Cahier du CIEL 2000-2003 Colette Cortès (éd.)

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Cahier du CIEL 2000-2003 Colette Cortès (éd.)
Cahier du C.I.E.L. 2000-2003
Colette Cortès (éd.)
L A MÉTAPHORE
D U DISCOURS GÉNÉRAL
AUX DISCOURS SPÉCIALISÉS
Contributions de
Colette CORTÈS
Daniel OSKUI
Patricia S CHULZ
Jean-François SABLAYROLLES
Hyunjoo LEE
Soumaya LADHARI
Elisabeth RAEHM
Anthony SABER
John HUMBLEY
Centre interlangue d’études en lexicologie
EA 1984
Université Paris 7 Denis Diderot (UFR E.I.L.A.)
Centre Interlangue d’Etudes en Lexicologie
Cahier du C.I.E.L. 2000-2003
Colette Cortès (éd.)
LA MÉTAPHORE
DU DISCOURS GÉNÉRAL
AUX DISCOURS SPÉCIALISÉS
Centre Interlangue d'Études en Lexicologie
EA 1984
Recueil publié avec le concours du Conseil Scientifique de
l’Université de Paris 7 Denis Diderot
LA MÉTAPHORE
DU DISCOURS GÉNÉRAL AUX DISCOURS SPÉCIALISÉS
Colette CORTÈS
Introduction
5
Résumés
11
Colette CORTÈS (C.I.E.L., Université Paris 7)
Le cheminement pluriel de la métaphore,
entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
19
Daniel OSKUI (C.I.E.L., Université Paris 7)
Le texte comme milieu naturel de la métaphore –
ou pourquoi un lion n’est pas toujours courageux
61
Patricia SCHULZ (EHESS)
Saussure et le sens figuré
97
Jean-François SABLAYROLLES (C.I.E.L., Université Paris 7)
Métaphore et évolution du sens des lexies
109
Hyunjoo L EE (C.I.E.L., Université Paris 7)
La métaphore dans le processus de dénomination,
dans le domaine de la photographie
125
Soumaya LADHARI (C.I.E.L., Université Paris 7)
La metaphore de la mise en lumiere dans le langage courant:
Et si on tirait ça au clair ?
145
Elisabeth RAEHM (C.I.E.L., ENS Cachan)
Analyse métaphorique du discours parlementaire britannique sur Gibraltar :
personnification, infantilisation et colonialisme
173
Anthony SABER (C.I.E.L., ENS Cachan)
Métaphore et culture professionnelle chez les militaires américains
187
John HUMBLEY (C.I.E.L., Université Paris 7)
Metaphor and Secondary Term Formation
199
Comité de lecture : Colette Cortès (UFR E.I.L.A. Paris 7), Maria Marta
Garcia Negroni (UFR E.I.L.A. Paris 7), Brigitte Handwerker (Université
Humboldt, Berlin), Klaus Hölker (Université de Hanovre), John Humbley
(UFR E.I.L.A. Paris 7).
INTRODUCTION
Cet ouvrage sur la métaphore dans le discours général et dans les
discours spécialisés reprend, pour l'essentiel, les contributions présentées lors
d'une journée d'étude sur la métaphore dans le discours général et les discours
spécialisés qui a eu lieu à l'ENS de Cachan le 10 Octobre 2003. Il s'agissait de
la première journée d'étude organisée par le Centre Interlangue d'étude en
lexicologie (C.I.E.L.), et le Département des Langues de l'Ecole Normale
Supérieure de Cachan, dans le cadre de leur convention de recherche.
La métaphore n'est pas un sujet qui s'est imposé par hasard. Il
accompagne les travaux du C.I.E.L. depuis plus de dix ans (Voir le Cahier de
C.I.E.L. 1994-1995) et actuellement un grand nombre d'enseignantschercheurs ou doctorants de Paris 7 ou de Cachan, travaillent sur cette question
qui permet d'aborder de nombreux phénomènes relevant de la lexicologie
comme :
- les processus de nomination et de catégorisation,
- la créativité néologique en terminologie et en traduction, en phraséologie,
- ou la manière dont les textes véhiculent un ensemble d'images qui
peuvent aller jusqu'à forger une idéologie interdiscursive cohérente.
C'est essentiellement de ce travail de longue haleine que cet ouvrage
entend témoigner, ainsi que de la conviction que les analyses minutieuses du
matériau linguistique sont une contribution indispensable aux discussions
théoriques les plus abstraites.
La métaphore est un phénomène complexe, qui nécessite une
linguistique ouverte sur le sujet parlant et sur son appréhension du monde.
L'approche linguistique du phénomène métaphorique est nécessairement
pluridisciplinaire ; elle doit combiner les approches sémantique, pragmatique,
textuelle et cognitive. Si l'ouvrage ne tranche pas le débat entre thèses
référentialistes (Kleiber) et thèses " indexico-instructionnelles " (Némo, Nemo
et Cadiot, Ducrot Anscombre), ni entre la position du " tout est métaphore "
et celle, tout aussi extrême, du " rien n'est métaphore ", les contributeurs
partagent tout de même quelques convictions sur le plan théorique :
- (i) La métaphore repose sur un processus cognitif, qui relie deux domaines
de connaissance étrangers l'un à l'autre et on peut la définir avec Lakoff
comme la projection d'une Gestalt propre à un domaine source sur un
domaine cible, les deux domaines (source et cible) étant nécessairement
en relation d'allotopie.
- (ii) Le processus métaphorique repose sur un équilibre fragile entre le
potentiel théoriquement illimité de la structuration d'un domaine de
connaissance à partir de la projection d'une Gestalt qui lui est étrangère
d'une part et la nécessité pour le locuteur d'être compris d'autre part, c'està-dire de respecter les balises cognitives qui guident l'interprétation de la
métaphore au moins dans un domaine culturel bien circonscrit .
- (iii) La lexicalisation de la métaphore est le résultat de la routinisation
d'un emploi ou d'une série cohérente d'emplois en discours. C'est donc un
phénomène secondaire par rapport au fonds lexical d'une langue donnée,
dont elle utilise les données, mais auquel elle reste toujours étrangère.
- (iv) Fondamentalement, c'est bien le même mécanisme qui est à l'origine
des métaphores vives et des catachrèses métaphoriques, ce qui a des
conséquences très importantes sur la lecture de la prédication dans les
énoncés métaphoriques et sur la conception et la présentation de certaines
données dictionnairiques.
- (v) Le discours général et les discours spécialisés sont concernés au même
degré par les mécanismes de la métaphore, et ils sont également
susceptibles de nous renseigner sur les modes de construction du sens qui
sous-tendent l'interdiscours (jusqu'aux clichés et stéréotypes) ou qui
expliquent certaines évolutions du sens lexical .
Le Cahier du C.I.E.L. 2000-2003 se divise en deux parties (la première
plus théorique et la seconde plus appliquée) qui se nourrissent mutuellement,
s'illustrent et se complètent.
Dans les exposés théoriques, l'ancrage cognitif et textuel est considéré
comme le fondement essentiel du processus métaphorique qui représente un
compromis entre les audaces de la métacatégorisation allotopique et l'efficacité
de la communication, selon des repères placés dans le texte ou présent dans
l'interdiscours d'une communauté culturelle donnée.
Colette Cortès insiste sur cette dualité du processus métaphorique " entre
métacatégorisation allotopique et interdiscours ", l'interdiscours mobilisé dans
la construction et l'interprétation du processus métaphorique reposant sur le
savoir encyclopédique et linguistique des locuteurs. Le travail de Colette
Cortès donne des pistes pour une étude linguistique de la métaphore à tous les
niveaux de la construction langagière (énoncé, texte, clichés et stéréotypes),
mettant au centre de l'étude une schème métaphorique de la forme : Ceci n'est
pas un relevé de notes, c'est un gruyère, dont les caractéristiques formelles et
sémantiques (absence de liens parataxiques, absence de certains jugements
autonymiques) permettent de redéfinir la métacatégorisation allotopique
comme la conjonction d'une opération de décatégorisation puis d'une opération
de recatégorisation. L'analyse en contexte d'un grand nombre d'exemples
permet d'envisager différentes directions que devrait prendre la métaphorologie
linguistique.
Daniel Oskui plaide très clairement pour une recontextualistation de la
métaphore, condamnant sans appel toute étude du phénomène sur des
exemples isolés ; il montre qu'un tel résultat est non seulement conforme aux
travaux récents les plus prometteurs sur la métaphore mais qu'il s'inscrit dans
la lignée des travaux d'Aristote, pour peu que l'on en fasse une lecture
approfondie, dont il nous fournit les clés. Cette thèse contextualiste est passée
au crible de la philosophie et de la sémantique et pragmatique linguistiques et
Daniel Oskui construit sous les yeux de son lecteur le cadre théorique
indispensable à l'étude de la " textualité " de la métaphore.
Ces résultats ne sont pas en contradiction avec l'article de Patricia Schulz
qui considère, à juste titre, que le sens construit métaphoriquement ne saurait
s'inscrire dans le réseau des relations réciproques qui opposent une unité de
langue aux autres unités du système dans le modèle de Ferdinand de Saussure.
Le processus métaphorique ne perd jamais sa nature fondamentalement
discursive et cognitive provenant de la projection d'une Gestalt d'un domaine
source sur un domaine cible, les domaines source et cible étant nécessairement
allotopes. C'est pourquoi il convient de reconsidérer ce que l'on appelle
traditionnellement " l'opposition entre sens propre et sens figuré ". Il ne s'agit
pas d'opposition au sens saussurien du terme, mais d'un décalage entre le
substrat lexical qui s'ancre bien, lui, dans des oppositions saussuriennes en
synchronie et les opérations de métacatégorisation qui utilisent le substrat
lexical pour créer des modes de pensée et de catégorisation orignaux, dont le
contenu reste, même en cas de figement, irréductible au fonctionnement du
substrat lexical de base et qui passent nécessairement par le discours et
l'interdiscours.
Jean-François Sablayrolles est donc fondé à analyser de près l'emploi que
les lexicologues et lexicographes font de la notion de sens (propre ou figuré)
et à rappeler que la construction de la signification s'ancre dans l'interrelation
entre les utilisateurs de la langue, qui intègrent nécessairement leur
appréhension du monde et de leur réalité sociale à leur pratique discursive.
Les quatre articles théoriques dont nous venons de rappeler quelques
tendances sont suivis de cinq communications qui relèvent de la
métaphorologie appliquée au discours général et aux discours spécialisés.
Les articles de Hyunjoo Lee et Soumaya Ladhari portent sur l'analyse du
processus de dénomination en langue spécialisée pour l'une et en langue
générale pour l'autre.
Dans son travail sur la terminologie de la photographie, Hyunjoo Lee
montre que non seulement certains concepts de base sont structurés
métaphoriquement, mais aussi qu'il existe entre ces concepts des relations qui
sont appréhendées métaphoriquement et qui peuvent structurer tout un pan du
vocabulaire d'un domaine selon une structure métaphorique cohérente de la
conceptualisation. Le travail de Hyunjoo Lee montre aussi que la structuration
métaphorique du vocabulaire a des conséquences non seulement sur la
créations de termes nominaux, mais aussi sur le fonctionnement syntaxique
des collocataires et notamment qu'elle peut modifier la valence structurale et
sémantique des verbes.
Soumaya Ladhari s'intéresse à l'étude d'une projection métaphorique très
répandue en français général qui part du domaine source de la (mise en) lumière
pour caractériser le domaine cible de l'intellection. Elle reconstitue
patiemment tout une série de métaphores (primaires ou secondaires), ainsi que
leurs interrelations, confirmant ainsi que le cheminement métaphorique se
laisse reconstruire, même lorsqu'il semble très largement lexicalisé.
Les deux articles suivants, d'Elisabeth Raehm et d'Anthony Saber,
portent sur l'étude de discours politique et socioprofessionnel et montrent
comment l'appartenance à un groupe est marqué par le partage de réseaux
métaphoriques communs.
Elisabeth Raehm analyse une représentation métaphorique de la GrandeBretagne et de Gibraltar dans le discours parlementaire britannique (19972002) : celle de relation entre la mère et l'enfant. Elle montre que, dans son
analyse des débats parlementaires, qui s’inscrit dans la lignée des études
cognitivistes inspirées par George Lakoff, "se dessine tout un réseau
métaphorique autour de la relation maternelle très forte qui unit la GrandeBretagne et Gibraltar et que, " inversement, l’Espagne apparaît comme un
danger pour l’enfant, père abusif ou étranger menaçant ". Elle fait ainsi non
seulement ressortir les rapports ambigus des états avec l'histoire du
colonialisme, mais aussi la part de contenu inconscient qui peut être véhiculé
par le discours métaphorique.
Dans " Métaphore et culture professionnelle chez les militaires
américains ", Anthony Saber, montre le rôle de ciment social que jouent de
nombreux réseaux métaphoriques utilisés dans l'exercice d'une profession à
haut risque.
Enfin, dans un travail trilingue (français, anglais, allemand), John
Humbley aborde le problème de la traduction des réseaux métaphoriques à
propos des virus informatiques. Dans ce cas précis, l'ensemble du domaine est
structuré de façon identique dans chacune des trois langues, parallèlement au
processus d'infection en médecine. Cela constitue une aide considérable à la
traduction puisque le locuteur peut puiser sa traduction directement dans le
domaine médical de sa propre langue. Sur le plan terminologique, le processus
métaphorique constitue ici le moteur de la création lexicale dans chacune des
trois langues étudiées, fournissant à la fois des termes appropriés (virus), des
collocations (le virus contamine un ordinateur), mais aussi des stéréotypes,
des "prêts à penser" le fonctionnement du virus informatique (qui, après un
temps d'incubation, mute, se reproduit, provoque une épidémie, voire une
pandémie...).
Cet ouvrage témoigne de la puissance du processus métaphorique à tous
les niveaux de la construction langagière, tant sur le plan théorique que sur
celui de ses applications. Il est donc à considérer plutôt comme une ouverture
programmatique que comme un aboutissement.
Colette Cortès
Directeur scientifique du C.I.E.L. (E.A. 1984)
Centre Interlangue d'Études en Lexicologie
25 Décembre 2004
RÉSUMÉS DES ARTICLES
CONTENUS DANS CE VOLUME
Colette Cortès
Le cheminement pluriel de la métaphore,
métacatégorisation allotopique et interdiscours
entre
Que peut faire le linguiste devant un phénomène comme la métaphore,
qui n'a pas de marquages linguistiques spécifiques? En effet, dans l'énoncé, la
métaphore utilise la construction prédicative ou la forme de l'apposition et elle
s'inscrit dans une isotopie textuelle sans se différencier formellement d'une
expression non métaphorique ; elle intervient dans la création lexicale sans
ajouter de suffixe ou de préfixe et pourtant on parle de création, même si l'on
précise : créationsémantique. Comment rendre compte de cette intuition du
locuteur qu'il y a création sans changement repérable formellement?
L'article explore tout d'abord le mode de catégorisation spécifique de la
métaphore et montre qu'il convient de poser comme structure sous-jacente un
schème métaphorique, formé d'une prédication négative qui correspond à une
opération de décatégorisation et d'une prédication positive qui correspond à une
opération de recatégorisation (selon l'exemple : Ceci n'est pas un relevé de
notes, c'est un gruyère.). Entre les deux prédications, l'absence de marquage
coordinatif ou concessif est précisément un marquage spécifique. Mais cela
constitue bien peu d'indices pour assurer l'interprétation d'une structure aussi
complexe. Le locuteur invité à interpréter une métaphore a recours à tout son
savoir sur le monde et sur le langage, qui comprend aussi l'apport du contexte
et les traces des multiples discours ambiants, savoir que nous résumons dans
le terme d'interdiscours.
Le travail du linguiste consiste dès lors à retracer le cheminement pluriel
de la métaphore, entre métacatégorisation allotopique et interdiscours. On
trouve des traces de ce cheminement au niveau de la construction de l'énoncé et
notamment de la prédication allotopique ; la marque la plus visible est une
certaine incongruence lexicale issue du rapprochement inattendu de deux
domaines allotopiques. Au niveau du texte, la métaphore filée tisse sa propre
isotopie, qui ressort par contraste avec l'isotopie principale du texte, ces deux
Cahier du CIEL 2000-2003
isotopies relevant nécessairement de deux domaines allotopiques. La
métaphore est également créatrice de clichés, de "prêts à penser de l'esprit",
spécifiques d'une communauté culturelle, la répétition de ces moules à penser
dans lesquels se coulent des stéréotypes créateurs d'idéologie refaçonnant
constamment l'interdiscours ambiant, selon des règles que le travail du
linguiste peut contribuer à découvrir. Enfin, il est très intéressant pour le
linguiste d'étudier comment le processus métaphorique se lexicalise, se fige, et
surtout comment, dans un contexte approprié, le défigement intervient,
permettant la remotivation de l'expression et la reconstitution du processus
métaphorique sous-jacent. Le cheminement de la métaphore s'analyse comme
un jeu de contrastes subtil et un ajustement permanent entre les audaces de la
métacatégorisation allotopique et les balises fournies par l'interdiscours
ambiant.
Daniel Oskui
Le texte comme milieu naturel de la métaphore ou
pourquoi un lion n'est pas toujours courageux.
Dans la mesure où la métaphore, du moins la « métaphore vive »,
figure parmi les phénomènes linguistiques les plus créatifs, toute tentative de
décrire sémantiquement sa créativité se retrouve aux limites de la théorie
linguistique. Car comment déterminer la structure sémantique de ce qui
apparaît comme la déformation d'un signifié structural ? N'est-ce pas une
entreprise contradictoire que de vouloir fixer les règles de la créativité du
sens ? Le phénoménologue Maurice Merleau-Ponty (1969) a nommé le
caractère de la pratique langagière qui résiste à la théorie linguistique
« paradoxe de l’expression ». Pour nous, il s’agit de montrer que le paradoxe
de la métaphore se résout dans le texte où elle apparaît.
Dans un premier temps, nous reviendrons sur la conception d’Aristote pour
mettre en avant, contre l’aspect prédicatif (l’epiphora), l’aspect textuel de la
métaphore (l’aretè de la lexis) : aux yeux d’Aristote, l’énigme métaphorique
n’a de « vertu », n’est significative et instructive que si elle sera resituée dans
son texte attesté (poème dramatique, discours oratoire) et dans sa situation
discursive originale.
Dans un deuxième temps, nous analyserons quatre conceptions de la
métaphore, dont deux de type sémantique et deux de type pragmatique. Cette
analyse s’appuiera sur la distinction précisée par Prandi (1992) entre le
niveau structural de la signification (où s’articule le contenu contradictoire de
la métaphore) et le niveau discursif du sens (où la contradiction métaphorique
acquiert une valeur significative). Il s’avère alors que ces conceptions réduisent
la textualité de la métaphore de deux façons complémentaires : soit selon
12
RÉSUMÉS
l’immanentisme sémantique, qui projette sur le plan structural ce qui relève du
plan discursif, réduisant le sens à la signification (la sémantique générative, la
nouvelle rhétorique du Groupe µ, Le Guern 1973) ; soit selon le
contextualisme pragmatique, qui formule des règles pragmatiques de
l’interprétation, escamotant ainsi la signification linguistique de la métaphore
et traitant son interprétation comme un pur calcul inférentiel indépendant du
contexte textuel. (Black 1954, Searle 1979, Récanati 2004). On ne s’étonne
alors guère que la pragmatique radicale de Davidson (1978) ne reconnaît ni
l’existence de la signification métaphorique (sur le plan structural), ni la
possibilité de prédire l’effet de sens de la métaphore (sur le plan discursif).
Dans un troisième temps, nous partons du constat qu’un présupposé
fondateur est partagé par les deux types d’approches réductrices (immanentistes
ou contextualistes), à savoir l’hypothèse selon laquelle on peut localiser le
processus métaphorique dans des unités linguistiques isolées : dans le mot ou
dans l’énoncé-phrase. Nous constaterons qu’il ne suffit pas de se situer au
niveau de la phrase pour résoudre les difficultés soulevées par le modèle de la
substitution et du double sens : Searle ne substitue certes plus les mots, mais
il continue à substituer les propositions. Dans cette situation, il nous semble
souhaitable de retrouver l’objet empirique et intégral de la théorie du sens,
littéral ou figuré. C’est le texte et son entour, que nous avons entrevu chez
Aristote étudiant l’aretè de la lexis. Considérer le mot comme unité première,
pour ensuite composer la phrase et, éventuellement, le texte, c’est conduire
aux apories de l’immanentisme et du contextualisme. Au lieu d’adopter la
logique de la compositionnalité suivant Frege, il convient donc de concevoir
d’emblée le texte comme objet fondamental. Avec Rastier (1999, III.5), nous
plaidons pour une « refondation herméneutique de la sémantique » : c’est le
global (le texte) qui détermine le local (le mot ou la phrase). C’est
l’interaction des signes au sein d’un texte qui, d’une part, détermine la valeur
significative de ses composants lexicaux, phrastiques, etc. et qui, d’autre part,
crée le rapport aux pôles extrinsèques du texte : à l’univers de discours, à la
situation pratique et aux interlocuteurs. Bref, c’est le sens textuel qui
détermine la signification des unités linguistique et leur référence au monde.
Pour la question de la créativité métaphorique, il en résulte deux
choses : (i) beaucoup d’exemples donnés par les théoriciens de la métaphore
s’avèrent artificiels car non attestés dans un texte ; leur interprétation est par
conséquent soit impossible soit banale (impliquant un contexte habituel
pauvre). (ii) En partant d’un exemple attesté, on constate que le sens de la
métaphore naît des sèmes afférents, grâce à la poly-isotopie élaborée
textuellement. L’imaginaire ouvert par la métaphore créative dépend dès lors
moins de l’imagination des interlocuteurs que de son élaboration textuelle.
13
Cahier du CIEL 2000-2003
Patricia Schulz
Saussure et le sens figuré
L'article remet en cause la pertinence du concept de métaphore pour la
description sémantique par le biais d'une analyse de certaines réflexions du
linguiste suisse Ferdinand de Saussure. Tout d'abord, d'un point de vue
méthodologique, la métaphore repose sur le choix de critères non scientifiques
et aléatoires. De plus, le rapport de substitution qu'elle instaure
nécessairement amène à un rang de prééminence entre expressions que
Saussure refuse. Mais l'argument principal du suisse contre le sens figuré
concerne l'idée d'un "sens positif" des mots : En effet, la métaphore se
construit fondamentalement sur l'hypothèse d'une valeur absolue des termes,
qui se fonde sur un rapport nécessaire entre les mots et les objets du monde.
Une telle hypothèse ne saurait être maintenue qu'à l'encontre des principes
saussuriens d'une langue autonome et systématiquement organisée.
Jean-François Sablayrolles
Métaphore et évolution du sens des lexies
Alors que la métaphore est “ à la mode ” (elle a le vent en poupe) et
qu’elle est souvent présentée comme un des principaux moteurs des évolutions
sémantiques dans le lexique, je voudrais relativiser son poids dans le domaine.
On a en effet trop tendance à oublier d’autres mécanismes de néologie
sémantique, en particulier l’extension et la restriction de sens, rendues
possibles par ce que Meillet a appelé “ la discontinuité de la transmission du
sens ”. Par ailleurs une enquête sur le sentiment néologique a révélé que c’est
là le lieu d’une des plus grandes discordances d’analyse : certains attribuent
l’innovation à la métaphore là où d’autres reconnaissent une innovation dans
la combinatoire syntaxique. La place accordée à la métaphore dans l’évolution
des sens dépend en fait de conceptions sous-jacentes sur le fonctionnement de
la langue et donc sur la manière de décrire les faits de langue observables dans
l’utilisation quotidienne de celle-ci, et, en particulier, de ses unités lexicales.
On peut, en simplifiant, opposer deux types de conception.
14
RÉSUMÉS
Hyunjoo LEE
La métaphore dans le processus de dénomination dans
le domaine de la photographie
Le travail a pour but de démontrer que la dénomination terminologique
n'est pas toujours une conséquence mais un acte procédural, qui, non
seulement, évoque un concept spécifique mais aussi, reflète la
conceptualisation autour de ce concept. L'existence de la métaphore, plus
exactement, du processus métaphorique en terminologie corrobore cette idée de
l'interrelation entre unité conceptuelle et unité terminologique. La
métaphorisation et l'acte de dénomination en terminologie possèdent en
commun deux présupposés, qui sont : i) la base de données lexicales déjà
présente dans nos esprits et, ii) la part de cognition dans le processus de
lexicalisation, voire de terminologisation.
Nous concevons la métaphore en tant que modèle cognitif mis au jour
par G. Lakoff & M. Johnson, en admettant que ce jeu de la métaphore ne reste
pas limité à la vie quotidienne. Le système conceptuel métaphoriquement
structuré s'imprègne et se renouvelle aussi bien dans les expressions de la
langue générale que dans celles de la langue spécialisée. Nous verrons ici, à
travers le corpus du domaine de la photographie, que non seulement il y a des
concepts-bases qui sont structurés métaphoriquement, mais aussi qu'il y a des
relations entre ces concepts qui sont appréhendées métaphoriquement. De
plus, les différentes façons dont le sujet-énonciateur (le photographe ou le
critique de photographie) conceptualise ces concepts se présentent avec une
certaine cohérence structurale métaphorique. Le processus étant en question, il
est indispensable d'introduire dans notre corpus les phraséologismes que nous
appellerons les "unités terminologiques phraséologiques (UTP)", celles-ci,
s'opposant aux "unités terminologiques simples (UTS)". Une analyse
syntaxique effectuée sur les UTP montrera aussi que le processus
dénominatoire se révèle être le support de la conceptualisation métaphorique.
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Cahier du CIEL 2000-2003
Soumaya LADHARI
La métaphore de la mise en lumière dans le langage
courant : Et si on tirait ça au clair ?
L'article s’interroge sur la façon dont le domaine de la lumière est
exploité métaphoriquement pour structurer le domaine de l’intellection et
notamment de la facilité ou la difficulté de compréhension. L’étude part à la
fois de vocables dont le sens premier appartient aux champs lexicaux de la
lumière et de l’obscurité (lumière, ombre, clarté, etc.,) ainsi que de vocables
dont l’origine étymologique révèle un lien avec ces mêmes domaines (lucidité,
perspicacité, etc.).
On se propose ici de mettre en évidence le cheminement métaphorique
qui sous-tend l’évolution sémantique de ces différents termes. Alors que nous
nous attendions à voir surgir une métaphore du type <LA CLARTE C’EST
LA FACILITE DE COMPREHENSION>, nous avons fini par découvrir
toute une panoplie de projections métaphoriques et métonymiques qui
esquissent la structure composite des différentes relations entre les domaines
Source(s) et Cible(s). Ces projections métaphoriques font aussi appel à des
métaphores primaires, telle que la métaphore spatiale, et constituent une
illustration de plus à d’autres métaphores déjà établies dans la littérature, telle
que <VOIR C’EST COMPRENDRE>.
16
RÉSUMÉS
Elisabeth RAEHM
Analyse métaphorique du
discours
parlementaire
britannique
sur
Gibraltar
:
personnification,
infantilisation et colonialisme
La situation de Gibraltar est extrêmement originale au regard de celle des
autres possessions britanniques : d’une part, Gibraltar reste la dernière colonie
d’un pays européen sur le sol européen. D’autre part, la situation ne met pas
comme c'est le cas traditionnellement deux pays aux prises (un pays
colonisateur et un pays colonisé), mais trois partenaires, ou plutôt deux pays
(la Grande-Bretagne et l’Espagne) et un peuple (les habitants de Gibraltar),
d’où le caractère relativement inextricable de la situation. Il faut enfin
remarquer que les Gibraltariens ont développé un très fort sentiment national,
voire nationaliste, que l’on pourrait nommer “ hyper-britannicité ”,
parallèlement à une opposition viscérale à l’Espagne.
Une question fondamentale se pose : comment se fait-il que le problème
de Gibraltar reste un problème colonial non résolu, voire, comme l’a affirmé
l’ancien premier ministre espagnol, M. Felipe Gonzalez, un “ anachronisme
historique ” ? Notre hypothèse est la suivante : l’aspect colonial est nié par
la majorité des hommes politiques britanniques, en particulier depuis la reprise
des négociations entre Londres et Madrid et le risque grandissant de
rétrocession du Rocher. La question de Gibraltar est l’occasion de présenter la
Grande-Bretagne non comme une puissance colonisatrice et impérialiste, mais
comme un pays soucieux de faire respecter le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes et de défendre les populations colonisées.
L’analyse de ces débats parlementaires s’inscrit dans la lignée des études
cognitivistes inspirées par George Lakoff. Au-delà de la personnification des
états (“ <A NATION IS A PERSON> ”), caractéristique du discours
politique, se dessine tout un réseau métaphorique autour de la relation
maternelle très forte qui unit la Grande-Bretagne et Gibraltar. Inversement,
l’Espagne apparaît comme un danger pour l’enfant, père abusif ou étranger
menaçant. Pourtant ce réseau métaphorique n’est pas réellement nouveau ; s’il
cherche à masquer la nature coloniale de Gibraltar, il n’est que le digne héritier
du colonialisme, entendu comme “ la justification [a posteriori] du fait
colonial ”.
17
Cahier du CIEL 2000-2003
Antony Saber
Métaphore et culture professionnelle chez les militaires
américains
Comme d'autres discours spécialisés, le discours militaire américain,
dans ses différentes manifestations (écrits doctrinaux, terminologie tactique,
jargons propres à une arme ou à une unité, brevity codes mobilisés pour les
échanges radiotéléphoniques sur le champ de bataille), est parcouru de
nombreux réseaux métaphoriques, dont nous décrirons certains exemples.
Cependant, aux fonctions traditionnelles de la métaphore (comblement d'un
vide lexical, concision, pouvoir heuristique ou ornemental) s'ajoute ici un rôle
"groupal". Ce trope semble en effet constituer le champ de projection
privilégié d'une culture professionnelle composite, au coeur de laquelle se
déploie l'éthos militaire américain. Nous nous interrogerons sur la façon dont
la saisie métaphorique de la réalité cimente l'identité et la cohésion des
milieux militaires américains par la projection d'un imaginaire partagé.
John Humbley
Metaphor and secondary term formation
Métaphore et création terminologique secondaire
La création terminologique secondaire est la transposition dans une autre
langue d’une dénomination terminologique qui existe déjà dans une langue
donnée. Dans le présent article le rôle de la métaphore est examiné en tant
qu’élément qui facilite ce processus. Il s’avère que les métaphores qui
constituent un scénario explicatif (“ mapping ”) se prêtent particulièrement
bien à ce genre de transposition, contrairement aux métaphores isolées qui
puisent dans le fonds culturel des communautés linguistiques concernées. A
partir d’un corpus de textes en anglais, en français et en allemand sur l’histoire
des virus informatiques, on constate sans difficulté que les même métaphores
sont développées, quoique sous des formes différentes, dans les trois langues.
18
LE CHEMINEMENT PLURIEL DE
LA MÉTAPHORE, ENTRE MÉTACATÉGORISATION ALLOTOPIQUE
ET INTERDISCOURS
Colette CORTÈS
C.I.E.L. Université Paris 7
La métaphore traverse tous les niveaux de la construction langagière, ce
qui voue à l'échec toute tentative d'une définition simple et monolithique du
phénomène. Entre code linguistique, culture et connaissances encyclopédiques
partagés, la métaphore vive est un lieu de créativité de modes de pensée autant
que de leur expression, en fonction des besoins de la communication. Il ne
faut jamais oublier ces deux pans de l'activité langagière, ces deux soucis du
locuteur : trouver le mode d'expression le plus percutant et se fairecomprendre
le mieux possible de son interlocuteur. Utiliser une métaphore vive, c'est
communiquer à son interlocuteur la nécessité, pour la qualité de l'expression,
de recourir à un mode décalé, non conventionnel, non compositionnel de
construction du sens, et, parallèlement, de mettre en place les balises dont
l'interlocuteur a besoin pour accéder à l'intention de communication. Cet
article sera consacré à la recherche de ces balises, qui se situent dans les choix
lexicaux et syntaxiques, la structuration de l'énoncé et la dynamique du texte
en construction, mais aussi l'ensemble des connaissances qu'est censé posséder
l'interlocuteur (auquel s'adresse le texte) sur les domaines source et cible mis
en oeuvre par la construction métaphorique. La construction métaphorique
n'est pas seulement une forme originale de mise en discours mobilisant des
domaines hétérogènes ; elle mobilise aussi d'autres discours à propos de ces
domaines, un "interdiscours", introduisant dans le discours du locuteur une
plurivocité, une forme d'allogénie discursive dont nous verrons de nombreux
Cahier du CIEL 2000-2003
exemples. Le discours métaphorique, enrichi de tous les recours nécessaires
aux interdiscours plus ou moins partagés, propose des modes de dénomination
et de catégorisation qui ne se confondent jamais avec ceux qui caractérisent le
fonds lexical d'une langue. Nous étudierons la nature de ces différences de
catégorisation qui, loin de nous ramener à l'opposition traditionnelle entre
sens propre et sens figuré, met en évidence un processus complexe de
"métacatégorisation" qui se fonde sur le rapprochement de deux domaines
hétérogènes ("allotopes") selon un principe d'analogie, lu par les cognitivistes
comme la projection d'une "Gestalt" commune. Le phénomène métaphorique a
été un objet d'étude privilégié de la rhétorique et des études littéraires, et les
sciences cognitives contribuent de façon décisive à nous le faire comprendre.
Mais quel peut être l'apport du linguiste, dont l'objectif doit être avant tout de
combler un déficit de description des moyens langagiers mobilisés dans le
cadre du processus métaphorique? Cet article essaiera précisément de mesurer
l'apport de la description des phénomènes linguistiques tangibles dans les
opérations de construction de la métaphore et proposera des pistes de recherche
tenant compte de toute la complexité du phénomène.
Dans cet article, nous montrerons tout d'abord que les deux supports
essentiels de la construction du sens métaphorique sont, d'une part, la mise en
oeuvre d'une procédure de recomposition du sens qui relève de la compétence
cognitive du locuteur à percevoir des rapprochements possibles au-delà des
frontières de domaines, et, d'autre part, un recours constant à l'interdiscours.
Nous nous appuierons sur l'observation de ce cheminement pluriel de la
métaphore dans la presse la plus quotidienne, pour élaborer un programme de
recherches linguistiques réaliste et non réducteur. Le travail présenté ici
abordera la question de la métacatégorisation qui est au coeur du processus
métaphorique (chapitre 1), puis du rapport entre processus métaphorique et
interdiscours (chapitre 2), et on se demandera enfin quel peut être l'apport de la
recherche linguistique à l'analyse du cheminement pluriel de la métaphore à
travers l'ensemble des strates de la construction langagière (chapitre 3).
1. M ÉTACATÉGORISATION ALLOTOPIQUE
Nous allons montrer que l'opération de catégorisation est au centre du
processus métaphorique. Jusqu'à présent, cette observation a surtout été
exploitée dans une optique cognitiviste. Nous rappelons ici l'importance de
cette prise de position dans la perspective praxématique adoptée par Catherine
Détrie (2001) tout d'abord, puis dans la description du "mécanisme cognitif"
sous-jacent à la métaphore conçu par George Lakoff, avant d'en proposer une
analyse linguistique en termes de (méta)prédication.
20
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
Pour Catherine Détrie (2001), "la métaphore inscrite dans un discours
conclut une opération catégorisatrice, véhiculant un point de vue sur le
monde, point de vue en tension avec les catégorisations plus
conventionnelles, et donc avec la parole d'autrui" (Détrie (2001, 250)). Elle
justifie ainsi l'existence de ce processus de catégorisation particulier : "Il
s'agit, avant tout, de faire partager à autrui sa propre compréhension des
événements du monde. La métaphore résulte alors d'un travail de
catégorisation, accompli pour autrui, effectué à partir d'un "sentir", d'une
"communication vitale avec le monde". C'est cette dernière qui confère "à
l'objet perçu et au sujet percevant (...) leur épaisseur". Le "sentir" est donc "le
tissu intentionnel que l'effort de connaissance cherchera à décomposer"
(Merleau Ponty 1996, 64-65) : cette expérience sensorielle est à la base de ce
qu'on a appelé un rapport praxique". (Détrie (2001, 251))
Cette approche cognitive de la métaphore s'appuie sur les travaux de
George Lakoff, qui définit ainsi ce qu'il appelle la "métaphorisation
conceptuelle" : "C'est un mécanisme cognitif qui a rapport aux concepts et
non pas seulement aux mots et qui a trait principalement au raisonnement. La
métaphorisation conceptuelle opère une projection entre domaines
conceptuels. Elle conserve la structure inférentielle du raisonnement jusqu'à ce
que j'appelle la réécriture par le domaine cible (exemple : donner une idée qui
ne suppose pas que l'on ait perdu cette idée)". Lakoff (1997, 165)
Rappelons "les quatre grandes caractéristiques de la métaphorisation"
(Lakoff, 1997, 167) :
- Premièrement, la métaphore n'est pas seulement conceptuelle, elle est
incarnée, elle a rapport à nos expériences incarnées. Elle a rapport à
l'habitus et les universaux métaphoriques ont rapport aux universaux de
l'Habitus.
- Deuxièmement, les métaphores se produisent parce que nos cerveaux sont
structurés d'une certaine manière : certaines parties du cerveau sont plus
proches des nos expériences sensibles et d'autres parties se servent de ces
parties comme input.
- Ensuite le contenu particulier des métaphores est lié à la constitution de
corrélations dans notre expérience quotidienne. Elles ne sont pas
arbitraires, parce qu'elles ont rapport à l'expérience quotidienne la plus
communément répandue.
- Quatrièmement, la métaphore conserve le raisonnement et l'inférence :
elle n'a pas seulement affaire au langage mais au raisonnement."
Pour rendre compte de la complexité du processus métaphorique, il faut
prendre en considération, au delà de la capacité catégorisatrice du cerveau, toute
la complexité de la construction du sens dans l'interlocution comme fait social
et dans la relation du sujet parlant au monde qui l'entoure ("La praxis
linguistique relève de l'interaction constante entre langue et parole d'une part,
21
Cahier du CIEL 2000-2003
de l'interaction verbale d'autre part (dialogisme interdiscursif et
interpersonnel)", Détrie 2001, 159). Ainsi se trouve mis au centre du
dispositif métaphorique "le rôle du sujet parlant et du cadre énonciatif dans
l'acte de référenciation, et son corollaire, l'acte de nomination métaphorique."
(C Détrie 2001, 159)
Il était indispensable de rappeler ici ces observations sur la catégorisation
métaphorique, incarnée dans l'expérience humaine et l'interlocution, qui
dépassent le cadre de l'étude linguistique, car ces considérations cognitives ont
fait faire des progrès considérables à l'étude de la métaphore, mais elles
laissent néanmoins une large place au travail du linguiste. Ce dernier se doit
d'analyser toutes les traces du phénomène métaphorique, qui ne saurait se
réduire à une interprétation compositionnelle du sens et qui crée les conditions
d'un processus complémentaire d'interprétation prenant en compte toute la
complexité de l'expérience humaine et de l'interlocution dans la situation hic
et nunc. L'objectif de la première partie de cet article est d'élaborer un
programme de recherche des indices linguistiques véhiculant la catégorisation
métaphorique, ainsi que des schémas inférentiels qu'elle implique. L'étude de la
prédication métaphorique, qui s'est révélée de plus en plus centrale au fur et à
mesure de l'avancement du travail de recherche préalable, servira de fil
conducteur à cette présentation.
1.1. Construction des opérations
prédication allotopique
de
(méta)-
L'ouvrage de Marc Bonhomme (1987) : "Linguistique de la métonymie",
montre que la métonymie et la métaphore reposent sur une transgression des
frontières isotopiques, la métaphore mettant en jeu deux domaines
parfaitement hétérogènes (relation "d'allotopie"), et la métonymie restant dans
les limites d'une "cotopie". M. Bonhomme définit les concepts de cotopie et
d'allotopie en distinguant trois types de prédications qu'il appelle un peu
abusivement "dénotations" : "la dénotation ponctuelle, la dénotation linéaire et
la dénotation synthétique". Il définit la "dénotation tropique ou synthétique" de
la façon suivante :
«La dénotation synthétique consiste en l'application à un objet d'un pôle
référentiel qui lui est étranger. Alors que la dénotation ponctuelle fonctionnait
sous le statut de l'égalité (=) et la dénotation linéaire sous celui de l'inclusion
(⊂), la dénotation synthétique provient d'une relation de contradiction (≠)entre
le référent et la polarité dénotative qui le vise.
Avec la dénotation synthétique commence le vaste univers des tropes qui se
définissent comme des anomalies dénotatives dues à des amalgames entre
notions hétérogènes. Mais l'analyse attentive des occurrences nous révèle déjà
deux grands types de dénotations synthétiques ou tropiques : les unes se
développent dans un même ensemble référentiel, les autres génèrent des
22
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
jonctions entre les domaines référentiels les plus hétéroclites. Lorsqu'on (...)
identifie la pape à "Rome" (a), on se contente d'opérer des transferts
référentiels à l'intérieur du champ dénotatif de celui-ci, (...) qui habite Rome.
Par contre, quand on voit dans le pape un "moufti" (b), un "lion" (c) ou un
"phare" (d), les polarités sollicitées n'appartiennent pas du tout au même
domaine thématique, ce qui rend ces assimilations d'autant plus saisissantes.
Avec les transferts référentiels internes au champ dénotatif, on entre dans le
cadre de la métonymie. Quant aux jonctions entre champs, elles engendrent la
structure de la métaphore.
(a) Le pape est Rome
(b) Le pape est un moufti
(c) Le pape est un lion
(d) Le pape est un phare.» Bonhomme (1987, 38-39).
Précisons tout de suite que, si nous retenons les notions d'allotopie et de
cotopie qui ont un pouvoir explicatif très fort pour rendre compte du processus
métaphorique et métonymique, nous prenons nos distances par rapport à la
notion de dénotation : nous considérons en effet que le processus métaphorique
repose avant tout sur un phénomène discursif qui établit entre "plan de
l'expression et plan du contenu" (Hjelmslev) une relation de "solidarité, de
présupposition réciproque" (Hébert (2001, 68)) inscrite dans la construction du
discours. C'est pourquoi nous ne parlerons plus désormais de "dénotation
allotopique", mais, en revanche, nous ferons de l'étude de la prédication
allotopique l'un des axes essentiels de ce travail.
Précisons également notre position par rapport à la "puissance infinie de
la métaphore" postulée par Marc Bonhomme : «La métaphore [se fonde] sur la
rupture cotopique - ou sur la jonction allotopique- source de fortes
incompatibilités dans le pôle tropique. (...) (Elle) se manifeste comme un
trope transitif reliant une quantité de cotopies grâce à son opérateur que l'on
peut qualifier d'opérateur ESSE et qui établit les équivalences les plus
inattendues entre les cotopies les plus diverses. Quand la puissance de la
métonymie est freinée par le cadre cotopique, celle de la métaphore est infinie,
du fait que les circuits allotopiques sont inépuisables.» Bonhomme (1987,
50).1
Pour notre part, nous considérons que la métaphore, qui présuppose les
limites des champs de l'isotopie et de la cotopie pour les transgresser et pour
relier entre eux deux domaines hétérogènes, a bien potentiellement une
"puissance infinie", comme l'écrit Bonhomme 1987, mais il convient de
distinguer ici compétence et performance : si la métaphore ouvre bien
potentiellement (en compétence) le champ illimité des ruptures allotopiques,
son emploi (en performance) respecte un corps de règles cognitives et
1 On pourrait reprendre l'analyse de Marc Bonhomme en termes de "frame" ou
"scénario", les relations métonymiques restant dans le cadre d'un "scénario", alors
que la métaphore transgresse la frontières de ce cadre (cf. également Croft, 1993)
23
Cahier du CIEL 2000-2003
culturelles, pas toujours utilisées de manière consciente, mais indispensables
pour que l'interprétation reste dans des limites prévisibles, en phase avec
l'intention communicative du locuteur. Nous développerons ce point au
chapitre 2, consacré à la notion d'interdiscours.
Pour l'instant, nous allons approfondir l'étude de la prédication
allotopique, que nous analyserons comme la trace linguistique d'un processus
de catégorisation complexe. Nous consacrerons le sous-chapitre suivant (1.2.)
à l'étude de la prédication allotopique, que nous définissons comme la
principale expression linguistique de l'application au domaine B d'une Gestalt
spécifique du domaine A, les deux domaines A (domaine source) et B (domaine
cible) étant hétérogènes l'un à l'autre, interprétés par les locuteurs comme
distincts, sans relation de contiguïté.
1.2. Étude des marquages linguistiques de la
métaprédication allotopique.
Les études empiriques sur la métaphore en langue générale et en langues
spécialisées confirment l'intuition de Dumarsais, selon lequel "il se fait plus
de figures en un seul jour de marché à la halle qu'il ne s'en fait en plusieurs
jours d'assemblées académiques". Dans les circonstances de notre vie
d'enseignants, un jury d'examen peut être le lieu d'actualisation d'une
métaphore comme la phrase attestée (1). Cet exemple nous en dit long sur la
structure sous-jacente à la métaphore, étant donné qu'il est possible de
paraphraser toute prédication métaphorique selon le modèle de l'énoncé (1).
Intéressante pour son caractère explicite, la structure de cet énoncé s'est révélée
fondamentale pour notre analyse de la prédication métaphorique, et elle servira
de point de départ à la procédure heuristique qui va structurer tout l'article.
(1) En jury de diplôme, un collègue regarde les notes d'un étudiant au parcours
fragmentaire et s'exclame : "Ceci n'est pas un relevé de notes, c'est un
gruyère." (29 / 09 / 2003)
Malgré sa banalité, cet exemple est extrêmement complexe. Avec : "Ce
n'est pas un relevé de notes", le locuteur crée tout d'abord un cadre qui consiste
à nier l'évidence : tous les participants au jury (= les interlocuteurs) savent que
ce dont ils ont à débattre est bien un relevé de notes, mais ils reçoivent la
négation comme le signal d'une demande de connivence et la mise en place
d'un processus d'interprétation particulier. Les sourires entendus ou même les
"oui, tu as raison" qui répondirent à cette double assertion montrent que
l'objectif du locuteur a été atteint : créer un sentiment bienfaisant
d'appartenance à un groupe et, par conséquent, détendre l'atmosphère. Le
second énoncé contient un jugement prédicatif positif : "c'est un gruyère", qui
ne peut s'interpréter qu'en fonction de conventions culturelles bien établies
pour une communauté linguistique donnée. Le fromage appelé gruyère,
24
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
fabriqué en France, notamment en Franche-Comté et en Savoie, est, comme
l'emmenthal, un fromage à trous (alors que le Gruyère suisse n'a pas de trous).
Pour un auditoire français, le mot désignant le gruyère, prototype du fromage
à trous, est couramment utilisé dans un domaine abstrait, où il devient l'image
prototypique d'une réalité lacunaire (cf. 2.2.). Cet exemple montre que le
processus métaphorique s'appuie sur un interdiscours propre à une
communauté linguistique qui véhicule ou sert de substrat à des images
prototypiques spécifiques (thèse qui sera développée au chapitre 2), et ces
images prototypiques peuvent s'imposer dans un énoncé prédicatif qui propose
une forme de catégorisation alternative.
Dans cette première partie du travail, nous utiliserons cet exemple
comme un révélateur sur le plan de l'analyse de l'énoncé prédicatif
métaphorique. En effet, l'énoncé contenu dans l'exemple 1 comporte deux
prédications indissociables : celle qui s'exprime dans l'énoncé négatif et que
l'on peut considérer comme la phase de décatégorisation (Ce relevé de notes
n'est pas un relevé de notes) et celle qui s'exprime dans l'énoncé positif et que
l'on peut considérer comme la phase de recatégorisation (Ce X, auquel est
dénié le droit de s'appeler : "relevé de notes", est un gruyère.). Étant donné
que, assertées séparément, les deux parties de l'exemple (1) seraient aussi
absurdes l'une que l'autre, il convient de considérer désormais que c'est
l'ensemble de ces deux énoncés assertifs complémentaires qui marque
l'opération de métacatégorisation et qui s'actualise dans la structure énonciative
que nous appelons métaprédication.
Pour caractériser l'opération de métacatégorisation que nous postulons, il
convient de nous interroger tout d'abord sur la nature de la négation mise en
oeuvre. Au sens de Ducrot, le premier énoncé, négatif, correspond non pas à
une "négation métalinguistique" (= "une négation qui contredit les termes
mêmes d'une parole effective à laquelle elle s'oppose. L'énoncé négatif s'en
prend alors à un locuteur qui a énoncé son correspondant positif" (Ducrot,
1984, p. 217)), mais à une négation "polémique", avec laquelle "le locuteur,
en s'assimilant à l'énonciateur du refus, s'oppose non pas à un locuteur,
mais à un énonciateur E1 qu'il met en scène dans son discours même et qui
peut n'être assimilé à l'auteur d'aucun discours effectif. L'attitude positive à
laquelle le locuteur s'oppose est interne au discours dans lequel elle est
contestée. Cette négation polémique a toujours un effet abaissant et maintient
les présupposés" (Ducrot, 1984, 217-218). La négation polémique marque un
changement de point de vue, sans lequel la décatégorisation ne serait pas
possible, car un locuteur ne peut, normalement, nier l'évidence sans se
contredire et sans courir le risque de voir s'interrompre toute communication.
Or, pour la métaphore, cette décatégorisation a une fonction essentielle : elle
pose un cadre paradoxal de l'échange, qui peut alors continuer sur de nouvelles
bases. Le locuteur engage un coup de force, réussi dans le cas où
25
Cahier du CIEL 2000-2003
l'interlocuteur continue à écouter et surtout à mettre en jeu le travail
supplémentaire d'interprétation qui est exigé de lui. A ce propos, C. Détrie
écrit : "Qui impose sa métaphore impose sa vision du monde. Parce qu'elle
véhicule un point de vue sur le monde tout en gommant le je qui la sous-tend
(l'énoncé métaphorique est le plus souvent un énoncé en non-personne), elle
se présente sous une forme assertorique, qui fait d'elle un instrument
idéologique". (Détrie 2001, 135).
Le cadre paradoxal étant posé, il devient possible alors d'appliquer à
l'élément ainsi décatégorisé une nouvelle catégorisation empruntée à un
domaine allotope. Autrement dit, cette première étape de décatégorisation,
implicite dans tout processus de catégorisation métaphorique, prépare le terrain
à un deuxième coup de force qui consiste à appliquer une Gestalt importée d'un
domaine non contigu.
Nous avons ainsi montré que la métacatégorisation métaphorique se
caractérise comme une opération complexe qui implique une décatégorisation
et une recatégorisation, ce que le récepteur interprète nécessairement comme
un décalage de point de vue de la part de l'énonciateur.
Sur le plan linguistique, l'étude de la structure prédicative est
fondamentale, car la prédication est la forme usuelle utilisée dans le langage
pour toutes les opérations de catégorisation explicite. Or ici, nous avons
affaire à une double prédication, l'une positive, l'autre négative. Pour analyser
la double structure prédicative caractéristique de la métaphore, attestée en (1),
il convient de l'opposer à d'autres doubles structures prédicatives attestées en
français en (2), avec un schème de corrélation coordinative en (2a) et un
schème de corrélation concessive en (2b) .
(1) Ceci n'est pas un relevé de notes, c'est un gruyère.
(2a) Le Président n'est pas un simple fonceur, c'est un organisateur minutieux,
infatigable.
(2b) Certes, le Président n'est pas un fonceur, mais c'est un organisateur
minutieux, infatigable.
