du CIEL 2000-2003 privilégiée parmi les composants de l’expression, tout en soulignant son originalité et son pouvoir d’évocation perceptive : Le plus important de beaucoup, c’est de savoir faire des métaphores. Car cela seul ne peut être repris d’un autre, et c’est le signe d’une nature bien douée ; car bien métaphoriser [metapherein], c’est voir [theôrein] le semblable [to homoion]3. “ To eu metapherein to to homoion theôrein estin ” 4 : petite phrase qui donnera matière à une réflexion millénaire. L’art de la vision métaphorique (theôrein) : est-ce voir, apercevoir ou concevoir le semblable (to homoion) ? Par construction conceptuelle, comme suppose le cognitivisme ? Par composition linguistique, qu’Aristote appelait lexis ? Ou juste par “ intuición ”, comme nous dit Borges ? Dans le livre III de la Rhétorique, rédigé après la Poétique, Aristote apporte une touche de précision. Renouvelant l’éloge du metapherein (III, 2, 8), il étend sa portée à des discours autres que poétiques : “ En philosophie aussi, il faut de la sagacité pour apercevoir le semblable dans les choses qui sont éloignées ” (III, 11, 1412a). Paradoxe de la vision métaphorique : voir loin, c’est faire se contredire les choses. Paradoxe qui incitait Platon et d’autres à bannir les poètes de la cité. Paradoxe que les surréalistes, suivant Isidore Ducasse, pousseront à son paroxysme. Faux paradoxe cependant – pour peu qu’on ne s’enferme pas dans un idéalisme réaliste, ni dans un réalisme positiviste. Le goût de la métaphore dépend en effet du rapport à l’Être. Aristote, lui, y prend plaisir et la défend5. Grand empiriste réfléchi de son temps, il ne se lasse pas de collectionner et de décrire les exemples qui prouve la justesse du metaphorein – mots des poètes et des rhéteurs. En premier, Homère, dont il nous lègue une citation retouchée, sempiternelle métaphore peut-être jamais vraiment comprise : “ ce lion s’élança ”. Quel lion ? Et quel Achille ?6 Deux millénaires plus tard Borges éprouve le besoin de nous rappeler la profonde vision d’Aristote : “ toda metáfora surge de la intuición de una analogía entre cosas disímiles ”. Borges argumente contre ceux qui parlent d’elle comme d’un artifice de style, tel Snorri Sturluson7. Il faut “ fonder la 3 Poétique (1459a 5-8), trad. Dupont-Roc et Lallot (1980), modifiée par moi. Mot à mot : “ le bien métaphoriser, le semblable apervoir est ”. 5 Y aurait-il eu, après la condamnation platonicienne, de telles discussions millénaires autour de la métaphore sans le plaidoyer poétique et rhétorique d’Aristote ? 6 Rhét. (III, 4, 1406b). Aristote ne cite pas textuellement Homère, cf. Iliade, XX, 164. 7 Snorri présente, vers 1220, l’art “ scalde ” de la métaphore (kenningar), dans l’Edda Prosaica, par exemple : “ mouette de la haine, cousin de l'aigle, cheval de la sorcière ” pour ‘corbeau’. Borges (1936/97, 47-86) collectionne ces périphrases énigmatiques avec un plaisir irrépressible, “ philatélique ”, nous 4 62 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours métaphore sur les choses ”. Le mot métaphorique n’est pas un jeu de mots. Encore faudrait-il préciser si l’on parle de la métaphore d’invention ou de la métaphore d’usage. Car la métaphore est une éphémère, court est son séjour en dehors des conventions, puis elle tombe, lexicalisée – c'est ce que considèrent du moins les rhétoriciens classiques, comme Fontanier (1830, 104). Aujourd’hui, deux positions s’opposent : la pragmatique cognitive contextualiste (Sperber et Wilson 1986/89, Récanati 2004), en déniant à la métaphore même la vivacité in statu nascendi, va jusqu’à la “ banaliser ” (selon la critique de Kleiber 1993). Le cognitivisme linguistique de Lakoff et Johnson, en revanche, finit par qualifier toute métaphore de “ vivante ”, car structurant nos pensées et nos actions, elles “nous font vivre” (1980/85, 64). La métaphore entre les mots et les choses, entre don perceptif et construction conceptuelle, entre vivacité et usure, entre goût et eurèka : voilà les schismes possibles. Faut-il choisir son camp ? Les débats sont anciens. De nos jours, ils sont repris dans la polémique que les conceptions philosophiques, cognitivistes et pragmatiques entretiennent avec la conception rhétorique, poétique et linguistique8. Depuis trois décennies, depuis cette autre renaissance, interdisciplinaire, du phénomène métaphore – après celle de l’humanisme et du baroque –, un consensus se dessine : c’est oiseux d’étudier la métaphore sur le seul plan linguistique. Aussi s’applique-t-on à démontrer ses qualités “ extra-linguistiques ” : référentielles, pragmatiques et cognitives9. “ La métaphore réside dans la pensée, non pas dans les mots ”, résume Lakoff et al. (1989, 2). Aristote et Borges seraient donc en bonne compagnie aujourd’hui. Néanmoins, la métaphore est bel et bien une façon de parler : “ n’est-ce pas en effet, demande Irène Tamba-Mecz (1981, 193), par la médiation du langage que l’homme crée en l’objectivant sa vision du monde, des autres et de lui-même ” ? Répondant par l’affirmative, Tamba-Mecz (1981), mais aussi Michele Prandi (1992, 1999) et François Rastier (1987, 1994b) tiennent à réhabiliter, chacun à sa manière, la dimension linguistique de la métaphore pour réévaluer son rapport à l’extralinguistique10. L’intuition d’Aristote serait- menant d'une fascination première au plus sévère rejet de ces jeux combinatoires. 8 Pour un développement magistral de ce débat, cf. Ricœur (1975). 9 Cognitives : la métaphore restructure nos systèmes conceptuels (Lakoff et Johnson 1980/85, Klinkenberg 1999). Référentielles : elle fait découvrir, dans le monde, des ressemblances, elle “ re-décrit ” la réalité, en invoquant des états de choses inouïs (Black 1962, Goodman 1968, Ricœur 1975, Kleiber 1984). Pragmatiques : elle incite à construire des interprétations pertinentes (Sperber et Wilson 1986/89, Moeschler 1996) ; elle impose une “ expérience idiosyncrasique ” (Détrie 2001). 10 Cf. Prandi (1999, 190) : “ Lakoff et Turner (1989 : 2) écrivent : "La 63 Cahier du CIEL 2000-2003 elle donc partielle ? Tout dépend comment on conçoit le rapport entre sens et référence, sémantique et pragmatique, linguistique et cognitivisme. Sans doute la métaphore est-elle un phénomène complexe. Sa révélation passe par des approches diverses, et même contradictoires. C’est probablement parce qu’elle redistribue les dimensions extralinguistiques – de la parole – d’une manière “ étrange ”, “ énigmatique ”, comme dit Aristote (Rhét., III, 2 ; Poét., 1458a). On pourrait dire que la métaphore, de par sa "manifestation linguistique", altère trois dimensions extralinguistiques : la dimension référentielle, appelant une chose par un nom qui ne lui revient pas ; la dimension cognitive, appliquant un concept à un objet hors de son domaine d’application ; et la dimension énonciative, imposant à l’interlocuteur une interprétation échappant à la langue commune. Est-il donc nécessaire de séparer lesdites dimensions, d’en privilégier une ? La dialectique de la recherche semble prêcher pour un partage du travail disciplinaire. Et puis progresser, c’est certes contredire les conceptualisations précédentes ou voisines pour les corriger. Aussi la conception prédicative cherche-t-elle à corriger la rhétorique de la substitution, la conception référentielle à rectifier la théorie prédicative, la pragmatique à réparer la sémantique. Or toutes ces petites dialectiques partagent un motif commun : on cherche à recontextualiser ce que le devancier avait décontextualisé. On s’attache à l’extralinguistique afin de surpasser l’immanentisme sémantique. Car, la métaphore portant une contradiction, comment croire que son sens puisse se cacher en elle ? La critique de l’immanentisme que les approches extralinguistiques supposent demande toutefois à être nuancée et élargie. D’une part la sémantique linguistique n’est pas condamnée à être immanentiste. D’autre part, les conceptions référentielles, cognitivistes ou pragmatiques ont connu d’autres formes d’objectivation du sens11. Est-il donc vraiment nécessaire de détacher l’extralinguistique du linguistique pour combattre l’immanentisme ? Certes, les facettes de la métaphore ne se sont dévoilées que pas à pas, dans une dialectique interdisciplinaire, comme celle que Paul Ricœur a parcourue magistralement. Mais chaque pas projette aussi son ombre. Revenons donc au passé ! Plaidons à nouveau pour un point de vue ancien : rhétorique et herméneutique. Parcourons, avec Ricœur et d’autres, les métaphore réside dans la pensée, non pas dans les mots". […] Mais si cela implique que le cycle de la métaphore s’épuise dans le domaine des concepts, sans l’intervention d’un pouvoir [linguistique] de mise en forme autonome, il y a de quoi discuter ”. 11 Cf. François Rastier (1994b) 64 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours étapes habituelles, à savoir “ le mot, la phrase, puis le discours ”12, mais pour en inverser la direction : d’abord le texte, ensuite ses composants. Étudions la métaphore avant tout dans son milieu naturel. Ni le mot, ni la phrase ne constituent un cadre suffisant. Pour être originale, vivante, percutante, la métaphore a besoin d’une manifestation linguistique capable de matérialiser et d’intégrer ses dimensions. Seul le texte peut, tout à la fois, l’inscrire dans son contexte, créer la tension contradictoire, restructurer nos concepts, déterminer le mode de référence et orienter l’interprétation. Telles seront nos hypothèses. Dans un premier temps, je voudrais en donner une preuve a contrario. Il s’agit de prêter attention aux apories qu’engendre précisément la séparation entre la dimension linguistique sémantique et la dimension référentielle pragmatique. Je reviendrai aux origines de ce divorce : au partage de l’héritage aristotélicien et à sa division en taxinomie rhétorique et analyse prédicativo-logique (I). J’étudierai ensuite le partage correspondant entre sémantique et pragmatique (II). Finalement, je voudrais montrer que l’orientation textuelle permet, sinon de résoudre, du moins d’élucider les apories engendrées par ces divorces (III). 1. L A DOUBLE QUESTION D ’A RISTOTE Revenons aux origines : la vaste réflexion sur la métaphore qu’Aristote nous lègue s’engage dans deux directions. Dans la première, descendante, Aristote poursuit l’analyse, en parties, de l’expression linguistique, de la lexis. C’est par cette voie qu’il parvient à la définition d’une partie centrale : le mot, notamment le mot métaphorique. Dans la seconde direction, ascendante, Aristote cherche à déterminer la fonction du mot métaphorique, cet ingrédient de la lexis qu’il célèbre : quel rôle la métaphore peut-elle jouer dans les différentes pratiques discursives ? Pour s’en être tenue uniquement à l’une des deux directions, la rhétorique s’est scindée. Il s’agit dès lors de réhabiliter la seconde direction. En effet, Aristote donne une unique définition du mot métaphorique, tout en décrivant en détail ses fonctions distinctes. Comme le résume Ricœur : “ Poésie et éloquence dessinent deux univers de discours distincts. Or la métaphore a un pied dans chaque domaine ” (1975 : 18). 12 La métaphore vive de Ricœur trace un “ mouvement qui porte de la rhétorique à la sémantique et de celle-ci à l’herméneutique ” - mouvement proprement dialectique, qui “ ne vise pas réfuter l’une par l’autre ” (1975, 12, 63). Il “ suit [celui] des unités linguistiques correspondantes : le mot, la phrase, puis le discours ” (ibid., 7). 65 Cahier du CIEL 2000-2003 1.1. La question structurelle : l’“ epiphora ” du nom Les réponses à cette double interrogation se lisent, sous forme condensée, dans deux chapitres successifs de la Poétique (elles seront reprises et détaillées dans la Rhétorique, rédigée plus tardivement). À la première question, structurelle, Aristote répond dans le chapitre 21 (1457b 6-9) : “ metaphora de estin onomatos allotriou epiphora ”13 : La métaphore est le transport [epiphora] à une chose d’un nom [onomato] qui en désigne une autre [allotrion], transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le rapport d’analogie [analogon]. Quatre traits de cette définition étaient en jeu tout au long de l’histoire de la rhétorique, de la poétique et de la philosophie (cf. Ricœur, 1975, 19-34). D’abord, Aristote privilégie comme unité linguistique le nom (onomato), i.e. mot “ doté de signification ”. Ensuite, il donne au terme metaphora un sens générique, comprenant non seulement la métaphore (selon l’analogie), mais aussi la synecdoque et la métonymie (transport du genre à l’espèce, etc.). Metaphora signifie donc trope. Troisièmement, ses différentes formes se distinguent selon le parcours conceptuel du transport lexical (“ du genre à l’espèce, etc. ”). Finalement, la métaphore exprime un rapport référentiel, altéré : le nom apporté est “ étranger ” (allotrion) à la chose. Or la tradition rhétorique se scinde en deux selon l’importance accordée à cette définition. Le premier parti pris adopte la totalité du projet aristotélicien : domestiquer la pratique rhétorique sans sacrifier sa force particulière ; l’intégrer dans la philosophie ; la réhabiliter, contre Platon, sur la place publique, à côté de la science. Comme art intégral de la négociation, la rhétorique comprend l’argumentation, la psychologie des interlocuteurs et l’“ élocution ” (lexis). Le metapherein prend place dans ce vaste ensemble, jaugé selon les multiples paramètres de la situation oratoire. En revanche, le second parti pris, probablement dominant, réduit le projet aristotélicien à la seule élocution. La rhétorique n’est plus que stylistique : l’art du benedicere chez Cicéron, du bene scribere chez Quintilian, finalement l’art du seul trope chez Fontanier14. Isolée de son contexte pragmatique, l’elocutio se transforme en pur décor, la métaphore en fioriture. Cette rhétorique, appelée “ restreinte ” par Gérard Genette (1970), n’est plus une arme sur le forum ; c’est une 13 Mot à mot : “ la métaphore est le transport (epiphora) d’un nom (onomato) étranger (allotrion) ”. Je cite la trad. de J. Hardy, Belles Lettres, 1932. 14 Cicéron, par ailleurs fidèle à Aristote, marque déjà le changement, l’intérêt grandissant pour le style : “ L’éloquence est tout entière […] dans l’élocution. […] Les autres qualités de l’orateur ne sont pas sa propriété exclusive : mais la souveraineté de la parole n’appartient qu’à lui ”. L’Orateur, XIX, trad. J. M. Nisard, Paris, 1859. 66 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours botanique des figures. En détachant la métaphore de son contexte linguistique (lexis), de sa vertu argumentative (aretè) et de sa situation communicative (politique, juridique, panégyrique, etc.), cette rhétorique finit par persifler le fonctionnement de la métaphore. La situant sur l’axe paradigmatique, on suppose qu’il existe toujours un mot littéral, un “ double virtuel ”, apte à la remplacer15. Aristote lui-même semble préfigurer cette idée de la substitution, avec l’interprétation qu’il donne de la métaphore d’Homère : “ l’homme et l’animal étant tous deux pleins de courage, il nomme par métaphore, Achille un lion ” (Rhét., III, 4, 1). Ici, courageux se substitue, sans perte apparente, à lion. Autrement dit, lion acquiert une double signification, propre (‘grand fauve’) et figuré (‘courageux’), le figuré l'emportant sur le propre. C’est à ces réductions, condensées dans le “ modèle de la substitution ” (cf. Ricœur 1975, 63-66), que l’on a attribué le “ déclin ” de la rhétorique au 19ème siècle. A partir de la deuxième moitié du 20 ème siècle, on peut constater une renaissance de l’intérêt pour la métaphore – très différente d’ailleurs de celle qu’ont connue l’humanisme ou le baroque. La philosophie analytique du langage prend conscience de la disparition de la rhétorique et cherche à l’expliquer : “ le déclin de la rhétorique résulte d’une erreur initiale qui affecte la théorie même des tropes, indépendamment de la place accordée à la tropologie dans le champ rhétorique ” (Ricœur, 1975, 64). Il importe dès lors de redéfinir le “ fonctionnement sémantique ” des tropes – et cela non au niveau du mot, mais au niveau de la phrase (ibid.). Désormais, on souligne l’aspect syntagmatique, prédicatif et référentiel. Toute dénomination métaphorique implique une prédication, une “ prédication impertinente ” précise Ricœur (1975, 194). Achille, ce lion implique Achille est un lion. Par conséquent, on ne peut substituer, sur l’axe paradigmatique, un mot à l’autre (courageux à lion) sans perdre, sur l’axe syntagmatique, l’effet provoqué par la phrase, par la confrontation entre le thème (Achille) et le foyer (lion) : l’“ interaction ” comme dit Black (1954). Qui plus est, la prédication impertinente et l’interaction provoquée ont une raison référentielle. Suivant Goodman (1968) et Reddy (1969), Kleiber (1993, 1999) détermine la contradiction métaphorique en fonction d’une opération de “ catégorisation indue ” (1999, 116-124). Cela se lit, rétrospectivement, dans la définition d’Aristote : l’epiphora est l’application d’un nom (lion) à un référent occasionnel (Achille) qui n’appartient pas à la catégorie du nom (classe des lions). N’est-ce pas affirmer que la dimension linguistique (prédication) et extralinguistique (référence) sont entrelacées ? Selon l’image de Goodman (1968, 69) : “ la métaphore, c’est une idylle entre un prédicat qui a un passé et un objet qui cède, tout en protestant. ”. 15 Pour une présentation critique de la thèse substitutive, cf. Prandi (1992, ch. III). 67 Cahier du CIEL 2000-2003 1.2. La question discursive : l’“ aretè ” de la lexis Si la philosophie analytique réhabilite le fonctionnement prédicativoréférentiel de la métaphore en réinterprétant la définition structurelle d’Aristote, elle ne s’intéresse pas pour autant au sort de la rhétorique dans son intégralité16. On ne revient guère à la seconde question d’Aristote : quelle est la fonction de la métaphore dans la lexis ? Le chapitre 22 de la Poétique (1458a 18-31) avait pourtant esquissé une première réponse : L'expression [lexis] la plus claire est celle qui recourt aux noms courants [kurion], mais elle est banale [...]. Au contraire, l'expression est imposante et sort de l'ordinaire lorsqu'elle emploie des noms inhabituels [xenikon] [...]. Mais si un poète compose exclusivement avec ce genre de noms, le résultat sera énigme ou charabia [...]. Ce qu'il faut, donc, c'est un mélange [kekrasthai] des deux. Aristote s’intéresse ici à la “ vertu ” (aretè) de la lexis. Elle naît d’un arrangement entre deux traits contradictoires : être original et être compréhensible. Cette qualité dépend d’un mélange heureux entre les ingrédients de la lexis : mot courant et mot métaphorique. La métaphore est pour Aristote l’ingrédient le plus important, car c’est elle qui “ nous donne une connaissance ” (Rhét., 1410b 13). Encore faut-il savoir la doser (kekrasthai) : en mettre trop, c’est rendre la lexis inintelligible ; en mettre trop peu, c’est la rendre banale. Ainsi Aristote étudie en détail la posologie de la métaphore, en vue de l’effet recherché : être “ instructif ” et “ savoureux ”17. Une chose est remarquable ici : Aristote tient minutieusement compte des différences entre les discours. D’une importance décisive pour le discours rhétorique de même que pour le discours poétique, la métaphore n’y vise pas les mêmes effets (Rhét., 1405a). Dans le deux cas, elle est censée rendre plus noble l’expression, provoquer la curiosité, surprendre l’auditeur (Rhét., III, 10 et 11). Mais si le poème dramatique cherche à engendrer une katharsis, le discours oratoire cherche l’effet persuasif, le pithanon. Si le poète a une plus grande liberté, le rhéteur met la métaphore au service de l’argumentation : elle doit “ convenir ” au sujet traité et correspondre à l’univers et aux attentes de l’auditoire (Rhét., III, 1), selon une psychologie de l’orateur (èthos) et de l’auditeur (pathos) qu’Aristote développe dans le livre II de la Rhétorique. Or, en se souciant ainsi de l’aretè de la lexis, Aristote prend en compte 16 C’est la philosophie du langage ordinaire, la pragmatique, qui recueillira, partiellement, cet héritage rhétorique. 17 Cf. Rhét., III, 2, 1404b. Le “ mot étranger ” comme assaisonnement de la lexis : cette métaphore culinaire se lit chez Aristote lui-même, cf. Poétique (6, 1449b 25). 68 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours rien moins que la dimension textuelle, discursive et communicative de la métaphore. Communicative, car le jeu entre clarté et originalité correspond à la double tâche du locuteur : trouver l’expression la plus percutante de sa perception des choses et, en même temps, amener son interlocuteur à un lieu discursif où cette perception peut être partagée18. Discursive, car la pratique communicative dépend des pratiques sociales impliquant des discours et des genres différents. Textuelle, car la qualité de l’expression et la tâche énonciative ne peuvent se réaliser qu’à un niveau linguistique supérieur au mot ou à l’énoncé isolé : l’aretè est la vertu de la lexis, et non celle de la métaphore isolée19. Celle-ci doit entrer dans une composition pour développer ses effets. L’isoler, c’est produire une “ énigme ”, comme dit le passage cité20. Le lieu linguistique de la métaphore est le poème dramatique (poiema) ou le discours oratoire (logoi) – œuvres intégrales, entières et empiriques de la lexis. C’est l’objet fondamental de la rhétorique, mais aussi de l’herméneutique et de la linguistique. Aujourd’hui, nous l’appelons “ texte ”. 1.3. Un schéma méthodologique : sémantique de la signification vs pragmatique du sens On observe ainsi des correspondances étonnantes. Si la tradition rhétorique a partagé l’héritage d’Aristote en deux, ce partage s’est prolongé dans d’autres séparations : entre rhétorique et philosophie analytique ; et puis entre sémantique et pragmatique. Partons pour l’instant d’un simple schéma méthodologique afin de situer ces divisions dans le cadre d’une théorie du sens langagier : opposons, provisoirement, signification et sens21. La sémantique se propose d’étudier la valeur des unités décontextualisées (mot, phrase) : leur signification systématique en langue. La pragmatique, elle, étudie la valeur des unités contextualisées (énoncé, texte) : leur sens occasionnel, en fonction d’un contexte de communication précis22. Si l’interprétation systématique adopte le principe prédicativo-logique de “ compositionnalité ”, l’interprétation contextuelle adopte le principe rhétorico-herméneutique selon lequel “ le global détermine le local ”. 18 Sur un développement de cette thèse, cf. Détrie (2001). L’énoncé-proposition (logos), la partie la plus complexe de la lexis, est, comme le mot, un composant de la lexis qui, donc, les englobe ; cf. Poét. (20, 1456b 20). 20 Certes, Aristote ne s’interdit pas d’isoler la métaphore, afin de définir sa spécificité au palier du mot. Mais il ne perd jamais de vue ses fonctions discursives. 21 Théorie du sens langagier veut dire ici "sémantique" au sens large et général, comprenant à la fois la sémantique de la signification et la pragmatique du sens. 22 Cf. Ducrot (1987) sur ces distinctions. Du point de vue d’une sémantique des textes, nous les mettrons en doute, cf. infra, III, et Rastier (1999). 19 69 Cahier du CIEL 2000-2003 Unité Objectif Méthode Sphère Principe Sémantique Pragmatique mot, phrase signification systématique dé-contextualisation en langue (système) compositionnalité énoncé, texte sens occasionnel re-contextualisation en contexte (texte, entour) le global détermine le local Comment concevoir le rapport entre ces deux modes d’interprétation ? Cette question partage les conceptions. Le paysage s’étend entre deux frontières : l’attitude immanentiste cherche à atténuer, à neutraliser, même à escamoter l’incidence du contexte ; l’attitude contextualiste, elle, considère la signification hors contexte comme un artefact. 2. SÉMANTIQUE MÉTAPHORE ET PRAGMATIQUE DE LA Dans la lignée d’Aristote, on peut distinguer deux phases principales du processus métaphorique, mises en avant par maintes études contemporaines. En premier lieu, comme structure linguistique, la métaphore met en œuvre, hors contexte, la signification littérale des mots pour articuler la contradiction qui la caractérise. En second lieu, comme processus interprétatif, la métaphore interpelle ses contextes pour résoudre son incohérence dans un sens figuré23. On peut dès lors proposer, à la suite de Prandi (1992), un partage du travail disciplinaire : la sémantique décrirait l’articulation de la contradiction métaphorique ; la pragmatique expliciterait les conditions textuelles, référentielles et situationnelles de l’interprétation24. Cette complémentarité disciplinaire peut-elle articuler les deux questions aristotéliciennes, de la structure (epiphora) et de la fonction (lexis) ? 23 Prandi (1992, 135) distingue strictement “ entre la structure sémantique d’un trope – la mise en forme [linguistique] du conflit conceptuel […] – et la valeur de message que le trope acquiert une fois qu’il est interprété dans un contexte donné ”. Kleiber (1999), opposant également ces deux phases, soutient cependant que la tension métaphorique s’établit de manière référentielle, et non conceptuelle. Si Rastier (1987, 135) conçoit ces deux phases, il n’admet plus le partage entre sémantique et pragmatique. Nous y reviendrons (cf. infra III.1). 24 Prandi (1992) n’emploie pas le terme de pragmatique. Sa Grammaire philosophique des tropes a néanmoins une structure diptyque. Le premier volet présente une sémantique, prédicative et décontextualisée, de la contradiction métaphorique. Le deuxième volet introduit la notion de “ champ interprétatif ”, concevant ainsi une pragmatique contextuelle de l’interprétation métaphorique (cf. ibid., interlude) 70 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours 2.1. L’immanentisme en sémantique Même si toute sémantique componentielle n’est pas immanentiste, les hypothèses qui la sous-tendent peuvent induire une “ objectivation intrinsèque ” du sens (Rastier, 1994b) – objectivation qui rend incompréhensible la créativité de la communication et, a fortiori, celle de la métaphore. 2.1.1. Sémantique more syntactico : l’“ anomalie sémantique ” La sémantique générative de Chomsky, Katz et Fodor, en illustre probablement le cas extrême : (1) Colorless green ideas sleep furiously. Paradigmatique pour l’évolution de la linguistique, cet exemple cache une double face : bien formé mais "asémantique", il illustre à merveille l’autonomie de la syntaxe ; mais, du même coup, il dénie l’importance de la sémantique. N’incombe désormais à la sémantique que l’explication des phénomènes "privatifs" du sens, notamment l’“ l’anomalie sémantique ” de la phrase (1). Elle est conçue à l’image leibnizienne d’une combinatoire – tentative que déjà Borges critique. En bon philosophe analytique, on rêve néanmoins d’une sémantique more syntactico. S’appuyant sur la compositionnalité, on définit dormir comme l’"action" d’un être animé, imposant au sujet le trait [+animé], incolore et vert comme attributs d’un nom [+concret], et l'on constate l’incompatibilité du sujet idée, défini par [– animé] et [–concret], avec son prédicat et ses attributs. Bref, la machine sémantique interdirait à Chomsky même de formuler son exemple fétiche. La conception générative s’interdit ainsi de reconnaître à la métaphore un sens positif. Pourtant, la métaphore illustre, comme l’a reconnu Aristote, une possibilité extrême, voire paradoxale, de la signifiance, d’autant plus originale qu’elle est contradictoire. C’est précisément l’incompatibilité entre homme [+humain] et roseau [+végétal] qui fait tout le charme de la métaphore pascalienne. Bien avant la pragmatique de la pertinence, le psycholinguiste Hans Hörmann a insisté, dans la lignée de Karl Bühler et sa psychologie gestaltiste du langage, sur l’“ interprétabilité ” de la métaphore, démontrant la myopie de la sémantique générative (1972 ; 1976, ch. VII)25. L’erreur fondamentale 25 La psychologie gestaltiste du langage, de Bühler (1934) à Hörmann (1976), formulant le principe de la “ pertinence ” bien avant la pragmatique de Sperber et Wilson (1986/89), enracine l’acte langagier dans la pratique. Cette pragmatique gestaltiste est restée dans l’ombre depuis 1933. 71 Cahier du CIEL 2000-2003 consiste à assujettir la sémantique à une logique a priori. En réalité, l’évaluation d’une métaphore s’opèrent a posteriori : une fois formulée, la métaphore est jugée en contexte. Suivant Bühler et Hörmann, le “ vouloir dire ” (Meinen) et le “ vouloir comprendre ” (Verstehen) s’acheminent dans un contexte de pratique sociale, engagés dans une dynamique ouverte. Communiquer, c’est s’acheminer vers un sens, entre les demandes linguistiques et les offres du contexte. Si, pour le générativisme, l’interprétation est algorithmique, l’interprétation contextuelle suit le principe “ téléologique ” que Hörmann (1976, 187) appelle, “ constance du sens ” : le désir de donner, en situation, un sens à toute expression, si énigmatique soit-elle. La pragmatique cognitive parle aujourd’hui de “ présomption de pertinence ” (Moeschler, 1996), la sémantique textuelle de “ présomption d’isotopie ” (Rastier 1987, 82). Aussi Hörmann peut-il imaginer un contexte qui rend la phrase même de Chomsky intelligible : “ des idées incolores et vertes dorment furieusement ”26. 2.1.2. Sémantique structurale : métaphore et sélection sémique Comme la psychologie du langage et la pragmatique de la pertinence, la sémantique structurale, notamment française, adopte le point de vue plutôt interprétatif que génératif : on cherche à décrire la valeur significative de la métaphore après coup, une fois provoqué le “petit scandale sémantique”27. Aux yeux du Groupe µ (1970) et de Le Guern (1973), qui applique l’analyse sémique aux tropes, l’incompatibilité des sèmes ne bloque pas la lecture, mais provoque bien au contraire une interprétation : la “ sélection sémique ”. Citant un exemple puisé dans le drame Hernani de Victor Hugo, Le Guern (1973, 41), affirme-il : “ quand doña Sol dit à Hernani : "Vous êtes mon lion", peu lui importe que le lion soit un quadrupède carnivore qui habite en Afrique ”. Le foyer lion n’a pas ici son “ signifié habituel ” (ibid.), mais un signifié sélectif, recomposé selon le thème : le personnage Hernani. “ Le signifié du mot "lion" est ce qu’il a y de commun aux deux représentations, celle du lion et celle d’Hernani. Ou, plus exactement, ce qui parmi les divers éléments qui constituent la représentation du lion, n’est pas incompatible avec l’idée que l’on peut se faire du personnage d’Hernani […] ou, plus précisément, avec la vision que doña Sol peut avoir d’Hernani ” 26 Citons le contexte imaginé (1972, 328) : “ Quand Noam Chomsky, à l’âge de 17 ans, passait ses vacances à la maison, sa mère entra dans sa chambre. Noam dormait déjà, s’agitant et grinçant des dents. Madame Chomsky, d’un regard tendre, dit doucement à son fils : "Well, well, colorless green ideas sleep furiously" ”. 27 Sur “ scandale sémantique ”, cf. Groupe µ (1970). Rastier (1987, 219) justifie la perspective interprétative, critiquée ensuite par Détrie (2001, 106ff.). 72 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours (ibid.). Admettons que le signifié de lion, en langue, comporte les sèmes génériques (cf. infra, note (44)) /animé/, /animal/, /félin/ et les sèmes spécifiques /grand/, /crinière brune/, /démarche majestueuse/, /courageux/. Suivant la tradition inaugurée par Aristote, Le Guern sélectionne comme sème pertinent partagé de lion et d’Hernani, /courageux/ (ibid., 41). S’agit-il d’une interprétation immanentiste ? Le Guern semble en effet attribuer au foyer lion une signification initiale hors contexte (ibid.). En quoi la sémantique générative et structurale se distinguent-elles ici ? C’est que, selon la sémantique structurale, la signification globale de la phrase ne se calcule pas par combinaison des sèmes impliqués. Elle résulte d’un processus de filtrage : la sélection sémique. Là où l’incompatibilité interdit la combinaison, la sélection sémique rétablit la cohérence. Qu’est-ce qui guide la sélection ? Ce n’est pas le signifié du nom propre Hernani (puisque, a priori, il n’y en a pas). C’est, selon le passage cité, “ l’idée que l’on peut se faire du personnage d’Hernani ” ou “ la vision que doña Sol peut avoir d’Hernani ”. L’hésitation qui se lit dans ces formulations est parlante : en faisant appel à des aspects contextuels, la description de Le Guern quitte ici, sans aucun doute, l’espace défini par l’immanentisme. Le portrait du personnage d’Hernani n’est pas inhérent au nom propre. Il apparaît à l’horizon du texte et de l’univers évoqué : pour nous de même que pour doña Sol, Hernani prend vie dans l’intrigue du drame située au 16ème siècle. Le Guern conçoit les sèmes du foyer (lion) comme immanents au mot, les sèmes du thème (Hernani) comme provenant du contexte28. Un tel contextualisme implicite et restreint, soulève des difficultés importantes : (i) Convient-il d’identifier le sens à la signification, le résultat de la réduction sémique au "signifié" même du foyer ? Cela participe de la doctrine, douteuse, du double sens : on attribue à un mot tout à la fois deux valeurs, littérale et figurée, dénotée et connotée, immanente et contextuelle. (ii) L’appel au contexte s’impose-t-il uniquement lorsque l’expression ne possède pas de contenu inhérent, tel le nom propre (Hernani) et le pronom, déictique ou anaphorique ? En effet, Hernani peut littéralement nommer un lion de cirque. (iii) Pourquoi limiter l’incidence du contexte au seul comparé ? La valeur du comparant lion ne s’actualise-t-elle pas également en contexte ? Pourquoi ne pas étendre le contexte au texte entier et son entour ? En effet, lion reçoit, dans l’ensemble de la pièce d’Hugo, maintes déterminations. Nous devrons y revenir (cf. infra, III.3.1.) (iv) La réduction sémique ne rappelle-t-elle pas la substitution lexicale ? 28 Ils sont “ inhérents ” dans le premier cas, “ afférents ” dans le deuxième, selon les termes de François Rastier (1987, ch. III), cf. infra, III.1.3. 73 Cahier du CIEL 2000-2003 Dans les deux cas, l’interprétation est la même, qu'elle soit notée comme substitut (courageux) ou comme sème (/courageux/). Mais le charme de la métaphore de doña Sol ne réside-t-il pas dans ce qui discrimine comparant et comparé, le lion et Hernani (alias Achille) ? Pas d’effets métaphoriques sans tension contradictoire. 2.2. Le contextualisme en pragmatique La pragmatique affirme que la métaphore provoque des “ effets de sens ” qui excèdent de part en part le linguistique. A la différence de la sémantique, elle reconnaît explicitement que le sens communicatif d’une phrase dépend de son usage dans une situation. De manière conséquente, la pragmatique de la pertinence de Sperber et Wilson (1986/89) parle du sens en termes d’“ effets contextuels ”. Comment concevoir ces effets ? Comment passer de la signification littérale au sens dérivé ? Ces questions particularisent les conceptions pragmatiques. Partons de quelques énoncés, pris littéralement : (2) a) Tu as déjà bu du maté ici ? b) Tu as déjà vu cette pièce ? c) Tu as déjà vu la nouvelle pièce de Sarah ? d) Un rouge Selon la pragmatique contextuelle, les phrases (2a) à (2d) sont indéterminables, i.e. on ne peut déterminer leur contenu propositionnel hors contexte, ni évaluer leurs effets communicatifs. Ainsi, les déictiques dans (a) n’ont pas de contenu en langue, la pièce dans (b) n’est pas univoque, (c) ouvre, hors contexte, un horizon de plusieurs interprétations, (d) n’est compréhensible qu’au comptoir d’un bistro…29. Le contenu littéral des cas cités ne se détermine qu’en contexte : deixis, plurivocité, sous-détermination et le cas de (d), que Bühler appelle “ parole empratique ” (1934, 155sq.)30. 2.2.1. Littéralisme minimaliste : le sens inférentiel de la métaphore selon Searle Comme nous l’avons rappelé avec Rastier (1994a), si la sémantique peut avoir des tendances contextualistes et n’est pas immanentiste par principe, la 29 Quelle pièce est envisagée dans (b) : de théâtre, de collection, de rechange… ? Dans (c), si le syntagme établit une relation entre une pièce et la personne Sarah, Sarah est-elle l’auteur, le metteur en scène, la productrice ? Une expression comme (d), que Bühler (1934, 155) appelle “ empratique ”, s’interprète en situation sans difficulté : dans un bistro, par exemple. L’exemple initial de Bühler est : einen Schwarzen (un [petit] noir). 30 Sur un plaidoyer pour le contextualisme radical, cf. Récanati (1994 et 2004), où l’on trouve une discussion minutieuse des différentes formes d’indéterminabilité. 74 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours pragmatique n’est pas à l’abri des objectivismes. En fait, l’explication pragmatique standard de la métaphore combine, suivant le schéma gricéen repris par Searle, une certaine forme de littéralisme immanentiste à une certaine forme de contextualisme objectiviste. Searle (1979/82) introduit la distinction entre “ sens de la phrase ” et “ sens de l’énonciation du locuteur ”, correspondant à la signification phrastique et au sens énonciatif suivant notre schéma méthodologique. Cette distinction rend compte de la différence entre l’acte de langage direct, littéral, et l’acte de langage indirect, dérivé (ironique ou métaphorique). Le locuteur peut dire autre chose (sens énonciatif) que ne dit la phrase qu’il énonce (signification phrastique)31. Le littéralisme en pragmatique, attitude dominante en philosophie analytique, cherche à minimiser l’influence du contexte sur la signification phrastique. L’argument est simple : c’est la règle linguistique, et non pas le contexte ou l’intention du locuteur, qui restreint l’aspect pertinent du contexte, déterminant le rôle qu’il jouera dans la définition du contenu propositionnel (je réfère au locuteur, ici au lieu de l’énonciation, etc.). Parfaitement spécifiée en langue, la référence au contexte reste donc minimale pour toute expression littérale (cf. la discussion chez Récanati, 1994). Quant à l’emploi figuré, quel impact contextuel le littéralisme admetil ? Reprenons les exemples avec lesquels John Searle ouvre son étude connue sur la métaphore (1979/82), deux métaphores non lyriques à dessein : (3) a) Sally est un glaçon. b) Sam est un cochon. L’interprétation de Searle demeure gricéenne : elle passe d’abord par une étape littérale. L’auditeur identifiera Sally à l’objet glaçon, Sam à l’animal cochon. Mais ces propositions littérales, notées “ S est P ”, présentent une “ défectuosité ”, proche de l’“ anomalie ” dont parle le générativisme : Sally n’est point un objet, Sam point un animal32. L’auditeur en conclut que le locuteur entend communiquer autre chose, notée “ S est R ”. Or comment passer du prédicat littéral P au prédicat R envisagé ? La signification une fois coupée du sens, que sera leur lien ? C’est ici que Searle introduit le “ principe fondamental ” de toute métaphore (1979/82, 131) : “ Le principe fondamental de fonctionnement de toute métaphore est que l’énonciation d’une expression ayant un sens littéral […] peut, selon des modalités variées qui sont propres à la métaphore, évoquer [call to mind] un 31 Dans l’acte langagier direct, signification phrastique et sens énonciatif s’identifient (il fait chaud ici signifie "littéralement" qu’‘il fait chaud’). L’acte indirect fait diverger signification et sens (avec il faut chaud ici, le locuteur peut signifier : ‘peux-tu ouvrir la fenêtre’ (injonction polie) ; ou bien ‘la discussion tourne à la dispute’ (métaphore). 32 Remarquons que pour établir la signification phrastique, Searle suppose que Sam désigne un être humain, donnée contextuelle qu’il n’explicite point. 75 Cahier du CIEL 2000-2003 autre sens ”. Parler d’“ évocation ”, n’est-ce pas déplacer la difficulté ? Searle l’admet, en constatant que le terme “ évocation ”, censé expliquer le passage métaphorique de P à R, est lui-même “ métaphorique ” (ibid., 131, 152). Afin de rendre sinon littéral, du moins opératoire son principe, Searle introduit alors une “ stratégie ” d’interprétation plus concrète : “ Pour trouver les valeurs possibles de R quand tu entends "S est P", cherche en quoi S pourrait ressembler à P ” (ibid., 154), stratégie qu’il détaille en énumérant huit conventions de la ressemblance33. Nous voici de nouveau face à l’ancien principe aristotélicien, rappelé par Borges : la métaphore naît de la ressemblance entre les deux objets comparés, dissemblables par ailleurs. Ainsi, comme précise Searle, Sam peut partager avec un cochon les traits “ gras, glouton, sale, dégoûtant ” (ibid., 154). En somme, l’interprétation passe par les deux étapes que nous avons déjà mentionnées (cf. supra, II) : (a) reconnaître la défectuosité de la signification littérale ; (b) imaginer les valeurs possibles pour R, afin d’en sélectionner, selon la ressemblance entre S et P, les valeurs pertinentes 34. Sélectionner les valeurs possibles et pertinentes : la stratégie searlienne ne rejoint-elle pas la sélection sémique et la substitution lexicale ? Tout dépend selon quel critère on sélectionne et où l’on cherche. L’approche gricéenne, remaniée par Searle, présente l’avantage de ne pas s’enfermer ni au palier du mot, ni au palier de la phrase. Installée au niveau propositionnel, la théorie ne semble pas présupposer un "double sens" : cochon ne signifie pas à la fois ‘cochon’ et ‘glouton‘, S est P ne signifie pas à la fois ‘S est P’ et ‘S est R’. La phrase S est P ne fait qu’“ évoquer ” la proposition ‘S est R’. Visant ainsi le sens énonciatif, Searle outrepasse la signification en langue et ouvre sur un contexte plus large – plus large encore que le contexte de “ l’interaction ” entre le foyer et le thème, décrit par Black (1954) ou par Le Guern (1973). Il s’agit de chercher un autre prédicat R, selon la ressemblance extralinguistique entre les objets comparés S et P. Cette ressemblance n’est en effet pas une affaire de significations linguistiques, mais de connaissances conventionnelles et de conclusions que l’allocutaire en tire – comme le montre les sept critères que Searle précise (cf. note (32)). En un mot, le sens ne se confond plus avec la signification35. 33 S peut ressembler à P selon des traits définitoires, des traits contingents, par préjugé socialement partagé, par association scalaire, grâce à une proportion, selon une isomorphie et, par métonymie (!), (ibid., 156-160). 34 Pour cela, on reconsidère le sujet S (Sam) : lesquelles des valeurs envisagées sont “ vraisemblables ” pour S (ibid., 1 5 4 ) ? 35 La double signification et la confusion entre signification phrastique et sens énonciatif sont précisément les cibles de la critique que Searle adresse à la rhétorique (de la comparaison) et à la théorie de l’interaction de Black ; cf. 76 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours C’est paradoxalement toute la difficulté. Si l’allocutaire doit abandonner la signification linguistique, s’il doit la couper du sens, à quel fil conducteur peut-il s’attacher pour atteindre le sens du locuteur ? Qui coupe doit recoudre. De fait, l’allocutaire porte toute la responsabilité de la signifiance. En quête de sens, il n’est guidé ni par le texte, ni par la situation concrète. Seuls les conventions concernant la ressemblance lui servent de repères. Le geste conventionnaliste de Searle demeure un geste aristotélicien. Le “principe fondamental” de l’interprétation métaphorique n’est finalement rien d’autre que le principe de la ressemblance, déjà formulé par Aristote. Avec ses sept critères de la ressemblance, Searle ne fait que détailler les quatre parcours de l’“ epiphora ” (cf. supra, 1.1). Les parcours, au lieu d’être hasardeux, empruntent des sentiers balisés : ‘S est R’ remplace ‘S est P’ selon des “ associations ” prédéfinies. N’est-ce pas rejoindre le théorème de la substitution ?36 Ainsi l’interprétation suit-elle les “ associations ” de la doxa, qu'elles soient fondées sur l’ontologie aristotélicienne, sur des "préjugés" culturels ou sur le "savoir" scientifique. Rassuré, on tient de nouveau le fil d’Ariane37. 2.2.2. Contextualisme radical : l’ajustement des significations et la métaphore "normalisée" A l’encontre de la pragmatique littéraliste et conventionnaliste, la pragmatique contextualiste suppose que le contenu significatif de toute expression, littérale ou figurée, n’est pas codifié linguistiquement, mais reste à élaborer en contexte. Issu de la philosophie du langage ordinaire (cf. Récanati, 1994, 2004) le contextualisme accentue la situation entièrement ouverte des interlocuteurs : l’allocutaire ne peut se tenir aux seules règles linguistiques ou pragmatiques, mais doit, au sens plein du terme, interpréter l’expression que le locuteur lui confie comme indice, affirment Sperber et Wilson (1986/89). Contre les “ sémantiques intégrées ” (ibid.), Kleiber (1999, 85) réaffirme : “ L’interprétation […] n’est pas acquise par les règles (1979/82, 131-140). 36 Cet héritage rhétorique de Searle apparaît d’ailleurs, plus clairement encore, quand il reprend littéralement Fontanier (1827/30, 79, 87) pour redéfinir métonymie et synecdoque (1979/82, 159). Sur un plaidoyer pour une distinction claire entre métaphore et métonymie, cf. Colette Cortès (1994/95). 