Dans les trois exemples (1), (2a) et (2b), la négation se trouve prise dans
trois structures prédicatives différentes :
- en (2a), il s'agit d'une négation partielle, qui porte sur l'adjectif simple et
qui relativise la première prédication assertée non exclusive pour
introduire une seconde prédication complémentaire. Cette combinaison de
marquages aboutit à un schème de corrélation coordinative, qui permet de
coordonner deux prédications s'appliquant à un même argument (= En
plus d'être un fonceur, le Président est un organisateur minutieux,
infatigable.). Le caractère coordinatif de cette relation est confirmé par
deux tests : la possibilité d'introduire le marqueur aussi dans la seconde
prédication en (2a). (= Le Président n'est PAS UN SIMPLE fonceur,
c'est AUSSI un organisateur minutieux, infatigable) et l'impossibilité de
26
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
relier les deux prédications par un mais de contraste (= *Le Président
n'est pas un simple un fonceur, *MAIS c'est un organisateur minutieux,
infatigable).
- en (2b), nous avons affaire à une négation globale, métalinguistique (ce
que confirme le marqueur d'assertion certes), de la première prédication,
qui est ensuite corrigée par la seconde prédication introduite par un mais
contrastif. Contrairement aux schèmes à l'oeuvre en (1) et en (2a), le
schème concessif [certes PREDICATION A, mais PREDICATION B]
repose sur une opposition entre A et B : la seconde prédication, la seule
qui soit validée par le locuteur, exclut la première (= A la qualité de
fonceur, que le sujet n'a pas, s'oppose celle d'organisateur minutieux,
infatigable, caractéristique du sujet.). Dans le schème concessif, la
présence d'un mais contrastif est indispensable, alors que celle d'un aussi
de coordination est exclue ( = * le Président n'est pas un fonceur, mais
c'est *AUSSI un organisateur minutieux, infatigable.)
- en (1), nous avons affaire à une négation polémique, créatrice de point de
vue : en niant une évidence, le locuteur crée un cadre nouveau pour
l'échange discursif. La métaphore fait éclater l'enchaînement discursif
pour placer l'échange sur un autre plan, celui de la relation entre deux
domaines cognitifs allotopes. On obtient un résultat parfaitement logique
sur le plan linguistique : il est impossible de relier les deux prédications
coordonnées dans le schème de prédication métaphorique par un
connecteur corrélatif comme aussi ou par un connecteur contrastif
comme mais.
(1') Ceci n'est pas un [*SIMPLE] relevé de note, c'est [*AUSSI] un gruyère.
(1") [*CERTES,] ceci n'est pas un relevé de note, [*MAIS] c'est un gruyère.
Le tableau suivant résume les résultats de l'étude des schèmes de
corrélation coordinative, concessive et métaphorique.
Articulation par
CERTES neg A, MAIS B
+
-
(2a)
(2b)
(1)
Articulation par AUSSI
neg + simple A , aussi B
+
-
La métaprédication métaphorique se caractérise précisément par l'absence
de connecteurs entre la prédication négative A et la prédication positive B qui
se succèdent dans le schème métaphorique illustré par l'exemple (1). La
prédication négative A est contra-référentielle et elle fait place à une autre
prédication (B) dont les conditions d'interprétation sont à chercher dans un
ailleurs cognitif, balisé par le discours. Les connecteurs coordinatifs, qui
servent à relier deux groupes syntaxiques en les regroupant dans une "instance
27
Cahier du CIEL 2000-2003
commune" (selon la formule fameuse de Ewald Lang (1977) qui parle de :
Einordnung in eine gemeinsame Instanz), n'ont absolument pas leur place
dans le schème métaphorique, puisqu'il n'y a justement aucune "instance
commune" entre les prédications A et B du schème métaphorique. Quant au
connecteur contrastif mais du schème concessif, il ne peut établir de contraste
qu'entre deux éléments relevant du même domaine de référence et non entre
deux domaines allotopiques distincts.
Le fait que l'absence de connecteurs entre la prédication négative A et la
prédication positive B qui se succèdent dans le schème métaphorique soit la
caractéristique même sur le plan linguistique de la métaprédication
métaphorique, ce fait s'explique parfaitement sur le plan cognitif si l'on
considère que, comme cela a déjà été dit, la métacatégorisation allotopique se
compose d'une opération de décatégorisation suivie d'une opération de
recatégorisation. Ces deux opérations, qui ne sauraient être mises sur le même
plan dans une structure coordinative, ni en opposition dans une structure
concessive, se juxtaposent pour constituer ensemble une seule opération, la
métacatégorisation allotopique.
Si l'on cherche à caractériser positivement cette opération complexe de
métacatégorisation allotopique, il convient de chercher sa spécificité dans le
contenu sémantique des prédications A et B (NEG Relevé de notes / gruyère),
qui sont contra-référentielles et qui, hors du contexte métaphorique, seraient
absolument incompatibles et inanalysables. De nombreux linguistes ont
remarqué que, dans un schème métaphorique, on observe une "incongruence"
(Georges Lüdi (1973)), un "conflit conceptuel" (C. Détrie (2001)) entre deux
éléments coprésents dans la même construction syntagmatique. Ainsi, par
exemple, dans l'énoncé : Le pape est un phare pour l'humanité, le conflit
sous-catégorisationnel entre Pape [+ humain] et Phare [- humain] qui soustend la prédication Le pape est un phare, se retrouve également dans
l'incongruence de la combinatoire syntagmatique au sein du groupe nominal :
phare pour l'humanité. Or c'est cette "incongruence" même entre la prédication
A et la prédication B qui est la marque spécifique positive de la
métacatégorisationallotopique. Elle est également le signal de la mise en
oeuvre de l'investissement supplémentaire que nécessite la construction, puis
l'interprétation métaphoriques de l'énoncé.
Après avoir essayé de caractériser le schème métaphorique en 1.2., nous
allons, en 1.3., étudier un marquage spécifique de la catégorisation, l'emploi
de l'adjectif vrai / véritable, dans le domaine métaphorique et le domaine non
métaphorique.
28
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
1.3. Étude de marquages linguistiques de la
métacatégorisation allotopique
L'étude de la catégorisation dans le cadre de la théorie du prototype a
conduit de nombreux linguistes à s'intéresser à certains marqueurs négligés
jusque là, qui confirment l'intuition selon laquelle tout jugement
d'appartenance à une catégorie impliqué par la dénomination est graduable : si
le locuteur estime qu'il a affaire à un prototype de la catégorie en question, il
peut employer l'adjectif vrai/ véritable (exemple (3)), mais s'il considère que sa
dénomination se situe plutôt à la périphérie de la catégorie, il pourra l'indiquer
à l'aide du marqueur : C'est une sorte de X, c'est un X en quelque sorte
(exemple (4)). Il s'agit de deux marquages autonymiques que l'on pourrait
paraphraser par à proprement parler ≠ pour parler par approximation. Nous
allons voir que ces deux marquages autonymiques sont parfaitement attestés
dans le cadre de la catégorisation non métaphorique (1.3.1.), alors que seul
l'adjectif vrai/ véritable est attesté dans le cadre de la métacatégorisation
métaphorique (1.3.2.).
1.3.1. Exemples de catégorisation non métaphorique
avec vrai/ véritable ≠ sorte de /en quelque sorte
L'emploi de l'adjectif vrai/ véritable antéposé, à valeur autonymique,
permet au locuteur d'indiquer qu'il juge optimale l'opération de catégorisation
qu'actualise la prédication. Ainsi, dans les exemples de catégorisation non
métaphorique (3) et (4), en disant : "C'est un vrai/ véritable Z" , le locuteur
situe l'objet de la prédication parmi les éléments prototypiques de la classe des
Z (= On peut vraiment dire que ce sont des Z).
(3) Les agences de coopération gouvernementales, lorsqu'elles existent, sont de
vrais organismes de formation et de recrutement pour les organisations
internationales. Le Monde 5 janvier 2001, page 15
(4) En 2000, une opération portes ouvertes, fantastique, avait réuni plus de 700
personnes. Il s'agissait de mettre en musique et en danse dix récits de vie
rédigés par des gens du quartier. Un très fort moment entre des gens qui
ne se rencontraient plus. Dans ce genre de projet, je me sens tout à fait à
ma place d'artiste. On n'est pas dans le socioculturel. Pas du tout. C'était
un vrai spectacle. Les mots sortaient. Une parole vive qu'on ne pouvait
plus arrêter. Le Monde 3 décembre 2001, page 27
(4') Ceci n'est pas un projet socioculturel, mais c'est un (vrai) projet artistique.
L'exemple (4) est plus complexe que l'exemple (3), puisque s'y succèdent
deux prédications, l'une négative et l'autre positive. Or nous obtenons ici un
effet tout à fait différent de ce que nous obtenons en (1) : on ne saurait parler
ici de décatégorisation. En effet, en (4), nous avons affaire à un ajustement du
dire, à partir d'expressions qui appartiennent au même paradigme, à la même
29
Cahier du CIEL 2000-2003
isotopie textuelle : projet socioculturel / projet artistique. L'ajustement
catégorisationnel proposé n'est pas ici précédé d'une décatégorisation. Ceci
peut être démontré à l'aide du test de la coordination par mais (4'). En (4), le
locuteur ne nie nullement l'évidence, mais il vient au-devant d'une éventuelle
méprise sur l'extension du terme qu'il emploie. L'énoncé négatif constitue,
comme les expressions : vrai/ véritable et en quelque sorte, une "glose
autonymique" (J Authier, 1995) permettant un ajustement du dire, sans que
l'interprétant ne soit invité à transgresser les frontières du "frame" de départ.
Le mais contrastif est en (4') parfaitement à sa place, puisque les deux
prédicats reliés appartiennent au même domaine encyclopédique, alors que,
comme nous l'avons vu en 1.2., il ne saurait être employé dans un contexte
métaphorique.
L'expression sorte de, que l'on trouve dans exemple (5), propose un
jugement de catégorisation approximative, périphérique : l'hydrospeed
n'appartient que marginalement à la catégorie : luge, mais, dans un texte de
vulgarisation, ce raccourci permet une visualisation commode d'une réalité a
priori inconnue du lecteur. L'expression autonymique sorte de peut être ici
glosée par : On peut dire (en quelque sorte) que l'hydrospeed est un élément
périphérique de la catégorie : luge.
(5) Mike Horn. Instructeur au centre de sports extrêmes No Limits des
Marecottes, ses spécialité - spéléologie, escalade, orientation et
hydrospeed (sorte de luge placée sous la poitrine pour dévaler les
torrents et rivières) - sont propices à l'aventure : descente en parapente
puis en raft du Huascaran (6 768 mètres) au Pérou ; " premières " en
hydrospeed dans le Colca Canyon (Pérou) et sur le Pacuare (Costa Rica).
Le Monde 30 juin 2000, page 26
Rappelons pour conclure que, sur le plan cognitif, toute dénomination
correspond à un découpage catégoriel arbitraire ; la question de l'appartenance à
une catégorie fait l'objet d'un jugement du locuteur, qui est la plupart du
temps non marqué, mais qui peut être, comme nous venons de le voir, marqué
par une glose autonymique, soit quand le jugement est considéré comme
particulièrement adéquat, soit, au contraire, quand il est approximatif. Toute
langue développe des gloses de ce type, que les cognitivistes américains ont
appelé hedges, faisant ainsi allusion à la structure hétérogène de la catégorie,
qui comporte en son centre les éléments prototypiques et à sa périphérie des
éléments non prototypiques.
Nous allons voir maintenant qu'un seul de ces marqueurs autonymiques,
l'adjectif vrai/ véritable antéposé, est attesté dans le schème métaphorique, ce
qui nous permettra de préciser encore les critères de distinction entre le
processus de catégorisation non métaphorique et la métacatégorisation
métaphorique.
1.3.2. Exemples de métacatégorisation
30
métaphorique
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
avec vrai/ véritable
Si les adjectifs vrai/ véritable s'emploient comme marquage autonymique
à la fois de la catégorisation non métaphorique et de la catégorisation
métaphorique, il n'en est pas de même de l'expression : une sorte de, en
quelque sorte. La variante (1"') avec vrai/ véritable de l'exemple (1) est
possible (une structure comparable est d'ailleurs attestée en (15)), mais la
variante (1"") avec sorte de, en quelque sorte, semble inacceptable
(1"') Ceci n'est pas un relevé de notes, c'est un vrai / véritable gruyère."
(1"") *Ceci n'est pas un relevé de notes, c'est *une sorte de gruyère / *en quelque
sorte un gruyère."
Il y a donc une différence fondamentale entre la catégorisation
métaphorique et la catégorisation non métaphorique. Si le jugement
d'appartenance catégorielle est modulable, graduable, dans le cadre non
métaphorique, il ne l'est pas en revanche dans le cadre métaphorique, où le
locuteur semble ne pouvoir que marquer la pleine adéquation de l'expression
qu'il a choisie.
Appliquons les tests de métacatégorisation (emploi des adjectifs vrai/
véritable et de l'expression : une sorte de, en quelque sorte) ainsi que les tests
de métaprédication (insertion de (certes) mais et aussi) aux exemples (6) et (7)
contenant des métaphores lexicalisées et aux exemples (8) et (9) qui sont un
peu plus complexes. Considérant que la structure de l'exemple (1) est la
structure sous-jacente à tout schème métaphorique, nous reconstituons ce
schème pour les exemples (6) à (9) avant d'appliquer les tests précités.
(6) Mon fils n'était pas agressif. Il était influençable, c'était un vrai mouton. Le
Monde 27 décembre 2001, page 4
(6') Mon fils, ce n'était pas un homme, c'était un vrai mouton.
(6") *Mon fils, ce n'était pas un homme, c'était *en quelque sorte un mouton.
(6"') *Mon fils, ce n'était pas seulement un homme, c'était aussi un mouton.
(6"") *Mon fils, ce n'était (certes) pas un homme, mais c'était un mouton.
(7) L'industrie du jouet compte sur ses valeurs sûres, comme Barbie. Ce sont de
véritables vaches à lait, qui ne doivent leur succès qu'à un marketing
efficace, mais peu innovant. Le Monde 17 décembre 2001, page 24
(7') Ceci n'est pas une Barbie, c'est une véritable vache à lait.
(7") * Ceci n'est pas une Barbie, c'est *une sorte de vache à lait.
(7"') * Ceci n'est pas seulement une Barbie, c'est aussi une vache à lait.
(7"") * Ceci n'est (certes) pas une Barbie, mais c'est une vache à lait.
(8) La Cour suprême se replace en première ligne pour arbitrer le duel présidentiel
31
Cahier du CIEL 2000-2003
américain (...) Il y a un mois, quatre jours et quelques heures, les
électeurs américains votaient. Et depuis un mois, quatre jours et quelques
heures, ils attendent le résultat des résultats. (...) Car tout de même, la
procédure, les procédures plutôt, pèchent un peu par leur sophistication.
Ce qu'un juge dit, un autre juge le dédit. Ce qu'une cour ordonne, une autre
cour l'interdit. Ce qu'une Cour suprême accommode à la sauce
floridienne, une autre Cour suprême le corrige à la sauce fédérale. Un
vrai et interminable banquet judiciaire. Recours contre recours. Action
contre action. Avocats contre avocats. Et magistrats contre magistrats.
Le Monde, 12 décembre 2000, page 38
(8') Ceci n'est plus de la justice, c'est un vrai banquet.
(8")* Ceci n'est plus de la justice, c'est *une sorte de banquet.
(8"') *Ceci n'est plus simplement de la justice, c'est aussi un banquet.
(8"") * Ceci n'est (certes) plus de la justice, mais c'est un banquet.
(9) Jean-Pierre Chevènement soigne sa sortie. Populaire comme jamais - 84 %
des Français estiment qu'il a eu raison d'exprimer son désaccord sur la
Corse, selon un sondage CSA réalisé pour Le Parisien du vendredi 1er
septembre -, l'ancien ministre de l'intérieur tire un véritable feu
d'artifice médiatique : entretien dans L'Est républicain et sur RTL
vendredi, dans Libération samedi et dans Marianne lundi, sans oublier le
plateau de France-2 samedi, au soir de la première des deux journées de
l'université d'été du Mouvement des citoyens (MDC), à Grasse. Le
Monde 2 septembre 2000, page 8
(9') Ceci n'est plus de la popularité dans les média, c'est un véritable feu d'artifice
(médiatique).
(9") * Ceci n'est plus de la popularité dans les média, c'est *une sorte de feu
d'artifice.
(9"') * Ceci n'est plus seulement de la popularité dans les média, c'est aussi un feu
d'artifice.
(9"") * Ceci n'est (certes) plus de la popularité dans les média, mais c'est un feu
d'artifice.
Les tests confirment les résultats obtenus en 1.2. et ils montrent
clairement que le jugement d'approximation ne s'applique pas au schème
métaphorique. Cela s'explique facilement si l'on se souvient que la
métacatégorisation métaphorique est un processus cognitif complexe
combinant une opération de décatégorisation et une opération de
recatégorisation : en effet, l'opération de décatégorisation ne peut être que
radicale et l'opération de recatégorisation dans un domaine allotope ne saurait
souffrir d'approximation. Le jugement autonymique porté sur la
métacatégorisation métaphorique est nécessairement un jugement absolu, la
métaphore s'imposant au locuteur comme l'expression la plus adéquate pour
son propos.
32
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
Cette observation permet en outre d'offrir un nouvel éclairage sur la
notion d'incongruence et de conflit conceptuel, comme par exemple dans la
combinaison : banquetjudiciaire en (8) ou tirer un véritable feu d'artifice
médiatique en (9). Dans un cas de ce genre, il convient de souligner que
l'incongruence ne repose pas tant sur l'incompatibilité entre deux concepts que
sur le décalage de point de vue caractéristique des méta-opérations de
décatégorisation et de recatégorisation. En effet, l'incompatibilité apparente de
deux unités de langue reliées syntaxiquement ne suffit pas pour parler
d'incongruence métaphorique. Ainsi, dans l'exemple (10), l'expression
symphonie urbaine serait, dans un autre contexte, un excellent candidat pour
une interprétation métaphorique reposant sur une incongruence. Mais la
thématique textuelle est précisément : la musique (symphonie) dans la rue
(urbaine). Nous n'avons pas ici de rupture allotopique entre deux domaines,
mais la combinaison de deux thématiques reliées pour parler de la fête de la
musique dans les rues de Paris. L'expression symphonie urbaine en (10) ne
repose pas sur la succession des méta-opérations de décatégorisation et de
recatégorisation, mais sur une double isotopie textuelle. Ce qui manque, pour
faire de l'expression symphonie urbaine une métaphore, c'est précisément
l'opération de décatégorisation , sur laquelle peut se construire la
recatégorisation métaphorique.
(10) La symphonie urbaine
Quel joyeux foutoir que cette Fête de la musique qui envahit les rues, les
cours, les monuments et les places, qui fait se mêler amateurs et
professionnels, concerts spontanés et grandes scènes sonorisées
partout en France et en Europe. (...) On n'écoute rien, mais l'on est
heureux de se balader ainsi, de picorer guidé par les sons, écrasé par la
chaleur qui monte du goudron, de recomposer pour soi-même une
symphonie polytonale, polyrythmique, acoustique, électronique,
vocale, épuisante à suivre mais si belle, urbaine à tout point de vue.(...)
La Fête de la musique est un capharnaüm musical joyeux, une façon pour
la France de se retrouver détendue, insouciante, multiple et colorée dans
la rue. Le Monde 24 juin 2002, page 30
Il est donc justifié d'affirmer que c'est le cadre paradoxal de la
décatégorisation suivie de la recatégorisation métaphoriques (et le décalage de
point de vue qui en découle) qui constitue l'essence de la métacatégorisation
métaphorique. Car, si l'on compare les exemples de prédication non
métaphorique en 1.3.1. et les exemples de prédication métaphorique en 1.3.2.,
on constate que, si l'on a bien affaire à la même forme de prédication dans les
deux cas, la méta-opération à l'oeuvre n'est pas du tout la même.
Le fait que la langue utilise la même structure énonciative dans les deux
cas a déjà été souligné par I Tamba (1981) qui considère que la métaprédication
allotopique "se coule dans des opérations énonciatives ordinaires. (...)
Construite à l'aide des systèmes énonciatifs prédicatifs réguliers, une telle
représentation sera déchiffrée tout naturellement, ainsi que l'avait remarqué
33
Cahier du CIEL 2000-2003
Dumarsais. Mais comme elle va à l'encontre de ce qu'on sait par ailleurs de cet
objet, elle sera mise au compte personnel de l'énonciateur."
L'interlocuteur, qui a compris la nécessité d'interpréter le décalage de
point de vue comme un signal qui lui demande un investissement
supplémentaire d'interprétation, accepte de sortir des sentiers battus de
l'interprétation compositionnelle du discours et de se mettre en quête d'un
nouveau cheminement interprétatif, à la recherche de ce que I. Tamba (1981)
appelle un «construit énonciatif» qui n'est plus la somme de ses éléments
constitutifs, mais un "produit sémantique de synthèse, doté de propriétés que
ne possède aucun de ses termes."
1.4. Conclusion sur les caractéristiques de la
métacatégorisation allotopique
Nous avons montré que la métacatégorisationallotopique est à analyser
comme la combinaison d'une opération de décatégorisation et d'une opération
de recatégorisation, qui utilisent partiellement les mêmes marquages
linguistiques que les autres opérations de catégorisation, comme la prédication
et un éventuel jugement d'adéquation optimale avec les adjectifs vrai et
véritable, mais qu'elles s'en distinguent par le mode de relation original entre
la prédication négative A et la prédication positive B.
En effet, avec la décatégorisation métaphorique (qui serait la négation de
l'évidence si elle n'ouvrait un nouvel éventail de recatégorisations possibles),
le locuteur fait éclater les frontières de la catégorisation (frontières entre
domaines de structuration taxinomique, frontières entre champs associatifs)
pour établir des liens de similarité structurale entre des domaines allogènes.
Mais avec la décatégorisation métaphorique, le locuteur fait également éclater
les frontières de la construction du discours. On ne trouve en effet l'opération
de décatégorisation ni dans le discours construit sur une isotopie ordinaire
(exemples (2) à (5)), ni dans le discours associatif construit sur une
métonymie dans le cadre d'une cotopie (L'emploi de voile pour désigner un
bateau à voile ne saurait impliquer un jugement de décatégorisation et
recatégorisation (* Ce n'est pas un bateau, c'est une voile), car cela reviendrait
à nier la relation partie-tout caractéristique de la métonymie).
On peut donc considérer que c'est l'opération de décatégorisation qui est
fondatrice de la métaphore. Cette opération, qui consiste apparemment à nier
l'évidence, constitue le coup de force par lequel le locuteur oblige son
interlocuteur à faire éclater le cadre de l'échange discursif pour pouvoir
mobiliser les moyens nécessaires au surplus d'interprétation qu'implique toute
métaphore. Si l'interlocuteur accepte ce coup de force, alors, pour interpréter la
proposition de recatégorisation qui suit, il sort de la convention discursive
34
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
habituelle et se place sur un autre plan, dans un autre espace discursif, où la
construction compositionnelle cède la place à un autre mode de construction
discursive qui repose sur d'autres règles de constitution d'un "produit
sémantique de synthèse, doté de propriétés que ne possède aucun de ses termes"
(Tamba (1981)).
Une telle analyse de la métacatégorisation allotopique a pour corollaire le
fait que la relation entre sens compositionnel d'un énoncé non métaphorique et
sens non compositionnel d'un énoncé métaphorique ne saurait s'analyser en
termes d'opposition de valeur. La construction du sens métaphorique
présuppose une maîtrise totale de la construction du sens compositionnel. Le
sens métaphorique est un construit énonciatif complexe qui mobilise de la part
des interlocuteurs des connaissances sur le monde, sur le rapport du locuteur à
ce qu'il entend transmettre et à ses interlocuteurs, ainsi que tout ce qu'il sait
sur le plan linguistique, y compris sur le sens des unités lexicales dans tous
leurs emplois, c'est-à-dire avec tous leurs effets de sens en fonction du
contexte. Ces connaissances du matériau lexical et de ses emplois reposent sur
la connaissance des textes que le locuteur a entendus et analysés et qui
l'influencent dans ses choix d'expression. Nous appellerons ce type de
compétence l'accès à l'interdiscours. Le chapitre 2 de ce travail sera consacré à
l'étude de l'interdiscours mobilisé dans la construction du processus
métaphorique et du balisage qui permet une interprétation satisfaisante de la
métaphore.
2. PROCESSUS
MÉTAPHORIQUE
ET
INTERDISCOURS
La métacatégorisationmétaphorique, qui fait éclater la cadre de la
catégorisation et du discours, et qui rapproche deux domaines hétérogènes,
projetant sur l'un une Gestalt expériencielle valide pour l'autre, offre au
locuteur une puissance d'expression apparemment illimitée, qui en explique
sans doute le succès. Mais cette puissance infinie s'accompagne aussi du
risque de ne pas être compris, dans des proportions tout aussi vertigineuses ;
le locuteur se voit donc dans l'obligation de limiter le risque et de poser des
balises permettant de prévoir l'interprétation.
Ces balises se situent bien sûr dans le contexte d'apparition de la
métaphore, dans le texte qui la produit. Ainsi, la fameuse faucille d'or dans le
champ des étoiles de la "Légende des siècles" de Victor Hugo est amenée par
toute une description d'une journée de moisson, puis par le passage de la
description de la terre à celle du ciel qui ouvre sur l'infinité du divin (Et Ruth
se demandait (...) Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été, Avait en s'en
35
Cahier du CIEL 2000-2003
allant négligemment jeté Cette faucille d'or dans le champ des étoiles ).
Mais d'autres balises se situent aussi dans le savoir des locuteurs à
propos de l'emploi de leur langue ; ce savoir vient de la pratique langagière et
des connaissances acquises sur l'ancrage des unités de langue dans leurs
contextes les plus significatifs. Cette compétence des locuteurs sur la mise en
textes du matériau linguistique est ce que nous appellerons l'interdiscours.
2.1.
Rôle
de
l'interdiscours
construction de la métaphore
dans
la
La métacatégorisationmétaphorique relie deux domaines hétérogènes,
comme nous l'avons vu en 1. Les connaissances textuelles sollicitées par la
construction du sens métaphorique sont nécessairement multiples, puisque
l'interlocuteur doit être capable de repérer le passage d'un domaine à l'autre
dans la construction du texte, étant donné que la métaphore importe l'unité
lexicale dans un contexte discursif auquel il est étranger (Cf. exemple (1) où
un fromage s'invite à un jury d'examen).
Dans l'approche dialogique de Bakhtine, chaque unité lexicale se
caractérise à la fois par son contenu, mais aussi par les traces qu'elle conserve
des multiples discours auxquels elle est associée. "Pour Bakhtine, le
mot/discours (le mot russe slovo recouvre ces deux potentialités) est une arène
(image agonale s'il en est), au carrefour du subjectif et de l'objectif, de
l'activité mentale (qu'il concrétise dans le discours) et du monde extérieur
bruissant de la voix des autres". (Détrie (2001) 146)
Connaître une unité lexicale, c'est connaître ses contextes d'emploi dans
les échanges entre les locuteurs. "Le mot n'est pas une chose mais le milieu
toujours dynamique, toujours changeant, dans lequel s'effectue l'échange
dialogique. Il ne se satisfait jamais d'une seule conscience, d'une seule voix.
Le vie du mot, c'est son passage d'un locuteur à un autre. Et le mot n'oublie
jamais son trajet, ne peut se débarrasser entièrement de l'emprise des contextes
concrets dont il fait partie". (Bakhtine (1970, 263). Tout emploi métaphorique
garde lui aussi la trace du ou des texte(s) qui l'a/ont produit, de son
interdiscours qui devient de plus en plus complexe au fur et à mesure que les
emplois se diversifient (voir exemples (11) à (16) de la métaphore du gruyère
ci-dessous).
L'interdiscours métaphorique est composé de l'ensemble des
connaissances des locuteurs sur l'ancrage d'une métaphore dans des textes et
dans une culture. Les travaux de sémantique cognitive et de sociolinguistique
ont montré que ces connaissances composaient des réseaux de stéréotypes et
clichés propres à une communauté culturelle donnée. Ainsi la rupture
allotopique constitutive de la métaphore est compensée par le recours à
36
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
l'interdiscours, offrant des voies prétracées pour l'interprétation d'une
expression qui semblait avoir perdu tout contact avec le code linguistique.
Nous allons voir sur un exemple que l'interdiscours ne débouche pas sur
un encodage très strict, mais qu'il s'agit plutôt d'un instrument très souple et
adaptable, permettant de guider l'interprétation, et non de la contraindre.
2.2. L'exemple du gruyère
Nous allons montrer qu'un exemple aussi banal que celui des emplois
métaphoriques de gruyère (que chaque locuteur croit connaître et associe
nécessairement à l'image de trous dans une masse) laisse néanmoins une très
grande place à l'interprétation du locuteur en fonction des isotopies auxquelles
ils s'intègrent.
La métaphore du gruyère, pour un locuteur français, est liée à l'image de
trous dans une matière homogène. L'étude d'un corpus tiré du journal Le
Monde 2000-2001 nous amènera à distinguer les métaphores du gruyère qui
font allusion à des trous concrets, des cavités, notamment dans le domaine de
la géologie ((11), ( 12)), puis celles où les trous représentent l'abstraction du
manque (13), (14) et enfin celles où les trous peuvent servir de cachettes qui,
reliées entre elles, représentent des échappatoires (14), (15); enfin le trou du
gruyère peut renvoyer à l'immatérialité, l'inconsistance et même l'inefficacité
(16).
On trouve la métaphore du gruyère pour désigner un lieu percé de trous
bien concrets comme un sous-sol percé de carrières et de souterrains. Ces
exemples apparaissent dans des textes construits sur l'isotopie de la géologie
(sous-sol, couches, souterrains, creuser, caves, cavités, excavations, galeries,
carrières, percement de tunnels, etc. ) Dans certains cas, ces trous
communiquent entre eux en un "gruyère labyrinthique" (12).
(11) Le " gruyère " du sous-sol parisien sous haute surveillance (...) Toutes les
galeries héritées du passé, le percement des tunnels pour le métro, les
égouts, donnent aujourd'hui au sous-sol parisien son aspect de " gruyère
" souterrain. Mais, selon l'IGC, ce " gruyère " n'est pas si fragile. Le
Monde 2 juin 2001, page 13
(12) Lorsque, au Moyen Age, Paris se dote de Notre-Dame et du rempart édifié par
Philippe Auguste, les couches calcaires facilement accessibles sont vite
épuisées. Sont alors creusées des carrières souterraines, dont les
galeries transformeront le sous-sol de la capitale en un gigantesque
gruyère labyrinthique. Le Monde 15 novembre 2000, page 29
Dans la métaphore du gruyère, les trous peuvent représenter l'abstraction
du manque (Par exemple les trous dans un journal découpé (13) sont l'image
d'un manque d'information). Dans ce cas , la métaphore est associée à
l'isotopie du manque et de la suppression (expurger, s'évanouir, être en
lambeaux, se résumer à quelques instantanés, la plus grande partie échappe,
37
Cahier du CIEL 2000-2003
laisser sur sa faim, s'évaporer dans nature (13), (14))
(13) Chère publicité (...) Une lectrice de Châteauroux, F. Merlaud, m'a renvoyé il
y a quelques jours un exemplaire du journal en lambeaux - un vrai gruyère
- après l'avoir " expurgé de la publicité ". Elle commente : " Si je
comprends parfaitement qu'un quotidien ait besoin de publicité pour
survivre dans ce monde pourri par la consommation, je refuse de payer
7,90 francs - l'un des tarifs les plus hauts de la presse quotidienne - pour
voir plus de 25 % du texte s'évanouir au profit d'annonceurs que vous
aurez du mal à contrôler un jour ou l'autre. " Le Monde 3 décembre 2001,
page 21
(14) La Bosnie, base arrière d'Oussama Ben Laden (...) " Le problème, ajoute
Kemal Muftic, c'est que la Bosnie est un gruyère sécuritaire et législatif.
" (...) " En l'an 2000, 25 000 ressortissants étrangers enregistrés à
l'aéroport de Sarajevo se sont évaporés dans la nature. Officiellement,
ils sont entrés mais pas ressortis ", illustre Stefo Lehman, porte-parole
du haut représentant de l'ONU en Bosnie. " Le Monde 23 octobre 2001,
page 17
Notons qu'en (14), les trous dissimulent et cachent : ils sont entrés mais
pas ressortis Cette idée de dissimulation est présente également dans l'exemple
(15), où l'ensemble des trous dissimulateurs constituent un labyrinthe de
galeries où tout disparaît ; là, la métaphore du gruyère rejoint celle de la
passoire.
(15) Anvers, plaque tournante pour les diamants des mouvements islamistes. (...)
Dernière étape sur la route africaine du diamant et la porte d'entrée de la
bijouterie, la cité de Rubens est un véritable gruyère. " Vendre ces
diamants volés est un jeu d'enfant. Les courtiers préfèrent les espèces.
Remonter la filière, c'est chercher une aiguille dans une botte de foin ",
assure-t-on dans une banque diamantaire. Le Monde 27 juin 2002, page
3
Enfin, de l'image de la passoire, on arrive à l'idée abstraite du manque de
contrôle, de l'inefficacité (16).
(16) MM. Blair et Bush se sont avant tout entretenus de la situation en Irak. Ils
ont répété leur désir d'imposer des sanctions qui fonctionnent - et non "
criblées de trous comme le gruyère " selon " W " - ". Le Monde 26
février 2001, page 3
Ces exemples montrent que la variété de l'utilisation d'une même image
prétendument inscrite dans le code linguistique, cognitif et culturel, qui, à ce
titre, pourrait être répertoriée dans des relevés phraséologiques, laisse une
grande part de jeu à l'interprétation de l'interlocuteur, notamment en fonction
de l'isotopie textuelle qui correspond au domaine cible, et une grande place à la
construction de la connivence entre les interlocuteurs, depuis l'interprétation de
l'image la plus concrète jusqu'à la plus abstraite. Lakoff (1997, 165) affirme :
"La métaphorisation conceptuelle (...) conserve la structure inférentielle du
raisonnement jusqu'à ce que j'appelle la réécriture par le domaine cible." Avec
ces exemples attestés de la métaphore du gruyère, on a une bonne illustration
38
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
de ce que Lakoff appelle "la réécriture par le domaine cible". Le texte dans
lequel s'inscrit la métaphore porte certaines informations permettant
l'interprétation de la métaphore et de l'intention communicative qui la soustend. Mais au-delà du (con)texte immédiat, c'est l'ensemble des discours dans
lesquels une métaphore apparaît et qui laissent une trace dans la mémoire d'une
communauté linguistique (ce que nous appelons interdiscours) qui guide
l'interprétation : ce n'est nullement un hasard si les personnes les plus
capables d'interpréter les métaphores les plus complexes sont les plus
cultivées, c'est-à-dire celles qui ont lu le plus de textes et qui ont présent à
l'esprit l'interdiscours le plus riche.
2.3. Conclusion
Lors de la création d'une métaphore, au moins trois types d'interdiscours
sont mobilisés :
- l'interdiscours lié au domaine source (aspect du gruyère en (11), le
"gruyère criblé de trous" en (16)),
- l'interdiscours lié au domaine cible (le domaine de la géologie en (11) et
(12), celui du manque en (14) et (15) et celui de l'inefficacité en (16)).
- l'interdiscours de la Gestalt métaphorique elle-même qui évolue elle aussi
au fur et à mesure de ses emplois (Pour la métaphore du gruyère, sur
l'image d'un fromage à trous se greffent d'autres images comme celles du
labyrinthe, de la passoire, du manque ou du vide).
L'interdiscours est un ensemble de connaissances textuelles jamais fini,
qui n'est connu de chaque locuteur que partiellement et qui évolue avec la
fécondité d'emplois des unités linguistiques, en fonction de leur contexte.
La fonction de l'interdiscours serait à étudier avant tout d'un point de vue
sociolinguistique : l'interdiscours conserve la trace et restitue selon les besoins
des modes de raisonnement et des prêts à penser comme les clichés et les
stéréotypes spécifiques d'un groupe social (Amossy / Herschberg 2004). Il
pourrait être intéressant d'étudier le type de métaphore le plus fréquent en
fonction du groupe social auquel le locuteur appartient. Les métaphores des
médecins ne sont pas celles des architectes ou des chimistes, par exemple, car
chacun est influencé par l'interdiscours de son métier. Comme le montrent les
exemples (11) à (16), le cheminement métaphorique à travers l'interdiscours
ambiant met en place des "prêts à penser de l'esprit" (Amossy, 1991) qui sont
(re)façonnés par le groupe qui les utilise en fonction de ses besoins
d'expression.
Le processus métaphorique a été défini dans les deux premiers chapitres
de ce travail comme l'expression d'un phénomène de métacatégorisation qui
franchit les frontières de domaines et trouve dans l'interdiscours des "prêts à
39
Cahier du CIEL 2000-2003
penser" qui guident l'interprétation. Nous allons voir maintenant (chapitre 3)
comment peut se délimiter le travail du linguiste entre ces deux pôles
indispensables à l'interprétation du phénomène métaphorique.
3. ANALYSE LINGUISTIQUE DU CHEMINEMENT
PLURIEL DE LA MÉTAPHORE
Nous partirons de quelques exemples tirés d'un corpus de presse pour
montrer que la métaphore traverse tous les niveaux de la construction
langagière, depuis le choix des formes prédicatives et des unités lexicales dans
l'énoncé, jusqu'à la construction de la cohérence textuelle, y compris dans sa
dimension argumentative et métalinguistique.
Les effets d'une expression métaphorique peuvent être repérés à tous les
niveaux de construction de l'acte de parole :
- au niveau des opérations de métacatégorisation, sur le plan du choix des
unités lexicales et de leur extension sémantique (lexicalisation), sur le
plan de la construction des phrases et en particulier des opérations de
prédication et métaprédication,
- sur le plan de la construction du texte, où une isotopie particulière peut
constituer le support d'une métaphore isolée ou d'une métaphore filée et
où les métaphores peuvent avoir de nombreuses fonctions,
- au niveau de la construction d'une idéologie, les préfabriqués de l'esprit sur
substrat métaphorique pouvant aller jusqu'à exercer une action directe sur
le monde (exemple 26).
Ce chapitre 3 sera consacré à l'analyse du cheminement pluriel de la
métaphore d'un point de vue linguistique. Nous étudierons des exemples de
métaphores :
- dans la construction de la prédication (3.1.),
- dans la construction du texte et de l'isotopie (3.2.),
- dans la construction d'une idéologie et de clichés (3.3.),
- dans le processus de nomination (catachrèse, séries catachrétiques,
patterns) (3.4.).
3.1. Le cheminement pluriel de la métaphore
au niveau de la prédication dans l'énoncé
De nombreuses prédications métaphoriques sont attestées dans les
énoncés sous forme d'expressions à copules avec les verbes être ((17 (c)),
devenir (20), former (17 (b)) ou sous la forme d'appositions ((17(a)), (18),
40
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
(19), (21)).
L'exemple (17) montre que la co-présence de trois prédications
métaphoriques n'implique pas nécessairement une relation entre les trois
métaphores mises en oeuvre. Dans cet exemple, chaque image est parfaitement
indépendante des deux autres, ce qui signifie que chaque prédication
métaphorique prend ici une valeur pour elle-même (à l'inverse des métaphores
filées dont nous parlerons en 3.2.). Chaque prédication (copulative ou
appositive) apporte son point de vue particulier, même lorsque, comme en
(17a) et (17b), elles portent sur le même objet (Parlement, Conseil et
Commission européen(ne)s).
(17) L'Europe est de moins en moins populaire en France. (...) Parlement,
Conseil et commission - les trois piliers des
institutions
communautaires (a) - forment une machinerie complexe (b). Les
frontières de compétence sont brouillées, donnant une impression
d'opacité de d'inintelligibilité. L'Europe est impopulaire parce qu'elle
est un bouc émissaire commode (c) à droite et à gauche. Le Monde 30
septembre 2003 p. 14
Le travail du linguiste serait ici de répertorier les formes (copulative ou
appositive) que prend la prédication métaphorique, ainsi que d'analyser les
successions de métaphores qui ne s'enchaînent pas nécessairement, mais dont
l'accumulation enrichit l'énoncé d'une multiplicité de points de vue.
Un deuxième objet d'étude pour le linguiste, à la fois formel et
sémantique, pourrait être l'étude des éventuelles incongruences qui marquent la
rupture allotopique imposée par la métacatégorisation métaphorique, comme
en (18) le corset pour le logiciel et en (19) le feu d'artifice musical. Dans ce
cas, on assiste au rapprochement de deux domaines d'expérience, marqué
formellement par la présence d'une unité lexicale hors de son champ associatif,
hors de son frame (ou script) habituel.
Ainsi, dans l'exemple (18), le corset, qui relève du domaine du vêtement
puisqu'il désigne une gaine baleinée qui serre la taille des femmes, a toujours
eu la réputation de constituer une entrave à la liberté de mouvement du corps.
Transposé dans un autre domaine, il prend le sens d'environnement rigide qui
contraint. Dans l'énoncé (18), l'expression corset pour le logiciel contient à la
fois l'indication du domaine cible de la métaphore (pour le logiciel) et celle du
domaine source (corset). Le domaine cible est celui de l'isotopie textuelle
(logiciel = programme d'ordinateur), au sein de laquelle le marqueur du
domaine source (avec l'unité lexicale corset) fait figure d'intrus.
(18) Le brevet, un corset pour le logiciel
Le projet de directive européenne sur la brévetabilité des programmes
d'ordinateur risque d'avoir des effets néfastes sur l'innovation et le
dynamisme du secteur. Libération 15 septembre 2003 p.7
(19) Un feu d'artifice musical, hommage à Henri Dutilleux. (...) Le programme de
l'Orchestre de Paris a valeur d'événement avec ces quatre oeuvres offertes
41
Cahier du CIEL 2000-2003
en bouquet final d'un feu d'artifice Dutilleux amorcé en janvier par
"Mystère de l'instant" et poursuivi en mars par la 2e Symphonie. Le
Monde 31 mai 2002, page 36
Un troisième objet d'étude pour le linguiste, plus sémantique, cette fois,
serait le degré d'intégration d'une métaphore dans l'interdiscours. Notons tout
d'abord que la prédication métaphorique suppose une certaine vitalité de la
métaphore (au contraire de la catachrèse que nous étudierons en (3.4.)). Mais
même au sein des métaphores prédicatives, il est relativement facile d'établir
une échelle des degrés de figement de la métaphore.
Ainsi, les métaphores de l'exemple (17) ont une longue tradition
d'emploi, alors que celle que l'on trouve dans les exemples (18) et (19) sont
plus originales, même si des pistes viennent immédiatement à l'esprit pour
l'interprétation de la métaphore. Enfin, l'exemple (20) présente une métaphore
vraiment neuve, qui nécessite un investissement interprétatif encore plus
important, comme nous allons le voir.
(20) Le pays où la maison de retraite devient le second clocher. Département le
plus âgé, la Creuse sert de laboratoire pour la France de demain. Le
Monde 15-16 /9/2003 Dossier : Le Monde face à ses vieux. p.III
Dans l'exemple (20), les deux domaines d'expérience mis en relation par
la métaphore sont le domaine religieux et le domaine laïc. Pour
l'interprétation, deux cheminements viennent à l'esprit :
- une interprétation directement métaphorique (20/ 1) à partir de la
définition suivante de clocher : haut lieu emblématique d'un village ;
dans ce cas la dimension monumentale est conservée et il faut admettre
que la maison de retraite attire aussi pour son aspect architectural.
- mais une autre interprétation (20/ 2) est possible si l'on fait un détour par
la métonymie : clocher désigne un bâtiment élevé faisant partie d'une
église et dans lequel on place les cloches. Par métonymie clocher est mis
ici pour église qui désigne un édifice consacré au culte et un lieu de
réunion et de rencontre d'une communauté soudée par sa croyance. Si l'on
projette la Gestalt du domaine religieux sur le domaine laïc de la maison
de retraite, on obtient pour cette dernière une définition (à mon avis plus
convaincante que (20/ 1)) : Lieu d'accueil et de rencontre rassemblant une
communauté liée par l'âge.
Le meilleur moyen de mesurer le degré d'intégration d'une métaphore
dans l'interdiscours semble être l'analyse de ces divers cheminements qui
conduisent à l'interprétation de la métaphore. Plus les cheminements sont
multiples et plus on a affaire à une métaphore vive, non encore intégrée dans
l'interdiscours.
Après ces études formelles et sémantiques, le linguiste se devrait
d'aborder l'aspect pragmatique de la métaphore en étudiant les fonctions des
métaphores dans les énoncés.
42
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
Ainsi dans un exemple comme (21), extrait d'un article du Monde qui
relève de la vulgarisation scientifique, le locuteur cherche à se mettre à la
portée du non spécialiste en lui apprenant quelque chose sur un domaine qui
lui est étranger. Le raisonnement par analogie qui sous-tend la métaphore en
(21) permet de faire comprendre des éléments inconnus à partir d'un domaine
connu. Cette démarche relève à la fois de la fonction référentielle, de la
fonction métalinguistique et de la fonction conative par son intention
didactique.
(21) Les cumulonimbus sont de véritables pompes qui aspirent pour se
développer l'air chaud et humide qui se trouve au-dessous d'eux - d'où la
sensation de sécheresse ressentie avant un orage. Le Monde 9 juillet
2001, page 8
Les exemples (18 un corset pour le logiciel) ou (20 : la maison de
retraite devient le second clocher ) qui sont extraits de titres de journaux, ont
très nettement une intention conative : il s'agit d'intriguer, de faire réfléchir, de
fidéliser le lecteur. Mais ces métaphores ont aussi une fonction expressive : le
journaliste exhibe son savoir faire et son originalité. Enfin nous verrons en
(24), (25) et (29) de nombreux exemples d'emplois ludiques de la métaphore
dans la presse.
A propos des métaphores prédicatives, le programme de travail du
linguiste est riche et il débouche sur des applications d'un grand intérêt. Sur le
plan formel et sémantique, au-delà des types de prédications possibles, on peut
étudier les incongruences issues de l'intrusion d'un élément du domaine source
dans le domaine cible. L'étude systématique de ce phénomène peut avoir des
applications très pratiques comme l'automatisation partielle des recherches sur
l'innovation sémantique. A partir de sa théorie des classes d'objet, Gaston
Gross (2004) propose une méthode originale allant en ce sens : "L’objectif de
la théorie des classes d’objets est de décrire l’ensemble du lexique à l’aide de
classes sémantiques, de sorte que tout mot soit affecté à une classe (ou à
plusieurs en cas de polysémie). Ces classes sont décrites à l’aide de la syntaxe,
c’est-à-dire par leur comportement phrastique. Parmi ces critères définitionnels
figurent les prédicats strictement appropriés. Ces derniers sont évidemment en
nombre limité et différents pour chaque classe. Si, dans un texte donné, un
substantif d’une classe A est accompagné d’un prédicat strictement approprié à
un substantif d’une classe B, alors il s’agit d’une métaphore. Il est donc
possible, grâce aux descriptions qui viennent d’être données, de détecter
automatiquement des métaphores dans un texte. "
3.2. Le cheminement pluriel de la métaphore
au niveau de la construction du texte
Au delà des études formelles, sémantiques et pragmatiques de la
43
Cahier du CIEL 2000-2003
métaphore au sein de l'énoncé, le linguiste se doit d'étudier la manière dont la
métaphore s'inscrit dans le texte. Il existe évidemment beaucoup d'exemples
comme (17) où des métaphores se succèdent sans aucune cohérence entre elles
(si ce n'est de servir le texte cible), mais parfois des métaphores appartenant à
la même isotopie se répondent à travers le texte. On parle alors de "métaphore
filée", un phénomène d'attraction isotopique qui amplifie la fonction
expressive, conative ou ludique de la métaphore. Les exemples (22) et (23)
filent la métaphore en parcourant une seule isotopie qui lui est propre et qui
est étrangère au reste du texte : en (22), l'isotopie de la musique et, en (23),
celle du travail au fond de la mine. (Voir à propos de la poly-isotopie
constitutive de la métaphore la contribution de Daniel Oskui à ce volume).
(22) Candidat, M. Madelin est finalement invité à jouer le même rôle qu'en 1995,
où il n'était qu'un des principaux conseillers et fournisseurs d'idées du
candidat Chirac. Pour l'heure, le soliste accepte de jouer la partition
interprétée par l'orchestre chiraquien. Le Monde 11 septembre 2001,
page 11
(23) Le pari de Bourdieu
Critique de l'ouvrage de Pierre Bourdieu : Méditations pascaliennes,
Liber Seuil 322p.140F.
«De fait Bourdieu, ici, n'innove pas, il creuse. (...) Le terme de
Méditations n'est pas usurpé, s'il indique profondeur et ressassement : le
sociologue se livre à des travaux de mineur. Un travail dangereux pour
Bourdieu, d'abord, qui, analysant les présupposés inscrits dans les
"dispositions de ceux qui sont en état de s'adonner à l'activité de
pensée", et occupant lui-même - professeur au Collège de France,
intellectuel français le plus cité dans le monde - une position
privilégiée, sait s'exposer à chaque instant à la farce de l'arroseur arrosé.
Aussi son livre est-il une véritable "galerie" renforcée par coffrage et
soutènement : des phrases d'une précision maniaque, lourdes, une
profusion d'incises comblant la moindre faille démonstrative, un
caparaçon d'arguments prévenant toute éventuelle critique... Un travail
solitaire ensuite. Dans la mine on croise bien Wittgenstein, Kant,
Weber, Platon, Sartre, Baudelaire, Pierce, Dewey, Foucault, Habermas,
ou, bien sûr, Pascal - dont les citations sont utilisées comme autant
d'"incitations" à creuser un nouveau palier -, mais Bourdieu y est "tout
entier" et seul chef de chantier : quand on voudra juger l'ensemble de son
"entreprise", dont elles semblent parachever un "cycle", c'est aux
Méditations qu'il faudra se reporter.» Libération 17 Avril 1997
L'efficacité ludique de la métaphore est garantie si le locuteur utilise
comme domaine source non pas une isotopie étrangère au texte (comme en
(22) et (23)), mais une isotopie bien présente dans le texte pour construire une
métaphore isolée ou une métaphore filée. La construction métaphorique repose
alors sur le croisement de deux isotopies (nécessairement en relation
d'allotopie entre elles), comme dans l'exemple (24), où la métaphore lie
étroitement les deux sujets du texte : la mode (domaine source appartenant à
44
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
l'isotopie 1) et la conjoncture (domaine cible appartenant à l'isotopie 2).
L'auteur construit une métaphore vive en empruntant à l'isotopie 1 du sujet
principal du texte : Les métiers du textile et de la mode le substantif couleurs
et le verbe déteindre, qui s'appliquent aux éléments de l'isotopie 2, à savoir la
conjoncture économique. Ce faisant, le discours métaphorique se coule dans
un moule bien ancré dans l'interdiscours et généralement exprimé par une
métaphore dite "usée" : la grisaille de la conjoncture ; en effet, les couleurs qui
déteignent sont bien celles de la grisaille explicitée par : Crise, reprise,
attentisme.
(24) Les métiers du textile et de la mode
Crise, reprise, attentisme, les couleurs de la conjoncture économique
déteignent aussi sur le secteur de la mode et du textile. A nous Paris!
Semaine du 22 au 28 septembre 2003.
Dans l'exemple (25), le principe du croisement d'isotopies est le même
qu'en (24), mais le domaine source est fourni par un élément de la situation :
la dégustation d'un verre de vin avec l'artiste à la fin du spectacle.