37 L’analyse des exemples que Searle mène ne peut infirmer ces objections. La paraphrase Sam est glouton se substitue à Sam est un cochon. De même, Le Guern, aurait pu paraphraser par Hernani est courageux, au lieu sélectionner le sème /courageux/. Ces interprétations, qu'elles soient formulées sous forme lexicale, sémique ou propositionnelle, laissent perplexe : elles sont toutes équivalentes et peu originales. 77 Cahier du CIEL 2000-2003 du code, mais par inférence ; elle n’est pas donnée, mais calculée, construite ”. Ce contextualisme est radical et non conventionnaliste dans la mesure où l’inférence ne se fonde pas sur des conventions (i.e. la ressemblance chez Searle), mais sur une structuration du contexte global : les interlocuteurs interrogent, autant que possible et nécessaire, le texte, la situation et le savoir “ mutuellement manifeste ”. Ainsi, la communication reste une entreprise à risque – ce que la métaphore illustre à merveille. Par exemple : (4) Le distributeur a avalé ma carte de crédit. L’interprétation passe par l’activation contextuelle des scénarios schématiques évoqués38. Dans cet exemple, que Récanati (2004, §5.5) reprend à d’autres, le mot distributeur évoque le scénario "retirer de l’argent à la banque" grâce au contexte interne (linguistique) établi par carte de crédit. Avaler, en revanche, évoque le schéma d’action d’un être animé, doté d’un gosier et capable d’y faire descendre de la nourriture. Or, la mise en relation syntaxique de ces mots force l’allocutaire à attribuer l’action évoquée par le prédicat avaler à l’automate évoqué par le sujet distributeur, et d’instancier le complément carte de crédit en tant que argument "nourriture" du schéma "avaler". Pourtant, cette tentative d’interprétation se heurte à l’incompatibilité des actions considérées. L’allocutaire va donc immédiatement “ ajuster le sens des mots ” à la situation évoquée (cf. Récanati, ibid.). Il tentera une médiation entre deux possibilités extrêmes : concevoir le distributeur comme un animal doté d’un gosier (lecture littérale) ; considérer qu’avaler désigne aussi l’action d’un distributeur, i.e. ‘retenir’, (lecture substitutive). Ainsi, l’allocutaire finit par créer un contenu propositionnel ajusté, intermédiaire, que l’on peut paraphraser par : "le distributeur a saisi, confisqué la carte de crédit du locuteur". De même les schémas de lion, glaçon ou cochon seront accommodés de manière à s’appliquer à Hernani, Sally et Sam. C’est qui est curieux, c’est que le littéralisme et le contextualisme aboutissent, tous deux, à la même interprétation globale de la phrase métaphorique. Leurs parcours interprétatifs diffèrent néanmoins. Si tous deux 38 Vu que les énoncés ne réfèrent souvent pas directement à la situation hic et nunc, le contextualisme a adopté une attitude cognitiviste et conçoit la signification comme un potentiel d’évocation, plutôt que comme une situation réelle, une situation schématique : un "scénario" et ses actants et actions correspondants (Récanati 2004, ch. 2.6). Or, contrairement à l’approche textuelle, la pragmatique cognitive n’en tire pas les conséquences herméneutiques. Ainsi, le mot pièce peut évoquer le scénario de différentes pratiques relevant de différents discours et genres : "vendre sa voiture à la casse", "collectionner des napoléons", "rénover son petit studio", "aller au théâtre". Le contexte interne est donc bien plus que la phrase isolée, le contexte externe bien plus que la situation hic et nunc. Cf. sur cette problématique herméneutique qui doit englober la problématique pragmatique, infra, III.1.2 et III.1.3. 78 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours partent de la signification linguistique des mots avaler, lion, glaçon, etc., pour le littéralisme, cette signification est positive et pleine, alors que, pour le contextualisme, elle est potentielle et différentielle. Dès le niveau de la phrase, les deux parcours divergent plus radicalement. Selon le littéralisme, on détermine d’abord la signification, contradictoire, de la phrase, hors contexte. Seulement ensuite, on cherche à deviner par inférence le sens énonciatif, cohérent. Le contenu figuré est l’inférence secondaire d’un contenu littéral primaire. Aux yeux du contextualisme, on réconcilie les contenus lexicaux immédiatement : dès le niveau lexical, avaler signifie ‘saisir’, ‘confisquer’. La lecture primaire de la phrase est par conséquent déjà cohérente, figurée. Il n’y a plus de lecture littérale : ce n’est plus la signification, mais le sens des mots déjà interprété en contexte qui entre dans le calcul de la proposition entière. Ainsi, la tension métaphorique reste éphémère, elle n’est ressentie qu’un seul instant, pendant l’ajustement (cf. Récanati, 2004, 5.4-5.6). Rompant avec le littéralisme gricéen, le contextualisme radical dissipe la contradiction et normalise la métaphore. Est-ce, comme l’affirme George Kleiber (1993), “ banaliser la métaphore ” ? 3. LE MILIEU NATUREL DE LA MÉTAPHORE VIVE : LE TEXTE ET SON ENTOUR Nous voici, avec la séparation entre la sémantique immanentiste de la signification et la pragmatique contextualiste du sens, pris entre deux extrêmes : ou bien, comme le fait le générativisme, concevoir la métaphore résolument comme signification contradictoire, pour ne plus lui reconnaître de sens ; ou bien, comme le fait le contextualisme radical, concevoir immédiatement sa pertinence, pour manquer sa contradiction, sa métaphoricité même. 3.1. Vers une conception textuelle du sens 3.1.1. Les apories de l’opposition entre sémantique et pragmatique et la doctrine du double sens Certes, entre ces deux extrêmes se placent deux conceptions intermédiaires, la sémantique de Le Guern et la pragmatique de Searle. Pourtant, même si elles admettent, côte à côte, signification contradictoire et sens pertinent, elles ne peuvent réellement satisfaire – la première étant hybride, la seconde dichotomique. Le Guern mélange immanentisme et 79 Cahier du CIEL 2000-2003 contextualisme, en interprétant le thème (Hernani) en contexte et le foyer (lion) en langue, attribuant une double valeur au foyer, une sorte de polysémie croisée de signification et de sens (Lion rappelons-le signifie, dans l'interprétation de Le Guern, à la fois ‘lion’ et ‘courageux’). Afin d’éviter une telle description hybride et asymétrique, Searle coupe résolument la signification du sens. Déterminer le sens, c’est alors passer par des opérations extralinguistiques fondées sur l’activité inférentielle de l’allocutaire : il s’agit d’inférer ‘S est R’ à partir d’une ressemblance non linguistique entre ‘S’ et ‘P’, fondée sur des conventions. La signification linguistique n’est dès lors qu’un indice arbitraire d’un contenu à dériver. Elle ne fait que “ rappeler ” (call to mind), par sa “ défectuosité ”, la nécessité de chercher du sens, en dehors d’elle. La signification signale le sens, comme la fumée le feu : voilà l’objectivation du sens en question. En tous les cas, on perd de vue la lexis aristotélicienne, composition dans laquelle la métaphore entre comme ingrédient pour déployer sa saveur. Du côté de Searle, on ne parvient pas à comprendre la métaphore comme un phénomène linguistique : pourquoi formuler une métaphore si on peut concevoir et dire son sens en dehors d’elle ? Du côté de Récanati, on ne lit pas la métaphore comme métaphorique. Un accord tacite, entre sémantique et pragmatique, est frappant ici : pour Le Guern, Searle et Récanati, la métaphore est une étape provisoire, qu’il s’agit de dépasser pour en reconstruire le sens39. En fin d’analyse, les trois conceptions demeurent dans le cadre d’une problématique ancienne : celle du double sens, héritage commun de la rhétorique, de l’exégèse chrétienne et de l’herméneutique40. Citons la formulation tardive, laïcisée et limpide que Fontanier (1827/30, 114) en donne avec sa définition de l’allégorie : “ Elle consiste dans une proposition à double sens, à sens littéral et à sens spirituel tout ensemble, par laquelle on présente une pensée sous l’image d’une autre pensée, propre à la rendre plus sensible et plus frappante que si elle était présentée directement et sans aucune espèce de voile ”. Trois suppositions fondent cette définition : (i) une unité peut avoir tout à la fois deux sens ; (ii) le premier “ voile ” le second ; (iii) le second sens est le principal. Comprendre une figure, c’est alors suspendre le sens littéral afin d’apercevoir le sens spirituel (figuré) – c’est dévoiler la figure. Or cette opération allégorique est à l’œuvre dans les trois conceptions discutées : la sélection sémique destitue la signification du foyer (‘lion’) ; l’inférence conventionnelle révoque l’indice ‘S est P’ ; l’ajustement contextuel dissout la contradiction métaphorique – à chaque fois l’opération s’accomplit en faveur 39 Cf. Fontanier (1827/30, 66) : “ les figures des mots ” sont pris “ dans une signification qu'on leur prête pour le moment, et qui n'est que de pur emprunt ”. 40 Sur une critique de cette "doctrine du double sens", cf. Rastier (1987, 168ff). 80 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours du sens principal à découvrir. En fin de compte, la métaphore n’est pas une structure dynamique, mais un résultat ponctuel, isolé : paraphrase lexicale ou propositionnelle. L’argument de Searle est révélateur ici : “ dire qu’une paraphrase de métaphore est médiocre, c’est dire aussi que la métaphore est une médiocre paraphrase de sa paraphrase ” (1979/82, 129)41. 3.1.2. Contre le positivisme atomiste en pragmasémantique L’orientation prédicativo-logique a reproché à la tradition rhétorique d’avoir, en se concentrant sur le mot (onomato), réduit la métaphore à une substitution (cf. supra, I.1.). Nous constatons à présent qu’il ne suffit pas pour autant de se situer au niveau de la phrase pour résoudre les difficultés soulevées par le modèle de la substitution et du double sens : Searle ne substitue plus les mots, mais les propositions. Pourquoi les difficultés persistent-elles ? C’est que l’on considère l’unité linguistique, le mot ou la phrase, comme un signe isolé. Le signe devient signal, atome, dans un face à face avec les interlocuteurs et les objets du monde. “ Or le signe isolé n’est pas observé empiriquement ”, remarque avec laconisme Rastier (1999, III.2). Dans cette situation, il me semble souhaitable de revenir au point de départ ancien : retrouvons l’objet empirique et intégral de la théorie du sens, littéral ou figuré. C’est le texte et son entour, que nous avons déjà entrevu chez Aristote considérant l’aretè de la lexis. (a) Un palier de description n’est pas un objet de recherche Il s’agit d’un changement épistémologique essentiel : il faudrait inverser la direction de la dialectique de recherche adoptée communément (même par Paul Ricœur, cf. supra, la note (11) du prologue et la critique dans Oskui, 2000b). Considérer, de manière tacite ou même explicite, le mot comme unité première, pour ensuite composer la phrase et, éventuellement, le texte, c’est conduire aux apories discutées. Il convient donc, au lieu d’adopter la logique de la compositionnalité suivant Frege, de concevoir d’emblée le texte comme objet fondamental. Avec Rastier (1999, III.5), nous plaidons ainsi pour une “ refondation herméneutique de la sémantique ” : c’est le global qui détermine le local. Nous considérons dès lors le mot et la phrase (et la période, etc.) comme autant de segments de texte, ou de paliers de description – sans les ériger, isolés de leur texte, en unités positives et constitutives. C’est l’interaction des signes au sein d’un texte qui, d’une part, détermine la valeur 41 L’argument searlien de la symétrie entre métaphore et paraphrase suppose une théorie vériconditionnelle du sens, cf. (1979/82, 128) – ce qui scinde le sens en dénotation et connotation (ibid.), tout en affirmant la primauté du sens dénotatif : voilà une variante, connue, de la doctrine du double sens. 81 Cahier du CIEL 2000-2003 de ses composants lexicaux, phrastiques, etc. et qui, d’autre part, crée le rapport aux pôles extrinsèques du texte : à l’univers de discours, à la situation pratique et aux interlocuteurs. (b) Contextualité : dépasser l’opposition immanentisme - objectivisme Le signe, lexical ou propositionnel, isolé du texte, seul dans un face à face avec les instances extralinguistiques : voilà l’origine de la confrontation entre sémantique et pragmatique, immanentisme et objectivisme. Il convient donc d’inverser la hiérarchie entre signification et sens. C’est révoquer notre schéma méthodologique de départ (cf. supra, I.3.). L’objectif primaire de la sémantique des textes n’est pas la signification, artefact de théorie, mais le sens. Le sens est la valeur différentielle observable uniquement en fonction des quatre sphères de définition : une langue particulière (“ dialecte ”), une pratique discursive spécifique (“ sociolecte ”), un usage idiosyncrasique (“ idiolecte ”) et finalement le texte concret (cf. Rastier, 1987, 39sq.). La valeur différentielle minimale est le “ sème ”. Le sème ne représente pas un atome de signification, mais une relation sémantique entre au moins deux unités qui s’inter-définissent, en langue, en discours et dans le texte. La sémantique structurale conçue de la sorte n’est pas immanentiste ou “ intégrée ”, comme le prétend Kleiber critiquant tout “ traitement sémantique de l’interprétation métaphorique ” (1999, 83-85). L’analyse sémique des textes n’est ni immanentiste ni objectiviste42. Elle est à la fois contextualiste, pragmatique et herméneutique43. (c) Primauté des exemples attestés : contre les artefacts théoriques Plaider pour le texte, c’est plaider pour l’acte de parole singulier. Si le sens se dessine de manière différentielle, il convient de respecter l’intégralité du dessin que le locuteur fait à l’allocutaire. La caricature tronquée ne fait plus 42 Elle n’est pas immanentiste, car même le sème “ inhérent ”, i.e. défini en langue, dépend de ce "contexte" virtuel qu’est le champ lexical d’une langue particulière. Elle n’est pas objectiviste, car le sème n’est pas directement la qualité d’un référent réel, ni la partie d’un concept cognitif universel, cf. Rastier (1987, 20-25). 43 Il s’agit de s’installer en amont de la dichotomie entre sémantique et pragmatique, engendrée par la dialectique atomiste qui va du mot à la phrase. L’ambiguïté du terme ‘sémantique’ contribue à brouiller les problématiques. La “ sémantique interprétative ” de Rastier (1987) englobe les problématiques rhétoriques, pragmatiques et herméneutiques, mais redéfinies au sein d’une conception différentielle du sens textuel. Si Kleiber (1999, 90) critique la sémantique interprétative comme un “ modèle structural vitaminé ”, il entend "sémantique" au sens restreint (d’une sémantique de la signification, cf. supra, I.3). Il méconnaît ainsi la dimension pragmatique contextualiste de la sémantique interprétative et il ignore sa dimension herméneutique qui englobe nécessairement la pragmatique (cf. aussi note (37)). 82 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours rire. Autrement dit, produire (poiein), c’est produire un tout unique, comme remarque Aristote dans la Métaphysique (A 981 a 15). Nous ne pouvons donc partager l’optimisme du positivisme logique et atomiste adopté en pragma-sémantique – formulé explicitement par Searle (1979/82, 153) : “ toutes les métaphores n’ont pas la simplicité des exemples que nous allons commenter ; néanmoins, le modèle forgé pour rendre compte des cas simples devrait se montrer capable d’une application plus générale ”. Or les exemples de Searle et d’autres sont “ simples ” en trois sens : non attestés, ils sont des artefacts de théoricien ; isolés de tout texte, ils sont réduits à la forme S e s t P ; et ils sont coupés de leur situation pratique, de leurs discours et genre. Une sémantique des textes ne peut admettre a priori aucune de ces simplifications. Aussi, dans les exemples (3a/b) concernant Sally et Sam, on est obligé de sous-entendre un "contexte zéro", c’est-à-dire une situation type et le discours et le genre correspondants (cf. infra, III.3.1). 3.1.3. Sémantique des textes : l’analyse sémique contextuelle Par “ sémantique ” nous entendons donc désormais la conception différentielle du sens des textes. Rappelons-en les principes élaborés par Rastier (1987, 1989, 1996), en vue d’une définition textuelle de la métaphore. (a) Le sème n’est pas une valeur donnée, mais constituée. En langue, il s’établit par l’interdéfinition des unités au sein d’une classe sémantique ; en contexte (texte, situation), il est actualisé (ou virtualisé) dans une opération interprétative suggérée par un interprétant (variable du contexte linguistique ou sémiotique). (b) Les classes ou paradigmes sémantiques sont structurées et stabilisées à travers les pratiques sociales. Loin d’être universelle, la structure du lexique participe des cultures et de l’histoire44. Les classes se situent sur trois niveaux, micro-, méso- et macrogénériques : le taxème (e.g. //couvert//, //animal//), le domaine (//alimentation//, //cirque//) et la dimension (//concret// vs 44 Cf. Rastier (1987, 111ff.). Les discours remanient les classes codifiées en langue. Le taxème, classe minimale, reflète une situation de choix dans une pratique : ‘lion’, ‘caniche’ et ‘colombe’ peuvent former un taxème //animal// dans le domaine //cirque//. La coprésence de //couvert 1// (fourchette, etc.) et de //couvert 2// (baguettes) dans certains restaurants (//alimentation//), témoigne et de la différence et de l’échange culturels. Mêmes les dimensions en dépendent. Ainsi, les métaphores équivalentes de deux langues-cultures ne se fondent pas toujours sur l’incompatibilité des mêmes dimensions, e.g. “ calcul mental ” (/manuel/ vs /intellectuel/) en français contre “ calcul-cœur ” (/manuel/ vs /émotionnel/) en chinois, cf. Oskui (2004, 210-212). 83 Cahier du CIEL 2000-2003 //abstrait//). Le sème générique marque l’appartenance à une de ces classes. Le sème spécifique distingue un signifié des autres signifiés de leur taxème45. (c) Le vouloir-dire tend à être singulier, le texte à être créatif. Pour en rendre compte, il convient de distinguer entre l’inhérence et l’afférence. Le sème inhérent d’un signifié “ s’hérite ” de la langue, par défaut. Le sème afférent est actualisé suite à une instruction contextuelle (liée à un interprétant du texte, de la situation ou de l’entour). L’afférence que j’appelle sociale provient d’un discours (sociolecte), par “ inférence ” socialement normée (cristallisée dans les topoi, les proverbes, les locutions, etc.). L’afférence textuelle provient, par “ propagation de sèmes ”, des classes sémantiques singulières, construites dans un texte donné. Ainsi le locuteur peut-il, par la composition textuelle (lexis), rejouer les ‘signifiés’46. (d) Dans le texte, les unités sont en interaction. Leurs sèmes s’actualisent ou se virtualisent à travers des parcours interprétatifs. Les sèmes actualisés dans un texte, inhérents ou afférents, constituent des isotopies : des récurrences d’un même sème actualisé dans différents signifiés47. La distinction entre inhérent et afférent neutralise celle entre littéral et figuré, directe et dérivé, dénoté et connoté, etc. En effet, tout sens est con/textuel. (e) Tout texte est produit dans une situation pratique relevant d’une pratique sociale, d’un discours et d’un genre. C’est sa condition pragmaherméneutique48. Le discours et le genre codéterminent ses contenus sémiques à travers les parcours interprétatifs normés. Ce sont toutefois les instructions textuelles qui ont le dernier mot. Cette préexcellence du texte correspond à notre principe herméneutique et à la singularité du “ vouloir-dire ”. (f) Le rapport des unités aux pôles extrinsèques, surtout le rapport référentiel, naît des isotopies génériques d’un texte, notamment du domaine 45 Le sème (micro)-générique /couvert/ définit ‘couteau’, ‘cuillère’ et ‘fourchette’ dans le taxème //couvert//. Le sème spécifique /pour couper/ distingue ‘couteau’ des autres couverts ; le sème /pour un numéro dangereux/ distingue ‘lion’ d'autres animaux de cirque. 46 J’appellerai ‘signifié’ (entre guillemets simples) le contenu sémique occasionnel et variable d’un mot (morphème ou lexie), déterminé contextuellement dans les sphères de définition mentionnées (sans distinguer sémème, sémie etc., cf. Rastier 1987). 47 Dans Le lion du cirque boit du lait, ‘lion’ et ‘boire’ actualisent réciproquement le sème macrogénérique /animal/, inhérent à ‘lion’ et afférent à ‘boire’ ; ‘boire’ et ‘lait’ actualisent le sème mésogénérique /alimentation/, inhérent. Récurrents dans les signifiés en question, ces sèmes constituent deux isotopies, /animal/ et /alimentation/ – pourvu que notre ‘lion’ soit un animal et non pas Zampano dans La strada de Felini. Le fait que le ‘lion’ boive du lait peut virtualiser ses sèmes /carnivore/ et /dangereux/. 48 Contrairement à la supposition de la pragmatique restreinte, la situation de communication ne se réduit donc pas au simple hic et nunc, cf. note (37) et (42). 84 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours actualisé. Ni le signifiant ni le signifié, isolés, ne possèdent par eux-mêmes une référence. Se référer au monde, c’est dessiner une image mentale à partir des isotopies d’un texte. Aussi le référent surgit-il comme une figure circonscrite textuellement sur le fond d’un domaine d’expérience (cf. Rastier 1987, 112 et 1989, II.5). Le sens, textuel, détermine la référence. 3.2. La métaphore comme poly-isotopie – ou pourquoi Tesauro “ sème les métaphores ” Partons donc du fait linguistique que toute métaphore attestée s’inscrit dans un texte particulier produit dans une situation pratique. Dans Il cannocchiale aristotelico (La lunette d’Aristote), Emanuele Tesauro cherche à définir l’“ argutezza ”, l’art de s’exprimer avec ingéniosité et subtilité. Peu après 1650, période des plaidoyers baroques et des condamnations françaises et anglaises, il accorde à la métaphore une importance sans précédent – ce qui l’oblige, à un moment donné, à bien mesurer ses limites : (5) “ Egli è ver nondimeno che il troppo è troppo. Perché così nelle metaphore come nelle altre voci pellegrine hassi a guardar la santa legge de decoro [...]. Ma in generale cotanto ti so dir io, che tu debbi considerar la natura del terreno dove tu semini le metafore. [...]. Se il suggetto è nobile e magnifico, nobile convien che sia obietto rappresentato nella metafora. Come […] Ovidio chiamò il quarto cielo "regiam Solis", et Seneca "templa aetheris" il ciel supremo ” 49. Le segment “ Tu debbi considerar... ” (“ Tu dois considérer la nature du terrain où tu sèmes les métaphores ”), que je souligne, active selon la pragmatique cognitive le schéma métaphorique "appliquer des métaphores à un sujet, c’est semer du grain sur un terrain". Or, du point de vue textuel, nous sommes a présent en mesure de rendre compte de la structuration textuelle dans le Cannochiale de ce schéma métaphorique – dont le schéma n’est du reste qu’une signification abstraite, virtuelle. 3.2.1. Actualiser les sèmes génériques : l’allotopie Actualisation réciproques des isotopies. – L’extrait du Cannocchiale établit deux isotopies mésogénériques, relevant de deux pratiques et domaines différents : l’isotopie /écriture/, manifestée par les signifiés ‘métaphore’, 49 Trad. Yves Hersant (2001, 113) : “ Il est vrai, toutefois, que l’excès reste un excès. Qu’il s’agisse de métaphores ou d’autres termes insolites, il te faut respecter la sainte loi de la convenance […]. C’est qu’en règle générale tu dois considérer la nature du terrain où tu sèmes les métaphores. […]. Si le sujet est noble et magnifique, il convient que soit noble l’objet métaphoriquement représenté. Ainsi […] Ovide a appelé le quatrième ciel "le palais du soleil" et Sénèque a donné le nom de "temples de l’éther" au ciel le plus éloigné. ”. Je souligne. 85 Cahier du CIEL 2000-2003 ‘terme’, ‘loi’, ‘sujet’ d’une part, l’isotopie /botanique/, manifestée par ‘semer’ et ‘terrain’ d’autre part. Notons bien que les signifiés sont des contenus actualisés et déterminés en contexte, suivant le sociolecte et le texte (cf. supra, III.1.2.b). Ainsi, les mots terme, loi ou sujet manifestent l’isotopie /écriture/ dans la mesure où cette isotopie est actualisée tout au long du Cannocchiale : Tesauro y développe, accentuant Aristote, une poétique et rhétorique50. Quant à l’isotopie /botanique/, elle est actualisée mutuellement par ‘semer’, ‘terrain’ et ‘métaphore’. Dans ‘semer’, l’isotopie /agriculture/ s’actualise par présomption, qui se confirme dans ‘terrain’, et qui se précise en /botanique/ par ce sème afférent à ‘métaphore’ (cf. le topos “ les tropes sont les fleurs de la rhétorique ”). Le mot terrain, à son tour, ne s’actualise comme ‘terrain à cultiver’ sur l’isotopie /botanique/ que par les interprétants ‘semer’ et ‘métaphore’. Identification de la relation métaphorique. – Les isotopies /écriture/ et /botanique/ sont en relation métaphorique. C’est dire qu’elles apparaissent dans un contexte qui nous invite ou oblige même à connecter leurs signifiés respectifs, malgré leurs incompatibilités. Le segment Tu dois considérer… incite à former une structure sémantique intégrée. Si l’on attribue aux mots les sèmes casuels qui sont actualisés par leur articulation syntaxique, il apparaît que les contenus ne sont pas compatibles ou solidaires (≠), et ne s’intègrent pas dans une structure cohérente (cf. Rastier 1989 pour la notation) : “ Semer les métaphores ” [ c o n v e n a n c e ] ≠ ←(final) (locatif)→[terrain] ↑ ↑ [Tu = |poète, orateur|] ≠←(ergatif)←[SEMER]←(accusatif)←≠ [métaphore] Aussi les contenus manifestant les deux isotopie sont-ils “ allotopes ”. Suivant Rastier (1987, 187), nous appelons la connexion qui s’établira entre eux métaphorique. Cette description ressemble à la description par schémas que propose Récanati : les arguments fournis par le texte ne s’intègrent pas sans tension dans le schéma de “semer” (ou d’“avaler”, cf. l’exemple (4)). Notons néanmoins que la description cognitivo-pragmatique, isolant la phrase métaphorique, masquent les conditions textuelles et herméneutiques de l’interprétation, que nous allons développer maintenant plus en détail. Lexicalisation et réécriture. – Tous les signifiés allotopes en connexion métaphorique ne sont pas nécessairement lexicalisés dans le texte. Ainsi, dans 50 Selon cette thématique globale, loi se lit ‘loi poétique ou rhétorique’ et non ‘loi de la jungle’, contenu possible dans un texte sur l’exploitation des forêts amazoniennes. 86 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours (A) (cf. le tableau infra), il manque au signifié ‘métaphore’ sur l’isotopie /écriture/ le signifié homologue ‘grain’ sur l’isotopie /botanique/ ; à ‘semer’ dans (B) il manque l’homologue ‘écrire’. Seuls la paire ‘sujet’ et ‘terrain’ dans (C) est complètement lexicalisée. Or on peut selon Rastier “ réécrire ” les homologues non lexicalisés, mais à condition de noter leur statut différent : ‘lexicalisé’ vs |’réécrit’| (1987, 181). Avec la réécriture, on obtient la structuration textuelle d’une connexion métaphorique : Isotopie /écriture/ ↓ ↑ b /botanique/ (A) ‘métaphore’ ↓ |‘grain’| (B) |‘écrire’| ↑ ‘semer’ ‘S’ : signifié actualisé lexicalisé par réécriture ↔ : connexion équative mais allotope l’allotopie (C) ‘sujet’ b ‘terrain’ (D) ‘convenance’ ↓ |‘loi biologique’| |’S’| : signifié actualisé → : réécriture établissant 3 . 2 . 2 . “ Tertium comparationis ” : Identifier les sèmes spécifiques communs La mise en relation des isotopies incompatibles, par un jeu d’actualisation textuelle, correspond à la première étape de l’interprétation métaphorique postulée par Prandi, Kleiber et Searle (cf. supra, II. et note 22). Cette mise en relation allotopique entre les signifiés par leurs sèmes (macroou méso-)génériques incite à déterminer les sèmes spécifiques, communs aux homologues, qui pourrons expliciter leur mise en relation contradictoire. L’actualisation de ces sèmes communs correspond à la deuxième étape conçue par Prandi, Kleiber et Searle. Or, à nos yeux, ce sont les sèmes génériques et les sèmes spécifiques des homologues qui établissent ensemble et simultanément la connexion métaphorique51. Si l’allotopie, générique, crée la contradiction métaphorique, les sèmes spécifiques expliquent et maintiennent les isotopies incompatibles en relation : c’est la tension métaphorique qui crée la dynamique du sens. Une différence décisive entre les conceptions se joue ici. Car, pour la conception textuelle, le sème commun, que la tradition appelle tertium comparationis, n’est pas nécessairement inhérent au signifié du foyer (comme 51 “ Nous appellerons métaphorique toute connexion entre sémèmes [signifiés d’un morphème, D.O.] (ou groupe de sémèmes) lexicalisés telle qu’il y ait une incompatibilité entre au moins un des traits de leur classème [sèmes génériques] et une identité entre au moins un des traits de leur sémantème [sèmes spécifiques] ” (Rastier 1987, 187). 87 Cahier du CIEL 2000-2003 le suppose Le Guern), ni inféré de façon simplement "extralinguistique" ou "conventionnelle" (comme l’affirme Searle). Le sème commun est établi par les différents parcours que l’interprétation d’un texte implique. Ces parcours interprétatifs dépendent du texte. Plus il est élaboré, plus les parcours sont complexes, ce qui se traduit par la construction des afférences textuelles (sèmes afférents, propre à un texte particulier, et qui peuvent se regrouper en “ molécules sémiques ” (cf. Rastier 1989)). Si, en revanche, la métaphore est peu élaborée, peu intégrée dans le texte, le parcours interprétatif consiste à actualiser les afférences socialement normées (comme /courageux/ dans ‘lion’ dans son emploi métaphorique conventionnel). Quant à l’extrait (5), tout dépend de la conception de l’Argutezza, l’écriture subtile et ingénieuse, que Tesauro élabore dans le Cannocchiale. Une fois de plus, les composants s’interdéfinissent : le sens de la métaphore semer des métaphores dépend de la conception de l’argutezza développée dans le Cannocchiale, tout en participant à sa définition. Sans entrer dans les détails de l’interprétation, retenons-en quelques aspects importants. (i) Dans ‘semer’ et ‘grain’, s’actualisent deux sortes de sèmes. D’une part, par le contexte /botanique/, le sème /fécondité/, afférence socialement normé (cf. le topos biblique “ semer du bon grain ”). D’autre part, l’afférence textuelle /maîtrise/ : car, dans le Cannocchiale, l’argutezza est, avec la métaphore comme suprême, un art qu’il s’agit d’apprendre et de maîtriser à la perfection. (ii) Cet art est, pour Tesauro, un art des plus subtils et virtuoses : il s’agit d’accroître "maîtrise" et "fertilité" à l’extrême. Cela pourvoit les homologues (A), ‘métaphore’ et |‘grain’| (/composant/), et (B), |’écrire’| et ‘semer’ (/application/), du trait /intensif/. (iii) Cette productivité extrême des métaphores, selon l’argutezza de Tesauro, doit toutefois être limitée par la “ loi de la convenance ” selon Aristote. Cela oblige, pour ainsi dire, à passer à une culture "extensive" qui prend en compte la nature du "champ d’application" : le ‘sujet’ ou le ‘terrain’. De la sorte s’actualise, dans les homologues (C) et (D) le trait /limitation/. (iv) La métaphore de “ semer ” marque donc une transition entre deux intervalles du temps textuel : (ti) où Tesauro célèbre la métaphore ingénieuse et (tj) où il s’apprête à prendre en considération la “ loi ” aristotélicienne de la convenance qui limite l’excès possible de l’argutezza. La phrase qui introduit cette nouvelle thématique partielle à (tj) marque clairement cette transition : “ il est vrai, toutefois, que l’excès reste un excès ” (cf. (5)) : Isotopie /écriture/ 88 (A) ‘métaphore’ (B) |‘écrire’| (C) ‘sujet’ (D) ‘convenance’ Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours /botanique/ Tertia compa-rationis : |‘grain’| ‘semer’ ‘terrain’ |‘loi biologique’| /composant/ /maîtrise/ /fécondité/ [ /intensif/ ] /application/ /maîtrise/ /fécondité/ [ /intensif/ ] /champ d’appl./ /équilibre/ /limitation/ /règle/ /régularité/ /limitation/ [ /s/ ] : virtualisation d’un trait /s/ Le passage de (ti) à (tj) se traduit par le fait que l’actualisation à (tj) du trait /limitation/ virtualise le trait /intensif/ (actualisé avant). Le trait /intensif/ n’est toutefois que virtualisé, et non neutralisé, dans la mesure où il était actualisé avant (tj) dans ‘écrire’ et ‘métaphore’, et où il sera réactualisé après. Le thème métaphorique “ semer les métaphores selon le terrain ” n’exprime donc pas ici la seule fécondité ou la seule maîtrise. Il exprime l’équilibre maîtrisé qu’il s’agit de trouver entre la fécondité de la métaphore et la nécessité de sa limitation. La métaphore contribue ainsi à la structuration textuelle de l’intervalle entre (ti) et (tj), tout en puisant son sens dans le texte. 3.3. Conclusions Nous avons pu remarquer, ici et là, des similarités entre la conception textuelle et les autres conceptions. Leurs différences sont-elles fondamentales ? Avant de répondre au niveau théorique (3.2), réétudions d’abord les exemples de Searle et de Le Guern (3.1) pour souligner une fois de plus l’importance de la réalité empirique et textuelle des exemples. 3.3.1. Bilan empirique : cochons, lions et autres singes Dépeindre les caractères humains en les comparant aux animaux : c’est un plaisir curieux, inscrit dans toutes les langues. Les rapprochements ne sont pourtant guère fondés sur les connaissances éthologiques, n’ont pas le même sens dans toutes les langues et ne suggèrent pas les mêmes afférences sociales. Un singe n’est pas toujours le même personnage. Maintes conceptions admettent, il est vrai, la variabilité du sens des métaphores animales (cf. e.g. Searle 1979/82). Mais pourquoi n’admet-on pas, outre la variabilité culturelle et conventionnelle, également la variabilité textuelle du sens ? Nous soutenons que seule une sémantique linguistique différentielle peut tenir compte à la fois des variations culturelles, discursives et textuelles (selon le dia-, socio- et idiolecte). Quant à Sam, qui, suivant Searle, est un cochon, ce n’est à l’évidence pas une prise de parole réelle, mais un exemple du théoricien – ni manifesté 89 Cahier du CIEL 2000-2003 textuellement, ni référé à une situation et à une pratique sociale précise. Par conséquent, la question de son interprétation ne se pose pas vraiment. Si nous acceptons néanmoins d’en préciser, suivant Searle, les conditions d’interprétation hors contexte, il ne faudrait pas oublier que toute interprétation implique l’actualisation de sèmes, inhérents ou afférents. (i) Afin d’identifier la métaphore, la considération des seuls sèmes inhérents du comparant cochon, défini dans son taxème en langue, ne permet pas de déterminer, hors contexte, lequel de ces sèmes il convient d’actualiser (c’est pourquoi Searle de même que Le Guern sont conduits à impliquer le contexte des comparés Sam et Hernani). On ne peut donc actualiser le sème /humain/ dans ‘Sam’ que si l’on suppose un contexte minimal précisant que Sam désigne un être humain (ce que fait Searle tacitement). L’interprétation débute nécessairement par ce premier parcours. S’actualise du coup, par disjonction, le sème /animal/ dans ‘lion’. Seulement ensuite, la disparate allotopique entre ‘Sam’ et ‘lion’ apparaît comme interprétant, suggérant d’établir entre eux une connexion métaphorique tout en impliquant un tertium comparationis. Même en contexte minimal, si habituel qu’elle paraisse, la contradiction de la métaphore n’est donc pas donnée, mais s’établit à travers des parcours qui précisent ses conditions d’interprétation. Contrairement à Searle, à Prandi et à d’autres, nous ne pouvons admettre, du point de vue textuel, que la contradiction métaphorique soit littérale, prédicative, intralinguistique au sens d’un positivisme immanentiste52. La métaphore, conventionnelle ou non, n’est pas une donnée positive, mais un fait herméneutique. L’identifier, c’est déjà interpréter ses composants textuels. (ii) Quant au tertium comparationis, Searle ne précise rien, sur le contexte interne (texte) ou externe (situation), qui pourrait nous suggérer des sèmes spécifiques autres que conventionnels. Hors contexte, nous ne pouvons nous référer qu’aux afférences sociales (souvent inscrites dans les dictionnaires sous la rubrique “ figuré ”). Pourtant, même les sèmes conventionnels, relevant de différents domaines pratiques, ne sont pas actualisables hors contexte. Décontextualisée, même la métaphore conventionnelle peut rester ambiguë. Les afférences sociales de cochon relèvent de divers domaines : //alimentation//, //hygiène//, //sexualité//, etc. Seul dans un domaine déterminé, l’interprétation devient possible (tout en demeurant conventionnelle, bien sûr). Par exemple, seul à table (=> /alimentation/), ‘Sam’ se voit attribuer le sème spécifique /glouton/ ou /mange salement/ ou 52 Il est vrai qu’en démontrant la dépendance du sens littéral des “ hypothèses d’arrière-plan ”, Searle semble concevoir la contradiction métaphorique comme contextuelle (1979/82, 124-127). Ces hypothèses d’arrière-plan concernent toutefois les données, positives et universelles, de notre environnement physique – ce qui renforce, paradoxalement, l’immanentisme de la signification littérale et l’objectivation impliquée dans la notion conventionnelle du sens énonciatif. 90 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours les deux à la fois : /goinfre/. L’afférence sociale, notée dans le dictionnaire comme “ figuré ”, s’actualise donc uniquement en présence de l’interprétant qu’est le caractère disparate des isotopies /animal/ et /humain/, mais sur le fond d’un domaine pratique donné. Hors ce contexte minimal, nous ne pouvons constater qu’une ambiguïté, créée par l’artefact qu’est l’exemple d’un théoricien. Bref, la régularité conventionnelle que Searle constate pour l’interprétation métaphorique provient de la conventionalité de ses exemples qu’il qualifie de “ simples ” (cf. supra, III.1.2.c). L’exemple de Le Guern, en revanche, est attesté : c’est doña Sol qui s’adresse à Hernani dans une situation précise, définie par l’intrigue de la pièce de Victor Hugo. De caractère textuel, cet exemple met en doute la généralisation conventionnaliste de Searle. Pourquoi, en ce cas, se fixer d’emblée sur l’afférence sociale de ‘lion’ : /courageux/ ? Pourquoi ne pas considérer, outre cette afférence conventionnelle, les sèmes qui sont textuellement actualisés ? En effet, à la fois lion et, naturellement, Hernani reçoivent maintes déterminations dans la pièce d’Hugo. Esquissons-en quelques traits, sans pouvoir entrer dans les détails : (i) Le signifié ‘lion’ n’est pas seulement actualisé dans la seule métaphore de doña Sol, de manière ponctuelle et isolée. L’isotopie /animal/ traverse la pièce d’Hugo. Elle est spécifiée, textuellement, en /bête de proie/, comprenant outre ‘lion’ les signifiés ‘chien de chasse’, ‘aigle’ et ‘tigre’. Le sens de lion est donc différentiel et textuel. Il dépend, outre de son taxème de définition //bête de proie// déterminé textuellement, des moments de l’intrigue, et des univers constitués par les différents personnages, actants. (ii) Hernani est un lion d’abord pour ses ennemis : noble de naissance, mais rebelle solitaire, il vit en dehors de la société, retiré dans les montagnes de la Catalogne, “ chef de bandits infidèles ”. (cf. e.g. p. 553, p. 577, p. 590). Cela constitue, en interaction avec les sèmes actualisés de ‘lion’, la molécule sémique suivante : /solitaire/, /montagnard/, /sauvage/, /exilé/, /puissant/. (iii) Pour lui-même, Hernani est, inconsciemment, sans le dire, un lion, une bête de proie du fait que, “l’œil fixé sur [sa] trace”, il poursuit Don Carlos, l’assassin de son père, “lentement” et silencieusement (comme un fauve), mais “plus assidu” que les “chiens de palais” (p. 567sq.). Don Carlos, lui, apparaît ainsi, soit comme “l'aigle impérial” qu’Hernani voudrait “écraser dans l’œuf” (p. 581), soit comme “un tigre” (et non pas comme “le lion de Castille”) parce que haï d’Hernani et de doña Sol (p. 612). (iv) Or, dans la quatrième scène de l’acte III (p. 601), doña Sol, dans une ferveur romantique, se jette dans les bras d’Hernani, en s’écriant : (6) “ Vous êtes mon lion superbe et généreux ! ”. Cette métaphore célèbre se laisse interpréter dans plusieurs directions : a) doña Sol est attirée par la force physique et morale d’Hernani ; b) elle 91 Cahier du CIEL 2000-2003 accepte de vivre avec lui, tout en assumant sa condition solitaire, montagnarde, bohémienne et rebelle ; c) elle reconnaît la noblesse d’Hernani, malgré sa condition de marginal; d) elle espère que la générosité de son cœur pourra surmonter la haine et le désir de vengeance (cf. l’ensemble de leur dialogue dans cette scène). La forme textuelle de la métaphore (6), bien distincte de la forme propositionnelle standard Hernani est un lion, est la trace de la structuration textuelle de ces dimensions : énonciatives (“ vous ”, “ mon ”), situant la métaphore dans l’univers de doña Sol (en contraste avec cette "même" métaphore dans les autres univers cités) ; temporelles, la métaphore marquant un moment décisif dans la pièce ; prédicatives (“ superbe et généreux ”), actualisant des nouveaux traits spécifiques et annonçant la virtualisation possible d’autres traits actualisés avant (/vengeance/, /dangereux/, /chasseur/). 3.3.2. Bilan théorique Toutes les conceptions discutées reconnaissent, d’une manière ou d’une autre, deux étapes de l’interprétation d’une métaphore : a) constat d’un conflit entre les éléments mis en relation ; b) recherche d’un autre sens comme solution du conflit initial. La majorité des conceptions vont cependant dédoubler le sens global en signification systématique et sens contextuel, pour délaisser la signification contradictoire en faveur du sens métaphorique, i.e. le substitut lexical ou la paraphrase propositionnelle. La première étape est donc considérée comme provisoire, elle doit être dépassée. Le sens sera coupé de la signification et l’allocutaire obligé de “ construire ” l’interprétation selon son gré. On se retrouve devant le dilemme entre déterminisme linguistique et liberté cognitive absolue. Les conceptions entièrement contextualistes, telle la sémantique textuelle de Rastier et la pragmatique cognitive de Sperber et Wilson et de Récanati, évitent la scission entre sens et signification. Mais la pragmatique cognitive escamote, à sa manière, la première étape du processus métaphorique, ne reconnaissant guère la tension métaphorique. La conception textuelle est donc la seule à réussir deux choses en même temps : ne pas scinder l’objet de la sémantique (en signification et sens, acte de parole directe et indirecte, dénotation et connotation, etc.), et maintenir, néanmoins, la tension métaphorique. La métaphore apparaît comme une forme de connexion textuelle, comme une poly-isotopie. On cesse de découper les fils que tisse le texte. On admet que le sens soit un tissu. Résumons les caractéristiques de la conception textuelle : (i) Le conflit métaphorique ne s’établit plus entre mots isolés, mais entre isotopies, impliquant tous les mots qui manifestent les isotopies incompatibles. Les isotopies incompatibles impliquent non seulement les 92 Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours mots lexicalisés sur l’axe syntagmatique, mais aussi les mots réécrits sur l’axe paradigmatique. L’opposition entre substitution et interaction n’a donc plus lieu d’être. La notion de poly-isotopie prend d’ailleurs en considération le fait qu’un texte puisse établir des connexions métaphoriques entre plus de deux isotopies. (ii) La tension allotope entre les isotopies doit être maintenue et le sera dans la structure textuelle, pour participer à l’actualisation des sèmes spécifiques qui expliquent le conflit métaphorique. Une fois les sèmes spécifiques déterminés, ils établissent à leur tour la connexion métaphorique et renforcent la contradiction ou la tension métaphorique ; car les sèmes spécifiques ne peuvent remplacer les sèmes génériques, chaque type de sème assurant une fonction différente. (iii) Ainsi la conception textuelle n’opère pas de dédoublement de sens qui privilégierait la signification contre le sens, la contradiction contre la cohérence. Tout au contraire, elle maintient une duplicité sémantique, i.e. une poly-isotopie qui complexifie la structure textuelle et les parcours interprétatifs suggérés par elle. Tension et résolution coexistent et enrichissent la dynamique interprétative et le sens textuel. (iv) Il s'ensuit que la solution de l’énigme métaphorique n’est pas nécessairement prévisible. Moins la structure textuelle et métaphorique sont élaborées, plus les sèmes spécifiques s’infèrent suivant les afférences socialement normées, par des topoi, comme dans Achille est un lion, où, depuis Aristote, ‘Achille’ et ‘lion’ se voient attribuer le sème /courageux/. La distinction entre afférence sociale et afférence textuelle permet de rendre compte de la différence entre métaphore habituelle et métaphore vive, sans objectiver ni immanentiser cette différence. C’est pourquoi il convient de donner une place empirique aux variabilités discursives et historiques des métaphores. Donner une place à la parole rhétorique, poétique, juridique etc., c’est admettre l’expérience idiosyncrasique des interlocuteurs. C’est au fond la raison pour laquelle Aristote défend le trope contre l’idéalisme réaliste des platoniciens. Le theôrein métaphorique, la vision ouverte par la métaphore est donc bien une perception, mais une “ perception sémantique ” (cf. Rastier, 2002, VIII). C’est bien un voir, mais à travers le voile des mots qui donnent à voir (cf. Oskui 2000a). L’“ intuición ” dont parle Borges passe par le texte. É PILOGUE Si vous voyez les dents d’un lion, ne pensez pas qu’il est en train de sourire. 93 Cahier du CIEL 2000-2003 Al-Mutanabbî Revenons, à la fin de notre parcours, aux toutes premières origines : avant le concept aristotélicien de la métaphore, il y avait les métaphores d’Homère. N’ayons pas peur du texte homérique. Ayons le courage de regarder en face le lion, dans la merveilleuse traduction de Frédéric Mugler (Iliade, XX, vers 161sq.). : “ En premier s’avança Enée, hostile, secouant Son casque énorme et lourd. Par-devant sa poitrine Il tenait son vaillant écu et brandissait sa lance. Le fils de Pélée, à son tour, bondit à sa rencontre. Tel un lion cruel, que tous les hommes du pays Brûlent de mettre à mort ; tout d’abord, il va, dédaigneux ; Mais qu’un gars belliqueux vienne à le toucher de sa lance, Soudain il se ramasse, gueule ouverte, écume aux dents, Et son âme vaillante gronde au fond de sa poitrine ; De la queue il se bat sans fin les hanches et les flancs, Tandis qu’il s’excite au combat et, l’œil étincelant, Fonce droit devant lui, décidé à tuer un homme, Ou à périr lui-même alors dans les premières lignes : Tel, poussé par sa fugue et son cœur audacieux, Achille courut au devant du magnanime Enée. ” B IBLIOGRAPHIE Aristote (1973), La rhétorique, Paris, Les Belles-Lettres. Aristote (1980), La poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil. Black, M. (1954), “ Metaphor ”, Proceedings of the Aristotelian Society 55. Réimpr. in Black (1962). Black, M. 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Tamba-Mecz, I. (1981), Le sens figuré. Vers une théorie de l’énonciation figurative, Paris, PUF. 96 SAUSSURE ET LE SENS FIGURÉ Patricia SCHULZ Célith, EHESS I NTRODUCTION Dans un certain nombre de travaux déjà, nous nous sommes efforcée de montrer que la métaphore n'existe pas ou, plus exactement, qu'elle est un concept et par conséquent un produit de la réflexion humaine. En tant que telle, la métaphore n'est nullement nécessaire ou inhérente à la langue. Bien au contraire, elle est accessoire, car elle dépend d'un point de vue théorique. Montrer cela n'est pas le propos du présent travail, et nous renvoyons le lecteur à nos travaux ultérieurs53. Ce que nous nous proposons ici, c'est de renforcer notre point de vue en nous servant des descriptions et remarques d'un illustre linguiste mort depuis plus d'un siècle : le linguiste genevois Ferdinand de Saussure. Saussure a écrit sur la métaphore? Il semble que oui – plus ou moins directement et plus ou moins explicitement. De plus, en lisant le paragraphe 23 des Ecrits de linguistique générale54 – publiés à la suite de la découverte, en 1996, de manuscrits qu'on croyait perdus –, il faut se rendre à l'évidence : Le grand penseur suisse n'a guère dû apprécier la métaphore. Selon lui : Il n'y a pas de différence entre le sens propre et le sens figuré des mots (ou : les mots n'ont pas plus de sens figuré que de sens propre), parce que leur sens est 53 Voir par exemple Schulz 2004 Ecrits de linguistique générale (2002) § 23: "Sens propre et sens figuré". Nous remercions Oswald Ducrot de nous avoir fait parvenir ce paragraphe. 54 Cahier du CIEL 2000-2003 éminemment négatif. Pour déconstruire le concept de métaphore, nous le confronterons, dans un premier temps, à la critique que Saussure fait à l'égard d'une règle phonétique. La naissance de la métaphore en tant que règle semble en effet suivre les mêmes principes que certaines règles en phonétique. Dans un second temps, nous attaquerons plus en profondeur : Avec Saussure, on découvrira que la métaphore n'est nullement un concept anodin, mais qu'elle exige un certain type de description du sens des mots que le linguiste qualifie de "positif". 1. UNE RÈGLE SÉMANTIQUE : GÉNÉRALE DE LA MÉTAPHORE DÉFINITION Si on veut donner du phénomène métaphorique une description ou une définition très générale, on pourra le décrire en disant qu'il consiste en …l'occurrence d'une expression E (E2) dans un contexte inhabituel C1, c'est-àdire dans un contexte qui n'est pas le contexte habituel C2 de l'occurrence E (E1). Le texte dans lequel la métaphore est repérée ou identifiée peut être caractérisé comme un "contexte inhabituel". Mais on peut également parler d'emploi inhabituel en considérant l'expression E – en l'occurrence l'expression métaphorique – en elle-même. Si on prend comme exemple prendre racine (E), cela donne la représentation suivante : emploi métaphorique Il sentait ses pieds prendre racine E2 dans C2 (inhabituel) emploi propre/ habituel / littéral Une touffe de dattier a pris racine dans le jardin E1 dans C1 (habituel)55 On observe tout d'abord que le concept de métaphore exige 55 Cette description, très banale en apparence, résume bien selon nous les traits principaux de l'emploi métaphorique. On pourra s'en convaincre en lisant les nombreuses définitions. Quelques exemples au hasard: "une métaphore est le transfert d'un concept [...] dans un domaine conceptuel étranger" (Prandi, 2002, 9) L'auteur souligne à juste titre que cette "définition minimale" reprend, sous une forme légèrement modifiée, la définition d'Aristote. Voir aussi la définition de l'Oxford English Dictionary (OED) (citée par exemple par Black 1954) que nous traduisons comme suit: La métaphore est une figure de parole dans laquelle un nom [E] […] est transporté vers un objet [C1] qui quoique différent est analogue à celui [C2] auquel ce nom [E] s'applique proprement (c'est nous qui introduisons E, C1 et C2). 98 P. SCHULZ- Saussure et le sens figuré (implicitement) la présence de deux termes : un emploi métaphorique (ou inhabituel) qui s'oppose à un emploi propre (ou habituel). Soulignons cet aspect, ce dédoublement des emplois, que nous pensons être au cœur du concept de métaphore : On ne peut parler d'emploi métaphorique que si on lui oppose un emploi propre ; l'un ne va pas sans l'autre. La métaphore est l'opposition même du propre et du figuré. C'est donc à ce point essentiel que Saussure se réfère lorsqu'il oppose le "sens propre" et le "sens figuré" (cf. supra), opposition qu'il qualifie ensuite de non pertinente. Un second aspect concerne le changement (de sens) que subit l'emploi inhabituel ou métaphorique : En effet, dans C2 E devient E2, c'est-à-dire qu'il prend un sens nouveau "b" par opposition à sa signification habituelle "a". En schématisant, on pourrait dire que E1/"a" dans C1 devient E2/"b" dans C2. Cette transformation est généralement désignée sous le terme de "changement de sens". L'emploi métaphorique se caractérise par un changement de sens que prend l'expression E dans un contexte inhabituel. Peu importe que l'on parle d'un emploi "habituel" face à un emploi "inhabituel", d'un emploi "littéral" opposé à un "non littéral" (ou "figuré"), ou encore d'un "normal" par rapport à un "anormal" : Ces notions sont équivalentes et représentent un même état de faits, à savoir l'idée centrale qui ramène le concept de métaphore à un phénomène inévitablement normatif : L'emploi métaphorique est fondamentalement un emploi "anormal" – faire une métaphore, c'est utiliser une expression "hors norme" –, par opposition au "propre" qui, lui, est le représentant de la norme. Ne pas voir cette opposition, c'est refuser de voir l'essence même de la métaphore56. Une des questions qui se pose maintenant est de savoir pourquoi, habituellement, cette norme est sinon taboue, du moins négligée. Pourquoi n'est-elle jamais explicitement théorisée, alors qu'elle est implicitement – et même nécessairement – présente? Car, la métaphore suppose une norme. Bien plus : c'est cette conception "normative" même qui l'engendre. C'est ce que nous nous proposons de montrer. Il apparaîtra alors que cette conception est fort incommode, ce qui pourrait expliquer le silence des théoriciens quant à la nature de cette norme. Mais revenons à Saussure. 56 Nous avons essayé de montrer ailleurs (Schulz, 2002) que la métaphore ne peut pas ne pas être une figure normative. 99 Cahier du CIEL 2000-2003 2 . C OMMENT NE PAS FORMULER DES RÈGLES : ASPECT MÉTHODOLOGIQUE Dans certains paragraphes des Ecrits de linguistique générale (2002), Saussure manifeste son scepticisme à l'égard d'un type de description phonétique. La règle qu'il nous demande de considérer est la suivante : "sanscrit s après k, r et les voyelles autres que a […] devient (donne, se change en) ç" (2001, 56). Ou, plus généralement : "ce qui est s dans tel cas apparaît comme ç dans tel autre" (ibid.). A ce propos, le penseur ébauche une série de réflexions. Selon lui, le reproche majeur est que ce type de règle …ne se propose rien. On part, tout à fait empiriquement, et m a c h i n a l e m e n t , de cette i m p r e s s i o n que la présence de tel élément est en relation avec certaines circonstances et offre un caractère de régularité appréciable. (ibid., 58) (c'est nous qui soulignons). En critiquant l'absence d'orientation et de méthode, Saussure s'en prend à la démarche scientifique même qui est adoptée et qui a présidé à la naissance de la règle. Il constate qu'elle manque de "caractère scientifique", car l'approche a quelque chose d'aléatoire et de non systématique. Si on ne se donne pas un objectif, si la description ne détermine pas au préalable ce qu'elle se propose de montrer, elle devient hasardeuse et par conséquent non scientifique. Saussure précise en effet que l'on finit ainsi par décrire certains éléments sans s'inquiéter du fait qu'il y a "tout à côté dans la même langue une multitude d'éléments de même ordre dont personne ne s'inquiète…" (ibid.). Pourquoi donner une règle pour l'apparition d'un certain élément (en l'occurrence ç), alors que l'on n'en donne pas pour la "grande majorité des autres éléments du même système" (ibid.). C'est ce côté aléatoire et hasardeux qui lui fait caractériser cette règle (d'ailleurs très commune) d'"espèce[s] de règles "phonétiques" qui donne[nt] l'illusion de faits phonétiques". Pourquoi rapprochons-nous cette description du concept de métaphore? Cela peut paraître obscur. Mais, n'est-il pas justifié de s'interroger sur l'objectif que l'on se propose avec la métaphore? On observe en effet que la métaphore est un phénomène admis a priori, et qui ne fait donc pas un instant l'objet d'un doute. A aucun endroit, son "existence" est formulée sous forme d'hypothèse. Au fond, c'est comme avec la règle phonétique citée ci-dessus : Il suffirait de la prononcer – en observant ces phénomènes – pour qu'elle existe. Mais : Que décrit-on en réalité? Et dans quel objectif? Et pourquoi ne se propose-t-on jamais de regarder la "réalité inverse"? Pourquoi ne se demande-ton pas ce qu'il en serait si tel ou tel emploi donné n'était pas vu comme métaphorique? 100 P. SCHULZ- Saussure et le sens figuré Autrement dit, voir des métaphores, c'est faire (nécessairement!) l'hypothèse d'un changement de sens. On suppose que l'expression prendre racine adopte un sens "b" différent de sa signification propre "a". De plus, il s'agit là d'une hypothèse externe, c'est-à-dire non nécessaire en tant que telle. C'est une décision que l'on peut prendre, mais que l'on ne doit pas prendre. Mais si on la prend, il est impératif sinon de la justifier, du moins de la mentionner. Le scientifique, pour être crédible, ne peut, comme le remarque Saussure, partir "tout à fait empiriquement, et machinalement, de [l']impression qu'il en est ainsi" (c'est nous qui soulignons) (ibid.). Quant à nous, nous refusons cette hypothèse externe du changement du sens. Nous allons affirmer avec Saussure qu'un supplice reste un supplice, peu importe que l'on parle "du supplice du gril ou de la roue", ou bien "du supplice de porter des gants trop étroits" (ibid., 79). L'emploi traditionnellement dit "métaphorique" n'en sera plus un pour nous, car ces emplois réalisent le même sens que les emplois dits habituels, la métaphore n'étant qu'une "illusion de fait" (58). 3 . L ' ASPECT SUBSTITUTIF ET NORMATIF DE LA RÈGLE Une autre partie de la règle examinée par Saussure concerne son "aspect substitutif" – et il s'agit là d'un autre point de comparaison avec la règle appelée "métaphore". Selon Saussure, Toutes ces règles de "phonétique instantanée [ont] en réalité pour sempiternelle substance de dire qu'un élément ? (dans les circonstances que l'on indique) est le substitut d'un élément ? (ibid.). Cette idée est également exprimée dans la description initiale de la règle (56), citée ci-dessus : "sanscrit s […] devient (donne, se change en) ç" (c'est nous qui soulignons). Appliquée à la métaphore, on aura la "sempiternelle substance" selon laquelle : Dans un certain type de contexte C2, l'expression E1 devient, se change en ou donne E2. Ou : Une autre manière consisterait à dire que la signification "a" du terme E devient telle autre signification "b" dans tel emploi C2. Mais il y a une autre manière d'aborder l'aspect substitutif de la métaphore. Selon P. Fontanier, la figure est de nature essentiellement substitutive, car, on s'en souvient, pour lui celle-ci est fondamentalement opposée à la catachrèse. Contrairement à cette dernière – qui consiste en une "déviation" forcée d'un mot, pour combler une lacune du lexique –, la figure au contraire, réside dans le fait d'un choix : le choix proposé entre une 101 Cahier du CIEL 2000-2003 expression propre P (désignant l'idée ou l'objet de manière directe) et une expression figurée E (désignant l'objet ou l'idée de manière indirecte – dans l'emploi E2). Genette explicite ce principe en disant : La figure consiste à "se mettre à la place d'un signe propre"57. Ainsi, si je dis le pêcheur a pris racine sous l'arbre…, l'expression prendreracine (E2) se substitue à une manière "propre" ou "directe" de parler, où on aurait dit quelque chose comme le pêcheur est complètement immobile (P). Le principe substitutif joue donc un rôle central dans la métaphore. Nous reviendrons un peu plus loin sur les conséquences de cette hypothèse interne ("interne" car nécessaire ou inévitable dès qu'on postule un emploi figuré). Or, un autre aspect doit être élucidé ici. Car, ce n'est pas tant pour le principe de substitution que nous avons rapproché la "règle métaphorique" de la règle phonétique : C'est bien plus un aspect impliqué par l'idée de substitution et que l'on pourrait nommer le caractèrenormatif de la règle. En effet, Saussure précise que toute règle phonétique de ce type – reposant sur un (prétendu) rapport de substitution entre deux termes ("?" et "?") – suppose que l'un des deux termes, par exemple ?, ait "sur l'autre un rang de prééminence ou de priorité" (ibid., 58). Or, pourquoi […] dire que s sanscrit "devient" ç dans telles circonstances (et nous laissons complètement de côté la grande question de ce mot "devient"), p l u t ô t que de dire inversement que ç sanscrit "devient" s dans telles autres? […] …on ne peut pas plus dire que le terme ? soit remplacé par le terme ? (ou changé en le terme ?) que l'inverse ; il n'y a pas la moindre raison d'attribuer à ? ou à ? la qualité de terme normal par rapport à l'autre (ibid., 59 ; c'est nous qui soulignons). La critique du linguiste suisse porte ici sur le fait que, dès qu'on met en jeu un rapport (de substitution) entre deux éléments, il devient également question d'un ordre relatif à ces éléments, ordre d'apparition ou d'existence. Ou encore : Dès qu'on énonce une telle règle, s'impose non seulement la présence 57 G. Genette, introduction au livre de Fontanier, 1977, 10; voir aussi Schulz, 2000, chap. 2, 1.3. et 2002, où nous avons décrit ce phénomène sous le nom de "principe de substitution". Nous avons également essayé de montrer, que quoi qu'en disent certains théoriciens, la métaphore ne peut pas ne pas être substitutive; ce principe est inhérent même à sa définition. C'est ainsi que déjà Aristote a décrit l'essence de la métaphore en la classant parmi les figures d'élocution (Poétique, chap. 22, 1458a, 18-22): "L’élocution a comme qualité essentielle d’être claire sans être basse. Or elle est tout à fait claire quand elle se compose de noms courants, mais alors elle est basse [...]. Elle est noble et échappe à la banalité quand elle use de mots étrangers à l’usage quotidien. J’entends par là le mot insigne, la métaphore, le nom allongé, et d'une façon générale tout ce qui est contre l'usage courant" (c'est nous qui soulignons). Fontanier reprend cet aspect: "les figures du discours sont les traits, les formes ou les tours [...] par lesquels le langage [...] s’éloigne plus ou moins de ce qui en eût été l’expression simple et commune" (c'est nous qui soulignons), cité par Genette (1977, 9). Voir aussi de nos jours (H. Bénac, 1982): La figure a un "rapport au choix et à l'arrangement des mots". 102 P. SCHULZ- Saussure et le sens figuré de deux termes, mais la priorité de l'un (qui est donc l'équivalent de "zéro") par rapport à l'autre. Or, Saussure remet en cause ce rang de prééminence. Pour lui il n'y a pas de raison d'attribuer une antériorité ou une primauté à l'un ou l'autre de ces termes, car il n'y a aucun argument qui justifie le caractère plus normal de l'un par rapport à l'autre. – A moins que l'on définisse les termes d'une manière que Saussure qualifie de positive. 4. LES MOTS NE SONT PAS DOTÉS D' UNE VALEUR SÉMANTIQUE POSITIVE Si nous reprenons le § 23 (voir introduction), Saussure dit en effet qu'il n'y pas de figure ou de "sens figuré" "parce que le sens [des mots] est éminemment négatif". En retournant cette affirmation, on obtient qu'il n'y a de sens figuré que si le sens des mots est "positif". Notons tout d'abord une chose importante : Cette description implique d'ores et déjà que le sens figuré dépend d'une certaine manière de concevoir le sens – manière que Saussure appelle lui-même "positive" (ibid., 75). Or, en quoi consiste-t-elle? Que fautil entendre par "positif"? Selon Saussure, il s'agit de l'idée que les mots de la langue posséderaient une valeur absolue, que la langue consiste "en un ensemble de valeurs positives et absolues" (ibid., 77). La compréhension de cette idée est complexe. Mais dans cette optique, il faudrait examiner l'hypothèse selon laquelle les mots seraient porteurs des "propriétés de choses" - propriétés qui, en ce sens, existeraient elles-mêmes indépendamment de la langue. C'est croire, selon Saussure, que femme, lune, soleil, etc. sont constitués des propriétés positives d'objets qu'ils sont censés représenter. Saussure donne plusieurs arguments pour montrer l'impossibilité de cette hypothèse. En vue de défendre le sens positif – existant en dehors des mots – il faudrait tout d'abord admettre que "mots" et "idées" puissent être envisagés séparément, c'est-à-dire comme des entités existant indépendamment l'une de l'autre. Or, pour Saussure non seulement cette position est intenable, mais on touche avec cette question à une des thèses majeures de sa linguistique, relative à la nature du langage. Selon lui en effet, et contrairement à ce que tout le monde – linguistes compris – semble enclin à croire – le "signifié" et le "signe" n'existent pas indépendamment l'un de l'autre, et cela même pas pour notre conscience. Les "signes" – en tant que matérialité ou suite de sons phonétique qu'il appelle aussi "figure vocale" – n'ont pas d'existence en eux-mêmes, c'est-à-dire indépendamment des "signifiés". Car, un signe n'existe pour la conscience des sujets parlants qu'en tant que totalité, qu'en tant que mot avec son sens : 103 Cahier du CIEL 2000-2003 …les figures vocales qui servent de signes n'existent pas […] dans la langue instantanée. Elles existent à ce moment pour le physicien, pour le physiologiste, non pour le linguiste ni pour le sujet parlant. (ibid., 73) Dans ce contexte, on peut comparer le signe linguistique aux autres signes des systèmes sémiologiques : Le système de la langue peut être comparé avec fruits et dans plusieurs sens, quoique la comparaison soit des plus grossières, à un système de signaux maritimes obtenus au moyen de pavillons de diverses couleurs. Quant un pavillon flotte au milieu de plusieurs autres [ ], il a deux existences : la première est d'être une pièce d'étoffe rouge ou bleue, la seconde est d'être un signe ou un objet, compris comme doué d'un sens par ceux qui l'aperçoivent. (ibid., 54) Le signe ou la figure vocale, à l'instar de la pièce d'étoffe, n'existe indépendamment que comme objet matériel "sans sens". Et elle n'existera, pour le sujet parlant, qu'en vertu "de la pensée qui s'y attache" (ibid.). Mais de même que le signe matériel n'existe pas indépendamment, de même il en est pour le "signifié", qui n'existe que par et à travers le signe : …les significations, les idées, les catégories grammaticales,[n'existent pas] hors des signes ; elles existent peut-être extérieurement au domaine linguistique ; c'est une question très douteuse, à examiner en tout cas par d'autres que le linguiste ; (ibid., 73) Pour Saussure, "signification" et "signe" ne peuvent être envisagés comme existant indépendamment l'un de l'autre58. Ce qui existe pour Saussure ce sont des [significations] non séparables des signes, vu que ceux-ci ne mériteraient plus leur nom sans signification. (ibid., 72-73) L'existence d'un type d'idées qui seraient indépendantes de tout ce qui est linguistique – sous formes d'entités "cognitives", véhiculées par notre pensée – semble donc fort douteuse pour le suisse. Quoi qu'il en soit, cette existence resterait à prouver (cf. supra), mais par d'autres que le linguiste. Mais Saussure nie la possibilité d'un sens positif par un autre biais. Estce que les entités de la langue sont seulement en rapport – et ceci de manière essentielle – avec les entités du monde – de telle sorte que les premiers devront se définir par le biais des seconds? Est-ce que l'essentiel du mot consiste à 58 Voir aussi: "Il y a, malheureusement pour la linguistique, trois manières de se représenter le mot: La première est de faire du mot un être existant complètement en dehors de nous […]; dans ce cas le sens du mot devient […] une chose distincte du mot; et les deux choses sont dotées artificiellement d'une existence, par cela même à la fois indépendantes l'une de l'autre […]; elles deviennent l'une et l'autre objectives et semblent en outre constituer deux entités." (ibid., 83) 104 P. SCHULZ- Saussure et le sens figuré évoquer l'"idée d'un objet" (ibid., 75)? Ou encore, est-ce que la langue a pour partie constitutive l'essence des objets du monde? Car, si un mot, se rapporte à un objet matériel, on pourrait dire que l'essence même de l ' o b j e t est de nature à donner au mot une signification positive. (ibid., 75) (c'est nous qui soulignons) Mais, cela implique que nous connaissons cette essence, et surtout que nous la connaissons en utilisant la langue. Pour répondre à cette interrogation, Saussure fait appel à ce qui constitue depuis longtemps une évidence pour la philosophie (phénoménologique), mais que la linguistique semble encore ignorer : Ici, ce n'est plus au linguiste de venir enseigner que nous ne connaissons jamais un objet que par l'idée que nous nous en faisons, et par les comparaisons justes ou fausses que nous établissons : en fait je ne sais aucun objet à la dénomination duquel ne s'ajoute une ou plusieurs idées, dites accessoires mais au fond exactement aussi importantes que l'idée principale – l'objet en question 59 fût-il le Soleil, l'Air, l'Arbre, la Femme, la Lumière, etc. (ibid., 75) Notre propos ici n'est pas d'entrer dans des questions philosophiques de fond sur la nature du "monde réel". Saussure souligne cependant là une "vérité" scientifique qui n'est pas sans conséquences pour la description linguistique : Les objets ne sont pas ce que nous croyons qu'ils sont. Il est admis depuis Kant que l'objet en soi n'est pas atteignable, et ne pourra peutêtre jamais, être appréhendé tel qu'il est. Seules sont accessibles à nos sens les façons qu'il a de nous paraître : sa façon d'être phénomène. Pour Saussure, ce sont par conséquent les "idées" que nous nous faisons sur les objets (faire au sens fort de fabriquer) qui déterminent les mots, et non pas des propriétés qui seraient inhérentes à ces objets. Or, cette "fabrication" ne se sert pas d'entités positives, mais de relations d'oppositions. Ou, dans les termes de Saussure : Autrement dit, si le mot n'évoque pas l'idée d'un objet matériel, il n'y a absolument rien qui puisse en préciser le sens autrement que par voie négative. (ibid., 75) 59 Notons que Saussure semble s'adresser ici directement aux rhétoriciens Dumarsais et Fontanier qui, tous les deux, utilisent le terme de propriétés "accessoires" pour décrire le mécanisme figuré. Si la figure est possible, c'est parce que nous pouvons attacher aux mots toute sorte d'idées accessoires et non centrales. Saussure combat donc ce point de vue, car pour lui, vu qu'il n'existe pas de propriétés objectives, inhérentes aux objets, il n'y a que de l'accessoire. 105 Cahier du CIEL 2000-2003 5. V ALEUR NÉGATIVE ET SENS FIGURÉ En fait, le problème qui se pose lorsqu'on décide de prendre le "fait extérieur" (ibid., 75) pour base de la description des mots est, selon Saussure double : Premièrement, il faudra continuellement changer de terme pour le même objet, appeler par exemple la lumière "clarté", "lueur", "illumination", etc. (ibid., 75) Autrement dit, vu la nature de l'objet, qui change constamment pour nous selon l'approche que nous en avons, il faudrait admettre qu'un même objet (comme par exemple la lumière) reçoive de nombreuses dénominations différentes. Or, cette constatation est quelque peu contraire à l'hypothèse initiale, selon laquelle un mot correspond à un objet déterminé. Mais il en résulterait également, deuxièmement que le nom du même objet servira pour beaucoup d'autres : ainsi la lumière de l'histoire, les lumières d'une assemblée de savants. Dans ce dernier cas on se persuade qu'un nouveau sens (dit figuré) est intervenu : cette conviction part purement de la supposition traditionnelle que le mot possède une signification absolue s'appliquant à un objet déterminé ; c'est cette présomption que nous combattons. (ibid.) Nous concluons donc avec Saussure qu'une valeur positive quelconque ne saurait former la base pour une description sémantique : […] en réalité toutes ces dénominations sont également négatives, ne signifient rien que par rapport aux idées mises dans d'autres termes (également négatifs), n'ont à aucun moment la prétention de s'appliquer à un objet défini en soi… (ibid., 75). Et : Aucun signe n'est donc limité dans la somme d'idées positives qu'il est au même moment appelé à concentrer en lui seul ; il n'est jamais limité que négativement, par la présence simultanée d'autres signes… (ibid., 78) Pour Saussure, le sens des mots doit donc se définir de manière négative. Il entend par là que les "idées" que "contiennent" les mots ne se définissent que par le biais d'une relation entre ces mêmes mots : Alors même qu'il s'agit de désignations très précises comme roi, évêque, femme, chien, la notion complète enveloppée dans le mot ne résulte que de la coexistence d'autres termes : le roi n'est plus la même chose que le roi s'il existe un empereur, ou un pape, s'il existe des républiques, s'il existe des vassaux, des ducs, etc. ; - le chien n'est plus la même chose que le chien si on l'oppose surtout au cheval en en faisant un animal impudent et ignoble, comme chez les Grecs, ou si l'on l'oppose surtout à la bête fauve qu'il attaque en en faisant un modèle d'intrépidité et de fidélité au devoir comme chez les Celtes. L'ensemble des idées réunies sous chacun de ces termes correspondra toujours à la somme de celles qui sont exclues par les autres termes et ne correspond à rien d'autre ; 106 P. SCHULZ- Saussure et le sens figuré ainsi le mot chien ou le mot loup aussi longtemps qu'il ne surgira pas un troisième mot ; l'idée de dynaste ou celle de potentat sera contenue dans le mot roi ou dans le mot prince aussi longtemps qu'on ne procédera pas à la création d'un mot différent des premiers, etc. (ibid., 79-80) Et Saussure de conclure : Il n'y a pas de différence entre le sens propre et le sens figuré des mots – parce que le sens des mots est une chose essentiellement négative. (ibid.) Saussure défend sa conception dans de nombreux autres passages, en l'appliquant à d'autres termes (mêmes "abstraits" comme autonomie, indépendance, liberté, individualité) (ibid., 80). Un travail détaillé resterait à faire, qui ne manquerait certes pas d'intérêt. 6. … ET LA MÉTAPHORE N' EXISTE DONC PAS Nous avons tenté de mettre en lumière, en nous appuyant sur Saussure, que la conception du sens figuré et de la métaphore dépend d'une certaine approche sémantique des mots, qualifiée de "positive" par Saussure et de "référentielle" par nous-même : Pour avoir du figuré, il faudrait localiser dans le sens des mots les propriétés du monde – propriétés qui constituerait alors l'état de "norme", quelque chose qui devrait être. Or, en linguistique il n'y a pas d'être, il n'y a que des différences. C'est bien ce qui fait le caractère propre et unique de la langue. Rien n'y est donné de manière positive : Dans d'autres domaines, si je ne me trompe, on peut parler des différents objets envisagés, sinon comme de choses existantes elles-mêmes, du moins comme de choses qui résument choses ou entités positives […] ; or il semble que la science du langage soit placée à part : en ce que les objets qu'elle a devant elle n'ont jamais de réalité en soi, ou à part des autres objets à considérer. (ibid., 65) Rien ne préexiste, ni les idées, ni les signes, ni donc la métaphore. La métaphore n'est pas compatible avec la linguistique saussurienne, une linguistique selon nous très originale et, contrairement à ce qu'on semble souvent prétendre, loin d'être épuisée dans sa nouveauté. 107 Cahier du CIEL 2000-2003 7. B IBLIOGRAPHIE ANSCOMBRE, J.C. et DUCROT, O., 1983, L'argumentation dans la langue, LiègeParis, Mardaga. ARISTOTE, 1965, Poétique, Paris, Les Belles Lettres. BENAC, H., 1982, Dictionnaire des Synonymes, Paris, Hachette. BLACK, M., 1954, "Metaphor", Proceedings of the Aristotelian Society, 55, 273294. CAREL, M., 2002, "Argumentation interne aux énoncés", Revue de sémantique et pragmatique, 11, 101-119. CAREL, M. et DUCROT, O., 1999, "Le problème du paradoxe dans une sémantique argumentative", Langue française, 123, 6-26. DUCROT, O. et CAREL, M., 1999, "Les propriétés linguistiques du paradoxe : paradoxe et négation", Langue française, 123,27-40. DUMARSAIS, César Chesneau, 1977, Traité des tropes – ou des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, Paris, Le Nouveau Commerce FONTANIER, Pierre, 1977, Les figures du discours, 2nd réédition du Manuel classique pour l'étude des tropes de 1821, Paris, Flammarion. PRANDI, M., 2002, La métaphore : de la définition à la typologie, Langue française, 134, 6-20. SCHULZ, P., 2000, Description critique du concept traditionnel de métaphore, P.H.D., E.H.E.S.S., Paris. - 2001, "La métaphore en jeu – une étude rhétorique et linguistique d'un exemple de Léo Malet", Revue de sémantique et pragmatique, n° double 9-10, 219-232. - 2002, "Le caractère relatif du concept de métaphore", Langue Française, 134, 2137. 2004 : Description critique du concept traditionnel de "métaphore", In Sciences pour la communication., Peter Lang SAUSSURE, F. de, 2002, Ecrits de linguistique générale, Paris, Gallimard. 108 MÉTAPHORE ET ÉVOLUTION DU SENS DES LEXIES Jean-François SABLAYROLLES C.I.E.L. Université Paris 7 La marque fig. pour « emploi figuré », fréquemment associée dans les dictionnaires à certaines acceptions de mots polysémiques, correspond à l’analyse dite tropologique des évolutions et changements de sens, traditionnellement pratiquée depuis l’Antiquité jusqu’aux manuels de lexicologie les plus récents, en passant par Dumarsais, A. Darmesteter ou S. Ullmann. L’enseignement tant scolaire qu’universitaire s’inscrit assez naturellement dans cette continuité, et, parmi les tropes, la métaphore joue un rôle de premier plan, encore accru par le développement des théories cognitives. Néanmoins un curieux qui regarde d’un peu près les informations, analyses et indications bibliographiques de l’évolution du sens des mots dans des grammaires, des dictionnaires et des manuels récents ou ayant fait date en matière de lexicologie ne manque pas d’être surpris, voire désarçonné, par nombre de petites différences et par des divergences de fond. Ainsi seul, à ma connaissance, le manuel de F. Gaudin et L. Guespin fait-il une allusion indirecte aux travaux de M. Bréal et A. Meillet dans ce domaine, par le biais de références aux travaux de V. Nyckees. M’inscrivant dans la lignée de ceux-ci, j’examinerai ici ce qui me semble constituer des faiblesses de l’analyse tropologique, en particulier de ses postulats implicites, en même temps que j’abonderai dans le sens des hypothèses concurrentes, socio-historiques, formulées par V. Nyckees, qui sont confortées par la prise en compte des analyses de pragmatique discursive de B.-N. Grunig. Cahier du CIEL 2000-2003 1. DÉSACCORDS ENTRE TENANTS L’ANALYSE TROPOLOGIQUE DE 1.1. Des divergences entre des types d’ouvrages et au sein d’ouvrages du même type La place accordée aux changements de sens des lexies et au rôle de la métaphore est importante dans les manuels de lexicologie qui présentent tous des développements conséquents à ce sujet, alors que les grammaires sont beaucoup moins disertes. Elles se contentent souvent de quelques lignes à ce sujet, confirmant la place de parente pauvre accordée au lexique. Voici ce que l’on peut lire dans trois grammaires récentes. Pour celle de H.-D. Béchade (1994, § 92, p. 74), le seul et même paragraphe auquel renvoient figuré, métaphore et métonymie dans l’index, « on parle de sens figuré (ou dérivé) d’un mot quand ce sens est issu du sens propre mais s’en sépare par image. En d’autres termes, un mot prend des sens nouveaux essentiellement par métaphore et métonymie. La métaphore va, par transposition utiliser un mot déterminé à la désignation d’une réalité quelconque pour la simple raison que ce mot a un point commun avec cette réalité : on dira ainsi les pieds d’une chaise ou un détail croustillant ». Dans la Grammaire méthodique du français de M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul (1994), figuré et métonymie ne sont pas dans l’index qui indique trois renvois pour métaphore, l’un à propos de la violation des règles de sélection syntactico-sémantiques en cas d’emploi métaphorique d’un mot (p. 123, Rem.), un autre au sujet de l’emploi de déterminant avec des noms propres dans le cas d’un emploi métaphorique (Delon est le Clint Eastwood du cinéma français) qui peut être lexicalisé (un harpagon), et le troisième à propos des tropes illocutoires (p. 539, Rem.) : « l’appellation de trope illocutoire se fonde sur le mécanisme des tropes comme la métaphore qui, en rhétorique, remplacent le sens littéral par le sens figuré. ». On remarque que, dans ces trois passages, sauf la mention de la possible lexicalisation de l’emploi métaphorique de noms propres, il s’agit toujours d’une figure de style et non d’un changement durable du sens d’un mot. Dans les pages consacrées aux relations de sens dans le lexique (p. 558-562), on trouve un développement long et bien argumenté sur les traitements homonymique et polysémique, à l’intérieur duquel on lit que deux formes sont polysémiques « si l’on peut dériver l’un des sens à partir d’un autre ». Les passages entre les acceptions des exemples proposés se font « par extension », sauf le dernier étiqueté métaphoriquement, sans plus de précision, pour l’acception 110 J.F. SABLAYROLLES - Métaphore et sens des lexies « manœuvres suspectes » pour cuisine. L’index de la Grammaire descriptive de la langue française de R. Éluerd (2002) ne contient aucun des trois mots recherchés et, dans la petite « annexe » consacrée au lexique et vocabulaire, un paragraphe de quatre lignes note qu’« un mot est polysémique quand il a plusieurs acceptions de sens », que c’est un phénomène normal sans qu’il soit expliqué pourquoi ni quelles relations logiques ou historiques peuvent relier ces diverses acceptions. Ce sont donc trois points de vue différents qui sont adoptés dans ces grammaires à propos de la métaphore. L’une, la dernière, n’en traite pas ; une autre, la première, en fait un des moteurs des changements de sens des mots au cours du temps et ne la mentionne qu’à ce sujet ; et une autre enfin, la seconde, l’évoque à trois ou quatre reprises, essentiellement dans les conséquences grammaticales que l’utilisation de cette figure de style a dans la phrase, avec néanmoins la mention de la possible lexicalisation de l’emploi métaphorique de noms propres et celle d’une relation métaphorique, non justifiée, entre deux acceptions. La consultation de dictionnaires ne dissipe pas vraiment le désarroi du lecteur de grammaires. Leur comparaison mériterait à elle seule une étude spécifique. Je me contenterai ici d’esquisser quelques remarques, à partir de trois dictionnaires monovolumaires courants. Une première divergence est repérable dans les listes des abréviations. Métaphore est absent de celles du Lexis (éd. 1992) ou du Petit Larousse (millésime 1991) mais est présent dans celle du Nouveau Petit Robert (dans sa mise à jour de 1995), alors que ces trois dictionnaires indiquent fig. pour « figuré », « figurément ». Ce dernier opère-t-il des distinctions que ne font pas les deux autres ? Et sur quels fondements ? On cherche, en vain, une réponse dans les préfaces et autres documents informatifs des dictionnaires. L’examen des préfaces est en effet également déceptif et instructif à la fois. Celle, assez longue, de Lexis n’aborde pas le problème des évolutions de sens entre les diverses acceptions d’un mot, que le choix du dégroupement homonymique ne fait cependant pas complètement disparaître et au sujet desquelles il est indiqué, p. X, que « la définition [est] précédée d’un numéro si le mot est polysémique » et, p. XI, que « l’ordre choisi dans l’énumération des sens est celui qui a paru le plus approprié à chaque cas : le plus souvent il s’agit d’un ordre logique allant du plus courant au plus rare, du général au particulier, du sens de la langue usuelle au sens technique ou scientifique ». Le rapport logique entre sens propre et sens figuré brille par son absence, tout comme sont absents de la nomenclature du dictionnaire grammatical figurant en fin d’ouvrage les termes figuré, métaphore ou encore métonymie. La préface, beaucoup plus courte, du PL ne mentionne figuré que dans la description de la « structure type de quelques articles » (p. 7). Il y est 111 Cahier du CIEL 2000-2003 indiqué, à côté de deux autres fonctions —passage d’un emploi libre à un emploi plus ou moins figé et marque d’une subdivision à l’intérieur d’un sens repéré par une lettre minuscule grasse—, que « le losange éclairé est souvent employé pour marquer le passage d’un sens propre à un sens figuré », sans autre explication sur le passage de l’un à l’autre. On ne trouve guère plus d’informations dans la longue préface du NPR. On n’y lit ainsi aucune explicitation des distinctions opérées dans l’emploi des marques figuré et métaphore ou métonymie. En revanche les auteurs justifient, pp. IX et XVII, leur présentation des acceptions selon « une arborescence des significations (polysémie en arbre) » de préférence à une succession linéaire, comme l’a fait Littré. Cette « arborisation », héritée du dictionnaire de Hatzfeld et Darmesteter, « reflète » […] « le cheminement historique » avec des « dates [qui] situent l’apparition des sens particuliers à l’intérieur de l’article » (p. XIII). Peu instruit par les documents périphériques, le lecteur est conduit à se rabattre sur le corps même du dictionnaire pour rechercher sous les entrées des mots figuré, métaphore des indices du fonctionnement de ces marques qui semblent aller de soi et ne pas nécessiter de justification. Pour PL, métaphore est un terme de linguistique et rhétorique dénommant le « procédé par lequel on transporte la signification propre d’un mot à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison sous entendue » et donne comme exemples, qui sont tous des clichés ou des acceptions lexicalisées sans aucune véritable métaphore vive, rhétorique, la lumière de l’esprit, la fleur des ans, brûler de désir, ficelle au sens de « pain ». Les exemples ne correspondent donc qu’imparfaitement à la définition et peuvent laisser croire que la métaphore est essentiellement un moyen de développer la polysémie d’un mot (et l’absence de ce mot dans l’index ne laisse d’être troublante). D’ailleurs le mot métaphore n’est pas présenté comme une figure alors que l’acception III, 2 LING de figure est la « forme particulière donnée à l’expression et visant à produire un certain effet » et que l’acception 2 de figuré se dit du « sens d’un mot qui est perçu comme le résultat d’une figure de style (métaphore ou métonymie) par opposition à sens propre ». Le départ entre le discursif et le lexicalisé, entre ce qui produit de l’effet et ce qui n’en produit pas (et n’est donc pas, sans contradiction, une figure) n’est pas explicité, et le jeu des renvois à sens unique, de l’hyperonyme à l’hyponyme et non l’inverse de surcroît, ajoute à la confusion. La définition et deux exemples du Lexis sont mot pour mot ceux du PL mais la mention rhét. est remplacée par littér. En revanche l’acception 5 de figure 2 est formulée différemment : « Modification de l’emploi de mot, qui donne plus d’originalité à l’expression de la pensée : Figures de mots (euphémismes, métaphore, etc.), figures de construction (ellipse). » On note 112 J.F. SABLAYROLLES - Métaphore et sens des lexies la distinction entre deux types de figures d’une part (les tropes et les autres) ainsi que le remplacement de la métonymie par l’euphémisme et la présence d’un etc. indiquant une liste ouverte. Mais en quoi la lumière de l’esprit donne-t-il de l’originalité à l’expression de la pensée ? La perplexité s’accroît quand on s’aperçoit qu’une des sous acceptions de l’acception 7 de ce même figure 2 est figure de style définie comme un « procédé littéraire par lequel l’idée exprimée reçoit une forme particulière, propre à attirer l’attention ou considérée comme élégante » parce qu’on ne voit pas clairement en quoi cela se différencie de l’acception 5. Pour NPR, la métaphore est une « figure de rhétorique et par extension un procédé de langage qui consiste à employer un terme concret dans un contexte abstrait par substitution analogique, sans qu’il y ait d’élément introduisant formellement une comparaison » et, entre autres exemples de l’emploi du mot, on peut lire que « la métaphore est à l’origine des sens nouveaux d’un mot ». On note la double valeur rhétorique et linguistique du mot métaphore ainsi que la restriction à la transposition du concret à l’abstrait. Celle-ci est discutable, et l’extension de la rhétorique à la linguistique mériterait sans doute des éclaircissements que la dimension du dictionnaire ne permet pas de donner. Quant à l’article figure, il est scindé en trois parties et la partie III, consacrée à la « représentation par le langage », distingue des figures de diction, de construction, de mots (avec un renvoi à trope) et de pensée, avec une liste détaillée pour chacun de ces types de figures. Là où les figures de mots se réduisaient à la métaphore et à la métonymie, on trouve, outre ces deux figures, allégorie, allusion, antiphrase, antonomase, catachrèse, euphémisme, hypallage, ironie, symbole et synecdoque. Face aux non dits et contradictions lexicographiques, l’abondance et la diversité des informations lexicologiques ne tirent pas un lecteur néophyte de l’abîme de perplexité où il est plongé. 1.2. Divergence des lexicologues nombre des tropes : 4, 3 ou 2 ? sur le Selon les manuels de lexicologie qui exposent, exclusivement ou non, la théorie des tropes, on observe en effet une variation dans leur nombre. Cela va du simple au double, de deux à quatre en passant par l’intermédiaire, trois. Le système à deux tropes comprend la métaphore et la métonymie. Dans celui à trois s’ajoute la synecdoque et dans celui à quatre s’ajoute aux trois premiers la catachrèse. Les manuels universitaires les plus récents et les mieux informés optent soit pour trois, soit pour deux, en justifiant plus ou moins précisément leur décision. On peut reconstituer des filières expliquant ces choix. 