(25)
A nous Paris! Le news
urbain diffusé dans le métro
Semaine du 15 au 21
septembre 2003 p.16
(Marc Jolivet :
"J'ai
souhaité
une
pause
conviviale qui permet au
spectateur de déguster un
verre de vin bio (Château
Moulin Peyronin) entre
deux autographes.")
Tout sur la rentrée culturelle : Jolivet, l'utopître
Pas triste l'humoriste : utopiste,
écologiste,
humaniste et hédoniste! Son franc-parler irrite, son
indépendance dérange. Normal : "l'utopître" est par
définition incontrôlable et peu docile. Un peu
comme le Beaujolais, le Jolivet nouveau revient sur
les papilles au Casino de Paris. Ceux qui ont déjà
goûté le spectacle à Bobino sont unanimes : une
cuvée vigoureuse de la cuisse! Tous les cépages y
passent : le grave, la satire, la malice avec parfois
un franc
bouquet de tendresse. De la
"tuberlesconnerie" à la biotechnologie en passant
par le Bush à Bush ou les guignolades politiques, ça
décape!
A partir d'exemples tels que (22) à (25), le linguiste peut étudier
l'ancrage de la métaphore filée dans le texte et son rapport à l'interdiscours,
ainsi que ses fonctions pragmatiques (notamment expressive, conative et
ludique repérées dans les exemples ci-dessus).
3.3. Le cheminement pluriel de la métaphore
au niveau de la construction des clichés
L'étude de la métaphore nous impose de nous intéresser, au-delà de la
construction du texte et de ses isotopies constitutives, à la construction des
modes de représentation spécifique propres à une communauté linguistique.
45
Cahier du CIEL 2000-2003
Dans ce cas, le texte n'est plus à étudier pour la régularité de sa construction,
mais pour les éventuels clichés qu'il permet de débusquer. Pour une telle
étude, il convient de colliger un corpus de textes consacrés à une même
thématique, et l'objet de l'étude est alors la manière dont cette thématique est
abordée, ainsi que les modes de représentation qu'elle génère. Avec un peu de
chance, on peut même découvrir comment les "prêts à penser" agissent
directement sur le monde.
Il me semble avoir trouvé un corpus favorable à ce genre d'observations
avec des textes publiés à propos de la représentation de l'opéra de Bizet,
Carmen, au stade de France en septembre 2003, à l'occasion du bicentenaire de
la naissance de Prosper Mérimée (1803-1870). Dans un ensemble de critiques
publiées à cette occasion, on observe la répétition constante de la métaphore
de l'arène où se côtoient l'amour et la mort, qui sert à caractériser l'opéra luimême, la mise en scène du spectacle, aussi bien que l'intrigue qui les soustend. A force d'être répétée par les critiques des journaux (voir le corpus
proposé en (26)), cette métaphore devient un modèle d'appréhension du monde
qui peu à peu pénètre dans l'interdiscours et s'impose à tous. Et lorsque, le
lendemain de la représentation, on apprend sur France Inter qu'une organisation
hostile à la corrida dénonce la représentation de Carmen au Stade de France
comme du prosélytisme en faveur de la corrida et une incitation à organiser
une Feria avec corrida dans l'enceinte du stade de France (considéré lui aussi
comme une arène), force est de constater que l'on est face à un cas
d'assimilation presque trop réussie pour une communauté d'interlocuteurs qui
prennent le mode de présentation métaphorique à la lettre : la présentation
métaphorique de l'opéra est prise au premier degré par cette organisation
hostile à la corrida. (Voir la dernière ligne du tableau en 26)
"Olé! Carmen". Dans les arènes du stade de France. p. 3
Olé! Carmen
(26)
Une arène pour Carmen
A nous Paris! Le news L'opéra, un genre aussi guindé qu'un discours de César,
urbain diffusé dans le réservé à quelques happy few? Époque révolue! Cette
métro
première grande création scénique du stade de France
Semaine du 15 au 21 rendra enfin accessible au plus grand nombre l'opéra le
septembre 2003 p. 10
plus populaire et le plus joué au monde. (...) Porté par
de jeunes et talentueux solistes (Nora Gubisch dans le
rôle titre), le chef d'oeuvre de Bizet devrait enflammer
l'auditoire dans un maelström d'images rouge sang.
46
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
Le Figaro 15 septembre
2003 p.24
France
Inter
20
septembre 2003. Journal
de 13 heures
Le Figaro Lundi 22
septembre 2003. Culture
p.24
Carmen de Georges Bizet
Un film de Francesco
Rosi (1984)
DVD 2000
Commentaire
de
la
jaquette
France Inter
21 septembre 2003.
Journal de 19 heures
Carmen dans l'arène du stade de France
Pourvu que l'été indien dure jusqu'à samedi prochain,
jour de la Carmen au stade de France. (...) L'héroïne,
incarnée par la mezzo Nora Gubisch, flambera dans une
robe de gitane couleur de flamme. (...) Il faudra de gros
bras pour transformer en arène sanglante les pistes où
se déroulèrent les championnats
du
Monde
d'athlétisme, en apportant 400 tonnes de matériaux
divers dont 32 tonnes de paille ou 4000 mètres cubes
d'écorce. (...) Le chef Marco Guidarini, le
Philharmonique, le Choeur de Radio France et le
metteur en scène Bernard Schmidt concoctent une
corrida pleine de feu et de sang à la démesure d'un lieu
gigantesque.
Carmen de Bizet, l'opéra le plus joué au monde, dans
l'arène du stade de France.
Carmen va mettre le feu au stade de France.
Chemisiers blancs et décibels.
Faute de tuer le taureau, Carmen a tué l'autoroute à
coups de décibels. Le trafic automobile n'ayant pas
cessé, il faut faire avec. Pour annihiler un bruit, il faut
le parasiter : chants d'oiseaux, grillons, orage durant
l'entracte firent l'affaire au stade de France.
Le grand Francesco Rosi réussit une adaptation rêvée,
magnifiquement fidèle, de l'opéra de Bizet, "la plus
cinématographique des oeuvres lyriques". Enfants de
Bohème, Julia Migenes-Johnson, Placido Domingo et
Ruggero Raimondi sont les inoubliables interprètes du
tragique destin de la belle et sauvage Carmen qui séduit
le brigadier Don José puis le quitte pour le torero
Escamillo, dans cette arène d'amour et de mort.
Une organisation hostile à la corrida dénonce la
représentation de Carmen au Stade de France comme du
prosélytisme en faveur de la corrida et comme une
incitation à organiser une Feria avec corrida dans
l'enceinte du stade de France.
Pourtant, dans la nouvelle de Mérimée (1845), la métaphore de l'arène
n'est nullement suggérée ; il est seulement question d'un picador du nom de
Lucas (un amant de Carmen qu'elle n'aime déjà plus au moment de sa mort) et
Don José tue Carmen "dans une gorge solitaire" et l'enterre "dans un bois". Ce
sont les librettistes de l'opéra de Bizet, Henri Meilhac et Ludovic Halévy, qui
ont créé de toutes pièces le personnage du "toréador" (mot forgé par eux) pour
qui Carmen veut quitter Don José ; ils placent la dernière scène sur la place
devant l'arène et la concomitance entre le triomphe d'Escamillo sur le taureau
et la mise à mort de Carmen est de leur cru. Leur réussite est indéniable :
47
Cahier du CIEL 2000-2003
l'image est si forte qu'elle s'élève au rang d'un stéréotype.
Toutefois, le triomphe de la métaphore de l'arène à propos de cet opéra
ne s'explique pas seulement par l'habileté du livret, mais aussi par son ancrage
dans l'interdiscours du français. Pour le comprendre, il convient d'étudier les
autres emplois métaphoriques de l'arène dans la phraséologie du français. Les
exemples recensés en (27) montrent qu'il existe des modèles phraséologiques
(patterns) attestant de l'emploi métaphorique de l'arène comme lieu clos où
s'affrontent deux adversaires, dont l'un doit être impitoyablement éliminé à
l'issue de la compétition. Ces patterns sont par exemple : entrer dans l'arène,
lancer dans l'arène, descendre dans l'arène, rester dans/ en dehors de l'arène, et
ils s'appliquent à certains domaines cibles répertoriés en (27), donnant lieu à
des syntagmes incongrus, réutilisés fréquemment dans la presse : l'arène
politique, électorale, judiciaire... La métaphore de l'arène ancrée dans
l'interdiscours métaphorique offre un arrière-plan parfait pour l'interprétation
qu'en donnent les librettistes de Bizet. C'est la coïncidence entre les prêts à
penser disponibles dans l'interdiscours et l'exploitation qui en est faite par les
librettistes, puis par les critiques qui explique le succès de la métaphore et la
confusion entre représentation et représenté chez les adversaires de la corrida.
Exemple (27) : arène
Patterns :
entrer dans l'arène, lancer dans l'arène, descendre dans
l'arène, rester dans/ en dehors de l'arène
A 27 ans, Mary Pierce effectue ainsi un retour remarqué.
Handicapée l'année passée par des blessures, elle n'avait
domaine sportif
plus foulé l'arène parisienne [Roland-Garros] depuis juin
2000 et sa victoire en finale face à l'Espagnole Conchita
Martinez. Le Monde 1 juin 2002, page 29
PIERRE POUJADE, fondateur, en 1953, de l'Union de
défense des commerçants et artisans (UDCA), qui avait
domaine politique
lancé Jean-Marie Le Pen dans l'arène politique en 1956, a
évoqué samedi, sur France-Inter, les " mensonges " de son
ancien protégé. Le Monde 30 avril 2002, page 5
c'est dans un combat autrement plus dangereux que s'est
lancé ce prêtre catholique de 39 ans, en choisissant de
domaine médiatique descendre dans l'arène médiatique, à travers la publication,
dans la revue homosexuelle Zero, de ses confessions de
prêtre gay. Le Monde 5 février 2002, page 1
Condamné à rester en dehors de l'arène judiciaire, le
domaine judiciaire
président serait, à l'en croire, la victime de son statut. Le
Monde 16 décembre 2000, page 9
domaine électoral
La véritable entrée dans l'arène électorale se fera cependant
sur les législatives. Le Monde 28 mars 2002, page 10
Ces exemples invitent le linguiste à étudier non seulement les
48
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
expressions figées (phrasèmes, proverbes, clichés), les patterns, mais
également leur degré de pénétration dans l'interdiscours à partir de leur
fréquence d'emploi. Ces études donnent accès à certains stéréotypes sur
lesquels se fondent les modes de représentation qui sont inscrits dans
l'interdiscours et qui affleurent dans l'usage linguistique.
3.4. La métaphore dans le processus de
nomination et de lexicalisation (catachrèse,
séries
catachrétiques,
remotivation)
figement,
défigement,
La lexicalisation du processus métaphorique est un dernier aspect de la
métaphore qui concerne directement le travail du linguiste. Nous
commencerons par évoquer le processus de nomination sur substrat
métaphorique, puis les phénomènes de figement et les conditions du
défigement et de la remotivation métaphoriques des expressions
phraséologiques, avant de nous pencher sur la dimension diachronique de
l'innovation lexicale.
Le lexique des langues porte de nombreuses traces du processus
métaphorique. Ainsi dans une série catachrétique comme (28), il est assez
facile de reconstituer le cheminement métaphorique : une communauté de
locuteurs appartenant à une société rurale et en contact journalier avec des
animaux se sert d'un domaine d'expérience très familier (la connaissance du
monde animal) pour caractériser un domaine d'expérience allotope : celui des
outils des artisans ; la Gestalt expériencielle commune aux deux domaines
repose sur la similarité des formes observées. On voit ainsi comment
l'interdiscours ambiant marqué par un type de connaissances propres à une
société paysanne influe sur le processus de nomination, projetant sur un
domaine cible créateur d'objets nouveaux à dénommer (les outils métalliques)
son expérience de l'observation de formes complexes empruntée au domaine
source de l'anatomie animale.
(28) Catachrèses métaphoriques :
Domaine source :
Domaine cible : outils dont la forme évoque celle (de
(parties du) corps de
parties) du corps de divers animaux
divers animaux
dent-de-loup
pièce mécanique terminée par des dents permettant
d'accoupler ou de désaccoupler deux axes en bout
col de cygne
robinet, conduit en forme de col de cygne
bec-d'âne = bédane
burin étroit dont le tranchant est dans le sens de
l'épaisseur de la barre d'acier qui le constitue
49
Cahier du CIEL 2000-2003
bec-de-cane
bec-de-corbeau
bec-de-corbin
pied-de-biche
(assemblage à) queue
d'aronde
tête-de-loup
hérisson (de fumiste)
deuxième pêne d'une serrure, qui a la forme d'un bec de
cane et qui joue par le moyen d'un bouton, sans le secours
de la clef
pince pour couper le fil de fer
ciseau à tranchant recourbé et terminé en pointe
ciseau en acier dont le tranchant est fendu et possède un
biseau très court
assemblage utilisant des tenons et entailles en forme de
queue d'hirondelle
brosse sphérique adaptée à un long manche, pour nettoyer
les parties peu accessibles d'un local
tige garnie de lames flexibles de fer pour ramoner à la
corde les cheminées étroites
Mais si la série catachrétique plaide bien pour une analyse métaphorique
du processus diachronique de construction des dénominations relevées en (28),
on peut estimer que le savoir mobilisé à l'origine n'est plus à la disposition
des locuteurs qui utilisent ces termes aujourd'hui dans un texte technique. Pour
le locuteur d'aujourd'hui, qui n'est en général plus conscient de l' opération de
métacatégorisation (décatégorisation puis recatégorisation) qui a été à l'origine
de ces dénominations et qui emploie chacune de ces unités lexicales comme le
seul terme approprié dont il dispose, le figement catachrétique entraîne
l'effacement du rapport au domaine source de la métaphore.
D'autres phénomènes de lexicalisation de métaphores, également liés à
un degré plus ou moins important de figement, méritent la plus grande
attention du linguiste : les phrasèmes à valeur métaphorique, dont le figement
a également pour effet d'estomper le rapport au domaine source. Dans leur
emploi quotidien, ces expressions peuvent être employées sans que le locuteur
ait la moindre conscience du contenu métaphorique de ce qu'il énonce. Ainsi
une phrase comme "Pierre a fait son trou au sein de son équipe de football "
peut être employée comme synonyme de "Pierre a trouvé sa place, s'est
imposé au sein de son équipe de football", avec une simple différence de
registre (familier). Ici aussi le blocage de la métacatégorisationallotopique est
à l'oeuvre, laissant dans l'ombre la dimension de la décatégorisation qui invite
à prendre au sérieux la Gestalt importée du domaine source, et le locuteur a
recours au seul effet des diverses réécritures du phrasème dans les domaines
cibles consignées dans l'interdiscours.
Cependant la connaissance de la genèse métaphorique de l'expression se
conserve et peut être mobilisée lorsque sont réunies les conditions de la
remotivation de l'image en fonction d'une autre isotopie présente dans le texte.
Ainsi dans les exemples (29), l'isotopie principale du texte impose une
relecture du phrasème, réactualisant l'image importée du domaine source, tout
en la modifiant pour l'adapter au domaine cible. L'isotopie d'accueil introduit
50
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
une nouvelle interprétation en fonction d'éléments saillants qui la définissent
et nous obtenons certes une lecture métaphorique du phrasème (faire son trou
évoque bien toujours un enracinement), mais associée à la réactualisation de
l'image issue du domaine source, remotivée en fonction du domaine cible : le
trou de l'enracinement évoque également le trou du golf, l'oeil n'évoque plus
seulement l'attention mais aussi l'objectif de l'appareil photo et l'absence de
sueur n'évoque plus seulement l'absence de soucis mais également le sommet
du confort pour le sportif.
(29)
L'express
11-17 septembre 2003, 48
Renault Twingo Hélios. Série
limitée (2001)
Sport Séjour de l'UCPA : Surf à
Lacanau (juin 99)
Le Palais (Nouveau magazine
lancé en Février 2000)
Phlox Appareils Photos (2001)
Le golf fait son trou
Le golf, sport réputé réservé aux riches, est l'un
des 7 sports les plus pratiqués en France
Chez Renault Occasions, si vous changez
d'avis, vous pouvez faire marche arrière
UCPA :
Le sport sans se faire suer!
Le Palais (image d'une bouche ouverte), Déco,
voyage, gastronomie par les grands chefs
Le magazine qui se mange avec les yeux
Il a l'oeil
Cette remotivation de l'image n'est possible que parce que le locuteur
conserve la compétence de reconstruire le cheminement métaphorique à partir
des lois sous-jacentes à la métacatégorisation allotopique et au fonctionnement
de l'interdiscours métaphorique. Le figement n'exclut donc pas la conscience
du cheminement métaphorique qui reste inscrit dans l'histoire du phrasème et
dans l'interdiscours.
La reconstitution possible du cheminement métaphorique, même dans le
cas où le figement est à l'oeuvre, nous mène à considérer que le sens
métaphorique d'une unité lexicale simple ou phraséologique ne s'inscrit pas
dans le système de la langue en synchronie, comme une lecture hâtive de leur
traitement lexicographique pourrait le laisser croire. Le fonctionnement du
processus métaphorique présuppose un substrat lexical organisé en domaines
allotopes. Contrairement au substrat lexical dont le fonctionnement
sémantique entraîne certains effets de grammaticalisation (du genre nominal,
du temps et de l'aspect verbal, etc.) irréversibles, le processus métaphorique
n'entraîne que des figements éphémères et réversibles en fonction du contexte
discursif. Le processus métaphorique reste donc dans tous les cas (y compris
lorsqu'il donne lieu à un figement) un phénomène discursif, tant lors de sa
création que lors de son interprétation. La métacatégorisation allotopique
s'effectue nécessairement en discours, sous le contrôle de l'interdiscours et dans
le cadre imposé par le substrat lexical et son organisation en domaines,
taxèmes, etc. Sur le plan du traitement lexicographique du figement
51
Cahier du CIEL 2000-2003
métaphorique, cela a une conséquence essentielle : le figement métaphorique,
résultat d'une construction énonciative et produit selon des règles propres à
l'interdiscours, ne se situe absolument pas sur le même plan que le substrat
lexical qui constitue une donnée brute à laquelle il s'applique. Une lecture
hâtive du travail lexicographique pourrait laisser penser que le lexicographe
n'est pas conscient de ces différences. Mais il n'en est rien. La lecture de la
rubrique "métaph." utilisée dans la micro-structure du dictionnaire est
parfaitement compatible avec l'inscription dans le discours et l'interdiscours du
cheminement métaphorique tel que nous le décrivons dans ce travail, car ce qui
est caractérisé de "métaph." est loin de se limiter aux phénomènes
catachrétiques. Le sens métaphorique présenté dans un dictionnaire ne s'oppose
pas à la valeur sémantique fondamentale du substrat lexical; il est en décalage
avec elle de par la métacatégorisation allotopique qu'il implique et du fait du
cheminement pluriel entre métacatégorisation et interdiscours qui en fait la
spécificité. Cet article nous invite donc à accorder aux ouvrages
lexicographiques une lecture beaucoup moins naïve que celle qui en est faite
lorsqu'on interprète la rubrique "métaph." comme l'opposition entre un sens
dit "propre" et un sens dit "figuré"; en effet, pour pouvoir opposer deux
entités, il faudrait nécessairement qu'elles soient, d'un certain point de vue, sur
le même plan. Or tel n'est pas le cas. Il ne s'agit pas d'opposition, mais bien
d'un décalage entre le substrat lexical qui s'ancre dans des oppositions au sens
saussurien du terme et les opérations de métacatégorisation qui utilisent le
substrat lexical pour créer des modes de pensée et de catégorisation orignaux,
dont le contenu reste, même en cas de figement, irréductible au
fonctionnement du substrat lexical de base. Rien, dans le travail du
lexicographe, n'interdit une telle interprétation de la rubrique "métaph.". Mais
ce qui est décisif c'est que non seulement une telle lecture de la rubrique
"métaph." n'a aucun inconvénient, mais surtout qu'elle permet d'expliquer que
le processus métaphorique soit considéré comme un enrichissement des modes
d'expression et de pensée ; il permet, en effet, une multiplication des modes de
catégorisation et des points de vue sur le monde qui sont le vecteur de
l'enrichissement culturel d'une communauté linguistique. Il faut donc le laisser
pour ce qu'il est : un mode original de construction du sens, entre
métacatégorisation allotopique et interdiscours.
Pour compléter l'analyse du phénomène d'inscription de la genèse d'une
métaphore dans l'interdiscours et le degré de lexicalisation des phrasèmes
métaphoriques, le linguiste peut prendre pour objet d'étude la dimension
diachronique de l'innovation lexicale, en travaillant sur un corpus
suffisamment étalé dans le temps. Nous prendrons l'exemple de l'expression
être, entrer, mettre en branle dans un corpus d'exemples du 19ème siècle (30).
Au cours de ce siècle coexistent deux types d'emplois de cette expression, l'un
non métaphorique qui concerne le maniement des cloches et l'autre
52
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
métaphorique qui concerne toutes sortes d'activités. On peut considérer que,
depuis le début du 20éme siècle, seul l'emploi métaphorique s'est maintenu,
alors qu'au cours du 19ème siècle, on observe en parallèle des emplois non
métaphoriques (activité des sonneurs de cloches (30a)) et des emplois
métaphoriques (30b) de être, mettre en branle.
(30a)
Cloches en branle
1841 A Bertrand
Les cloches de la ville étaient en branle.
1853 Champfleury Pour un mariage ou un enterrement de première classe, les
sonneurs mettent tout en branle
1861 Murger
La Jacqueline matinale, / En branle dans le vieux clocher, /
Sonne la messe patronale / Et nous dit de nous dépêcher
1891 Huysmans
Il leva les yeux, une cloche rabattait la bise, entrait en
branle. Et tout à coup, elle sonna
La procession sortait de la cathédrale à cet instant même,
1902 Adam
comme l'indiquaient les tumultes des carillons partout en
branle sur la cité
(30b)
Emploi métaphorique de en branle
La nation n'étant plus d'aplomb dans aucune de ses parties,
1855 Tocqueville un dernier coup put donc la mettre tout entière en branle et
produire le plus vaste bouleversement et la plus effroyable
confusion qui furent jamais (la Révolution)
Isabelle quitta la fente du volet et poursuivit ses
investigations qui l'amenèrent bientôt sous la voûte où
1863 Gautier
pendaient avec leur contrepoids les chaînes avec leur pont
levis ramené vers le château. Il n'y avait aucun espoir de
mettre en branle cette lourde machine
Tout ce grand mouvement de choses qui se déplacent comme
1863 Goncourt
d'elles-mêmes, d'hommes allant et venant sans bruit, a
quelque chose d'automatique : on pense à des rouages qui
mettent ce peuple en branle
1864 Fustel de
Pour mettre en branle le suffrage universel, il faut la parole ;
Coulanges
l'éloquence est le ressort du gouvernement démocratique
1876 Zola
Alors Clorinde, s'enrageant à sa besogne, mit en branle toute
la bande des amis
Seuls quelques convives, les mâchoires en branle,
1877 Zola
continuaient à avaler de grosses bouchées de pain, sans
même s'en apercevoir
Dans un éclaboussement d'étincelles, le convoi jaillit avec
1879 Huysmans
un épouvantable fracas de ferrailles secouées, de chaudières
hurlantes, de pistons en branle
1885 Lemaître
Le sensualité (...) fait vibrer tout l'être, met en branle
l'imagination
1892 Zola
Une heure plus tard, l'infanterie et l'artillerie se mirent à leur
tour en branle
1893 Zola
Le train se mit en branle
53
Cahier du CIEL 2000-2003
Une telle étude diachronique permet au linguiste, pour une expression
donnée, de dater la coexistence de l'emploi métaphorique et de l'emploi non
métaphorique, de préciser les étapes du figement (avec, à la longue, la perte de
conscience du lien au domaine source) ainsi que les modifications imposées
par la "réécriture par le(s) domaine(s) cible(s)". Elle montre comment le
processus décrit au chapitre 1 de métacatégorisation métaphorique s'inscrit
dans un interdiscours que chaque nouvelle utilisation de la métaphore façonne
et enrichit.
Le chapitre 3 a montré que les traces linguistiques du processus
métaphorique sont à chercher au niveau de l'énoncé, sous diverses formes de
prédication et d'apposition (3.1.), au niveau du texte où peuvent s'entrecroiser
deux isotopies en relation allotopique (3.2.), au niveau de la construction des
clichés, des idéologies propres à une communauté linguistique (3.3.), mais
aussi au niveau du traitement du matériau lexical (3.4.), où la conscience du
cheminement métaphorique se perd dans certaines conditions d'emploi, pour
renaître dans un contexte approprié. Il a montré aussi que le processus de
métacatégorisation métaphorique s'intègre à tous les niveaux de la
construction langagière et que l'interdiscours s'adapte lui aussi en permanence
aux besoins de l'interprétation en se façonnant au gré des créations
métaphoriques d'une communauté linguistique. La relation entre
métacatégorisation métaphorique et interdiscours est à analyser comme un
ajustement permanent entre la construction de liens allotopiques
potentiellement illimités et le cadre de l'interdiscours qui conserve les modes
de catégorisation allotopiques propres à une communauté linguistique, mais
qui évolue aussi, dans une certaine mesure, parallèlement aux audaces des
locuteurs. C'est à la fois cette rigueur et cette souplesse de l'interdiscours qui
garantissent l'efficacité même de la métaphore.
U N PETIT SCRUPULE POUR CONCLURE
On vient de le voir, le programme de travail du linguiste pour décrire les
traces du cheminement pluriel de la métaphore, entre métacatégorisation
allotopique et interdiscours, est très chargé, et pourtant il ne saurait épuiser le
phénomène puisque les analyses cognitives et sociolinguistiques constituent
un complément indispensable à la description proprement linguistique. La
métaphore est en effet un phénomène complexe qui se développe dans la
plurivocité de l'interlocution, la plurifonctionnalité des énoncés et des textes,
et la pluralité des modes de catégorisation exploitant la pluridisponibilité de
l'interdiscours.
On est pris de vertige si l'on considère l'ampleur de la compétence ainsi
54
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
mobilisée. Heureusement, il n'est pas nécessaire de connaître toutes les
aventures du matériau lexical pour pouvoir communiquer, et on peut même se
féliciter de ce que les lacunes des uns permettent aux autres de briller dans la
conversation, comme le rappelle le malicieux Pagnol (Marcel Pagnol : L'eau
des collines, Tome 2 : Manon des Sources. Éditions de Provence. Paris 1963
[Presses Pocket 1976, 241] ) :
En arrivant au Jas de Baptiste, M. Belloiseau [notaire], qui boitillait, s'arrêta et
dit : «Excusez-moi, j'ai un scrupule!»
Il alla s'asseoir sur une grosse pierre et commença à déboutonner sa bottine.
«Un scrupule? dit Philoxène [maire du village], c'est à propos du testament?
- Pas du tout, dit le savant notaire. Un scrupule, en latin, c'est un petit caillou
dans un soulier, qui gêne la marche et blesse le pied. C'est par une métaphore
charmante que nous avons donné à ce mot un sens moral.»
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De Saussure, Ferdinand (2002) : Ecrits de linguistique générale Texte établi et édité
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58
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
Schulz, Patricia (2002) : Le caractère relatif de la métaphore. Langue française 134
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Tamba- Mecz, Irène (1981) : Le sens figuré. Vers une théorie de l'énonciation
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Todorov, Tzvetan (1981) : Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique. Editions du
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dynamique du sens. Hermès
Zimmermann, Ruben (Hrgb) (2000) : Bildersprache verstehen. In Übergänge Band
38 Wilhelm Fink Verlag
59
LE TEXTE COMME MILIEU
NATUREL DE LA MÉTAPHORE –
OU POURQUOI UN LION N’EST
PAS TOUJOURS COURAGEUX.
Daniel OSKUI
C.I.E.L. Université Paris 7
Le nom et le reconnaître sont des circonstances d’élimination de la chose
même. Paul VALÉRY
En el libro tercero de la Retórica, Aristóteles observo que toda metáfora surge
de la intuición de una analogía entre cosas disímiles[...]. Aristóteles, como se
ve, funda la metáfora sobra las cosas, y no sobre el lenguaje.2
Jorge Luis BORGES, Historia de la eternidad
P ROLOGUE
Contre les habitudes que nous avons contractées de nommer et de
classer, il semble y avoir un remède : la métaphore. Elle peut susciter une
perception neuve et vive des choses. Aristote déjà l’affirme. Premier à
l’appeler metaphora, à en dessiner une théorie, il lui donne une place
2
“ Dans le livre III de la Rhétorique, Aristote remarque que toute métaphore surgit
de l’intuition d’une analogie entre des choses dissemblables […]. Aristote fonde,
comme on peut voir, la métaphore sur les choses, et non sur le langage ; les tropes
relevés par Snorri résultent (ou paraissent résulter) d’un processus mental, qui ne
perçoit pas d’analogie, mais combine des mots ”. Borges (1936/97, 80),
traduction de Daniel Oskui.
Cahier du CIEL 2000-2003
privilégiée parmi les composants de l’expression, tout en soulignant son
originalité et son pouvoir d’évocation perceptive :
Le plus important de beaucoup, c’est de savoir faire des métaphores. Car cela
seul ne peut être repris d’un autre, et c’est le signe d’une nature bien douée ; car
bien métaphoriser [metapherein], c’est voir [theôrein] le semblable [to
homoion]3.
“ To eu metapherein to to homoion theôrein estin ” 4 : petite phrase qui
donnera matière à une réflexion millénaire. L’art de la vision métaphorique
(theôrein) : est-ce voir, apercevoir ou concevoir le semblable (to homoion) ?
Par construction conceptuelle, comme suppose le cognitivisme ? Par
composition linguistique, qu’Aristote appelait lexis ? Ou juste par
“ intuición ”, comme nous dit Borges ? Dans le livre III de la Rhétorique,
rédigé après la Poétique, Aristote apporte une touche de précision.
Renouvelant l’éloge du metapherein (III, 2, 8), il étend sa portée à des
discours autres que poétiques : “ En philosophie aussi, il faut de la sagacité
pour apercevoir le semblable dans les choses qui sont éloignées ” (III, 11,
1412a). Paradoxe de la vision métaphorique : voir loin, c’est faire se
contredire les choses.
Paradoxe qui incitait Platon et d’autres à bannir les poètes de la cité.
Paradoxe que les surréalistes, suivant Isidore Ducasse, pousseront à son
paroxysme. Faux paradoxe cependant – pour peu qu’on ne s’enferme pas dans
un idéalisme réaliste, ni dans un réalisme positiviste. Le goût de la métaphore
dépend en effet du rapport à l’Être. Aristote, lui, y prend plaisir et la défend5.
Grand empiriste réfléchi de son temps, il ne se lasse pas de collectionner et de
décrire les exemples qui prouve la justesse du metaphorein – mots des poètes
et des rhéteurs. En premier, Homère, dont il nous lègue une citation
retouchée, sempiternelle métaphore peut-être jamais vraiment comprise : “ ce
lion s’élança ”. Quel lion ? Et quel Achille ?6
Deux millénaires plus tard Borges éprouve le besoin de nous rappeler la
profonde vision d’Aristote : “ toda metáfora surge de la intuición de una
analogía entre cosas disímiles ”. Borges argumente contre ceux qui parlent
d’elle comme d’un artifice de style, tel Snorri Sturluson7. Il faut “ fonder la
3
Poétique (1459a 5-8), trad. Dupont-Roc et Lallot (1980), modifiée par moi.
Mot à mot : “ le bien métaphoriser, le semblable apervoir est ”.
5
Y aurait-il eu, après la condamnation platonicienne, de telles discussions
millénaires autour de la métaphore sans le plaidoyer poétique et rhétorique
d’Aristote ?
6
Rhét. (III, 4, 1406b). Aristote ne cite pas textuellement Homère, cf. Iliade, XX,
164.
7
Snorri présente, vers 1220, l’art “ scalde ” de la métaphore (kenningar), dans
l’Edda Prosaica, par exemple : “ mouette de la haine, cousin de l'aigle, cheval de
la sorcière ” pour ‘corbeau’. Borges (1936/97, 47-86) collectionne ces
périphrases énigmatiques avec un plaisir irrépressible, “ philatélique ”, nous
4
62
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
métaphore sur les choses ”. Le mot métaphorique n’est pas un jeu de mots.
Encore faudrait-il préciser si l’on parle de la métaphore d’invention ou de
la métaphore d’usage. Car la métaphore est une éphémère, court est son séjour
en dehors des conventions, puis elle tombe, lexicalisée – c'est ce que
considèrent du moins les rhétoriciens classiques, comme Fontanier (1830,
104). Aujourd’hui, deux positions s’opposent : la pragmatique cognitive
contextualiste (Sperber et Wilson 1986/89, Récanati 2004), en déniant à la
métaphore même la vivacité in statu nascendi, va jusqu’à la “ banaliser ”
(selon la critique de Kleiber 1993). Le cognitivisme linguistique de Lakoff et
Johnson, en revanche, finit par qualifier toute métaphore de “ vivante ”, car
structurant nos pensées et nos actions, elles “nous font vivre” (1980/85, 64).
La métaphore entre les mots et les choses, entre don perceptif et
construction conceptuelle, entre vivacité et usure, entre goût et eurèka : voilà
les schismes possibles. Faut-il choisir son camp ? Les débats sont anciens.
De nos jours, ils sont repris dans la polémique que les conceptions
philosophiques, cognitivistes et pragmatiques entretiennent avec la conception
rhétorique, poétique et linguistique8. Depuis trois décennies, depuis cette autre
renaissance, interdisciplinaire, du phénomène métaphore – après celle de
l’humanisme et du baroque –, un consensus se dessine : c’est oiseux d’étudier
la métaphore sur le seul plan linguistique. Aussi s’applique-t-on à démontrer
ses qualités “ extra-linguistiques ” : référentielles, pragmatiques et
cognitives9. “ La métaphore réside dans la pensée, non pas dans les mots ”,
résume Lakoff et al. (1989, 2). Aristote et Borges seraient donc en bonne
compagnie aujourd’hui.
Néanmoins, la métaphore est bel et bien une façon de parler : “ n’est-ce
pas en effet, demande Irène Tamba-Mecz (1981, 193), par la médiation du
langage que l’homme crée en l’objectivant sa vision du monde, des autres et de
lui-même ” ? Répondant par l’affirmative, Tamba-Mecz (1981), mais aussi
Michele Prandi (1992, 1999) et François Rastier (1987, 1994b) tiennent à
réhabiliter, chacun à sa manière, la dimension linguistique de la métaphore
pour réévaluer son rapport à l’extralinguistique10. L’intuition d’Aristote serait-
menant d'une fascination première au plus sévère rejet de ces jeux combinatoires.
8
Pour un développement magistral de ce débat, cf. Ricœur (1975).
9
Cognitives : la métaphore restructure nos systèmes conceptuels (Lakoff et
Johnson 1980/85, Klinkenberg 1999). Référentielles : elle fait découvrir, dans
le monde, des ressemblances, elle “ re-décrit ” la réalité, en invoquant des états de
choses inouïs (Black 1962, Goodman 1968, Ricœur 1975, Kleiber 1984).
Pragmatiques : elle incite à construire des interprétations pertinentes (Sperber et
Wilson 1986/89, Moeschler 1996) ; elle impose une “ expérience
idiosyncrasique ” (Détrie 2001).
10
Cf. Prandi (1999, 190) : “ Lakoff et Turner (1989 : 2) écrivent : "La
63
Cahier du CIEL 2000-2003
elle donc partielle ? Tout dépend comment on conçoit le rapport entre sens et
référence, sémantique et pragmatique, linguistique et cognitivisme.
Sans doute la métaphore est-elle un phénomène complexe. Sa révélation
passe par des approches diverses, et même contradictoires. C’est probablement
parce qu’elle redistribue les dimensions extralinguistiques – de la parole –
d’une manière “ étrange ”, “ énigmatique ”, comme dit Aristote (Rhét., III,
2 ; Poét., 1458a). On pourrait dire que la métaphore, de par sa "manifestation
linguistique", altère trois dimensions extralinguistiques : la dimension
référentielle, appelant une chose par un nom qui ne lui revient pas ; la
dimension cognitive, appliquant un concept à un objet hors de son
domaine d’application ; et la dimension énonciative, imposant à
l’interlocuteur une interprétation échappant à la langue commune.
Est-il donc nécessaire de séparer lesdites dimensions, d’en privilégier
une ? La dialectique de la recherche semble prêcher pour un partage du travail
disciplinaire. Et puis progresser, c’est certes contredire les conceptualisations
précédentes ou voisines pour les corriger. Aussi la conception prédicative
cherche-t-elle à corriger la rhétorique de la substitution, la conception
référentielle à rectifier la théorie prédicative, la pragmatique à réparer la
sémantique. Or toutes ces petites dialectiques partagent un motif commun :
on cherche à recontextualiser ce que le devancier avait décontextualisé. On
s’attache à l’extralinguistique afin de surpasser l’immanentisme sémantique.
Car, la métaphore portant une contradiction, comment croire que son sens
puisse se cacher en elle ?
La critique de l’immanentisme que les approches extralinguistiques
supposent demande toutefois à être nuancée et élargie. D’une part la
sémantique linguistique n’est pas condamnée à être immanentiste. D’autre
part, les conceptions référentielles, cognitivistes ou pragmatiques ont connu
d’autres formes d’objectivation du sens11. Est-il donc vraiment nécessaire de
détacher l’extralinguistique du linguistique pour combattre l’immanentisme ?
Certes, les facettes de la métaphore ne se sont dévoilées que pas à pas, dans
une dialectique interdisciplinaire, comme celle que Paul Ricœur a parcourue
magistralement. Mais chaque pas projette aussi son ombre.
Revenons donc au passé ! Plaidons à nouveau pour un point de vue
ancien : rhétorique et herméneutique. Parcourons, avec Ricœur et d’autres, les
métaphore réside dans la pensée, non pas dans les mots". […] Mais si cela
implique que le cycle de la métaphore s’épuise dans le domaine des concepts, sans
l’intervention d’un pouvoir [linguistique] de mise en forme autonome, il y a de quoi
discuter ”.
11
Cf. François Rastier (1994b)
64
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
étapes habituelles, à savoir “ le mot, la phrase, puis le discours ”12, mais
pour en inverser la direction : d’abord le texte, ensuite ses composants.
Étudions la métaphore avant tout dans son milieu naturel. Ni le mot, ni la
phrase ne constituent un cadre suffisant. Pour être originale, vivante,
percutante, la métaphore a besoin d’une manifestation linguistique capable de
matérialiser et d’intégrer ses dimensions. Seul le texte peut, tout à la fois,
l’inscrire dans son contexte, créer la tension contradictoire, restructurer nos
concepts, déterminer le mode de référence et orienter l’interprétation.
Telles seront nos hypothèses. Dans un premier temps, je voudrais en
donner une preuve a contrario. Il s’agit de prêter attention aux apories
qu’engendre précisément la séparation entre la dimension linguistique
sémantique et la dimension référentielle pragmatique. Je reviendrai aux
origines de ce divorce : au partage de l’héritage aristotélicien et à sa division
en taxinomie rhétorique et analyse prédicativo-logique (I). J’étudierai ensuite le
partage correspondant entre sémantique et pragmatique (II). Finalement, je
voudrais montrer que l’orientation textuelle permet, sinon de résoudre, du
moins d’élucider les apories engendrées par ces divorces (III).
1. L A DOUBLE QUESTION D ’A RISTOTE
Revenons aux origines : la vaste réflexion sur la métaphore qu’Aristote
nous lègue s’engage dans deux directions. Dans la première, descendante,
Aristote poursuit l’analyse, en parties, de l’expression linguistique, de la
lexis. C’est par cette voie qu’il parvient à la définition d’une partie centrale :
le mot, notamment le mot métaphorique. Dans la seconde direction,
ascendante, Aristote cherche à déterminer la fonction du mot métaphorique, cet
ingrédient de la lexis qu’il célèbre : quel rôle la métaphore peut-elle jouer dans
les différentes pratiques discursives ? Pour s’en être tenue uniquement à l’une
des deux directions, la rhétorique s’est scindée. Il s’agit dès lors de réhabiliter
la seconde direction. En effet, Aristote donne une unique définition du mot
métaphorique, tout en décrivant en détail ses fonctions distinctes. Comme le
résume Ricœur : “ Poésie et éloquence dessinent deux univers de discours
distincts. Or la métaphore a un pied dans chaque domaine ” (1975 : 18).
12
La métaphore vive de Ricœur trace un “ mouvement qui porte de la rhétorique à la
sémantique et de celle-ci à l’herméneutique ” - mouvement proprement dialectique,
qui “ ne vise pas réfuter l’une par l’autre ” (1975, 12, 63). Il “ suit [celui] des
unités linguistiques correspondantes : le mot, la phrase, puis le discours ” (ibid.,
7).
65
Cahier du CIEL 2000-2003
1.1. La question structurelle : l’“ epiphora ”
du nom
Les réponses à cette double interrogation se lisent, sous forme
condensée, dans deux chapitres successifs de la Poétique (elles seront reprises
et détaillées dans la Rhétorique, rédigée plus tardivement). À la première
question, structurelle, Aristote répond dans le chapitre 21 (1457b 6-9) :
“ metaphora de estin onomatos allotriou epiphora ”13 :
La métaphore est le transport [epiphora] à une chose d’un nom [onomato] qui
en désigne une autre [allotrion], transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce
au genre, ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le rapport d’analogie [analogon].
Quatre traits de cette définition étaient en jeu tout au long de l’histoire de
la rhétorique, de la poétique et de la philosophie (cf. Ricœur, 1975, 19-34).
D’abord, Aristote privilégie comme unité linguistique le nom (onomato), i.e.
mot “ doté de signification ”. Ensuite, il donne au terme metaphora un sens
générique, comprenant non seulement la métaphore (selon l’analogie), mais
aussi la synecdoque et la métonymie (transport du genre à l’espèce, etc.).
Metaphora signifie donc trope. Troisièmement, ses différentes formes se
distinguent selon le parcours conceptuel du transport lexical (“ du genre à
l’espèce, etc. ”). Finalement, la métaphore exprime un rapport référentiel,
altéré : le nom apporté est “ étranger ” (allotrion) à la chose.
Or la tradition rhétorique se scinde en deux selon l’importance accordée à
cette définition. Le premier parti pris adopte la totalité du projet
aristotélicien : domestiquer la pratique rhétorique sans sacrifier sa force
particulière ; l’intégrer dans la philosophie ; la réhabiliter, contre Platon, sur
la place publique, à côté de la science. Comme art intégral de la négociation,
la rhétorique comprend l’argumentation, la psychologie des interlocuteurs et
l’“ élocution ” (lexis). Le metapherein prend place dans ce vaste ensemble,
jaugé selon les multiples paramètres de la situation oratoire. En revanche, le
second parti pris, probablement dominant, réduit le projet aristotélicien à la
seule élocution. La rhétorique n’est plus que stylistique : l’art du benedicere
chez Cicéron, du bene scribere chez Quintilian, finalement l’art du seul trope
chez Fontanier14. Isolée de son contexte pragmatique, l’elocutio se transforme
en pur décor, la métaphore en fioriture. Cette rhétorique, appelée “ restreinte ”
par Gérard Genette (1970), n’est plus une arme sur le forum ; c’est une
13
Mot à mot : “ la métaphore est le transport (epiphora) d’un nom (onomato)
étranger (allotrion) ”. Je cite la trad. de J. Hardy, Belles Lettres, 1932.
14
Cicéron, par ailleurs fidèle à Aristote, marque déjà le changement, l’intérêt
grandissant pour le style : “ L’éloquence est tout entière […] dans l’élocution.
[…] Les autres qualités de l’orateur ne sont pas sa propriété exclusive : mais la
souveraineté de la parole n’appartient qu’à lui ”. L’Orateur, XIX, trad. J. M. Nisard,
Paris, 1859.
66
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
botanique des figures.
En détachant la métaphore de son contexte linguistique (lexis), de sa
vertu argumentative (aretè) et de sa situation communicative (politique,
juridique, panégyrique, etc.), cette rhétorique finit par persifler le
fonctionnement de la métaphore. La situant sur l’axe paradigmatique, on
suppose qu’il existe toujours un mot littéral, un “ double virtuel ”, apte à la
remplacer15. Aristote lui-même semble préfigurer cette idée de la substitution,
avec l’interprétation qu’il donne de la métaphore d’Homère : “ l’homme et
l’animal étant tous deux pleins de courage, il nomme par métaphore, Achille
un lion ” (Rhét., III, 4, 1). Ici, courageux se substitue, sans perte apparente, à
lion. Autrement dit, lion acquiert une double signification, propre (‘grand
fauve’) et figuré (‘courageux’), le figuré l'emportant sur le propre.
C’est à ces réductions, condensées dans le “ modèle de la substitution ”
(cf. Ricœur 1975, 63-66), que l’on a attribué le “ déclin ” de la rhétorique au
19ème siècle. A partir de la deuxième moitié du 20 ème siècle, on peut constater
une renaissance de l’intérêt pour la métaphore – très différente d’ailleurs de
celle qu’ont connue l’humanisme ou le baroque. La philosophie analytique du
langage prend conscience de la disparition de la rhétorique et cherche à
l’expliquer : “ le déclin de la rhétorique résulte d’une erreur initiale qui affecte
la théorie même des tropes, indépendamment de la place accordée à la
tropologie dans le champ rhétorique ” (Ricœur, 1975, 64). Il importe dès lors
de redéfinir le “ fonctionnement sémantique ” des tropes – et cela non au
niveau du mot, mais au niveau de la phrase (ibid.). Désormais, on souligne
l’aspect syntagmatique, prédicatif et référentiel. Toute dénomination
métaphorique implique une prédication, une “ prédication impertinente ”
précise Ricœur (1975, 194). Achille, ce lion implique Achille est un lion. Par
conséquent, on ne peut substituer, sur l’axe paradigmatique, un mot à l’autre
(courageux à lion) sans perdre, sur l’axe syntagmatique, l’effet provoqué par la
phrase, par la confrontation entre le thème (Achille) et le foyer (lion) :
l’“ interaction ” comme dit Black (1954).
Qui plus est, la prédication impertinente et l’interaction provoquée ont
une raison référentielle. Suivant Goodman (1968) et Reddy (1969), Kleiber
(1993, 1999) détermine la contradiction métaphorique en fonction d’une
opération de “ catégorisation indue ” (1999, 116-124). Cela se lit,
rétrospectivement, dans la définition d’Aristote : l’epiphora est l’application
d’un nom (lion) à un référent occasionnel (Achille) qui n’appartient pas à la
catégorie du nom (classe des lions). N’est-ce pas affirmer que la dimension
linguistique (prédication) et extralinguistique (référence) sont entrelacées ?
Selon l’image de Goodman (1968, 69) : “ la métaphore, c’est une idylle entre
un prédicat qui a un passé et un objet qui cède, tout en protestant. ”.
15
Pour une présentation critique de la thèse substitutive, cf. Prandi (1992, ch. III).
67
Cahier du CIEL 2000-2003
1.2. La question discursive : l’“ aretè ” de la
lexis
Si la philosophie analytique réhabilite le fonctionnement prédicativoréférentiel de la métaphore en réinterprétant la définition structurelle
d’Aristote, elle ne s’intéresse pas pour autant au sort de la rhétorique dans son
intégralité16. On ne revient guère à la seconde question d’Aristote : quelle est
la fonction de la métaphore dans la lexis ? Le chapitre 22 de la Poétique
(1458a 18-31) avait pourtant esquissé une première réponse :
L'expression [lexis] la plus claire est celle qui recourt aux noms courants
[kurion], mais elle est banale [...]. Au contraire, l'expression est imposante et
sort de l'ordinaire lorsqu'elle emploie des noms inhabituels [xenikon] [...].
Mais si un poète compose exclusivement avec ce genre de noms, le résultat sera
énigme ou charabia [...]. Ce qu'il faut, donc, c'est un mélange [kekrasthai] des
deux.
Aristote s’intéresse ici à la “ vertu ” (aretè) de la lexis. Elle naît d’un
arrangement entre deux traits contradictoires : être original et être
compréhensible. Cette qualité dépend d’un mélange heureux entre les
ingrédients de la lexis : mot courant et mot métaphorique. La métaphore est
pour Aristote l’ingrédient le plus important, car c’est elle qui “ nous donne
une connaissance ” (Rhét., 1410b 13). Encore faut-il savoir la doser
(kekrasthai) : en mettre trop, c’est rendre la lexis inintelligible ; en mettre
trop peu, c’est la rendre banale. Ainsi Aristote étudie en détail la posologie de
la métaphore, en vue de l’effet recherché : être “ instructif ” et
“ savoureux ”17.
Une chose est remarquable ici : Aristote tient minutieusement compte
des différences entre les discours. D’une importance décisive pour le discours
rhétorique de même que pour le discours poétique, la métaphore n’y vise pas
les mêmes effets (Rhét., 1405a). Dans le deux cas, elle est censée rendre plus
noble l’expression, provoquer la curiosité, surprendre l’auditeur (Rhét., III, 10
et 11). Mais si le poème dramatique cherche à engendrer une katharsis, le
discours oratoire cherche l’effet persuasif, le pithanon. Si le poète a une plus
grande liberté, le rhéteur met la métaphore au service de l’argumentation : elle
doit “ convenir ” au sujet traité et correspondre à l’univers et aux attentes de
l’auditoire (Rhét., III, 1), selon une psychologie de l’orateur (èthos) et de
l’auditeur (pathos) qu’Aristote développe dans le livre II de la Rhétorique.
Or, en se souciant ainsi de l’aretè de la lexis, Aristote prend en compte
16
C’est la philosophie du langage ordinaire, la pragmatique, qui recueillira,
partiellement, cet héritage rhétorique.
17
Cf. Rhét., III, 2, 1404b. Le “ mot étranger ” comme assaisonnement de la
lexis : cette métaphore culinaire se lit chez Aristote lui-même, cf. Poétique (6,
1449b 25).
68
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
rien moins que la dimension textuelle, discursive et communicative de la
métaphore. Communicative, car le jeu entre clarté et originalité correspond à
la double tâche du locuteur : trouver l’expression la plus percutante de sa
perception des choses et, en même temps, amener son interlocuteur à un lieu
discursif où cette perception peut être partagée18. Discursive, car la pratique
communicative dépend des pratiques sociales impliquant des discours et des
genres différents. Textuelle, car la qualité de l’expression et la tâche
énonciative ne peuvent se réaliser qu’à un niveau linguistique supérieur au
mot ou à l’énoncé isolé : l’aretè est la vertu de la lexis, et non celle de la
métaphore isolée19. Celle-ci doit entrer dans une composition pour développer
ses effets. L’isoler, c’est produire une “ énigme ”, comme dit le passage
cité20. Le lieu linguistique de la métaphore est le poème dramatique (poiema)
ou le discours oratoire (logoi) – œuvres intégrales, entières et empiriques de la
lexis. C’est l’objet fondamental de la rhétorique, mais aussi de
l’herméneutique et de la linguistique. Aujourd’hui, nous l’appelons “ texte ”.
1.3. Un schéma méthodologique : sémantique
de la signification vs pragmatique du sens
On observe ainsi des correspondances étonnantes. Si la tradition
rhétorique a partagé l’héritage d’Aristote en deux, ce partage s’est prolongé
dans d’autres séparations : entre rhétorique et philosophie analytique ; et puis
entre sémantique et pragmatique. Partons pour l’instant d’un simple schéma
méthodologique afin de situer ces divisions dans le cadre d’une théorie du sens
langagier : opposons, provisoirement, signification et sens21. La sémantique
se propose d’étudier la valeur des unités décontextualisées (mot, phrase) : leur
signification systématique en langue. La pragmatique, elle, étudie la valeur des
unités contextualisées (énoncé, texte) : leur sens occasionnel, en fonction
d’un contexte de communication précis22. Si l’interprétation systématique
adopte le principe prédicativo-logique de “ compositionnalité ”,
l’interprétation contextuelle adopte le principe rhétorico-herméneutique selon
lequel “ le global détermine le local ”.
18
Sur un développement de cette thèse, cf. Détrie (2001).
L’énoncé-proposition (logos), la partie la plus complexe de la lexis, est, comme
le mot, un composant de la lexis qui, donc, les englobe ; cf. Poét. (20, 1456b 20).
20
Certes, Aristote ne s’interdit pas d’isoler la métaphore, afin de définir sa
spécificité au palier du mot. Mais il ne perd jamais de vue ses fonctions
discursives.
21
Théorie du sens langagier veut dire ici "sémantique" au sens large et général,
comprenant à la fois la sémantique de la signification et la pragmatique du sens.
22
Cf. Ducrot (1987) sur ces distinctions. Du point de vue d’une sémantique des
textes, nous les mettrons en doute, cf. infra, III, et Rastier (1999).
19
69
Cahier du CIEL 2000-2003
Unité
Objectif
Méthode
Sphère
Principe
Sémantique
Pragmatique
mot, phrase
signification systématique
dé-contextualisation
en langue (système)
compositionnalité
énoncé, texte
sens occasionnel
re-contextualisation
en contexte (texte, entour)
le global détermine le local
Comment concevoir le rapport entre ces deux modes d’interprétation ?
Cette question partage les conceptions. Le paysage s’étend entre deux
frontières : l’attitude immanentiste cherche à atténuer, à neutraliser, même à
escamoter l’incidence du contexte ; l’attitude contextualiste, elle, considère la
signification hors contexte comme un artefact.
2.
SÉMANTIQUE
MÉTAPHORE
ET
PRAGMATIQUE
DE
LA
Dans la lignée d’Aristote, on peut distinguer deux phases principales du
processus métaphorique, mises en avant par maintes études contemporaines.
En premier lieu, comme structure linguistique, la métaphore met en œuvre,
hors contexte, la signification littérale des mots pour articuler la contradiction
qui la caractérise. En second lieu, comme processus interprétatif, la métaphore
interpelle ses contextes pour résoudre son incohérence dans un sens figuré23.
On peut dès lors proposer, à la suite de Prandi (1992), un partage du travail
disciplinaire : la sémantique décrirait l’articulation de la contradiction
métaphorique ; la pragmatique expliciterait les conditions textuelles,
référentielles et situationnelles de l’interprétation24. Cette complémentarité
disciplinaire peut-elle articuler les deux questions aristotéliciennes, de la
structure (epiphora) et de la fonction (lexis) ?
23
Prandi (1992, 135) distingue strictement “ entre la structure sémantique d’un
trope – la mise en forme [linguistique] du conflit conceptuel […] – et la valeur de
message que le trope acquiert une fois qu’il est interprété dans un contexte donné ”.
Kleiber (1999), opposant également ces deux phases, soutient cependant que la
tension métaphorique s’établit de manière référentielle, et non conceptuelle. Si
Rastier (1987, 135) conçoit ces deux phases, il n’admet plus le partage entre
sémantique et pragmatique. Nous y reviendrons (cf. infra III.1).
24
Prandi (1992) n’emploie pas le terme de pragmatique. Sa Grammaire
philosophique des tropes a néanmoins une structure diptyque. Le premier volet
présente une sémantique, prédicative et décontextualisée, de la contradiction
métaphorique. Le deuxième volet introduit la notion de “ champ interprétatif ”,
concevant ainsi une pragmatique contextuelle de l’interprétation métaphorique (cf.
ibid., interlude)
70
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
2.1. L’immanentisme en sémantique
Même si toute sémantique componentielle n’est pas immanentiste, les
hypothèses qui la sous-tendent peuvent induire une “ objectivation
intrinsèque ” du sens (Rastier, 1994b) – objectivation qui rend
incompréhensible la créativité de la communication et, a fortiori, celle de la
métaphore.
2.1.1. Sémantique more syntactico : l’“ anomalie
sémantique ”
La sémantique générative de Chomsky, Katz et Fodor, en illustre
probablement le cas extrême :
(1) Colorless green ideas sleep furiously.
Paradigmatique pour l’évolution de la linguistique, cet exemple cache
une double face : bien formé mais "asémantique", il illustre à merveille
l’autonomie de la syntaxe ; mais, du même coup, il dénie l’importance de la
sémantique. N’incombe désormais à la sémantique que l’explication des
phénomènes "privatifs" du sens, notamment l’“ l’anomalie sémantique ” de la
phrase (1). Elle est conçue à l’image leibnizienne d’une combinatoire –
tentative que déjà Borges critique. En bon philosophe analytique, on rêve
néanmoins d’une sémantique more syntactico. S’appuyant sur la
compositionnalité, on définit dormir comme l’"action" d’un être animé,
imposant au sujet le trait [+animé], incolore et vert comme attributs d’un
nom [+concret], et l'on constate l’incompatibilité du sujet idée, défini par [–
animé] et [–concret], avec son prédicat et ses attributs. Bref, la machine
sémantique interdirait à Chomsky même de formuler son exemple fétiche.
La conception générative s’interdit ainsi de reconnaître à la métaphore un
sens positif. Pourtant, la métaphore illustre, comme l’a reconnu Aristote, une
possibilité extrême, voire paradoxale, de la signifiance, d’autant plus originale
qu’elle est contradictoire. C’est précisément l’incompatibilité entre homme
[+humain] et roseau [+végétal] qui fait tout le charme de la métaphore
pascalienne.
Bien avant la pragmatique de la pertinence, le psycholinguiste Hans
Hörmann a insisté, dans la lignée de Karl Bühler et sa psychologie gestaltiste
du langage, sur l’“ interprétabilité ” de la métaphore, démontrant la myopie
de la sémantique générative (1972 ; 1976, ch. VII)25. L’erreur fondamentale
25
La psychologie gestaltiste du langage, de Bühler (1934) à Hörmann (1976),
formulant le principe de la “ pertinence ” bien avant la pragmatique de Sperber et
Wilson (1986/89), enracine l’acte langagier dans la pratique. Cette pragmatique
gestaltiste est restée dans l’ombre depuis 1933.
71
Cahier du CIEL 2000-2003
consiste à assujettir la sémantique à une logique a priori. En réalité,
l’évaluation d’une métaphore s’opèrent a posteriori : une fois formulée, la
métaphore est jugée en contexte. Suivant Bühler et Hörmann, le “ vouloir
dire ” (Meinen) et le “ vouloir comprendre ” (Verstehen) s’acheminent dans
un contexte de pratique sociale, engagés dans une dynamique ouverte.
Communiquer, c’est s’acheminer vers un sens, entre les demandes
linguistiques et les offres du contexte. Si, pour le générativisme,
l’interprétation est algorithmique, l’interprétation contextuelle suit le principe
“ téléologique ” que Hörmann (1976, 187) appelle, “ constance du sens ” :
le désir de donner, en situation, un sens à toute expression, si énigmatique
soit-elle. La pragmatique cognitive parle aujourd’hui de “ présomption de
pertinence ” (Moeschler, 1996), la sémantique textuelle de “ présomption
d’isotopie ” (Rastier 1987, 82). Aussi Hörmann peut-il imaginer un contexte
qui rend la phrase même de Chomsky intelligible : “ des idées incolores et
vertes dorment furieusement ”26.
2.1.2. Sémantique structurale : métaphore et sélection
sémique
Comme la psychologie du langage et la pragmatique de la pertinence, la
sémantique structurale, notamment française, adopte le point de vue plutôt
interprétatif que génératif : on cherche à décrire la valeur significative de la
métaphore après coup, une fois provoqué le “petit scandale sémantique”27. Aux
yeux du Groupe µ (1970) et de Le Guern (1973), qui applique l’analyse
sémique aux tropes, l’incompatibilité des sèmes ne bloque pas la lecture, mais
provoque bien au contraire une interprétation : la “ sélection sémique ”.
Citant un exemple puisé dans le drame Hernani de Victor Hugo, Le
Guern (1973, 41), affirme-il : “ quand doña Sol dit à Hernani : "Vous êtes
mon lion", peu lui importe que le lion soit un quadrupède carnivore qui habite
en Afrique ”. Le foyer lion n’a pas ici son “ signifié habituel ” (ibid.), mais
un signifié sélectif, recomposé selon le thème : le personnage Hernani.
“ Le signifié du mot "lion" est ce qu’il a y de commun aux deux
représentations, celle du lion et celle d’Hernani. Ou, plus exactement, ce qui
parmi les divers éléments qui constituent la représentation du lion, n’est pas
incompatible avec l’idée que l’on peut se faire du personnage d’Hernani […]
ou, plus précisément, avec la vision que doña Sol peut avoir d’Hernani ”
26
Citons le contexte imaginé (1972, 328) : “ Quand Noam Chomsky, à l’âge de
17 ans, passait ses vacances à la maison, sa mère entra dans sa chambre. Noam
dormait déjà, s’agitant et grinçant des dents. Madame Chomsky, d’un regard tendre,
dit doucement à son fils : "Well, well, colorless green ideas sleep furiously" ”.
27
Sur “ scandale sémantique ”, cf. Groupe µ (1970). Rastier (1987, 219) justifie
la perspective interprétative, critiquée ensuite par Détrie (2001, 106ff.).
72
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
(ibid.).
Admettons que le signifié de lion, en langue, comporte les sèmes
génériques (cf. infra, note (44)) /animé/, /animal/, /félin/ et les sèmes
spécifiques /grand/, /crinière brune/, /démarche majestueuse/, /courageux/.
Suivant la tradition inaugurée par Aristote, Le Guern sélectionne comme sème
pertinent partagé de lion et d’Hernani, /courageux/ (ibid., 41). S’agit-il d’une
interprétation immanentiste ? Le Guern semble en effet attribuer au foyer lion
une signification initiale hors contexte (ibid.).
En quoi la sémantique générative et structurale se distinguent-elles ici ?
C’est que, selon la sémantique structurale, la signification globale de la phrase
ne se calcule pas par combinaison des sèmes impliqués. Elle résulte d’un
processus de filtrage : la sélection sémique. Là où l’incompatibilité interdit la
combinaison, la sélection sémique rétablit la cohérence. Qu’est-ce qui guide la
sélection ? Ce n’est pas le signifié du nom propre Hernani (puisque, a priori,
il n’y en a pas). C’est, selon le passage cité, “ l’idée que l’on peut se faire du
personnage d’Hernani ” ou “ la vision que doña Sol peut avoir d’Hernani ”.
L’hésitation qui se lit dans ces formulations est parlante : en faisant appel à
des aspects contextuels, la description de Le Guern quitte ici, sans aucun
doute, l’espace défini par l’immanentisme. Le portrait du personnage
d’Hernani n’est pas inhérent au nom propre. Il apparaît à l’horizon du texte et
de l’univers évoqué : pour nous de même que pour doña Sol, Hernani prend
vie dans l’intrigue du drame située au 16ème siècle.
Le Guern conçoit les sèmes du foyer (lion) comme immanents au mot,
les sèmes du thème (Hernani) comme provenant du contexte28. Un tel
contextualisme implicite et restreint, soulève des difficultés importantes :
(i) Convient-il d’identifier le sens à la signification, le résultat de la
réduction sémique au "signifié" même du foyer ? Cela participe de la doctrine,
douteuse, du double sens : on attribue à un mot tout à la fois deux valeurs,
littérale et figurée, dénotée et connotée, immanente et contextuelle.
(ii) L’appel au contexte s’impose-t-il uniquement lorsque l’expression ne
possède pas de contenu inhérent, tel le nom propre (Hernani) et le pronom,
déictique ou anaphorique ? En effet, Hernani peut littéralement nommer un
lion de cirque.
(iii) Pourquoi limiter l’incidence du contexte au seul comparé ? La
valeur du comparant lion ne s’actualise-t-elle pas également en contexte ?
Pourquoi ne pas étendre le contexte au texte entier et son entour ? En effet,
lion reçoit, dans l’ensemble de la pièce d’Hugo, maintes déterminations. Nous
devrons y revenir (cf. infra, III.3.1.)
(iv) La réduction sémique ne rappelle-t-elle pas la substitution lexicale ?
28
Ils sont “ inhérents ” dans le premier cas, “ afférents ” dans le deuxième, selon
les termes de François Rastier (1987, ch. III), cf. infra, III.1.3.
73
Cahier du CIEL 2000-2003
Dans les deux cas, l’interprétation est la même, qu'elle soit notée comme
substitut (courageux) ou comme sème (/courageux/). Mais le charme de la
métaphore de doña Sol ne réside-t-il pas dans ce qui discrimine comparant et
comparé, le lion et Hernani (alias Achille) ? Pas d’effets métaphoriques sans
tension contradictoire.
2.2. Le contextualisme en pragmatique
La pragmatique affirme que la métaphore provoque des “ effets de sens ”
qui excèdent de part en part le linguistique. A la différence de la sémantique,
elle reconnaît explicitement que le sens communicatif d’une phrase dépend de
son usage dans une situation. De manière conséquente, la pragmatique de la
pertinence de Sperber et Wilson (1986/89) parle du sens en termes d’“ effets
contextuels ”. Comment concevoir ces effets ? Comment passer de la
signification littérale au sens dérivé ? Ces questions particularisent les
conceptions pragmatiques. Partons de quelques énoncés, pris littéralement :
(2) a) Tu as déjà bu du maté ici ?
b) Tu as déjà vu cette pièce ?
c) Tu as déjà vu la nouvelle pièce de Sarah ?
d) Un rouge
Selon la pragmatique contextuelle, les phrases (2a) à (2d) sont
indéterminables, i.e. on ne peut déterminer leur contenu propositionnel hors
contexte, ni évaluer leurs effets communicatifs. Ainsi, les déictiques dans (a)
n’ont pas de contenu en langue, la pièce dans (b) n’est pas univoque, (c)
ouvre, hors contexte, un horizon de plusieurs interprétations, (d) n’est
compréhensible qu’au comptoir d’un bistro…29. Le contenu littéral des cas
cités ne se détermine qu’en contexte : deixis, plurivocité, sous-détermination
et le cas de (d), que Bühler appelle “ parole empratique ” (1934, 155sq.)30.
2.2.1. Littéralisme minimaliste : le sens inférentiel de
la métaphore selon Searle
Comme nous l’avons rappelé avec Rastier (1994a), si la sémantique peut
avoir des tendances contextualistes et n’est pas immanentiste par principe, la
29
Quelle pièce est envisagée dans (b) : de théâtre, de collection, de rechange… ?
Dans (c), si le syntagme établit une relation entre une pièce et la personne Sarah,
Sarah est-elle l’auteur, le metteur en scène, la productrice ? Une expression comme
(d), que Bühler (1934, 155) appelle “ empratique ”, s’interprète en situation sans
difficulté : dans un bistro, par exemple. L’exemple initial de Bühler est : einen
Schwarzen (un [petit] noir).
30
Sur un plaidoyer pour le contextualisme radical, cf. Récanati (1994 et 2004), où
l’on trouve une discussion minutieuse des différentes formes d’indéterminabilité.
74
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
pragmatique n’est pas à l’abri des objectivismes. En fait, l’explication
pragmatique standard de la métaphore combine, suivant le schéma gricéen
repris par Searle, une certaine forme de littéralisme immanentiste à une
certaine forme de contextualisme objectiviste. Searle (1979/82) introduit la
distinction entre “ sens de la phrase ” et “ sens de l’énonciation du
locuteur ”, correspondant à la signification phrastique et au sens énonciatif
suivant notre schéma méthodologique. Cette distinction rend compte de la
différence entre l’acte de langage direct, littéral, et l’acte de langage indirect,
dérivé (ironique ou métaphorique). Le locuteur peut dire autre chose (sens
énonciatif) que ne dit la phrase qu’il énonce (signification phrastique)31.
Le littéralisme en pragmatique, attitude dominante en philosophie
analytique, cherche à minimiser l’influence du contexte sur la signification
phrastique. L’argument est simple : c’est la règle linguistique, et non pas le
contexte ou l’intention du locuteur, qui restreint l’aspect pertinent du contexte,
déterminant le rôle qu’il jouera dans la définition du contenu
propositionnel (je réfère au locuteur, ici au lieu de l’énonciation, etc.).
Parfaitement spécifiée en langue, la référence au contexte reste donc minimale
pour toute expression littérale (cf. la discussion chez Récanati, 1994).
Quant à l’emploi figuré, quel impact contextuel le littéralisme admetil ? Reprenons les exemples avec lesquels John Searle ouvre son étude connue
sur la métaphore (1979/82), deux métaphores non lyriques à dessein :
(3)
a) Sally est un glaçon.
b) Sam est un cochon.
L’interprétation de Searle demeure gricéenne : elle passe d’abord par une
étape littérale. L’auditeur identifiera Sally à l’objet glaçon, Sam à l’animal
cochon. Mais ces propositions littérales, notées “ S est P ”, présentent une
“ défectuosité ”, proche de l’“ anomalie ” dont parle le générativisme : Sally
n’est point un objet, Sam point un animal32. L’auditeur en conclut que le
locuteur entend communiquer autre chose, notée “ S est R ”. Or comment
passer du prédicat littéral P au prédicat R envisagé ? La signification une fois
coupée du sens, que sera leur lien ? C’est ici que Searle introduit le “ principe
fondamental ” de toute métaphore (1979/82, 131) :
“ Le principe fondamental de fonctionnement de toute métaphore est que
l’énonciation d’une expression ayant un sens littéral […] peut, selon des
modalités variées qui sont propres à la métaphore, évoquer [call to mind] un
31
Dans l’acte langagier direct, signification phrastique et sens énonciatif
s’identifient (il fait chaud ici signifie "littéralement" qu’‘il fait chaud’). L’acte
indirect fait diverger signification et sens (avec il faut chaud ici, le locuteur peut
signifier : ‘peux-tu ouvrir la fenêtre’ (injonction polie) ; ou bien ‘la discussion
tourne à la dispute’ (métaphore).
32
Remarquons que pour établir la signification phrastique, Searle suppose que Sam
désigne un être humain, donnée contextuelle qu’il n’explicite point.
75
Cahier du CIEL 2000-2003
autre sens ”.
Parler d’“ évocation ”, n’est-ce pas déplacer la difficulté ? Searle
l’admet, en constatant que le terme “ évocation ”, censé expliquer le passage
métaphorique de P à R, est lui-même “ métaphorique ” (ibid., 131, 152).
Afin de rendre sinon littéral, du moins opératoire son principe, Searle introduit
alors une “ stratégie ” d’interprétation plus concrète : “ Pour trouver les
valeurs possibles de R quand tu entends "S est P", cherche en quoi S pourrait
ressembler à P ” (ibid., 154), stratégie qu’il détaille en énumérant huit
conventions de la ressemblance33.
Nous voici de nouveau face à l’ancien principe aristotélicien, rappelé par
Borges : la métaphore naît de la ressemblance entre les deux objets comparés,
dissemblables par ailleurs. Ainsi, comme précise Searle, Sam peut partager
avec un cochon les traits “ gras, glouton, sale, dégoûtant ” (ibid., 154). En
somme, l’interprétation passe par les deux étapes que nous avons déjà
mentionnées (cf. supra, II) : (a) reconnaître la défectuosité de la signification
littérale ; (b) imaginer les valeurs possibles pour R, afin d’en sélectionner,
selon la ressemblance entre S et P, les valeurs pertinentes 34.
Sélectionner les valeurs possibles et pertinentes : la stratégie searlienne
ne rejoint-elle pas la sélection sémique et la substitution lexicale ? Tout
dépend selon quel critère on sélectionne et où l’on cherche. L’approche
gricéenne, remaniée par Searle, présente l’avantage de ne pas s’enfermer ni au
palier du mot, ni au palier de la phrase. Installée au niveau propositionnel, la
théorie ne semble pas présupposer un "double sens" : cochon ne signifie pas à
la fois ‘cochon’ et ‘glouton‘, S est P ne signifie pas à la fois ‘S est P’ et
‘S est R’. La phrase S est P ne fait qu’“ évoquer ” la proposition
‘S est R’. Visant ainsi le sens énonciatif, Searle outrepasse la signification
en langue et ouvre sur un contexte plus large – plus large encore que le
contexte de “ l’interaction ” entre le foyer et le thème, décrit par Black (1954)
ou par Le Guern (1973). Il s’agit de chercher un autre prédicat R, selon la
ressemblance extralinguistique entre les objets comparés S et P. Cette
ressemblance n’est en effet pas une affaire de significations linguistiques, mais
de connaissances conventionnelles et de conclusions que l’allocutaire en tire –
comme le montre les sept critères que Searle précise (cf. note (32)). En un
mot, le sens ne se confond plus avec la signification35.
33
S peut ressembler à P selon des traits définitoires, des traits contingents, par
préjugé socialement partagé, par association scalaire, grâce à une proportion,
selon une isomorphie et, par métonymie (!), (ibid., 156-160).
34
Pour cela, on reconsidère le sujet S (Sam) : lesquelles des valeurs envisagées
sont “ vraisemblables ” pour S (ibid., 1 5 4 ) ?
35
La double signification et la confusion entre signification phrastique et sens
énonciatif sont précisément les cibles de la critique que Searle adresse à la
rhétorique (de la comparaison) et à la théorie de l’interaction de Black ; cf.
76
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
C’est paradoxalement toute la difficulté. Si l’allocutaire doit abandonner
la signification linguistique, s’il doit la couper du sens, à quel fil conducteur
peut-il s’attacher pour atteindre le sens du locuteur ? Qui coupe doit recoudre.
De fait, l’allocutaire porte toute la responsabilité de la signifiance. En quête de
sens, il n’est guidé ni par le texte, ni par la situation concrète. Seuls les
conventions concernant la ressemblance lui servent de repères.
Le geste conventionnaliste de Searle demeure un geste aristotélicien. Le
“principe fondamental” de l’interprétation métaphorique n’est finalement rien
d’autre que le principe de la ressemblance, déjà formulé par Aristote. Avec ses
sept critères de la ressemblance, Searle ne fait que détailler les quatre parcours
de l’“ epiphora ” (cf. supra, 1.1). Les parcours, au lieu d’être hasardeux,
empruntent des sentiers balisés : ‘S est R’ remplace ‘S est P’ selon des
“ associations ” prédéfinies. N’est-ce pas rejoindre le théorème de la
substitution ?36 Ainsi l’interprétation suit-elle les “ associations ” de la doxa,
qu'elles soient fondées sur l’ontologie aristotélicienne, sur des
"préjugés" culturels ou sur le "savoir" scientifique. Rassuré, on tient de
nouveau le fil d’Ariane37.
2.2.2. Contextualisme radical : l’ajustement des
significations et la métaphore "normalisée"
A l’encontre de la pragmatique littéraliste et conventionnaliste, la
pragmatique contextualiste suppose que le contenu significatif de toute
expression, littérale ou figurée, n’est pas codifié linguistiquement, mais reste
à élaborer en contexte. Issu de la philosophie du langage ordinaire (cf.
Récanati, 1994, 2004) le contextualisme accentue la situation entièrement
ouverte des interlocuteurs : l’allocutaire ne peut se tenir aux seules règles
linguistiques ou pragmatiques, mais doit, au sens plein du terme, interpréter
l’expression que le locuteur lui confie comme indice, affirment Sperber et
Wilson (1986/89). Contre les “ sémantiques intégrées ” (ibid.), Kleiber
(1999, 85) réaffirme : “ L’interprétation […] n’est pas acquise par les règles
(1979/82, 131-140).
36
Cet héritage rhétorique de Searle apparaît d’ailleurs, plus clairement encore,
quand il reprend littéralement Fontanier (1827/30, 79, 87) pour redéfinir
métonymie et synecdoque (1979/82, 159). Sur un plaidoyer pour une distinction
claire entre métaphore et métonymie, cf. Colette Cortès (1994/95).
37
L’analyse des exemples que Searle mène ne peut infirmer ces objections. La
paraphrase Sam est glouton se substitue à Sam est un cochon. De même, Le Guern,
aurait pu paraphraser par Hernani est courageux, au lieu sélectionner le sème
/courageux/. Ces interprétations, qu'elles soient formulées sous forme lexicale,
sémique ou propositionnelle, laissent perplexe : elles sont toutes équivalentes et
peu originales.
77
Cahier du CIEL 2000-2003
du code, mais par inférence ; elle n’est pas donnée, mais calculée,
construite ”. Ce contextualisme est radical et non conventionnaliste dans la
mesure où l’inférence ne se fonde pas sur des conventions (i.e. la ressemblance
chez Searle), mais sur une structuration du contexte global : les interlocuteurs
interrogent, autant que possible et nécessaire, le texte, la situation et le savoir
“ mutuellement manifeste ”. Ainsi, la communication reste une entreprise à
risque – ce que la métaphore illustre à merveille. Par exemple :
(4) Le distributeur a avalé ma carte de crédit.
L’interprétation passe par l’activation contextuelle des scénarios
schématiques évoqués38. Dans cet exemple, que Récanati (2004, §5.5) reprend
à d’autres, le mot distributeur évoque le scénario "retirer de l’argent à la
banque" grâce au contexte interne (linguistique) établi par carte de crédit.
Avaler, en revanche, évoque le schéma d’action d’un être animé, doté d’un
gosier et capable d’y faire descendre de la nourriture. Or, la mise en relation
syntaxique de ces mots force l’allocutaire à attribuer l’action évoquée par le
prédicat avaler à l’automate évoqué par le sujet distributeur, et d’instancier le
complément carte de crédit en tant que argument "nourriture" du schéma
"avaler". Pourtant, cette tentative d’interprétation se heurte à l’incompatibilité
des actions considérées. L’allocutaire va donc immédiatement “ ajuster le sens
des mots ” à la situation évoquée (cf. Récanati, ibid.). Il tentera une médiation
entre deux possibilités extrêmes : concevoir le distributeur comme un animal
doté d’un gosier (lecture littérale) ; considérer qu’avaler désigne aussi l’action
d’un distributeur, i.e. ‘retenir’, (lecture substitutive). Ainsi, l’allocutaire finit
par créer un contenu propositionnel ajusté, intermédiaire, que l’on peut
paraphraser par : "le distributeur a saisi, confisqué la carte de crédit du
locuteur". De même les schémas de lion, glaçon ou cochon seront
accommodés de manière à s’appliquer à Hernani, Sally et Sam.
C’est qui est curieux, c’est que le littéralisme et le contextualisme
aboutissent, tous deux, à la même interprétation globale de la phrase
métaphorique. Leurs parcours interprétatifs diffèrent néanmoins. Si tous deux
38
Vu que les énoncés ne réfèrent souvent pas directement à la situation hic et nunc,
le contextualisme a adopté une attitude cognitiviste et conçoit la signification
comme un potentiel d’évocation, plutôt que comme une situation réelle, une
situation schématique : un "scénario" et ses actants et actions correspondants
(Récanati 2004, ch. 2.6). Or, contrairement à l’approche textuelle, la pragmatique
cognitive n’en tire pas les conséquences herméneutiques. Ainsi, le mot pièce peut
évoquer le scénario de différentes pratiques relevant de différents discours et
genres : "vendre sa voiture à la casse", "collectionner des napoléons", "rénover
son petit studio", "aller au théâtre". Le contexte interne est donc bien plus que la
phrase isolée, le contexte externe bien plus que la situation hic et nunc. Cf. sur
cette problématique herméneutique qui doit englober la problématique pragmatique,
infra, III.1.2 et III.1.3.
78
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
partent de la signification linguistique des mots avaler, lion, glaçon, etc., pour
le littéralisme, cette signification est positive et pleine, alors que, pour le
contextualisme, elle est potentielle et différentielle. Dès le niveau de la
phrase, les deux parcours divergent plus radicalement. Selon le littéralisme, on
détermine d’abord la signification, contradictoire, de la phrase, hors contexte.
Seulement ensuite, on cherche à deviner par inférence le sens énonciatif,
cohérent. Le contenu figuré est l’inférence secondaire d’un contenu littéral
primaire. Aux yeux du contextualisme, on réconcilie les contenus lexicaux
immédiatement : dès le niveau lexical, avaler signifie ‘saisir’, ‘confisquer’. La
lecture primaire de la phrase est par conséquent déjà cohérente, figurée. Il n’y a
plus de lecture littérale : ce n’est plus la signification, mais le sens des mots
déjà interprété en contexte qui entre dans le calcul de la proposition entière.
Ainsi, la tension métaphorique reste éphémère, elle n’est ressentie qu’un seul
instant, pendant l’ajustement (cf. Récanati, 2004, 5.4-5.6). Rompant avec le
littéralisme gricéen, le contextualisme radical dissipe la contradiction et
normalise la métaphore. Est-ce, comme l’affirme George Kleiber (1993),
“ banaliser la métaphore ” ?
3. LE MILIEU NATUREL DE LA MÉTAPHORE
VIVE : LE TEXTE ET SON ENTOUR
Nous voici, avec la séparation entre la sémantique immanentiste de la
signification et la pragmatique contextualiste du sens, pris entre deux
extrêmes : ou bien, comme le fait le générativisme, concevoir la métaphore
résolument comme signification contradictoire, pour ne plus lui reconnaître de
sens ; ou bien, comme le fait le contextualisme radical, concevoir
immédiatement sa pertinence, pour manquer sa contradiction, sa métaphoricité
même.
3.1. Vers une conception textuelle du sens
3.1.1. Les apories de l’opposition entre sémantique et
pragmatique et la doctrine du double sens
Certes, entre ces deux extrêmes se placent deux conceptions
intermédiaires, la sémantique de Le Guern et la pragmatique de Searle.
Pourtant, même si elles admettent, côte à côte, signification contradictoire et
sens pertinent, elles ne peuvent réellement satisfaire – la première étant
hybride, la seconde dichotomique. Le Guern mélange immanentisme et
79
Cahier du CIEL 2000-2003
contextualisme, en interprétant le thème (Hernani) en contexte et le foyer
(lion) en langue, attribuant une double valeur au foyer, une sorte de polysémie
croisée de signification et de sens (Lion rappelons-le signifie, dans
l'interprétation de Le Guern, à la fois ‘lion’ et ‘courageux’). Afin d’éviter une
telle description hybride et asymétrique, Searle coupe résolument la
signification du sens. Déterminer le sens, c’est alors passer par des opérations
extralinguistiques fondées sur l’activité inférentielle de l’allocutaire : il s’agit
d’inférer ‘S est R’ à partir d’une ressemblance non linguistique entre ‘S’ et
‘P’, fondée sur des conventions. La signification linguistique n’est dès lors
qu’un indice arbitraire d’un contenu à dériver. Elle ne fait que “ rappeler ”
(call to mind), par sa “ défectuosité ”, la nécessité de chercher du sens, en
dehors d’elle. La signification signale le sens, comme la fumée le feu : voilà
l’objectivation du sens en question.
En tous les cas, on perd de vue la lexis aristotélicienne, composition
dans laquelle la métaphore entre comme ingrédient pour déployer sa saveur.
Du côté de Searle, on ne parvient pas à comprendre la métaphore comme un
phénomène linguistique : pourquoi formuler une métaphore si on peut
concevoir et dire son sens en dehors d’elle ? Du côté de Récanati, on ne lit pas
la métaphore comme métaphorique.
Un accord tacite, entre sémantique et pragmatique, est frappant ici : pour
Le Guern, Searle et Récanati, la métaphore est une étape provisoire, qu’il
s’agit de dépasser pour en reconstruire le sens39. En fin d’analyse, les trois
conceptions demeurent dans le cadre d’une problématique ancienne : celle du
double sens, héritage commun de la rhétorique, de l’exégèse chrétienne et de
l’herméneutique40. Citons la formulation tardive, laïcisée et limpide que
Fontanier (1827/30, 114) en donne avec sa définition de l’allégorie :
“ Elle consiste dans une proposition à double sens, à sens littéral et à sens
spirituel tout ensemble, par laquelle on présente une pensée sous l’image d’une
autre pensée, propre à la rendre plus sensible et plus frappante que si elle était
présentée directement et sans aucune espèce de voile ”.
Trois suppositions fondent cette définition : (i) une unité peut avoir tout
à la fois deux sens ; (ii) le premier “ voile ” le second ; (iii) le second sens
est le principal. Comprendre une figure, c’est alors suspendre le sens littéral
afin d’apercevoir le sens spirituel (figuré) – c’est dévoiler la figure. Or cette
opération allégorique est à l’œuvre dans les trois conceptions discutées : la
sélection sémique destitue la signification du foyer (‘lion’) ; l’inférence
conventionnelle révoque l’indice ‘S est P’ ; l’ajustement contextuel dissout
la contradiction métaphorique – à chaque fois l’opération s’accomplit en faveur
39
Cf. Fontanier (1827/30, 66) : “ les figures des mots ” sont pris “ dans une
signification qu'on leur prête pour le moment, et qui n'est que de pur emprunt ”.
40
Sur une critique de cette "doctrine du double sens", cf. Rastier (1987, 168ff).
80
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
du sens principal à découvrir. En fin de compte, la métaphore n’est pas une
structure dynamique, mais un résultat ponctuel, isolé : paraphrase lexicale ou
propositionnelle. L’argument de Searle est révélateur ici : “ dire qu’une
paraphrase de métaphore est médiocre, c’est dire aussi que la métaphore est une
médiocre paraphrase de sa paraphrase ” (1979/82, 129)41.
3.1.2. Contre le positivisme atomiste en pragmasémantique
L’orientation prédicativo-logique a reproché à la tradition rhétorique
d’avoir, en se concentrant sur le mot (onomato), réduit la métaphore à une
substitution (cf. supra, I.1.). Nous constatons à présent qu’il ne suffit pas
pour autant de se situer au niveau de la phrase pour résoudre les difficultés
soulevées par le modèle de la substitution et du double sens : Searle ne
substitue plus les mots, mais les propositions. Pourquoi les difficultés
persistent-elles ? C’est que l’on considère l’unité linguistique, le mot ou la
phrase, comme un signe isolé. Le signe devient signal, atome, dans un face à
face avec les interlocuteurs et les objets du monde. “ Or le signe isolé n’est
pas observé empiriquement ”, remarque avec laconisme Rastier (1999, III.2).
Dans cette situation, il me semble souhaitable de revenir au point de
départ ancien : retrouvons l’objet empirique et intégral de la théorie du sens,
littéral ou figuré. C’est le texte et son entour, que nous avons déjà entrevu
chez Aristote considérant l’aretè de la lexis.
(a) Un palier de description n’est pas un objet de recherche
Il s’agit d’un changement épistémologique essentiel : il faudrait inverser
la direction de la dialectique de recherche adoptée communément (même par
Paul Ricœur, cf. supra, la note (11) du prologue et la critique dans Oskui,
2000b). Considérer, de manière tacite ou même explicite, le mot comme unité
première, pour ensuite composer la phrase et, éventuellement, le texte, c’est
conduire aux apories discutées. Il convient donc, au lieu d’adopter la logique de
la compositionnalité suivant Frege, de concevoir d’emblée le texte comme
objet fondamental. Avec Rastier (1999, III.5), nous plaidons ainsi pour une
“ refondation herméneutique de la sémantique ” : c’est le global qui détermine
le local. Nous considérons dès lors le mot et la phrase (et la période, etc.)
comme autant de segments de texte, ou de paliers de description – sans les
ériger, isolés de leur texte, en unités positives et constitutives. C’est
l’interaction des signes au sein d’un texte qui, d’une part, détermine la valeur
41
L’argument searlien de la symétrie entre métaphore et paraphrase suppose une
théorie vériconditionnelle du sens, cf. (1979/82, 128) – ce qui scinde le sens en
dénotation et connotation (ibid.), tout en affirmant la primauté du sens dénotatif :
voilà une variante, connue, de la doctrine du double sens.
81
Cahier du CIEL 2000-2003
de ses composants lexicaux, phrastiques, etc. et qui, d’autre part, crée le
rapport aux pôles extrinsèques du texte : à l’univers de discours, à la situation
pratique et aux interlocuteurs.
(b) Contextualité : dépasser l’opposition immanentisme - objectivisme
Le signe, lexical ou propositionnel, isolé du texte, seul dans un face à
face avec les instances extralinguistiques : voilà l’origine de la confrontation
entre sémantique et pragmatique, immanentisme et objectivisme. Il convient
donc d’inverser la hiérarchie entre signification et sens. C’est révoquer notre
schéma méthodologique de départ (cf. supra, I.3.). L’objectif primaire de la
sémantique des textes n’est pas la signification, artefact de théorie, mais le
sens. Le sens est la valeur différentielle observable uniquement en fonction des
quatre sphères de définition : une langue particulière (“ dialecte ”), une
pratique discursive spécifique (“ sociolecte ”), un usage idiosyncrasique
(“ idiolecte ”) et finalement le texte concret (cf. Rastier, 1987, 39sq.). La
valeur différentielle minimale est le “ sème ”. Le sème ne représente pas un
atome de signification, mais une relation sémantique entre au moins deux
unités qui s’inter-définissent, en langue, en discours et dans le texte. La
sémantique structurale conçue de la sorte n’est pas immanentiste ou
“ intégrée ”, comme le prétend Kleiber critiquant tout “ traitement
sémantique de l’interprétation métaphorique ” (1999, 83-85). L’analyse
sémique des textes n’est ni immanentiste ni objectiviste42. Elle est à la fois
contextualiste, pragmatique et herméneutique43.
(c) Primauté des exemples attestés : contre les artefacts théoriques
Plaider pour le texte, c’est plaider pour l’acte de parole singulier. Si le
sens se dessine de manière différentielle, il convient de respecter l’intégralité
du dessin que le locuteur fait à l’allocutaire. La caricature tronquée ne fait plus
42
Elle n’est pas immanentiste, car même le sème “ inhérent ”, i.e. défini en
langue, dépend de ce "contexte" virtuel qu’est le champ lexical d’une langue
particulière. Elle n’est pas objectiviste, car le sème n’est pas directement la qualité
d’un référent réel, ni la partie d’un concept cognitif universel, cf. Rastier
(1987, 20-25).
43
Il s’agit de s’installer en amont de la dichotomie entre sémantique et
pragmatique, engendrée par la dialectique atomiste qui va du mot à la phrase.
L’ambiguïté du terme ‘sémantique’ contribue à brouiller les problématiques. La
“ sémantique interprétative ” de Rastier (1987) englobe les problématiques
rhétoriques, pragmatiques et herméneutiques, mais redéfinies au sein d’une
conception différentielle du sens textuel. Si Kleiber (1999, 90) critique la
sémantique interprétative comme un “ modèle structural vitaminé ”, il entend
"sémantique" au sens restreint (d’une sémantique de la signification, cf.
supra, I.3). Il méconnaît ainsi la dimension pragmatique contextualiste de la
sémantique interprétative et il ignore sa dimension herméneutique qui englobe
nécessairement la pragmatique (cf. aussi note (37)).
82
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
rire. Autrement dit, produire (poiein), c’est produire un tout unique, comme
remarque Aristote dans la Métaphysique (A 981 a 15).
Nous ne pouvons donc partager l’optimisme du positivisme logique et
atomiste adopté en pragma-sémantique – formulé explicitement par Searle
(1979/82, 153) : “ toutes les métaphores n’ont pas la simplicité des
exemples que nous allons commenter ; néanmoins, le modèle forgé pour
rendre compte des cas simples devrait se montrer capable d’une application
plus générale ”. Or les exemples de Searle et d’autres sont “ simples ” en
trois sens : non attestés, ils sont des artefacts de théoricien ; isolés de tout
texte, ils sont réduits à la forme S e s t P ; et ils sont coupés de leur situation
pratique, de leurs discours et genre. Une sémantique des textes ne peut
admettre a priori aucune de ces simplifications. Aussi, dans les exemples
(3a/b) concernant Sally et Sam, on est obligé de sous-entendre un "contexte
zéro", c’est-à-dire une situation type et le discours et le genre correspondants
(cf. infra, III.3.1).
3.1.3. Sémantique des textes : l’analyse sémique
contextuelle
Par “ sémantique ” nous entendons donc désormais la conception
différentielle du sens des textes. Rappelons-en les principes élaborés par
Rastier (1987, 1989, 1996), en vue d’une définition textuelle de la métaphore.
(a) Le sème n’est pas une valeur donnée, mais constituée. En langue, il
s’établit par l’interdéfinition des unités au sein d’une classe sémantique ; en
contexte (texte, situation), il est actualisé (ou virtualisé) dans une opération
interprétative suggérée par un interprétant (variable du contexte linguistique ou
sémiotique).
(b) Les classes ou paradigmes sémantiques sont structurées et stabilisées
à travers les pratiques sociales. Loin d’être universelle, la structure du lexique
participe des cultures et de l’histoire44. Les classes se situent sur trois niveaux,
micro-, méso- et macrogénériques : le taxème (e.g. //couvert//, //animal//), le
domaine (//alimentation//, //cirque//) et la dimension (//concret// vs
44
Cf. Rastier (1987, 111ff.). Les discours remanient les classes codifiées en
langue. Le taxème, classe minimale, reflète une situation de choix dans une
pratique : ‘lion’, ‘caniche’ et ‘colombe’ peuvent former un taxème //animal// dans
le domaine //cirque//. La coprésence de //couvert 1// (fourchette, etc.) et de
//couvert 2// (baguettes) dans certains restaurants (//alimentation//), témoigne et
de la différence et de l’échange culturels. Mêmes les dimensions en dépendent.
Ainsi, les métaphores équivalentes de deux langues-cultures ne se fondent pas
toujours sur l’incompatibilité des mêmes dimensions, e.g. “ calcul mental ”
(/manuel/ vs /intellectuel/) en français contre “ calcul-cœur ” (/manuel/ vs
/émotionnel/) en chinois, cf. Oskui (2004, 210-212).
83
Cahier du CIEL 2000-2003
//abstrait//). Le sème générique marque l’appartenance à une de ces classes. Le
sème spécifique distingue un signifié des autres signifiés de leur taxème45.
(c) Le vouloir-dire tend à être singulier, le texte à être créatif. Pour en
rendre compte, il convient de distinguer entre l’inhérence et l’afférence. Le
sème inhérent d’un signifié “ s’hérite ” de la langue, par défaut. Le sème
afférent est actualisé suite à une instruction contextuelle (liée à un interprétant
du texte, de la situation ou de l’entour). L’afférence que j’appelle sociale
provient d’un discours (sociolecte), par “ inférence ” socialement normée
(cristallisée dans les topoi, les proverbes, les locutions, etc.). L’afférence
textuelle provient, par “ propagation de sèmes ”, des classes sémantiques
singulières, construites dans un texte donné. Ainsi le locuteur peut-il, par la
composition textuelle (lexis), rejouer les ‘signifiés’46.
(d) Dans le texte, les unités sont en interaction. Leurs sèmes
s’actualisent ou se virtualisent à travers des parcours interprétatifs. Les sèmes
actualisés dans un texte, inhérents ou afférents, constituent des isotopies : des
récurrences d’un même sème actualisé dans différents signifiés47. La distinction
entre inhérent et afférent neutralise celle entre littéral et figuré, directe et
dérivé, dénoté et connoté, etc. En effet, tout sens est con/textuel.
(e) Tout texte est produit dans une situation pratique relevant d’une
pratique sociale, d’un discours et d’un genre. C’est sa condition pragmaherméneutique48. Le discours et le genre codéterminent ses contenus sémiques
à travers les parcours interprétatifs normés. Ce sont toutefois les instructions
textuelles qui ont le dernier mot. Cette préexcellence du texte correspond à
notre principe herméneutique et à la singularité du “ vouloir-dire ”.
(f) Le rapport des unités aux pôles extrinsèques, surtout le rapport
référentiel, naît des isotopies génériques d’un texte, notamment du domaine
45
Le sème (micro)-générique /couvert/ définit ‘couteau’, ‘cuillère’ et ‘fourchette’
dans le taxème //couvert//. Le sème spécifique /pour couper/ distingue ‘couteau’ des
autres couverts ; le sème /pour un numéro dangereux/ distingue ‘lion’ d'autres
animaux de cirque.
46
J’appellerai ‘signifié’ (entre guillemets simples) le contenu sémique occasionnel
et variable d’un mot (morphème ou lexie), déterminé contextuellement dans les
sphères de définition mentionnées (sans distinguer sémème, sémie etc., cf. Rastier
1987).
47
Dans Le lion du cirque boit du lait, ‘lion’ et ‘boire’ actualisent réciproquement le
sème macrogénérique /animal/, inhérent à ‘lion’ et afférent à ‘boire’ ; ‘boire’ et
‘lait’ actualisent le sème mésogénérique /alimentation/, inhérent. Récurrents dans
les signifiés en question, ces sèmes constituent deux isotopies, /animal/ et
/alimentation/ – pourvu que notre ‘lion’ soit un animal et non pas Zampano dans
La strada de Felini. Le fait que le ‘lion’ boive du lait peut virtualiser ses sèmes
/carnivore/ et /dangereux/.
48
Contrairement à la supposition de la pragmatique restreinte, la situation de
communication ne se réduit donc pas au simple hic et nunc, cf. note (37) et (42).
84
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
actualisé. Ni le signifiant ni le signifié, isolés, ne possèdent par eux-mêmes
une référence. Se référer au monde, c’est dessiner une image mentale à partir
des isotopies d’un texte. Aussi le référent surgit-il comme une figure
circonscrite textuellement sur le fond d’un domaine d’expérience (cf. Rastier
1987, 112 et 1989, II.5). Le sens, textuel, détermine la référence.
3.2. La métaphore comme poly-isotopie – ou
pourquoi Tesauro “ sème les métaphores ”
Partons donc du fait linguistique que toute métaphore attestée s’inscrit
dans un texte particulier produit dans une situation pratique. Dans Il
cannocchiale aristotelico (La lunette d’Aristote), Emanuele Tesauro cherche à
définir l’“ argutezza ”, l’art de s’exprimer avec ingéniosité et subtilité. Peu
après 1650, période des plaidoyers baroques et des condamnations françaises et
anglaises, il accorde à la métaphore une importance sans précédent – ce qui
l’oblige, à un moment donné, à bien mesurer ses limites :
(5) “ Egli è ver nondimeno che il troppo è troppo. Perché così nelle
metaphore come nelle altre voci pellegrine hassi a guardar la santa
legge de decoro [...]. Ma in generale cotanto ti so dir io, che tu debbi
considerar la natura del terreno dove tu semini le metafore. [...]. Se il
suggetto è nobile e magnifico, nobile convien che sia obietto
rappresentato nella metafora. Come […] Ovidio chiamò il quarto cielo
"regiam Solis", et Seneca "templa aetheris" il ciel supremo ” 49.
Le segment “ Tu debbi considerar... ” (“ Tu dois considérer la nature du
terrain où tu sèmes les métaphores ”), que je souligne, active selon la
pragmatique cognitive le schéma métaphorique "appliquer des métaphores à un
sujet, c’est semer du grain sur un terrain". Or, du point de vue textuel, nous
sommes a présent en mesure de rendre compte de la structuration textuelle
dans le Cannochiale de ce schéma métaphorique – dont le schéma n’est du
reste qu’une signification abstraite, virtuelle.
3.2.1. Actualiser les sèmes génériques : l’allotopie
Actualisation réciproques des isotopies. – L’extrait du Cannocchiale
établit deux isotopies mésogénériques, relevant de deux pratiques et domaines
différents : l’isotopie /écriture/, manifestée par les signifiés ‘métaphore’,
49
Trad. Yves Hersant (2001, 113) : “ Il est vrai, toutefois, que l’excès reste un
excès. Qu’il s’agisse de métaphores ou d’autres termes insolites, il te faut respecter
la sainte loi de la convenance […]. C’est qu’en règle générale tu dois considérer la
nature du terrain où tu sèmes les métaphores. […]. Si le sujet est noble et
magnifique, il convient que soit noble l’objet métaphoriquement représenté. Ainsi
[…] Ovide a appelé le quatrième ciel "le palais du soleil" et Sénèque a donné le nom
de "temples de l’éther" au ciel le plus éloigné. ”. Je souligne.
85
Cahier du CIEL 2000-2003
‘terme’, ‘loi’, ‘sujet’ d’une part, l’isotopie /botanique/, manifestée par ‘semer’
et ‘terrain’ d’autre part. Notons bien que les signifiés sont des contenus
actualisés et déterminés en contexte, suivant le sociolecte et le texte (cf.
supra, III.1.2.b). Ainsi, les mots terme, loi ou sujet manifestent l’isotopie
/écriture/ dans la mesure où cette isotopie est actualisée tout au long du
Cannocchiale : Tesauro y développe, accentuant Aristote, une poétique et
rhétorique50. Quant à l’isotopie /botanique/, elle est actualisée mutuellement
par ‘semer’, ‘terrain’ et ‘métaphore’. Dans ‘semer’, l’isotopie /agriculture/
s’actualise par présomption, qui se confirme dans ‘terrain’, et qui se précise en
/botanique/ par ce sème afférent à ‘métaphore’ (cf. le topos “ les tropes sont
les fleurs de la rhétorique ”). Le mot terrain, à son tour, ne s’actualise comme
‘terrain à cultiver’ sur l’isotopie /botanique/ que par les interprétants ‘semer’
et ‘métaphore’.
Identification de la relation métaphorique. – Les isotopies /écriture/ et
/botanique/ sont en relation métaphorique. C’est dire qu’elles apparaissent dans
un contexte qui nous invite ou oblige même à connecter leurs signifiés
respectifs, malgré leurs incompatibilités. Le segment Tu dois considérer…
incite à former une structure sémantique intégrée. Si l’on attribue aux mots
les sèmes casuels qui sont actualisés par leur articulation syntaxique, il
apparaît que les contenus ne sont pas compatibles ou solidaires (≠), et ne
s’intègrent pas dans une structure cohérente (cf. Rastier 1989 pour la
notation) :
“ Semer les métaphores ”
[ c o n v e n a n c e ] ≠ ←(final)
(locatif)→[terrain]
↑
↑
[Tu = |poète, orateur|] ≠←(ergatif)←[SEMER]←(accusatif)←≠ [métaphore]
Aussi les contenus manifestant les deux isotopie sont-ils “ allotopes ”.
Suivant Rastier (1987, 187), nous appelons la connexion qui s’établira entre
eux métaphorique. Cette description ressemble à la description par schémas
que propose Récanati : les arguments fournis par le texte ne s’intègrent pas
sans tension dans le schéma de “semer” (ou d’“avaler”, cf. l’exemple (4)).
Notons néanmoins que la description cognitivo-pragmatique, isolant la phrase
métaphorique, masquent les conditions textuelles et herméneutiques de
l’interprétation, que nous allons développer maintenant plus en détail.
Lexicalisation et réécriture. – Tous les signifiés allotopes en connexion
métaphorique ne sont pas nécessairement lexicalisés dans le texte. Ainsi, dans
50
Selon cette thématique globale, loi se lit ‘loi poétique ou rhétorique’ et non ‘loi
de la jungle’, contenu possible dans un texte sur l’exploitation des forêts
amazoniennes.