113 Cahier du CIEL 2000-2003 1.3. Esquisse de filiation Des quatre tropes de Dumarsais, A. Darmesteter (1950-1887 : 46 et 67 sq) exclut la catachrèse, qui réside dans l’oubli de la figure originale, et c’est cette analyse que retiennent tant A. Niklas-Salminen qu’A. Lehmann. Néanmoins la première (1997 : 150) laisse entendre qu’il peut y avoir d’autres cas quand elle évoque « différents types de figures parmi lesquelles on cite souvent les métaphores, les métonymies et les synecdoques », et la seconde (1998 : 79) fait état de contestations sur le statut indépendant de la synecdoque. De fait —et c’est l’autre analyse— S. Ullmann (1951), appliquant la théorie des tropes au système de Saussure et, probablement tout à fait indépendamment, R. Jakobson, dans son article célèbre sur les deux types d’aphasie (1956-1963), ne retiennent qu’une opposition binaire : la métaphore et la métonymie, solution que choisissent d’exposer F. Gaudin et L. Guespin (2000 : 304), se réclamant explicitement de R. Jakobson. Mais au-delà de ces réaménagements internes, on peut et on doit se demander si l’explication tropologique rend bien compte des évolutions, et de toutes les évolutions, de sens des lexies. 2. É VOLUTIONS DE SENS NON TROPOLOGIQUES Le premier postulat discutable, qui n’est d’ailleurs pas partagé par tous les tenants de l’analyse tropologique, consiste en ce que tous les changements sémantiques soient explicables en termes de tropes. Mais cela dépend de l’extension que l’on donne à trope : pour certains, c’est un simple synonyme de figure, pour d’autres c’est restreint aux seules figures de mot. Si l’on s’en tient à cette opposition posée par Fontanier entre les tropes, figures de mots, et les autres figures, figures de pensée, qui portent sur plusieurs mots, on remarque que nombre d’évolutions de sens de lexies ne relèvent pas à proprement parler de tropes. C’est ce que note à juste titre A. Lehmann (1998 : 86 sq) dans un inventaire des problèmes posés par l’analyse des changements de sens, signalant en particulier les limites de l’approche rhétorique (p. 89-90). En voici quelques exemples. 2.1. Figures autres que les tropes Le verbe décéder signifiant originellement « s’en aller » a constitué un euphémisme pour éviter le verbe mourir dont il est devenu ensuite un quasisynonyme. L’adjectif mortel est employé par hyperbole pour qualifier quelque chose d’ennuyeux, mais ce même adjectif qualifie, par antiphrase, en parler 114 J.F. SABLAYROLLES - Métaphore et sens des lexies « branché », quelque chose de très bien, tout comme une perle dans une copie constitue une antiphrase : c’est inverse de la perle « personne ou objet rare et précieux » (ex cité par A. Lehmann). On pourrait citer bien d’autres exemples d’évolution sémantique relevant d’autres figures que la métaphore, la métonymie et la synecdoque, mais on trouve aussi des évolutions qui ne font pas appel à des figures. 2.2. Évolutions non figurées Ces évolutions, présentes dans la plupart des manuels, mais sans référence explicite à des sources, correspondent à deux des « trois grands types [de changements de sens] irréductibles les uns aux autres » qu’A. Meillet, dans la lignée de M. Bréal et Wundt, (1958-1905/1906 : 238) distingue en remplacement de la « classification logique » où « on a présenté les changements de sens comme s’ils étaient l’effet des diverses sortes de métaphores. Le petit livre d’A. Darmesteter sur la Vie des mots est encore tout dominé par ces conceptions a priori ». A. Meillet s’associe aux critiques de M. Bréal sur ce qu’il y a de scolastique dans ce procédé et adopte en les systématisant les analyses mettant « en évidence les réalités psychiques et sociales qui se cachent sous ces abstractions » (ibid.). 2.2.1. Des conditions proprement linguistiques Il y a d’abord les « conditions purement linguistiques » (A. Meillet, 1958 : 239). Un des cas est illustré par le développement du sens négatif des substantifs pas, point, rien par le phénomène appelé par M. Bréal (1897 : 221 sq) contagion. Mais il y a bien d’autres mécanismes relevant de ces conditions proprement linguistiques, ainsi l’apparition de la valeur indéfini de on à partir de homo, de la valeur adversative de mais à partir de magis ou encore l’influence de catégories grammaticales dans l’évolution du sens, illustrée par l’opposition aspectuelle aoriste / parfait en grec ancien qui a abouti à donner à la racine * wei-d. le sens de « voir » du fait de l’aspect ponctuel de l’aoriste et le sens de « savoir » du fait de l’aspect résultatif du parfait. Ce premier type d’évolution ne concerne qu’un nombre limité de mots. Le deuxième type exerce une influence plus vaste dans le lexique. 2.2.2. « Les choses exprimées par les mots viennent à changer » (A. Meillet, 1958 : 241) Il s’agit des cas où se manifeste une évolution du référent avec maintien d’un nom inchangé. Les manuels ne mentionnent que très rapidement, ce type d’évolution du sens, avec l’exemple de tirer (une balle) (A. Niklas, 1997 : 115 Cahier du CIEL 2000-2003 167), avec celui de camion (F. Gaudin et L. Guespin, 2000 : 312). C’est encore plus allusif dans le manuel d’A. Lehmann (1998 : 89) qui signale l’existence de « données syntaxiques ou données extralinguistiques [qui] sont à l’origine de bien des mutations sémantiques » et renvoie à l’exemple du traitement homonymique de grève exposé p. 68. Nombre de lexies voient pourtant leur charge sémantique évoluer ainsi. On continue d’écrire sur du papier même si le support de l’écriture n’est plus fabriqué avec du papyrus. Et certains emploient encore pour cela des plumes (stylos plume plus souvent que les porte-plume d’antan). On a gardé le nom plume pour nommer les objets manufacturés métalliques remplissant la même fonction que les plumes d’oiseau et qui se sont peu à peu substitués à elles. En aucun cas, il n’est nécessaire, ni même souhaitable, de postuler une métaphore fondée sur la ressemblance, bien sujette à caution, des deux objets. Puisqu’il existe assurément des cas d’évolution de sens non figurés, on peut se demander si les cas où on postule des figures ne sont pas susceptibles d’autres analyses, qui ne s’appuient pas sur deux autres postulats de l’analyse tropologique, également discutables. 3. Y A- T- IL TOUJOURS FIGURE DANS CE QUI EST ÉTIQUETÉ SENS FIGURÉ ? Le deuxième postulat réside dans l’identité de l’écart individuel et de l’évolution du sens d’un mot. On en trouve une des plus nettes formulations sous la plume d’A. Darmesteter (1887 : 45-46) : « Quand l’écrivain, suivant le tour de sa pensée, exprime les choses de la façon particulière dont il les sent ou les voit, il ne fait qu’obéir aux mêmes lois de l’esprit que le peuple. Il n’y a point de différence entre les figures du style d’un écrivain et celles de la langue populaire, sauf que chez l’écrivain ce sont des hardiesses individuelles, tandis que chez le peuple, si ces hardiesses sont individuelles à l’origine, elles ont été adoptées par tous, consacrées par l’usage, et sont devenues habitudes de langage. » Mais ce postulat d’identité est vivement contesté par V. Nyckees, comme étant sans fondement (2000 : 143) : « Rien d’abord ne permet d’affirmer que les métaphores créatrices (les métaphores vives), celles que forgent par exemple poètes et écrivains seraient susceptibles du même traitement que les métaphores lexicalisées (entrées dans l’usage). Il y a entre les unes et les autres toute la distance qui sépare le singulier du collectif. » Et, de fait, plusieurs arguments militent en faveur de l’hétérogénéité de ces deux « écarts » sémantiques. 3.1. 116 Hétérogénéité de leur apparition et de J.F. SABLAYROLLES - Métaphore et sens des lexies leur diffusion Alors que les métaphores littéraires sont saisies dans leur création et qu’elles ne passent quasiment jamais dans l’usage commun, comme l’atteste la surprise de M. Barrès de voir l’acception figurée qu’il avait donnée à déraciné entrée dans le dictionnaire après la parution de son livre nommé ainsi, on ne saisit quasiment jamais la naissance de ce qu’A. Darmesteter appelle les « métaphores du peuple ». Elles sont déjà en circulation quand on les repère. Il semble donc difficile d’assimiler les premières à la paternité reconnue, mais sans descendance, aux secondes que l’on ne saisit qu’une fois qu’elles ont commencé de circuler sans qu’on puisse identifier leur créateur et les circonstances de leur création. Cette double différence d’état civil et de vie s’accompagne d’une différence dans leur statut discursif. 3.2. Saillance de la figure et changement en langue incognito Les figures de la rhétorique constituent des écarts intentionnels, repérables et significatifs dans un énoncé particulier, alors que les évolutions de sens, qui sont collectives et passent le plus souvent inaperçues des membres de la communauté, n’obéissent à aucune stratégie expressive. On ne les identifie souvent qu’après, par comparaison avec d’autres états de langue. Le contraste de l’emploi figuré, métaphorique, par rapport à l’usage attire l’attention par son caractère subit et par l’inadéquation du sens connu dans le contexte. Cela oblige l’interprétant à un travail spécifique d’interprétation. Rien de tel dans les évolutions de sens à propos desquels les utilisateurs ne se posent ordinairement pas de question pour élaborer et interpréter les énoncés. Cela tient sans doute à une différence entre la métaphore proprement dite et d’autres mécanismes qui permettent des infléchissements du sens. 3.3. Métaphore et autres mécanismes restriction, extension de sens, analogie : Pour qu’il y ait réellement métaphore, il faut qu’il y ait « aperception instantanée d’une ressemblance entre deux objets » selon M. Bréal (1897 : 130) qui met en garde contre l’imputation abusive à la métaphore des cas de restriction ou d’élargissement du sens dont les causes sont d’ordre social ou historique. « Chaque classe sociale [étant] tentée d’employer à son usage les termes généraux de la langue (id, 121) leur confère des sens plus spécifiques » (ainsi traire pour tirer le lait, dans le monde rural) souvent à l’origine de polysémie (ou d’homonymie, mais c’est un autre débat), comme les multiples sens de opération pour un médecin, un militaire, un boursier, un instituteur, 117 Cahier du CIEL 2000-2003 etc. L’évolution historique a contribué au déplacement du sens de mots comme gain, qui de « récolte » en est venu à signifier le « produit de la récolte », puis le « produit obtenu par toute espèce de travail et même celui qui est acquis sans travail » (id. 129). Dans aucun de ces cas, il n’y a présence simultanée de deux objets mis en regard sur la base d’une ressemblance et donc il n’y a pas de métaphore. Nous reviendrons bientôt sur le fonctionnement de ces mécanismes. A. Meillet (1958 : 246) montre aussi le rôle joué par l’analogie dans la constitution d’un vocabulaire propre à un groupe social : « Les hommes qui exercent une même profession ont à désigner un grand nombre d’objets et de notions pour lesquels la langue commune n’a pas de nom parce que le commun des hommes ne s’en occupe pas. Beaucoup de ces désignations sont obtenues en attribuant à des objets le nom d’autres objets avec lesquels ceux-ci ont une ressemblance plus ou moins lointaine ; on désigne ainsi sous le nom de chèvre telle machine servant à porter ; en anglais cat « chat » est aussi un crampon qui sert à saisir l’ancre (d’après les griffes du chat, etc.). On n’entend marquer par là que des analogies vagues ». Et ces analogies sont d’autant plus vagues qu’une des trois caractéristiques des faits linguistiques rendant possibles les changements de sens consiste en ce « que le mot, soit prononcé, soit entendu, n’éveille presque jamais l’image de l’objet ou de l’acte dont il est le signe.[…] Une image aussi peu évoquée, et aussi peu précisément, est par là même sujette à se modifier sans grande résistance ». (id : 236). Le vague de l’analogie, l’absence de recherche expressive, la circulation à l’intérieur d’un groupe délimité pour des besoins d’interaction et de communication constituent autant de traits différenciateurs avec la métaphore proprement dite. C’est peut-être de ce point de vue qu’on peut résoudre l’opposition évoquée par A. Lehmann (200 : 80-81) entre l’analyse sémique de la métaphore de R. Martin (il faut qu’il y ait au moins un sème commun) et celle de M. Le Guern (il doit y avoir effacement de sèmes différents). Dans le premier cas, il y a une analogie sans nécessaire assimilation des deux objets : c’est une extension de sens fondée sur une analogie, alors que dans l’autre situation, on a une véritable métaphore qui oblige à avoir présents à l’esprit les deux objets simultanément, et à gommer leurs différences. On peut ainsi se passer de figures pour expliquer un grand nombre de cas de changements de sens où on faisait traditionnellement appel à elles. Reste-til des cas où elles soient irremplaçables ? Peut-être, sans doute, mais un troisième postulat de l’analyse tropologique suscite des objections qui sapent les fondements mêmes de ce type d’analyse, si on adopte des points de vue un peu méconnus ou oubliés sur le fonctionnement du lexique. 118 J.F. SABLAYROLLES - Métaphore et sens des lexies 4. Q U ’EST - CE QUE LE SENS PROPRE ? Le troisième postulat sur lequel repose l’explication tropologique consiste dans l’existence, indiscutable et indiscutée, d’un sens propre pour chaque mot. Mais quel est-il, comment le trouver, et surtout existe-t-il vraiment ? Là encore derrière une unanimité de façade (les mots ont un sens) se cachent de nombreuses divergences, sans compter des interrogations plus radicales. 4.1. Sens propre : sens étymologique ou sens logique ? Le sens propre, ou sens premier, est-il le sens étymologique ou le sens logique ? A. Lehmann (1997 : 88) montre, à propos de la polysémie de foyer que « des divergences peuvent se manifester entre l’ordre logique, établi par les tropes en synchronie, et l’ordre diachronique des acceptions. » Le phénomène est fréquent et largement reconnu. C’est tout le problème, évoqué par les préfaces du Littré ou du NPR, du classement lexicographique des acceptions, selon un ordre linéaire (mais avec quel ordre ? : le plus courant d’abord, comme dans le dictionnaire de l’Académie ou reconstituant la filiation des sens comme Littré) ou par arborescence (et avec quelles branches ?). 4.2. Comment le définir ? et l’établir ? Ensuite comment le définir ? On se heurte à la multiplicité des propositions pour définir le sens lexical. Doit-on le définir en termes de sémantique de la référence (du type des conditions nécessaires et suffisantes) ou de sémantique de la signification, si toutefois l’analyse sémique décrit bien les signifiés et non les référents ? Doit-on recourir à des sèmes (mais de quel type ?), à des traits sémantiques, à des atomes de sens ? Quelle place fait-on aux représentations prototypiques et / ou stéréotypiques, et comment les établit-on ? Choisit-on encore d’établir le sens propre en termes de Signifié de puissance et les diverses acceptions en termes de sens subduits ? À côté de ces voies largement diffusées, d’autres propositions méritent d’être examinées. B.-N. Grunig (1989) plaide, dans la constitution par chaque individu de son lexique, pour des charges sémantiques de type encyclopédique associées aux signifiants identifiés en fonction des situations et des contextes des énoncés où il doit les interpréter. V. Nyckees (1998 : 327) prône un retour aux CNS, mais à des CNS revisitées car fondées non pas sur des données 119 Cahier du CIEL 2000-2003 concrètes, objectives, indépendantes des hommes qui parlent, mais sur des « propriétés interactionnelles » puisque « les significations n’ont de sens que par et pour des êtres humains en interrelation. » 4.3. Comment se forme la charge sémantique associée à un signifiant ? Le mérite de ces deux approches, dont on observe la convergence malgré des points de départ éloignés, consiste à prendre en considération des aspects énonciatifs et sociolinguistiques, souvent négligés mais incontournables dans l’acquisition et la transmission du lexique. 4.3.1. La discontinuité de la transmission du (A. Meillet) et la fuite du sens à gauche sens Le deuxième des trois facteurs permettant l’évolution du sens des mots distingués par A. Meillet réside dans la discontinuité de la transmission du sens. Il est curieux que cet aspect fondamental soit si peu mentionné. L’auditeur ou le lecteur ne reçoit pas directement un signifié. Il doit le construire, et dans ce travail, l’interprétation construite diffère nécessairement peu ou prou de la signification émise. Pour reprendre une exemple d’A. Meillet, l’adjectif saoul, originellement « rassasié », a été compris « ivre » —et a gardé ce sens— par des gens qui l’entendaient appliqué à des gens rassasiés de vin et en état d’ébriété. Le mécanisme de l’élaboration individuelle de la charge sémantique associée aux signifiants dans le modèle de la construction du sens dans l’interlocution de B.-N. et R. Grunig (1985) n’est pas foncièrement différent. C’est un des moments de la fuite du sens à droite. Ces conceptions ont l’intérêt de lever la contradiction que constitue l’écart entre les significations puisqu’il ne se situe pas dans un esprit unique, mais que « la discontinuité se trouve répartie sur les deux pôles du dialogue que constituent le locuteur et le récepteur » (V. Nyckees, 1998 : 142). Comme il est impossible que les charges associées alors soient entièrement identiques d’un individu à l’autre, puisque les circonstances, les individus ne sont jamais identiques, on est conduit à mettre en doute l’existence d’un sens propre, unique, indépendant des membres de la communauté linguistique. Et s’il n’existe effectivement pas un sens propre et que « dans la continuelle reconstitution du code à laquelle ils se livrent, les locuteurs ne reçoivent l’assistance d’aucune instance supra-humaine garante d’un supposé vrai sens des mots » (V. Nyckees 1998 : 142), comment mesurer l’écart entre le sens dit propre et les sens dits figurés ? Par ailleurs l’explication tropologique, fondée sur la psychologie 120 J.F. SABLAYROLLES - Métaphore et sens des lexies individuelle, n’explique pas et ne peut pas expliquer le mécanisme de l’extension. Une volonté individuelle n’a pas de prise sur le système et l’évolution de la langue. Là encore les modèles qui ancrent la langue dans la concrétude des échanges entre des hommes appartenant à des groupes différents à une époque déterminée montrent leur supériorité. 4.4. Comment expliquer évolutions de sens ? l’extension des 4.4.1. L’action de la division des hommes en classes sociales : les emprunts sociaux d’A. Meillet Pour A. Meillet, à la suite de M. Bréal, ce sont les échanges entre les groupes sociaux qui font se diffuser des sens que tel ou tel groupe avait associés à des mots de la langue générale. Les « emprunts sociaux » entre des groupes sont d’autant plus nombreux et facilités qu’il existe des multitudes de groupes (classe sociale proprement dite, classe d’âge, groupe professionnel, cercle d’amateurs ou de spécialistes de tel ou tel domaine, etc.) et que chaque individu appartient à plusieurs groupes différents. 4.4.2. Interaction entre les hommes et mutation des expériences collectives (V. Nyckees) Par ailleurs la société évolue au cours du temps, aussi bien dans des aspects matériels que dans les manières de penser ou les préoccupations. Ces « mutations des expériences collectives » expliquent aussi des changements de sens et c’est à « une archéologie des significations qui conduit à interroger sur l’histoire des cultures » que convie V. Nyckees (p. 143). Les significations émergent et se renouvellent « constamment remodelées par l’expérience collective » (p. 296). Ce sont précisément ces ajustements de sens dus à l’interaction qui expliquent aussi bien les changements de sens quand se manifestent des évolutions dans les expériences collectives que la permanence des sens qui s’appuient sur des expériences collectives similaires ou communes pendant un laps de temps plus ou moins long. (voir Sablayrolles 2000 : 22-25) CONCLUSION Quelle place reste-t-il donc à la métaphore ? Une grande place comme 121 Cahier du CIEL 2000-2003 figure de style visant à produire des effets dans un contexte donné. Mais pour ce qui est du changement du sens des mots, je souscris volontiers à la remarque de F. Gaudin (2000 : 312) : « Sans doute que mieux on connaîtra l’histoire des significations, plus l’analyse en termes de tropes verra son domaine de pertinence limité ». Le retour aux conceptions sociologique de M. Bréal et d’A. Meillet et la convergence avec des travaux énonciatifs et pragmatiques récents ouvrent de nombreuses perspectives de recherche sur l’histoire des mots et de la société qui les utilise. B IBLIOGRAPHIE er Béchade H.-D., Grammaire française, coll. 1 cycle, PUF, 1994. Bréal M., Essai de sémantique, Paris, Hachette, 1897. Darmesteter A., La vie des mots étudiée dans leurs significations, Paris, Delagrave, 1897, réed. 1950. Eluerd R., Grammaire descriptive de la langue française, coll. Fac, NathanUniversité, 2002. Gaudin F. et Guespin L., Initiation à la lexicologie française, (De la néologie aux dictionnaires), Champs linguistiques, Duculot, 2000. Grunig B.-N., « Système peu structural et parole fort dialogique », La linguistique n° 2, fasc. 1, 1989, pp. 61-73. Grunig B.-N et R., La fuite du sens, Paris, coll. LAL, Hatier-Credif, 1985. Jakobson R., « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », Essais de linguistique générale, tome 1, 1963, pp. 43-77. Lehmann A et Martin-Berthet F., Introduction à la lexicologie, sémantique et morphologie, Dunod, 1998. e Lexis, Larousse, 2 éd. 1992. Meillet A., « Comment les mots changent de sens », Année sociologique 19051906, repris dans Linguistique historique et linguistique générale, Paris, Champion, 1921 et 1982. Niklas-Salminen A., La lexicologie, Paris, A. Colin, 1997. Nouveau Petit Robert, éd. de 1995. Nyckees V., La sémantique, Belin,1998. Petit Larousse en couleurs, éd. de 1991. Riegel M., Pellat J.-C., Rioul R., Grammaire méthodique du français, Linguistique re e nouvelle, P.U.F., 1 éd. 1994, 3 éd., 1997. Sablayrolles J.-F., « Lexique et processus », Les Cahiers de lexicologie, n°77, 2000-2, pp. 5-26. 122 LA MÉTAPHORE DANS LE PROCESSUS DE DÉNOMINATION DANS LE DOMAINE DE LA PHOTOGRAPHIE Hyunjoo LEE C.I.E.L. Université Paris 7 I NTRODUCTION La présente étude a pour but de démontrer que la dénomination terminologique est un acte procédural, qui, non seulement, évoque un concept spécifique, mais aussi reflète la conceptualisation autour de ce concept. Et l’existence de la métaphore, plus exactement du processus métaphorique en terminologie corrobore cette idée qu'il existe une interrelation entre le système conceptuel et les unités terminologiques. Nous verrons par le biais des termes et des expressions phraséologiques du domaine de la photographie que la métaphore s’engage profondément au coeur du processus de dénomination terminologique, aussi bien au niveau lexical (linguistique) qu’au niveau cognitif. Cahier du CIEL 2000-2003 1. L’APPROCHE ONOMASIOLOGIQUE DE LA TERMINOLOGIE Je voudrais noter que, dans ce travail, nous resterons dans le cadre onomasiologique de la terminologie en ce sens que nous partons toujours du concept ou même de la conceptualisation pour aller vers sa dénomination linguistique. (Nous considérons que l’analyse sémantico-sémasiologique du terme, qui serait par ailleurs très intéressante, dépasse la portée de cette étude.) Pourtant, nous parlerons d’acte de dénomination ou de processus de dénomination et non d’onomasiologie, parce que l’approche onomasiologique, définie par la terminologie traditionnelle, consiste seulement à procurer un terme adéquat au concept a priori, de manière à assurer la monoréférentialité, voire la monosémie. D. S. Lotte,60 un des premiers terminologues, définit les conditions de la systématicité terminologique comme suit : - i) il s'agit d'élaborer le système de la terminologie basé sur la classification hiérarchique, - ii) le terme doit refléter directement les caractères nécessaires et suffisants, - iii) le choix du terme doit refléter le lien commun entre un concept donné et les autres concepts ainsi que la spécificité propre au concept. Les termes du même ordre doivent être établis d’une façon identique. Dans le domaine de la photographie, les meilleurs exemples de formation systématique des termes selon les indications de la terminologie classique sont les suivants : - Appareil photo(graphique) - Appareil photo reflex /Appareil photo compact - Appareil photo reflex numérique / Appareil photo compact numérique - Appareil photo compact numérique autofocus / - Appareil photo compact numérique à focal fixe / - Appareil photo reflex numérique à objectifs interchangeables Il se trouve des cas où les dénominations terminologiques reflètent systématiquement la catégorisation taxinomique des concepts spécifiques, comme ci-dessus. Mais il existe aussi des cas où la dénomination reflète un tout autre type de catégorisation, fondée non pas sur un concept en tant qu’unité déjà classifiée et structurée mais sur des unités ou processus qui 60 Lotte, D.S. (1981: 4) 124 H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie structurent la pensée, consciemment ou inconsciemment. 2. LE PROCESSUS DE DÉNOMINATION TERMINOLOGIQUE DOIT ÊTRE CONSIDÉRÉ DANS LE CADRE COGNITIF L’approche cognitive de la langue et la théorie de la dénomination terminologique ont des bases communes : - Premièrement, les deux points de vue postulent la transparence entre concept et langue. C’est-à-dire que , dans les deux cas, la langue est un support fiable pour savoir comment fonctionne le système conceptuel. G. Lakoff & M. Johnson61 font une remarque sur cet aspect de la langue : “ Comme la communication est fondée sur le même système conceptuel que celui que nous utilisons en pensant et en agissant, le langage nous fournit d’importants témoignages sur la façon dont celui-ci fonctionne ” - Deuxièmement, les deux théories sont d’accord sur le fait que le concept n’existe pas tout seul, qu’il se conçoit, se comprend et a son sens via la relation qu’il a avec d’autres concepts. Cependant, la notion de concept, d’une part, et la notion de système conceptuel, d’autre part, se comprennent d’une manière différente selon chaque point de vue. Dans la terminologie, l’ordre du concept ne se confond jamais avec l’ordre de la langue. Le concept, selon la définition des terminologues, est une unité structurée de pensée par laquelle nous appréhendons le monde. Le concept de la portée terminologique est une entité mentale déjà structurée tandis que le concept du point de vue cognitif est une unité structurant la pensée. Autrement dit, il structure ce que nous pensons, ce que nous percevons, la façon dont nous nous comportons dans le monde et dont nous entrons en rapport avec les autres. Le concept constitue la base profonde de notre pensée à la fois consciente et inconsciente. De plus, le système conceptuel supposé dans la terminologie se focalise sur les relations hiérarchiques (à savoir, la relation logique, dite aussi la relation espéce-genre, et la relation ontologique dite aussi la relation partietout) entre les concepts tandis que l’approche cognitive prend avant tout en considération la catégorisation prototypique due à la ressemblance de famille et la structure gestaltiste du système conceptuel. 61 Lakoff, G. & Johnson, M. (1985: 13-14) 125 Cahier du CIEL 2000-2003 Pour notre part, en recourant à l’approche cognitive, nous voulons problématiser la vision objective de la notion de concept, et poser la question de la position de la terminologie classique vis à vis de la relation entre terme et concept. Nous voulons aussi démontrer que l’onomasiologie terminologique ne pourrait pas pertinemment élucider le mécanisme de dénomination si elle excluait du processus dénominatif le sujet dénominateur ou les énonciateurs-usagers concernés par la dénomination. Nous n’allons pas prolonger ici le débat sur la notion du concept, qui est hors de portée pour le linguiste, mais nous pensons qu’en éclairant les propriétés et les fonctions du terme, nous pouvons dégager le rapport qu’il a avec le système conceptuel. 3. LES PROPRIÉTÉS TERMINOLOGIQUE) DE L’UT ( UNITÉ La terminologie traditionnelle considère que le terme est une unité formelle, dénominative, qui a pour but de désigner le concept a priori, sans provoquer d’ambiguïté et sans créer de polysémie. A. Rey62 remarque que la terminologie classique s’occupe d’ensembles structurés de noms, dénotant des ensembles d’objets (les référents individuels, les particuliers de la logique) groupés en classes par des critères qu’expriment leurs définitions. Et que la terminologie ne s’intéresse aux signes (mots et unités plus grandes que le mot) qu’en tant qu’ils fonctionnent comme des noms dénotant des objets et comme des “ indicateurs de notions (de concepts) ”. Dans ce contexte-là, le terme est d’abord envisagé (i) en tant qu’unité de désignation, le concept est le contenu du terme, et le terme, son étiquette. Du coup, le terme est une unité à fonction dénotative et référentielle. Le terme est aussi vu comme (ii) une unité classificatoire taxinomique parce qu’il a la fonction de refléter le système conceptuel qui est taxinomiquement structuré. De plus, le concept que le terme est censé désigner évoque typiquement une entité, un objet/substance, de sorte que le terme inclut seulement la forme nominale ou substantive dans la terminologie ((iii) le terme en tant qu’unité substantive) comme en témoignent les entrées des dictionnaires spécialisés. Je voudrais noter que, dans notre travail, nous éviterons l’utilisation du mot “ terme ” justement pour cette raison et préconiserons “ unité terminologique ” au lieu de “ terme ”, parce que nous voulons incorporer dans notre corpus les unités de formes non seulement nominales mais aussi verbales et les unités terminologiques phraséologiques (UTP). 62 Rey, A. (1992 : 24) 126 H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie Nous y ajouterons en plus deux critères concernant le statut de l’unité terminologique pour que celle-ci puisse être considérée au sein du processus dénominatif : l’UT est (iv) une unité linguistique, un signe linguistique, ce qui veut dire que l’UT n’échappe pas au phénomène de la polysémie. Et le processus de dénomination dans la terminologie exploite cet aspect de l’UT, de sorte que celle-ci atteste de la polynomie interdomaniale aussi bien qu’intradomaniale. Et, en dernier lieu, l’UT doit être considérée comme (v) une unité cognitive. Elle est une unité cognitive parce qu’elle est une unité de conceptualisation et une unité de compréhension. Les UT reflètent la façon dont les gens concernés par le domaine, qu’ils soient les spécialistes, les amateurs ou de simples curieux, conceptualisent ou comprennent un concept en rapport avec d’autres concepts (soit interdomaniaux, soit intradomaniaux). Or, nous pensons que la métaphore est à la base de notre système conceptuel et de la conceptualisation. Les cogniticiens G. Lakoff & M. Johnson63 disent que “ la manière dont nous pensons, dont nous avons des expériences et dont nous menons nos activités (quotidiennes) dépend, dans une large mesure, de la métaphore ” et nous admettrons que ce jeu de la métaphore ne reste pas limité à la vie quotidienne. Le système conceptuel métaphoriquement structuré s'imprègne aussi bien des expressions de la langue générale que de celles de la langue spécialisée. 4. MENTION DE LA MÉTAPHORE DANS LA TERMINOLOGIE CLASSIQUE Commençons par citer deux auteurs qui témoignent de l'influence du processus métaphorique sur la création terminologique : - i) H. Felber 64 : “ Parfois, il se révèle utile d’attribuer un sens modifié à un terme dont l’usage est courant dans un autre domaine, pourvu que ce domaine soit suffisamment éloigné pour qu’on évite toute ambiguïté. Ce terme est appelé terme transféré ” - ii) M.T. Cabré65 : “ La polysémie est une des ressources les plus productives employées pour accroître le stock lexical d’une langue. L’origine de la majorité des termes polysémiques réside dans une analogie entre deux concepts, qui permet que la dénomination de l’un serve à dénommer l’autre, créant ainsi un nouveau terme sur la base d’une ressemblance sémantique partielle." 63 Lakoff, M. & Johnson, M. (1985: 13) Felber, H. (1987 : 145) 65 Cabré, M.T. (1998 : 187-188) 64 127 Cahier du CIEL 2000-2003 La terminologie spécialisée exploite cette ressources à fond, comme le montrent les exemples suivants : - aile : a) biologie (ornithologie): partie du corps de certains animaux, qui sert à voler b) aéronautique : chacune des parties qui, de part et d’autre d’un avion, présente à l’air une superficie plane et qui sert à soutenir l’appareil en vol - sommet : a) géographie : cime ou partie supérieure d’une montagne b) politique : réunion de représentants de gouvernements ou d’Etats pour traiter de questions internationales de grande importance ” On peut faire trois remarques critiques : i) la métaphore de la terminologie classique prend en considération seulement l’importation ou l’emprunt du terme d’un domaine spécialisé à un autre domaine spécialisé. Mais il se peut aussi qu'un mot de la langue générale fasse l'objet d'un emprunt pour désigner un concept spécifique d’un domaine. ii) deuxièmement, la terminologie classique parle seulement de la métaphore entre deux unités lexicales, mais la métaphorisation se réalise aussi entre deux catégories conceptuelles, ce qui a pour effet que tout l'ensemble lexical relevant d’une catégorie conceptuelle puisse être emprunté à une autre. Nous insistons sur le fait que la métaphore est une question de conceptualisation par le biais d’une autre structure plus familière. iii) Nous pensons qu’il y a de la métaphorisation dans les phrasèmes comme le film reçoit la lumière, la lumière impressionne le film ou la lumière frappe le film. Dans ces trois phrasèmes, le film est conceptualisé comme un récepteur et la lumière comme donneur. Et ce programme est profondément ancré dans la conceptualisation du domaine de la photographie, ce qui permet de créer plusieurs phrasèmes et des UTC de ce genre. Nous pensons aussi que, par exemple, la conceptualisation <LA LUMIERE EST EN MOUVEMENT> est une métaphorisation cognitive, parce que cette conceptualisation est faite par la projection (le mapping) des concepts de base, qui sont directement structurés à partir des expériences corporelles du mouvement, dits "concepts image-schématiques", selon le terme de G. Lakoff & M. Johnson. Citons quelques modèles image-schématiques : il y a le modèle <CONTENANT>, <PARTIE-TOUT>, <LIEN>, <CENTRE- 128 H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie PERIPHERIE>, <SOURCE-CHEMIN-BUT>, etc. Nous allons voir que la lumière est comprise par le schéma <SOURCE-CHEMIN-BUT> et par le schéma <LE MOUVEMENT EXTERIEUR-INTERIEUR (INOUT)>.66 5. LA MÉTAPHORE COGNITIVE DANS PROCESSUS DE DÉNOMINATION DE PHOTOGRAPHIE LE LA Nous allons développer notre analyse en recourant au cadre du modèle cognitif idéalisé (MCI) de G. Lakoff et M. Johnson. En bref, le MCI est un frame cognitif, une gestalt, et il sert comme une base réccurrente qui contribue à la régularité, la cohérence et la possibilité de comprendre notre expérience.67 Le modèle cognitif métaphorique est constitué du mapping (la projection) d’un domaine à un autre domaine ; plus exactement, il est le mapping de la structure du MCI du domaine source sur la structure correspondante du domaine cible. Nous pouvons voir dans la terminologie de la photographie que le mapping des expériences générales sur les expériences spécifiques spécialisées est possible, ainsi que le mapping des expériences d’un autre domaine spécialisé sur des expériences spécifiques spécialisées. Les MCI de G. Lakoff & M. Johnson, validés pour la langue quotidienne comme <LE TEMPS EST UNE ENTITE>, <LE TEMPS EST EN MOUVEMENT>, <LES CHAMPS VISUELS SONT DES CONTENANTS> sont toujours valides dans la terminologie de la photographie. <LA LUMIERE EST UNE SOURCE D'ENERGIE>, <LA LUMIERE EST UNE ENTITE>, <LA LUMIERE EST EN MOUVEMENT> sont des MCI du domaine de la physique qui se trouvent aussi dans le domaine de la photographie. Nous verrons ci-dessus quelques MCI de la photographie qui nous aident à analyser la façon dont les photographes conceptualisent et perçoivent les notions essentielles de la photographie et aussi la façon dont les dénominations et les expressions phraséologiques sont conçues à travers ces modèles. Dans ce travail, nous allons procéder à une analyse autour de quatre unités terminologiques, la lumière, le film, l’appareil photographique, et l’image (photographique), qui correspondent aux quatre concepts essentiels du 66 Notons que cette conceptualisation s'est faite bien avant la découverte physique de la nature des rayons lumineux. Ces jeux de lumière (extérieur-intérieur) et le nom de camera obscura sont mentionnés déjà chez Aristote, et le principe de cet outil, e nous le trouvons dès 12 siècle. Cependant, les études physiques sur la lumière en e tant qu’entité en mouvement ne voient le jour qu'au 17 siècle. 67 Johnson, M. (1987 : 62) 129 Cahier du CIEL 2000-2003 domaine de la photographie. Et en fait, il ne s'agit pas d'un corpus réduit parce que ces termes constituent une matrice productive qui fait naître plus d’une centaine d’unités terminologiques complexes. 5.1. Les modèles cognitifs métaphoriques créent les terminologiques nouvelles idéalises unités D’abord, nous allons regarder les diverses dénominations de l’appareil photographique paru dans le dictionnaire de la photographie. Ce sont : (i) appareil à dos interchangeable appareil de prise de vue appareil panoramique appareil photo argentique appareil photo numérique appareil reflex appareil reflex monoobjectif appareil reflex biobjectif appareil photo reflex numérique (ii) chambre photographique chambre à abattant chambre à soufflet chambre d’atelier chambre de prise de vue aérienne chambre de prise de vue métrique chambre monorail Nous pouvons voir parmi les UT, l’utilisation du mot chambre à la place de appareilphotographique. Mais la métaphore “ appareil photo – chambre ” n’était pas dans un premier temps une pure métaphore. La dénomination chambre vient du latin camera obscura qui se traduit par chambre noire, et en fait, la cameraobscura, l’origine du présent appareil photo, était une vraie chambre, une salle, dans laquelle, on pouvait entrer et observer les jeux de lumière. Mais la disparition de la salle, de la chambre noire, ne nuit pas à la survie des dénominations correspondantes. La base historique fortement imbriquée dans l’esprit humain maintient les UT en tant 130 H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie que telles, même si la technique et la fonction sont hautement développées voire totalement changées. Le rapprochement de l’appareil photo et de la chambre se maintient dans l’histoire de la photographie, même lorsque l'appareil devient portable. Nous pouvons aussi observer, parmi les dénominations concernant les parties de l’appareil photo, l’hérédité dénominative, qui est due à la conceptualisation de l’appareil par le biais de la chambre. Par exemple, l’obturateur est une partie de l’appareil photo qui s'utilise comme une ouverture dont la fonction est de faire entrer la lumière dans la chambre. L’obturateur est souvent considéré comme une fenêtre de la chambre et, les parties mouvantes de cette ouverture ont reçu les appellations comme rideau ou volet, etc. (iii) obturateur à volet obturateur à double volet obturateur à rideau derrière l’objectif obturateur focal à rideaux Les UT (iii) sont des types d’obturateurs dont les trois premiers sont anciens, et seul le quatrième est l’obturateur que l’on trouve dans les appareils argentiques d’aujourd’hui, mais nous pouvons nous apercevoir qu'une conceptualisation cohérente est maintenue. Grâce à l’évolution technique, la matière de l’obturateur est devenue plus souple, ce qui cause le changement de dénomination de volet à rideau. On compare souvent l’appareil photographique à un fusil. Ce n’est pas sans cause parce que comme la chambre noire, il existait réellement les appareils photographiques en forme de fusil ou de revolver. Et ces appareils ont importé toute une série de dénominations liées à une arme à feu pour désigner leurs pièces. Les citations suivantes montrent comment les dénominations photographiques sont envahies par celles du domaine de l’arme à feu : (1) “ Janssen conçoit un appareil baptisé ‘revolver photographique’ qui permet d’obtenir à des intervalles très courts et réguliers une série de clichés successifs ” “ L’appareil, muni d’une c r o s s e , constituerait une espèce de f u s i l p h o t o g r a p h i q u e que l’on dirigerait sur l’oiseau pendant son vol, on déterminerait l’épreuve photographique en appuyant sur la d é t e n t e . Ce serait une c h a s s e dont on rapporterait non l’oiseau mais son image ” “ Si le revolver de Janssen ne ressemble pas exactement à une arme légère (il reprend certes le système du Colt, mais évoque plutôt la configuration extérieure du canon), l’appareil de Marey peut bel et bien se comparer à un fusil. L’objectif réglable est logé dans le c a n o n du fusil. En arrière, montée sur la c r o s s e , une large c u l a s s e cylindrique contient un rouage d’horlogerie. La mise au point se fait par un v i s e u r , 131 Cahier du CIEL 2000-2003 disposé sur la c u l a s s e . Lorsqu’on presse la d é t e n t e du fusil, le rouage se met en marche ” Les dénominations que l’on trouve dans l'exemple ci-dessus comme canon, culasse, crosse ont disparu dans notre présent appareil photographique, mais pourtant, une dénomination comme viseur a toujours survécu. De plus, sous le MCI métaphorique <L’APPAREIL PHOTOGRAPHIQUE EST UNE ARME A FEU>, on voit se développer les nouvelles UT nominales ou verbales métaphoriques ainsi que les UTP : détente, séquence en rafale déclencher / déclencheur viseur / viser, cible / cibler, armer / armement, charger / chargement / chargement au jour / chargement au noir / chargeur snap-shot, shooter, mitrailler chasseur d’images Les verbes shooter et mitrailler appartiennent au jargon du métier et, aujourd’hui, des expressions comme ‘j’ai shooté’ ou ‘je ne mitraille jamais’ sont fréquemment utilisées dans le milieu professionnel pour désigner l’acte de photographier.68 Et nous pouvons envisager, sans grande difficulté, que ces deux dénominations verbales soient issues du modèle cognitif métaphorique <L’APPAREIL PHOTO EST UN FUSIL>. Shooter s’emploie sans connotation négative, mais avec une intensité plus forte qu’une simple prise de vue, tandis que mitrailler s’emploie souvent avec une connotation négative, avec une intensité encore plus forte que shooter. Cela signifie “ appuyer le déclencheur en succession, en rafale, sans beaucoup penser à ce que va donner l’image ”. On pourrait dire que la différence d’intensité entre shooter et mitrailler dans le domaine source de l’arme à feu est transmise afin de désigner la différence correspondante dans le domaine cible de la photographie. Cette métaphorisation a donné au photographe l’image d’un chasseur, d’où le chasseurd’images, et dans ce contexte, si on exagère un peu, il n’est pas absurde que certains aient cru, lors de l’apparition de l’appareil photographique, que cet engin qui ressemble à un fusil et qui les immortalise déroberait leur esprit. 68 Le verbe shooter, qui est un anglicisme, ne peut pas être remplacé par son équivalent français parce que les UT tirer / tirage s’emploient déjà dans le domaine de la photographie, avec un tout autre sens. 132 H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie Ces deux processus métaphoriques montrent que la mise en relation entre l’appareil photographique et la chambre ou le fusil n'en reste pas à ces deux unités lexicales, elle rapproche en fait toute une panoplie des deux domaines concernés, de sorte qu’elle affecte la conceptualisation et la dénomination de nombreux constituants de l’appareil photo. 5.2. Les modèles cognitifs idéalisés schématiques créent les terminologiques méta-phoriques imageunités Dorénavant, nous allons procéder à l’analyse de l’UT lumière. En fait, elle montre un autre aspect de la métaphorisation que celui de l’appareil photo. Apparemment, les dénominations concernant la lumière et les sous-catégories de la lumière montrent conceptuellement et morphologiquement une structure cohérente de formation. Les différents emplois de lumière montrent bien une classification taxinomique, et, dans un premier temps, on a l’impression que cette notion n’est pas sujette à un quelconque processus métaphorique. La lumière n’est pas dénommée autrement, au moins dans le domaine de la photographie, et les nombreux sous-types de la lumière sont exprimés par la même formule, qui est [lumière + extension (déterminant)]. lumière naturelle / lumière artificielle lumière actinique / lumière inactinique lumière réfléchie / lumière incidente lumière dirigée / lumière diffuse lumière frontale / lumière dorsale / lumière latérale / lumière latérale arrière lumière froide / lumière chaude lumière intense / lumière faible lumière principale / lumière secondaire Pourtant, si nous tenons compte des UTP-lumière, nous pouvons nous apercevoir que les prédicats qui sont en cooccurrence avec la lumière révèlent la façon dont on conceptualise la lumière, et il y a des conceptions cohérentes et constantes de la lumière qui sont métaphoriquement structurées. La conceptualisation de la lumière dans le domaine de la photographie est faite en suivant les structures gestaltistes, et les prédicats de l’UTP-lumière activent ou actualisent métaphoriquement cet aspect cognitif. Les UTC pouvant être paraphrasées sous forme phraséologique, nous pensons que l’analyse cognitive des UTP, c’est-à-dire le regroupement des UTP sous les MCI correspondants, pourrait élucider la démarche de dénomination des UTC considérées comme métaphoriques. Par exemple, les emplois ci-dessous de lumière sont des UT puisées dans les textes sur la 133 Cahier du CIEL 2000-2003 photographie qui ne sont pas relevées dans les dictionnaires : lumière douce / calme, lumière adoucie lumière écrasante / frappante lumière rapide / lente lumière entrante la lumière est douce / calme, adoucir la lumière la lumière est écrasante / la lumière écrase les détails de l’image la lumière est rapide / lente la lumière entre dans l’appareil photographique Mais, ces UTC sont des dénominations formées de façon cohérente à partir des modèles cognitif de la lumière ancrés dans l’esprit des photographes ; c'est pourquoi elles ne donnent pas l’impression d'une intrusion dénominative. Regardons maintenant quels sont les modèles cognitifs idéalisés métaphoriques concernant la lumière. La lumière de la photographie se comprend par le biais de quelques modèles cognitifs (idéalisés) : <LA LUMIERE EST UNE ENTITE QUI EST EN MOUVEMENT>, <LA LUMIERE EST LA SOURCE, NOUS SOMMES LE BUT (GOAL)>, <LA LUMIERE EST LA CAUSE DE L’EVENEMENT PHOTOGRAPHIQUE>, <LA LUMIERE (ARTIFICIELLE) EST GROSSIERE OU RUDE>, <L’OBJET PHOTOGRAPHIQUE, LE FILM ET L’IMAGE PHOTOGRAPHIQUE SONT LES RECEPTEURS DE LA LUMIERE>. De tous ces cas, on peut déduire : LA LUMIERE EST ACTIVE <LA PHOTO SAISIT CE QUI EST EN MOUVEMENT>, <LE PHOTOGRAPHE AGIT SUR LA LUMIERE>, <LA LUMIERE ARTIFICIELLE EST PASSIVE> D'où l'on peut déduire : LA LUMIERE EST PASSIVE Dans le livre intitulé Le grand art de la lumière et de l’ombre, qui trace l’histoire de la photographie et du cinéma avant l’avènement de l’appareil photographique ou de la caméra au sens moderne, il y a beaucoup d’informations qui nous conduisent à entrevoir la construction progressive de ces deux classes de projections métaphoriques. Le fragment ci-dessous est une explication de la découverte d’un phénomène dans une salle obscure. Or, les mots utilisés ici donneront naissance aux termes photographiques comme la chambre, le volet, l’ouverture, en même temps qu'aux catégories métaphoriques de la photographie comme l’appareil photo est une salle, l’appareil photo est une salle obscure, l’objet à photographier est à l’extérieur, et en plus, quelque chose qui était à l’extérieur vient à l’intérieur, l’appareil 134 H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie photo capte quelque chose qui est à l’extérieur. (2)“ Si l’on perce un petit trou dans le mur ou le v o l e t d’une s a l l e plongée dans l’o b s c u r i t é , le paysage ou tout objet extérieur vient se projeter à l’intérieur de la salle, en face de l’ouverture ” (p.15) e (3) “ [...] Les différents travaux des astronomes et opticiens du 13 siècle donnent naissance dès cette époque à la véritable camera obscura, qui c a p t e à l’intérieur d’une s a l l e o b s c u r e les i m a g e s extérieures à celle-ci ” (p.17) <LA PHOTO SAISIT CE QUI EST EN MOUVEMENT> (4) Ainsi placée, la chambre noire de la Samaritaine captait le Louvre, le ciel [...] Nicéphore Niépce[...] commence ses recherches sur la fixation des images que l’on peut observer à l’intérieur d’un chambre noire[...] <LA LUMIERE EST ACTIVE> : (5) Dans la photographie, la lumière est toujours perçue comme une entité en mouvement <LA LUMIERE EST EN MOUVEMENT> (6) La lumière traverse l’objectif/ la lumière pénètre dans la chambre noire / cette lumière sera autorisée à pénétrer dans l’appareil / laisser entrer la lumière / une petite ouverture laisse passer le filet de lumière qui est venu se projeter sur le mur / laisser le passage à la lumière / le passage d’un jet de lumière à travers une ouverture quelconque / l’interstice par où se glisse la lumière / filtrage des rayonnements infrarouges / l’éclairage vient de l’arrière / la lumière du soleil entrant par cette ouverture / le phénomène de la projection des rayons lumineux / la présence d’un écran sur lequel viennent se projeter les rayons de lumière (lumière rapide, lumière lente, lumière incidente, flux lumineux, source lumineuse) Ce mouvement part de la lumière pour se diriger vers le film dans l'appareil photographique ou bien vers l’objet à photographier. Le changement de direction peut être provoqué par la réflexion du rayon par l’objet photographique d’une couleur très claire ou volontairement par un réflecteur, mais en général, le mouvement a pour point de départ le soleil (ou bien l’éclairage artificiel) et pour destination le film, en passant par l’ouverture du volet de l’appareil. De ce fait, le film est toujours conceptualisé comme un récepteur par rapport à la lumière qui est en mouvement, et l'appareil photographique fonctionne comme un lieu de passage. Nous pouvons constater que le schéma métaphorique <LA LUMIERE EN MOUVEMENT> est fondé sur le modèle cognitif (image-schématique) de G. Lakoff & M. Johnson <SOURCE-CHEMIN-BUT>. Une simple analyse syntaxique montre le rôle thématique joué par la 135 Cahier du CIEL 2000-2003 lumière, et les exemples attestés montrent les relations qu’ont les autres concepts avec la lumière, ces relations confirmant les conceptualisations de notions plus ou moins structurées dans le domaine de la photographie. <LE FILM EST UN RECEPTEUR> ou <LE FILM EST PASSIF> (7) le film est frappé par la lumière / le film devrait toujours recevoir l’exposition la plus brève / la surface photosensible(film, capteur CCD) reçoit la lumière / la latitude de pose est une faculté qu’ont certains films de supporter une exposition différente [...] / les films très sensibles acceptent des expositions inexactes [...] / les films noir et blanc acceptent couramment des différences de 1 à 3 diaphragmes [...] / la tolérance du film de –1 à +2 diaphragme / le film est sensible à [...] / le film trop sensible (a) lumière “ Transféré ” / film “ Récepteur ” : la même quantité de lumière atteint le film au moment de l’exposition v. transitif [+V], [SN0, _, +SN1] [SN0 [+concret], _, +SN1 [+concret]] Sémantique verbale : se déplacer vers et influer sur N1 la quantité de lumière impressionnera le film durant le temps d’exposition choisie v. transitif + G. Prépositionnel indiquant le temps [+V], [SN0, _, +SN1] [SN0 [+concret], _, +SN1 [+concret]] Sémantique verbale : être transférée et influer sur N1 (b-1) lumière “ Transféré ” / objet photographique “ Récepteur ” : (lorsque) l’objet photographique reçoit la lumière latérale v. transitif +V, SN0, +SN1 SN0 +/-humain, , + SN1 –humain Sémantique verbale : être dirigé vers N1 et être éclairé par N1 (b-2) lumière “ Transféré ” / objet photographique “ Lieu ” : la lumière vient de l’arrière de l’objet photographique v. intransitif + G propositionnel indiquant le lieu de la provenance de N0 [+V], [SN0, _, (+ Prop (+SN1, +Prop, +SN2))] [SN0 [–humain], _, (+ Prop (+SN1 [+loc], +Prop, +SN2 [+concret]))] Rôles thématiques : N0 Transféré / N1 Localisation / N2 Repère de lieu Sémantique verbale : provenance 136 H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie (c) lumière “ Transféré ” / appareil photographique “ Lieu ” : la lumière pénètre l’orifice de l’objectif v. transitif [+V], [SN0, _,SN1] [SN0 [+concret], _, +SN1 [+concret]] Rôles thématiques : N0 Transféré / N1 Lieu de passage de N0 Sémantique verbale : passer par Il y a encore d’autres conceptualisations liées à la lumière. La lumière non seulement fait son mouvement mais elle agit aussi sur le film et donne des effets photographiques qui affectent d’autres constituants. Elle est la cause de ces effets et est considérée comme donneur. <LA LUMIERE EST LA CAUSE DE L’EFFET PHOTOGRAPHIQUE> ou <LA LUMIERE DONNE DES EFFETS PHOTOGRAPHIQUES> (8) la lumière transforme une scène ordinaire en une photo intense / la lumière de côté qui provoque des ombres [...] / la lumière crée du relief et de la profondeur / le soleil écrase tous les détails, Dans ce cas-là, la lumière joue un rôle agentif ou causatif : les hautes lumières écrasent / voilent les détails v. transitif [+V], [SN0, _, +SN1] [SN0 [+concret], _, +SN1 [+/-concret]] Rôles thématiques : N0 A g e n t et Cause / N1 Patient Sémantique verbale : rendre invisible la lumière latérale donne du relief à l’objet de la photo v. transitif [+V], [SN0, _, +SN1, (+SN2)] [SN0 [–humain], _, +SN1 [+abstrait], (+SN2 [+concret])] Rôles thématiques : N0 Cause / N1 Effet / N2 Bénéficiaire Sémantique verbale : causer Dans ce contexte, la lumière a un statut dominant dans la photographie, la lumière agit sur d’autres concepts, elle est un actant qui influe sur le film, l'appareil photo, l’objet photographique ou l’image photographique. Et, dans ce cas-là, les photographes ou l’appareil photo qui est le prolongement de l’oeil du photographe restent passifs, un peu impuissants devant le rai de la lumière sans pitié, ils attendent jusqu’à ce que les bonnes lumières leur soient ‘données’, ils se contentent de ‘se servir de’ la lumière ‘donnée’. 137 Cahier du CIEL 2000-2003 <LA LUMIERE EST LA SOURCE, NOUS SOMMES LE BUT OU LE RECEPTEUR> (9) Je me suis servi de cette lumière qui me donnait silhouettes et ombres / cette prise de vue dépend totalement de la lumière de l’instant / on doit observer la lumière naturelle et apprendre à lire la lumière <LA LUMIERE EST PASSIVE> : Mais il y a une autre phase de la conceptualisation de la lumière, qui, à mesure du développement de la technique (concernant les procédés de tirage), et des nouvelles inventions (de l’éclairage artificiel, surtout), lègue sa place d’actant à d’autres éléments du scénario, par exemple au photographe ou à l'appareil photo. Peu à peu, on arrive à réaliser le rêve des photographes, à agir sur la lumière, à la contrôler, à la maîtriser. Les photographes acquièrent un peu plus d’autonomie vis à vis de la lumière. <LA LUMIERE EST GROSSIERE OU RUDE, ET DOIT ETRE ADOUCIE> (10) Adoucir la lumière, gérer / contrôler / corriger la lumière <LA LUMIERE ARTIFICIELLE EST PASSIVE> (11) le photographe dirige / diffuse / manipule / contrôle / concentre / transforme / adoucit / utilise / projette / construit / maîtrise / fait / joue avec / écrit avec / mesure (avec le posemètre) / fait rebondir la lumière (lumière disponible/ faire venir / retenir la lumière) <LA LUMIERE PASSIVE> REPRESENTEE SUR L’IMAGE EST (12) Le photographe détaille / adoucit / assombrit / éclaircit la lumière On peut faire la même analyse syntaxique sur ce genre de conceptualisation de la lumière, où la lumière joue le rôle de patient, et où le photographe parvient à dominer la lumière. on mélange les deux lumières (SL) v. transitif [+V], [SN0, _, +SN1] [SN0 [+humain], _, SN1 [+concret]] Rôles thématiques : N0 Agent / N1 P a t i e n t Sémantique verbale : utiliser N2 simultanément on peut retenir / empêcher la lumière d’atteindre le négatif (RL) 138 H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie v. transitif [+V], [SN0, _, +SN1] [SN0 [+humain], _, +SN1 [+événement] Rôles thématiques : N0 Agent / N1 Patient et Transféré Sémantique verbale : bloquer le mouvement de N1 on peut corriger (détailler / assombrir) les hautes lumières lors du tirage (LR) v. transitif [+V], [SN0, _, +SN1] [SN0 [+humain], _, SN1 [+concret]] Rôles thématiques : N0 Agent / N1 P a t i e n t Sémantique verbale : modifier ou rendre plus visible on calcule / mesure la lumière réfléchie et incidente (EP) v. transitif [+V], [SN0, _, +SN1] [SN0 [+humain], _, +SN1 [–comptable]] Rôles sémantiques : N0 Agent / N1 P a t i e n t Sémantique verbale : rendre en chiffre l’entité physique i) On parvient à mesurer la lumière, grâce au posemètre : l’appareil de mesure photométrique traduit la lumière captée par la cellule il y a des posemètres qui mesurent la lumière réfléchie et il y en a qui mesurent la lumière incidente on effectue la mesure de la lumière tous les posemètres conçus pour mesurer la lumière réfléchie sont calibrés pour interpréter les luminosités mesurées comme un gris neutre. ii) On parvient à maîtriser la lumière, grâce à l’éclairage artificiel : on peut rééclairer le sujet avec une lumière artificielle on peut diffuser la lumière du flash on envoie un éclair correspondant à un ou deux diaphragmes de moins on effectue une prise de vue en mélangeant les deux lumières on diminue l’intensité de l’éclair on doit équilibrer la lumière on adoucit la lumière en la faisant rebondir sur une paroi comment maîtriser la lumière ? on joue avec la lumière Ou bien on peut contrôler la lumière lors du tirage : 139 Cahier du CIEL 2000-2003 utiliser les différents types de lumière selon les papiers “ retenir ” consiste à empêcher la lumière d’atteindre certaines zones de la feuille de papier iii) On peut maîtriser la lumière sur l’image : on affaiblit la densité des hautes lumières tout en conservant celle des ombres69 pour voiler les hautes lumière du tirage on doit ‘faire venir’ les hautes lumières Du coup, comme remarque le photographe Ferrante Ferranti, “ Le photographe observe la lumière, la traque, mais aussi la guide, voire la sculpte et même la recrée ”. Pourtant, même si on devient le manipulateur, voire l’auteur de la lumière, notre conception sur la lumière n’est pas tellement contradictoire par rapport à la première position, puisque nous comprenons toujours de la même façon les propriétés de la lumière. La lumière est en mouvement, provoque des effets et donne un impact indifféremment à tout ce qu’elle touche, à des objets photographiques. Avant de ‘créer’ ou ‘faire’ la lumière, nous devons (ou l’appareil doit) analyser, traduire, interpréter la lumière ‘donnée’, et la lumière même si elle est artificielle, même si elle est plus maniable, en sorte que nous pouvons contrôler la quantité, la densité, l’aspect de la lumière, celle-ci ‘émettant’, ‘jetant’ toujours des rayons. Ainsi est maintenue la cohérence structurelle de la conceptualisation métaphorique de la lumière. L’histoire de la lumière et du photographe ne s’arrête pas là. L’avènement de la photo numérique a renforcé et accentué cette attitude dominante du photographe envers la lumière. La différence entre la photo argentique et la photo numérique se résume en un seul mot : la libération par rapport au film. La fonction du film est remplacée par celle du capteur CCD (charged couple device). La lumière réagit sur le capteur CCD et, le capteur CCD contient des milliers de photodiodes qui ont la même fonction que la surface photosensible du film et qui conservent l’image que la lumière a laissée en frappant les photodiodes. Nous observons que les fonctions du film et du capteur CCD sont presque les mêmes. Mais il se trouve une grande conversion perceptive, puisque, dans la photo argentique, le film et l'appareil photographique reçoivent la lumière, et on ne trouve pas d’expressions actives comme le film capte la lumière. Le film est toujours considéré comme une 69 On parle de la ‘quantité’ de lumière, lorsqu’il s’agit d’une [lumière rayon lumineux] émis par des sources lumineuses. Et, on parle de la ‘densité’ de la lumière lorsqu’il s’agit de la [lumière représentée] sur l’image. 140 H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie entité passive par rapport à la lumière ; comme nous avons vu ci-dessus, la lumière affecte le film, qui, avant l’arrivée de la lumière, était vierge. Le film réceptionne, reçoit la lumière ou le film est frappé par la lumière. Par contre, on voit bien que, dans la dénomination même du capteur, l’appareil photo numérique et ses petites puces, voire les photographes ne restent pas passivement exposés sous la lumière, ils captent la lumière et la modifient. 6. E N GUISE DE CONCLUSION Notre travail consistait à démontrer que la formation des unités terminologiques est une affaire de processus dénominatoire, un acte langagier qui n’exclut pas la part cognitive des sujets-énonciateurs. Dans ce cadre, le lien direct entre le concept et le terme du point de vue de la terminologie classique est remis en question ; le terme est en rapport avec le concept par l’intermédiaire de la manière dont la communauté linguistique perçoit, comprend ou conceptualise cette entité conceptuelle, voire le système conceptuel. La métaphore cognitive, dite aussi métaphore profonde, conspire à replacer les créations des unités terminologiques au sein du processus de dénomination. En effet, notre remise en question n’est pas un renversement total des principes terminologiques classiques, mais un petit réajustement de la mise au point ; si la terminologie prône l’approche onomasiologique, c’est-à-dire, la recherche du terme pertinent pour le concept à désigner, comment ne pas inclure dans cette démarche le sujet qui appréhende et dénomme ce concept ? 141 Cahier du CIEL 2000-2003 B IBLIOGRAPHIE Cabré, M.T. (1998 ) : La terminologie. Théorie, méthode et applications, Armand Colin, Paris. Felber, H. (1987) : Manuel de terminologie, Infoterm, Paris. Johnson, M. (1987): The Body in the Mind, The University of Chicago Press, Chicago. Lakoff, G. (1987): Women, Fire and Dangerous Things, The University of Chicago Press, Chicago. Lakoff, G. (1990): “ The syntax of metaphorical semantic role” dans Semantics and the Lexicon, éd. J. Pustejovsky, Kluwer Academic Publishers, Netherlands. Lakoff, G. & Johnson, M. (1985): Les métaphores dans la vie quotidienne, Les éditions de Minuit, Paris. Lotte, D.S. (1981) : “ Principes d’établissement d’une terminologie scientifique et technique ” dans Textes choisis de terminologie, éd. G. Rondeau, H. Felber, Girsterm, Québec. Rey, A. (1992) : La terminologie. Nom et notions, coll. Que sais-je ?, Presses universitaires de France, Paris. Temmerman, R. (2000): Towards New Ways of Terminology Description, John Benjamins Publishing Company, Amsterdam / Philadelphia. 142 LA MÉTAPHORE DE LA MISE EN LUMIÈRE DANS LE LANGAGE COURANT : ET SI ON TIRAIT ÇA AU CLAIR ? Soumaya LADHARI C.I.E.L. Université Paris 7 1. I NTRODUCTION L’importance du processus métaphorique dans le langage est aujourd’hui reconnue. Depuis la publication de Metaphors We Live By de Lakoff and Johnson la métaphore a reçu une nouvelle définition aussi étendue qu’abstraite. D’une simple figure de style où l’on substitue un terme à un autre, on en est venu à des définitions qui font référence à des phénomènes cognitifs profonds. Selon Lakoff (1996 : 165) la métaphore « …est un mécanisme cognitif qui a rapport aux concepts et non pas seulement aux mots et qui a trait principalement au raisonnement. La métaphorisation conceptuelle opère une projection entre domaines conceptuels. » La théorie de la Métaphore Conceptuelle est un domaine de recherche central dans le champ plus large de la linguistique cognitive. Au sein de ce domaine, les notions de Domaine Source (DS), Domaine Cible (DC), projection (mapping) métaphorique, schèmes expérientiels, inférence etc., sont devenus un vocabulaire commun pour l’exploration et l’analyse des phénomènes linguistiques et conceptuels liés à la métaphore. Les principes et les conclusions de ce cadre d’analyse ont été appliqués dans nombre d’études Cahier du CIEL 2000-2003 qui dépassent le champ de la linguistique. Le présent article s’inscrit dans le cadre de cette théorie et se propose d’étudier le comportement métaphorique d’une série de vocables appartenant aux champs sémantiques de la lumière et de l’obscurité et servant à l’expression en français de la facilité et de la difficulté de compréhension. Ne dit-on pas, quand quelque chose nous paraît évident, que c’est clair et net, que sinon quelques éclaircissements seraient les bienvenus? De même pour signifier qu’un point donné nécessite une explication on dirait qu’on devrait tirer cela au clair, y jeter plus de lumière, y apporter une clarification, etc. Pour élucider une affaire qui nous paraît opaque ou sombre on cherchera à en éclairer les zones d’ombre, on exigera plus de transparence et surtout on s’armera de beaucoup de lucidité. Ce sont ces observations et ces expressions, entre autres, qui ont guidé notre réflexion. Dans le but de parvenir à une caractérisation claire du réseau de relations métaphoriques qui relient ces expressions, nous avons formé une base de données tirée du journal Le Monde de l’année 1994 sur laquelle nous avons appliqué nos hypothèses pour en vérifier la validité. Il convient toutefois de noter que les expressions métaphoriques relevées ne s’appliquent pas toutes au domaine du savoir et de l’intellection, (ex : voix claire, sourire lumineux, etc.,). Cependant, le choix de se limiter à ce domaine cible (DC) est délibéré. C’est le lien entre la clarté et la compréhension d’un coté et l’obscurité et l’incompréhension de l’autre que ce travail vise à explorer. Concernant la métaphore qui nous intéresse ici, aucune étude, à notre connaissance, n’a été exclusivement consacrée à l’investigation des liens conceptuels qui relient la lumière à l’intelligibilité. Lakoff et Johnson (1980 : 57) ont signalé, très brièvement, les métaphores suivantes : « COMPRENDRE, C’EST VOIR ; LES IDEES SONT DES SOURCES DE LUMIERE ; et LE DISCOURS VEHICULE LA LUMIERE. ». Se penchant sur la structure sémantique et le changement sémantique, Sweetser (1990) a creusé la question de la polysémie des verbes de perception dans une approche synchronique et diachronique à la fois. Elle a très brillamment souligné les liens essentiellement métaphoriques qui relient les différents sens qu’un terme peut prendre au cours de son évolution historique. Nous nous proposons, à travers la présente étude, de combler ce qui apparaît comme une lacune pour la connaissance du français. Notre point de départ sera les unités lexicales et expressions telles qu’elles sont relevées dans leurs contextes d’origine. Nous nous inscrivons dans l’approche méthodologique définie, entre autres, par Grevy (2000, 11) qui propose « not a pure constructed way, but empirical constructialism, where we show how metaphors really work and then construct our thesis.” Après une présentation du cadre général dans lequel nous nous 144 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière positionnons et du corpus sur lequel est fondée la présente étude (2), nous passerons à une lecture statistique des résultats obtenus (3). Nos résultats seront ensuite analysés (4) afin d’arriver à la caractérisation finale de la structure conceptuelle externe et interne de la métaphore. 2. C ORPUS ET MÉTHODOLOGIE Le corpus sur lequel se fonde notre analyse a été élaboré, rappelons-le, à partir des numéros du quotidien Le Monde pour l’année 1994. Il comporte les listes d’occurrences des vocables suivants : clarifie(r, ent), clarté(s), clair(e/s/es), clairement, clarifiant(s/e/es), clarification(s), éclaire(er, ent), éclairé(s/e/es), éclairant(s/e/es), éclairci(r, ssent), éclairci(s/e/es), éclairage(s), éclaircissement(s), clairvoyance, clairvoyant(s), clair-obscur, élucide(er, ent) élucidation, lucidité, lucide(es), lucidement, translucide(s), perspicace, perspicacité(s), lumière(s), lumineux(se/ses), illumine(r, ent), illumination(s), brille(r, ent,), brillant(e/s/es), éclate(r, ent), éclatant(e/s/es), éclat(s), net(te/s/tes), jour, transparaître(aît, aissent), transparent(s/e/es), transparence(s), limpide(s), limpidité(s), obscurcir, obscurité(s), obscur(s/e/es), opacité, opacifier, opacification, ombre(s),, etc., Le Monde, journal quotidien d’expression française, couvre plusieurs secteurs de la vie politique, économique, sociale et culturelle. Des genres et des auteurs différents y sont représentés. Cette diversité thématique et discursive nous assure une certaine représentativité dans nos résultats, dans la mesure où le contenu reflète ce qui est dit dans différents domaines et différentes situations discursives par différentes personnes. Le choix des mots à étudier s’est fait au fur et à mesure. Nous avons commencé par étudier la fréquence d’emploi des mots apparentés aux champs lexicaux de la clarté et de la lumière. Nous avons ensuite analysé minutieusement le contexte des résultats obtenus ainsi que les définitions données dans différents dictionnaires. Les premiers vocables candidats étaient les synonymes et les antonymes et, dans un second temps, tous les mots reliés par étymologie à la notion de lumière et d’obscurité (ex : lucidité, perspicacité, limpide, etc.) Une fois le travail de sélection préliminaire terminé, nous avons procédé à l’identification des occurrences métaphoriques en général et de celles s’appliquant à notre DC en particulier. Les occurrences ont été replacées dans leur contexte d’origine afin d’être analysées. Le travail de balisage a été fait manuellement afin de distinguer les emplois métaphoriques des emplois littéraux dans un premier temps. Ensuite, nous avons isolé les métaphores ayant un rapport avec la compréhension. 145 Cahier du CIEL 2000-2003 Le balisage manuel présente des avantages certains en termes de qualité, cependant l’opération est coûteuse en temps. De plus, le linguiste devient le seul juge de la métaphoricité ou non des expressions qu’il analyse. Cette limitation est simplement inévitable comme le souligne M.H. Fries-Verdeil (1999) : 48-55) qui, citant G. Low, affirme que ce dernier « passe en revue différentes sources d’identification des métaphores (le chercheur, l’auteur luimême, une troisième personne) et conclut qu’aucune de ces méthodes n’est totalement dépourvue de subjectivité. » 3 . L ECTURE STATISTIQUE DES RÉSULTATS Dans le tableau qui suit (figure 1) nous présentons les résultats du dépouillement du corpus. Nous rappelons ici que nous sommes principalement intéressée par les métaphores qui ont pour DC le domaine de l’intellection c’est-à-dire un domaine ayant à voir avec des notions telles que la compréhension, le savoir, et l’esprit. Cependant, il nous paraît également intéressant de voir la fréquence de telles métaphores par rapport aux occurrences littérales des mêmes termes mais aussi par rapport aux métaphores ayant un DC différent. Cette fréquence, qui se trouve être assez importante, témoigne de la productivité des métaphores étudiées. Expressions métaphoriques clarifie(r/ent) clarifié(e/s/es) clarification(s) clarifiant clarté(s) clair(e/s/es) clairement éclaire(r/ent) éclairé (e/s /es) éclairant(e/s/es) éclairci(r, issent) éclairci(r/e/s/es) éclairage(s) éclaircissement(s) clairvoyance clairvoyant(e/s/es) clair-obscur(s/es) 146 Nombre total des occurrences relevées 192 50 229 5 297 2878 1355 382 277 91 72 68 260 62 49 24 36 Occurrences Occurrences métaphores du littérales métaphoriques domaine de écartées l’intellection 0 0 0 0 17 685 0 43 88 14 2 6 150 0 0 0 20 0 0 0 0 16 49 0 11 3 2 2 3 0 1 0 0 1 192 50 229 5 264 2144 1355 328 186 75 68 59 110 61 49 24 15 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière élucide(r, ent) élucidation(s) lucidité(s) lucide(s) élucidé(e/s/es) lucidement translucide(s) perspicace(s) perspicacité(s) transparaît(aître, aissent) transparent(e/s/es) transparence(s) limpide(s) limpidité(s) sombre(s) obscurci(r/ssent) obscurci(e/s/es) obscurité(s) obscur(e/s/es) opacité(s) opaque(s) 50 15 207 182 52 13 34 15 16 75 0 0 0 0 0 0 27 0 0 0 0 0 0 0 0 0 6 0 0 0 50 15 207 182 52 13 1 15 16 75 287 725 128 34 694 20 23 156 434 89 118 117 13 8 4 194 2 2 78 67 6 29 3 3 8 1 464 0 0 14 27 0 0 167 709 112 29 36 18 21 64 340 83 89 Figure 1 : répartition des résultats du dépouillement du corpus Au regard de ce tableau, on distingue trois catégories : 1- La première inclut des vocables dont toutes les occurrences sont métaphoriquement appliquées au domaine de l’intellection. Ex : clairement, clairvoyance, élucider, etc. 2- La deuxième catégorie comprend un large éventail d’expressions où les occurrences métaphoriques liées au domaine de la compréhension sont de loin les plus fréquentes. Il s’agit de vocables comme : clarté, opacité, etc. 3- La troisième catégorie regroupe des unités lexicales comme : translucide, et sombre où les métaphores de la compréhension sont rares. Globalement, les occurrences s’appliquant par métaphore au domaine de la compréhension sont beaucoup plus fréquentes que les occurrences littérales ou d’autres métaphores. C’est la preuve de l’importance et de la productivité du système de projection que la présente étude s’efforce d’analyser. 4. A NALYSE DES RÉSULTATS 147 Cahier du CIEL 2000-2003 Nous consacrons cette section à l’analyse des résultats que nous avons obtenus et nous commencerons par l’étude des métaphores que nous avons choisi d’écarter de l’analyse. 4.1. Métaphores écartées de l’analyse Nous avons pu constater en (3) que les expressions métaphoriques ayant un DC différent du domaine de la compréhension sont présentes avec des fréquences plus ou moins faibles. Les dictionnaires les qualifient d’emplois métaphoriques au même titre que celles qui constituent l’objet de ce travail. De plus les DS sollicités sont les mêmes. Pourtant, le sens métaphorique, résultant de la projection métaphorique à travers ces deux catégories, présente des différences cruciales. En fait, ce sont les systèmes d’inférences activées par la projection qui révèlent des divergences sémantiques. Pour mieux saisir cette distinction nous proposons de regarder d’un peu plus près les couples d’exemples suivants : un souvenir clair un visage éclairé (par un sourire) un journal obscur vs vs vs une définition claire une affaire éclairée (par l’actualité) un objectif obscur Un souvenir clair est un souvenir qui est facile à évoquer ; une définition claire, par contre, est une définition qu’on peut facilement comprendre. Un visage éclairé (par un sourire) évoque l’image d’un visage radieux illuminé d’un grand sourire ; une affaire éclairée par l’actualité, par contre, est une affaire qui est plus facile à comprendre grâce à la découverte de nouvelles informations la concernant. De même, un journal obscur est un journal peu connu tandis qu’un objectif obscur fait référence à un objectif dont on ne peut saisir l’essence. Ce que ces couples de métaphores ont en commun c’est la projection d’une Gestalt propre aux DS de LUMIERE ou d’OBSCURITÉ sur un aspect correspondant du DC. En particulier, c’est la propriété d’être source de clarté ou d’obscurité qui est transférée. En revanche, ce qui départage ces deux classes d’expressions sont les types d’inférences ajoutées que les expressions du second type évoquent. Il s’agit notamment d’inférences imposées par le domaine de l’intellection. Du point de vue de la théorie de la MC, ce qui distingue ces deux groupes de métaphores est ce qu’on est convenu d’appeler « la réécriture par le domaine cible ». Selon Lakoff (1996 : 165) « La MC opère une projection entre domaines conceptuels. Elle conserve la structure inférentielle du raisonnement jusqu'à ce j’appelle la réécriture par le domaine cible. » Pour 148 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière élucider ce phénomène, il donne l’exemple de l’expression métaphorique ‘donner une idée’ où, explique-t-il, on donne une idée qu’on continue de garder même après l’avoir donnée. C’est la fonction même de la métaphore de garder l’inférence qui résulte de la projection entre les deux domaines source et cible. Cependant, la structure du DC, surtout quand il s’agit d’un concept relativement abstrait, a tendance à imposer ses contraintes et va ajuster le résultat du transfert à ses particularités propres. L’inférence qui devait être conservée se trouve alors redéfinie selon les données du domaine cible. D’une certaine manière, nous pouvons affirmer que chaque DC ajuste la structure de l’aspect transféré à sa façon, et que, par conséquent, le résultat de chaque projection est unique, même si le domaine de départ est le même et qu’il s’agit de la même Gestalt projetée. Ce phénomène est seulement plus perceptible quand le DC est un domaine d’une grande abstraction. Le domaine de l’intellection, qui nous intéresse ici, est un domaine hautement abstrait. C’est ce qui justifie la grande différence évoquée par les deux séries d’exemples cités précédemment. Nous verrons plus loin que la métaphore de la mise en lumière pour la compréhension cache, ou plutôt révèle, un réseau complexe de métaphores entrecroisées qui tracent et détaillent les chemins de la projection entre DS et DC. 4.2. Métaphore de la mise en lumière appliquée au DC de la compréhension : vue de l’extérieur A partir de la lecture (statistique) des résultats, nous avons pu constater qu’il existe, en français, un large éventail d’expressions employées métaphoriquement établissant le lien entre les domaines de la lumière et de la compréhension ou encore entre l’obscurité et l’incompréhension. Ces expressions nous renseignent surtout sur la façon dont le concept de COMREHENSION est appréhendé en français. Plus particulièrement, elles nous donnent un accès - qu’elles seules peuvent donner - à la structure de ce concept et aux différentes relations qu’il peut entretenir avec d’autres concepts. Les expressions métaphoriques qui ont été retenues dans le cadre de cette étude évoquent (plusieurs variantes d’) un même scénario. Dans la plupart des cas il s’agit de résoudre une énigme. Le mystère à élucider est typiquement conçu comme étant/se situant à l’intérieur d’une zone obscure. L’énonciateur, quant à lui, est perçu comme un observateur/explorateur qui s’arme d'une lumière qu’il doit projeter sur la zone d’ombre afin de l’éclaircir. Il peut luimême être source de lucidité et contribuer à tirer au clair l’affaire en question. La zone d’ombre peut également être à l’intérieur de l’observateur, et le but 149 Cahier du CIEL 2000-2003 sera alors de l’éclairer70. Les exemples suivants laissent transparaître cette perception. Les expressions soulignées décrivent l’isotopie textuelle du DC. Elles fournissent une caractérisation très riche de son frame et guident l’interprétation de la Gestalt projetée. (1) Quoi qu'il en soit, le doute était créé. Le trouble était instillé, logé, dans les esprits. Et la colère spontanée, l'écoeurement, l'horreur étaient insidieusement parasités par une suspicion vicelarde comme s'il fallait à tout prix éviter d'y voir trop c l a i r et, dans une situation plus l i m p i d e que jamais, réinjecter sans tarder une nouvelle dose d'obscurité. (2) Ce bilan comporte des z o n e s d ' o m b r e , plus ou moins soulignées selon les tendances politiques des observateurs. Nicole Fontaine, vice-présidente du Parlement européen et vice-présidente du CDS, qui doit faire effort pour modérer sa sympathie et salue " la foi communicative de Delors dans l'Europe, l'impulsion extraordinaire qu'il a donnée à la construction communautaire ", observe, en associant d'ailleurs le Parlement à ce défaut de c l a i r v o y a n c e , " qu'on n'a pas v u s u f f i s a m m e n t la dérive technocratique de la Commission, ce qui explique le retour de bâton lors du débat sur Maastricht. Dans ce qui suit, nous nous proposons d’analyser les différentes configurations conceptuelles évoquées par les expressions métaphoriques retenues. Il est intéressant d’observer que la variété ne se limite pas au niveau de l’expression linguistique ; elle est le reflet de structures conceptuelles diverses. Nous commencerons tout d’abord par décrire les métaphores qui véhiculent une vue de l’extérieur de la scène d’éclairage. Il s’agit surtout de métaphores qui activent certains aspects de l’action de mise en lumière. 4.2.1. <LA LUMIÈRE / L’OBSCURITÉ DÉFINIT UN DOMAINE SPATIAL> La projection métaphorique qui définit la lumière ou l’obscurité comme zone spatiale est la plus présente dans notre corpus. Elle est sous-jacente aux autres métaphores dont l’analyse va suivre. (1) La décision du commandant des " casques bleus " de demander son rappel anticipé a m i s e n l u m i è r e un malaise croissant dans la FORPRONU, dont plusieurs dirigeants des pays participants se sont faits l'écho. (2) En orientant l'oeuvre de celui-ci vers un horizon strictement français, Jeannette Colombel laisse sans doute dans l ' o m b r e des influences qui furent déterminantes, mais, en aboutissant à la question 70 Notre corpus abonde en exemples où les expressions métaphoriques sont utilisées d’une façon redondante (ex un éclairage clair, poser clairement les termes d'une clarification, mettre au clair aussi nettement que possible, avec une clarté maîtrisée et parfaitement limpide, etc. ). On rencontre également des exemples où les termes sont utilisés de manière à créer un effet d’oxymore (ex l'obscure clarté) 150 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière de l'authenticité et de la liberté de " l'homme en situation ", c'est-à-dire en reprenant le vocabulaire de Sartre, elle jette un é c l a i r a g e nouveau sur une oeuvre que son auteur lui-même répugnait à qualifier de philosophique. Cette métaphore locative divise le champ ainsi défini en un dedans et un dehors. Chaque champ se comporte alors comme un contenant qui présente une frontière séparant un extérieur d’un intérieur. 4.2.2. <LA LUMIÈRE CONTENANT> / L’OBSCURITÉ EST UN Cette métaphore découle naturellement de la précédente. Le schème du contenant est l’une des configurations les plus saillantes dans la réflexion cognitive. Selon Lakoff et Johnson : « Nous sommes des êtres physiques limités et séparés du reste du monde par la surface de notre peau, et nous faisons l’expérience du reste du monde comme étant hors de nous. Chacun de nous est un contenant possédant une surface limite et une orientation dedans-dehors. Nous projetons cette orientation dedans-dehors sur d’autres objets physiques qui sont aussi limités par des surfaces, et nous les considérons comme des contenants dotés d’un dedans et d’un dehors. » (1980 : 39/40) Les exemples suivants ont en commun la perception de la zone plus ou moins éclairée comme un contenant. L’objet que l’observateur recherche se trouve, dans la plupart des cas, dans un lieu obscur ; pour bienl’(ap)préhender l’explorateur doit le mettre en lumière. Les prépositions dans et au renforcent l’idée du contenant. Notons, par ailleurs, que dans est utilisé avec ombre pour dénoter un lieu clos et par conséquent renforcer l’idée d’inclusion dans un espace ; tandis que ‘au’ évoque plutôt la finalité et éventuellement une certaine ouverture. (3) Le financement n'a toujours pas été débloqué. Une question qui est r e s t é e d a n s l ' o m b r e depuis le début des discussions. (4) La doctrine française était de ne pas accepter l'élargissement sans l'approfondissement, c'est-à-dire sans mise en ordre des institutions et m i s e a u c l a i r des procédures de direction de l'Union. (5) C'est seulement en 1809 que Chateaubriand rédigea le préambule des Mémoires de ma vie, et c'est à l'automne 1811 qu'il se mit véritablement à cet ouvrage. Il avait l'ambition de se tirer au clair et de connaître mieux les sentiments qui le traversaient ou l'agitaient. " Je veux expliquer mon inexplicable coeur ", déclarait-il. Dans le dernier exemple, le personnage décrit souhaite se transporter dans un espace plus clair afin de mieux percevoir ‘les sentiments qui le traversaient’. Il s’agit là d’une mise en scène où l’énonciateur, cherchant à y voir plus clair, va déplacer son être vers un espace plus éclairé où il deviendra assez transparent pour qu’il puisse le percer de son regard afin de comprendre l’essence de ce qui le traverse. 151 Cahier du CIEL 2000-2003 4.2.3. <LA (MISE EN) LUMIÈRE OBJECTIF Â ATTEINDRE> EST UN Dans ce schéma de projection, non seulement le lieu éclairé ou sombre mais aussi l’action d’éclairage elle-même sont vus comme un objectif à atteindre. L’emploi de la préposition ‘à’ qui décrit métaphoriquement la finalité corrobore cette perception. (6) Contrairement aux aspirations des tenants du " ni-ni ", le clivage droitegauche traverse aussi les écologistes. Comme le dit, par boutade, M. Lalonde, pour parvenir à cette clarification, il faudrait que les Verts et Génération Ecologie " s'échangent leurs minorités ". (7) Le rôle de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) devrait être d'aider les différents gouvernements à a t t e i n d r e c e b u t c l a i r : la création d'une économie internationale ouverte. (8) Au-delà de l'échéance européenne, une telle opération pourrait cependant aboutir à une nécessaire clarification. (9) Peu attiré par les débats académiques il a, sa vie durant, privilégié l'observation des faits, et surtout cherché à éclairer la décision et l'action plus qu'à alimenter la théorie économique. Contrairement à ce que la bonne morale pourrait enseigner, l’obscurité peut aussi être vue comme un objectif à atteindre. Le maintien dans l’obscurité, qui est décrit comme l’action opposée à la mise en lumière, peut être envisagé comme une finalité en soi comme le montre l’exemple (10): (10) Montesquieu, qui a joué d'une certaine obscurité, opte pour la réserve : […] Cette question de la mise en lumière ou du maintien dans l'obscurité reste l'une des plus actuelles dans l'univers médiatico-démocratique propice aux fausses transparences. 4.2.4. <LA (MISE INSTRUMENT> EN) LUMIÈRE EST UN Dans le cadre de cette projection, la lumière peut-être conçue comme un instrument qui aiderait l’observateur à atteindre son objectif. C’est la projection de la lumière sur la zone obscure, ou encore le déplacement de l’entité à comprendre vers une zone éclairée qui va aider l’observateur à mieux percevoir et à mieux comprendre. Cette conception est illustrée, entre autres, par l’emploi de la préposition avec dans les exemples suivants : (11) Il fallait un bloc politique très fort pour riposter et faire face au bloc communiste. Mais, à l'époque, personne ne pouvait percevoir avec c l a r t é les risques de cette alliance politique anticommuniste (12) Elle est la seule romancière qui ait osé aborder avec autant de clarté et d'audace la sexualité. (13) Nous accueillons la clarification a p p o r t é e et la réaffirmation que la 152 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière politique russe à l'égard des Etats baltes demeure inchangée. (14) Cette mise au point constitue pour l'essentiel une redite de la déclaration anglo-irlandaise du 15 décembre dernier, mais elle a p p o r t e un é c l a i r a g e inédit sur certains p o i n t s . (15) " Nous n'avons pu ni su incarner aux yeux des citoyens une alternative politique cohérente et crédible, déclare le texte, (...) mais n o u s f a i s o n s l e c o n s t a t a v e c l u c i d i t é : à nous d'unir nos forces. Dans ce dernier exemple, lucidité a su garder son ancrage métaphorique. Etymologiquement, la lucidité renvoie à ‘l’aspect brillant, la clarté, la netteté’. Notons que toutes les occurrences de lucidité, et des vocables qui lui sont reliés, appartiennent au domaine de l’intellection. 