86
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
(A) (cf. le tableau infra), il manque au signifié ‘métaphore’ sur l’isotopie
/écriture/ le signifié homologue ‘grain’ sur l’isotopie /botanique/ ; à ‘semer’
dans (B) il manque l’homologue ‘écrire’. Seuls la paire ‘sujet’ et ‘terrain’ dans
(C) est complètement lexicalisée. Or on peut selon Rastier “ réécrire ” les
homologues non lexicalisés, mais à condition de noter leur statut différent :
‘lexicalisé’ vs |’réécrit’| (1987, 181). Avec la réécriture, on obtient la
structuration textuelle d’une connexion métaphorique :
Isotopie
/écriture/
↓ ↑ b
/botanique/
(A)
‘métaphore’
↓
|‘grain’|
(B)
|‘écrire’|
↑
‘semer’
‘S’ : signifié actualisé lexicalisé
par réécriture
↔ : connexion équative mais allotope
l’allotopie
(C)
‘sujet’
b
‘terrain’
(D)
‘convenance’
↓
|‘loi biologique’|
|’S’| : signifié actualisé
→ : réécriture établissant
3 . 2 . 2 . “ Tertium comparationis ” : Identifier les
sèmes spécifiques communs
La mise en relation des isotopies incompatibles, par un jeu
d’actualisation textuelle, correspond à la première étape de l’interprétation
métaphorique postulée par Prandi, Kleiber et Searle (cf. supra, II. et note 22).
Cette mise en relation allotopique entre les signifiés par leurs sèmes (macroou méso-)génériques incite à déterminer les sèmes spécifiques, communs aux
homologues, qui pourrons expliciter leur mise en relation contradictoire.
L’actualisation de ces sèmes communs correspond à la deuxième étape conçue
par Prandi, Kleiber et Searle. Or, à nos yeux, ce sont les sèmes génériques et
les sèmes spécifiques des homologues qui établissent ensemble et
simultanément la connexion métaphorique51. Si l’allotopie, générique, crée la
contradiction métaphorique, les sèmes spécifiques expliquent et maintiennent
les isotopies incompatibles en relation : c’est la tension métaphorique qui
crée la dynamique du sens.
Une différence décisive entre les conceptions se joue ici. Car, pour la
conception textuelle, le sème commun, que la tradition appelle tertium
comparationis, n’est pas nécessairement inhérent au signifié du foyer (comme
51
“ Nous appellerons métaphorique toute connexion entre sémèmes [signifiés
d’un morphème, D.O.] (ou groupe de sémèmes) lexicalisés telle qu’il y ait une
incompatibilité entre au moins un des traits de leur classème [sèmes génériques] et
une identité entre au moins un des traits de leur sémantème [sèmes spécifiques] ”
(Rastier 1987, 187).
87
Cahier du CIEL 2000-2003
le suppose Le Guern), ni inféré de façon simplement "extralinguistique" ou
"conventionnelle" (comme l’affirme Searle). Le sème commun est établi par
les différents parcours que l’interprétation d’un texte implique.
Ces parcours interprétatifs dépendent du texte. Plus il est élaboré, plus
les parcours sont complexes, ce qui se traduit par la construction des afférences
textuelles (sèmes afférents, propre à un texte particulier, et qui peuvent se
regrouper en “ molécules sémiques ” (cf. Rastier 1989)). Si, en revanche, la
métaphore est peu élaborée, peu intégrée dans le texte, le parcours interprétatif
consiste à actualiser les afférences socialement normées (comme /courageux/
dans ‘lion’ dans son emploi métaphorique conventionnel). Quant à l’extrait
(5), tout dépend de la conception de l’Argutezza, l’écriture subtile et
ingénieuse, que Tesauro élabore dans le Cannocchiale. Une fois de plus, les
composants s’interdéfinissent : le sens de la métaphore semer des métaphores
dépend de la conception de l’argutezza développée dans le Cannocchiale, tout
en participant à sa définition.
Sans entrer dans les détails de l’interprétation, retenons-en quelques
aspects importants.
(i) Dans ‘semer’ et ‘grain’, s’actualisent deux sortes de sèmes. D’une
part, par le contexte /botanique/, le sème /fécondité/, afférence socialement
normé (cf. le topos biblique “ semer du bon grain ”). D’autre part, l’afférence
textuelle /maîtrise/ : car, dans le Cannocchiale, l’argutezza est, avec la
métaphore comme suprême, un art qu’il s’agit d’apprendre et de maîtriser à la
perfection.
(ii) Cet art est, pour Tesauro, un art des plus subtils et virtuoses : il
s’agit d’accroître "maîtrise" et "fertilité" à l’extrême. Cela pourvoit les
homologues (A), ‘métaphore’ et |‘grain’| (/composant/), et (B), |’écrire’| et
‘semer’ (/application/), du trait /intensif/.
(iii) Cette productivité extrême des métaphores, selon l’argutezza de
Tesauro, doit toutefois être limitée par la “ loi de la convenance ” selon
Aristote. Cela oblige, pour ainsi dire, à passer à une culture "extensive" qui
prend en compte la nature du "champ d’application" : le ‘sujet’ ou le ‘terrain’.
De la sorte s’actualise, dans les homologues (C) et (D) le trait /limitation/.
(iv) La métaphore de “ semer ” marque donc une transition entre deux
intervalles du temps textuel : (ti) où Tesauro célèbre la métaphore ingénieuse
et (tj) où il s’apprête à prendre en considération la “ loi ” aristotélicienne de la
convenance qui limite l’excès possible de l’argutezza. La phrase qui introduit
cette nouvelle thématique partielle à (tj) marque clairement cette transition :
“ il est vrai, toutefois, que l’excès reste un excès ” (cf. (5)) :
Isotopie
/écriture/
88
(A)
‘métaphore’
(B)
|‘écrire’|
(C)
‘sujet’
(D)
‘convenance’
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
/botanique/
Tertia compa-rationis :
|‘grain’|
‘semer’
‘terrain’
|‘loi biologique’|
/composant/
/maîtrise/
/fécondité/
[ /intensif/ ]
/application/
/maîtrise/
/fécondité/
[ /intensif/ ]
/champ d’appl./
/équilibre/
/limitation/
/règle/
/régularité/
/limitation/
[ /s/ ] : virtualisation d’un trait /s/
Le passage de (ti) à (tj) se traduit par le fait que l’actualisation à (tj) du
trait /limitation/ virtualise le trait /intensif/ (actualisé avant). Le trait
/intensif/ n’est toutefois que virtualisé, et non neutralisé, dans la mesure où il
était actualisé avant (tj) dans ‘écrire’ et ‘métaphore’, et où il sera réactualisé
après. Le thème métaphorique “ semer les métaphores selon le terrain ”
n’exprime donc pas ici la seule fécondité ou la seule maîtrise. Il exprime
l’équilibre maîtrisé qu’il s’agit de trouver entre la fécondité de la métaphore et
la nécessité de sa limitation. La métaphore contribue ainsi à la structuration
textuelle de l’intervalle entre (ti) et (tj), tout en puisant son sens dans le texte.
3.3. Conclusions
Nous avons pu remarquer, ici et là, des similarités entre la conception
textuelle et les autres conceptions. Leurs différences sont-elles
fondamentales ? Avant de répondre au niveau théorique (3.2), réétudions
d’abord les exemples de Searle et de Le Guern (3.1) pour souligner une fois de
plus l’importance de la réalité empirique et textuelle des exemples.
3.3.1. Bilan empirique : cochons, lions et autres
singes
Dépeindre les caractères humains en les comparant aux animaux : c’est
un plaisir curieux, inscrit dans toutes les langues. Les rapprochements ne sont
pourtant guère fondés sur les connaissances éthologiques, n’ont pas le même
sens dans toutes les langues et ne suggèrent pas les mêmes afférences sociales.
Un singe n’est pas toujours le même personnage.
Maintes conceptions admettent, il est vrai, la variabilité du sens des
métaphores animales (cf. e.g. Searle 1979/82). Mais pourquoi n’admet-on pas,
outre la variabilité culturelle et conventionnelle, également la variabilité
textuelle du sens ? Nous soutenons que seule une sémantique linguistique
différentielle peut tenir compte à la fois des variations culturelles, discursives
et textuelles (selon le dia-, socio- et idiolecte).
Quant à Sam, qui, suivant Searle, est un cochon, ce n’est à l’évidence
pas une prise de parole réelle, mais un exemple du théoricien – ni manifesté
89
Cahier du CIEL 2000-2003
textuellement, ni référé à une situation et à une pratique sociale précise. Par
conséquent, la question de son interprétation ne se pose pas vraiment. Si nous
acceptons néanmoins d’en préciser, suivant Searle, les conditions
d’interprétation hors contexte, il ne faudrait pas oublier que toute
interprétation implique l’actualisation de sèmes, inhérents ou afférents.
(i) Afin d’identifier la métaphore, la considération des seuls sèmes
inhérents du comparant cochon, défini dans son taxème en langue, ne permet
pas de déterminer, hors contexte, lequel de ces sèmes il convient d’actualiser
(c’est pourquoi Searle de même que Le Guern sont conduits à impliquer le
contexte des comparés Sam et Hernani). On ne peut donc actualiser le sème
/humain/ dans ‘Sam’ que si l’on suppose un contexte minimal précisant que
Sam désigne un être humain (ce que fait Searle tacitement). L’interprétation
débute nécessairement par ce premier parcours. S’actualise du coup, par
disjonction, le sème /animal/ dans ‘lion’. Seulement ensuite, la disparate
allotopique entre ‘Sam’ et ‘lion’ apparaît comme interprétant, suggérant
d’établir entre eux une connexion métaphorique tout en impliquant un tertium
comparationis. Même en contexte minimal, si habituel qu’elle paraisse, la
contradiction de la métaphore n’est donc pas donnée, mais s’établit à travers
des parcours qui précisent ses conditions d’interprétation. Contrairement à
Searle, à Prandi et à d’autres, nous ne pouvons admettre, du point de vue
textuel, que la contradiction métaphorique soit littérale, prédicative,
intralinguistique au sens d’un positivisme immanentiste52. La métaphore,
conventionnelle ou non, n’est pas une donnée positive, mais un fait
herméneutique. L’identifier, c’est déjà interpréter ses composants textuels.
(ii) Quant au tertium comparationis, Searle ne précise rien, sur le
contexte interne (texte) ou externe (situation), qui pourrait nous suggérer des
sèmes spécifiques autres que conventionnels. Hors contexte, nous ne pouvons
nous référer qu’aux afférences sociales (souvent inscrites dans les dictionnaires
sous la rubrique “ figuré ”). Pourtant, même les sèmes conventionnels,
relevant de différents domaines pratiques, ne sont pas actualisables hors
contexte. Décontextualisée, même la métaphore conventionnelle peut rester
ambiguë. Les afférences sociales de cochon relèvent de divers domaines :
//alimentation//, //hygiène//, //sexualité//, etc. Seul dans un domaine
déterminé, l’interprétation devient possible (tout en demeurant
conventionnelle, bien sûr). Par exemple, seul à table (=> /alimentation/),
‘Sam’ se voit attribuer le sème spécifique /glouton/ ou /mange salement/ ou
52
Il est vrai qu’en démontrant la dépendance du sens littéral des “ hypothèses
d’arrière-plan ”, Searle semble concevoir la contradiction métaphorique comme
contextuelle (1979/82, 124-127). Ces hypothèses d’arrière-plan concernent
toutefois les données, positives et universelles, de notre environnement physique
– ce qui renforce, paradoxalement, l’immanentisme de la signification littérale et
l’objectivation impliquée dans la notion conventionnelle du sens énonciatif.
90
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
les deux à la fois : /goinfre/. L’afférence sociale, notée dans le dictionnaire
comme “ figuré ”, s’actualise donc uniquement en présence de l’interprétant
qu’est le caractère disparate des isotopies /animal/ et /humain/, mais sur le
fond d’un domaine pratique donné. Hors ce contexte minimal, nous ne
pouvons constater qu’une ambiguïté, créée par l’artefact qu’est l’exemple d’un
théoricien. Bref, la régularité conventionnelle que Searle constate pour
l’interprétation métaphorique provient de la conventionalité de ses exemples
qu’il qualifie de “ simples ” (cf. supra, III.1.2.c).
L’exemple de Le Guern, en revanche, est attesté : c’est doña Sol qui
s’adresse à Hernani dans une situation précise, définie par l’intrigue de la pièce
de Victor Hugo. De caractère textuel, cet exemple met en doute la
généralisation conventionnaliste de Searle. Pourquoi, en ce cas, se fixer
d’emblée sur l’afférence sociale de ‘lion’ : /courageux/ ? Pourquoi ne pas
considérer, outre cette afférence conventionnelle, les sèmes qui sont
textuellement actualisés ? En effet, à la fois lion et, naturellement, Hernani
reçoivent maintes déterminations dans la pièce d’Hugo. Esquissons-en
quelques traits, sans pouvoir entrer dans les détails :
(i) Le signifié ‘lion’ n’est pas seulement actualisé dans la seule
métaphore de doña Sol, de manière ponctuelle et isolée. L’isotopie /animal/
traverse la pièce d’Hugo. Elle est spécifiée, textuellement, en /bête de proie/,
comprenant outre ‘lion’ les signifiés ‘chien de chasse’, ‘aigle’ et ‘tigre’. Le
sens de lion est donc différentiel et textuel. Il dépend, outre de son taxème de
définition //bête de proie// déterminé textuellement, des moments de l’intrigue,
et des univers constitués par les différents personnages, actants.
(ii) Hernani est un lion d’abord pour ses ennemis : noble de naissance,
mais rebelle solitaire, il vit en dehors de la société, retiré dans les montagnes
de la Catalogne, “ chef de bandits infidèles ”. (cf. e.g. p. 553, p. 577, p.
590). Cela constitue, en interaction avec les sèmes actualisés de ‘lion’, la
molécule sémique suivante : /solitaire/, /montagnard/, /sauvage/, /exilé/,
/puissant/.
(iii) Pour lui-même, Hernani est, inconsciemment, sans le dire, un lion,
une bête de proie du fait que, “l’œil fixé sur [sa] trace”, il poursuit Don
Carlos, l’assassin de son père, “lentement” et silencieusement (comme un
fauve), mais “plus assidu” que les “chiens de palais” (p. 567sq.). Don Carlos,
lui, apparaît ainsi, soit comme “l'aigle impérial” qu’Hernani voudrait “écraser
dans l’œuf” (p. 581), soit comme “un tigre” (et non pas comme “le lion de
Castille”) parce que haï d’Hernani et de doña Sol (p. 612).
(iv) Or, dans la quatrième scène de l’acte III (p. 601), doña Sol, dans une
ferveur romantique, se jette dans les bras d’Hernani, en s’écriant :
(6) “ Vous êtes mon lion superbe et généreux ! ”.
Cette métaphore célèbre se laisse interpréter dans plusieurs directions :
a) doña Sol est attirée par la force physique et morale d’Hernani ; b) elle
91
Cahier du CIEL 2000-2003
accepte de vivre avec lui, tout en assumant sa condition solitaire,
montagnarde, bohémienne et rebelle ; c) elle reconnaît la noblesse d’Hernani,
malgré sa condition de marginal; d) elle espère que la générosité de son cœur
pourra surmonter la haine et le désir de vengeance (cf. l’ensemble de leur
dialogue dans cette scène). La forme textuelle de la métaphore (6), bien
distincte de la forme propositionnelle standard Hernani est un lion, est la trace
de la structuration textuelle de ces dimensions : énonciatives (“ vous ”,
“ mon ”), situant la métaphore dans l’univers de doña Sol (en contraste avec
cette "même" métaphore dans les autres univers cités) ; temporelles, la
métaphore marquant un moment décisif dans la pièce ; prédicatives (“ superbe
et généreux ”), actualisant des nouveaux traits spécifiques et annonçant la
virtualisation possible d’autres traits actualisés avant (/vengeance/,
/dangereux/, /chasseur/).
3.3.2. Bilan théorique
Toutes les conceptions discutées reconnaissent, d’une manière ou d’une
autre, deux étapes de l’interprétation d’une métaphore : a) constat d’un conflit
entre les éléments mis en relation ; b) recherche d’un autre sens comme
solution du conflit initial. La majorité des conceptions vont cependant
dédoubler le sens global en signification systématique et sens contextuel, pour
délaisser la signification contradictoire en faveur du sens métaphorique, i.e. le
substitut lexical ou la paraphrase propositionnelle. La première étape est donc
considérée comme provisoire, elle doit être dépassée. Le sens sera coupé de la
signification et l’allocutaire obligé de “ construire ” l’interprétation selon son
gré. On se retrouve devant le dilemme entre déterminisme linguistique et
liberté cognitive absolue.
Les conceptions entièrement contextualistes, telle la sémantique
textuelle de Rastier et la pragmatique cognitive de Sperber et Wilson et de
Récanati, évitent la scission entre sens et signification. Mais la pragmatique
cognitive escamote, à sa manière, la première étape du processus
métaphorique, ne reconnaissant guère la tension métaphorique. La conception
textuelle est donc la seule à réussir deux choses en même temps : ne pas
scinder l’objet de la sémantique (en signification et sens, acte de parole directe
et indirecte, dénotation et connotation, etc.), et maintenir, néanmoins, la
tension métaphorique. La métaphore apparaît comme une forme de connexion
textuelle, comme une poly-isotopie. On cesse de découper les fils que tisse le
texte. On admet que le sens soit un tissu.
Résumons les caractéristiques de la conception textuelle :
(i) Le conflit métaphorique ne s’établit plus entre mots isolés, mais
entre isotopies, impliquant tous les mots qui manifestent les isotopies
incompatibles. Les isotopies incompatibles impliquent non seulement les
92
Colette CORTÈS - Entre métacatégorisation allotopique et interdiscours
mots lexicalisés sur l’axe syntagmatique, mais aussi les mots réécrits sur
l’axe paradigmatique. L’opposition entre substitution et interaction n’a donc
plus lieu d’être. La notion de poly-isotopie prend d’ailleurs en considération le
fait qu’un texte puisse établir des connexions métaphoriques entre plus de deux
isotopies.
(ii) La tension allotope entre les isotopies doit être maintenue et le sera
dans la structure textuelle, pour participer à l’actualisation des sèmes
spécifiques qui expliquent le conflit métaphorique. Une fois les sèmes
spécifiques déterminés, ils établissent à leur tour la connexion métaphorique et
renforcent la contradiction ou la tension métaphorique ; car les sèmes
spécifiques ne peuvent remplacer les sèmes génériques, chaque type de sème
assurant une fonction différente.
(iii) Ainsi la conception textuelle n’opère pas de dédoublement de sens
qui privilégierait la signification contre le sens, la contradiction contre la
cohérence. Tout au contraire, elle maintient une duplicité sémantique, i.e. une
poly-isotopie qui complexifie la structure textuelle et les parcours
interprétatifs suggérés par elle. Tension et résolution coexistent et enrichissent
la dynamique interprétative et le sens textuel.
(iv) Il s'ensuit que la solution de l’énigme métaphorique n’est pas
nécessairement prévisible. Moins la structure textuelle et métaphorique sont
élaborées, plus les sèmes spécifiques s’infèrent suivant les afférences
socialement normées, par des topoi, comme dans Achille est un lion, où,
depuis Aristote, ‘Achille’ et ‘lion’ se voient attribuer le sème /courageux/. La
distinction entre afférence sociale et afférence textuelle permet de rendre
compte de la différence entre métaphore habituelle et métaphore vive, sans
objectiver ni immanentiser cette différence. C’est pourquoi il convient de
donner une place empirique aux variabilités discursives et historiques des
métaphores. Donner une place à la parole rhétorique, poétique, juridique etc.,
c’est admettre l’expérience idiosyncrasique des interlocuteurs. C’est au fond la
raison pour laquelle Aristote défend le trope contre l’idéalisme réaliste des
platoniciens.
Le theôrein métaphorique, la vision ouverte par la métaphore est donc
bien une perception, mais une “ perception sémantique ” (cf. Rastier, 2002,
VIII). C’est bien un voir, mais à travers le voile des mots qui donnent à voir
(cf. Oskui 2000a). L’“ intuición ” dont parle Borges passe par le texte.
É PILOGUE
Si vous voyez les dents d’un lion,
ne pensez pas qu’il est en train de sourire.
93
Cahier du CIEL 2000-2003
Al-Mutanabbî
Revenons, à la fin de notre parcours, aux toutes premières origines :
avant le concept aristotélicien de la métaphore, il y avait les métaphores
d’Homère. N’ayons pas peur du texte homérique. Ayons le courage de regarder
en face le lion, dans la merveilleuse traduction de Frédéric Mugler (Iliade, XX,
vers 161sq.). :
“ En premier s’avança Enée, hostile, secouant
Son casque énorme et lourd. Par-devant sa poitrine
Il tenait son vaillant écu et brandissait sa lance.
Le fils de Pélée, à son tour, bondit à sa rencontre.
Tel un lion cruel, que tous les hommes du pays
Brûlent de mettre à mort ; tout d’abord, il va, dédaigneux ;
Mais qu’un gars belliqueux vienne à le toucher de sa lance,
Soudain il se ramasse, gueule ouverte, écume aux dents,
Et son âme vaillante gronde au fond de sa poitrine ;
De la queue il se bat sans fin les hanches et les flancs,
Tandis qu’il s’excite au combat et, l’œil étincelant,
Fonce droit devant lui, décidé à tuer un homme,
Ou à périr lui-même alors dans les premières lignes :
Tel, poussé par sa fugue et son cœur audacieux,
Achille courut au devant du magnanime Enée. ”
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96
SAUSSURE ET LE SENS FIGURÉ
Patricia SCHULZ
Célith, EHESS
I NTRODUCTION
Dans un certain nombre de travaux déjà, nous nous sommes efforcée de
montrer que la métaphore n'existe pas ou, plus exactement, qu'elle est un
concept et par conséquent un produit de la réflexion humaine. En tant que
telle, la métaphore n'est nullement nécessaire ou inhérente à la langue. Bien
au contraire, elle est accessoire, car elle dépend d'un point de vue théorique.
Montrer cela n'est pas le propos du présent travail, et nous renvoyons le
lecteur à nos travaux ultérieurs53. Ce que nous nous proposons ici, c'est de
renforcer notre point de vue en nous servant des descriptions et remarques d'un
illustre linguiste mort depuis plus d'un siècle : le linguiste genevois Ferdinand
de Saussure.
Saussure a écrit sur la métaphore? Il semble que oui – plus ou moins
directement et plus ou moins explicitement. De plus, en lisant le paragraphe
23 des Ecrits de linguistique générale54 – publiés à la suite de la découverte, en
1996, de manuscrits qu'on croyait perdus –, il faut se rendre à l'évidence : Le
grand penseur suisse n'a guère dû apprécier la métaphore. Selon lui :
Il n'y a pas de différence entre le sens propre et le sens figuré des mots (ou : les
mots n'ont pas plus de sens figuré que de sens propre), parce que leur sens est
53
Voir par exemple Schulz 2004
Ecrits de linguistique générale (2002) § 23: "Sens propre et sens figuré". Nous remercions
Oswald Ducrot de nous avoir fait parvenir ce paragraphe.
54
Cahier du CIEL 2000-2003
éminemment négatif.
Pour déconstruire le concept de métaphore, nous le confronterons, dans
un premier temps, à la critique que Saussure fait à l'égard d'une règle
phonétique. La naissance de la métaphore en tant que règle semble en effet
suivre les mêmes principes que certaines règles en phonétique. Dans un second
temps, nous attaquerons plus en profondeur : Avec Saussure, on découvrira
que la métaphore n'est nullement un concept anodin, mais qu'elle exige un
certain type de description du sens des mots que le linguiste qualifie de
"positif".
1. UNE RÈGLE
SÉMANTIQUE :
GÉNÉRALE DE LA MÉTAPHORE
DÉFINITION
Si on veut donner du phénomène métaphorique une description ou une
définition très générale, on pourra le décrire en disant qu'il consiste en
…l'occurrence d'une expression E (E2) dans un contexte inhabituel C1, c'est-àdire dans un contexte qui n'est pas le contexte habituel C2 de l'occurrence E
(E1).
Le texte dans lequel la métaphore est repérée ou identifiée peut être
caractérisé comme un "contexte inhabituel". Mais on peut également parler
d'emploi inhabituel en considérant l'expression E – en l'occurrence
l'expression métaphorique – en elle-même. Si on prend comme exemple
prendre racine (E), cela donne la représentation suivante :
emploi métaphorique
Il sentait ses pieds prendre racine
E2 dans C2 (inhabituel)
emploi propre/ habituel /
littéral
Une touffe de dattier a pris racine
dans le jardin
E1 dans C1 (habituel)55
On observe tout d'abord que le concept de métaphore exige
55
Cette description, très banale en apparence, résume bien selon nous les traits principaux de
l'emploi métaphorique. On pourra s'en convaincre en lisant les nombreuses définitions.
Quelques exemples au hasard: "une métaphore est le transfert d'un concept [...] dans un
domaine conceptuel étranger" (Prandi, 2002, 9) L'auteur souligne à juste titre que cette
"définition minimale" reprend, sous une forme légèrement modifiée, la définition d'Aristote.
Voir aussi la définition de l'Oxford English Dictionary (OED) (citée par exemple par Black
1954) que nous traduisons comme suit: La métaphore est une figure de parole dans laquelle un
nom [E] […] est transporté vers un objet [C1] qui quoique différent est analogue à celui [C2]
auquel ce nom [E] s'applique proprement (c'est nous qui introduisons E, C1 et C2).
98
P. SCHULZ- Saussure et le sens figuré
(implicitement) la présence de deux termes : un emploi métaphorique (ou
inhabituel) qui s'oppose à un emploi propre (ou habituel). Soulignons cet
aspect, ce dédoublement des emplois, que nous pensons être au cœur du
concept de métaphore : On ne peut parler d'emploi métaphorique que si on lui
oppose un emploi propre ; l'un ne va pas sans l'autre. La métaphore est
l'opposition même du propre et du figuré. C'est donc à ce point essentiel que
Saussure se réfère lorsqu'il oppose le "sens propre" et le "sens figuré" (cf.
supra), opposition qu'il qualifie ensuite de non pertinente.
Un second aspect concerne le changement (de sens) que subit l'emploi
inhabituel ou métaphorique : En effet, dans C2 E devient E2, c'est-à-dire qu'il
prend un sens nouveau "b" par opposition à sa signification habituelle "a". En
schématisant, on pourrait dire que E1/"a" dans C1 devient E2/"b" dans C2.
Cette transformation est généralement désignée sous le terme de "changement
de sens". L'emploi métaphorique se caractérise par un changement de sens que
prend l'expression E dans un contexte inhabituel.
Peu importe que l'on parle d'un emploi "habituel" face à un emploi
"inhabituel", d'un emploi "littéral" opposé à un "non littéral" (ou "figuré"), ou
encore d'un "normal" par rapport à un "anormal" : Ces notions sont
équivalentes et représentent un même état de faits, à savoir l'idée centrale qui
ramène le concept de métaphore à un phénomène inévitablement normatif :
L'emploi métaphorique est fondamentalement un emploi "anormal" – faire une
métaphore, c'est utiliser une expression "hors norme" –, par opposition au
"propre" qui, lui, est le représentant de la norme. Ne pas voir cette opposition,
c'est refuser de voir l'essence même de la métaphore56.
Une des questions qui se pose maintenant est de savoir pourquoi,
habituellement, cette norme est sinon taboue, du moins négligée. Pourquoi
n'est-elle jamais explicitement théorisée, alors qu'elle est implicitement – et
même nécessairement – présente? Car, la métaphore suppose une norme. Bien
plus : c'est cette conception "normative" même qui l'engendre. C'est ce que
nous nous proposons de montrer. Il apparaîtra alors que cette conception est
fort incommode, ce qui pourrait expliquer le silence des théoriciens quant à la
nature de cette norme. Mais revenons à Saussure.
56
Nous avons essayé de montrer ailleurs (Schulz, 2002) que la métaphore ne peut pas ne pas
être une figure normative.
99
Cahier du CIEL 2000-2003
2 . C OMMENT NE PAS FORMULER DES RÈGLES :
ASPECT MÉTHODOLOGIQUE
Dans certains paragraphes des Ecrits de linguistique générale (2002),
Saussure manifeste son scepticisme à l'égard d'un type de description
phonétique. La règle qu'il nous demande de considérer est la suivante :
"sanscrit s après k, r et les voyelles autres que a […] devient (donne, se
change en) ç" (2001, 56). Ou, plus généralement : "ce qui est s dans tel cas
apparaît comme ç dans tel autre" (ibid.). A ce propos, le penseur ébauche une
série de réflexions. Selon lui, le reproche majeur est que ce type de règle
…ne se propose rien. On part, tout à fait empiriquement, et
m a c h i n a l e m e n t , de cette i m p r e s s i o n que la présence de tel élément est en
relation avec certaines circonstances et offre un caractère de régularité
appréciable. (ibid., 58) (c'est nous qui soulignons).
En critiquant l'absence d'orientation et de méthode, Saussure s'en prend à
la démarche scientifique même qui est adoptée et qui a présidé à la naissance de
la règle. Il constate qu'elle manque de "caractère scientifique", car l'approche a
quelque chose d'aléatoire et de non systématique. Si on ne se donne pas un
objectif, si la description ne détermine pas au préalable ce qu'elle se propose de
montrer, elle devient hasardeuse et par conséquent non scientifique. Saussure
précise en effet que l'on finit ainsi par décrire certains éléments sans s'inquiéter
du fait qu'il y a "tout à côté dans la même langue une multitude d'éléments de
même ordre dont personne ne s'inquiète…" (ibid.). Pourquoi donner une règle
pour l'apparition d'un certain élément (en l'occurrence ç), alors que l'on n'en
donne pas pour la "grande majorité des autres éléments du même système"
(ibid.). C'est ce côté aléatoire et hasardeux qui lui fait caractériser cette règle
(d'ailleurs très commune) d'"espèce[s] de règles "phonétiques" qui donne[nt]
l'illusion de faits phonétiques".
Pourquoi rapprochons-nous cette description du concept de métaphore?
Cela peut paraître obscur. Mais, n'est-il pas justifié de s'interroger sur
l'objectif que l'on se propose avec la métaphore? On observe en effet que la
métaphore est un phénomène admis a priori, et qui ne fait donc pas un instant
l'objet d'un doute. A aucun endroit, son "existence" est formulée sous forme
d'hypothèse. Au fond, c'est comme avec la règle phonétique citée ci-dessus : Il
suffirait de la prononcer – en observant ces phénomènes – pour qu'elle existe.
Mais : Que décrit-on en réalité? Et dans quel objectif? Et pourquoi ne se
propose-t-on jamais de regarder la "réalité inverse"? Pourquoi ne se demande-ton pas ce qu'il en serait si tel ou tel emploi donné n'était pas vu comme
métaphorique?
100
P. SCHULZ- Saussure et le sens figuré
Autrement dit, voir des métaphores, c'est faire (nécessairement!)
l'hypothèse d'un changement de sens. On suppose que l'expression prendre
racine adopte un sens "b" différent de sa signification propre "a". De plus, il
s'agit là d'une hypothèse externe, c'est-à-dire non nécessaire en tant que telle.
C'est une décision que l'on peut prendre, mais que l'on ne doit pas prendre.
Mais si on la prend, il est impératif sinon de la justifier, du moins de la
mentionner. Le scientifique, pour être crédible, ne peut, comme le remarque
Saussure, partir "tout à fait empiriquement, et machinalement, de
[l']impression qu'il en est ainsi" (c'est nous qui soulignons) (ibid.).
Quant à nous, nous refusons cette hypothèse externe du changement du
sens. Nous allons affirmer avec Saussure qu'un supplice reste un supplice, peu
importe que l'on parle "du supplice du gril ou de la roue", ou bien "du
supplice de porter des gants trop étroits" (ibid., 79). L'emploi
traditionnellement dit "métaphorique" n'en sera plus un pour nous, car ces
emplois réalisent le même sens que les emplois dits habituels, la métaphore
n'étant qu'une "illusion de fait" (58).
3 . L ' ASPECT SUBSTITUTIF ET NORMATIF DE LA
RÈGLE
Une autre partie de la règle examinée par Saussure concerne son "aspect
substitutif" – et il s'agit là d'un autre point de comparaison avec la règle
appelée "métaphore".
Selon Saussure,
Toutes ces règles de "phonétique instantanée [ont] en réalité pour sempiternelle
substance de dire qu'un élément ? (dans les circonstances que l'on indique) est le
substitut d'un élément ? (ibid.).
Cette idée est également exprimée dans la description initiale de la règle
(56), citée ci-dessus : "sanscrit s […] devient (donne, se change en) ç" (c'est
nous qui soulignons). Appliquée à la métaphore, on aura la "sempiternelle
substance" selon laquelle : Dans un certain type de contexte C2, l'expression
E1 devient, se change en ou donne E2. Ou : Une autre manière consisterait à
dire que la signification "a" du terme E devient telle autre signification "b"
dans tel emploi C2.
Mais il y a une autre manière d'aborder l'aspect substitutif de la
métaphore. Selon P. Fontanier, la figure est de nature essentiellement
substitutive, car, on s'en souvient, pour lui celle-ci est fondamentalement
opposée à la catachrèse. Contrairement à cette dernière – qui consiste en une
"déviation" forcée d'un mot, pour combler une lacune du lexique –, la figure
au contraire, réside dans le fait d'un choix : le choix proposé entre une
101
Cahier du CIEL 2000-2003
expression propre P (désignant l'idée ou l'objet de manière directe) et une
expression figurée E (désignant l'objet ou l'idée de manière indirecte – dans
l'emploi E2). Genette explicite ce principe en disant : La figure consiste à "se
mettre à la place d'un signe propre"57. Ainsi, si je dis le pêcheur a pris racine
sous l'arbre…, l'expression prendreracine (E2) se substitue à une manière
"propre" ou "directe" de parler, où on aurait dit quelque chose comme le
pêcheur est complètement immobile (P).
Le principe substitutif joue donc un rôle central dans la métaphore. Nous
reviendrons un peu plus loin sur les conséquences de cette hypothèse interne
("interne" car nécessaire ou inévitable dès qu'on postule un emploi figuré).
Or, un autre aspect doit être élucidé ici. Car, ce n'est pas tant pour le
principe de substitution que nous avons rapproché la "règle métaphorique" de
la règle phonétique : C'est bien plus un aspect impliqué par l'idée de
substitution et que l'on pourrait nommer le caractèrenormatif de la règle. En
effet, Saussure précise que toute règle phonétique de ce type – reposant sur un
(prétendu) rapport de substitution entre deux termes ("?" et "?") – suppose que
l'un des deux termes, par exemple ?, ait "sur l'autre un rang de prééminence ou
de priorité" (ibid., 58). Or,
pourquoi […] dire que s sanscrit "devient" ç dans telles circonstances (et nous
laissons complètement de côté la grande question de ce mot "devient"), p l u t ô t
que de dire inversement que ç sanscrit "devient" s dans telles autres? […]
…on ne peut pas plus dire que le terme ? soit remplacé par le terme ? (ou changé
en le terme ?) que l'inverse ; il n'y a pas la moindre raison d'attribuer à ? ou à ?
la qualité de terme normal par rapport à l'autre (ibid., 59 ; c'est nous qui
soulignons).
La critique du linguiste suisse porte ici sur le fait que, dès qu'on met en
jeu un rapport (de substitution) entre deux éléments, il devient également
question d'un ordre relatif à ces éléments, ordre d'apparition ou d'existence. Ou
encore : Dès qu'on énonce une telle règle, s'impose non seulement la présence
57
G. Genette, introduction au livre de Fontanier, 1977, 10; voir aussi Schulz, 2000, chap. 2, 1.3.
et 2002, où nous avons décrit ce phénomène sous le nom de "principe de substitution". Nous
avons également essayé de montrer, que quoi qu'en disent certains théoriciens, la métaphore ne
peut pas ne pas être substitutive; ce principe est inhérent même à sa définition. C'est ainsi que
déjà Aristote a décrit l'essence de la métaphore en la classant parmi les figures d'élocution
(Poétique, chap. 22, 1458a, 18-22): "L’élocution a comme qualité essentielle d’être claire sans
être basse. Or elle est tout à fait claire quand elle se compose de noms courants, mais alors elle
est basse [...]. Elle est noble et échappe à la banalité quand elle use de mots étrangers à l’usage
quotidien. J’entends par là le mot insigne, la métaphore, le nom allongé, et d'une façon générale
tout ce qui est contre l'usage courant" (c'est nous qui soulignons). Fontanier reprend cet aspect:
"les figures du discours sont les traits, les formes ou les tours [...] par lesquels le langage [...]
s’éloigne plus ou moins de ce qui en eût été l’expression simple et commune" (c'est nous qui
soulignons), cité par Genette (1977, 9). Voir aussi de nos jours (H. Bénac, 1982): La figure a
un "rapport au choix et à l'arrangement des mots".
102
P. SCHULZ- Saussure et le sens figuré
de deux termes, mais la priorité de l'un (qui est donc l'équivalent de "zéro") par
rapport à l'autre. Or, Saussure remet en cause ce rang de prééminence. Pour lui
il n'y a pas de raison d'attribuer une antériorité ou une primauté à l'un ou
l'autre de ces termes, car il n'y a aucun argument qui justifie le caractère plus
normal de l'un par rapport à l'autre. – A moins que l'on définisse les termes
d'une manière que Saussure qualifie de positive.
4. LES MOTS NE SONT PAS DOTÉS D' UNE
VALEUR SÉMANTIQUE POSITIVE
Si nous reprenons le § 23 (voir introduction), Saussure dit en effet qu'il
n'y pas de figure ou de "sens figuré" "parce que le sens [des mots] est
éminemment négatif". En retournant cette affirmation, on obtient qu'il n'y a
de sens figuré que si le sens des mots est "positif". Notons tout d'abord une
chose importante : Cette description implique d'ores et déjà que le sens figuré
dépend d'une certaine manière de concevoir le sens – manière que Saussure
appelle lui-même "positive" (ibid., 75). Or, en quoi consiste-t-elle? Que fautil entendre par "positif"?
Selon Saussure, il s'agit de l'idée que les mots de la langue posséderaient
une valeur absolue, que la langue consiste "en un ensemble de valeurs
positives et absolues" (ibid., 77). La compréhension de cette idée est
complexe. Mais dans cette optique, il faudrait examiner l'hypothèse selon
laquelle les mots seraient porteurs des "propriétés de choses" - propriétés qui,
en ce sens, existeraient elles-mêmes indépendamment de la langue. C'est
croire, selon Saussure, que femme, lune, soleil, etc. sont constitués des
propriétés positives d'objets qu'ils sont censés représenter.
Saussure donne plusieurs arguments pour montrer l'impossibilité de
cette hypothèse. En vue de défendre le sens positif – existant en dehors des
mots – il faudrait tout d'abord admettre que "mots" et "idées" puissent être
envisagés séparément, c'est-à-dire comme des entités existant indépendamment
l'une de l'autre. Or, pour Saussure non seulement cette position est intenable,
mais on touche avec cette question à une des thèses majeures de sa
linguistique, relative à la nature du langage. Selon lui en effet, et
contrairement à ce que tout le monde – linguistes compris – semble enclin à
croire – le "signifié" et le "signe" n'existent pas indépendamment l'un de
l'autre, et cela même pas pour notre conscience. Les "signes" – en tant que
matérialité ou suite de sons phonétique qu'il appelle aussi "figure vocale" –
n'ont pas d'existence en eux-mêmes, c'est-à-dire indépendamment des
"signifiés". Car, un signe n'existe pour la conscience des sujets parlants qu'en
tant que totalité, qu'en tant que mot avec son sens :
103
Cahier du CIEL 2000-2003
…les figures vocales qui servent de signes n'existent pas […] dans la langue
instantanée. Elles existent à ce moment pour le physicien, pour le
physiologiste, non pour le linguiste ni pour le sujet parlant. (ibid., 73)
Dans ce contexte, on peut comparer le signe linguistique aux autres
signes des systèmes sémiologiques :
Le système de la langue peut être comparé avec fruits et dans plusieurs sens,
quoique la comparaison soit des plus grossières, à un système de signaux
maritimes obtenus au moyen de pavillons de diverses couleurs.
Quant un pavillon flotte au milieu de plusieurs autres [ ], il a deux existences :
la première est d'être une pièce d'étoffe rouge ou bleue, la seconde est d'être un
signe ou un objet, compris comme doué d'un sens par ceux qui l'aperçoivent.
(ibid., 54)
Le signe ou la figure vocale, à l'instar de la pièce d'étoffe, n'existe
indépendamment que comme objet matériel "sans sens". Et elle n'existera,
pour le sujet parlant, qu'en vertu "de la pensée qui s'y attache" (ibid.). Mais de
même que le signe matériel n'existe pas indépendamment, de même il en est
pour le "signifié", qui n'existe que par et à travers le signe :
…les significations, les idées, les catégories grammaticales,[n'existent pas]
hors des signes ; elles existent peut-être extérieurement au domaine
linguistique ; c'est une question très douteuse, à examiner en tout cas par
d'autres que le linguiste ; (ibid., 73)
Pour Saussure, "signification" et "signe" ne peuvent être envisagés
comme existant indépendamment l'un de l'autre58. Ce qui existe pour Saussure
ce sont des
[significations] non séparables des signes, vu que ceux-ci ne mériteraient plus
leur nom sans signification. (ibid., 72-73)
L'existence d'un type d'idées qui seraient indépendantes de tout ce qui est
linguistique – sous formes d'entités "cognitives", véhiculées par notre pensée
– semble donc fort douteuse pour le suisse. Quoi qu'il en soit, cette existence
resterait à prouver (cf. supra), mais par d'autres que le linguiste.
Mais Saussure nie la possibilité d'un sens positif par un autre biais. Estce que les entités de la langue sont seulement en rapport – et ceci de manière
essentielle – avec les entités du monde – de telle sorte que les premiers devront
se définir par le biais des seconds? Est-ce que l'essentiel du mot consiste à
58
Voir aussi: "Il y a, malheureusement pour la linguistique, trois manières de se représenter le
mot:
La première est de faire du mot un être existant complètement en dehors de nous […]; dans ce
cas le sens du mot devient […] une chose distincte du mot; et les deux choses sont dotées
artificiellement d'une existence, par cela même à la fois indépendantes l'une de l'autre […];
elles deviennent l'une et l'autre objectives et semblent en outre constituer deux entités." (ibid.,
83)
104
P. SCHULZ- Saussure et le sens figuré
évoquer l'"idée d'un objet" (ibid., 75)? Ou encore, est-ce que la langue a pour
partie constitutive l'essence des objets du monde? Car, si un mot,
se rapporte à un objet matériel, on pourrait dire que l'essence même de
l ' o b j e t est de nature à donner au mot une signification positive. (ibid., 75)
(c'est nous qui soulignons)
Mais, cela implique que nous connaissons cette essence, et surtout que
nous la connaissons en utilisant la langue. Pour répondre à cette interrogation,
Saussure fait appel à ce qui constitue depuis longtemps une évidence pour la
philosophie (phénoménologique), mais que la linguistique semble encore
ignorer :
Ici, ce n'est plus au linguiste de venir enseigner que nous ne connaissons
jamais un objet que par l'idée que nous nous en faisons, et par les comparaisons
justes ou fausses que nous établissons : en fait je ne sais aucun objet à la
dénomination duquel ne s'ajoute une ou plusieurs idées, dites accessoires mais
au fond exactement aussi importantes que l'idée principale – l'objet en question
59
fût-il le Soleil, l'Air, l'Arbre, la Femme, la Lumière, etc. (ibid., 75)
Notre propos ici n'est pas d'entrer dans des questions philosophiques de
fond sur la nature du "monde réel". Saussure souligne cependant là une
"vérité" scientifique qui n'est pas sans conséquences pour la description
linguistique : Les objets ne sont pas ce que nous croyons qu'ils sont. Il est
admis depuis Kant que l'objet en soi n'est pas atteignable, et ne pourra peutêtre jamais, être appréhendé tel qu'il est. Seules sont accessibles à nos sens les
façons qu'il a de nous paraître : sa façon d'être phénomène. Pour Saussure, ce
sont par conséquent les "idées" que nous nous faisons sur les objets (faire au
sens fort de fabriquer) qui déterminent les mots, et non pas des propriétés qui
seraient inhérentes à ces objets. Or, cette "fabrication" ne se sert pas d'entités
positives, mais de relations d'oppositions. Ou, dans les termes de Saussure :
Autrement dit, si le mot n'évoque pas l'idée d'un objet matériel, il n'y a
absolument rien qui puisse en préciser le sens autrement que par voie négative.
(ibid., 75)
59
Notons que Saussure semble s'adresser ici directement aux rhétoriciens Dumarsais et
Fontanier qui, tous les deux, utilisent le terme de propriétés "accessoires" pour décrire le
mécanisme figuré. Si la figure est possible, c'est parce que nous pouvons attacher aux mots
toute sorte d'idées accessoires et non centrales. Saussure combat donc ce point de vue, car pour
lui, vu qu'il n'existe pas de propriétés objectives, inhérentes aux objets, il n'y a que de
l'accessoire.
105
Cahier du CIEL 2000-2003
5. V ALEUR NÉGATIVE ET SENS FIGURÉ
En fait, le problème qui se pose lorsqu'on décide de prendre le "fait
extérieur" (ibid., 75) pour base de la description des mots est, selon Saussure
double : Premièrement,
il faudra continuellement changer de terme pour le même objet, appeler par
exemple la lumière "clarté", "lueur", "illumination", etc. (ibid., 75)
Autrement dit, vu la nature de l'objet, qui change constamment pour
nous selon l'approche que nous en avons, il faudrait admettre qu'un même
objet (comme par exemple la lumière) reçoive de nombreuses dénominations
différentes. Or, cette constatation est quelque peu contraire à l'hypothèse
initiale, selon laquelle un mot correspond à un objet déterminé. Mais il en
résulterait également, deuxièmement
que le nom du même objet servira pour beaucoup d'autres : ainsi la lumière de
l'histoire, les lumières d'une assemblée de savants. Dans ce dernier cas on se
persuade qu'un nouveau sens (dit figuré) est intervenu : cette conviction part
purement de la supposition traditionnelle que le mot possède une signification
absolue s'appliquant à un objet déterminé ; c'est cette présomption que nous
combattons. (ibid.)
Nous concluons donc avec Saussure qu'une valeur positive quelconque ne
saurait former la base pour une description sémantique :
[…] en réalité toutes ces dénominations sont également négatives, ne
signifient rien que par rapport aux idées mises dans d'autres termes (également
négatifs), n'ont à aucun moment la prétention de s'appliquer à un objet défini en
soi… (ibid., 75).
Et :
Aucun signe n'est donc limité dans la somme d'idées positives qu'il est au même
moment appelé à concentrer en lui seul ; il n'est jamais limité que
négativement, par la présence simultanée d'autres signes… (ibid., 78)
Pour Saussure, le sens des mots doit donc se définir de manière négative.
Il entend par là que les "idées" que "contiennent" les mots ne se définissent que
par le biais d'une relation entre ces mêmes mots :
Alors même qu'il s'agit de désignations très précises comme roi, évêque,
femme, chien, la notion complète enveloppée dans le mot ne résulte que de la
coexistence d'autres termes : le roi n'est plus la même chose que le roi s'il existe
un empereur, ou un pape, s'il existe des républiques, s'il existe des vassaux, des
ducs, etc. ; - le chien n'est plus la même chose que le chien si on l'oppose
surtout au cheval en en faisant un animal impudent et ignoble, comme chez les
Grecs, ou si l'on l'oppose surtout à la bête fauve qu'il attaque en en faisant un
modèle d'intrépidité et de fidélité au devoir comme chez les Celtes. L'ensemble
des idées réunies sous chacun de ces termes correspondra toujours à la somme de
celles qui sont exclues par les autres termes et ne correspond à rien d'autre ;
106
P. SCHULZ- Saussure et le sens figuré
ainsi le mot chien ou le mot loup aussi longtemps qu'il ne surgira pas un
troisième mot ; l'idée de dynaste ou celle de potentat sera contenue dans le mot
roi ou dans le mot prince aussi longtemps qu'on ne procédera pas à la création
d'un mot différent des premiers, etc. (ibid., 79-80)
Et Saussure de conclure :
Il n'y a pas de différence entre le sens propre et le sens figuré des mots – parce
que le sens des mots est une chose essentiellement négative. (ibid.)
Saussure défend sa conception dans de nombreux autres passages, en
l'appliquant à d'autres termes (mêmes "abstraits" comme autonomie,
indépendance, liberté, individualité) (ibid., 80). Un travail détaillé resterait à
faire, qui ne manquerait certes pas d'intérêt.
6. … ET LA MÉTAPHORE N' EXISTE DONC PAS
Nous avons tenté de mettre en lumière, en nous appuyant sur Saussure,
que la conception du sens figuré et de la métaphore dépend d'une certaine
approche sémantique des mots, qualifiée de "positive" par Saussure et de
"référentielle" par nous-même : Pour avoir du figuré, il faudrait localiser dans
le sens des mots les propriétés du monde – propriétés qui constituerait alors
l'état de "norme", quelque chose qui devrait être. Or, en linguistique il n'y a
pas d'être, il n'y a que des différences. C'est bien ce qui fait le caractère propre
et unique de la langue. Rien n'y est donné de manière positive :
Dans d'autres domaines, si je ne me trompe, on peut parler des différents objets
envisagés, sinon comme de choses existantes elles-mêmes, du moins comme
de choses qui résument choses ou entités positives […] ; or il semble que la
science du langage soit placée à part : en ce que les objets qu'elle a devant elle
n'ont jamais de réalité en soi, ou à part des autres objets à considérer. (ibid.,
65)
Rien ne préexiste, ni les idées, ni les signes, ni donc la métaphore. La
métaphore n'est pas compatible avec la linguistique saussurienne, une
linguistique selon nous très originale et, contrairement à ce qu'on semble
souvent prétendre, loin d'être épuisée dans sa nouveauté.
107
Cahier du CIEL 2000-2003
7. B IBLIOGRAPHIE
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2004 : Description critique du concept traditionnel de "métaphore", In Sciences
pour la communication., Peter Lang
SAUSSURE, F. de, 2002, Ecrits de linguistique générale, Paris, Gallimard.
108
MÉTAPHORE ET ÉVOLUTION DU
SENS DES LEXIES
Jean-François SABLAYROLLES
C.I.E.L. Université Paris 7
La marque fig. pour « emploi figuré », fréquemment associée dans les
dictionnaires à certaines acceptions de mots polysémiques, correspond à
l’analyse dite tropologique des évolutions et changements de sens,
traditionnellement pratiquée depuis l’Antiquité jusqu’aux manuels de
lexicologie les plus récents, en passant par Dumarsais, A. Darmesteter ou
S. Ullmann. L’enseignement tant scolaire qu’universitaire s’inscrit assez
naturellement dans cette continuité, et, parmi les tropes, la métaphore joue un
rôle de premier plan, encore accru par le développement des théories
cognitives.
Néanmoins un curieux qui regarde d’un peu près les informations,
analyses et indications bibliographiques de l’évolution du sens des mots dans
des grammaires, des dictionnaires et des manuels récents ou ayant fait date en
matière de lexicologie ne manque pas d’être surpris, voire désarçonné, par
nombre de petites différences et par des divergences de fond. Ainsi seul, à ma
connaissance, le manuel de F. Gaudin et L. Guespin fait-il une allusion
indirecte aux travaux de M. Bréal et A. Meillet dans ce domaine, par le biais
de références aux travaux de V. Nyckees.
M’inscrivant dans la lignée de ceux-ci, j’examinerai ici ce qui me semble
constituer des faiblesses de l’analyse tropologique, en particulier de ses
postulats implicites, en même temps que j’abonderai dans le sens des
hypothèses concurrentes, socio-historiques, formulées par V. Nyckees, qui
sont confortées par la prise en compte des analyses de pragmatique discursive
de B.-N. Grunig.
Cahier du CIEL 2000-2003
1. DÉSACCORDS
ENTRE
TENANTS
L’ANALYSE TROPOLOGIQUE
DE
1.1.
Des
divergences
entre
des
types
d’ouvrages et au sein d’ouvrages du même
type
La place accordée aux changements de sens des lexies et au rôle de la
métaphore est importante dans les manuels de lexicologie qui présentent tous
des développements conséquents à ce sujet, alors que les grammaires sont
beaucoup moins disertes. Elles se contentent souvent de quelques lignes à ce
sujet, confirmant la place de parente pauvre accordée au lexique. Voici ce que
l’on peut lire dans trois grammaires récentes.
Pour celle de H.-D. Béchade (1994, § 92, p. 74), le seul et même
paragraphe auquel renvoient figuré, métaphore et métonymie dans l’index,
« on parle de sens figuré (ou dérivé) d’un mot quand ce sens est issu du sens
propre mais s’en sépare par image. En d’autres termes, un mot prend des sens
nouveaux essentiellement par métaphore et métonymie. La métaphore va, par
transposition utiliser un mot déterminé à la désignation d’une réalité
quelconque pour la simple raison que ce mot a un point commun avec cette
réalité : on dira ainsi les pieds d’une chaise ou un détail croustillant ».
Dans la Grammaire méthodique du français de M. Riegel, J.-C. Pellat et
R. Rioul (1994), figuré et métonymie ne sont pas dans l’index qui indique
trois renvois pour métaphore, l’un à propos de la violation des règles de
sélection syntactico-sémantiques en cas d’emploi métaphorique d’un mot
(p. 123, Rem.), un autre au sujet de l’emploi de déterminant avec des noms
propres dans le cas d’un emploi métaphorique (Delon est le Clint Eastwood du
cinéma français) qui peut être lexicalisé (un harpagon), et le troisième à
propos des tropes illocutoires (p. 539, Rem.) : « l’appellation de trope
illocutoire se fonde sur le mécanisme des tropes comme la métaphore qui, en
rhétorique, remplacent le sens littéral par le sens figuré. ». On remarque que,
dans ces trois passages, sauf la mention de la possible lexicalisation de
l’emploi métaphorique de noms propres, il s’agit toujours d’une figure de
style et non d’un changement durable du sens d’un mot. Dans les pages
consacrées aux relations de sens dans le lexique (p. 558-562), on trouve un
développement long et bien argumenté sur les traitements homonymique et
polysémique, à l’intérieur duquel on lit que deux formes sont polysémiques
« si l’on peut dériver l’un des sens à partir d’un autre ». Les passages entre
les acceptions des exemples proposés se font « par extension », sauf le
dernier étiqueté métaphoriquement, sans plus de précision, pour l’acception
110
J.F. SABLAYROLLES - Métaphore et sens des lexies
« manœuvres suspectes » pour cuisine.
L’index de la Grammaire descriptive de la langue française de R. Éluerd
(2002) ne contient aucun des trois mots recherchés et, dans la petite
« annexe » consacrée au lexique et vocabulaire, un paragraphe de quatre lignes
note qu’« un mot est polysémique quand il a plusieurs acceptions de sens »,
que c’est un phénomène normal sans qu’il soit expliqué pourquoi ni quelles
relations logiques ou historiques peuvent relier ces diverses acceptions.
Ce sont donc trois points de vue différents qui sont adoptés dans ces
grammaires à propos de la métaphore. L’une, la dernière, n’en traite pas ; une
autre, la première, en fait un des moteurs des changements de sens des mots au
cours du temps et ne la mentionne qu’à ce sujet ; et une autre enfin, la
seconde, l’évoque à trois ou quatre reprises, essentiellement dans les
conséquences grammaticales que l’utilisation de cette figure de style a dans la
phrase, avec néanmoins la mention de la possible lexicalisation de l’emploi
métaphorique de noms propres et celle d’une relation métaphorique, non
justifiée, entre deux acceptions.
La consultation de dictionnaires ne dissipe pas vraiment le désarroi du
lecteur de grammaires. Leur comparaison mériterait à elle seule une étude
spécifique. Je me contenterai ici d’esquisser quelques remarques, à partir de
trois dictionnaires monovolumaires courants. Une première divergence est
repérable dans les listes des abréviations. Métaphore est absent de celles du
Lexis (éd. 1992) ou du Petit Larousse (millésime 1991) mais est présent dans
celle du Nouveau Petit Robert (dans sa mise à jour de 1995), alors que ces
trois dictionnaires indiquent fig. pour « figuré », « figurément ». Ce dernier
opère-t-il des distinctions que ne font pas les deux autres ? Et sur quels
fondements ? On cherche, en vain, une réponse dans les préfaces et autres
documents informatifs des dictionnaires.
L’examen des préfaces est en effet également déceptif et instructif à la
fois. Celle, assez longue, de Lexis n’aborde pas le problème des évolutions de
sens entre les diverses acceptions d’un mot, que le choix du dégroupement
homonymique ne fait cependant pas complètement disparaître et au sujet
desquelles il est indiqué, p. X, que « la définition [est] précédée d’un numéro
si le mot est polysémique » et, p. XI, que « l’ordre choisi dans
l’énumération des sens est celui qui a paru le plus approprié à chaque cas : le
plus souvent il s’agit d’un ordre logique allant du plus courant au plus rare, du
général au particulier, du sens de la langue usuelle au sens technique ou
scientifique ». Le rapport logique entre sens propre et sens figuré brille par
son absence, tout comme sont absents de la nomenclature du dictionnaire
grammatical figurant en fin d’ouvrage les termes figuré, métaphore ou encore
métonymie.
La préface, beaucoup plus courte, du PL ne mentionne figuré que dans la
description de la « structure type de quelques articles » (p. 7). Il y est
111
Cahier du CIEL 2000-2003
indiqué, à côté de deux autres fonctions —passage d’un emploi libre à un
emploi plus ou moins figé et marque d’une subdivision à l’intérieur d’un sens
repéré par une lettre minuscule grasse—, que « le losange éclairé est souvent
employé pour marquer le passage d’un sens propre à un sens figuré », sans
autre explication sur le passage de l’un à l’autre.
On ne trouve guère plus d’informations dans la longue préface du NPR.
On n’y lit ainsi aucune explicitation des distinctions opérées dans l’emploi des
marques figuré et métaphore ou métonymie. En revanche les auteurs
justifient, pp. IX et XVII, leur présentation des acceptions selon « une
arborescence des significations (polysémie en arbre) » de préférence à une
succession linéaire, comme l’a fait Littré. Cette « arborisation », héritée du
dictionnaire de Hatzfeld et Darmesteter, « reflète » […] « le cheminement
historique » avec des « dates [qui] situent l’apparition des sens particuliers à
l’intérieur de l’article » (p. XIII).
Peu instruit par les documents périphériques, le lecteur est conduit à se
rabattre sur le corps même du dictionnaire pour rechercher sous les entrées des
mots figuré, métaphore des indices du fonctionnement de ces marques qui
semblent aller de soi et ne pas nécessiter de justification.
Pour PL, métaphore est un terme de linguistique et rhétorique
dénommant le « procédé par lequel on transporte la signification propre d’un
mot à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une
comparaison sous entendue » et donne comme exemples, qui sont tous des
clichés ou des acceptions lexicalisées sans aucune véritable métaphore vive,
rhétorique, la lumière de l’esprit, la fleur des ans, brûler de désir, ficelle au
sens de « pain ». Les exemples ne correspondent donc qu’imparfaitement à la
définition et peuvent laisser croire que la métaphore est essentiellement un
moyen de développer la polysémie d’un mot (et l’absence de ce mot dans
l’index ne laisse d’être troublante). D’ailleurs le mot métaphore n’est pas
présenté comme une figure alors que l’acception III, 2 LING de figure est la
« forme particulière donnée à l’expression et visant à produire un certain
effet » et que l’acception 2 de figuré se dit du « sens d’un mot qui est perçu
comme le résultat d’une figure de style (métaphore ou métonymie) par
opposition à sens propre ». Le départ entre le discursif et le lexicalisé, entre
ce qui produit de l’effet et ce qui n’en produit pas (et n’est donc pas, sans
contradiction, une figure) n’est pas explicité, et le jeu des renvois à sens
unique, de l’hyperonyme à l’hyponyme et non l’inverse de surcroît, ajoute à la
confusion.
La définition et deux exemples du Lexis sont mot pour mot ceux du PL
mais la mention rhét. est remplacée par littér. En revanche l’acception 5 de
figure 2 est formulée différemment : « Modification de l’emploi de mot, qui
donne plus d’originalité à l’expression de la pensée : Figures de mots
(euphémismes, métaphore, etc.), figures de construction (ellipse). » On note
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J.F. SABLAYROLLES - Métaphore et sens des lexies
la distinction entre deux types de figures d’une part (les tropes et les autres)
ainsi que le remplacement de la métonymie par l’euphémisme et la présence
d’un etc. indiquant une liste ouverte. Mais en quoi la lumière de l’esprit
donne-t-il de l’originalité à l’expression de la pensée ? La perplexité s’accroît
quand on s’aperçoit qu’une des sous acceptions de l’acception 7 de ce même
figure 2 est figure de style définie comme un « procédé littéraire par lequel
l’idée exprimée reçoit une forme particulière, propre à attirer l’attention ou
considérée comme élégante » parce qu’on ne voit pas clairement en quoi cela
se différencie de l’acception 5.
Pour NPR, la métaphore est une « figure de rhétorique et par extension
un procédé de langage qui consiste à employer un terme concret dans un
contexte abstrait par substitution analogique, sans qu’il y ait d’élément
introduisant formellement une comparaison » et, entre autres exemples de
l’emploi du mot, on peut lire que « la métaphore est à l’origine des sens
nouveaux d’un mot ». On note la double valeur rhétorique et linguistique du
mot métaphore ainsi que la restriction à la transposition du concret à
l’abstrait. Celle-ci est discutable, et l’extension de la rhétorique à la
linguistique mériterait sans doute des éclaircissements que la dimension du
dictionnaire ne permet pas de donner. Quant à l’article figure, il est scindé en
trois parties et la partie III, consacrée à la « représentation par le langage »,
distingue des figures de diction, de construction, de mots (avec un renvoi à
trope) et de pensée, avec une liste détaillée pour chacun de ces types de figures.
Là où les figures de mots se réduisaient à la métaphore et à la métonymie, on
trouve, outre ces deux figures, allégorie, allusion, antiphrase, antonomase,
catachrèse, euphémisme, hypallage, ironie, symbole et synecdoque.
Face aux non dits et contradictions lexicographiques, l’abondance et la
diversité des informations lexicologiques ne tirent pas un lecteur néophyte de
l’abîme de perplexité où il est plongé.
1.2.
Divergence
des
lexicologues
nombre des tropes : 4, 3 ou 2 ?
sur
le
Selon les manuels de lexicologie qui exposent, exclusivement ou non, la
théorie des tropes, on observe en effet une variation dans leur nombre. Cela va
du simple au double, de deux à quatre en passant par l’intermédiaire, trois. Le
système à deux tropes comprend la métaphore et la métonymie. Dans celui à
trois s’ajoute la synecdoque et dans celui à quatre s’ajoute aux trois premiers la
catachrèse. Les manuels universitaires les plus récents et les mieux informés
optent soit pour trois, soit pour deux, en justifiant plus ou moins précisément
leur décision. On peut reconstituer des filières expliquant ces choix.
113
Cahier du CIEL 2000-2003
1.3. Esquisse de filiation
Des quatre tropes de Dumarsais, A. Darmesteter (1950-1887 : 46 et
67 sq) exclut la catachrèse, qui réside dans l’oubli de la figure originale, et
c’est cette analyse que retiennent tant A. Niklas-Salminen qu’A. Lehmann.
Néanmoins la première (1997 : 150) laisse entendre qu’il peut y avoir d’autres
cas quand elle évoque « différents types de figures parmi lesquelles on cite
souvent les métaphores, les métonymies et les synecdoques », et la seconde
(1998 : 79) fait état de contestations sur le statut indépendant de la
synecdoque. De fait —et c’est l’autre analyse— S. Ullmann (1951),
appliquant la théorie des tropes au système de Saussure et, probablement tout
à fait indépendamment, R. Jakobson, dans son article célèbre sur les deux
types d’aphasie (1956-1963), ne retiennent qu’une opposition binaire : la
métaphore et la métonymie, solution que choisissent d’exposer F. Gaudin et
L. Guespin (2000 : 304), se réclamant explicitement de R. Jakobson.
Mais au-delà de ces réaménagements internes, on peut et on doit se
demander si l’explication tropologique rend bien compte des évolutions, et de
toutes les évolutions, de sens des lexies.
2. É VOLUTIONS DE SENS NON TROPOLOGIQUES
Le premier postulat discutable, qui n’est d’ailleurs pas partagé par tous
les tenants de l’analyse tropologique, consiste en ce que tous les changements
sémantiques soient explicables en termes de tropes. Mais cela dépend de
l’extension que l’on donne à trope : pour certains, c’est un simple synonyme
de figure, pour d’autres c’est restreint aux seules figures de mot. Si l’on s’en
tient à cette opposition posée par Fontanier entre les tropes, figures de mots,
et les autres figures, figures de pensée, qui portent sur plusieurs mots, on
remarque que nombre d’évolutions de sens de lexies ne relèvent pas à
proprement parler de tropes. C’est ce que note à juste titre A. Lehmann
(1998 : 86 sq) dans un inventaire des problèmes posés par l’analyse des
changements de sens, signalant en particulier les limites de l’approche
rhétorique (p. 89-90). En voici quelques exemples.
2.1. Figures autres que les tropes
Le verbe décéder signifiant originellement « s’en aller » a constitué un
euphémisme pour éviter le verbe mourir dont il est devenu ensuite un quasisynonyme. L’adjectif mortel est employé par hyperbole pour qualifier quelque
chose d’ennuyeux, mais ce même adjectif qualifie, par antiphrase, en parler
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J.F. SABLAYROLLES - Métaphore et sens des lexies
« branché », quelque chose de très bien, tout comme une perle dans une copie
constitue une antiphrase : c’est inverse de la perle « personne ou objet rare et
précieux » (ex cité par A. Lehmann).
On pourrait citer bien d’autres exemples d’évolution sémantique relevant
d’autres figures que la métaphore, la métonymie et la synecdoque, mais on
trouve aussi des évolutions qui ne font pas appel à des figures.
2.2. Évolutions non figurées
Ces évolutions, présentes dans la plupart des manuels, mais sans
référence explicite à des sources, correspondent à deux des « trois grands types
[de changements de sens] irréductibles les uns aux autres » qu’A. Meillet,
dans la lignée de M. Bréal et Wundt, (1958-1905/1906 : 238) distingue en
remplacement de la « classification logique » où « on a présenté les
changements de sens comme s’ils étaient l’effet des diverses sortes de
métaphores. Le petit livre d’A. Darmesteter sur la Vie des mots est encore
tout dominé par ces conceptions a priori ». A. Meillet s’associe aux critiques
de M. Bréal sur ce qu’il y a de scolastique dans ce procédé et adopte en les
systématisant les analyses mettant « en évidence les réalités psychiques et
sociales qui se cachent sous ces abstractions » (ibid.).
2.2.1. Des conditions proprement linguistiques
Il y a d’abord les « conditions purement linguistiques » (A. Meillet,
1958 : 239). Un des cas est illustré par le développement du sens négatif des
substantifs pas, point, rien par le phénomène appelé par M. Bréal (1897 :
221 sq) contagion. Mais il y a bien d’autres mécanismes relevant de ces
conditions proprement linguistiques, ainsi l’apparition de la valeur indéfini de
on à partir de homo, de la valeur adversative de mais à partir de magis ou
encore l’influence de catégories grammaticales dans l’évolution du sens,
illustrée par l’opposition aspectuelle aoriste / parfait en grec ancien qui a
abouti à donner à la racine * wei-d. le sens de « voir » du fait de l’aspect
ponctuel de l’aoriste et le sens de « savoir » du fait de l’aspect résultatif du
parfait. Ce premier type d’évolution ne concerne qu’un nombre limité de
mots. Le deuxième type exerce une influence plus vaste dans le lexique.
2.2.2. « Les choses exprimées par les mots viennent
à changer » (A. Meillet, 1958 : 241)
Il s’agit des cas où se manifeste une évolution du référent avec maintien
d’un nom inchangé. Les manuels ne mentionnent que très rapidement, ce type
d’évolution du sens, avec l’exemple de tirer (une balle) (A. Niklas, 1997 :
115
Cahier du CIEL 2000-2003
167), avec celui de camion (F. Gaudin et L. Guespin, 2000 : 312). C’est
encore plus allusif dans le manuel d’A. Lehmann (1998 : 89) qui signale
l’existence de « données syntaxiques ou données extralinguistiques [qui] sont
à l’origine de bien des mutations sémantiques » et renvoie à l’exemple du
traitement homonymique de grève exposé p. 68.
Nombre de lexies voient pourtant leur charge sémantique évoluer ainsi.
On continue d’écrire sur du papier même si le support de l’écriture n’est plus
fabriqué avec du papyrus. Et certains emploient encore pour cela des plumes
(stylos plume plus souvent que les porte-plume d’antan). On a gardé le nom
plume pour nommer les objets manufacturés métalliques remplissant la même
fonction que les plumes d’oiseau et qui se sont peu à peu substitués à elles.
En aucun cas, il n’est nécessaire, ni même souhaitable, de postuler une
métaphore fondée sur la ressemblance, bien sujette à caution, des deux objets.
Puisqu’il existe assurément des cas d’évolution de sens non figurés, on
peut se demander si les cas où on postule des figures ne sont pas susceptibles
d’autres analyses, qui ne s’appuient pas sur deux autres postulats de l’analyse
tropologique, également discutables.
3. Y A- T- IL TOUJOURS FIGURE DANS CE QUI
EST ÉTIQUETÉ SENS FIGURÉ ?
Le deuxième postulat réside dans l’identité de l’écart individuel et de
l’évolution du sens d’un mot. On en trouve une des plus nettes formulations
sous la plume d’A. Darmesteter (1887 : 45-46) : « Quand l’écrivain, suivant
le tour de sa pensée, exprime les choses de la façon particulière dont il les sent
ou les voit, il ne fait qu’obéir aux mêmes lois de l’esprit que le peuple. Il n’y
a point de différence entre les figures du style d’un écrivain et celles de la
langue populaire, sauf que chez l’écrivain ce sont des hardiesses individuelles,
tandis que chez le peuple, si ces hardiesses sont individuelles à l’origine, elles
ont été adoptées par tous, consacrées par l’usage, et sont devenues habitudes de
langage. » Mais ce postulat d’identité est vivement contesté par V. Nyckees,
comme étant sans fondement (2000 : 143) : « Rien d’abord ne permet
d’affirmer que les métaphores créatrices (les métaphores vives), celles que
forgent par exemple poètes et écrivains seraient susceptibles du même
traitement que les métaphores lexicalisées (entrées dans l’usage). Il y a entre
les unes et les autres toute la distance qui sépare le singulier du collectif. »
Et, de fait, plusieurs arguments militent en faveur de l’hétérogénéité de ces
deux « écarts » sémantiques.
3.1.
116
Hétérogénéité
de
leur
apparition
et
de
J.F. SABLAYROLLES - Métaphore et sens des lexies
leur diffusion
Alors que les métaphores littéraires sont saisies dans leur création et
qu’elles ne passent quasiment jamais dans l’usage commun, comme l’atteste
la surprise de M. Barrès de voir l’acception figurée qu’il avait donnée à
déraciné entrée dans le dictionnaire après la parution de son livre nommé ainsi,
on ne saisit quasiment jamais la naissance de ce qu’A. Darmesteter appelle les
« métaphores du peuple ». Elles sont déjà en circulation quand on les repère.
Il semble donc difficile d’assimiler les premières à la paternité reconnue, mais
sans descendance, aux secondes que l’on ne saisit qu’une fois qu’elles ont
commencé de circuler sans qu’on puisse identifier leur créateur et les
circonstances de leur création. Cette double différence d’état civil et de vie
s’accompagne d’une différence dans leur statut discursif.
3.2. Saillance de la figure et changement en
langue incognito
Les figures de la rhétorique constituent des écarts intentionnels,
repérables et significatifs dans un énoncé particulier, alors que les évolutions
de sens, qui sont collectives et passent le plus souvent inaperçues des
membres de la communauté, n’obéissent à aucune stratégie expressive. On ne
les identifie souvent qu’après, par comparaison avec d’autres états de langue.
Le contraste de l’emploi figuré, métaphorique, par rapport à l’usage attire
l’attention par son caractère subit et par l’inadéquation du sens connu dans le
contexte. Cela oblige l’interprétant à un travail spécifique d’interprétation.
Rien de tel dans les évolutions de sens à propos desquels les utilisateurs ne se
posent ordinairement pas de question pour élaborer et interpréter les énoncés.
Cela tient sans doute à une différence entre la métaphore proprement dite et
d’autres mécanismes qui permettent des infléchissements du sens.
3.3.
Métaphore
et
autres
mécanismes
restriction, extension de sens, analogie
:
Pour qu’il y ait réellement métaphore, il faut qu’il y ait « aperception
instantanée d’une ressemblance entre deux objets » selon M. Bréal (1897 :
130) qui met en garde contre l’imputation abusive à la métaphore des cas de
restriction ou d’élargissement du sens dont les causes sont d’ordre social ou
historique. « Chaque classe sociale [étant] tentée d’employer à son usage les
termes généraux de la langue (id, 121) leur confère des sens plus spécifiques »
(ainsi traire pour tirer le lait, dans le monde rural) souvent à l’origine de
polysémie (ou d’homonymie, mais c’est un autre débat), comme les multiples
sens de opération pour un médecin, un militaire, un boursier, un instituteur,
117
Cahier du CIEL 2000-2003
etc. L’évolution historique a contribué au déplacement du sens de mots
comme gain, qui de « récolte » en est venu à signifier le « produit de la
récolte », puis le « produit obtenu par toute espèce de travail et même celui
qui est acquis sans travail » (id. 129). Dans aucun de ces cas, il n’y a présence
simultanée de deux objets mis en regard sur la base d’une ressemblance et donc
il n’y a pas de métaphore. Nous reviendrons bientôt sur le fonctionnement de
ces mécanismes.
A. Meillet (1958 : 246) montre aussi le rôle joué par l’analogie dans la
constitution d’un vocabulaire propre à un groupe social : « Les hommes qui
exercent une même profession ont à désigner un grand nombre d’objets et de
notions pour lesquels la langue commune n’a pas de nom parce que le
commun des hommes ne s’en occupe pas. Beaucoup de ces désignations sont
obtenues en attribuant à des objets le nom d’autres objets avec lesquels ceux-ci
ont une ressemblance plus ou moins lointaine ; on désigne ainsi sous le nom
de chèvre telle machine servant à porter ; en anglais cat « chat » est aussi un
crampon qui sert à saisir l’ancre (d’après les griffes du chat, etc.). On n’entend
marquer par là que des analogies vagues ». Et ces analogies sont d’autant plus
vagues qu’une des trois caractéristiques des faits linguistiques rendant
possibles les changements de sens consiste en ce « que le mot, soit prononcé,
soit entendu, n’éveille presque jamais l’image de l’objet ou de l’acte dont il est
le signe.[…] Une image aussi peu évoquée, et aussi peu précisément, est par
là même sujette à se modifier sans grande résistance ». (id : 236). Le vague
de l’analogie, l’absence de recherche expressive, la circulation à l’intérieur d’un
groupe délimité pour des besoins d’interaction et de communication
constituent autant de traits différenciateurs avec la métaphore proprement dite.
C’est peut-être de ce point de vue qu’on peut résoudre l’opposition
évoquée par A. Lehmann (200 : 80-81) entre l’analyse sémique de la
métaphore de R. Martin (il faut qu’il y ait au moins un sème commun) et
celle de M. Le Guern (il doit y avoir effacement de sèmes différents). Dans le
premier cas, il y a une analogie sans nécessaire assimilation des deux objets :
c’est une extension de sens fondée sur une analogie, alors que dans l’autre
situation, on a une véritable métaphore qui oblige à avoir présents à l’esprit
les deux objets simultanément, et à gommer leurs différences.
On peut ainsi se passer de figures pour expliquer un grand nombre de cas
de changements de sens où on faisait traditionnellement appel à elles. Reste-til des cas où elles soient irremplaçables ? Peut-être, sans doute, mais un
troisième postulat de l’analyse tropologique suscite des objections qui sapent
les fondements mêmes de ce type d’analyse, si on adopte des points de vue un
peu méconnus ou oubliés sur le fonctionnement du lexique.
118
J.F. SABLAYROLLES - Métaphore et sens des lexies
4. Q U ’EST - CE QUE LE SENS PROPRE ?
Le troisième postulat sur lequel repose l’explication tropologique
consiste dans l’existence, indiscutable et indiscutée, d’un sens propre pour
chaque mot. Mais quel est-il, comment le trouver, et surtout existe-t-il
vraiment ? Là encore derrière une unanimité de façade (les mots ont un sens)
se cachent de nombreuses divergences, sans compter des interrogations plus
radicales.
4.1. Sens propre : sens étymologique ou sens
logique ?
Le sens propre, ou sens premier, est-il le sens étymologique ou le sens
logique ? A. Lehmann (1997 : 88) montre, à propos de la polysémie de foyer
que « des divergences peuvent se manifester entre l’ordre logique, établi par
les tropes en synchronie, et l’ordre diachronique des acceptions. » Le
phénomène est fréquent et largement reconnu. C’est tout le problème, évoqué
par les préfaces du Littré ou du NPR, du classement lexicographique des
acceptions, selon un ordre linéaire (mais avec quel ordre ? : le plus courant
d’abord, comme dans le dictionnaire de l’Académie ou reconstituant la filiation
des sens comme Littré) ou par arborescence (et avec quelles branches ?).
4.2. Comment le définir ? et l’établir ?
Ensuite comment le définir ? On se heurte à la multiplicité des
propositions pour définir le sens lexical. Doit-on le définir en termes de
sémantique de la référence (du type des conditions nécessaires et suffisantes) ou
de sémantique de la signification, si toutefois l’analyse sémique décrit bien les
signifiés et non les référents ? Doit-on recourir à des sèmes (mais de quel
type ?), à des traits sémantiques, à des atomes de sens ? Quelle place fait-on
aux représentations prototypiques et / ou stéréotypiques, et comment les
établit-on ? Choisit-on encore d’établir le sens propre en termes de Signifié de
puissance et les diverses acceptions en termes de sens subduits ? À côté de ces
voies largement diffusées, d’autres propositions méritent d’être examinées.
B.-N. Grunig (1989) plaide, dans la constitution par chaque individu de
son lexique, pour des charges sémantiques de type encyclopédique associées
aux signifiants identifiés en fonction des situations et des contextes des
énoncés où il doit les interpréter. V. Nyckees (1998 : 327) prône un retour
aux CNS, mais à des CNS revisitées car fondées non pas sur des données
119
Cahier du CIEL 2000-2003
concrètes, objectives, indépendantes des hommes qui parlent, mais sur des
« propriétés interactionnelles » puisque « les significations n’ont de sens que
par et pour des êtres humains en interrelation. »
4.3. Comment se forme la charge sémantique
associée à un signifiant ?
Le mérite de ces deux approches, dont on observe la convergence malgré
des points de départ éloignés, consiste à prendre en considération des aspects
énonciatifs et sociolinguistiques, souvent négligés mais incontournables dans
l’acquisition et la transmission du lexique.
4.3.1. La discontinuité de la transmission du
(A. Meillet) et la fuite du sens à gauche
sens
Le deuxième des trois facteurs permettant l’évolution du sens des mots
distingués par A. Meillet réside dans la discontinuité de la transmission du
sens. Il est curieux que cet aspect fondamental soit si peu mentionné.
L’auditeur ou le lecteur ne reçoit pas directement un signifié. Il doit le
construire, et dans ce travail, l’interprétation construite diffère nécessairement
peu ou prou de la signification émise. Pour reprendre une exemple
d’A. Meillet, l’adjectif saoul, originellement « rassasié », a été compris
« ivre » —et a gardé ce sens— par des gens qui l’entendaient appliqué à des
gens rassasiés de vin et en état d’ébriété. Le mécanisme de l’élaboration
individuelle de la charge sémantique associée aux signifiants dans le modèle de
la construction du sens dans l’interlocution de B.-N. et R. Grunig (1985) n’est
pas foncièrement différent. C’est un des moments de la fuite du sens à droite.
Ces conceptions ont l’intérêt de lever la contradiction que constitue l’écart
entre les significations puisqu’il ne se situe pas dans un esprit unique, mais
que « la discontinuité se trouve répartie sur les deux pôles du dialogue que
constituent le locuteur et le récepteur » (V. Nyckees, 1998 : 142).
Comme il est impossible que les charges associées alors soient
entièrement identiques d’un individu à l’autre, puisque les circonstances, les
individus ne sont jamais identiques, on est conduit à mettre en doute
l’existence d’un sens propre, unique, indépendant des membres de la
communauté linguistique. Et s’il n’existe effectivement pas un sens propre et
que « dans la continuelle reconstitution du code à laquelle ils se livrent, les
locuteurs ne reçoivent l’assistance d’aucune instance supra-humaine garante
d’un supposé vrai sens des mots » (V. Nyckees 1998 : 142), comment
mesurer l’écart entre le sens dit propre et les sens dits figurés ?
Par ailleurs l’explication tropologique, fondée sur la psychologie
120
J.F. SABLAYROLLES - Métaphore et sens des lexies
individuelle, n’explique pas et ne peut pas expliquer le mécanisme de
l’extension. Une volonté individuelle n’a pas de prise sur le système et
l’évolution de la langue. Là encore les modèles qui ancrent la langue dans la
concrétude des échanges entre des hommes appartenant à des groupes différents
à une époque déterminée montrent leur supériorité.
4.4.
Comment
expliquer
évolutions de sens ?
l’extension
des
4.4.1. L’action de la division des hommes en classes
sociales : les emprunts sociaux d’A. Meillet
Pour A. Meillet, à la suite de M. Bréal, ce sont les échanges entre les
groupes sociaux qui font se diffuser des sens que tel ou tel groupe avait
associés à des mots de la langue générale. Les « emprunts sociaux » entre des
groupes sont d’autant plus nombreux et facilités qu’il existe des multitudes de
groupes (classe sociale proprement dite, classe d’âge, groupe professionnel,
cercle d’amateurs ou de spécialistes de tel ou tel domaine, etc.) et que chaque
individu appartient à plusieurs groupes différents.
4.4.2. Interaction entre les hommes et mutation des
expériences collectives (V. Nyckees)
Par ailleurs la société évolue au cours du temps, aussi bien dans des
aspects matériels que dans les manières de penser ou les préoccupations. Ces
« mutations des expériences collectives » expliquent aussi des changements
de sens et c’est à « une archéologie des significations qui conduit à interroger
sur l’histoire des cultures » que convie V. Nyckees (p. 143). Les
significations émergent et se renouvellent « constamment remodelées par
l’expérience collective » (p. 296).
Ce sont précisément ces ajustements de sens dus à l’interaction qui
expliquent aussi bien les changements de sens quand se manifestent des
évolutions dans les expériences collectives que la permanence des sens qui
s’appuient sur des expériences collectives similaires ou communes pendant un
laps de temps plus ou moins long. (voir Sablayrolles 2000 : 22-25)
CONCLUSION
Quelle place reste-t-il donc à la métaphore ? Une grande place comme
121
Cahier du CIEL 2000-2003
figure de style visant à produire des effets dans un contexte donné. Mais pour
ce qui est du changement du sens des mots, je souscris volontiers à la
remarque de F. Gaudin (2000 : 312) : « Sans doute que mieux on connaîtra
l’histoire des significations, plus l’analyse en termes de tropes verra son
domaine de pertinence limité ». Le retour aux conceptions sociologique de
M. Bréal et d’A. Meillet et la convergence avec des travaux énonciatifs et
pragmatiques récents ouvrent de nombreuses perspectives de recherche sur
l’histoire des mots et de la société qui les utilise.
B IBLIOGRAPHIE
er
Béchade H.-D., Grammaire française, coll. 1 cycle, PUF, 1994.
Bréal M., Essai de sémantique, Paris, Hachette, 1897.
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122
LA MÉTAPHORE DANS LE
PROCESSUS DE DÉNOMINATION
DANS LE DOMAINE DE LA
PHOTOGRAPHIE
Hyunjoo LEE
C.I.E.L. Université Paris 7
I NTRODUCTION
La présente étude a pour but de démontrer que la dénomination
terminologique est un acte procédural, qui, non seulement, évoque un concept
spécifique, mais aussi reflète la conceptualisation autour de ce concept. Et
l’existence de la métaphore, plus exactement du processus métaphorique en
terminologie corrobore cette idée qu'il existe une interrelation entre le système
conceptuel et les unités terminologiques. Nous verrons par le biais des termes
et des expressions phraséologiques du domaine de la photographie que la
métaphore s’engage profondément au coeur du processus de dénomination
terminologique, aussi bien au niveau lexical (linguistique) qu’au niveau
cognitif.
Cahier du CIEL 2000-2003
1. L’APPROCHE
ONOMASIOLOGIQUE
DE
LA
TERMINOLOGIE
Je voudrais noter que, dans ce travail, nous resterons dans le cadre
onomasiologique de la terminologie en ce sens que nous partons toujours du
concept ou même de la conceptualisation pour aller vers sa dénomination
linguistique. (Nous considérons que l’analyse sémantico-sémasiologique du
terme, qui serait par ailleurs très intéressante, dépasse la portée de cette étude.)
Pourtant, nous parlerons d’acte de dénomination ou de processus de
dénomination et non d’onomasiologie, parce que l’approche onomasiologique,
définie par la terminologie traditionnelle, consiste seulement à procurer un
terme adéquat au concept a priori, de manière à assurer la monoréférentialité,
voire la monosémie.
D. S. Lotte,60 un des premiers terminologues, définit les conditions de
la systématicité terminologique comme suit :
- i) il s'agit d'élaborer le système de la terminologie basé sur la
classification hiérarchique,
- ii) le terme doit refléter directement les caractères nécessaires et
suffisants,
- iii) le choix du terme doit refléter le lien commun entre un concept donné
et les autres concepts ainsi que la spécificité propre au concept. Les
termes du même ordre doivent être établis d’une façon identique.
Dans le domaine de la photographie, les meilleurs exemples de
formation systématique des termes selon les indications de la terminologie
classique sont les suivants :
- Appareil photo(graphique)
- Appareil photo reflex /Appareil photo compact
- Appareil photo reflex numérique / Appareil photo compact numérique
- Appareil photo compact numérique autofocus /
- Appareil photo compact numérique à focal fixe /
- Appareil photo reflex numérique à objectifs interchangeables
Il se trouve des cas où les dénominations terminologiques reflètent
systématiquement la catégorisation taxinomique des concepts spécifiques,
comme ci-dessus. Mais il existe aussi des cas où la dénomination reflète un
tout autre type de catégorisation, fondée non pas sur un concept en tant
qu’unité déjà classifiée et structurée mais sur des unités ou processus qui
60
Lotte, D.S. (1981: 4)
124
H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie
structurent la pensée, consciemment ou inconsciemment.
2. LE
PROCESSUS
DE
DÉNOMINATION
TERMINOLOGIQUE DOIT ÊTRE CONSIDÉRÉ
DANS LE CADRE COGNITIF
L’approche cognitive de la langue et la théorie de la dénomination
terminologique ont des bases communes :
- Premièrement, les deux points de vue postulent la transparence entre
concept et langue. C’est-à-dire que , dans les deux cas, la langue est un
support fiable pour savoir comment fonctionne le système conceptuel.
G. Lakoff & M. Johnson61 font une remarque sur cet aspect de la
langue : “ Comme la communication est fondée sur le même système
conceptuel que celui que nous utilisons en pensant et en agissant, le
langage nous fournit d’importants témoignages sur la façon dont celui-ci
fonctionne ”
- Deuxièmement, les deux théories sont d’accord sur le fait que le concept
n’existe pas tout seul, qu’il se conçoit, se comprend et a son sens via la
relation qu’il a avec d’autres concepts.
Cependant, la notion de concept, d’une part, et la notion de système
conceptuel, d’autre part, se comprennent d’une manière différente selon chaque
point de vue.
Dans la terminologie, l’ordre du concept ne se confond jamais avec
l’ordre de la langue. Le concept, selon la définition des terminologues, est une
unité structurée de pensée par laquelle nous appréhendons le monde. Le
concept de la portée terminologique est une entité mentale déjà structurée
tandis que le concept du point de vue cognitif est une unité structurant la
pensée. Autrement dit, il structure ce que nous pensons, ce que nous
percevons, la façon dont nous nous comportons dans le monde et dont nous
entrons en rapport avec les autres. Le concept constitue la base profonde de
notre pensée à la fois consciente et inconsciente.
De plus, le système conceptuel supposé dans la terminologie se focalise
sur les relations hiérarchiques (à savoir, la relation logique, dite aussi la
relation espéce-genre, et la relation ontologique dite aussi la relation partietout) entre les concepts tandis que l’approche cognitive prend avant tout en
considération la catégorisation prototypique due à la ressemblance de famille et
la structure gestaltiste du système conceptuel.
61
Lakoff, G. & Johnson, M. (1985: 13-14)
125
Cahier du CIEL 2000-2003
Pour notre part, en recourant à l’approche cognitive, nous voulons
problématiser la vision objective de la notion de concept, et poser la question
de la position de la terminologie classique vis à vis de la relation entre terme
et concept. Nous voulons aussi démontrer que l’onomasiologie
terminologique ne pourrait pas pertinemment élucider le mécanisme de
dénomination si elle excluait du processus dénominatif le sujet dénominateur
ou les énonciateurs-usagers concernés par la dénomination.
Nous n’allons pas prolonger ici le débat sur la notion du concept, qui est
hors de portée pour le linguiste, mais nous pensons qu’en éclairant les
propriétés et les fonctions du terme, nous pouvons dégager le rapport qu’il a
avec le système conceptuel.
3. LES
PROPRIÉTÉS
TERMINOLOGIQUE)
DE
L’UT
( UNITÉ
La terminologie traditionnelle considère que le terme est une unité
formelle, dénominative, qui a pour but de désigner le concept a priori, sans
provoquer d’ambiguïté et sans créer de polysémie. A. Rey62 remarque que la
terminologie classique s’occupe d’ensembles structurés de noms, dénotant des
ensembles d’objets (les référents individuels, les particuliers de la logique)
groupés en classes par des critères qu’expriment leurs définitions. Et que la
terminologie ne s’intéresse aux signes (mots et unités plus grandes que le
mot) qu’en tant qu’ils fonctionnent comme des noms dénotant des objets et
comme des “ indicateurs de notions (de concepts) ”.
Dans ce contexte-là, le terme est d’abord envisagé (i) en tant qu’unité de
désignation, le concept est le contenu du terme, et le terme, son étiquette. Du
coup, le terme est une unité à fonction dénotative et référentielle. Le terme est
aussi vu comme (ii) une unité classificatoire taxinomique parce qu’il a la
fonction de refléter le système conceptuel qui est taxinomiquement structuré.
De plus, le concept que le terme est censé désigner évoque typiquement une
entité, un objet/substance, de sorte que le terme inclut seulement la forme
nominale ou substantive dans la terminologie ((iii) le terme en tant qu’unité
substantive) comme en témoignent les entrées des dictionnaires spécialisés. Je
voudrais noter que, dans notre travail, nous éviterons l’utilisation du mot
“ terme ” justement pour cette raison et préconiserons “ unité
terminologique ” au lieu de “ terme ”, parce que nous voulons incorporer
dans notre corpus les unités de formes non seulement nominales mais aussi
verbales et les unités terminologiques phraséologiques (UTP).
62
Rey, A. (1992 : 24)
126
H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie
Nous y ajouterons en plus deux critères concernant le statut de l’unité
terminologique pour que celle-ci puisse être considérée au sein du processus
dénominatif : l’UT est (iv) une unité linguistique, un signe linguistique, ce
qui veut dire que l’UT n’échappe pas au phénomène de la polysémie. Et le
processus de dénomination dans la terminologie exploite cet aspect de l’UT, de
sorte que celle-ci atteste de la polynomie interdomaniale aussi bien
qu’intradomaniale. Et, en dernier lieu, l’UT doit être considérée comme (v) une
unité cognitive. Elle est une unité cognitive parce qu’elle est une unité de
conceptualisation et une unité de compréhension. Les UT reflètent la façon
dont les gens concernés par le domaine, qu’ils soient les spécialistes, les
amateurs ou de simples curieux, conceptualisent ou comprennent un concept
en rapport avec d’autres concepts (soit interdomaniaux, soit intradomaniaux).
Or, nous pensons que la métaphore est à la base de notre système conceptuel
et de la conceptualisation. Les cogniticiens G. Lakoff & M. Johnson63 disent
que “ la manière dont nous pensons, dont nous avons des expériences et dont
nous menons nos activités (quotidiennes) dépend, dans une large mesure, de la
métaphore ” et nous admettrons que ce jeu de la métaphore ne reste pas limité
à la vie quotidienne. Le système conceptuel métaphoriquement structuré
s'imprègne aussi bien des expressions de la langue générale que de celles de la
langue spécialisée.
4. MENTION DE LA MÉTAPHORE
DANS
LA
TERMINOLOGIE CLASSIQUE
Commençons par citer deux auteurs qui témoignent de l'influence du
processus métaphorique sur la création terminologique :
- i) H. Felber 64 : “ Parfois, il se révèle utile d’attribuer un sens modifié à
un terme dont l’usage est courant dans un autre domaine, pourvu que ce
domaine soit suffisamment éloigné pour qu’on évite toute ambiguïté. Ce
terme est appelé terme transféré ”
- ii) M.T. Cabré65 : “ La polysémie est une des ressources les plus
productives employées pour accroître le stock lexical d’une langue.
L’origine de la majorité des termes polysémiques réside dans une
analogie entre deux concepts, qui permet que la dénomination de l’un
serve à dénommer l’autre, créant ainsi un nouveau terme sur la base
d’une ressemblance sémantique partielle."
63
Lakoff, M. & Johnson, M. (1985: 13)
Felber, H. (1987 : 145)
65
Cabré, M.T. (1998 : 187-188)
64
127
Cahier du CIEL 2000-2003
La terminologie spécialisée exploite cette ressources à fond, comme le
montrent les exemples suivants :
- aile :
a) biologie (ornithologie): partie du corps de certains animaux, qui sert à
voler
b) aéronautique : chacune des parties qui, de part et d’autre d’un avion,
présente à l’air une superficie plane et qui sert à soutenir l’appareil en vol
- sommet :
a) géographie : cime ou partie supérieure d’une montagne
b) politique : réunion de représentants de gouvernements ou d’Etats pour
traiter de questions internationales de grande importance ”
On peut faire trois remarques critiques :
i) la métaphore de la terminologie classique prend en considération
seulement l’importation ou l’emprunt du terme d’un domaine spécialisé à
un autre domaine spécialisé. Mais il se peut aussi qu'un mot de la langue
générale fasse l'objet d'un emprunt pour désigner un concept spécifique
d’un domaine.
ii) deuxièmement, la terminologie classique parle seulement de la
métaphore entre deux unités lexicales, mais la métaphorisation se réalise
aussi entre deux catégories conceptuelles, ce qui a pour effet que tout
l'ensemble lexical relevant d’une catégorie conceptuelle puisse être
emprunté à une autre. Nous insistons sur le fait que la métaphore est une
question de conceptualisation par le biais d’une autre structure plus
familière.
iii) Nous pensons qu’il y a de la métaphorisation dans les phrasèmes
comme le film reçoit la lumière, la lumière impressionne le film ou la
lumière frappe le film. Dans ces trois phrasèmes, le film est
conceptualisé comme un récepteur et la lumière comme donneur. Et ce
programme est profondément ancré dans la conceptualisation du domaine
de la photographie, ce qui permet de créer plusieurs phrasèmes et des
UTC de ce genre. Nous pensons aussi que, par exemple, la
conceptualisation <LA LUMIERE EST EN MOUVEMENT> est une
métaphorisation cognitive, parce que cette conceptualisation est faite par
la projection (le mapping) des concepts de base, qui sont directement
structurés à partir des expériences corporelles du mouvement, dits
"concepts image-schématiques", selon le terme de G. Lakoff & M.
Johnson. Citons quelques modèles image-schématiques : il y a le modèle
<CONTENANT>,
<PARTIE-TOUT>,
<LIEN>,
<CENTRE-
128
H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie
PERIPHERIE>, <SOURCE-CHEMIN-BUT>, etc. Nous allons voir que
la lumière est comprise par le schéma <SOURCE-CHEMIN-BUT> et
par le schéma <LE MOUVEMENT EXTERIEUR-INTERIEUR (INOUT)>.66
5. LA
MÉTAPHORE
COGNITIVE
DANS
PROCESSUS
DE
DÉNOMINATION
DE
PHOTOGRAPHIE
LE
LA
Nous allons développer notre analyse en recourant au cadre du modèle
cognitif idéalisé (MCI) de G. Lakoff et M. Johnson. En bref, le MCI est un
frame cognitif, une gestalt, et il sert comme une base réccurrente qui contribue
à la régularité, la cohérence et la possibilité de comprendre notre expérience.67
Le modèle cognitif métaphorique est constitué du mapping (la projection) d’un
domaine à un autre domaine ; plus exactement, il est le mapping de la
structure du MCI du domaine source sur la structure correspondante du
domaine cible. Nous pouvons voir dans la terminologie de la photographie
que le mapping des expériences générales sur les expériences spécifiques
spécialisées est possible, ainsi que le mapping des expériences d’un autre
domaine spécialisé sur des expériences spécifiques spécialisées. Les MCI de G.
Lakoff & M. Johnson, validés pour la langue quotidienne comme <LE
TEMPS EST UNE ENTITE>, <LE TEMPS EST EN MOUVEMENT>,
<LES CHAMPS VISUELS SONT DES CONTENANTS> sont toujours
valides dans la terminologie de la photographie. <LA LUMIERE EST UNE
SOURCE D'ENERGIE>, <LA LUMIERE EST UNE ENTITE>, <LA
LUMIERE EST EN MOUVEMENT> sont des MCI du domaine de la
physique qui se trouvent aussi dans le domaine de la photographie. Nous
verrons ci-dessus quelques MCI de la photographie qui nous aident à analyser
la façon dont les photographes conceptualisent et perçoivent les notions
essentielles de la photographie et aussi la façon dont les dénominations et les
expressions phraséologiques sont conçues à travers ces modèles.
Dans ce travail, nous allons procéder à une analyse autour de quatre
unités terminologiques, la lumière, le film, l’appareil photographique, et
l’image (photographique), qui correspondent aux quatre concepts essentiels du
66
Notons que cette conceptualisation s'est faite bien avant la découverte physique
de la nature des rayons lumineux. Ces jeux de lumière (extérieur-intérieur) et le nom
de camera obscura sont mentionnés déjà chez Aristote, et le principe de cet outil,
e
nous le trouvons dès 12 siècle. Cependant, les études physiques sur la lumière en
e
tant qu’entité en mouvement ne voient le jour qu'au 17 siècle.
67
Johnson, M. (1987 : 62)
129
Cahier du CIEL 2000-2003
domaine de la photographie. Et en fait, il ne s'agit pas d'un corpus réduit parce
que ces termes constituent une matrice productive qui fait naître plus d’une
centaine d’unités terminologiques complexes.
5.1.
Les
modèles
cognitifs
métaphoriques
créent
les
terminologiques nouvelles
idéalises
unités
D’abord, nous allons regarder les diverses dénominations de l’appareil
photographique paru dans le dictionnaire de la photographie. Ce sont :
(i)
appareil à dos interchangeable
appareil de prise de vue
appareil panoramique
appareil photo argentique
appareil photo numérique
appareil reflex
appareil reflex monoobjectif
appareil reflex biobjectif
appareil photo reflex numérique
(ii)
chambre photographique
chambre à abattant
chambre à soufflet
chambre d’atelier
chambre de prise de vue aérienne
chambre de prise de vue métrique
chambre monorail
Nous pouvons voir parmi les UT, l’utilisation du mot chambre à la
place de appareilphotographique. Mais la métaphore “ appareil photo –
chambre ” n’était pas dans un premier temps une pure métaphore. La
dénomination chambre vient du latin camera obscura qui se traduit par
chambre noire, et en fait, la cameraobscura, l’origine du présent appareil
photo, était une vraie chambre, une salle, dans laquelle, on pouvait entrer et
observer les jeux de lumière. Mais la disparition de la salle, de la chambre
noire, ne nuit pas à la survie des dénominations correspondantes. La base
historique fortement imbriquée dans l’esprit humain maintient les UT en tant
130
H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie
que telles, même si la technique et la fonction sont hautement développées
voire totalement changées. Le rapprochement de l’appareil photo et de la
chambre se maintient dans l’histoire de la photographie, même lorsque
l'appareil devient portable. Nous pouvons aussi observer, parmi les
dénominations concernant les parties de l’appareil photo, l’hérédité
dénominative, qui est due à la conceptualisation de l’appareil par le biais de la
chambre. Par exemple, l’obturateur est une partie de l’appareil photo qui
s'utilise comme une ouverture dont la fonction est de faire entrer la lumière
dans la chambre. L’obturateur est souvent considéré comme une fenêtre de la
chambre et, les parties mouvantes de cette ouverture ont reçu les appellations
comme rideau ou volet, etc.
(iii) obturateur à volet
obturateur à double volet
obturateur à rideau derrière l’objectif
obturateur focal à rideaux
Les UT (iii) sont des types d’obturateurs dont les trois premiers sont
anciens, et seul le quatrième est l’obturateur que l’on trouve dans les appareils
argentiques d’aujourd’hui, mais nous pouvons nous apercevoir qu'une
conceptualisation cohérente est maintenue. Grâce à l’évolution technique, la
matière de l’obturateur est devenue plus souple, ce qui cause le changement de
dénomination de volet à rideau.