4.2.5. <LA MISE EN CHEMIN(EMENT)> LUMIÈRE EST UN La poursuite d’un objectif implique forcément une démarche, un chemin à suivre. Cette image évoque un schème très important dans la littérature cognitive, c’est celui de SOURCE-CHEMIN-BUT . Ce schème projette l’image d’un parcours qui relie un point de départ à un point d’arrivée par une série de pas(sages) qui tracent le chemin. Le processus d’éclairage, vu sous cet angle, est assimilé à un parcours caractérisé par un début, une fin et des étapes intermédiaires. Dans le cadre de cette projection, l’observateur entreprend une action d’éclairage sur un lieu ou encore sur lui-même. Il aura à entamer un processus de clarification où, comme sur un chemin, il avancera pas à pas dans le sens de la clarté. Il ira même jusqu’ à s’aventurer et prendre des risques si les choses s’avèrent moins évidentes. Le but c’est d’arriver au bout du chemin, c’est-à-dire de parvenir à la clarté nécessaire. (16) Fondues dans une trentaine d'articles législatifs, ces mesures visent, pour le gouvernement, non seulement à mieux identifier les causes du déficit du régime général mais aussi à entamer une prudente c l a r i f i c a t i o n des relations entre l'Etat et les gestionnaires patronaux (17) Politiquement, cette redistribution des sièges favorable aux réformistes permet au gouvernement d'aborder plus sereinement la c l a r i f i c a t i o n promise des règles de représentativité. (18) Le président du directoire de Pinault-Printemps f r a n c h i t un pas de plus dans la clarification des structures du groupe dont il a pris les rênes le 1 mai 1993. (19) Les nouveaux venus, enfant de l'exil accomplissant un parcours initiatique transparent vers l'origine ou romancier rêvant de chausser les bottes de Malraux tout en gérant sagement ses tirages. (20) Longtemps immobile, le paysage politique japonais est devenu mouvant. Le mot de " réforme " est sur toutes les lèvres, mais rares sont ceux qui s'aventurent à en c l a r i f i e r les orientations. La mise en lumière donc définit un chemin à suivre qui est censé guider 153 Cahier du CIEL 2000-2003 l’observateur dans sa manœuvre et éviter qu’il s’égare. L’exemple suivant , en soulignant l’opposition entre éclairer et égarer, montre ce rôle joué par la lumière vue comme chemin : (21) Aujourd'hui, à l'effacement des systèmes religieux traditionnels s'oppose une extension du sacré qui " é c l a i r e e t é g a r e " tout à la fois. Dans la vie de tous les jours, cependant, cela peut nous arriver de rater notre cible et ne pas voir nos efforts aboutir. Nous resterons alors quelque part entre le point de départ et le point d’arrivée. La zone cible reste inaccessible. Cet aspect, qui appartient à la structure globale du domaine de départ, fait partie de la Gestalt transférée par la projection. Ces inférences sont actualisées dans les expressions suivantes où l’on peut voir que l’observateur peut rester assez près (à peu prés) du point final (ex31) et ne pas arriver à clarifier sa cible. (22) Au fil des ans, de nombreuses missions de recherche sur le terrain et d'une coopération de mauvais gré de la part de Hanoi, le sort de la plupart d'entre eux a é t é é c l a i r c i o u à p e u p r è s . Cette observation met en relief l’aspect graduel de l’action de mise en lumière. En effet, nous constatons que les domaines de lumière et d’obscurité présentent une gradation interne qui peut être assimilée à une échelle comportant des degrés différents de clarté et/ou d’obscurité. Cette échelle est constituée par une série de points et de niveaux qui reflètent l’importance estimée de l’éclairage. Les exemples qui suivent montrent bien cet aspect graduel. (23) Ne pouvez-vous essayer de ravoir ces trucs-là raisonnablement ? (...) Je n'ai de réels élans qu'en grands formats... " On ne voit que trop aujourd'hui à quel point l'homme était lucide. (24) " Pour le reste, le nouveau ministre de l'industrie n'oublie jamais qu'il provient des rangs de la Ligue, Aussi, comptez sur nous pour é t a b l i r un m a x i m u m d e c l a r t é d a n s c e d o m a i n e . (25) La relecture différente (et différée) de ces textes nous replace à des altitudes de lucidité souhaitable en une période cathodique qui n'interprète plus les signes d'un ciel de cirque où le néant fait looping. (26) Ce p o i n t mérite d'être é c l a i r c i , et évalué au plus haut niveau. Rien n'est pire que l'impuissance consistant à brandir une menace que l'on sait irréalisable. Cette gradation interne à chaque concept peut déboucher sur une intersection entre différents concepts et nous assisterons alors à l’effacement de frontières qu’on croyait, à tort, bien délimitées. Ceci n’est pas seulement dû au fait que le degré de clarté ou d’obscurité est avant tout une question de point de vue. En effet, sont attestés dans notre corpus des emplois qui accentuent ce caractère délibérément flou, apparent surtout dans des cas d’euphémismes. Le meilleur exemple qu’on puisse citer, notamment à cause de sa grande fréquence d’emploi, est l’utilisation de manque de clarté pour signifier obscurité, lequel a 154 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière une connotation nettement plus négative. (27) Cette polémique aura au moins eu le mérite de faire manque de clarté de la directive européenne . apparaître le 4.2.6. <L’OBSCURITÉ EST UN ETAT DE SIÈGE> Dans le cadre de cette métaphore, l’obscurité est vue comme entourant l’affaire qui doit être élucidée. L’état de siège évoque avant tout un état de fermeture qui rend la zone assiégée impénétrable. Il convient également de noter que l’ombre assiégeant la zone cible est vue comme un nuage à dissiper, un état de confusion qui peut déboussoler l’explorateur en quête de clarté. Cette perception est diamétralement opposée à celle évoquée par la clarté qui est associée à un état d’ouverture et de franchise (41). Par ailleurs, le système d’orientation évoqué par les concepts de lumière et d’obscurité (4.2.8) et la hiérarchie qu’il impose aux concepts de lumière et d’obscurité associent la lumière au positif et l’obscurité au négatif selon la projection LE BIEN EST EN HAUT, LE MAL EST EN BAS. Cette association est très perceptible dans plusieurs exemples surtout dans le cas de concepts liés à l’obscurité où nous voyons que celle-ci évoque le doute, le mystère, l’inquiétude, voire même le danger des notions qui créent l’isotopie du DC. (28) Le fait qu'en plaçant le général Zéroual aux avant-postes, l'armée se soit plus directement impliquée dans la gestion des affaires de l'Etat, ne dissipe pas les z o n e s d ' o m b r e qui entourent le drame algérien. (29) Passons sur ses négociations avec Nordling pour la trêve des combats du 19 août : les premières sont relativement c l a i r e s , la seconde et les troisièmes embuées d'obscurités, de sous-entendus et de non-dits... De tout cela, sourd une impression générale... d'imprécision, que, peut-être un jour, les papiers de Nordling permettront de dissiper. (30) Mais si quelques-uns des faits qui ont constitué la trame de la libération de la capitale sont relativement bien connus, d'autres demeurent encore entourés d'un halo d'incertitudes, voire d'opaques obscurités. (31) Elles se présentent sous la forme de quatrains… Nostradamus a donc crypté ses visions au moyen d'anagrammes volontairement obscures. (32) Dans une volonté de " c l a r i f i c a t i o n et ouverture ", lors de son congrès extraordinaire de Perpignan, en décembre 1992, la fédération s'était dotée de nouveaux statuts qu'elle inaugurait, cette année, à Tours. 4.2.7. <L’ÉCLAIRAGE EST UNE MISE EN SCÈNE> Cette projection est basée sur un fondement différent des précédentes métaphores. En effet, elle est inspirée des jeux d’ombre et de lumière 155 Cahier du CIEL 2000-2003 caractéristiques des scènes de théâtre. Le processus d’éclairage est mis en scène en termes de manipulations de projecteurs. La métaphore de la scène, bien que peu fréquente, est importante dans la mesure où elle rappelle la métaphore de la vie comme pièce de théâtre. De ce point de vue, elle peut même être vue comme sous jacente aux autres projections. (33) J'observe néanmoins q u ' e n d i r i g e a n t l e p r o j e c t e u r vers les zones d'ombre du traité et les a m b i g u ï t é s qu'il c o m p o r t e , ils contribuent grandement à la c l a r i f i c a t i o n du débat. Car ce débat n'est pas terminé. (34) Il y aura des fêtes, à Cannes. Celle qui détaille les règles du jeu à la suite du mariage de la Reine Margot. Trois fois la multitude, le désordre, les conflits, trois fois une mise en scène qui éclaire, organise, donne à voir et à comprendre. 4.2.8. <LA LUMIÈRE EST L’OBSCURITÉ EST EN BAS> EN HAUT / Outre les métaphores structurelles, qui ont à faire à la structure des domaines source et cible, la théorie de la MC distingue les métaphores d’orientations qui donnent aux concepts une orientation spatiale. Les «orientations métaphoriques ne sont pas arbitraires. Elles trouvent leur fondement dans notre expérience culturelle et physique. » (Lakoff et Johnson 1980 : 24) Le fondement de ces deux métaphores, dans notre expérience, est basé sur le fait que, typiquement, les rayons de lumière viennent d’en haut (soleil, lampe, etc.) pour éclairer des espaces ou des entités qui se trouvent en bas. De même, les lieux se trouvant en profondeur sont généralement obscurs, étant difficilement exposés à la lumière. La préposition sur indique la directionalité de la projection du flux lumineux, la zone d’ombre se trouvant obligatoirement en dessous. Les exemples suivants montrent bien ce système d’orientation : (35)[ C'est du côté des interdits qu'un peu de clarté peut descendre. Pour tout ce qui touche au vif de la chose, à son arête, je ne me crois pas plus certain aujourd'hui que je l'étais à dix années d'ici. (36) C'est donc cette marionnette qui aura projeté la lumière la plus crue et peut-être la plus lucide sur cette réforme, même Reagan n'avait pas réussi cela : faire payer les pauvres pour l'école des riches. (37) Les choses ne sont pas pour autant éclairées jusqu'au fond, mais enfin ce livre ouvre des pistes. (38) "L'humanité est à ce point plongée dans les ténèbres, écrit Andreïev, qu'elle a besoin de talents pour é c l a i r e r s o n c h e m i n et qu'elle prend soin de ceux-ci comme de gemmes infiniment précieuses Toutefois, une autre série d’exemples décrit un autre scénario avec un système d’orientation différent, ce qui nous conduit à conclure qu’il y a deux 156 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière cas de figures : 1- Dans le premier cas de figure le lieu en question reçoit (ou est privé d’) un éclairage par un agent extérieur (humain ou non-humain): cela apparaît dans des expressions types : faire la lumière sur une question, dissiper les zones d’ombre, clarifier une position, etc., L’objet/le lieu est le point d’arrivée qui va accueillir la lumière apportée. 2- Dans le deuxième cas c’est le lieu en question qui est source de lumière ou d’obscurité. Cela apparaît typiquement dans des expressions comme : il est clair que, un événement obscur, un parcours transparent, une zone obscure, etc., Cet objet/ce lieu est vu comme le point de départ de (l’absence de) la lumière. La différence cruciale entre ces deux cas de figures concerne l’orientation du regard de l’observateur dans la scène globale. Dans le premier cas de figure, le regard de l’observateur est fixé sur la zone à éclairer qui, vraisemblablement, manque de clarté. La lumière est souvent perçue comme un instrument qui va aider l’observateur dans son entreprise. Elle peut également provenir de l’observateur lui-même. Dans le deuxième cas de figure, c’est l’objet en question qui est source de clarté et ce sont les yeux de (la tête) de notre observateur qui seront la cible de cet éclairage : (39) Leur travail f o u r n i t u n é c l a i r a g e h i s t o r i q u e à u n e s i t u a t i o n que le plus grand nombre ne voit que dans son immédiateté. (40) Je ne saurais, par ailleurs, apporter à la cour quelque é c l a i r c i s s e m e n t q u e c e s o i t sur la personnalité de l'accusé. (41) Les principaux dirigeants politiques a p p o r t e r o n t à l'antenne un é c l a i r a g e e n p r o v e n a n c e des principales capitales européennes. (42) A la fois diplomates et juristes, ils apportent, ce qui est rare s'agissant de l'interprétation de grands documents internationaux, une analyse scrupuleuse des textes, éclairée par une profonde c o n n a i s s a n c e des circonstances qui les ont fait naître. 4.2.9. Métaphtonymie Dans son article sur l’interaction entre la métaphore et la métonymie dans le langage figuratif, Goossens (1995) introduit le terme de métaphtonymie (metaphtonymy) qu’il utilise pour décrire l’interaction entre métaphore et métonymie. Selon lui, de nombreuses métaphores ont leurs racines dans des métonymies. Ce phénomène est perceptible dans notre corpus à travers des exemples comme : (43) Que devient ce principe dans la nouvelle législation ? Ou, pour être c l a i r , demande-t-on aux collectivités publiques de réparer les établissements qui existent ou d'en créer de nouveaux ? (44) Outre l'effet de simple remplissage, c'est le fait de paraître obscurs et confus. 157 Cahier du CIEL 2000-2003 (45) Même volonté d'apaisement à l'égard des ingénieristes : " Il faut que l'on soit plus transparent . (46) il a adressé au chef du gouvernement un message clair : le PS est de retour, une offensive tous azimuts contre la majorité est lancée. Pour mieux saisir ce phénomène de métaphtonymie, il suffit d’observer la différence entre les trois premiers et le dernier exemple. Tous les quatre sont métaphoriques. Seulement, les trois premiers sont clairement basés sur des métonymies. Dans les exemples (44) à (46), être clair, transparent, ou obscur cela veut dire tenir un discours qui soit clair, transparent, ou obscur respectivement, lesquels emplois sont métaphoriques. Les métonymies qui sous-tendent les trois premiers exemples confondent les discours (paroles, messages, etc.,) avec les personnes qui les profèrent. Dans la section précédente nous nous sommes efforcée d’esquisser une vue de l’extérieur des différentes métaphores qui structurent nos DS. Notre objectif était de mieux saisir ces concepts de clarté et d’obscurité afin de mieux discerner le lien avec le DC de compréhension. Comme nous le verrons plus loin, ces conceptions de nos DS ont une incidence sur la structure interne de la métaphore que nous étudions. La partie que nous entamons maintenant est consacrée à une vue de l’intérieur de l’action d’éclairer dans le but d’élucider le comment et le pourquoi de ce lien entre DS et DC. Que fait-on exactement quand on procède à l’éclaircissement d’un point donné supposé être obscur ? Par quoi commence-t-on ? Quels sont les différents pas à faire ? où voulons-nous en arriver? Comment pourrons-nous expliquer la quasi-synonymie des expressions suivantes : je comprends, je vois, je saisis, ou encore ce n’est pas clair, ce n’est pas accessible, c’est impénétrable, etc. ? C’est la réponse à de telles questions qui nous mènera à mieux saisir la structure interne de notre métaphore. 4.3. Métaphore de la lumière vue l’intérieur : une structure composite de Au regard des exemples formant notre corpus nous pouvons constater que la métaphore étudiée se décompose en fait en quatre phases. Autrement dit, la lumière et la compréhension semblent être deux points limites sur un continuum formé par une série de passages conduisant de l’un à l’autre. Le but de cette section est de décortiquer ces relations afin d’avoir une meilleure appréciation de la structure de notre métaphore. 4.3.1. Clarté et visibilité Le premier passage met l’accent sur le lien entre lumière et visibilité ; ce sont deux concepts que nous considérons comme distincts mais très contigus 158 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière d’un point de vue expérientiel. En effet, dans notre expérience de tous les jours, il existe une corrélation entre la clarté et la visibilité à savoir que les choses/lieux que nous pouvons le mieux voir sont les mieux éclairés. Dans les définitions que propose le TLF pour clair, transparent, opaque et ombre (ci-dessous) nous remarquons que dans les deux dernières définitions le dictionnaire ne fait pas allusion à la propriété « ne permet pas de voir, être invisible ». Pourtant cette propriété fait partie de la définition littérale de clair et de transparent. C’est ce qui nous conduit à dire que cette propriété n’est pas première, qu’elle est en effet dérivée : (a) clair : ‘Qui rayonne, donne une bonne lumière, qui illumine, qui permet de voir’ , (c’est moi qui mets en italiques) (b) transparent : ‘Qui laisse passer la lumière, qui ne fait pas écran à la vision’. (mes italiques) (c) opaque : ‘État, qualité de ce qui est opaque ; propriété d'un corps de ne pas transmettre certaines radiations ou certains rayons’ (d) ombre : ‘Diminution plus ou moins importante de l'intensité lumineuse dans une zone soustraite au rayonnement direct par l'interposition d'une masse opaque.’ Dans un contexte concret ce lien est tellement évident qu’on peut supposer qu’il est inutile de le mentionner explicitement. Par contre, cette distinction prend toute sa pertinence dans un contexte abstrait comme celui de nos DC. En effet, la propriété « être visible » devient plus ‘perceptible’ dans un contexte abstrait où la propriété ‘être clair/sombre’ résulte d’une projection métaphorique bien définie. L’existence de la propriété être (in)visible dans le(s) DC(s) nous montre le fonctionnement de la projection métaphorique et notamment sa tendance à conserver le réseau d’inférences du domaine source. Du fait de la contiguïté des deux aspects en question dans le domaine de départ, nous retrouvons cette même contiguïté translatée dans le domaine cible et réfléchie sous la forme des expressions métaphoriques récoltées : (47) Quant aux téléspectateurs, ils y voient à présent plus c l a i r dans la complexe situation en Russie (48) C'est le même Orient qu'on retrouve dans les Epigraphes antiques de Debussy composées à l'origine pour accompagner les Chansons de Bilitis. Mais on perçoit plus clairement que chez les prédécesseurs de Debussy ce qui fut au fond la principale raison d'être de l'exotisme en musique (49) D'un homme politique qui se fait le biographe d'un personnage historique on n'attend pas des informations inédites mais plutôt un p o i n t de v u e personnel, qui a p p o r t e un é c l a i r a g e significatif Comme nous le montre l’exemple (51), l’opacité peut-être causée par un obstacle tel que le caractère embrouillé de l’affaire. Remarquons au passage que 159 Cahier du CIEL 2000-2003 embrouillé est cité, dans le TLF, comme l’un des antonymes de clair. (50) Les porte-paroles auxquels nous avions demandé des é c l a i r c i s s e m e n t s sur ces a f f a i r e s e m b r o u i l l é e s , ne s'étaient toujours pas manifestés Une autre preuve de la contiguïté de ces deux concepts (voir et clarté) c’est leur fusion dans des mots comme clairvoyant et clairvoyance (ex 52 et 53). Il est intéressant de noter que toutes les occurrences relevées de clairvoyant(e/s/es) et de clairvoyance(s) sont métaphoriques. (51) The Times : " Les négociateurs du Caire ont la possibilité de produire un document clairvoyant qui servirait de modèle pour les nations, celles-ci l'interprétant selon leurs lois et leurs moeurs. (52) Au risque, comme le pense François Mitterrand, de ne pas aller au bout de " l'effort intelligent qui avait été le sien ", Georges Pompidou s'est distingué par s a c l a i r v o y a n c e d a n s b i e n d e s d o m a i n e s . (53) C e l a c l a r i f i e l e s c h o s e s sans les clarifier tout à fait, car on ne voit toujours pas très bien comment Moscou entend s'y prendre pour infléchir la détermination nouvelle des Occidentaux à faire respecter leur ultimatum. Ce dernier exemple est intéressant à observer à plus d’un titre. Premièrement, il montre très clairement le lien entre les deux notions de clarté et de visibilité. Mais la nuance la plus importante que cet exemple apporte concerne la définition métaphorique de l’action de clarifier. La seconde occurrence du verbe clarifier nous guide vers l’interprétation suivante : les choses ne sont pas claires tant qu’on n’aura pas tout vu. Seulement il ne s’agit pas simplement de voir mais de voir comment. La métaphore ne s’arrête donc pas à ce stade. Le reste du chemin sera éclairé par les passages suivants. 4.3.2. Visibilité et accessibilité Ce deuxième passage décrit un pas de plus dans la progression vers la compréhension. Il établit un lien entre la propriété d’être visible et celle d’être accessible. Ce lien se base sur un fondement expérientiel à savoir que pour accéder quelque part, encore faut-il qu’on puisse distinguer sa destination. Nous ne pouvons pas accéder à un lieu que nous ne percevons pas distinctement dans notre champ de vision. (54) Cela donne un ouvrage très p r é c i s , très détaillé, mais suffisamment c l a i r pour être a c c e s s i b l e à un large public. (55) L'art des anciens Egyptiens, de Michel-Ange et de Bacon serait de ce côté, " nouvelle clarté " à laquelle n'accèdent que peu de peintres. Ce passage joue un rôle central au sein de notre schéma métaphorique car il introduit la spatialisation non seulement du concept éclairé mais également de son milieu environnant. Nous avons déjà établi l’objectification des DS de lumière et d’obscurité. Cependant, l’idée supplémentaire qu’introduit la notion 160 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière d’accessibilité est que la scène décrite a lieu forcément dans un domaine spatial, typiquement un champ de vision. La métaphore DES CHAMPS VISUELS COMME CONTENANTS décrite par Lakoff et Johnson corrobore cette vision. Elle souligne l’idée que notre champ de vision est un espace délimité qui contient les objets que nous percevons : « Nous conceptualisons notre champ visuel comme un contenant et ce que nous voyons comme étant situé à l’intérieur du champ. Le terme même de champ visuel l’indique. Cette métaphore est naturelle ; elle est due au fait que, quand nous regardons un territoire donné (la terre, la surface d’un plancher, etc.), notre champ de vision fixe à ce territoire une frontière, qui correspond à la partie que nous pouvons voir. Etant donné qu’un espace physique donné est un Contenant, et qu’il existe une corrélation entre notre champ de vision et cet espace physique, le concept métaphorique : LES CHAMPS VISUELS SONT DES CONTENANTS émerge naturellement. » (1980 : p 40) Pour mieux se convaincre de la spatialisation du champ de vision ainsi que de toutes les composantes qu’il contient, regardons les exemples suivants qui mettent en scène des idées qui font leurs chemins (LES IDEES SONT DES PERSONNES), qui sont capables de se déplacer (LE MOUVEMENT). On y rencontre également des théories qui ont des fondements (LES THEORIES SONT DES CONSTRUCTIONS), et qui visent à explorer des itinéraires (LE MOUVEMENT, LE CHEMIN ) et à faire découvrir ce qui est encore caché71. (56) même, les itinéraires de Merleau-Ponty, encore relativement peu explorés, seront é c l a i r é s par l'essai de Vincent Peillon, la Tradition de l'esprit (Grasset). (57) Plusieurs orateurs, a déclaré le ministre de l'intérieur, ont souligné la nécessité de c l a r i f i e r les compétences entre les collectivités et de poursuivre la décentralisation. Mais ne mésestimons pas la difficulté de la tâche ! (...) Nous souhaitions aller plus loin dans la voie de la décentralisation. Mais nos idées, claires au début, se sont obscurcies au fur et à mesure de notre tour de France, tant les opinions divergeaient. " (58) La vulgarisation des démarches philosophiques est une autre caractéristique de ce temps. Jacqueline Russ, avec la Marche des idées contemporaines, propose un " panorama de la modernité ". Parmi les travaux théoriques sont annoncées des Notes sur Heidegger, et la réédition du travail l u m i n e u x de Marcel Conche, Pyrrhon ou l'Apparence (PUF). Aux PUF également, est prévue la traduction d'un recueil de Jaakko Hintikka, Fondements d'une théorie du langage, qui devrait faire découvrir ce philosophe et logicien encore mal connu en France. 71 Il convient de noter qu’ au sein du champ visuel, les objets prennent de l’espace et sont même assimilés à cet espace qu’ils occupent, d’où la grande fréquence, dans notre corpus, d’expressions comme ‘zone d’ombre’ utilisées en référence à des questions suspendues ou à des affaires non résolues. De même, l’objectif du regard au sein de ce champ visuel est d’accéder à un objet qui est le plus souvent assimilé (par métonymie) au lieu qu’il occupe. 161 Cahier du CIEL 2000-2003 Implicite dans le schéma conceptuel d’accès à un lieu est l’idée du chemin. En effet, pour accéder à un lieu, nous devons aller dans sa direction selon un itinéraire qui doit être bien défini. Cette métaphorisation en terme de chemin diffère de la première (5.2.6) en ce qu’elle décrit, nous semble-t-il, l’étape relative à l’accès vers la clarification et non l’aspect graduel de l’action d’éclairer. Remarquons au passage que l’idée de la zone ou de l’action d’éclairage comme objectif à atteindre est implicite dans ce schéma. (59) M. Hoeffel, de son côté, a précisé que " le gouvernement a la volonté d'aller mais par étapes vers la clarification " des compétences de l'Etat. (60) Chez Bergounioux, tout effort v e r s u n p e u d e c l a r t é se paye d'un droit à acquitter auprès des morts. (61) L o i n de clarifier l'affaire Carlos, les déclarations des responsables soudanais ne font que multiplier les interrogations sur les circonstances de son arrestation et les conditions de sa " livraison " à la France. De même que la vision dans la section précédente ne se résumait pas au simple fait de percevoir un objet dans son champ de vision, l’accessibilité, dans le contexte de nos DC, revient à dire accessibilité à la compréhension. Mais avant de passer à l’exploration de ce lien, un autre passage se présente à nos yeux, c’est celui qui relie l’accessibilité à la pénétrabilité du regard. 4.3.3. Accessibilité et pénétrabilité du regard Tout en insistant sur la différence entre la marche vers le lieu éclairé et l’avancée au sein de la compréhension, il convient de souligner que ces deux marches se rejoignent, notamment quand nous arrivons à la frontière de la zone à éclairer. Il s’agit fondamentalement de la même progression et de la continuation d’un même trajet entrepris par un même observateur. Une fois à la frontière de la zone cible, l’objectif est alors de s’introduire à l’intérieur. Le propre d’un objet clair ou transparent est de laisser passer la lumière, de même qu’un objet opaque bloquerait ce passage. La propriété d’être infranchissable fait partie de la définition qu’offre le TLF, par exemple, à l’emploi figuratif d’opacité, définie comme « caractère de ce qui est difficilement compréhensible, de ce qui est impénétrable ou obscur. » Dans les illustrations suivantes, nous pouvons discerner l’association entre obscurité, impénétrabilité et incompréhension. (62) Un regard pénétrant, dit-on. Pour peu que soit rendu à " pénétrant " tout son sens, celui d'un mouvement d'avancée en train de s'accomplir en dépit des obstacles, l'expression conviendrait pour définir l'oeuvre de François Rouan. Elle naît quand l'oeil du peintre perçoit un peu de ce qu'il n'avait pas encore perçu, un peu de ce qui demeurait jusque-là trouble, obscur et impénétrable un peu de ce qu'il n'avait pas assez nettement vu pour parvenir à le dessiner. (A moins que le rapport ne soit 162 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière à l'inverse et qu'il faille écrire : ce qu'il n'avait pas assez souvent dessiné pour parvenir à le voir nettement). (63) Donner du tonus à cette vieille nécessité que l'homme a de croire à ce qu'il serait devenu si des fées moins Carabosse s'étaient penchées avec plus de clairvoyance sur son patrimoine génétique et financier. Aujourd'hui, l'impénétrable coïncidence des chiffres se travaille, la mathématique de l'absurde s'organise Nous remarquons donc que impénétrable est présenté comme synonyme d’obscur. Ceci rappelle également l’image de l’état de siège évoquée par l’obscurité. De ce point de vue, l’action de pénétrer s’inscrit dans la continuité de l’action d’éclairer, elle est même vue comme un pas gagné sur l’obscur : (64) Ils commencent à les chercher malgré tout. U n p a s g a g n é s u r l ' o b s c u r , sur l'évidence niaise des réalités. La pénétration à l’intérieur de la zone cible se fait par le regard. L’action de percevoir (que nous avons, à tort, cru se décomposer en perce + voir pour évoquer l’image de percer par le regard), est vue, selon notre métaphore, comme une introduction de l’observateur au sein d’un domaine spatial. La définition étymologique du terme percevoir exprime en fait « l’action de saisir par les sens, de comprendre et concrètement, de recueillir (les fruits d’une chose, les impôts). » Le préverbe per, par contre, est un : « préverbe tiré de la préposition per « à travers, pendant » (sens local et temporel) et, moralement « par l’intermédiaire de, au moyen de, au nom de, par (par) ». Le préverbe signifie lui aussi « à travers, pendant », « de bout en bout » et sert à marquer l’achèvement, la perfection de l’action exprimée par le verbe simple. (faire/parfaire). » Cette définition apporte l’éclairage nécessaire sur le mécanisme de la perception et sa relation avec l’action de pénétrer. Il s’agit en fait de l’introduction du regard à l’intérieur de la zone cible et du cheminement à la recherche d’un objet à saisir. Il convient de souligner que, par le biais d’une relation métonymique entre l’observateur et son regard, nous en venons à concevoir que c’est l’observateur, en chair et en os, qui se déplace à l’intérieur de son propre champ visuel. Cette même vision des choses est traduite par l’idée de limites infranchissables, de regard franc, ou encore de clarté franche qui apparaissent dans les exemples suivants : (65) Il a le sentiment d'avoir buté sur deux lignes infranchissables, celle qui empêche de parvenir à la pleine clarté de la connaissance, celle qui ferme l'accès à l'action rapidement salvatrice. (66) cette violence est l'expression d'une force sous-jacente, aussi active dans la douceur et la tendresse que dans ses brusques éclats. Nulle obscurité gratuite, une clarté franche, aveuglante éventuellement, souvent révélatrice, avec laquelle l'auditeur ne peut pas tricher. (67) Jean-Louis Arajol accepte de faire un constat lucide et franc de tous les manques de la police dans ces arrondissements difficiles. " 163 Cahier du CIEL 2000-2003 (68) il faut bien reconnaître que cette affaire, depuis le début, elle est mal emmanchée, elle a quelque chose de pas clair, elle n'est pas franche du regard, elle tient du cheval vicieux, qui va ruer. Regardez-la, cette affaire, torve, tassée dans son box, évitant le regard des jurés. Jusqu’ ici notre observateur a réussi à percevoir la zone à clarifier, l’a localisée, a tracé le chemin qui y conduirait, et pénétré à l’intérieur ; ce n’est pas pour autant qu’il a tout compris. Les trois étapes décrites précédemment, voir (clair), accéder, et pénétrer peuvent ne pas suffire pour conduire à la connaissance. Un bout de chemin reste à faire pour arriver à destination. 4.3.4. Pénétrabilité et compréhension ou comment comprendre la compréhension ? Le dictionnaire historique du français définit comprendre, dans le sens abstrait du terme, comme «saisir par l’intelligence, la pensée» […] Ce verbe est formé de cum «avec» (co) et de prehendere (prendre). » La même motivation explique le sens métaphorique qu’a pris le verbe appréhender qui «…est le doublet savant de apprendre*, emprunt (XIIIe s.) au latin classique apprehendere «saisir», de ad- (à) et prehendere (prendre), qui a acquis en bas latin la valeur abstraite qu’avait le verbe simple, «saisir par l’esprit». Percevoir, rappelons-le, est : « issu du latin percipere, de per (par, per-) et capere « prendre », « concevoir » (capter, chasser). Percipere exprime l’action de saisir par les sens, de comprendre et concrètement, de recueillir (les fruits d’une chose, les impôts). » A partir de ces définitions étymologiques nous discernons la motivation métaphorique derrière l’emploi de comprendre et d’appréhender au sein de la cartographie de notre métaphore. Sweetser explique : « Through a historical analysis of ‘routes’ of semantic change, it is possible to elucidate synchronic semantic connections between lexical domains ; similarly, synchronic connections may help clarify reasons for shifts of meaning in past linguistic history. » (1990 : 45) Comprendre, revient, en fait, à ‘saisir pas la pensée’, laquelle conception s’accorde parfaitement au scénario déjà élaboré à travers les étapes précédentes. En effet, l’observateur, que la lumière soit son instrument ou sa cible, cherche à comprendre, à acquérir une connaissance. La compréhension est ainsi vue comme object(if) à atteindre donnant naissance aux métaphores (LA COMPREHENSION EST UN OBJET, LA COMPREHENSION EST UN OBJECTIF A ATTEINDRE que nous ne développerons pas davantage ici). Grâce à ces projections nous sommes à même d’expliquer la synonymie entre comprendre et saisir ou encore la différence entre je saisis et ça m’échappe. Cette association transparaît aussi dans la définition que propose le TLF pour le terme opaque qui signifie : « qu'on ne peut comprendre ; dont on ne peut entièrement saisir le sens, la signification. » Les exemples 164 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière suivants illustrent bien cette perception : (69) La faute n'enlève rien au sens du message. Elle était suffisamment l u c i d e p o u r s a i s i r l a p o r t é e de ses écrits. " (70) Un homme f a s c i n a n t , m a i s i n s a i s i s s a b l e . Toujours médiatique, mais souvent replié. L u m i n e u x , m a i s o b s c u r . Les exemples précédents nous conduisent vers la remarque suivante : outre sa fonction motrice, la main a aussi une fonction perceptive. Comme le fait remarquer Hatwell : « Aucune action de préhension ou d’usinage des objets ne pourrait réussir sans une appréciation perceptive correcte des propriétés de ces objets avant et pendant leur transformation. Il est vrai que cette appréciation se fait habituellement à travers la vision. Mais le toucher y participe de façon très significative aussi, comme le montrent les désorganisations du geste qui surviennent en cas d’anesthésie cutanée.» (1986 : 21) : Il est intéressant d’observer qu’en remplaçant le mot objet par objet de pensée nous pouvons lire, dans la dernière citation, une description du processus de l’acquisition de connaissances abstraites. La (saisie par la) main vient donc compléter le travail perceptif commencé par la perception visuelle. Cependant, avant d’en arriver à la préhension de l’objet fixé, l’explorateur peut encore avoir un long chemin à parcourir et éventuellement beaucoup de difficultés à surmonter, le chemin de la connaissance n’étant pas facile à emprunter. Comme le suggère la définition de percevoir, le (regard de l)’observateur va parcourir le domaine où il se trouve afin de s’approcher de sa cible. Les exemples suivants illustrent bien ce qu’un observateur cherchant la lumière entreprend comme démarche avant d’arriver à sa requête. (71) Enfin j'ai tenté de mieux a p p r o c h e r , de mieux comprendre celui qui a résumé son terrible destin de ces mots modestes : « Je n'étais qu'un officier d'artillerie qu'une tragique erreur a empêché de suivre son chemin ». (72) Christiane Rimbaud apporte sur ce point un éclairage tout en nuances qui remet les choses en place et permet d'approcher la part secrète d'un homme dont l'honneur était de s'être fait lui-même. (73) Nous aimerions arriver à connaître ces groupes, afin de pouvoir l e s é c l a i r e r ", nous a indiqué M. Dos Santos Une fois à l’intérieur, l’explorateur peut se déplacer dans tous les coins du milieu où il vient de s’introduire, il peut aussi creuser dans le sens de la profondeur. D’ailleurs l’expression creuser (une question) peut être synonyme d’éclairer, la finalité étant la même : arriver à comprendre. (74) donnerait l i e u à un débat c l a i r et digne [qui permettrait] d ' a p p r o f o n d i r le problème et de le traiter dans des conditions acceptables pour tous. (75) Un é c l a i r c i s s e m e n t , v o i r e u n a p p r o f o n d i s s e m e n t philosophique Une autre association transparaît dans les expressions retenues, elle établit un lien entre la clarification d’un coté et la mise à plat de l’autre. Cette 165 Cahier du CIEL 2000-2003 association révèle une métaphore selon laquelle EXPLIQUER C’EST METTRE A PLAT. Les choses ne sont-elles pas mieux visibles quand elles sont disposées à plat ? Pour aller au-delà de cette explication intuitive, nous sommes allée chercher la définition étymologique du terme expliquer et voilà ce que nous avons trouvé : « emprunt au latin explicare «dérouler», et «déployer, développer», au propre et au figuré, préfixé en ex- qui indique l’action inverse de celle qu’exprime le verbe simple plicare. Ce verbe est un intensif de plexere «tresser, enlacer», surtout employé au participe passé plexus, au propre comme au figuré, «embrouillé, ambigu» (complexe, perplexe, plexus). Encore plus intéressante est la définition proposée pour l’adjectif explicite puisqu’elle explicite le lien (étymologique) entre clarifier et expliquer : « adj. est emprunté (1488) au latin explicitus «clair», utilisé dans la langue scolastique, participe passé passif adjectivé de explicare (expliquer). L’adjectif s’applique, comme en latin, à ce qui est clairement exprimé, spécialement en droit, en linguistique (1870), puis s’emploie en parlant d’une personne qui s’exprime clairement, sans équivoque (1900, Bloy), sens plus courant. » Voici quelques exemples qui illustrent le lien qui unit ces deux concepts. (76) Cette stabilité suppose notamment la mise en oeuvre d'une politique monétaire efficace orientée clairement et explicitement vers c e b u t ", (77) En constatant des vides juridiques, elle en arrive à souhaiter, dans un s o u c i d e c l a r i f i c a t i o n , une r e m i s e à p l a t des compétences . (78) Seul Jean Glavany, porte-parole du PS et proche de M. Emmanuelli, a plaidé pour une clarification et une mise à plat immédiate des " divergences " au sein du courant. Ainsi, le processus de compréhension est-il conçu en termes d’une exploration d’un domaine spatial. L’explorateur cherchera à atteindre un objet/un lieu ; pour ce faire, il va se déplacer à l’intérieur de ce domaine, emprunter des chemins, creuser si besoin est, projeter la lumière qu’il a sur/en lui sur les zones qui manquent de clarté. Son objectif ultime est d’éviter que cet objet recherché ne lui échappe. A la fin de son parcours, et si tout va bien, il arrivera à saisir ce qu’il cherchait et gagnera ainsi en connaissance. (79) j'ai lu cet éloge du savant : " Avec une intelligence, une c l a i r v o y a n c e et une culture hors pair, il entrevit avec de nombreuses années d'avance les directions où allaient s'engager la connaissance des maladies et leur traitement. Au début des années 50, il saisit l'importance de la notion encore confuse de milieu intérieur, ce qui le conduit, en quelques années, à élaborer les bases de la réanimation métabolique... Simultanément, cherchant un traitement plus radical de l'insuffisance rénale il appréhende en véritable visionnaire l'avenir de la transplantation rénale...Les retombées cliniques sont immenses... Au cours de ces dernières années il se prend de passion pour l'immunologie... il s'intéressait aux nouveaux espoirs o u v e r t s par la génétique 166 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière moléculaire et la biologie cellulaire. Jean Hamburger était toujours en marche vers le progrès. " Ainsi nous pensons y voir plus clair dans cette relation entre la clarté et la compréhension. Pour clore ce cycle, nous dirigerons les projecteurs vers un autre lien non moins fondamental, c’est celui qui relie la connaissance à la clarté pour former la base d’une autre projection métaphorique. En effet, la métaphore que nous nous sommes efforcée d’analyser tout au long de cet article a une autre face. De la métaphore de LA LUMIERE COMME CONNAISSANCE nous glissons à la métaphore de LA CONNAISSANCE COMME LUMIERE . La connaissance acquise au terme de ce parcours devient point de départ pour aider à mieux comprendre d’autres phénomènes et élucider d’autres zones d’ombres. Comme nous l’avons remarqué au début de cette exposé, la lumière est à la fois instrument et objectif à atteindre. Le meilleur exemple qui vient à l’esprit est bien sûr le fameux ‘siècle des lumières’ qui illustre bien cette perception. Mais ce n’est pas le seul exemple et nous trouvons dans notre corpus des illustrations comme : (80) Il semblerait plutôt que Burney ait fait son miel de la lecture de l'Encyclopédie, dont il fut l'un des premiers souscripteurs, mais l'on sait que les Lumières plongeaient aussi leurs racines outreManche. (81)La rigueur des scientifiques n'apporte p a s p l u s d e l u m i è r e s à la cour. (82) j'ai t i r é de la philosophie des c l a r t é s qui me servaient immédiatement et non pas seulement à passer des examens ou des concours. Elle était proprement un m o y e n , un o u t i l pour m'y retrouver. (83) Non pas seulement la neutralité à l'égard des choix philosophiques ou religieux des individus, non pas seulement le respect des consciences et des croyances, non pas seulement la tolérance, toutes choses au demeurant bien nécessaires, mais cette belle idée d'un enseignement fondé s u r l e s s e u l e s l u m i è r e s d e l a r a i s o n , sur l'examen critique, sur l'échange argumenté, prolégomènes indispensables à la formation du citoyen dans une démocratie . C'est une idée " citoyenne " qu'il faut relever. CONCLUSION A l’aide des outils provenant de la théorie de la MC, nous avons pu rendre compte de phénomènes que nous avons observés dans le cadre de la base de données constituée pour les objectifs de la présente étude. Les conclusions que nous avons tirées offrent un support supplémentaire à l’applicabilité de la théorie des projections métaphoriques à l’analyse de phénomènes langagiers divers. Les expressions analysées montrent bien que notre système 167 Cahier du CIEL 2000-2003 linguistique est étroitement lié à notre système cognitif et à la façon dont nous évoluons dans notre environnement immédiat. Elles nous ont surtout révélé que la langue a su garder une impressionnante cohérence entre les différentes projections. C’est la preuve que ces métaphores ne sont pas le fruit du hasard, et qu’elles forment au contraire des systèmes cohérents en fonction desquels nous appréhendons diverses facettes de notre expérience. Le fait que les expressions qui ont composé notre corpus aient été prélevées parmi des occurrences littérales des mêmes expressions nous a été très utile. Cela nous a permis, entre autres, de voir quelles sont les structures et les inférences qui ont été conservées par les projections métaphoriques. Nous avons pu constater que la projection métaphorique faisait intervenir non seulement des expressions et des structures linguistiques, mais surtout des façons de voir et d’agir qui sont transférées vers le DC. Nous avons distingué entre les métaphores qui véhiculent une vue de l’extérieur de nos DS et celles qui révèlent la structure interne de l’action d’éclairage. Il convient de souligner, cependant, qu’il s’agit de réseaux métaphoriques complémentaires. L’image globale qui ressort de ces configurations métaphoriques a le mérite d’être cohérente. Cette cohérence provient principalement du fait que les différentes métaphores se basent sur des fondements expérientiels communs, c’est-à-dire, sur la façon dont nos corps interagissent avec ce qui les entoure. Ce que nous avons appelé au début la métaphore de la lumière s’est avéré être un concentré de relations métaphoriques qui conjuguent différentes projections et différents schèmes pour structurer le domaine abstrait de la compréhension. Pour des contraintes de temps et d’espace, cette étude n’a pu traiter un bon nombre d’expressions métaphoriques relevées dans le corpus et ne peut, par conséquent, prétendre à l’exhaustivité. Nous avons aussi manqué de mettre en relief certaines projections métaphoriques qui ont été passées sous silence dans notre analyse (ex la métaphore de l’EXPLORATEUR , ainsi que plusieurs projections s’appliquant au concept de la compréhension) C’est un travail qui reste à faire dans le cadre d’une étude plus large. Les projections relatives à ces expressions et aussi le traitement qu’elles reçoivent dans les dictionnaires méritent aussi une étude à part. D’autres questions restent en suspens, comme l’explication de la grande fréquence de la collocation entre clarté et netteté (clair et net). Plus que des conclusions, ce travail offre des pistes à explorer, l’auteur espère seulement avoir tiré cette affaire au clair, ou à peu prés. B IBLIOGRAPHIE 168 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière ENGLISH, K. (1997). Une Place pour la Métaphore dans la Théorie de la Terminologie : Les Télécommunications en Anglais et en Français. Thèse de Doctorat (dir,) Dr John Humbley. Université Paris XIII. Presses Universitaires du Septentrion, Lille. 