On compare souvent l’appareil photographique à un fusil. Ce n’est pas
sans cause parce que comme la chambre noire, il existait réellement les
appareils photographiques en forme de fusil ou de revolver. Et ces appareils
ont importé toute une série de dénominations liées à une arme à feu pour
désigner leurs pièces. Les citations suivantes montrent comment les
dénominations photographiques sont envahies par celles du domaine de l’arme
à feu :
(1) “ Janssen conçoit un appareil baptisé ‘revolver
photographique’ qui
permet d’obtenir à des intervalles très courts et réguliers une série de
clichés successifs ”
“ L’appareil, muni d’une c r o s s e , constituerait une espèce de f u s i l
p h o t o g r a p h i q u e que l’on dirigerait sur l’oiseau pendant son vol, on
déterminerait l’épreuve photographique en appuyant sur la d é t e n t e . Ce
serait une c h a s s e dont on rapporterait non l’oiseau mais son image ”
“ Si le revolver de Janssen ne ressemble pas exactement à une arme
légère (il reprend certes le système du Colt, mais évoque plutôt la
configuration extérieure du canon), l’appareil de Marey peut bel et bien
se comparer à un fusil. L’objectif réglable est logé dans le c a n o n du
fusil. En arrière, montée sur la c r o s s e , une large c u l a s s e cylindrique
contient un rouage d’horlogerie. La mise au point se fait par un v i s e u r ,
131
Cahier du CIEL 2000-2003
disposé sur la c u l a s s e . Lorsqu’on presse la d é t e n t e du fusil, le rouage
se met en marche ”
Les dénominations que l’on trouve dans l'exemple ci-dessus comme
canon, culasse, crosse ont disparu dans notre présent appareil photographique,
mais pourtant, une dénomination comme viseur a toujours survécu. De plus,
sous le MCI métaphorique <L’APPAREIL PHOTOGRAPHIQUE EST
UNE ARME A FEU>, on voit se développer les nouvelles UT nominales ou
verbales métaphoriques ainsi que les UTP :
détente,
séquence en rafale
déclencher / déclencheur
viseur / viser,
cible / cibler,
armer / armement,
charger / chargement / chargement au jour / chargement au noir / chargeur
snap-shot,
shooter, mitrailler
chasseur d’images
Les verbes shooter et mitrailler appartiennent au jargon du métier et,
aujourd’hui, des expressions comme ‘j’ai shooté’ ou ‘je ne mitraille jamais’
sont fréquemment utilisées dans le milieu professionnel pour désigner l’acte de
photographier.68 Et nous pouvons envisager, sans grande difficulté, que ces
deux dénominations verbales soient issues du modèle cognitif métaphorique
<L’APPAREIL PHOTO EST UN FUSIL>. Shooter s’emploie sans
connotation négative, mais avec une intensité plus forte qu’une simple prise
de vue, tandis que mitrailler s’emploie souvent avec une connotation négative,
avec une intensité encore plus forte que shooter. Cela signifie “ appuyer le
déclencheur en succession, en rafale, sans beaucoup penser à ce que va donner
l’image ”. On pourrait dire que la différence d’intensité entre shooter et
mitrailler dans le domaine source de l’arme à feu est transmise afin de désigner
la différence correspondante dans le domaine cible de la photographie. Cette
métaphorisation a donné au photographe l’image d’un chasseur, d’où le
chasseurd’images, et dans ce contexte, si on exagère un peu, il n’est pas
absurde que certains aient cru, lors de l’apparition de l’appareil
photographique, que cet engin qui ressemble à un fusil et qui les immortalise
déroberait leur esprit.
68
Le verbe shooter, qui est un anglicisme, ne peut pas être remplacé par son
équivalent français parce que les UT tirer / tirage s’emploient déjà dans le domaine
de la photographie, avec un tout autre sens.
132
H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie
Ces deux processus métaphoriques montrent que la mise en relation entre
l’appareil photographique et la chambre ou le fusil n'en reste pas à ces deux
unités lexicales, elle rapproche en fait toute une panoplie des deux domaines
concernés, de sorte qu’elle affecte la conceptualisation et la dénomination de
nombreux constituants de l’appareil photo.
5.2. Les modèles cognitifs idéalisés
schématiques
créent
les
terminologiques méta-phoriques
imageunités
Dorénavant, nous allons procéder à l’analyse de l’UT lumière. En fait,
elle montre un autre aspect de la métaphorisation que celui de l’appareil photo.
Apparemment, les dénominations concernant la lumière et les sous-catégories
de la lumière montrent conceptuellement et morphologiquement une structure
cohérente de formation. Les différents emplois de lumière montrent bien une
classification taxinomique, et, dans un premier temps, on a l’impression que
cette notion n’est pas sujette à un quelconque processus métaphorique. La
lumière n’est pas dénommée autrement, au moins dans le domaine de la
photographie, et les nombreux sous-types de la lumière sont exprimés par la
même formule, qui est [lumière + extension (déterminant)].
lumière naturelle / lumière artificielle
lumière actinique / lumière inactinique
lumière réfléchie / lumière incidente
lumière dirigée / lumière diffuse
lumière frontale / lumière dorsale / lumière latérale / lumière latérale arrière
lumière froide / lumière chaude
lumière intense / lumière faible
lumière principale / lumière secondaire
Pourtant, si nous tenons compte des UTP-lumière, nous pouvons nous
apercevoir que les prédicats qui sont en cooccurrence avec la lumière révèlent
la façon dont on conceptualise la lumière, et il y a des conceptions cohérentes
et constantes de la lumière qui sont métaphoriquement structurées. La
conceptualisation de la lumière dans le domaine de la photographie est faite en
suivant les structures gestaltistes, et les prédicats de l’UTP-lumière activent
ou actualisent métaphoriquement cet aspect cognitif.
Les UTC pouvant être paraphrasées sous forme phraséologique, nous
pensons que l’analyse cognitive des UTP, c’est-à-dire le regroupement des
UTP sous les MCI correspondants, pourrait élucider la démarche de
dénomination des UTC considérées comme métaphoriques. Par exemple, les
emplois ci-dessous de lumière sont des UT puisées dans les textes sur la
133
Cahier du CIEL 2000-2003
photographie qui ne sont pas relevées dans les dictionnaires :
lumière douce / calme, lumière adoucie
lumière écrasante / frappante
lumière rapide / lente
lumière entrante
la lumière est douce / calme, adoucir la lumière
la lumière est écrasante / la lumière écrase les détails de l’image
la lumière est rapide / lente
la lumière entre dans l’appareil photographique
Mais, ces UTC sont des dénominations formées de façon cohérente à
partir des modèles cognitif de la lumière ancrés dans l’esprit des photographes
; c'est pourquoi elles ne donnent pas l’impression d'une intrusion
dénominative.
Regardons maintenant quels sont les modèles cognitifs idéalisés
métaphoriques concernant la lumière. La lumière de la photographie se
comprend par le biais de quelques modèles cognitifs (idéalisés) :
<LA LUMIERE EST UNE ENTITE QUI EST EN MOUVEMENT>,
<LA LUMIERE EST LA SOURCE, NOUS SOMMES LE BUT (GOAL)>,
<LA
LUMIERE
EST
LA
CAUSE
DE
L’EVENEMENT
PHOTOGRAPHIQUE>, <LA LUMIERE (ARTIFICIELLE) EST
GROSSIERE OU RUDE>, <L’OBJET PHOTOGRAPHIQUE, LE FILM ET
L’IMAGE PHOTOGRAPHIQUE SONT LES RECEPTEURS DE LA
LUMIERE>. De tous ces cas, on peut déduire : LA LUMIERE EST ACTIVE
<LA PHOTO SAISIT CE QUI EST EN MOUVEMENT>, <LE
PHOTOGRAPHE AGIT SUR LA LUMIERE>, <LA LUMIERE
ARTIFICIELLE EST PASSIVE> D'où l'on peut déduire : LA LUMIERE
EST PASSIVE
Dans le livre intitulé Le grand art de la lumière et de l’ombre, qui trace
l’histoire de la photographie et du cinéma avant l’avènement de l’appareil
photographique ou de la caméra au sens moderne, il y a beaucoup
d’informations qui nous conduisent à entrevoir la construction progressive de
ces deux classes de projections métaphoriques. Le fragment ci-dessous est une
explication de la découverte d’un phénomène dans une salle obscure. Or, les
mots utilisés ici donneront naissance aux termes photographiques comme la
chambre, le volet, l’ouverture, en même temps qu'aux catégories
métaphoriques de la photographie comme l’appareil photo est une salle,
l’appareil photo est une salle obscure, l’objet à photographier est à l’extérieur,
et en plus, quelque chose qui était à l’extérieur vient à l’intérieur, l’appareil
134
H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie
photo capte quelque chose qui est à l’extérieur.
(2)“ Si l’on perce un petit trou dans le mur ou le v o l e t d’une s a l l e plongée
dans l’o b s c u r i t é , le paysage ou tout objet
extérieur vient se
projeter à l’intérieur de la salle, en face de l’ouverture ” (p.15)
e
(3) “ [...] Les différents travaux des astronomes et opticiens du 13 siècle
donnent naissance dès cette époque à la véritable camera obscura, qui
c a p t e à l’intérieur d’une s a l l e o b s c u r e les i m a g e s extérieures
à celle-ci ” (p.17)
<LA PHOTO SAISIT CE QUI EST EN MOUVEMENT>
(4) Ainsi placée, la chambre noire de la Samaritaine captait le Louvre, le ciel [...]
Nicéphore Niépce[...] commence ses recherches sur la fixation des
images que l’on peut observer à l’intérieur d’un chambre noire[...]
<LA LUMIERE EST ACTIVE> :
(5) Dans la photographie, la lumière est toujours perçue comme une entité en
mouvement
<LA LUMIERE EST EN MOUVEMENT>
(6) La lumière traverse l’objectif/ la lumière pénètre dans la chambre noire / cette
lumière sera autorisée à pénétrer dans l’appareil / laisser entrer la
lumière / une petite ouverture laisse passer le filet de lumière qui est
venu se projeter sur le mur / laisser le passage à la lumière / le passage
d’un jet de lumière à travers une ouverture quelconque / l’interstice par où
se glisse la lumière / filtrage des rayonnements infrarouges / l’éclairage
vient de l’arrière / la lumière du soleil entrant par cette ouverture / le
phénomène de la projection des rayons lumineux / la présence d’un
écran sur lequel viennent se projeter les rayons de lumière (lumière
rapide, lumière lente, lumière incidente, flux lumineux, source
lumineuse)
Ce mouvement part de la lumière pour se diriger vers le film dans
l'appareil photographique ou bien vers l’objet à photographier. Le changement
de direction peut être provoqué par la réflexion du rayon par l’objet
photographique d’une couleur très claire ou volontairement par un réflecteur,
mais en général, le mouvement a pour point de départ le soleil (ou bien
l’éclairage artificiel) et pour destination le film, en passant par l’ouverture du
volet de l’appareil. De ce fait, le film est toujours conceptualisé comme un
récepteur par rapport à la lumière qui est en mouvement, et l'appareil
photographique fonctionne comme un lieu de passage. Nous pouvons
constater que le schéma métaphorique <LA LUMIERE EN MOUVEMENT>
est fondé sur le modèle cognitif (image-schématique) de G. Lakoff & M.
Johnson <SOURCE-CHEMIN-BUT>.
Une simple analyse syntaxique montre le rôle thématique joué par la
135
Cahier du CIEL 2000-2003
lumière, et les exemples attestés montrent les relations qu’ont les autres
concepts avec la lumière, ces relations confirmant les conceptualisations de
notions plus ou moins structurées dans le domaine de la photographie.
<LE FILM EST UN RECEPTEUR> ou <LE FILM EST PASSIF>
(7) le film est frappé par la lumière / le film devrait toujours recevoir
l’exposition la plus brève / la surface photosensible(film, capteur CCD)
reçoit la lumière / la latitude de pose est une faculté qu’ont certains films
de supporter une exposition différente [...] / les films très sensibles
acceptent des expositions inexactes [...] / les films noir et blanc
acceptent couramment des différences de 1 à 3 diaphragmes [...] / la
tolérance du film de –1 à +2 diaphragme / le film est sensible à [...] / le
film trop sensible
(a) lumière “ Transféré ” / film “ Récepteur ” :
la même quantité de lumière atteint le film au moment de l’exposition
v. transitif
[+V], [SN0, _, +SN1]
[SN0 [+concret], _, +SN1 [+concret]]
Sémantique verbale : se déplacer vers et influer sur N1
la quantité de lumière impressionnera le film durant le temps
d’exposition choisie
v. transitif + G. Prépositionnel indiquant le temps
[+V], [SN0, _, +SN1]
[SN0 [+concret], _, +SN1 [+concret]]
Sémantique verbale : être transférée et influer sur N1
(b-1) lumière “ Transféré ” / objet photographique “ Récepteur ” :
(lorsque) l’objet photographique reçoit la lumière latérale
v. transitif
+V, SN0, +SN1
SN0 +/-humain, , + SN1 –humain
Sémantique verbale : être dirigé vers N1 et être éclairé par N1
(b-2) lumière “ Transféré ” / objet photographique “ Lieu ” :
la lumière vient de l’arrière de l’objet photographique
v. intransitif + G propositionnel indiquant le lieu de la provenance de N0
[+V], [SN0, _, (+ Prop (+SN1, +Prop, +SN2))]
[SN0 [–humain], _, (+ Prop (+SN1 [+loc], +Prop, +SN2 [+concret]))]
Rôles thématiques : N0 Transféré / N1 Localisation / N2 Repère de lieu
Sémantique verbale : provenance
136
H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie
(c) lumière “ Transféré ” / appareil photographique “ Lieu ” :
la lumière pénètre l’orifice de l’objectif
v. transitif
[+V], [SN0, _,SN1]
[SN0 [+concret], _, +SN1 [+concret]]
Rôles thématiques : N0 Transféré / N1 Lieu de passage de N0
Sémantique verbale : passer par
Il y a encore d’autres conceptualisations liées à la lumière. La lumière
non seulement fait son mouvement mais elle agit aussi sur le film et donne
des effets photographiques qui affectent d’autres constituants. Elle est la cause
de ces effets et est considérée comme donneur.
<LA
LUMIERE
EST
LA
CAUSE
DE
L’EFFET
PHOTOGRAPHIQUE> ou <LA LUMIERE DONNE DES EFFETS
PHOTOGRAPHIQUES>
(8) la lumière transforme une scène ordinaire en une photo intense / la lumière de
côté qui provoque des ombres [...] / la lumière crée du relief et de la
profondeur / le soleil écrase tous les détails,
Dans ce cas-là, la lumière joue un rôle agentif ou causatif :
les hautes lumières écrasent / voilent les détails
v. transitif
[+V], [SN0, _, +SN1]
[SN0 [+concret], _, +SN1 [+/-concret]]
Rôles thématiques : N0 A g e n t et Cause / N1 Patient
Sémantique verbale : rendre invisible
la lumière latérale donne du relief à l’objet de la photo
v. transitif
[+V], [SN0, _, +SN1, (+SN2)]
[SN0 [–humain], _, +SN1 [+abstrait], (+SN2 [+concret])]
Rôles thématiques : N0 Cause / N1 Effet / N2 Bénéficiaire
Sémantique verbale : causer
Dans ce contexte, la lumière a un statut dominant dans la photographie,
la lumière agit sur d’autres concepts, elle est un actant qui influe sur le film,
l'appareil photo, l’objet photographique ou l’image photographique. Et, dans
ce cas-là, les photographes ou l’appareil photo qui est le prolongement de
l’oeil du photographe restent passifs, un peu impuissants devant le rai de la
lumière sans pitié, ils attendent jusqu’à ce que les bonnes lumières leur soient
‘données’, ils se contentent de ‘se servir de’ la lumière ‘donnée’.
137
Cahier du CIEL 2000-2003
<LA LUMIERE EST LA SOURCE, NOUS SOMMES LE BUT OU
LE RECEPTEUR>
(9) Je me suis servi de cette lumière qui me donnait silhouettes et ombres / cette
prise de vue dépend totalement de la lumière de l’instant / on doit
observer la lumière naturelle et apprendre à lire la lumière
<LA LUMIERE EST PASSIVE> :
Mais il y a une autre phase de la conceptualisation de la lumière, qui, à
mesure du développement de la technique (concernant les procédés de tirage), et
des nouvelles inventions (de l’éclairage artificiel, surtout), lègue sa place
d’actant à d’autres éléments du scénario, par exemple au photographe ou à
l'appareil photo. Peu à peu, on arrive à réaliser le rêve des photographes, à
agir sur la lumière, à la contrôler, à la maîtriser. Les photographes acquièrent
un peu plus d’autonomie vis à vis de la lumière.
<LA LUMIERE EST GROSSIERE OU RUDE, ET DOIT ETRE
ADOUCIE>
(10) Adoucir la lumière, gérer / contrôler / corriger la lumière
<LA LUMIERE ARTIFICIELLE EST PASSIVE>
(11) le photographe dirige / diffuse / manipule / contrôle / concentre / transforme
/ adoucit / utilise / projette / construit / maîtrise / fait / joue avec / écrit
avec / mesure (avec le posemètre) / fait rebondir la lumière (lumière
disponible/ faire venir / retenir la lumière)
<LA LUMIERE
PASSIVE>
REPRESENTEE
SUR
L’IMAGE
EST
(12) Le photographe détaille / adoucit / assombrit / éclaircit la lumière
On peut faire la même analyse syntaxique sur ce genre de
conceptualisation de la lumière, où la lumière joue le rôle de patient, et où le
photographe parvient à dominer la lumière.
on mélange les deux lumières (SL)
v. transitif
[+V], [SN0, _, +SN1]
[SN0 [+humain], _, SN1 [+concret]]
Rôles thématiques : N0 Agent / N1 P a t i e n t
Sémantique verbale : utiliser N2 simultanément
on peut retenir / empêcher la lumière d’atteindre le négatif (RL)
138
H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie
v. transitif
[+V], [SN0, _, +SN1]
[SN0 [+humain], _, +SN1 [+événement]
Rôles thématiques : N0 Agent / N1 Patient et Transféré
Sémantique verbale : bloquer le mouvement de N1
on peut corriger (détailler / assombrir) les hautes lumières lors du tirage
(LR)
v. transitif
[+V], [SN0, _, +SN1]
[SN0 [+humain], _, SN1 [+concret]]
Rôles thématiques : N0 Agent / N1 P a t i e n t
Sémantique verbale : modifier ou rendre plus visible
on calcule / mesure la lumière réfléchie et incidente (EP)
v. transitif
[+V], [SN0, _, +SN1]
[SN0 [+humain], _, +SN1 [–comptable]]
Rôles sémantiques : N0 Agent / N1 P a t i e n t
Sémantique verbale : rendre en chiffre l’entité physique
i) On parvient à mesurer la lumière, grâce au posemètre :
l’appareil de mesure photométrique traduit la lumière captée par la cellule
il y a des posemètres qui mesurent la lumière réfléchie et il y en a qui
mesurent la lumière incidente
on effectue la mesure de la lumière
tous les posemètres conçus pour mesurer la lumière réfléchie sont
calibrés pour interpréter les luminosités mesurées comme un gris
neutre.
ii) On parvient à maîtriser la lumière, grâce à l’éclairage artificiel :
on peut rééclairer le sujet avec une lumière artificielle
on peut diffuser la lumière du flash
on envoie un éclair correspondant à un ou deux diaphragmes de moins
on effectue une prise de vue en mélangeant les deux lumières
on diminue l’intensité de l’éclair
on doit équilibrer la lumière
on adoucit la lumière en la faisant rebondir sur une paroi
comment maîtriser la lumière ?
on joue avec la lumière
Ou bien on peut contrôler la lumière lors du tirage :
139
Cahier du CIEL 2000-2003
utiliser les différents types de lumière selon les papiers
“ retenir ” consiste à empêcher la lumière d’atteindre certaines zones de
la feuille de papier
iii) On peut maîtriser la lumière sur l’image :
on affaiblit la densité des hautes lumières tout en conservant celle des
ombres69
pour voiler les hautes lumière du tirage
on doit ‘faire venir’ les hautes lumières
Du coup, comme remarque le photographe Ferrante Ferranti, “ Le
photographe observe la lumière, la traque, mais aussi la guide, voire la sculpte
et même la recrée ”. Pourtant, même si on devient le manipulateur, voire
l’auteur de la lumière, notre conception sur la lumière n’est pas tellement
contradictoire par rapport à la première position, puisque nous comprenons
toujours de la même façon les propriétés de la lumière. La lumière est en
mouvement, provoque des effets et donne un impact indifféremment à tout ce
qu’elle touche, à des objets photographiques. Avant de ‘créer’ ou ‘faire’ la
lumière, nous devons (ou l’appareil doit) analyser, traduire, interpréter la
lumière ‘donnée’, et la lumière même si elle est artificielle, même si elle est
plus maniable, en sorte que nous pouvons contrôler la quantité, la densité,
l’aspect de la lumière, celle-ci ‘émettant’, ‘jetant’ toujours des rayons. Ainsi
est maintenue la cohérence structurelle de la conceptualisation métaphorique de
la lumière.
L’histoire de la lumière et du photographe ne s’arrête pas là.
L’avènement de la photo numérique a renforcé et accentué cette attitude
dominante du photographe envers la lumière. La différence entre la photo
argentique et la photo numérique se résume en un seul mot : la libération par
rapport au film. La fonction du film est remplacée par celle du capteur CCD
(charged couple device). La lumière réagit sur le capteur CCD et, le capteur
CCD contient des milliers de photodiodes qui ont la même fonction que la
surface photosensible du film et qui conservent l’image que la lumière a
laissée en frappant les photodiodes. Nous observons que les fonctions du film
et du capteur CCD sont presque les mêmes. Mais il se trouve une grande
conversion perceptive, puisque, dans la photo argentique, le film et l'appareil
photographique reçoivent la lumière, et on ne trouve pas d’expressions actives
comme le film capte la lumière. Le film est toujours considéré comme une
69
On parle de la ‘quantité’ de lumière, lorsqu’il s’agit d’une [lumière rayon
lumineux] émis par des sources lumineuses. Et, on parle de la ‘densité’ de la lumière
lorsqu’il s’agit de la [lumière représentée] sur l’image.
140
H. LEE - Dénomination dans le domaine de la photographie
entité passive par rapport à la lumière ; comme nous avons vu ci-dessus, la
lumière affecte le film, qui, avant l’arrivée de la lumière, était vierge. Le film
réceptionne, reçoit la lumière ou le film est frappé par la lumière. Par contre,
on voit bien que, dans la dénomination même du capteur, l’appareil photo
numérique et ses petites puces, voire les photographes ne restent pas
passivement exposés sous la lumière, ils captent la lumière et la modifient.
6. E N GUISE DE CONCLUSION
Notre travail consistait à démontrer que la formation des unités
terminologiques est une affaire de processus dénominatoire, un acte langagier
qui n’exclut pas la part cognitive des sujets-énonciateurs. Dans ce cadre, le
lien direct entre le concept et le terme du point de vue de la terminologie
classique est remis en question ; le terme est en rapport avec le concept par
l’intermédiaire de la manière dont la communauté linguistique perçoit,
comprend ou conceptualise cette entité conceptuelle, voire le système
conceptuel. La métaphore cognitive, dite aussi métaphore profonde, conspire à
replacer les créations des unités terminologiques au sein du processus de
dénomination. En effet, notre remise en question n’est pas un renversement
total des principes terminologiques classiques, mais un petit réajustement de
la mise au point ; si la terminologie prône l’approche onomasiologique,
c’est-à-dire, la recherche du terme pertinent pour le concept à désigner,
comment ne pas inclure dans cette démarche le sujet qui appréhende et
dénomme ce concept ?
141
Cahier du CIEL 2000-2003
B IBLIOGRAPHIE
Cabré, M.T. (1998 ) : La terminologie. Théorie, méthode et applications,
Armand Colin, Paris.
Felber, H. (1987) : Manuel de terminologie, Infoterm, Paris.
Johnson, M. (1987): The Body in the Mind, The University of Chicago Press,
Chicago.
Lakoff, G. (1987): Women, Fire and Dangerous Things, The University of Chicago
Press, Chicago.
Lakoff, G. (1990): “ The syntax of metaphorical semantic role” dans Semantics
and the Lexicon, éd. J. Pustejovsky, Kluwer Academic Publishers, Netherlands.
Lakoff, G. & Johnson, M. (1985): Les métaphores dans la vie quotidienne, Les
éditions de Minuit, Paris.
Lotte, D.S. (1981) : “ Principes d’établissement d’une terminologie scientifique
et technique ” dans Textes choisis de terminologie, éd. G. Rondeau, H. Felber,
Girsterm, Québec.
Rey, A. (1992) : La terminologie. Nom et notions, coll. Que sais-je ?, Presses
universitaires de France, Paris.
Temmerman, R. (2000): Towards New Ways of Terminology Description, John
Benjamins Publishing Company, Amsterdam / Philadelphia.
142
LA MÉTAPHORE DE LA MISE EN
LUMIÈRE DANS LE LANGAGE
COURANT :
ET SI ON TIRAIT ÇA AU CLAIR ?
Soumaya LADHARI
C.I.E.L. Université Paris 7
1. I NTRODUCTION
L’importance du processus métaphorique dans le langage est aujourd’hui
reconnue. Depuis la publication de Metaphors We Live By de Lakoff and
Johnson la métaphore a reçu une nouvelle définition aussi étendue
qu’abstraite. D’une simple figure de style où l’on substitue un terme à un
autre, on en est venu à des définitions qui font référence à des phénomènes
cognitifs profonds. Selon Lakoff (1996 : 165) la métaphore
« …est un mécanisme cognitif qui a rapport aux concepts et non pas seulement
aux mots et qui a trait principalement au raisonnement. La métaphorisation
conceptuelle opère une projection entre domaines conceptuels. »
La théorie de la Métaphore Conceptuelle est un domaine de recherche
central dans le champ plus large de la linguistique cognitive. Au sein de ce
domaine, les notions de Domaine Source (DS), Domaine Cible (DC),
projection (mapping) métaphorique, schèmes expérientiels, inférence etc., sont
devenus un vocabulaire commun pour l’exploration et l’analyse des
phénomènes linguistiques et conceptuels liés à la métaphore. Les principes et
les conclusions de ce cadre d’analyse ont été appliqués dans nombre d’études
Cahier du CIEL 2000-2003
qui dépassent le champ de la linguistique.
Le présent article s’inscrit dans le cadre de cette théorie et se propose
d’étudier le comportement métaphorique d’une série de vocables appartenant
aux champs sémantiques de la lumière et de l’obscurité et servant à
l’expression en français de la facilité et de la difficulté de compréhension. Ne
dit-on pas, quand quelque chose nous paraît évident, que c’est clair et net, que
sinon quelques éclaircissements seraient les bienvenus? De même pour
signifier qu’un point donné nécessite une explication on dirait qu’on devrait
tirer cela au clair, y jeter plus de lumière, y apporter une clarification, etc.
Pour élucider une affaire qui nous paraît opaque ou sombre on cherchera à en
éclairer les zones d’ombre, on exigera plus de transparence et surtout on
s’armera de beaucoup de lucidité.
Ce sont ces observations et ces expressions, entre autres, qui ont guidé
notre réflexion. Dans le but de parvenir à une caractérisation claire du réseau de
relations métaphoriques qui relient ces expressions, nous avons formé une
base de données tirée du journal Le Monde de l’année 1994 sur laquelle nous
avons appliqué nos hypothèses pour en vérifier la validité. Il convient
toutefois de noter que les expressions métaphoriques relevées ne s’appliquent
pas toutes au domaine du savoir et de l’intellection, (ex : voix claire, sourire
lumineux, etc.,). Cependant, le choix de se limiter à ce domaine cible (DC)
est délibéré. C’est le lien entre la clarté et la compréhension d’un coté et
l’obscurité et l’incompréhension de l’autre que ce travail vise à explorer.
Concernant la métaphore qui nous intéresse ici, aucune étude, à notre
connaissance, n’a été exclusivement consacrée à l’investigation des liens
conceptuels qui relient la lumière à l’intelligibilité. Lakoff et Johnson (1980 :
57) ont signalé, très brièvement, les métaphores suivantes : « COMPRENDRE,
C’EST VOIR ; LES IDEES SONT DES SOURCES DE LUMIERE ; et LE DISCOURS
VEHICULE LA LUMIERE. ». Se penchant sur la structure sémantique et le
changement sémantique, Sweetser (1990) a creusé la question de la polysémie
des verbes de perception dans une approche synchronique et diachronique à la
fois. Elle a très brillamment souligné les liens essentiellement métaphoriques
qui relient les différents sens qu’un terme peut prendre au cours de son
évolution historique.
Nous nous proposons, à travers la présente étude, de combler ce qui
apparaît comme une lacune pour la connaissance du français. Notre point de
départ sera les unités lexicales et expressions telles qu’elles sont relevées dans
leurs contextes d’origine. Nous nous inscrivons dans l’approche
méthodologique définie, entre autres, par Grevy (2000, 11) qui propose « not
a pure constructed way, but empirical constructialism, where we show how
metaphors really work and then construct our thesis.”
Après une présentation du cadre général dans lequel nous nous
144
S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
positionnons et du corpus sur lequel est fondée la présente étude (2), nous
passerons à une lecture statistique des résultats obtenus (3). Nos résultats
seront ensuite analysés (4) afin d’arriver à la caractérisation finale de la
structure conceptuelle externe et interne de la métaphore.
2. C ORPUS ET MÉTHODOLOGIE
Le corpus sur lequel se fonde notre analyse a été élaboré, rappelons-le, à
partir des numéros du quotidien Le Monde pour l’année 1994. Il comporte les
listes d’occurrences des vocables suivants : clarifie(r, ent), clarté(s),
clair(e/s/es), clairement, clarifiant(s/e/es), clarification(s), éclaire(er, ent),
éclairé(s/e/es), éclairant(s/e/es), éclairci(r, ssent), éclairci(s/e/es), éclairage(s),
éclaircissement(s), clairvoyance, clairvoyant(s), clair-obscur, élucide(er, ent)
élucidation, lucidité, lucide(es), lucidement, translucide(s), perspicace,
perspicacité(s), lumière(s), lumineux(se/ses), illumine(r, ent), illumination(s),
brille(r, ent,), brillant(e/s/es), éclate(r, ent), éclatant(e/s/es), éclat(s),
net(te/s/tes),
jour,
transparaître(aît, aissent), transparent(s/e/es),
transparence(s), limpide(s), limpidité(s), obscurcir, obscurité(s), obscur(s/e/es),
opacité, opacifier, opacification, ombre(s),, etc.,
Le Monde, journal quotidien d’expression française, couvre plusieurs
secteurs de la vie politique, économique, sociale et culturelle. Des genres et
des auteurs différents y sont représentés. Cette diversité thématique et
discursive nous assure une certaine représentativité dans nos résultats, dans la
mesure où le contenu reflète ce qui est dit dans différents domaines et
différentes situations discursives par différentes personnes.
Le choix des mots à étudier s’est fait au fur et à mesure. Nous avons
commencé par étudier la fréquence d’emploi des mots apparentés aux champs
lexicaux de la clarté et de la lumière. Nous avons ensuite analysé
minutieusement le contexte des résultats obtenus ainsi que les définitions
données dans différents dictionnaires. Les premiers vocables candidats étaient
les synonymes et les antonymes et, dans un second temps, tous les mots
reliés par étymologie à la notion de lumière et d’obscurité (ex : lucidité,
perspicacité, limpide, etc.)
Une fois le travail de sélection préliminaire terminé, nous avons procédé
à l’identification des occurrences métaphoriques en général et de celles
s’appliquant à notre DC en particulier. Les occurrences ont été replacées dans
leur contexte d’origine afin d’être analysées. Le travail de balisage a été fait
manuellement afin de distinguer les emplois métaphoriques des emplois
littéraux dans un premier temps. Ensuite, nous avons isolé les métaphores
ayant un rapport avec la compréhension.
145
Cahier du CIEL 2000-2003
Le balisage manuel présente des avantages certains en termes de qualité,
cependant l’opération est coûteuse en temps. De plus, le linguiste devient le
seul juge de la métaphoricité ou non des expressions qu’il analyse. Cette
limitation est simplement inévitable comme le souligne M.H. Fries-Verdeil
(1999) : 48-55) qui, citant G. Low, affirme que ce dernier « passe en revue
différentes sources d’identification des métaphores (le chercheur, l’auteur luimême, une troisième personne) et conclut qu’aucune de ces méthodes n’est
totalement dépourvue de subjectivité. »
3 . L ECTURE STATISTIQUE DES RÉSULTATS
Dans le tableau qui suit (figure 1) nous présentons les résultats du
dépouillement du corpus. Nous rappelons ici que nous sommes
principalement intéressée par les métaphores qui ont pour DC le domaine de
l’intellection c’est-à-dire un domaine ayant à voir avec des notions telles que la
compréhension, le savoir, et l’esprit. Cependant, il nous paraît également
intéressant de voir la fréquence de telles métaphores par rapport aux
occurrences littérales des mêmes termes mais aussi par rapport aux métaphores
ayant un DC différent. Cette fréquence, qui se trouve être assez importante,
témoigne de la productivité des métaphores étudiées.
Expressions
métaphoriques
clarifie(r/ent)
clarifié(e/s/es)
clarification(s)
clarifiant
clarté(s)
clair(e/s/es)
clairement
éclaire(r/ent)
éclairé (e/s /es)
éclairant(e/s/es)
éclairci(r, issent)
éclairci(r/e/s/es)
éclairage(s)
éclaircissement(s)
clairvoyance
clairvoyant(e/s/es)
clair-obscur(s/es)
146
Nombre
total des
occurrences
relevées
192
50
229
5
297
2878
1355
382
277
91
72
68
260
62
49
24
36
Occurrences Occurrences
métaphores du
littérales
métaphoriques domaine de
écartées
l’intellection
0
0
0
0
17
685
0
43
88
14
2
6
150
0
0
0
20
0
0
0
0
16
49
0
11
3
2
2
3
0
1
0
0
1
192
50
229
5
264
2144
1355
328
186
75
68
59
110
61
49
24
15
S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
élucide(r, ent)
élucidation(s)
lucidité(s)
lucide(s)
élucidé(e/s/es)
lucidement
translucide(s)
perspicace(s)
perspicacité(s)
transparaît(aître,
aissent)
transparent(e/s/es)
transparence(s)
limpide(s)
limpidité(s)
sombre(s)
obscurci(r/ssent)
obscurci(e/s/es)
obscurité(s)
obscur(e/s/es)
opacité(s)
opaque(s)
50
15
207
182
52
13
34
15
16
75
0
0
0
0
0
0
27
0
0
0
0
0
0
0
0
0
6
0
0
0
50
15
207
182
52
13
1
15
16
75
287
725
128
34
694
20
23
156
434
89
118
117
13
8
4
194
2
2
78
67
6
29
3
3
8
1
464
0
0
14
27
0
0
167
709
112
29
36
18
21
64
340
83
89
Figure 1 : répartition des résultats du dépouillement du corpus
Au regard de ce tableau, on distingue trois catégories :
1- La première inclut des vocables dont toutes les occurrences sont
métaphoriquement appliquées au domaine de l’intellection. Ex :
clairement, clairvoyance, élucider, etc.
2- La deuxième catégorie comprend un large éventail d’expressions où les
occurrences métaphoriques liées au domaine de la compréhension sont de
loin les plus fréquentes. Il s’agit de vocables comme : clarté, opacité,
etc.
3- La troisième catégorie regroupe des unités lexicales comme :
translucide, et sombre où les métaphores de la compréhension sont rares.
Globalement, les occurrences s’appliquant par métaphore au domaine de
la compréhension sont beaucoup plus fréquentes que les occurrences littérales
ou d’autres métaphores. C’est la preuve de l’importance et de la productivité
du système de projection que la présente étude s’efforce d’analyser.
4. A NALYSE DES RÉSULTATS
147
Cahier du CIEL 2000-2003
Nous consacrons cette section à l’analyse des résultats que nous avons
obtenus et nous commencerons par l’étude des métaphores que nous avons
choisi d’écarter de l’analyse.
4.1. Métaphores écartées de l’analyse
Nous avons pu constater en (3) que les expressions métaphoriques ayant
un DC différent du domaine de la compréhension sont présentes avec des
fréquences plus ou moins faibles. Les dictionnaires les qualifient d’emplois
métaphoriques au même titre que celles qui constituent l’objet de ce travail.
De plus les DS sollicités sont les mêmes. Pourtant, le sens métaphorique,
résultant de la projection métaphorique à travers ces deux catégories, présente
des différences cruciales. En fait, ce sont les systèmes d’inférences activées par
la projection qui révèlent des divergences sémantiques. Pour mieux saisir cette
distinction nous proposons de regarder d’un peu plus près les couples
d’exemples suivants :
un souvenir clair
un visage éclairé (par un sourire)
un journal obscur
vs
vs
vs
une définition claire
une affaire éclairée (par l’actualité)
un objectif obscur
Un souvenir clair est un souvenir qui est facile à évoquer ; une
définition claire, par contre, est une définition qu’on peut facilement
comprendre. Un visage éclairé (par un sourire) évoque l’image d’un visage
radieux illuminé d’un grand sourire ; une affaire éclairée par l’actualité, par
contre, est une affaire qui est plus facile à comprendre grâce à la découverte de
nouvelles informations la concernant. De même, un journal obscur est un
journal peu connu tandis qu’un objectif obscur fait référence à un objectif dont
on ne peut saisir l’essence.
Ce que ces couples de métaphores ont en commun c’est la projection
d’une Gestalt propre aux DS de LUMIERE ou d’OBSCURITÉ sur un aspect
correspondant du DC. En particulier, c’est la propriété d’être source de clarté ou
d’obscurité qui est transférée. En revanche, ce qui départage ces deux classes
d’expressions sont les types d’inférences ajoutées que les expressions du
second type évoquent. Il s’agit notamment d’inférences imposées par le
domaine de l’intellection.
Du point de vue de la théorie de la MC, ce qui distingue ces deux groupes
de métaphores est ce qu’on est convenu d’appeler « la réécriture par le
domaine cible ». Selon Lakoff (1996 : 165) « La MC opère une projection
entre domaines conceptuels. Elle conserve la structure inférentielle du
raisonnement jusqu'à ce j’appelle la réécriture par le domaine cible. » Pour
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S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
élucider ce phénomène, il donne l’exemple de l’expression métaphorique
‘donner une idée’ où, explique-t-il, on donne une idée qu’on continue de
garder même après l’avoir donnée.
C’est la fonction même de la métaphore de garder l’inférence qui résulte
de la projection entre les deux domaines source et cible. Cependant, la
structure du DC, surtout quand il s’agit d’un concept relativement abstrait, a
tendance à imposer ses contraintes et va ajuster le résultat du transfert à ses
particularités propres. L’inférence qui devait être conservée se trouve alors
redéfinie selon les données du domaine cible. D’une certaine manière, nous
pouvons affirmer que chaque DC ajuste la structure de l’aspect transféré à sa
façon, et que, par conséquent, le résultat de chaque projection est unique,
même si le domaine de départ est le même et qu’il s’agit de la même Gestalt
projetée. Ce phénomène est seulement plus perceptible quand le DC est
un domaine d’une grande abstraction.
Le domaine de l’intellection, qui nous intéresse ici, est un domaine
hautement abstrait. C’est ce qui justifie la grande différence évoquée par les
deux séries d’exemples cités précédemment. Nous verrons plus loin que la
métaphore de la mise en lumière pour la compréhension cache, ou plutôt
révèle, un réseau complexe de métaphores entrecroisées qui tracent et détaillent
les chemins de la projection entre DS et DC.
4.2. Métaphore de la mise en
lumière
appliquée au DC de la compréhension : vue
de l’extérieur
A partir de la lecture (statistique) des résultats, nous avons pu constater
qu’il existe, en français, un large éventail d’expressions employées
métaphoriquement établissant le lien entre les domaines de la lumière et de la
compréhension ou encore entre l’obscurité et l’incompréhension. Ces
expressions nous renseignent surtout sur la façon dont le concept de
COMREHENSION est appréhendé en français. Plus particulièrement, elles nous
donnent un accès - qu’elles seules peuvent donner - à la structure de ce concept
et aux différentes relations qu’il peut entretenir avec d’autres concepts.
Les expressions métaphoriques qui ont été retenues dans le cadre de cette
étude évoquent (plusieurs variantes d’) un même scénario. Dans la plupart des
cas il s’agit de résoudre une énigme. Le mystère à élucider est typiquement
conçu comme étant/se situant à l’intérieur d’une zone obscure. L’énonciateur,
quant à lui, est perçu comme un observateur/explorateur qui s’arme d'une
lumière qu’il doit projeter sur la zone d’ombre afin de l’éclaircir. Il peut luimême être source de lucidité et contribuer à tirer au clair l’affaire en question.
La zone d’ombre peut également être à l’intérieur de l’observateur, et le but
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Cahier du CIEL 2000-2003
sera alors de l’éclairer70. Les exemples suivants laissent transparaître cette
perception. Les expressions soulignées décrivent l’isotopie textuelle du DC.
Elles fournissent une caractérisation très riche de son frame et guident
l’interprétation de la Gestalt projetée.
(1) Quoi qu'il en soit, le doute était créé. Le trouble était instillé, logé, dans les
esprits. Et la colère spontanée, l'écoeurement, l'horreur étaient
insidieusement parasités par une suspicion vicelarde comme s'il fallait à
tout prix éviter d'y voir trop c l a i r et, dans une situation plus
l i m p i d e que jamais, réinjecter sans tarder une nouvelle dose
d'obscurité.
(2) Ce bilan comporte des z o n e s d ' o m b r e , plus ou moins soulignées selon les
tendances politiques des observateurs. Nicole Fontaine, vice-présidente
du Parlement européen et vice-présidente du CDS, qui doit faire effort
pour modérer sa sympathie et salue " la foi communicative de Delors
dans l'Europe, l'impulsion extraordinaire qu'il a donnée à la
construction communautaire ", observe, en associant d'ailleurs le
Parlement à ce défaut de c l a i r v o y a n c e , " qu'on n'a pas v u
s u f f i s a m m e n t la dérive technocratique de la Commission, ce qui
explique le retour de bâton lors du débat sur Maastricht.
Dans ce qui suit, nous nous proposons d’analyser les différentes
configurations conceptuelles évoquées par les expressions métaphoriques
retenues. Il est intéressant d’observer que la variété ne se limite pas au niveau
de l’expression linguistique ; elle est le reflet de structures conceptuelles
diverses. Nous commencerons tout d’abord par décrire les métaphores qui
véhiculent une vue de l’extérieur de la scène d’éclairage. Il s’agit surtout de
métaphores qui activent certains aspects de l’action de mise en lumière.
4.2.1. <LA LUMIÈRE / L’OBSCURITÉ DÉFINIT UN
DOMAINE SPATIAL>
La projection métaphorique qui définit la lumière ou l’obscurité comme
zone spatiale est la plus présente dans notre corpus. Elle est sous-jacente aux
autres métaphores dont l’analyse va suivre.
(1) La décision du commandant des " casques bleus " de demander son rappel
anticipé a m i s e n l u m i è r e un malaise croissant dans la FORPRONU,
dont plusieurs dirigeants des pays participants se sont faits l'écho.
(2) En orientant l'oeuvre de celui-ci vers un horizon strictement français,
Jeannette Colombel laisse sans doute dans l ' o m b r e des
influences qui furent déterminantes, mais, en aboutissant à la question
70
Notre corpus abonde en exemples où les expressions métaphoriques sont
utilisées d’une façon redondante (ex un éclairage clair, poser clairement les termes
d'une clarification, mettre au clair aussi nettement que possible, avec une clarté
maîtrisée et parfaitement limpide, etc. ). On rencontre également des exemples où
les termes sont utilisés de manière à créer un effet d’oxymore (ex l'obscure clarté)
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S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
de l'authenticité et de la liberté de " l'homme en situation ", c'est-à-dire
en reprenant le vocabulaire de Sartre, elle jette un é c l a i r a g e
nouveau sur une oeuvre que son auteur lui-même répugnait à qualifier de
philosophique.
Cette métaphore locative divise le champ ainsi défini en un dedans et un
dehors. Chaque champ se comporte alors comme un contenant qui présente
une frontière séparant un extérieur d’un intérieur.
4.2.2. <LA LUMIÈRE
CONTENANT>
/
L’OBSCURITÉ
EST
UN
Cette métaphore découle naturellement de la précédente. Le schème du
contenant est l’une des configurations les plus saillantes dans la réflexion
cognitive. Selon Lakoff et Johnson :
« Nous sommes des êtres physiques limités et séparés du reste du monde par la
surface de notre peau, et nous faisons l’expérience du reste du monde comme
étant hors de nous. Chacun de nous est un contenant possédant une surface
limite et une orientation dedans-dehors. Nous projetons cette orientation
dedans-dehors sur d’autres objets physiques qui sont aussi limités par des
surfaces, et nous les considérons comme des contenants dotés d’un dedans et
d’un dehors. » (1980 : 39/40)
Les exemples suivants ont en commun la perception de la zone plus ou
moins éclairée comme un contenant. L’objet que l’observateur recherche se
trouve, dans la plupart des cas, dans un lieu obscur ; pour bienl’(ap)préhender
l’explorateur doit le mettre en lumière. Les prépositions dans et au renforcent
l’idée du contenant. Notons, par ailleurs, que dans est utilisé avec ombre pour
dénoter un lieu clos et par conséquent renforcer l’idée d’inclusion dans un
espace ; tandis que ‘au’ évoque plutôt la finalité et éventuellement une
certaine ouverture.
(3) Le financement n'a toujours pas été débloqué. Une question qui est
r e s t é e d a n s l ' o m b r e depuis le début des discussions.
(4) La doctrine française était de ne pas accepter l'élargissement sans
l'approfondissement, c'est-à-dire sans mise en ordre des institutions et
m i s e a u c l a i r des procédures de direction de l'Union.
(5) C'est seulement en 1809 que Chateaubriand rédigea le préambule des
Mémoires de ma vie, et c'est à l'automne 1811 qu'il se mit véritablement
à cet ouvrage. Il avait l'ambition de se tirer au clair et de connaître
mieux les sentiments qui le traversaient ou l'agitaient. " Je veux
expliquer mon inexplicable coeur ", déclarait-il.
Dans le dernier exemple, le personnage décrit souhaite se transporter dans
un espace plus clair afin de mieux percevoir ‘les sentiments qui le
traversaient’. Il s’agit là d’une mise en scène où l’énonciateur, cherchant à y
voir plus clair, va déplacer son être vers un espace plus éclairé où il deviendra
assez transparent pour qu’il puisse le percer de son regard afin de comprendre
l’essence de ce qui le traverse.
151
Cahier du CIEL 2000-2003
4.2.3. <LA (MISE
EN)
LUMIÈRE
OBJECTIF Â ATTEINDRE>
EST
UN
Dans ce schéma de projection, non seulement le lieu éclairé ou sombre
mais aussi l’action d’éclairage elle-même sont vus comme un objectif à
atteindre. L’emploi de la préposition ‘à’ qui décrit métaphoriquement la
finalité corrobore cette perception.
(6) Contrairement aux aspirations des tenants du " ni-ni ", le clivage droitegauche traverse aussi les écologistes. Comme le dit, par boutade, M.
Lalonde, pour parvenir
à
cette
clarification, il faudrait que les
Verts et Génération Ecologie " s'échangent leurs minorités ".
(7) Le rôle de l'Organisation de coopération et de développement économique
(OCDE) devrait être d'aider les différents gouvernements à a t t e i n d r e
c e b u t c l a i r : la création d'une économie internationale ouverte.
(8) Au-delà de l'échéance européenne, une telle opération pourrait cependant
aboutir à une nécessaire clarification.
(9) Peu attiré par les débats académiques il a, sa vie durant, privilégié
l'observation des faits, et surtout cherché à éclairer la décision et
l'action plus qu'à alimenter la théorie économique.
Contrairement à ce que la bonne morale pourrait enseigner, l’obscurité
peut aussi être vue comme un objectif à atteindre. Le maintien dans
l’obscurité, qui est décrit comme l’action opposée à la mise en lumière, peut
être envisagé comme une finalité en soi comme le montre l’exemple (10):
(10) Montesquieu, qui a joué d'une certaine
obscurité, opte pour la réserve :
[…] Cette question de la mise en lumière ou du maintien
dans
l'obscurité reste l'une des plus actuelles dans l'univers
médiatico-démocratique propice aux fausses transparences.
4.2.4. <LA (MISE
INSTRUMENT>
EN)
LUMIÈRE
EST
UN
Dans le cadre de cette projection, la lumière peut-être conçue comme un
instrument qui aiderait l’observateur à atteindre son objectif. C’est la
projection de la lumière sur la zone obscure, ou encore le déplacement de
l’entité à comprendre vers une zone éclairée qui va aider l’observateur à mieux
percevoir et à mieux comprendre. Cette conception est illustrée, entre autres,
par l’emploi de la préposition avec dans les exemples suivants :
(11) Il fallait un bloc politique très fort pour riposter et faire face au bloc
communiste. Mais, à l'époque, personne ne pouvait percevoir
avec
c l a r t é les risques de cette alliance politique anticommuniste
(12) Elle est la seule romancière qui ait osé aborder avec autant de clarté
et d'audace la sexualité.
(13) Nous accueillons la clarification
a p p o r t é e et la réaffirmation que la
152
S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
politique russe à l'égard des Etats baltes demeure inchangée.
(14) Cette mise au point constitue pour l'essentiel une redite de la déclaration
anglo-irlandaise du 15 décembre dernier, mais elle a p p o r t e un
é c l a i r a g e inédit sur certains p o i n t s .
(15) " Nous n'avons pu ni su incarner aux yeux des citoyens une alternative
politique cohérente et crédible, déclare le texte, (...) mais n o u s
f a i s o n s l e c o n s t a t a v e c l u c i d i t é : à nous d'unir nos forces.
Dans ce dernier exemple, lucidité a su garder son ancrage métaphorique.
Etymologiquement, la lucidité renvoie à ‘l’aspect brillant, la clarté, la netteté’.
Notons que toutes les occurrences de lucidité, et des vocables qui lui sont
reliés, appartiennent au domaine de l’intellection.
4.2.5. <LA MISE EN
CHEMIN(EMENT)>
LUMIÈRE
EST
UN
La poursuite d’un objectif implique forcément une démarche, un chemin
à suivre. Cette image évoque un schème très important dans la littérature
cognitive, c’est celui de SOURCE-CHEMIN-BUT . Ce schème projette l’image
d’un parcours qui relie un point de départ à un point d’arrivée par une série de
pas(sages) qui tracent le chemin. Le processus d’éclairage, vu sous cet angle,
est assimilé à un parcours caractérisé par un début, une fin et des étapes
intermédiaires. Dans le cadre de cette projection, l’observateur entreprend une
action d’éclairage sur un lieu ou encore sur lui-même. Il aura à entamer un
processus de clarification où, comme sur un chemin, il avancera pas à pas
dans le sens de la clarté. Il ira même jusqu’ à s’aventurer et prendre des risques
si les choses s’avèrent moins évidentes. Le but c’est d’arriver au bout du
chemin, c’est-à-dire de parvenir à la clarté nécessaire.
(16) Fondues dans une trentaine d'articles législatifs, ces mesures visent, pour le
gouvernement, non seulement à mieux identifier les causes du déficit du
régime général mais aussi à entamer une prudente c l a r i f i c a t i o n
des relations entre l'Etat et les gestionnaires patronaux
(17) Politiquement, cette redistribution des sièges favorable aux réformistes
permet au gouvernement d'aborder
plus
sereinement
la
c l a r i f i c a t i o n promise des règles de représentativité.
(18) Le président du directoire de Pinault-Printemps f r a n c h i t un pas de plus
dans la clarification des structures du groupe dont il a pris les
rênes le 1 mai 1993.
(19) Les nouveaux venus, enfant de l'exil accomplissant
un
parcours
initiatique
transparent
vers l'origine ou romancier rêvant de
chausser les bottes de Malraux tout en gérant sagement ses tirages.
(20) Longtemps immobile, le paysage politique japonais est devenu mouvant.
Le mot de " réforme " est sur toutes les lèvres, mais rares sont ceux qui
s'aventurent à en c l a r i f i e r les orientations.
La mise en lumière donc définit un chemin à suivre qui est censé guider
153
Cahier du CIEL 2000-2003
l’observateur dans sa manœuvre et éviter qu’il s’égare. L’exemple suivant , en
soulignant l’opposition entre éclairer et égarer, montre ce rôle joué par la
lumière vue comme chemin :
(21) Aujourd'hui, à l'effacement des systèmes religieux traditionnels s'oppose
une extension du sacré qui " é c l a i r e e t é g a r e " tout à la fois.
Dans la vie de tous les jours, cependant, cela peut nous arriver de rater
notre cible et ne pas voir nos efforts aboutir. Nous resterons alors quelque part
entre le point de départ et le point d’arrivée. La zone cible reste inaccessible.
Cet aspect, qui appartient à la structure globale du domaine de départ, fait
partie de la Gestalt transférée par la projection. Ces inférences sont actualisées
dans les expressions suivantes où l’on peut voir que l’observateur peut rester
assez près (à peu prés) du point final (ex31) et ne pas arriver à clarifier sa
cible.