261p FRIES-VERDEIL, M.H. (2001). «L’anglais pour spécialistes d’autres disciplines et ses métaphores : Voyage dans la revue du GERAS, Asp (1993-1999). » dans L’Anglais de Spécialité en France, GOOSSENS, L. (1995). « Metaphtonymy : The interaction of metaphor and metonymy in figurative expressions for linguistic action. » In By Word of Mouth : Metaphor, Metonymy and Linguistic Action in a Cognitive Perspective. John Benjamins Publishing Company. pp 159-204. GREVY C. (1999). « The information highway and other metaphors in the specialised language of computers. » In Hermes Journal of Linguistics. N° 23, 173-201. GREVY C. , (2000). «The never changing metaphors. » In Hermes Journal of Linguistics. N° 24, 9-13. HATWELL, Y. (1986). Toucher l’espace : La main et la perception tactile de l’espace. Presses Universitaires de Lille. HIRAGA, M. K. (1991). « Metaphors Japanese Women Live By. » In : Anne Pauwels and Joanne Winter (eds.), Working Papers on Language, Gender, and Sexism,( General Issue on Women and Language), Vol 1, N1, 38-57. HIRAGA, M. K.. (1996). « Les Universaux de la pensée métaphorique : Variations dans l’expression linguistique. » In C. Fuchs et Stéphane Robert (eds.) Diversité des Langues et Représentations Cognitives, 165-181. LAKOFF G. & M. JOHNSON. (1985). Les Métaphores dans la vie quotidienne. Editions de Minuit. Paris. Le Robert, Dictionnaire Historique de la langue française sous la direction d’ Alain Rey 2000 SWEETSER, E. (1990). From Etymology to Pragmatics : Metaphorical and Cultural Aspects of Semantic Structure. Cambridge Studies in Linguistics. Cambridge University Press 169 ANALYSE MÉTAPHORIQUE DU DISCOURS PARLEMENTAIRE BRITANNIQUE SUR GIBRALTAR : PERSONNIFICATION, INFANTILISATION ET COLONIALISME Elisabeth RAEHM Université de Paris-Sorbonne, Paris-IV Ecole Doctorale IV (EA 3557) 1 . I NTRODUCTION La publication en 1980 par George Lakoff et Mark Johnson de leur ouvrage de référence, Metaphors We Live By (Les métaphores dans la vie quotidienne), a permis de redéfinir la métaphore en termes cognitifs : du niveau uniquement textuel, on est passé à la dimension conceptuelle de la métaphore. Omniprésentes aussi bien dans la pensée que dans le langage, les métaphores conceptuelles proviennent de notre expérience physique du monde extérieur, et s’appliquent à des phénomènes plus abstraits. Pour autant, G. Lakoff ne s’est pas contenté de ce recadrage théorique complet. Il a également mis en évidence l’impact des métaphores conceptuelles sur la réalité extra-cognitive, sur l’essentielle imbrication cognition/action : Cahier du CIEL 2000-2003 Les métaphores ne sont pas uniquement des mots. Ce sont des concepts sur lesquels, en théorie, et souvent en pratique, on agit. En tant que telles, elles définissent de manière significative ce que l’on considère comme la “ réalité ”. (Metaphors are not just words. They are concepts that can be and are often acted upon. As such, they define in significant part, what one takes as “reality”.) (Chilton & Lakoff, 1995) Dans cette perspective, un nombre grandissant de chercheurs a en effet été amené à s’intéresser depuis une quinzaine d’années à la “ dimension cognitive de la politique ” (Lakoff, 2003), en particulier à la relation qu’entretiennent politique et métaphores conceptuelles. C’est ainsi que dès 1987, Nicholas Howe a étudié le rôle de la métaphore dans la campagne présidentielle américaine de 1984, et a remarqué que la politique intérieure était avant tout conceptualisée à l’aide de métaphores relevant du sport. Le spécialiste d’analyse du discours Paul Chilton a travaillé quant à lui sur les métaphores liées à l’Union européenne et à la guerre froide (Chilton, 1993, 1995, 1996). G. Lakoff lui-même s’est investi dans l’analyse métaphorique des discours politiques, un investissement non seulement académique, mais également militant. En 1991, il fait circuler sur Internet son étude séminale du système conceptuel qui sous-tend les discours de George Bush père appelant à la première Guerre du Golfe ; en 1996, il publie un ouvrage sur les discours des Démocrates et des Républicains ; plus récemment, à l’occasion des événements du 11 septembre, puis de la Deuxième Guerre du Golfe, G. Lakoff a de nouveau utilisé Internet comme moyen de diffusion de ses recherches. La question qui se pose à nous est la suivante : pourquoi Gibraltar restet-il un problème colonial non résolu, voire, comme l’a affirmé l’ancien Premier ministre espagnol, M. Felipe Gonzalez, un “anachronisme historique”, et ce malgré la pression de l’Espagne et les demandes répétées de l’Assemblée générale des Nations Unies auprès de la Grande-Bretagne? Notre hypothèse est la suivante : l’aspect colonial de ce problème est nié par la majorité des hommes politiques britanniques, quelle que soit leur appartenance politique, en particulier depuis la reprise des négociations entre Londres et Madrid et la possibilité affichée de rétrocession du Rocher. Le problème de Gibraltar est l’occasion de présenter la Grande-Bretagne non comme une puissance colonisatrice et impérialiste, mais comme un pays soucieux de faire respecter le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à défendre les peuples colonisés. Si Gibraltar n’est pas une colonie, la question de la décolonisation du Rocher devient caduque. Pourtant, plus l’aspect colonial de la question est évacué, plus il revient dans la trame du discours, comme si chercher à le dissimuler ne le rendait que plus visible. Cet article s’intéresse donc au discours des députés opposés à la 172 E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar rétrocession de Gibraltar à l’Espagne (il est plus exact de parler de souveraineté partagée entre Londres et Madrid, mais celle-ci est vécue par beaucoup comme un véritable abandon du Rocher). Nous avons choisi de procéder à l’analyse du débat sur Gibraltar mené à la Chambre des Communes le 31 janvier 2002. Avec ceux du 7 novembre 2001 et du 14 janvier 2002, il fait partie des grands débats parlementaires qui ont secoué la Chambre Basse à la suite des négociations anglo-espagnoles. Le débat a duré plus de trois heures, et sa retranscription s’étend sur quarante-cinq colonnes de Hansard. Dans ce discours, une métaphore ontologique est particulièrement prégnante, celle de la personnification d’une nation : UNE NATION EST UNE PERSONNE. C’est ainsi que sont présentés les trois protagonistes, la Grande-Bretagne, l’Espagne et Gibraltar. Pourtant, nous verrons que la métaphore UNE NATION EST UNE PERSONNE devient rapidement UNE NATION EST UN PERSONNAGE à l’intérieur d’un scénario bien défini. En désignant l’Espagne comme la menace et la Grande-Bretagne comme le seul salut pour Gibraltar, ce dernier apparaît totalement infantilisé ; on reste dans une logique colonialiste et impérialiste, où l’objet du discours (n’oublions pas que ce débat est intitulé Gibraltar) finit par disparaître. 2 . C ONTEXTE 2.1. Le mouvement général de décolonisation et la question de Gibraltar Pour comprendre le cadre spatio-temporel, il faut exposer d’une part les origines du contentieux anglo-espagnol à l’ONU dans les années soixante, d’autre part, le siège qu’a dû subir Gibraltar pendant près de trente ans, enfin, les tentatives successives de rapprochement entre la Grande-Bretagne et l’Espagne. A la suite de la ratification le 24 octobre 1945 de la Charte de San Francisco (ou Charte des Nations Unies), dont l’un des buts est de développer entre les nations des relations amicales fondées sur le principe de l’égalité des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, un large mouvement de décolonisation est amorcé sous l’égide de l’ONU. Le 14 décembre 1960 est en effet adoptée à l’unanimité par l’Assemblée Générale des Nations Unies la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux (General Assembly, 1960), qui demande “ de mettre rapidement et inconditionnellement fin au colonialisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations ” (§12 du Préambule). 173 Cahier du CIEL 2000-2003 Devant l’échec des tentatives de résolution précédentes (en 1914, 1919, 1940, 1950, 1954 et 1959), le gouvernement espagnol décide de porter la question devant les Nations Unies. Le Comité des 24, commission de l’ONU chargée des questions coloniales, invite le 16 octobre 1964 la Grande-Bretagne et l’Espagne “ à entamer sans délai des négociations afin d’atteindre […] une solution négociée” ; mais si la Grande-Bretagne accepte que Gibraltar soit visé par le processus de décolonisation, elle refuse catégoriquement l’internationalisation du problème et la restitution du Rocher à l’Espagne (Mariaud, 2002 : 72). S’ensuit une longue confrontation anglo-espagnole au cours des années 60 devant les instances des Nations Unies : alors que la Grande-Bretagne insiste sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’Espagne réclame le respect du principe d’intégrité territoriale. En effet, si la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance prévoit dans son premier paragraphe que “ la sujétion des peuples à une subjugation, une domination et une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l’Homme, est contraire à la Charte des Nations Unies et compromet la cause de la paix et de la coopération internationales ”, le paragraphe six indique que “ toute tentative visant à détruire, partiellement ou totalement l’unité nationale ou l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies ” 72. En 1969, à la suite de la promulgation par Londres de la nouvelle constitution de Gibraltar (Gibraltar Constitution Order 196973), le gouvernement espagnol décide d’isoler le Rocher ; toutes les lignes de communications (routières, maritimes, télégraphiques et téléphoniques) sont coupées. Même après la mort du Général Franco en 1975, le roi Juan Carlos promet de tout faire pour récupérer Gibraltar et restaurer l’intégrité territoriale de son pays. Pourtant, dès 1977, le premier ministre espagnol, Adolfo Suarez, rencontre son homologue britannique James Callaghan et le ministre des affaires étrangères de celui-ci, David Owen ; mais un seul accord technique peut être conclu, celui qui concerne l’aéroport, le 2 décembre 1987, et la question de la légitimité de la souveraineté britannique reste en suspens. Le processus de Bruxelles est relancé le 26 juillet 2001 à l’initiative des Premiers ministres Tony Blair et Jose Maria Aznar (Miller, 2002 : 20), afin donner du poids à l’axe Londres-Madrid au sein de l’Union Européenne. Le 9 octobre, le ministre britannique des affaires étrangères, Jack Straw, assure encore à Peter Caruana, Chief Minister de Gibraltar, qu’“ il n’est pas question 72 Version française de la Déclaration: <http://www.un.org/French/Depts/dpi/ decolonization/brochure/Fpage5.html> (consulté en janvier 2004). 73 PRIVY COUNCIL OFFICE, The Gibraltar (Constitution) Order 1969, (London: HMSO, 1969). 174 E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar d’un quelconque changement de souveraineté qui irait à l’encontre des souhaits des habitants de Gibraltar ”74. Pourtant, début novembre se répand dans la presse la rumeur selon laquelle la Grande-Bretagne et l’Espagne sont en train de conclure un marché secret (secretdeal), qui prévoirait une co-souveraineté anglo-espagnole sur Gibraltar, malgré le refus des habitants du Rocher75. Le 7 novembre, Peter Hain, le secrétaire d’Etat aux affaires européennes, doit répondre aux critiques devant la Chambre des Communes76 ; malgré tout, le Processus de Bruxelles reprend le 20 novembre à Barcelone, ce qui donne lieu à un grand débat à la Chambre des Lords le 12 décembre77. Jack Straw doit défendre sa politique à la Chambre des Communes le 14 janvier de l’année suivante devant des députés en colère78. Ce débat s’inscrit donc dans une situation d’urgence : pour le gouvernement (par l’intermédiaire de Peter Hain), il s’agit de mener à bien les négociations anglo-espagnoles, tandis que, pour les députés qui y sont hostiles il faut les faire échouer au plus vite, avant qu’un accord ne soit conclu. 2.2. Les participants au débat Si l’on recense tous les députés qui interviennent pendant le débat (quelle que soit l’importance quantitative ou qualitative de l’intervention), les chiffres sont les suivants : - quinze députés travaillistes (Peter Hain, à la fois député et membre du gouvernement, Andrew McKinlay, Geraldine Smith, Bob Laxton, Bill Tynan, Mark Hendrick, Greg Pope, Nick Palmer, George Howarth, Dr. Ashok Kumar, Chris Bryant, Lindsay Hoyle, Brian Jenkins, Judy Mallaber, Ivor Caplin) ; - huit députés conservateurs (Mark Francois, Sir Teddy Taylor, Andrew McKay, Eleanor Laing, Richard Spring, Andrew Rosindell, Hugo Swire, Nicholas Winterton) ; - un député libéral-démocrate (Michael Moore) ; 74 “There is no question of any change in sovereignty against the wishes of the people of Gibraltar”, Panorama News, 9 octobre 2001, cité par Vaughne MILLER (2002 : 20). 75 Gilles TREMLETT, (2002) UK and Spain close to Gibraltar Solution, in The Guardian, <http://www.guardian.co.uk/uk_news/story/0,3604,631658,00.html>, 12 janvier 2002 (consulté en janvier 2004). 76 Commons Hansard, 7 novembre 2002, cols. 69-90. 77 Lords Hansard, 12 décembre 2001, cols. 1386-1410. 78 Commons Hansard , 14 janvier 2002, cols. 21-29. Simon HOGGART, (2002) Straw Suffers over the Rock in a Hard Place, in The Guardian, <http://www.guardian.co.uk/uk_news/story/0,3605,633560,00.html>, 15 janvier 2002 (consulté en janvier 2004). 175 Cahier du CIEL 2000-2003 - un député du Parti Unioniste d’Irlande du Nord (le Révérend Martin Smyth). Sur les vingt-cinq députés qui interviennent au cours de ce débat, seize (A. McKinlay, G. Smith, B. Laxton, B. Tynan, M. Hendrick, Dr. A. Kumar, L. Hoyle, M. Francois, Sir T. Taylor, A. McKay, E. Laing, A. Rosindell, H. Swire, N. Winterton, M. Moore, Rev. M. Smyth), soit près des deux tiers des députés présents, sont opposés à la poursuite sans condition des négociations anglo-espagnoles. Ils représentent la majorité des députés britanniques. En mai 2002, soit moins de trois mois après la tenue de ce débat, un sondage commandé à l’institut TNS Harris par le gouvernement de Gibraltar et portant sur un échantillon représentatif de cent cinquante députés révèle que 75 % d’entre eux souhaiteraient que les habitants de Gibraltar soient libres de décider de leur avenir ; en fait, seul 1 % des députés interrogés est favorable au principe de souveraineté partagée entre la Grande-Bretagne et l’Espagne79. Ce qui est frappant, c’est que les députés hostiles aux discussions avec Madrid, et donc à la politique de M. Blair sur l’avenir de Gibraltar, sont loin d’être tous des membres de l’Opposition ; on en trouve également un certain nombre dans les rangs travaillistes. Il faut se méfier des distinctions trop hâtives entre partis : la question de Gibraltar, comme toutes les questions politiques complexes, divise au sein même des rassemblements politiques, ou plus exactement, ce sont les tentatives de résolution de la question qui provoquent les dissensions. Dans ce débat, les tensions apparaissent essentiellement à l’intérieur du parti travailliste. 3. MISE EN PLACE D’UN SCÉNARIO Â PARTIR DE MÉTAPHORES 3.1. <Une nation est une personne> La métaphore conceptuelle qui apparaît avec le plus d’évidence dans le débat analysé est UNE NATION (domaine-source) EST UNE PERSONNE (domaine-cible)80. Il s’agit donc d’une personnification, c'est-à-dire d'une métaphore 79 “Let Gibraltar Decide Own Future” – MPs, in BBC News, <http://news.bbc.co .uk/2/hi/uk_news/politics/1996015.stm>, 19 mai 2002 (consulté en janvier 2004). 80 Nous incluons Gibraltar dans le concept de nation, car il s’agit d’une entité géographique et humaine. 176 E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar ontologique particulière très courante ; il s’agit en fait d’une catégorie générale chapeautant une multitude de métaphores différentes (Lakoff & Johnson, 1980 ; Lakoff, 1996). La Nation et la Personne sont deux choses différentes, mais la Nation est partiellement structurée, comprise, pratiquée et commentée en termes de Personne. On ajoutera que cette métaphore est absolument centrale en politique étrangère, et qu’elle masque la réalité, comme les autres métaphores conceptuelles : G. Lakoff (1991) remarque que la personnification cache la réalité, la structure interne d’une nation (qu’il s’agisse des compositions sociale, ethnique et religieuse ou bien encore des rivalités politiques…). Ainsi, telle une nation alliée, l’Espagne est présentée comme “ partenaire ” (partner), voire “ amie ” (friend) de la Grande-Bretagne : (1) L’Espagne fait partie de nos a m i s et alliés les plus proches. (Spain is one of our closest f r i e n d s and allies.) Richard Spring, Cons. (2) L’Espagne est un partenaire de choix au sein de l’OTAN et de l’Union Européenne. (Spain is a valued p a r t n e r in NATO and the European Union.) Richard Spring, Cons. On peut remarquer au passage que dans ces deux énoncés, on se rapproche de ce que Teun A. Van Dijk (2002 : 231) définit comme un “ déni ” (disclaimer), c’est-à-dire une proposition qui présente l’Autre (l’Espagne) de manière positive, mais dont le but réel est d’asseoir son discours. Il s’agit avant tout de répondre à l’avance à des contre-attaques éventuelles. L’énonciateur qui fait usage d’un déni cherche finalement à donner une image positive non pas de l’Autre, mais de lui-même. Richard Spring est ainsi disculpé de ce que l’on pourrait qualifier d’hispanophobie. Par ailleurs, dans la suite logique de la métaphore UNE NATION EST UNE PERSONNE, une nation se trouve gratifiée d'une “ identité ” propre. (3) Gibraltar a une i d e n t i t é . (Gibraltar has an i d e n t i t y . ) Ashok Kumar, Lab. 3.2. <Une nation est un personnage> Pourtant, la métaphore conceptuelle UNE NATION EST UNE PERSONNE ne rend pas compte de ce qui se joue à l’intérieur du débat analysé. Il est plus juste en effet de parler de la métaphore UNE NATION EST UN PERSONNAGE, à l’intérieur d’un scénario assez proche du “ Conte de la Guerre Juste ” (Fairy Tale of the Just War), que Lakoff a décrit en 1991 lors de la Première Guerre du Golfe. Dans ce “ conte ” qui affleure dans les discours de l’époque de George Bush père, les Etats-Unis libèrent le Koweït de l’occupation irakienne. Néanmoins, dans notre cas, on n’a pas affaire à un “ Scénario de Sauvetage ” (Rescue Scenario), comme dans le cas de la Première (puis de la Deuxième) Guerre du Golfe, mais à ce que l’on pourrait appeler un Scénario de 177 Cahier du CIEL 2000-2003 Protection : le contentieux autour de la souveraineté sur Gibraltar n’a pas donné lieu à une guerre, mais se limite à des problèmes diplomatiques. Pourtant on retrouve les mêmes personnages dans les deux types de scénario : un “ vilain ” (villain), l’Espagne, qui est désignée en particulier par le terme bully, sous forme de substantif (“ brute ” (4)) ou de verbe (“ brutaliser ” (5)). et un héros, la Grande-Bretagne. (4) Ce grand pays qu’est l’Espagne a brutalisé le petit territoire de Gibraltar décennie après décennie. (The large country of Spain has b u l l i e d the small territory of Gibraltar for decade after decade.) Eleanor Laing, Cons. (5) Des retards excessifs au passage de la frontière, des r e s t r i c t i o n s absurdes sur l’attribution des numéros de téléphone, le refus de reconnaître les passeports et les cartes d’identité des Gibraltariens – voilà quelques-unes des tactiques déplorables employées par l’Espagne dans ses efforts pour perturber le bien-être social et économique des habitants de Gibraltar. (Excessive delays at the frontier crossing, absurd restrictions on issuing telephone numbers and a refusal to recognise Gibraltarians’ passports and identity cards are a few examples of the d e p l o r a b l e t a c t i c s deployed by Spain in its efforts to disrupt the economic and social wellbeing of Gibraltar’s people.) Geraldine Smith, Lab. Cependant, il faut dans ce cas nuancer le concept de Nation : le gouvernement travailliste, lui, est accusé par ses détracteurs d’être complice des agissements de l’Espagne. Les députés font la différence entre la nation britannique et son gouvernement, qui ne la représente pas dans ce cas précis. (6) [Le secrétaire d’Etat] ne pourra pas contraindre les habitants de Gibraltar. ((The Minister) will not be able to d r a g o o n the people of Gibraltar.) Andrew MacKinlay, Lab. (7) Les habitants de Gibraltar sont vendus par le gouvernement travailliste en échange de voix espagnoles à un prochain sommet européen. (The people of Gibraltar are being sold out by a Labour Government in return for Spanish votes at a future European summit.) Mark Francois, Cons. (8) [Le journal] “Panorama” de Gibraltar rapporte que des centaines de personnes sont dans les rues en ce moment même, dégoûtées d’être t r a h i e s par le gouvernement travailliste. (“Panorama” in Gibraltar is reporting that hundreds of people are on the streets at this very moment, d i s g u s t e d by the Labour Government.) Andrew Rosindell, Cons. Quant au référendum initié par le gouvernement travailliste, il est à plusieurs reprises assimilé à la “ coercition ” (duress). D’ailleurs, comme tout méchant qui se respecte, ni l’Espagne, ni le gouvernement de Tony Blair ne sont doués de raison. (9) Le 17 septembre, [le secrétaire d’Etat] a étrangement déclaré au Gibraltar Chronicle… (On 17 September (the Minister) b i z a r r e l y told the Gibraltar Chronicle…) Andrew Rosindell, Cons. 178 E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar (10) Parfois, je demande au gouvernement de faire preuve de raison. (Time and again, I call on the Government to show some sense.) Richard Spring, Cons. En fait, la Grande-Bretagne protectrice est idéalement celle qui est représentée par les députés hostiles à la rétrocession de Gibraltar. La réalité coloniale est inversée : ce n’est plus la Grande-Bretagne, mais l’Espagne qui menace l’intégrité de Gibraltar. La logique du raisonnement est implacable, car alors les appels à la décolonisation sont sans fondement. 3.3. Le conte de fées Si le scénario semble cohérent, une question se pose néanmoins : pourquoi ce recours au “ conte de fées ” ? Car si G. Lakoff parle de fairytale à propos des discours appelant à la Guerre du Golfe, et si nous retrouvons un scénario semblable à propos de Gibraltar, c’est que le conte de fées apporte une certaine force à ce type d’argumentaire. Pour cela, il faut se demander quel est le lien qui unit si fortement conte de fées et métaphore. En fait, le conte de fées est extrêmement proche d’une métaphore structurale (Lakoff & Johnson, 1980) : au-delà des métaphores ontologiques ou d’orientation, les métaphores structurales utilisent un concept hautement structuré pour en structurer un autre (par exemple, “ la discussion, c’est la guerre ”). Ces métaphores structurales émergent naturellement dans une culture comme la nôtre, car elles mettent en valeur quelque chose qui correspond étroitement à notre expérience collective ; mais elles ne se contentent pas de trouver un fondement dans notre expérience physique et culturelle, elles nous permettent d’appréhender des phénomènes plus complexes. Les métaphores nous permettent de comprendre un sujet relativement abstrait et dépourvu de structure inhérente par le biais d’un sujet plus concret, ou du moins plus structuré. (Metaphor allows us to understand a relatively abstract and inherently unstructured subject matter in terms of a more concrete, or at least structured subject matter.) (Lakoff, 1991) A ce titre, le conte de fées structure une réalité beaucoup plus complexe. Premièrement, il simplifie toutes les situations, ce qui explique l’engouement pour l’analyse structurale des contes81. Par ailleurs, il ne présente que des personnages-types : il n’y a pas d’ambivalence bon/méchant. Enfin, si le mal peut triompher momentanément, c’est le bien qui sort toujours victorieux ; le conte est caractérisé par une fin heureuse. Comme les métaphores structurales, les contes de fées permettent donc de comprendre et de faire comprendre – avec les divers degrés de coercition liés 81 V. PROPP, (1965) Morphologie du Conte, Paris, Seuil. A.J. GREIMAS, (1966) Sémantique Structurale, Paris, Larousse. 179 Cahier du CIEL 2000-2003 à la signification de ce verbe. 4 . I NFANTILISATION DE GIBRALTAR Jusqu’à présent, seuls deux protagonistes du Scénario de Protection ont été mis en évidence : le héros et le vilain. Or, si ce scénario comporte un bon et un méchant, il comprend également un troisième personnage, la victime innocente, certes au-dessus de tout soupçon, mais surtout incapable de se défendre elle-même. Il s’agit bien évidemment de Gibraltar. Or, les députés ne présentent pas Gibraltar uniquement comme une victime mais également comme un enfant. A ce propos, il est remarquable que la seule métaphore dite “ rhétorique ”82 rencontrée dans le débat soit celle-ci : (11) A force d’écouter le ministre et d’autres membres du gouvernement, cela me rappelle une chanson de Fats Waller qui commence ainsi : “ Pourquoi n’entres-tu pas dans mon salon ? dit l’araignée à la mouche. ” Les fans de Fats Waller se rappelleront qu’elle continue ainsi : “ Pauvre mouche, pauvre mouche, elle est entrée dans le salon, pauvre petite mouche innocente. ” La mouche dans ce cas n’est pas espagnole, malheureusement, mais gibraltarienne. (Having listened to the Minister and other Government members, I am reminded of the Fats Waller song that starts: “Won’t you come into my parlour said the spider to the fly?” Fans of Fats Waller will remember that it continues: “Poor fly, poor fly, because he went into the parlour, unsuspecting little fly.” The fly in this instance is not Spanish, unfortunately, but Gibraltarian.) Hugo Swire, Cons. Il s’agit d’une métaphore in praesentia. On n’est pas loin d’une véritable comparaison, puisque l’élément comparé (Gibraltar) et l’élément comparant (la mouche) sont tous deux présents dans l’énoncé ; seul manque le terme de comparaison. L’infantilisation de Gibraltar ne peut échapper aux autres députés. Hugo Swire cite la chanson de Thomas Wright “Fats Waller”83 intitulée The Spider 82 G. Lakoff parle de “ métaphore nouvelle ”, par opposition aux métaphores conceptuelles. 83 Thomas Wright “Fats Waller”83, (1904-1943) : pianiste et chanteur noir américain ; une des grandes figures du jazz. 180 E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar and the Fly (L’Araignée et la mouche), dont les paroles s’inspirent de l’un des premiers vers les plus célèbres de la poésie anglaise, celui par lequel débute le poème de la poétesse Mary Howitt (1799-1888), The Spider and the Fly : “ Will you walk into my parlour ? said the spider to the fly ”84. Ce poème est bien connu des enfants britanniques : la mouche, à laquelle s’identifient les enfants, s’aventure imprudemment chez un inconnu, en l’occurrence l’araignée, ce qui lui vaut une triste fin. Attribuer à Gibraltar le rôle de la mouche, c’est par conséquent l’assimiler à un enfant, de surcroît un enfant irresponsable. L’analyse de cet exemple nous rappelle au passage ce que P. Chilton et G. Lakoff ont pu écrire sur les métaphores fréquemment employées pour faire référence aux pays en voie de développement : Les états qui ne sont pas complètement développés sont […] considérés comme des enfants métaphoriques, qui ont besoin d’être aidés par leurs aînés s’ils veulent grandir […]. Ils sont donc considérés comme dépendants naturellement. (States that are not fully developed are (…) seen as metaphorical children, who need the help of their elders if they are to grow up (…). They are thus seen as natural dependents.) (Chilton & Lakoff, 1995) Entre métaphores colonialistes et métaphores impérialistes, la frontière est bien mince. Certains députés hostiles aux négociations utilisent d’ailleurs des arguments qui relèvent du colonialisme. Par colonialisme, nous entendons la doctrine qui accompagne une situation coloniale : “ le terme de colonialisme s’applique à la justification du fait colonial. […] Les tentatives de justification ne surgissent que lorsqu’il faut légitimer une expansion coloniale face à ceux qui la condamnent ou n’en comprennent pas l’intérêt ”85. L’argument le plus frappant concerne l’importance stratégique de Gibraltar. Elle est revendiquée par quatre députés. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, aucun des énonciateurs n’est conservateur. Si l’on met entre parenthèses le libéral-démocrate M. Moore, le débat sur l’importance stratégique de Gibraltar se joue au sein du parti travailliste, entre L. Hoyle, A. McKinlay et G. Smith. Deux d’entre eux (L. Hoyle et A. McKinlay) évoquent d’ailleurs les mésaventures du sous-marin nucléaire Tireless (l’Infatigable), qui, à la suite d’un problème dans le circuit de refroidissement de son réacteur, avait dû être réparé dans le port de Gibraltar, où il était resté de mai 2000 à mai 2001. Ce qu’ils ne précisent pas, c’est que les habitants de Gibraltar avaient multiplié les manifestations et exprimé leur mécontentement face aux risques écologiques, demandant que les réparations soient effectuées en Grande- 84 <http://www.maryhowitt.co.uk/poems.htm> (consulté en mai 2003). Jean BRUHAT, (1996) Colonialisme et anticolonialisme, Paris, Encyclopedia Universalis. 85 181 Cahier du CIEL 2000-2003 Bretagne86. Enfin, deux députés font référence à la guerre des Malouines – guerre perçue par l’opinion internationale comme un vestige du colonialisme. Le travailliste A. McKinlay rappelle ainsi, en même temps que l’importance stratégique de Gibraltar, “ combien la relation avec Gibraltar a été utile dans le conflit des Malouines ”87. Quant au conservateur A. Rosindell, il cherche à provoquer un tollé parmi les députés lorsqu’il demande à C. Byant : “ allezvous nier ce que vous m’avez dit, le jeudi 10 janvier – qu’en fin de compte on pouvait rendre Gibraltar à l’Espagne et les Iles Malouines à l’Argentine ? ”88. 5. CONCLUSION : NÉGATION ET PERSISTANCE DE LA DIMENSION COLONIALE Dans le contexte de la décolonisation, les députés opposés à la poursuite des négociations anglo-espagnoles nient la dimension coloniale de la question de Gibraltar, mais paradoxalement, ils utilisent pour ce faire un réseau métaphorique déjà à l’œuvre dans le discours colonial ; et on est loin de ce phénomène discursif qu’est la connivence89. Gibraltar reste dans une sorte d’enfance coloniale, voire de colonial infancy90. S’ils refusent de partager la souveraineté sur le Rocher avec Madrid, ils ne souhaitent pas pour autant accorder l’autonomie à Gibraltar, pourtant réclamée par une frange croissante de sa population. Nous ne pouvons cependant conclure cet article sans citer cet appel de P. Chilton et G. Lakoff (1995) à la communauté scientifique : 86 Mystery over Submarine’s Return, in BBC News, <http://www.bbc.co.uk/ devon/news/052001/25/tireless.shtml>, 25 mai 2001, (consulté en janvier 2004). 87 “… how useful the relationship with Gibraltar was in the Falkland Islands conflict.” (col. 163) 88 “… will (the hon. Gentleman) retract what he said to me on Thursday 10 January – that for all he cared, Gibraltar could be given back to Spain and the Falkland Islands to Argentina?” (col. 171). 89 Dominique MAINGUENEAU, (1976) Initiation aux méthodes de l’analyse de discours ; problèmes et perspectives, Paris, Hachette. Dominique Maingueneau, citant Jean-Baptiste Marcellesi, définit comme la connivence : “ par la connivence, le locuteur utilise un vocabulaire qui le ferait classer comme d’un groupe si les destinataires ne savaient eux-mêmes qu’il n’est pas de ce groupe et de ce fait ce vocabulaire apparaît comme rejeté quoiqu’employé ” (143). 90 Le terme anglais infancy a gardé un sens plus proche du latin infans, c’est-à-dire l’enfant qui ne parle pas encore – ou dans ce cas précis, qui n’a pas droit à la parole. 182 E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar Les métaphores […] dissimulent des aspects importants de la réalité, et il est vital de savoir ce que dissimulent nos métaphores en politique étrangère. (Metaphors (…) hide important aspects of what is real, and it is vital that we know what realities our foreign policy metaphors are hiding.) B IBLIOGRAPHIE HMSO. (2002) Gibraltar. in The Parliamentary Debates: House of Commons (Hansard), <http://www.publications.parliament.uk/cgi-bin/ukparl_hl?DB= ukparl&STEMMER=en&WORDS=gibraltar+&COLOUR=Red&STYLE=s&URL =/pa/cm200102/cmhansrd/vo020131/halltext/20131h01.htm#20131h01_sp new31> (consulté en janvier 2004), cols. 135-180. CAMERON, L. & LOW, G (dir.). (1999) Researching and Applying Metaphor. Cambridge, Cambridge University Press. CHILTON, P. & ILYIN, M. (1993) Metaphor in Political Discourse: the Case of the “Common European House”. in Discourse and Society 4, 7-31. CHILTON, P. & LAKOFF, G. (1995) Foreign Policy by Metaphor. in SCHAEFFENER, C. & WENDEN, A. (dir.), Language and Peace, Dartmouth, Aldershot, 37-59. CHILTON, P. (1996) Security Metaphors ; Cold War Discourse from Containment to Common House. New York, Peter Lang. HOWE, N. (1988) Metaphor in Contemporary American Political Discourse. in Metaphor and Symbolic Activity 3, 87-104. LAKOFF, G. & JOHNSON, M. (1980) Metaphors We Live By. 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On distinguera trois niveaux : en premier lieu, les métaphores guerrières, dont la langue anglaise comporte de nombreux exemples : to close ranks, to beat a hasty retreat, the rank and file. Mais soulignons d’emblée que ces métaphores ne trouvent pas leur source dans les milieux militaires: on peut les décrire avec Lakoff comme des métaphores structurelles, qui correspondent à notre façon d’appréhender la réalité. Ainsi les anglophones perçoivent souvent le débat comme un affrontement (your claims are indefensible, his criticisms were right on target). En second lieu, la langue anglaise comporte un certain nombre de termes forgés par les milieux militaires, puis lexicalisés avec une forte charge métaphorique : c’est ainsi que taken aback, terme datant de la marine à voile, est aujourd’hui utilisé métaphoriquement sans référence explicite à son origine militaire. Mais nous désignerons ici par « métaphores militaires » les métaphores apparaissant spontanément dans les productions langagières des milieux Cahier du CIEL 2000-2003 militaires (nous aborderons ici le cas particulier des forces armées américaines) et dont la diffusion est limitée à ceux-ci ou contrôlée par eux: nous nous proposons d’en dresser une typologie sommaire et surtout de décrire leur fonction discursive au sein du discours militaire américain envisagé comme un discours de spécialité. De fait, s’il est établi que les discours spécialisés n'ont pas recours à la métaphore pour son rôle ornemental mais plutôt pour sa fonction de dénomination (comblement d’un vide lexical) ou son rôle heuristique (Skoda, 1988), on pourrait envisager qu’il en soit de même chez les militaires américains qui exercent des métiers hautement technicisés, où la floraison de concepts tactiques nouveaux et la mise en œuvre de matériels sans cesse renouvelés créent un fort besoin de dénomination. Cependant, on constate que les vides lexicaux sont le plus souvent comblés par des sigles, et non par des métaphores : celles-ci procèdent donc d’une justification autre, qu’il nous appartient de cerner. On peut formuler à ce stade une hypothèse : l’emploi de la métaphore par les militaires serait un mécanisme de production symbolique, un des nombreux dispositifs d’affirmation identitaire qui fondent la culture militaire. Sociologues et ethnographes ont souvent souligné le fait que l’identité militaire n’est point administrative, mais relève plutôt de l’adhésion à une culture professionnelle partagée. Il faut donner ici, avec Claude Rivière, au mot culture une acception large, soit : […] l’adhésion à des valeurs, les traditions et coutumes, les modèles de la représentation de soi, les modes de vie et de pensée, mais aussi toutes les créations d’œuvres symboliques. La culture du militaire produit du symbolique autant que du réel. [C. Rivière, in Thiéblemont, 332-33]. Si la métaphore militaire constitue un des matériaux symboliques d’une culture professionnelle commune, il nous paraît nécessaire de cerner dans un premier temps ses diverses manifestations au sein des productions langagières des militaires américains. Par ailleurs, la culture professionnelle de ceux-ci les amènera souvent à un encodage spécifique de la réalité, notamment sur le champ de bataille, où des codes métaphoriques pourront servir à décrire des réalités tactiques avec une grande économie de moyens. Enfin, nous tenterons de souligner le rôle joué par la métaphore dans la cohérence culturelle des milieux militaires : le déploiement de réseaux métaphoriques partagés permettra au militaire de projeter une image de soi stéréotypée et envisagée par son milieu professionnel comme l’archétype de la militarité. 186 A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains 1. MANIFESTATIONS DE LA MÉTAPHORE AU SEIN DU DISCOURS MILITAIRE AMÉRICAIN 1.1. Métaphore et genres La distribution des métaphores apparaît très diverse selon le corpus envisagé. La littérature doctrinale (notamment les Publications du Department of Defense, c’est-à-dire les textes définissant les concepts stratégiques et tactiques, ainsi que l’ensemble des procédures administratives et des règlements s’appliquant aux forces armées, mais aussi les articles des quatre grandes revues doctrinales, Naval Institute Proceedings, Parameters, Airpower, et Joint Forces Quarterly) ne contient que très peu de métaphores. Ainsi, le dépouillement de l’ensemble des articles de Joint Forces Quarterly depuis sa création en 1988 permet de constater la quasi-absence de métaphores dans ces textes argumentatifs, où l’on ne trouve guère que les deux métaphores clausewitziennes de la « friction » et du « brouillard de la guerre » : (1) A similar euphoria surrounds the information revolution. Some propose that information technology will lift the fog of war, give liberal democracies a permanent military advantage over tyrannies […].(Anderson, G., Pierce, T., “Leaving the technocratic tunnel”, Joint Forces Quarterly, hiver 1995-96, 70.) Mais il s’agit ici de métaphores si classiques qu’elles sont quasiment lexicalisées. D’autres productions langagières sont plus riches en métaphores : c’est notamment le cas des chants militaires, dont on peut légitimement attendre qu’ils reflètent plus l’imaginaire d’un milieu professionnel que d’autres genres plus argumentatifs. Destinés à être chantés à l’unisson, souvent lors des exercices d’ordre serré (on les appelle alors des cadences), les chants constituent, plus que tout autre genre, le champ d’expression de l’esprit de corps et de l’unité culturelle des militaires. Les métaphores permettent ici de louer les qualités archétypales du groupe. Une escouade se décrit par exemple comme une meute impitoyable de chiens de guerre : nd (2) Dogs of war / Best of the Best / Mess with us go down like the rest […] / 2 Platoon / Dogs of war / Woof, woof, woof, woof, woof Cependant, c’est dans les lexiques utilisés lors des échanges verbaux oraux que les métaphores paraissent les plus fréquentes. 1.2. La métaphore « militarese » comme composante du C’est en effet dans les jargons que le rôle « groupal » de la métaphore 187 Cahier du CIEL 2000-2003 sera le plus nettement affirmé. On souligne classiquement le caractère cryptologique des jargons : par leur clôture sur le groupe humain qui l’utilise, ils opèrent comme signum social et permettent d’affirmer une identité groupale à travers un « parler » souvent incompréhensible de personnes étrangères au groupe. Afin de constituer un corpus de jargon militaire, nous avons intégralement dépouillé un site internet: « GI Jargon ». Régulièrement remis à jour, ce site répertorie plusieurs milliers d’entrées lexicales, classées par armes (les jargons de l’US Navy, de l’Air Force, de l’US Army et de l’US Marine Corps y apparaissent séparément) montre que la métaphore est une composante essentielle des jargons militaires qu’on pourrait appeler militarese si on envisage ce terme du strict point de vue lexical (Il désigne en effet parfois certaines structures syntaxiques, ou certains aspects stylistiques des discours militaires institutionnels : correspondance officielle, rapports d’évaluation, etc.). Le militarese comporte de nombreuses composantes : - autres tropes (métonymie : a full bird est un colonel « plein », en référence à l’insigne porté sur le col de la chemise) ; - acronymes détournés (NATO, soit « no action, talk only ») ; - faux acronymes (BOHICA, soit « bend over, here it comes again ») ; - troncations (Mid Rats, soit « midnight rations ») ; - termes argotiques (« jamoke » désigne par exemple le café dans l’US Navy), - mais aussi de très nombreuses métaphores, dont nous tenterons de caractériser le rôle. 1.3. Métaphore et position interne ou externe du destinataire Composante de l’argot militaire, et donc déployée à l’intention d’un destinataire interne au milieu professionnel militaire, la métaphore est aussi utilisée par les milieux militaires américains à l’intention de destinataires externes : médias ou grand public. Lors des points de presse, le discours médiatique des armées a traditionnellement recours à de nombreuses métaphores d’atténuation de la violence. L’opération militaire y sera notamment décrite comme un acte médical ; il s’agit de traiter l’objectif, d’opérer des frappes chirurgicales : (3) Even though truly surgical military action will likely remain elusive, decisive results may be achieved in far less time with less collateral damage.(Wass de Czege, H., Echevarria, A. J., “Landpower and Future Strategy: Insights from the Army after Next”, Joint Forces Quarterly, printemps 1999, 63.) Cependant, le militaire n’emploie pas les métaphores de diabolisation de 188 A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains l’adversaire, qui demeurent l’apanage du pouvoir politique. Comme le souligne Lakoff (1991), une administration américaine souhaitant déclencher un conflit ne peut conceptualiser et décrire l’ennemi que sous les traits du mal absolu. La métaphore vient à l’appui du jus ad bellum : l’Amérique n’étant jamais, par définition, le fauteur de guerre, la métaphorisation de l’adversaire sous les traits du violeur, du pilleur, de l’assassin, apparaît nécessaire pour donner à l’intervention armée un substrat légal. Mais au final, ces métaphores décrivant l’adversaire sous des traits caricaturaux sont extrêmement rares au sein des milieux militaires eux-mêmes. Ce bref panorama des manifestations de la métaphore dans le discours militaire américain nous conduit à nous pencher sur un cas particulier : la métaphore comme outil de communication entre aéronefs, unités et bâtiments sur le champ de bataille. 2. DE L’ENCODAGE DE LA RÉALITÉ AU CODE MÉTAPHORIQUE : LA MÉTAPHORE COMME OUTIL DE COMMUNICATION SUR LE CHAMP DE BATAILLE Pour rendre plus brefs et plus efficaces les échanges oraux sur le réseau radio tactique mettant en communication les divers acteurs du champ de bataille, l’armée américaine utilise notamment un système de communication orale formalisée : les brevity codes. Nés spontanément dans les unités depuis la seconde guerre mondiale, puis standardisés récemment (en 1997) au niveau interarmes, ces termes (307 au total) permettent par exemple aux pilotes de chasse d’échanger des informations sur la situation tactique, ou au leader d’une formation aérienne de donner un ordre concis à ses ailiers. Le dépouillement de ces codes montre qu’ils comportent une trentaine de métaphores : par sa concision et son pouvoir heuristique, ce trope permet de rendre les échanges oraux plus efficaces. Ces extraits de fiction à substrat professionnel militaire91 comportent quelques exemples d’utilisation de ces codes en situation de combat. Ainsi, les marins du central opérations d’un bâtiment utilisent le code métaphorique « vampire » pour annoncer sur le réseau tactique l’arrivée de missiles anti-navires à trajectoire rasante : 91 Nous reprenons ici le terme élaboré par M. Petit pour désigner les romans décrivant un milieu professionnel donné avec une grande précision documentaire. Ainsi, ce roman de Gerry Carrol porte sur le milieu des pilotes de l’aéronavale américaine lors de la guerre du Vietnam. Voir à ce sujet : PETIT, M., « La fiction à substrat professionnel : une autre voie d’accès à l’anglais de spécialité », Revue ASp 23/26, 57-81, Bordeaux : GERAS éditeur, 1999. 189 Cahier du CIEL 2000-2003 (4) “Vampire, Vampire!” the CIC talker said aboard Ticonderoga. “We have numerous incoming missiles. Weapons free.” (Tom Clancy, Red Storm Rising, 291). De même, le code « winchester » permet aux pilotes de l’aéronavale d’indiquer leur statut en matière d’armement : (5) “Derby 002, Diamond 112. We’re Winchester at this time. Request BDA and clearance out of the area.” “Winchester” was the pilot’s word for out of ammunition. (Gerry Carrol, Ghostrider One, 427). L’encodage de la réalité s’opère classiquement ici par masquage et/ou mise en valeur de certains sèmes : (6) “Guntrain, your pigeons to mother are 105 at 96, cleared to switch frequencies.” Red Crown told Scott that his range and bearing (pigeons) to the Shiloh (mother) was a bit south of east (105 degrees) at ninetysix miles and that he could change frequencies to the controllers back aboard the Shiloh. (Gerry Carrol, Ghostrider One, 30). Pigeons désigne évidemment l’altitude par sélection du sème « voler » ; quant au porte-avions, il prend le nom de mother par sélection du sème « abri ». Cependant, il paraîtrait légitime de se demander si les codes « pigeons » et « mother » répondent vraiment à la nécessité d’efficacité et d’économie de moyens que tout système de communication orale formalisée se doit de respecter. Cette concision est certes avérée pour d’autres brevity codes métaphoriques (« vampire » et « winchester » dans les exemples ci-dessus, mais aussi « no joy », qui signifie : « l’équipage de l’avion n’a pas de contact visuel avec l’objectif »), mais en réalité « altitude » et « carrier » ou « ship » auraient pu convenir. Ici encore, le lien entre métaphore et culture professionnelle semble patent : même lorsque la saisie métaphorique de la réalité n’est pas nécessaire, la culture professionnelle du militaire l’impose. Ce dernier vit en effet dans un univers codé, où tout est en définitive réductible à une nomenclature : l’encodage métaphorique de la réalité sera alors un moyen d’affirmer sa militarité. C’est parce que la métaphore est perçue comme un outil de production symbolique qu’on la privilégiera comme instrument d’encodage de la réalité, de préférence à d’autres moyens lexicaux. 3. MÉTAPHORE, PRÉSENTATION COHÉRENCE CULTURELLE DE SOI ET 3.1. Une saisie métaphorique du quotidien Le rôle cognitif de la métaphore a été souvent souligné (Lakoff et 190 A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains Johnson, 15) : « l’essence de la métaphore est qu’elle permet de comprendre quelque chose (et d’en faire l’expérience) en termes de quelque chose d’autre. » Ainsi, nous nous représentons les attentats du 11 septembre 2001 comme la destruction de deux corps, ce qui suscite chez nous un phénomène d’empathie (Lakoff, 2001). Dérivons de cette analyse désormais traditionnelle une hypothèse : s’agissant des discours spécialisés, les mécanismes cognitifs à l’œuvre dans la saisie métaphorique de la réalité pourront procéder d’une culture professionnelle partagée, dès lors que certaines métaphores ne sont produites que par un milieu professionnel strictement délimité. Cette hypothèse souffre quelques exceptions : par exemple, le qualificatif de « plante verte », associé dans la Marine française aux fusiliers-commandos en raison de leur uniforme spécifique ne comporte pas de charge symbolique, culturelle ou imaginaire très forte. En particulier, cette métaphore ne s’insère pas dans un réseau métaphorique clairement identifiable et mobilisé fréquemment au sein du milieu professionnel. S’agissant de ces métaphores isolées, la saisie métaphorique consistera classiquement à sélectionner certains sèmes et à en masquer d’autres : ce coup de projecteur métaphorique est souvent manié par les militaires américains : egg beater désigne ainsi l’hélicoptère, fast mover le chasseur-bombardier, old man le commandant de l’unité. La métaphore joue essentiellement ici un rôle humoristique : l’incompatibilité sémantique fonctionne comme un signal, la métaphore apparaît immédiatement extérieure à l’isotopie du texte où elle est insérée (Le Guern, 1973) et paraît donc amusante. Cependant, cette visée humoristique nous procure un premier indice s’agissant de la fonction de la métaphore au sein du milieu militaire américain : elle semble avoir partie liée avec l’ethos, soit la présentation de soi dans le discours. Le guerrier américain prétendra par exemple être désinvolte face au danger, qu’il tournera en dérision par une saisie métaphorique. C’est ainsi que le porte-avions Forrestall était surnommé USS Zippo par les membres de l’équipage, en raison des nombreux incendies observés à bord. De même, une bombe à fragmentation est affublée d’un surnom qui traduit cette approche humoristique, dont la visée est sans doute la négation ou l’atténuation de la violence guerrière : (7) “We haven’t posted your weapons loads yet, but it’ll probably be daisy cutters.” (Gerry Carrol, Ghostrider One, 373). Pourtant, certains réseaux métaphoriques procèdent d’une logique qui ne peut se réduire à la volonté de faire un bon mot ; les mécanismes cognitifs qui y sont à l’œuvre reflètent selon nous de manière étroite la culture professionnelle du milieu militaire américain. Les métaphores nouvelles créées par le milieu professionnel ne relèveront pas du hasard, mais s’inséreront dans des réseaux métaphoriques existants : elles participeront alors directement d’un discours professionnel. Par leur charge imaginaire, elles permettront de projeter certaines valeurs, elles-mêmes constitutives de la 191 Cahier du CIEL 2000-2003 culture groupale : « les valeurs les plus fondamentales d’une culture sont cohérentes avec la structure métaphorique de ses concepts les plus fondamentaux. (Lakoff et Johnson, 1985, 32). » Le maniement des métaphores devient alors un outil de l’ethos, un instrument pour donner à voir, par le truchement d’un mode de présentation de soi spécifique, son appartenance à la communauté professionnelle. La lexicalisation progressive des métaphores au sein des milieux militaires américains n’est plus réductible à la simple diffusion d’un jargon mais devient un gage de cohérence culturelle. 3.2. Quelques métaphoriques exemples de réseaux Une rapide compilation de quelques réseaux métaphoriques permet d’identifier certaines notions récurrentes : - La métaphore animale : l’appareil de transport tactique C-130, équipé pour le ravitaillement en carburant des troupes, devient the flying cow ; l’avion à problème est décrit comme a pig dans l’US Air Force ; le chasseur F4 est surnommé fog hog, en raison de l’épaisse fumée noire dégagée par ses moteurs ; bird barn désigne le porte-avions, squid le marin, seabees les Construction Battalion (CBs), troupes de génie de la Marine ; les missions Wild Weasel consistent à détruire les équipements anti-aériens de l’adversaire, etc. - La métaphore géographique : au cours de la guerre du Vietnam, the World désigne les Etats-Unis, the Hanoi Hilton les camps de prisonniers nordvietnamiens. To be over the hump signifie avoir accompli la moitié de son contrat, to be over the hill être absent sans autorisation. L’US Air Force Academy est surnommée the Hill ; un groupe de tentes de bivouac devient le Taj Mahal, alors que dans la Marine le pont du navire est appelé Steel Beach. - La métaphore des loisirs : A laugh a minute (patrouille fluviale pendant la guerre du Vietnam) ; comic books (cartes d’état-major) ; rock and roll (mettre le M16 sur mode feu continu) ; mushroom stackers (dans l’US Air Force, personnel autorisé à manipuler les armes nucléaires) ; choir practice (libations en groupe) ; fun in the sun (travaux physiques en plein air) ; Mattel-O-Matic (le fusil-mitrailleur M16, construit en matériaux composites) ; Nintendo jet (chasseur-bombardier F18 de l’aéronavale, doté d’un glass cockpit hautement informatisé). Il ne s’agit là que de quelques exemples, s’ajoutant à d’autres réseaux métaphoriques clairement délimitables : l’ordure (a sewer pipe sailor, un sous- 192 A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains marinier) ; la sexualité, perçue comme avilissante (to eyefuck, inspecter), etc. Remarquons d’emblée que ces réseaux n’affirment nullement un ethos guerrier : seuls les noms d’aéronefs font métaphoriquement référence à la violence martiale : ainsi le chasseur F16 est appelé Falcon, le F15 Eagle côtoie l’hélicoptère Apache, l’appareil d’assaut Intruder et le chasseur léger Freedom Fighter. Il n’est pas innocent que ces noms d’aéronefs ne relèvent pas d’un processus de création spontané au sein des unités : contrairement aux autres métaphores décrites ici, ils sont inventés par le Pentagone pour ajouter une charge émotionnelle, gage supposé de galvanisation des troupes, à la froide nomenclature technique des escadrilles. Mais souvent, la métaphore institutionnelle n’est pas adoptée : c’est notamment le cas du bombardier stratégique B1, connu au Pentagone sous le nom de Lancer, mais que tous les équipages de l’USAF dénomment The Bone. Le primat de la culture professionnelle sur l’appartenance administrative se vérifie à nouveau. 3.3. La construction militaire métaphorique du moi Si nous nous attachons plus particulièrement au réseau métaphorique de la mort, on assiste au déploiement d’un imaginaire complexe, fondé sur des stéréotypes largement répandus au sein du milieu professionnel. Par le truchement des métaphores, le militaire américain exprime son appartenance à un milieu où l’ethos est en quelque sorte partiellement standardisé. Le guerrier américain fera donc preuve d’une résistance extrême, puisqu’il sera capable d’absorber des fingers of death (des saucisses de Francfort) ou des pillows of death (des raviolis) et dormira dans son coffin (la banette) ; il défiera la mort en maniant le death stick (le fusil-mitrailleur M16, ayant une fâcheuse tendance à s’enrayer en plein combat) ; il subira sans broncher les erreurs de la mort sur roues (death on wheels, les régleurs de tir d’artillerie dans leur véhicule de commandement). La mort sera tournée en dérision : la canette de bière vide deviendra ainsi another dead soldier. Enfin, le soldat se fera mort silencieuse lui-même : les snipers sont couramment surnommés death from afar. Le stéréotype de la résistance aux poisons les plus violents (la nourriture de l’ordinaire), à l’incompétence d’autrui ou à la défectuosité du matériel renvoie implicitement à une image de soi partagée par l’ensemble de la communauté professionnelle. Dérision et humour contribuent à la construction d’une image du moi militaire dans le discours. Une figure archétypale émerge peu à peu, portée par de nombreux réseaux métaphoriques : virilité, mépris du danger, désinvolture, résistance sans faille, rébellion contre une hiérarchie atteinte de folie (Puzzle Palace désigne l’étatmajor), humour - voici les traits imaginaires d’un guerrier qui se fait parfois soudard, mais jamais meurtrier. 193 Cahier du CIEL 2000-2003 La métaphore peut donc être interprétée comme un élément de balisage de la scène énonciative décrite par Maingueneau : "L’énonciateur n’est pas un point d’origine stable […] mais il est pris dans un cadre foncièrement interactif, une institution discursive inscrite dans une certaine configuration culturelle et qui implique des rôles, des lieux et des moments d’énonciation légitimes, un support matériel et un mode de circulation pour l’énoncé". (cité in Amossy, 1999, 82). Chez les militaires américains, la mobilisation de réseaux métaphoriques peut être décrite comme un comportement langagier institutionnalisé, servant à l’inscription du locuteur dans un rôle social attendu. Les stéréotypes métaphoriques, en confirmant les attentes discursives de la communauté professionnelle, jouent le rôle de signaux d’affirmation de la militarité. Celleci se fonde sur le partage implicite d’un ethos prédiscursif, que le déploiement de métaphores permet de réaffirmer en signe de reconnaissance mutuelle. CONCLUSION Si la culture militaire repose sur une production symbolique diversifiée, la saisie métaphorique de la réalité permettra de projeter un système de valeurs constitutif d’une identité groupale : la militarité. Agissant comme un signal de confirmation de l’ethos prédiscursif, la métaphore traduit la manière dont un milieu professionnel construit ses figures archétypales et appréhende le monde qui l’environne. Il convient selon nous de la ranger parmi le matériel symbolique des forces armées américaines : à l’instar des traditions, emblèmes, rites, et icônes qui fondent une culture commune, la métaphore permet de montrer sans dire - montrer son appartenance à une communauté humaine close sans dire les archétypes que l’implicite dévoile. 194 A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains B IBLIOGRAPHIE (Collectif) Multiservice air-air, air-surface, surface-air brevity codes, Fort Monroe : TRADOC-MCCDC-NDC-ACC Air Land Sea Application (ALSA) Center, 1997. AMOSSY, R. (dir.), Images de soi dans le discours, la construction de l’ethos, Lausanne : Delachaux et Niestlé, 1999. CARROLL, G., Ghostrider One, Londres : Pocket Books, 1993. ère CLANCY, T., Red Storm Rising, Londres : Harper Collins, 1993 (1 édition en 1987). 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Site internet : <http://www.gijargon.com/>, octobre 2003. 195 METAPHOR AND SECONDARY TERM FORMATION John Humbley C.I.E.L., Université Paris 7 The thrust of the following paper is the idea that the metaphorical process can provide ideal conditions for translating certain terms that already have a metaphorical basis in their source language, provided that the metaphor in question is shared by both language communities. In this regard, the metaphorical process can be ideal for secondary term formation. Metonymy can play a similar facilitating role, but for the purposes of this paper we are keeping to metaphor. But what is secondary term formation ? Whereas the meaning of metaphor is largely consensual, at least in general terms, that of secondary term formation remains an insider term for those familiar with the works of Juan Carlos Sager, who developed this concept. By secondary term formation, Sager is alluding to the way concepts conceived and named in one language are named in another language. “Secondary term formation occurs when a new term is created for a known concept […] as a result of knowledge transfer to another linguistic community” (Sager 1990 : 80). In the modern world, where English dominates scientific and technical research, this means the way English-language terms are transposed into other languages. Since the dominance of English in this respect seems to be gaining ground, the importance of secondary term formation may be expected to increase. As the quotation above indicates, Sager does not equate secondary term formation with translation, though clearly there are some parallels in the process. The reason may be that secondary term formation may well involve reconceptualisation of the original, though by the same token it may be argued that translation also involves reconceptualisation. Sager seems to exclude conceptualisation from the secondary term formation process, Cahier du CIEL 2000-2003 claiming that this has been achieved in the primary term formation process (“..there is always the precedent of an existent term with its own motivation”, Sager 1990 : 80), though this may well be an altogether too schematic way of regarding what actually happens. The metaphor in terminology represents a particular form of conceptualisation which if shared may well facilitate secondary term formation (cf. Schlanger, 1991). In the examples which follow, we suggest that this is indeed the case. One condition of successful secondary term formation by metaphor is that the source metaphor be shared by the two language communities involved. If there is no shared cultural or linguistic background, the metaphor may well constitute an obstacle for secondary term formation. This would seem to be the case where metaphors are derived from popular culture, and heavily dependent on language (plays on words or other figures of speech). One case in point is the computer technology term of bootstrap. The metaphor is embodied in the expression “ to lift/hoist yourself up by your own bootstraps ”, meaning to get ahead using one’s own resources. The metaphor consists of using this image to suggest the action of a program which starts another program by itself. This image has not been reproduced in either of the two other languages of our survey, French or German, simply because no similar metaphor exists in popular speech, and, as a result, the English word is used, though modified in both cases: in French we have the abbreviation boot et booter, and in German Boot (including in many noun compounds) and the verb booten. The metaphor is lost and the term is unmotivated. It may be a foregone conclusion therefore that this sort of metaphor, based on traditional figures of speech, will resist secondary term formation. What is perhaps more surprising is the fact that more objective sources of metaphor can also resist the sort of transposition which we are suggesting is generally widespread. The much quoted example of genetic splicing is very much a case in point. The use of metaphor not simply in naming but as a discovery tool in research has been examined in detail by Rita Temmerman (2000), but in spite of the explanatory potential of the splicing metaphor in English, neither French nor German have used it in their secondary term formation, and both retain the English word, again in various disguises. Temmerman does not broach this issue, perhaps because the answer can be little more than idle speculation, but two other possible reasons can be given. One is that the French or German geneticists did in fact understand the metaphor, but did not transpose it into their language as it was felt inappropriate as a technical term. Temmerman assumes that the early American geneticists were home movie buffs, and that they used the image of splicing film – i.e. cutting out bits of the film and sticking the ends back 198 A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains together - to imagine what they were doing with a gene sequence. Now it may be that American scientists are quite willing to mix work and play to the extent of adopting such recreative terms in their scientific work, whereas European scientists – to the extent they knew anything about home movies found this inappropriate, and preferred using the less explicit English word, without any frivolous overtones. The other hypothesis is that the French or German scientists did not in fact know the English word splice at all and simply retained it as an opaque term. This attitude was inadvertently reinforced in France when the Ministerial terminology commission proposed épissure as an equivalent, giving quite the wrong metaphor : the process is claimed to be like splicing a film (montage) rather than splicing a rope (épissure), effectively dooming this suggestion to failure. Those metaphors which come from parent technologies are generally better incorporated into both primary and secondary term formation. This is one of the ideas behind Louis Guilbert’s major study on the development of the vocabulary of air travel (Guilbert 1965). Another example of the same period is the terminology of sound reproduction, which uses a few metaphors which assume that the new technology is simply an expansion of an old technology : thus recording is actually writing sound (we use a phonograph [or sound-writer], which uses a stylus to record… a record…[records before 1877 were all written]) or photographing it (we reproduce sounds as we reproduce light). In previous research we have shown that these same constitutive metaphors were developed independently in French and in English with only minor variation (Humbley 1994), suggesting that translating is not necessarily involved. We shall leave aside the more open question of the use of experiential metaphors, as developed by Lakoff (1987) and illustrated by Kathryn English (1997, 1998) in the fields of science and technology, to concentrate on another type of metaphor which is most effective in secondary term formation : that where the source field is a science (though not an ‘ancestor’ science) and the target is a completely different science and where the metaphor is constitutive rather than didactic, a distinction we shall go into later.92 The case in point is that of computer viruses. Here we have a metaphor whose source field is biology and whose target is information technology. It can be assumed that the source metaphor is generally though perhaps hardly precisely known to educated people from any language community, and certainly in those 92 Van Besien et Pelsmakers (1988 : 143) distinguish between constitutive and didactic metaphors ; for Temmerman (2000 : 208) didactic metaphors are associated with popular science. This distinction is taken up again by Boyd (1993) and Knudsen (2003) ; Knudsen suggests that the distinction between the two is less clear-cut than initially imagined, as the same metaphors may be used in both contexts, though their mode of usage is quite different. 199 Cahier du CIEL 2000-2003 languages which concern us here. Various writers, mainly in the IT field, have sought to detail the points of convergence which makes this particular metaphor particularly apposite. We have adapted below a table of comparisons by the French IT specialist Jérôme Damelincourt, which illustrates eleven similarities. Virus in biology A micro organism containing its own genetic heritage.. Only attacks certain cells. Reproduces by replicating its genetic code in other cells Modifies the inherited code of the infected cell. May be triggered immediately or after an incubation period. Can transform itself, thus becoming more resistant to the immune system. May disappear from the host cell after proliferating. Infected cells produce other viruses. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 All viruses do not cause incurable diseases. The more cells are infected, the more the body is weakened. The body is able to defend itself against many viruses. 10 11 Computer Virus A program containing a self replicating routine. Only attacks certain programs Reproduces by replicating its virus code in other programs. Modifies a program so as to perform tasks which it was not designed for.. May be triggered immediately or after an incubation period.. Can transform itself, thus become more difficult to detect and destroy. May disappear from the host program after proliferating. Infected programs infect healthy programs. Does not always cause damage The more programs are infected, the more the system is weakened. There are many ways to protect against computer viruses. Adapted from : Jérôme DAMELINCOURT : Les virus : une nouvelle forme de vie http://www.futura-sciences.com/ decouvrir /d/dossier28-3.php These parallels are used by both journalists and experts in communicating to lay people these new and complex phenomena, as the following extract from Der Spiegel illustrates well. COMPUT E R Virenjagd mit digitalen Antikörpern Was ist der Unterschied zwischen einem PC, den bösartige Viren überfallen, und einem Menschen, der Schnupfen bekommt? Kein sehr bedeutender, meint Stephanie Forrest, Computerforscherin an der Universität von New Mexico. Sie arbeitet an einem künstlichen Immunsystem für Computernetze, das selbständig Eindringlinge erkennt und vernichtet. Dabei hat sie sich bis ins Detail die Biologie zum Vorbild genommen: Der Körper erzeugt spezielle 200 A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains weiße Blutkörperchen, die angriffslustigen Lymphozyten, in großer Menge und stets neuen Variationen. Aber nur diejenigen gelangen in den Blutkreislauf, bei denen sich erweist, dass sie auf keine der körpereigenen Substanzen losgehen. Nur Fremdkörper sollen ihnen zum Opfer fallen. Ähnlich funktioniert Forrests Immunabwehr für den Computer: Zufällig erzeugte Zeichenketten, so genannte Detektoren, schwärmen in großen Mengen im Netz aus. Diese digitalen Antikörper werden unablässig verglichen mit den kleinen Datenpaketen, die zu Abermilliarden im Netz zirkulieren – das sind die gesunden, die netzeigenen Substanzen. Ein Detektor, der zu viele Ähnlichkeiten mit den legitimen Datenpaketen aufweist, wird sofort vernichtet. Detektoren hingegen, die zwei Tage überlebt haben, sind zulässigen Bits so unähnlich, dass sie fremde Invasoren erkennen könnten. Unter den überlebenden Detektoren geht die Selektion dann weiter: Diejenigen, die mehrmals Viren aufgespürt haben, werden unsterblich – so wie sich die Immunabwehr des Körpers ihre Erfolge merkt. Erste Versuche, so Forrest, haben ergeben, dass dieses Immunsystem deutlich treffsicherer wirkt als herkömmliche Methoden der Virusabwehr. Spiegel 2000/ 8: 256 This is an example of very conscious mapping, and the metaphors produced along the way are thus clearly of the didactic type. Some are also used in the constitutive metaphor, though perhaps not all. It is highly likely that the original interview took place in English and that the metaphors have been translated literally in all cases. We have sought to verify this claim by using a corpus made up of a selection of documents drawn from the web in English, then in French and German, on the history and forms of computer viruses. It contains, for each of the three languages, one or more histories of the discovery of computer viruses (English and German are better represented here) and texts taken out of on-line computer magazines on viruses and how to get rid of them, supplemented with similar texts by manufacturers or by user self-help groups. From the point of view of corpus linguistics, these texts can at best be considered as a pilot study : 15 000 words for English and as much for French and German combined ; more seriously, the English language texts have generally more authority than those of French and German, where user selfhelp groups are more predominantly represented. For a pilot study, it may be considered that this is legitimate, as the aim is to find examples of the equivalents of the English metaphors used in the two other languages, and no use of statistics is attempted in this mini-corpus. This is complemented by the use of the web as a mega-corpus to confirm the leads found in the minicorpus. We have then compared the metaphoric terms from the English-language micro-corpus with the introduction to viruses in the Merck Manual, giving a similar sort of list than that proposed by Damelincourt, though more 201 Cahier du CIEL 2000-2003 language orientated - i.e. we have noted more pervasive use of metaphoric verbs (replicate, spread, infect, contaminate, mutate, trigger…) and some adjectives (healthy) and adverbial phrases (in the wild) connected to the constitutive virus metaphor. Virus metaphor as attested in a micro corpus S o u r c e a r e a b i o l o g i c a l v i r u s 93 Some adenovirus types infect only the intestinal tract,… Transfer of virus by healthy persons. The virus replicates in the respiratory tract Rhinoviruses are spread […] via contaminated secretions a single virus is responsible during outbreaks in relatively closed populations Mutations of HA and NA within a type of influenza virus are known Epidemics […]caused by influenza A (H3N2) viruses…. […] pandemic caused by a new influenza A serotype… During the 48 h incubation period, the virus r The SARS virus may originate from, and widely exist, in the wild. Sci-Tech China, http://test.china.org.cn/english/scitech/65987.htm Target area: Computer virus A virus infects/contaminates X (program/file…) Healthy file A virus replicates A virus spreads A virus infects a population A virus mutates/undergoes mutation A virus triggers an epidemic/pandemic A virus has an incubation period A virus… in the wild The status of these expressions as metaphors from the field of biology is therefore not only demonstrated, but it turns out that the virus metaphor is more fully developed in language than the IT expert suggested. So much then for the metaphor in English. Can it now said to be seamlessly transposed into French and German ? This may well be expected, as the Spiegel interview suggests, and indeed some linguists have assumed that the unfurling of this metaphor occurred spontaneously and simultaneously in these languages, a topic which came under discussion at the LSP workshop at the 15th congress of linguists in Québec 1995. Louis Guespin maintained that lexical creativity in French could explain the emergence of this metaphor and that there was no need to look for an English model. We shall therefore attempt to bring some circumstantial evidence to bear in order to demonstrate that we do indeed have a case of secondary term formation in both languages and not independent creation. To do this, a small 93 http://www.merck.com/pubs/mmanual/section13/chapter162/162b.htm 202 A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains diachronic excursion is required investigating the origins of the metaphor in the three languages concerned. Terminology is as closely linked to the history of science as it is to linguistics, and diachronic terminology has received much interest latterly. The history of the discovery of computer viruses is well documented, and, in English, we are fortunate enough to have the direct testimony of those actually involved in the discovery itself. This is the case of Robert M. Slade, whose account suggests that the development of the computer virus metaphor was a long and complex process, but that it did occur in an American (or at least an English-speaking) context. One of the first viruses turns out to be the worm, so named in a complex combination of metaphor and metonymy, as Slade indicates below. “ Attempts to trace the "path" of damage or operation would show "random" patterns of memory locations. Plotting these on a printout map of the memory looks very much like the design of holes in "worm-eaten" wood: irregular curving traces which begin and end suddenly. The model became known as a "wormhole" pattern, and the rogue programs became known as "worms". In an early network of computers a similar program, the infamous "Xerox worm", not only broke the bounds within its own computer, but spread from one computer to another. This has led to the use of the term "worm" to differentiate a viral program that spreads over networks from other types. The term is sometimes also used for viral programs which spread by some method other than attachment to, or association with, program files. ” Slade 1992 http://www.bocklabs.wisc.edu/~janda/sladehis.html It is claimed that the metaphor of the computer virus was coined in 198194 though in private conversation. The definition of the computer virus goes back to 1986 and Fred Cohen’s thesis "a program that can 'infect' other programs by modifying them to include a ... version of itself" (Slade 1992) points to the biological origin, not only in the use of the word virus itself, but by the verb infect, which may well have had a triggering effect. 1986 was the year that the first PC virus was produced, in Pakistan. It was called the Brain virus, though the first element of the name is no metaphor, simply a case of metonymy, as Brain was the name of the company where the virus was produced. The second important virus produced was the Lehigh virus (discovered at Lehigh University, USA in 1987), defined as a "memory resident file infector", with, once again, emphasis put on its potential for infection. By 1988 the first anti-virus programs were being not only written but also marketed, and mainstream English-language media Business Week, 94 Der eigentliche Begriff des "Computervirus" wurde 1981 von Professor Adleman eingeführt. Er rief den Begriff ins Leben, als er sich mit dem Doktoranden Fred Cohen unterhielt. http://www.hu-berlin.de/bsi/viren/kap1/kap1_1.htm 203 Cahier du CIEL 2000-2003 Newsweek, Fortune, PC Magazine and Time ran features on the computer virus95. For those interested in first attestations, computer virus could be reckoned on being used among specialists from 1981 and in general English as from 1988, a remarkably quick uptake. One remarkable feature of these accounts by the pioneers themselves is the lack of acknowledgment of using a biological metaphor at all. This silence is one indication that we are not dealing here with a didactic metaphor, one designed to help laypeople understand, but an implicit means of understanding what was going on and communicating this to peers. Constitutive metaphors may be regarded as typical term candidates, since they embody in language essential information96, whereas didactic metaphors are less primary, representing different ways of suggesting specialized information to the lay reader. In both cases, however, the metaphorical process leads to mapping, and the application of this mapping can lead to term candidates. The evidence from French and German is more sketchy, though less so in German than in French. One indication suggests that Louis Guespin may have been right about independent metaphor creation (and thus primary and not secondary term formation), though in German, not in French. It appears that IT student Jürgen Kraus wrote a dissertation in 1980 on “ Self-replicating programs ”, which explicitly drew a parallel between these programs and biological viruses97. The paper went unnoticed, however, and languished on the shelves of Dortmund university. The first computer virus turned up in Germany as early as January 1986, infecting the mainframe computer of the Free University of Berlin, thus at the same time as viruses were produced in English-speaking countries. As for French, the various histories available98 clearly mark the 95 The History of Computer Viruses - A Timeline http://exn.ca/Nerds/ 2000050455.cfm 96 “ Theory-constitutive metaphors are generally considered to be the most genuine scientific metaphors, because they form a unique part of scientific reasoning and conceptualization. Conseuqently these metaphors are impossible to paraphrase, since they represent the only way of talking about a particuler phenomenon or activity ”. Knudsen 2003 : 1249 97 “ 1980 verfaßte Jürgen Kraus am Fachbereich Informatik der Universität Dortmund eine Diplomarbeit mit dem Titel "Selbstreproduktion bei Programmen". In dieser Arbeit wurde zum ersten Mal auf die Möglichkeit hingewiesen, daß sich bestimmte Programme ähnlich wie biologische Viren verhalten können. ” http://www.hu-berlin.de/bsi/viren/kap1/kap1_1.htm 98 Payer, Georges (1997) “ L'incroyable histoire des virus informatique ” FerréePinguet de septembre 1997 http://www.ifrance.com/protectirc/virushistoire.htm Un siécle d'histoire de virus, Zataz magazine, http://www.zataz.com/ zatazv7 /chrono3.htm ; 204 A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains chronological development as taking place in English-speaking countries99, and it is claimed that in France, computer viruses were not taken seriously until as late as 1989 with the Datacrime scare. Evidence does therefore generally point to an English-language origin for the computer virus metaphor, though it is less compelling for German than it is for French. The Kraus episode illustrates the possible closeness of conceptualisation and reconceptualisation, and therefore tends to blur the distinction between primary and secondary term formation. Nevertheless, we shall consider that sufficient evidence has been provided to indicate that we do indeed have a clear case of terminology adaptation in both French and German, and can thus proceed to the analysis of the mini-corpus. The following table summarizes the main elements of the scenario of the computer virus as a spreader of disease, concentrating on the verb forms identified in the initial comparison with the biological viruses. Elements of the scenario of the virus as a spreader of disease English French German A virus Un virus infecte/contamine Ein Virus infiziert X (eine infects/contaminate X (program/logiciel…) Datei… s X (program/file…) Mit einem Virus verseucht Healthy file Fichier sain Gesunde Datei A virus replicates Un virus se réplique/la Ein virus repliziert sich réplication d’un virus selbst A virus spreads Un virus se répand (dans Ein Virus verbreitet sich une population) / se (uber) propage/se transmet A virus Un virus subit des Eine Mutation des virus….der mutates/undergoes mutations Virus mutiert bei jeder mutation Infektion http://www.internetfun4u.de/viri.htm A virus triggers an Un virus déclenche une Viren können eine Epidemie epidemic/pandemic épidémie/pandémie auslösen/Pandemie A virus has an Un virus peut se déclencher Die durchschnittliche incubation period après un temps Inkubationsszeit bei einem d’incubation vernetzten PC beträgt zwischen 20 und 30 Minuten Virus ! http://www.chez.com/popyk/ppvirus/RAPPORT.HTM 99 Si les U.S.A. mesurent l'ampleur du phénomène dès le début des années 1988, la France, comme la plupart des pays européens, ne prend véritablement connaissance de l'existence des virus informatiques que lors de l'alerte Datacrime (virus Hollandais du vendredi 13 octobre 1989, qui fut rapidement anéanti). www.chez.com/popyk/ppvirus/RAPPORT.HTM 205 Cahier du CIEL 2000-2003 A virus… in the wild Un virus… dans la nature Die in freier Wildbahn vorkommen The verbs used are those of infection and spreading of disease, which we saw were fundamental in defining computer viruses in the first place. They can be converted to noun forms as well, in all three languages, though the actual usage of verb or noun forms varies from one language to another : in French we find more attestations of mutation with a support verb than in English, where to mutate is commonly used. But the general transposition of the metaphor is complete, aided no doubt by the presence of the Latin-derived virus in all three languages, and a generally cognate vocabulary for the verbs. We have included a couple of derived metaphors as well, just to indicate how pervasive the transposition is. The first is the incubation period, which Darmelincourt mentions specifically, and which is regularly used in both French and German, and the image of the virus escaping from the laboratory and living “ outside ”, in the wild (Slade uses just this expression) which also finds a direct equivalent in our two languages of comparison. Other metaphors used in conjunction with computer viruses On reading Slade’s account of the history of computer viruses, seen from the inside, one cannot help being struck by other metaphors developed in the process; many already current in the field (memory, noise, etc.), others visibly new, some of which have found their way into the language and are thus involved in secondary term formation, whereas others remain in discourse and are generally unknown in other speech communities. Some of these transient metaphors paved the way for the virus metaphor (a program “broke the bounds”, “rogue” programs). Many betray the common transfer of human qualities to the machine, which is typical of technical fields, and certainly found pervasively in IT speak, and not just in English. Other metaphors seem isolated (e.g. “painting” a screen with the facsimile of a log-in), and that of the rabbit, another image of rapid reproduction. Grevy (2002) lists literally hundreds of metaphors in popularized IT publications, and Meyer et al (1997) indicate many in the more restricted field of the Internet, so it is no surprise that a wide variety of metaphors are used. But the other major metaphor field which obvious provided much of the motivation as well as the language material to do it is the war game scenario. The aim of many of the early inventors of viruses was to crack the security of a system just to show that they could do it (Slade uses pranks to describe this behavior when it is inoffensive: “ Pranks are very much a part of the computer culture ”.). They can rapidly turn offensive however, which is where most of the war game metaphors come into play. One crossover 206 A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains metaphor here is that of the Trojan horse, in Slade’s terms “The Trojan Horse was the gift with betrayal inside; so a trojan horse program is an apparently valuable package with a hidden, and negative, agenda. ” Now the Trojan horse belongs to European history, so there is no surprise to find that it figures in both German (Trojanisches Pferd) and in French (cheval de Troie). The Trojan horse was also the first so-called stealth virus, though this metaphor has proved a little more difficult to transpose, originating in American defense policies of the Reagan era. In French, the adjectif furtif was used in the military field and thereafter in computer viruses as well. In German, the situation was more complicated, all the more so as the military usage was usually rendered by a direct borrowing from English. This is often the case with computer viruses as well, though secondary term formation has been essayed with varying degrees of acceptance Tarnkappeviren is used, linking back to Germanic mythology and to the camouflage metaphor associated with the stealth virus, and regularly rendered in German by the verb tarnen. A cross-over to the biological virus is provided by the verb to attack, already used metaphorically in biology and exploited in both registers in the computer field. This is rendered in French by the cognate attaquer, and in German by angreifen. Elements of the war game scenario Trojan horse Cheval de Troies A virus attacks X Un virus attaque (files) Virus may use Utilise des camouflage techniques de camouflage A virus may use Un virus peut être stealth furtif Trojanisches Pferd Virenangriff/Viren greifen Dateien an Virus tarnen/Tarnhelm, Tarnkappe Stealthviren (Tarnkappenviren) P OINTS FOR DISCUSSION As Carlo Grevy (1999, 2002) suggests, the transposition of metaphors into different language communities is more complex than is often assumed. The revue of primary term formation by metaphor in English in the field of computer viruses does confirm a certain number of regularities. Metaphors taken from shared cultural sources do indeed facilitate secondary term formation. The difficulty in pinpointing this term formation resides both in the original conceptualization and in the correct identification of the fields concerned. It appears in the case of the computer virus, that the metaphor was 207 Cahier du CIEL 2000-2003 taken not from an ancestor technique, as in the case of sound reproduction, but from another, popularized field, that of biology. As has been pointed out, the analogy between computer and biological viruses is striking, yet diverges on several points, both conceptual and linguistic. It also becomes clear from reading the history of the discovery of these viruses that the IT specialists concerned had no particular knowledge of biology – the idea of the virus may well have been suggested by the use of the verb to infect. It should be recalled that the early 1980s was the time when the AIDS virus was identified, and very much in the news at the time, so part of the IT specialists’ daily environment. The use of the verb infect, as we have suggested in the words of Kathryn English (personal communication), the verb triggered the metaphor, but the noun anchored it. Analogical mapping could then take place. Once the metaphor was established however, it was easy to transfer for secondary term formation, since the biological vocabulary was immediately accessible in the two target languages. The importance of verbs in this terminology should also be underlined. Until recently, terms were thought of as nouns or noun groups, though much work has been done on verbs as terms. In the case of the shared metaphor, the whole scenario is taken over into the adapting language community, so that once the virus metaphor is accepted, all the verb forms that go with it are adopted with great regularity (attack, infect, contaminate, trigger,spread…). It could be argued that only the source metaphor – that of the virus and its role in infection has effectively been transferred, and that the verbs associated with this are simply those used in the target language community in the source metaphor; thus giving some credence to Guespin’s argument. The result is notwithstanding new terms in all the languages: the definition of attack, infect, contaminate, trigger,spread… in IT is different from that in biology, even though analogies are obvious. In addition, specific forms can be pointed to which do not exist in the source field in the target language and which are probably developed from the English language model, given the situation of diglossia in which French (or German) IT specialists live, such as infecteur100/Infektor. The other source field, that of war games has also proved fertile in secondary term formation, though less systematically so, especially in German, perhaps for the same reasons invoked for the lack of success of the 100 “ Le terme "infecteur lent" fait référence aux virus qui, s'ils sont activés en mémoire, n'infectent des fichiers que s'ils sont modifiés (ou créés). http://www.ontrack.fr/virusinfo/tutorial.asp ; infecteur semble synonyme de virus . Der Infektorteil ist der elementarste Bestandteil eines Computervirus. http://www.tecchannel.de/software/213/0.html 208 A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains splicing metaphor in genetic engineering : games may not be considered proper sources for terms in some European scientific or technical circles; Be this as it may, there is still much research which could be usefully carried out in the field, notably a full scale investigation of how the virus was named in English then in other languages, taking Rita Temmerman’s survey of genetic engineering as a model, though examining the reception of the metaphor in other language communities. One lead which should be followed up in Fred Cohen’s writing is the relationship between to infect and virus, to determine which suggested the other. It seems that the constitutive metaphor may be subject to some cultural differences, even in shared field. B IBLIOGRAPHY Damelincourt, Jérôme, Les virus : une nouvelle forme de vie http://www.futurasciences.com/decouvrir/d/dossier28-3.php English, Kathryn (1997) Une place pour la métaphore dans la théorie de la terminologie : les télécommunicationsen anglais et en français, Pressse Universitaire du Septentrion,Lille. English, Kathryn (1998) 'When Metaphors become Terms' in Asp 19/22 : Bordeaux, Groupe d'Etudes et de Recherches en Anglais de Spécialité, pp 151164. Grevy, Carlo (1999) “ Informationsmotorvejen og andre metaforer i computerfagsprog ”, Hermes 23, p 173-201. Grevy, Carlo (2002) Metaforer, Scenarier og Teknologi Thèse de la Handelshøjskole Aarhus Guilbert, Louis (1965), La formation du vocabulaire de l’aviation. Paris. Larousse. 712 p. Humbley, John (1994), "Quelques aspects de la datation de termes techniques : le cas de l'enregistrement et de la reproduction sonores", Hommages à Bernard Quemada: Termes et textes, Meta 39, 4, 1994. p. 699-713. 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On y trouve rassemblés les résultats des exposés et discussions de son séminaire mensuel. et les actes de ses journées d'études Cette publication est destinée à permettre au groupe C.I.E.L. d'ouvrir le dialogue avec les collègues linguistes des autres universités françaises et étrangères intéressés par les problèmes de lexicologie. Les cahiers du C.I.E.L. peuvent être commandés à l'adresse (complète) suivante : C.I.E.L. (Centre interlangue d'études en lexicologie). Responsable : Professeur Colette Cortès. Université de Paris 7 Denis Diderot. UFR E.I.L.A. Case Courrier 7002 Bâtiment S - Bureau 126 2 Place Jussieu 75 251 Paris Cedex 05 Prix dunnuméro: 16 ¤ à adresser par chèque à l'ordre de Monsieur l'AgentComptable de l'Université de Paris 7. Cahier du CIEL 2000-2003 U. P7 Denis Diderot Cahier du C.I.E.L. ISBN 2 906 731 25- 0 212 2000-2003