(22) Au fil des ans, de nombreuses missions de recherche sur le terrain et d'une
coopération de mauvais gré de la part de Hanoi, le sort de la plupart
d'entre eux a é t é é c l a i r c i o u à p e u p r è s .
Cette observation met en relief l’aspect graduel de l’action de mise en
lumière. En effet, nous constatons que les domaines de lumière et d’obscurité
présentent une gradation interne qui peut être assimilée à une échelle
comportant des degrés différents de clarté et/ou d’obscurité. Cette échelle est
constituée par une série de points et de niveaux qui reflètent l’importance
estimée de l’éclairage. Les exemples qui suivent montrent bien cet aspect
graduel.
(23) Ne pouvez-vous essayer de ravoir ces trucs-là raisonnablement ? (...) Je n'ai
de réels élans qu'en grands formats... " On ne voit que trop aujourd'hui à
quel point l'homme était lucide.
(24) " Pour le reste, le nouveau ministre de l'industrie n'oublie jamais qu'il
provient des rangs de la Ligue, Aussi, comptez sur nous pour é t a b l i r
un m a x i m u m d e c l a r t é d a n s c e d o m a i n e .
(25) La relecture différente (et différée) de ces textes nous replace à des
altitudes
de
lucidité
souhaitable en une période cathodique qui
n'interprète plus les signes d'un ciel de cirque où le néant fait looping.
(26) Ce p o i n t mérite d'être é c l a i r c i , et évalué au plus haut niveau. Rien
n'est pire que l'impuissance consistant à brandir une menace que l'on
sait irréalisable.
Cette gradation interne à chaque concept peut déboucher sur une
intersection entre différents concepts et nous assisterons alors à l’effacement de
frontières qu’on croyait, à tort, bien délimitées. Ceci n’est pas seulement dû
au fait que le degré de clarté ou d’obscurité est avant tout une question de point
de vue. En effet, sont attestés dans notre corpus des emplois qui accentuent ce
caractère délibérément flou, apparent surtout dans des cas d’euphémismes. Le
meilleur exemple qu’on puisse citer, notamment à cause de sa grande fréquence
d’emploi, est l’utilisation de manque de clarté pour signifier obscurité, lequel a
154
S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
une connotation nettement plus négative.
(27) Cette polémique aura au moins eu le mérite de faire
manque de clarté de la directive européenne .
apparaître
le
4.2.6. <L’OBSCURITÉ EST UN ETAT DE SIÈGE>
Dans le cadre de cette métaphore, l’obscurité est vue comme entourant
l’affaire qui doit être élucidée. L’état de siège évoque avant tout un état de
fermeture qui rend la zone assiégée impénétrable. Il convient également de
noter que l’ombre assiégeant la zone cible est vue comme un nuage à dissiper,
un état de confusion qui peut déboussoler l’explorateur en quête de clarté.
Cette perception est diamétralement opposée à celle évoquée par la clarté qui
est associée à un état d’ouverture et de franchise (41).
Par ailleurs, le système d’orientation évoqué par les concepts de lumière
et d’obscurité (4.2.8) et la hiérarchie qu’il impose aux concepts de lumière et
d’obscurité associent la lumière au positif et l’obscurité au négatif selon la
projection LE BIEN EST EN HAUT, LE MAL EST EN BAS. Cette association est
très perceptible dans plusieurs exemples surtout dans le cas de concepts liés à
l’obscurité où nous voyons que celle-ci évoque le doute, le mystère,
l’inquiétude, voire même le danger des notions qui créent l’isotopie du DC.
(28) Le fait qu'en plaçant le général Zéroual aux avant-postes, l'armée se soit plus
directement impliquée dans la gestion des affaires de l'Etat, ne dissipe
pas les z o n e s d ' o m b r e qui entourent le drame algérien.
(29) Passons sur ses négociations avec Nordling pour la trêve des combats du 19
août : les premières sont relativement c l a i r e s , la seconde et les
troisièmes embuées
d'obscurités,
de
sous-entendus
et de
non-dits...
De tout cela, sourd une impression générale...
d'imprécision, que, peut-être un jour, les papiers de Nordling
permettront de dissiper.
(30) Mais si quelques-uns des faits qui ont constitué la trame de la libération de la
capitale sont relativement bien connus, d'autres demeurent encore
entourés
d'un
halo
d'incertitudes,
voire
d'opaques
obscurités.
(31) Elles se présentent sous la forme de quatrains… Nostradamus a donc crypté
ses visions au
moyen
d'anagrammes
volontairement
obscures.
(32) Dans une volonté de " c l a r i f i c a t i o n et ouverture ", lors de son congrès
extraordinaire de Perpignan, en décembre 1992, la fédération s'était
dotée de nouveaux statuts qu'elle inaugurait, cette année, à Tours.
4.2.7. <L’ÉCLAIRAGE EST UNE MISE EN SCÈNE>
Cette projection est basée sur un fondement différent des précédentes
métaphores. En effet, elle est inspirée des jeux d’ombre et de lumière
155
Cahier du CIEL 2000-2003
caractéristiques des scènes de théâtre. Le processus d’éclairage est mis en scène
en termes de manipulations de projecteurs. La métaphore de la scène, bien que
peu fréquente, est importante dans la mesure où elle rappelle la métaphore de
la vie comme pièce de théâtre. De ce point de vue, elle peut même être vue
comme sous jacente aux autres projections.
(33) J'observe néanmoins q u ' e n d i r i g e a n t l e p r o j e c t e u r vers les zones
d'ombre
du
traité et les a m b i g u ï t é s qu'il c o m p o r t e , ils
contribuent grandement à la c l a r i f i c a t i o n du débat. Car ce débat n'est
pas terminé.
(34) Il y aura des fêtes, à Cannes. Celle qui détaille les règles du jeu à la suite du
mariage de la Reine Margot. Trois fois la multitude, le désordre, les
conflits, trois fois une mise en scène qui
éclaire,
organise,
donne à voir et à comprendre.
4.2.8.
<LA
LUMIÈRE
EST
L’OBSCURITÉ EST EN BAS>
EN
HAUT
/
Outre les métaphores structurelles, qui ont à faire à la structure des
domaines source et cible, la théorie de la MC distingue les métaphores
d’orientations qui donnent aux concepts une orientation spatiale. Les
«orientations métaphoriques ne sont pas arbitraires. Elles trouvent leur
fondement dans notre expérience culturelle et physique. » (Lakoff et Johnson
1980 : 24) Le fondement de ces deux métaphores, dans notre expérience, est
basé sur le fait que, typiquement, les rayons de lumière viennent d’en haut
(soleil, lampe, etc.) pour éclairer des espaces ou des entités qui se trouvent en
bas. De même, les lieux se trouvant en profondeur sont généralement obscurs,
étant difficilement exposés à la lumière. La préposition sur indique la
directionalité de la projection du flux lumineux, la zone d’ombre se trouvant
obligatoirement en dessous. Les exemples suivants montrent bien ce système
d’orientation :
(35)[ C'est du côté des interdits qu'un peu de clarté peut descendre. Pour tout
ce qui touche au vif de la chose, à son arête, je ne me crois pas plus
certain aujourd'hui que je l'étais à dix années d'ici.
(36) C'est donc cette marionnette qui aura projeté la lumière la plus crue
et peut-être la plus lucide sur cette réforme, même Reagan
n'avait pas réussi cela : faire payer les pauvres pour l'école des riches.
(37) Les choses ne sont pas pour autant éclairées jusqu'au fond, mais enfin
ce livre ouvre des pistes.
(38) "L'humanité est à ce point plongée dans les ténèbres, écrit Andreïev, qu'elle
a besoin de talents pour é c l a i r e r s o n c h e m i n et qu'elle prend soin de
ceux-ci comme de gemmes infiniment précieuses
Toutefois, une autre série d’exemples décrit un autre scénario avec un
système d’orientation différent, ce qui nous conduit à conclure qu’il y a deux
156
S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
cas de figures :
1- Dans le premier cas de figure le lieu en question reçoit (ou est privé d’)
un éclairage par un agent extérieur (humain ou non-humain): cela
apparaît dans des expressions types : faire la lumière sur une question,
dissiper les zones d’ombre, clarifier une position, etc., L’objet/le lieu est
le point d’arrivée qui va accueillir la lumière apportée.
2- Dans le deuxième cas c’est le lieu en question qui est source de lumière
ou d’obscurité. Cela apparaît typiquement dans des expressions comme :
il est clair que, un événement obscur, un parcours transparent, une zone
obscure, etc., Cet objet/ce lieu est vu comme le point de départ de
(l’absence de) la lumière.
La différence cruciale entre ces deux cas de figures concerne l’orientation
du regard de l’observateur dans la scène globale. Dans le premier cas de figure,
le regard de l’observateur est fixé sur la zone à éclairer qui, vraisemblablement,
manque de clarté. La lumière est souvent perçue comme un instrument qui va
aider l’observateur dans son entreprise. Elle peut également provenir de
l’observateur lui-même. Dans le deuxième cas de figure, c’est l’objet en
question qui est source de clarté et ce sont les yeux de (la tête) de notre
observateur qui seront la cible de cet éclairage :
(39) Leur travail f o u r n i t u n é c l a i r a g e h i s t o r i q u e à u n e s i t u a t i o n que le
plus grand nombre ne voit que dans son immédiateté.
(40) Je ne saurais, par ailleurs, apporter
à
la
cour
quelque
é c l a i r c i s s e m e n t q u e c e s o i t sur la personnalité de l'accusé.
(41) Les principaux dirigeants politiques a p p o r t e r o n t à l'antenne un
é c l a i r a g e e n p r o v e n a n c e des principales capitales européennes.
(42) A la fois diplomates et juristes, ils apportent, ce qui est rare s'agissant de
l'interprétation de grands documents internationaux, une analyse
scrupuleuse des
textes,
éclairée
par
une
profonde
c o n n a i s s a n c e des circonstances qui les ont fait naître.
4.2.9. Métaphtonymie
Dans son article sur l’interaction entre la métaphore et la métonymie
dans le langage figuratif, Goossens (1995) introduit le terme de
métaphtonymie (metaphtonymy) qu’il utilise pour décrire l’interaction entre
métaphore et métonymie. Selon lui, de nombreuses métaphores ont leurs
racines dans des métonymies. Ce phénomène est perceptible dans notre corpus
à travers des exemples comme :
(43) Que devient ce principe dans la nouvelle législation ? Ou, pour
être
c l a i r , demande-t-on aux collectivités publiques de réparer les
établissements qui existent ou d'en créer de nouveaux ?
(44) Outre l'effet de simple remplissage, c'est le fait de paraître obscurs et
confus.
157
Cahier du CIEL 2000-2003
(45) Même volonté d'apaisement à l'égard des ingénieristes : " Il faut que l'on
soit plus transparent .
(46) il a adressé au chef du gouvernement un message clair : le PS est de
retour, une offensive tous azimuts contre la majorité est lancée.
Pour mieux saisir ce phénomène de métaphtonymie, il suffit d’observer
la différence entre les trois premiers et le dernier exemple. Tous les quatre sont
métaphoriques. Seulement, les trois premiers sont clairement basés sur des
métonymies. Dans les exemples (44) à (46), être clair, transparent, ou obscur
cela veut dire tenir un discours qui soit clair, transparent, ou obscur
respectivement, lesquels emplois sont métaphoriques. Les métonymies qui
sous-tendent les trois premiers exemples confondent les discours (paroles,
messages, etc.,) avec les personnes qui les profèrent.
Dans la section précédente nous nous sommes efforcée d’esquisser une
vue de l’extérieur des différentes métaphores qui structurent nos DS. Notre
objectif était de mieux saisir ces concepts de clarté et d’obscurité afin de mieux
discerner le lien avec le DC de compréhension. Comme nous le verrons plus
loin, ces conceptions de nos DS ont une incidence sur la structure interne de la
métaphore que nous étudions. La partie que nous entamons maintenant est
consacrée à une vue de l’intérieur de l’action d’éclairer dans le but d’élucider le
comment et le pourquoi de ce lien entre DS et DC.
Que fait-on exactement quand on procède à l’éclaircissement d’un point
donné supposé être obscur ? Par quoi commence-t-on ? Quels sont les
différents pas à faire ? où voulons-nous en arriver? Comment pourrons-nous
expliquer la quasi-synonymie des expressions suivantes : je comprends, je
vois, je saisis, ou encore ce n’est pas clair, ce n’est pas accessible, c’est
impénétrable, etc. ? C’est la réponse à de telles questions qui nous mènera à
mieux saisir la structure interne de notre métaphore.
4.3. Métaphore de la
lumière
vue
l’intérieur : une structure composite
de
Au regard des exemples formant notre corpus nous pouvons constater
que la métaphore étudiée se décompose en fait en quatre phases. Autrement dit,
la lumière et la compréhension semblent être deux points limites sur un
continuum formé par une série de passages conduisant de l’un à l’autre. Le but
de cette section est de décortiquer ces relations afin d’avoir une meilleure
appréciation de la structure de notre métaphore.
4.3.1. Clarté et visibilité
Le premier passage met l’accent sur le lien entre lumière et visibilité ; ce
sont deux concepts que nous considérons comme distincts mais très contigus
158
S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
d’un point de vue expérientiel. En effet, dans notre expérience de tous les
jours, il existe une corrélation entre la clarté et la visibilité à savoir que les
choses/lieux que nous pouvons le mieux voir sont les mieux éclairés.
Dans les définitions que propose le TLF pour clair, transparent, opaque
et ombre (ci-dessous) nous remarquons que dans les deux dernières définitions
le dictionnaire ne fait pas allusion à la propriété « ne permet pas de voir, être
invisible ». Pourtant cette propriété fait partie de la définition littérale de clair
et de transparent. C’est ce qui nous conduit à dire que cette propriété n’est pas
première, qu’elle est en effet dérivée :
(a) clair : ‘Qui rayonne, donne une bonne lumière, qui illumine, qui permet
de voir’ , (c’est moi qui mets en italiques)
(b) transparent : ‘Qui laisse passer la lumière, qui ne fait pas écran à la
vision’. (mes italiques)
(c) opaque : ‘État, qualité de ce qui est opaque ; propriété d'un corps de ne
pas transmettre certaines radiations ou certains rayons’
(d) ombre : ‘Diminution plus ou moins importante de l'intensité
lumineuse dans une zone soustraite au rayonnement direct par
l'interposition d'une masse opaque.’
Dans un contexte concret ce lien est tellement évident qu’on peut
supposer qu’il est inutile de le mentionner explicitement. Par contre, cette
distinction prend toute sa pertinence dans un contexte abstrait comme celui de
nos DC. En effet, la propriété « être visible » devient plus ‘perceptible’ dans
un contexte abstrait où la propriété ‘être clair/sombre’ résulte d’une projection
métaphorique bien définie.
L’existence de la propriété être (in)visible dans le(s) DC(s) nous montre
le fonctionnement de la projection métaphorique et notamment sa tendance à
conserver le réseau d’inférences du domaine source. Du fait de la contiguïté des
deux aspects en question dans le domaine de départ, nous retrouvons cette
même contiguïté translatée dans le domaine cible et réfléchie sous la forme des
expressions métaphoriques récoltées :
(47) Quant aux téléspectateurs, ils y
voient à présent plus c l a i r dans la
complexe situation en Russie
(48) C'est le même Orient qu'on retrouve dans les Epigraphes antiques de Debussy
composées à l'origine pour accompagner les Chansons de Bilitis.
Mais on perçoit plus clairement que chez les prédécesseurs de
Debussy ce qui fut au fond la principale raison d'être de l'exotisme en
musique
(49) D'un homme politique qui se fait le biographe d'un personnage historique on
n'attend pas des informations inédites mais plutôt un p o i n t de v u e
personnel, qui a p p o r t e un é c l a i r a g e significatif
Comme nous le montre l’exemple (51), l’opacité peut-être causée par un
obstacle tel que le caractère embrouillé de l’affaire. Remarquons au passage que
159
Cahier du CIEL 2000-2003
embrouillé est cité, dans le
TLF,
comme l’un des antonymes de clair.
(50) Les porte-paroles auxquels nous avions demandé des é c l a i r c i s s e m e n t s
sur ces a f f a i r e s e m b r o u i l l é e s , ne s'étaient toujours pas manifestés
Une autre preuve de la contiguïté de ces deux concepts (voir et clarté)
c’est leur fusion dans des mots comme clairvoyant et clairvoyance (ex 52 et
53). Il est intéressant de noter que toutes les occurrences relevées de
clairvoyant(e/s/es) et de clairvoyance(s) sont métaphoriques.
(51) The Times : " Les négociateurs du Caire ont la possibilité de produire un
document
clairvoyant qui servirait de modèle pour les nations,
celles-ci l'interprétant selon leurs lois et leurs moeurs.
(52) Au risque, comme le pense François Mitterrand, de ne pas aller au bout de "
l'effort intelligent qui avait été le sien ", Georges Pompidou s'est
distingué par s a c l a i r v o y a n c e d a n s b i e n d e s d o m a i n e s .
(53) C e l a c l a r i f i e l e s c h o s e s sans les clarifier tout à fait, car on
ne voit toujours pas très
bien
comment Moscou entend s'y
prendre pour infléchir la détermination nouvelle des Occidentaux à faire
respecter leur ultimatum.
Ce dernier exemple est intéressant à observer à plus d’un titre.
Premièrement, il montre très clairement le lien entre les deux notions de clarté
et de visibilité. Mais la nuance la plus importante que cet exemple apporte
concerne la définition métaphorique de l’action de clarifier. La seconde
occurrence du verbe clarifier nous guide vers l’interprétation suivante : les
choses ne sont pas claires tant qu’on n’aura pas tout vu. Seulement il ne
s’agit pas simplement de voir mais de voir comment. La métaphore ne s’arrête
donc pas à ce stade. Le reste du chemin sera éclairé par les passages suivants.
4.3.2. Visibilité et accessibilité
Ce deuxième passage décrit un pas de plus dans la progression vers la
compréhension. Il établit un lien entre la propriété d’être visible et celle d’être
accessible. Ce lien se base sur un fondement expérientiel à savoir que pour
accéder quelque part, encore faut-il qu’on puisse distinguer sa destination.
Nous ne pouvons pas accéder à un lieu que nous ne percevons pas
distinctement dans notre champ de vision.
(54) Cela donne un ouvrage très p r é c i s , très détaillé, mais suffisamment c l a i r
pour être a c c e s s i b l e à un large public.
(55) L'art des anciens Egyptiens, de Michel-Ange et de Bacon serait de ce côté, "
nouvelle clarté " à laquelle n'accèdent que peu de
peintres.
Ce passage joue un rôle central au sein de notre schéma métaphorique car
il introduit la spatialisation non seulement du concept éclairé mais également
de son milieu environnant. Nous avons déjà établi l’objectification des DS de
lumière et d’obscurité. Cependant, l’idée supplémentaire qu’introduit la notion
160
S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
d’accessibilité est que la scène décrite a lieu forcément dans un domaine
spatial, typiquement un champ de vision.
La métaphore DES CHAMPS VISUELS COMME CONTENANTS décrite par
Lakoff et Johnson corrobore cette vision. Elle souligne l’idée que notre champ
de vision est un espace délimité qui contient les objets que nous percevons :
« Nous conceptualisons notre champ visuel comme un contenant et ce que
nous voyons comme étant situé à l’intérieur du champ. Le terme même de
champ visuel l’indique. Cette métaphore est naturelle ; elle est due au fait que,
quand nous regardons un territoire donné (la terre, la surface d’un plancher,
etc.), notre champ de vision fixe à ce territoire une frontière, qui correspond à
la partie que nous pouvons voir. Etant donné qu’un espace physique donné est
un Contenant, et qu’il existe une corrélation entre notre champ de vision et cet
espace physique, le concept métaphorique : LES CHAMPS VISUELS SONT DES
CONTENANTS émerge naturellement. » (1980 : p 40)
Pour mieux se convaincre de la spatialisation du champ de vision ainsi
que de toutes les composantes qu’il contient, regardons les exemples suivants
qui mettent en scène des idées qui font leurs chemins (LES IDEES SONT DES
PERSONNES), qui sont capables de se déplacer (LE MOUVEMENT). On y
rencontre également des théories qui ont des fondements (LES THEORIES SONT
DES CONSTRUCTIONS), et qui visent à explorer des itinéraires (LE MOUVEMENT,
LE CHEMIN ) et à faire découvrir ce qui est encore caché71.
(56) même, les itinéraires de Merleau-Ponty, encore relativement peu explorés,
seront é c l a i r é s par l'essai de Vincent Peillon, la Tradition de l'esprit
(Grasset).
(57) Plusieurs orateurs, a déclaré le ministre de l'intérieur, ont souligné la
nécessité de c l a r i f i e r les compétences entre les collectivités et de
poursuivre la décentralisation. Mais ne mésestimons pas la difficulté de
la tâche ! (...) Nous souhaitions aller plus loin dans la voie de la
décentralisation. Mais nos idées, claires au début, se sont
obscurcies au fur et à mesure de notre tour de France, tant les
opinions divergeaient. "
(58) La vulgarisation des démarches philosophiques est une autre caractéristique
de ce temps. Jacqueline Russ, avec la Marche des idées contemporaines,
propose un " panorama de la modernité ". Parmi les travaux théoriques
sont annoncées des Notes sur Heidegger, et la réédition du travail
l u m i n e u x de Marcel Conche, Pyrrhon ou l'Apparence (PUF). Aux PUF
également, est prévue la traduction d'un recueil de Jaakko Hintikka,
Fondements d'une théorie du langage, qui devrait faire découvrir ce
philosophe et logicien encore mal connu en France.
71
Il convient de noter qu’ au sein du champ visuel, les objets prennent de l’espace
et sont même assimilés à cet espace qu’ils occupent, d’où la grande fréquence, dans
notre corpus, d’expressions comme ‘zone d’ombre’ utilisées en référence à des
questions suspendues ou à des affaires non résolues. De même, l’objectif du regard
au sein de ce champ visuel est d’accéder à un objet qui est le plus souvent assimilé
(par métonymie) au lieu qu’il occupe.
161
Cahier du CIEL 2000-2003
Implicite dans le schéma conceptuel d’accès à un lieu est l’idée du
chemin. En effet, pour accéder à un lieu, nous devons aller dans sa direction
selon un itinéraire qui doit être bien défini. Cette métaphorisation en terme de
chemin diffère de la première (5.2.6) en ce qu’elle décrit, nous semble-t-il,
l’étape relative à l’accès vers la clarification et non l’aspect graduel de l’action
d’éclairer. Remarquons au passage que l’idée de la zone ou de l’action
d’éclairage comme objectif à atteindre est implicite dans ce schéma.
(59) M. Hoeffel, de son côté, a précisé que " le gouvernement a la volonté
d'aller
mais
par
étapes
vers
la
clarification " des
compétences de l'Etat.
(60) Chez Bergounioux, tout effort v e r s u n p e u d e c l a r t é se paye d'un droit à
acquitter auprès des morts.
(61) L o i n de clarifier l'affaire Carlos, les déclarations des responsables
soudanais ne font que multiplier les interrogations sur les circonstances
de son arrestation et les conditions de sa " livraison " à la France.
De même que la vision dans la section précédente ne se résumait pas au
simple fait de percevoir un objet dans son champ de vision, l’accessibilité,
dans le contexte de nos DC, revient à dire accessibilité à la compréhension.
Mais avant de passer à l’exploration de ce lien, un autre passage se présente à
nos yeux, c’est celui qui relie l’accessibilité à la pénétrabilité du regard.
4.3.3. Accessibilité et pénétrabilité du regard
Tout en insistant sur la différence entre la marche vers le lieu éclairé et
l’avancée au sein de la compréhension, il convient de souligner que ces deux
marches se rejoignent, notamment quand nous arrivons à la frontière de la
zone à éclairer. Il s’agit fondamentalement de la même progression et de la
continuation d’un même trajet entrepris par un même observateur.
Une fois à la frontière de la zone cible, l’objectif est alors de s’introduire
à l’intérieur. Le propre d’un objet clair ou transparent est de laisser passer la
lumière, de même qu’un objet opaque bloquerait ce passage. La propriété d’être
infranchissable fait partie de la définition qu’offre le TLF, par exemple, à
l’emploi figuratif d’opacité, définie comme « caractère de ce qui est
difficilement compréhensible, de ce qui est impénétrable ou obscur. »
Dans les illustrations suivantes, nous pouvons discerner l’association
entre obscurité, impénétrabilité et incompréhension.
(62) Un regard pénétrant, dit-on. Pour peu que soit rendu à " pénétrant " tout son
sens, celui d'un mouvement d'avancée en train de s'accomplir en dépit
des obstacles, l'expression conviendrait pour définir l'oeuvre de
François Rouan. Elle naît quand l'oeil du peintre perçoit un peu de ce
qu'il n'avait pas encore perçu, un peu de ce qui demeurait jusque-là
trouble, obscur et impénétrable un peu de ce qu'il n'avait pas assez
nettement vu pour parvenir à le dessiner. (A moins que le rapport ne soit
162
S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
à l'inverse et qu'il faille écrire : ce qu'il n'avait pas assez souvent dessiné
pour parvenir à le voir nettement).
(63) Donner du tonus à cette vieille nécessité que l'homme a de croire à ce qu'il
serait devenu si des fées moins Carabosse s'étaient penchées avec plus
de clairvoyance sur son patrimoine génétique et financier. Aujourd'hui,
l'impénétrable coïncidence des chiffres se travaille, la mathématique de
l'absurde s'organise
Nous remarquons donc que impénétrable est présenté comme synonyme
d’obscur. Ceci rappelle également l’image de l’état de siège évoquée par
l’obscurité. De ce point de vue, l’action de pénétrer s’inscrit dans la continuité
de l’action d’éclairer, elle est même vue comme un pas gagné sur l’obscur :
(64) Ils commencent à les chercher malgré tout. U n p a s g a g n é s u r l ' o b s c u r ,
sur l'évidence niaise des réalités.
La pénétration à l’intérieur de la zone cible se fait par le regard. L’action
de percevoir (que nous avons, à tort, cru se décomposer en perce + voir pour
évoquer l’image de percer par le regard), est vue, selon notre métaphore,
comme une introduction de l’observateur au sein d’un domaine spatial. La
définition étymologique du terme percevoir exprime en fait « l’action de saisir
par les sens, de comprendre et concrètement, de recueillir (les fruits d’une
chose, les impôts). » Le préverbe per, par contre, est un :
« préverbe tiré de la préposition per « à travers, pendant » (sens local et
temporel) et, moralement « par l’intermédiaire de, au moyen de, au nom de, par
(par) ». Le préverbe signifie lui aussi « à travers, pendant », « de bout en
bout » et sert à marquer l’achèvement, la perfection de l’action exprimée par le
verbe simple. (faire/parfaire). »
Cette définition apporte l’éclairage nécessaire sur le mécanisme de la
perception et sa relation avec l’action de pénétrer. Il s’agit en fait de
l’introduction du regard à l’intérieur de la zone cible et du cheminement à la
recherche d’un objet à saisir. Il convient de souligner que, par le biais d’une
relation métonymique entre l’observateur et son regard, nous en venons à
concevoir que c’est l’observateur, en chair et en os, qui se déplace à l’intérieur
de son propre champ visuel.
Cette même vision des choses est traduite par l’idée de limites
infranchissables, de regard franc, ou encore de clarté franche qui apparaissent
dans les exemples suivants :
(65) Il a le sentiment d'avoir buté sur deux lignes infranchissables, celle qui
empêche de parvenir à la pleine clarté de la connaissance, celle qui
ferme l'accès à l'action rapidement salvatrice.
(66) cette violence est l'expression d'une force sous-jacente, aussi active dans la
douceur et la tendresse que dans ses brusques éclats. Nulle obscurité
gratuite, une clarté franche, aveuglante éventuellement, souvent
révélatrice, avec laquelle l'auditeur ne peut pas tricher.
(67) Jean-Louis Arajol accepte de faire un constat lucide et franc de tous les
manques de la police dans ces arrondissements difficiles. "
163
Cahier du CIEL 2000-2003
(68) il faut bien reconnaître que cette affaire, depuis le début, elle est mal
emmanchée, elle a quelque chose de pas clair, elle n'est pas franche du
regard, elle tient du cheval vicieux, qui va ruer. Regardez-la, cette
affaire, torve, tassée dans son box, évitant le regard des jurés.
Jusqu’ ici notre observateur a réussi à percevoir la zone à clarifier, l’a
localisée, a tracé le chemin qui y conduirait, et pénétré à l’intérieur ; ce n’est
pas pour autant qu’il a tout compris. Les trois étapes décrites précédemment,
voir (clair), accéder, et pénétrer peuvent ne pas suffire pour conduire à la
connaissance. Un bout de chemin reste à faire pour arriver à destination.
4.3.4. Pénétrabilité et compréhension ou comment
comprendre la compréhension ?
Le dictionnaire historique du français définit comprendre, dans le sens
abstrait du terme, comme «saisir par l’intelligence, la pensée» […] Ce verbe
est formé de cum «avec» (co) et de prehendere (prendre). » La même
motivation explique le sens métaphorique qu’a pris le verbe appréhender qui
«…est le doublet savant de apprendre*, emprunt (XIIIe s.) au latin classique
apprehendere «saisir», de ad- (à) et prehendere (prendre), qui a acquis en bas
latin la valeur abstraite qu’avait le verbe simple, «saisir par l’esprit».
Percevoir, rappelons-le, est : « issu du latin percipere, de per (par, per-)
et capere « prendre », « concevoir » (capter, chasser). Percipere exprime
l’action de saisir par les sens, de comprendre et concrètement, de recueillir (les
fruits d’une chose, les impôts). »
A partir de ces définitions étymologiques nous discernons la motivation
métaphorique derrière l’emploi de comprendre et d’appréhender au sein de la
cartographie de notre métaphore. Sweetser explique :
« Through a historical analysis of ‘routes’ of semantic change, it is possible
to elucidate synchronic semantic connections between lexical domains ;
similarly, synchronic connections may help clarify reasons for shifts of
meaning in past linguistic history. » (1990 : 45)
Comprendre, revient, en fait, à ‘saisir pas la pensée’, laquelle conception
s’accorde parfaitement au scénario déjà élaboré à travers les étapes précédentes.
En effet, l’observateur, que la lumière soit son instrument ou sa cible, cherche
à comprendre, à acquérir une connaissance. La compréhension est ainsi vue
comme object(if) à atteindre donnant naissance aux métaphores (LA
COMPREHENSION EST UN OBJET, LA COMPREHENSION EST UN OBJECTIF A
ATTEINDRE que nous ne développerons pas davantage ici).
Grâce à ces projections nous sommes à même d’expliquer la synonymie
entre comprendre et saisir ou encore la différence entre je saisis et ça
m’échappe. Cette association transparaît aussi dans la définition que propose
le TLF pour le terme opaque qui signifie : « qu'on ne peut comprendre ; dont
on ne peut entièrement saisir le sens, la signification. » Les exemples
164
S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
suivants illustrent bien cette perception :
(69) La faute n'enlève rien au sens du message. Elle
était
suffisamment
l u c i d e p o u r s a i s i r l a p o r t é e de ses écrits. "
(70) Un homme f a s c i n a n t , m a i s i n s a i s i s s a b l e . Toujours médiatique, mais
souvent replié. L u m i n e u x , m a i s o b s c u r .
Les exemples précédents nous conduisent vers la remarque suivante :
outre sa fonction motrice, la main a aussi une fonction perceptive. Comme le
fait remarquer Hatwell :
« Aucune action de préhension ou d’usinage des objets ne pourrait réussir sans
une appréciation perceptive correcte des propriétés de ces objets avant et
pendant leur transformation. Il est vrai que cette appréciation se fait
habituellement à travers la vision. Mais le toucher y participe de façon très
significative aussi, comme le montrent les désorganisations du geste qui
surviennent en cas d’anesthésie cutanée.» (1986 : 21) :
Il est intéressant d’observer qu’en remplaçant le mot objet par objet de
pensée nous pouvons lire, dans la dernière citation, une description du
processus de l’acquisition de connaissances abstraites.
La (saisie par la) main vient donc compléter le travail perceptif
commencé par la perception visuelle. Cependant, avant d’en arriver à la
préhension de l’objet fixé, l’explorateur peut encore avoir un long chemin à
parcourir et éventuellement beaucoup de difficultés à surmonter, le chemin de
la connaissance n’étant pas facile à emprunter.
Comme le suggère la définition de percevoir, le (regard de l)’observateur
va parcourir le domaine où il se trouve afin de s’approcher de sa cible. Les
exemples suivants illustrent bien ce qu’un observateur cherchant la lumière
entreprend comme démarche avant d’arriver à sa requête.
(71) Enfin j'ai tenté de mieux a p p r o c h e r , de mieux comprendre celui qui a
résumé son terrible destin de ces mots modestes : « Je n'étais qu'un
officier d'artillerie qu'une tragique erreur a empêché de suivre son
chemin ».
(72) Christiane Rimbaud apporte sur ce point un éclairage tout en
nuances qui remet les choses en place et permet d'approcher la part
secrète d'un homme dont l'honneur était de s'être fait lui-même.
(73) Nous aimerions arriver à connaître ces groupes, afin de pouvoir l e s
é c l a i r e r ", nous a indiqué M. Dos Santos
Une fois à l’intérieur, l’explorateur peut se déplacer dans tous les coins
du milieu où il vient de s’introduire, il peut aussi creuser dans le sens de la
profondeur. D’ailleurs l’expression creuser (une question) peut être synonyme
d’éclairer, la finalité étant la même : arriver à comprendre.
(74) donnerait l i e u à un débat c l a i r et digne [qui permettrait] d ' a p p r o f o n d i r
le problème et de le traiter dans des conditions acceptables pour tous.
(75) Un é c l a i r c i s s e m e n t , v o i r e u n a p p r o f o n d i s s e m e n t philosophique
Une autre association transparaît dans les expressions retenues, elle
établit un lien entre la clarification d’un coté et la mise à plat de l’autre. Cette
165
Cahier du CIEL 2000-2003
association révèle une métaphore selon laquelle EXPLIQUER C’EST METTRE A
PLAT. Les choses ne sont-elles pas mieux visibles quand elles sont disposées à
plat ? Pour aller au-delà de cette explication intuitive, nous sommes allée
chercher la définition étymologique du terme expliquer et voilà ce que nous
avons trouvé :
« emprunt au latin explicare «dérouler», et «déployer, développer», au propre
et au figuré, préfixé en ex- qui indique l’action inverse de celle qu’exprime le
verbe simple plicare. Ce verbe est un intensif de plexere «tresser, enlacer»,
surtout employé au participe passé plexus, au propre comme au figuré,
«embrouillé, ambigu» (complexe, perplexe, plexus).
Encore plus intéressante est la définition proposée pour l’adjectif
explicite puisqu’elle explicite le lien (étymologique) entre clarifier et
expliquer :
« adj. est emprunté (1488) au latin explicitus «clair», utilisé dans la langue
scolastique, participe passé passif adjectivé de explicare (expliquer). L’adjectif
s’applique, comme en latin, à ce qui est clairement exprimé, spécialement en
droit, en linguistique (1870), puis s’emploie en parlant d’une personne qui
s’exprime clairement, sans équivoque (1900, Bloy), sens plus courant. »
Voici quelques exemples qui illustrent le lien qui unit ces deux concepts.
(76) Cette stabilité suppose notamment la mise en oeuvre d'une politique
monétaire efficace orientée
clairement et explicitement
vers
c e b u t ",
(77) En constatant des vides juridiques, elle en arrive à souhaiter, dans un s o u c i
d e c l a r i f i c a t i o n , une r e m i s e à p l a t des compétences .
(78) Seul Jean Glavany, porte-parole du PS et proche de M. Emmanuelli, a plaidé
pour une clarification et une mise à plat immédiate des "
divergences " au sein du courant.
Ainsi, le processus de compréhension est-il conçu en termes d’une
exploration d’un domaine spatial. L’explorateur cherchera à atteindre un
objet/un lieu ; pour ce faire, il va se déplacer à l’intérieur de ce domaine,
emprunter des chemins, creuser si besoin est, projeter la lumière qu’il a sur/en
lui sur les zones qui manquent de clarté. Son objectif ultime est d’éviter que
cet objet recherché ne lui échappe. A la fin de son parcours, et si tout va bien,
il arrivera à saisir ce qu’il cherchait et gagnera ainsi en connaissance.
(79) j'ai lu cet éloge du savant : " Avec une intelligence, une c l a i r v o y a n c e et
une culture hors pair, il entrevit avec de nombreuses années d'avance les
directions où allaient s'engager la connaissance des maladies et leur
traitement. Au début des années 50, il saisit l'importance de la notion
encore confuse de milieu intérieur, ce qui le conduit, en quelques années,
à élaborer les bases de la réanimation métabolique... Simultanément,
cherchant un traitement plus radical de l'insuffisance rénale il
appréhende en véritable visionnaire l'avenir de la transplantation
rénale...Les retombées cliniques sont immenses... Au cours de ces
dernières années il se prend de passion pour l'immunologie... il
s'intéressait aux nouveaux espoirs o u v e r t s par la génétique
166
S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
moléculaire et la biologie cellulaire. Jean Hamburger était toujours en
marche vers le progrès. "
Ainsi nous pensons y voir plus clair dans cette relation entre la clarté et
la compréhension. Pour clore ce cycle, nous dirigerons les projecteurs vers un
autre lien non moins fondamental, c’est celui qui relie la connaissance à la
clarté pour former la base d’une autre projection métaphorique. En effet, la
métaphore que nous nous sommes efforcée d’analyser tout au long de cet
article a une autre face. De la métaphore de LA LUMIERE COMME
CONNAISSANCE nous glissons à la métaphore de LA CONNAISSANCE COMME
LUMIERE .
La connaissance acquise au terme de ce parcours devient point de départ
pour aider à mieux comprendre d’autres phénomènes et élucider d’autres zones
d’ombres. Comme nous l’avons remarqué au début de cette exposé, la lumière
est à la fois instrument et objectif à atteindre. Le meilleur exemple qui vient à
l’esprit est bien sûr le fameux ‘siècle des lumières’ qui illustre bien cette
perception. Mais ce n’est pas le seul exemple et nous trouvons dans notre
corpus des illustrations comme :
(80) Il semblerait plutôt que Burney ait fait son miel de la lecture de
l'Encyclopédie, dont il fut l'un des premiers souscripteurs, mais l'on sait
que les
Lumières
plongeaient
aussi
leurs
racines outreManche.
(81)La rigueur des scientifiques n'apporte p a s p l u s d e l u m i è r e s à la cour.
(82) j'ai t i r é de la philosophie des c l a r t é s qui me servaient immédiatement et
non pas seulement à passer des examens ou des concours. Elle était
proprement un m o y e n , un o u t i l pour m'y retrouver.
(83) Non pas seulement la neutralité à l'égard des choix philosophiques ou
religieux des individus, non pas seulement le respect des consciences et
des croyances, non pas seulement la tolérance, toutes choses au
demeurant bien nécessaires, mais cette belle idée d'un enseignement
fondé s u r l e s s e u l e s l u m i è r e s d e l a r a i s o n , sur l'examen critique,
sur l'échange argumenté, prolégomènes indispensables à la formation
du citoyen dans une démocratie . C'est une idée " citoyenne " qu'il faut
relever.
CONCLUSION
A l’aide des outils provenant de la théorie de la MC, nous avons pu
rendre compte de phénomènes que nous avons observés dans le cadre de la base
de données constituée pour les objectifs de la présente étude. Les conclusions
que nous avons tirées offrent un support supplémentaire à l’applicabilité de la
théorie des projections métaphoriques à l’analyse de phénomènes langagiers
divers. Les expressions analysées montrent bien que notre système
167
Cahier du CIEL 2000-2003
linguistique est étroitement lié à notre système cognitif et à la façon dont
nous évoluons dans notre environnement immédiat. Elles nous ont surtout
révélé que la langue a su garder une impressionnante cohérence entre les
différentes projections. C’est la preuve que ces métaphores ne sont pas le fruit
du hasard, et qu’elles forment au contraire des systèmes cohérents en fonction
desquels nous appréhendons diverses facettes de notre expérience.
Le fait que les expressions qui ont composé notre corpus aient été
prélevées parmi des occurrences littérales des mêmes expressions nous a été
très utile. Cela nous a permis, entre autres, de voir quelles sont les structures
et les inférences qui ont été conservées par les projections métaphoriques.
Nous avons pu constater que la projection métaphorique faisait intervenir non
seulement des expressions et des structures linguistiques, mais surtout des
façons de voir et d’agir qui sont transférées vers le DC.
Nous avons distingué entre les métaphores qui véhiculent une vue de
l’extérieur de nos DS et celles qui révèlent la structure interne de l’action
d’éclairage. Il convient de souligner, cependant, qu’il s’agit de réseaux
métaphoriques complémentaires. L’image globale qui ressort de ces
configurations métaphoriques a le mérite d’être cohérente. Cette cohérence
provient principalement du fait que les différentes métaphores se basent sur des
fondements expérientiels communs, c’est-à-dire, sur la façon dont nos corps
interagissent avec ce qui les entoure.
Ce que nous avons appelé au début la métaphore de la lumière s’est avéré
être un concentré de relations métaphoriques qui conjuguent différentes
projections et différents schèmes pour structurer le domaine abstrait de la
compréhension.
Pour des contraintes de temps et d’espace, cette étude n’a pu traiter un
bon nombre d’expressions métaphoriques relevées dans le corpus et ne peut,
par conséquent, prétendre à l’exhaustivité. Nous avons aussi manqué de mettre
en relief certaines projections métaphoriques qui ont été passées sous silence
dans notre analyse (ex la métaphore de l’EXPLORATEUR , ainsi que plusieurs
projections s’appliquant au concept de la compréhension) C’est un travail qui
reste à faire dans le cadre d’une étude plus large. Les projections relatives à ces
expressions et aussi le traitement qu’elles reçoivent dans les dictionnaires
méritent aussi une étude à part. D’autres questions restent en suspens, comme
l’explication de la grande fréquence de la collocation entre clarté et netteté
(clair et net). Plus que des conclusions, ce travail offre des pistes à explorer,
l’auteur espère seulement avoir tiré cette affaire au clair, ou à peu prés.
B IBLIOGRAPHIE
168
S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière
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169
ANALYSE MÉTAPHORIQUE DU
DISCOURS PARLEMENTAIRE
BRITANNIQUE SUR GIBRALTAR :
PERSONNIFICATION,
INFANTILISATION ET
COLONIALISME
Elisabeth RAEHM
Université de Paris-Sorbonne, Paris-IV
Ecole Doctorale IV (EA 3557)
1 . I NTRODUCTION
La publication en 1980 par George Lakoff et Mark Johnson de leur
ouvrage de référence, Metaphors We Live By (Les métaphores dans la vie
quotidienne), a permis de redéfinir la métaphore en termes cognitifs : du
niveau uniquement textuel, on est passé à la dimension conceptuelle de la
métaphore. Omniprésentes aussi bien dans la pensée que dans le langage, les
métaphores conceptuelles proviennent de notre expérience physique du monde
extérieur, et s’appliquent à des phénomènes plus abstraits.
Pour autant, G. Lakoff ne s’est pas contenté de ce recadrage théorique
complet. Il a également mis en évidence l’impact des métaphores
conceptuelles sur la réalité extra-cognitive, sur l’essentielle imbrication
cognition/action :
Cahier du CIEL 2000-2003
Les métaphores ne sont pas uniquement des mots. Ce sont des concepts sur
lesquels, en théorie, et souvent en pratique, on agit. En tant que telles, elles
définissent de manière significative ce que l’on considère comme la
“ réalité ”. (Metaphors are not just words. They are concepts that can be and
are often acted upon. As such, they define in significant part, what one takes as
“reality”.) (Chilton & Lakoff, 1995)
Dans cette perspective, un nombre grandissant de chercheurs a en effet
été amené à s’intéresser depuis une quinzaine d’années à la “ dimension
cognitive de la politique ” (Lakoff, 2003), en particulier à la relation
qu’entretiennent politique et métaphores conceptuelles. C’est ainsi que dès
1987, Nicholas Howe a étudié le rôle de la métaphore dans la campagne
présidentielle américaine de 1984, et a remarqué que la politique intérieure était
avant tout conceptualisée à l’aide de métaphores relevant du sport. Le
spécialiste d’analyse du discours Paul Chilton a travaillé quant à lui sur les
métaphores liées à l’Union européenne et à la guerre froide (Chilton, 1993,
1995, 1996).
G. Lakoff lui-même s’est investi dans l’analyse métaphorique des
discours politiques, un investissement non seulement académique, mais
également militant. En 1991, il fait circuler sur Internet son étude séminale du
système conceptuel qui sous-tend les discours de George Bush père appelant à
la première Guerre du Golfe ; en 1996, il publie un ouvrage sur les discours
des Démocrates et des Républicains ; plus récemment, à l’occasion des
événements du 11 septembre, puis de la Deuxième Guerre du Golfe, G. Lakoff
a de nouveau utilisé Internet comme moyen de diffusion de ses recherches.
La question qui se pose à nous est la suivante : pourquoi Gibraltar restet-il un problème colonial non résolu, voire, comme l’a affirmé l’ancien
Premier ministre espagnol, M. Felipe Gonzalez, un “anachronisme
historique”, et ce malgré la pression de l’Espagne et les demandes répétées de
l’Assemblée générale des Nations Unies auprès de la Grande-Bretagne? Notre
hypothèse est la suivante : l’aspect colonial de ce problème est nié par la
majorité des hommes politiques britanniques, quelle que soit leur appartenance
politique, en particulier depuis la reprise des négociations entre Londres et
Madrid et la possibilité affichée de rétrocession du Rocher. Le problème de
Gibraltar est l’occasion de présenter la Grande-Bretagne non comme une
puissance colonisatrice et impérialiste, mais comme un pays soucieux de faire
respecter le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à défendre les peuples
colonisés. Si Gibraltar n’est pas une colonie, la question de la décolonisation
du Rocher devient caduque.
Pourtant, plus l’aspect colonial de la question est évacué, plus il revient
dans la trame du discours, comme si chercher à le dissimuler ne le rendait que
plus visible.
Cet article s’intéresse donc au discours des députés opposés à la
172
E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar
rétrocession de Gibraltar à l’Espagne (il est plus exact de parler de souveraineté
partagée entre Londres et Madrid, mais celle-ci est vécue par beaucoup comme
un véritable abandon du Rocher). Nous avons choisi de procéder à l’analyse du
débat sur Gibraltar mené à la Chambre des Communes le 31 janvier 2002.
Avec ceux du 7 novembre 2001 et du 14 janvier 2002, il fait partie des grands
débats parlementaires qui ont secoué la Chambre Basse à la suite des
négociations anglo-espagnoles. Le débat a duré plus de trois heures, et sa
retranscription s’étend sur quarante-cinq colonnes de Hansard.
Dans ce discours, une métaphore ontologique est particulièrement
prégnante, celle de la personnification d’une nation : UNE NATION EST
UNE PERSONNE. C’est ainsi que sont présentés les trois protagonistes, la
Grande-Bretagne, l’Espagne et Gibraltar. Pourtant, nous verrons que la
métaphore UNE NATION EST UNE PERSONNE devient rapidement UNE
NATION EST UN PERSONNAGE à l’intérieur d’un scénario bien défini. En
désignant l’Espagne comme la menace et la Grande-Bretagne comme le seul
salut pour Gibraltar, ce dernier apparaît totalement infantilisé ; on reste dans
une logique colonialiste et impérialiste, où l’objet du discours (n’oublions pas
que ce débat est intitulé Gibraltar) finit par disparaître.
2 . C ONTEXTE
2.1. Le mouvement général de décolonisation
et la question de Gibraltar
Pour comprendre le cadre spatio-temporel, il faut exposer d’une part les
origines du contentieux anglo-espagnol à l’ONU dans les années soixante,
d’autre part, le siège qu’a dû subir Gibraltar pendant près de trente ans, enfin,
les tentatives successives de rapprochement entre la Grande-Bretagne et
l’Espagne.
A la suite de la ratification le 24 octobre 1945 de la Charte de San
Francisco (ou Charte des Nations Unies), dont l’un des buts est de développer
entre les nations des relations amicales fondées sur le principe de l’égalité des
peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, un large mouvement de
décolonisation est amorcé sous l’égide de l’ONU. Le 14 décembre 1960 est en
effet adoptée à l’unanimité par l’Assemblée Générale des Nations Unies la
Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux
(General Assembly, 1960), qui demande “ de mettre rapidement et
inconditionnellement fin au colonialisme sous toutes ses formes et dans
toutes ses manifestations ” (§12 du Préambule).
173
Cahier du CIEL 2000-2003
Devant l’échec des tentatives de résolution précédentes (en 1914, 1919,
1940, 1950, 1954 et 1959), le gouvernement espagnol décide de porter la
question devant les Nations Unies. Le Comité des 24, commission de l’ONU
chargée des questions coloniales, invite le 16 octobre 1964 la Grande-Bretagne
et l’Espagne “ à entamer sans délai des négociations afin d’atteindre […] une
solution négociée” ; mais si la Grande-Bretagne accepte que Gibraltar soit visé
par le processus de décolonisation, elle refuse catégoriquement
l’internationalisation du problème et la restitution du Rocher à l’Espagne
(Mariaud, 2002 : 72).
S’ensuit une longue confrontation anglo-espagnole au cours des années
60 devant les instances des Nations Unies : alors que la Grande-Bretagne
insiste sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’Espagne réclame le
respect du principe d’intégrité territoriale. En effet, si la Déclaration sur
l’octroi de l’indépendance prévoit dans son premier paragraphe que “ la
sujétion des peuples à une subjugation, une domination et une exploitation
étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l’Homme, est
contraire à la Charte des Nations Unies et compromet la cause de la paix et de
la coopération internationales ”, le paragraphe six indique que “ toute
tentative visant à détruire, partiellement ou totalement l’unité nationale ou
l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes
de la Charte des Nations Unies ” 72.
En 1969, à la suite de la promulgation par Londres de la nouvelle
constitution de Gibraltar (Gibraltar Constitution Order 196973), le
gouvernement espagnol décide d’isoler le Rocher ; toutes les lignes de
communications (routières, maritimes, télégraphiques et téléphoniques) sont
coupées. Même après la mort du Général Franco en 1975, le roi Juan Carlos
promet de tout faire pour récupérer Gibraltar et restaurer l’intégrité territoriale
de son pays. Pourtant, dès 1977, le premier ministre espagnol, Adolfo Suarez,
rencontre son homologue britannique James Callaghan et le ministre des
affaires étrangères de celui-ci, David Owen ; mais un seul accord technique
peut être conclu, celui qui concerne l’aéroport, le 2 décembre 1987, et la
question de la légitimité de la souveraineté britannique reste en suspens.
Le processus de Bruxelles est relancé le 26 juillet 2001 à l’initiative des
Premiers ministres Tony Blair et Jose Maria Aznar (Miller, 2002 : 20), afin
donner du poids à l’axe Londres-Madrid au sein de l’Union Européenne. Le 9
octobre, le ministre britannique des affaires étrangères, Jack Straw, assure
encore à Peter Caruana, Chief Minister de Gibraltar, qu’“ il n’est pas question
72
Version française de la Déclaration: <http://www.un.org/French/Depts/dpi/
decolonization/brochure/Fpage5.html> (consulté en janvier 2004).
73
PRIVY COUNCIL OFFICE, The Gibraltar (Constitution) Order 1969, (London:
HMSO, 1969).
174
E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar
d’un quelconque changement de souveraineté qui irait à l’encontre des souhaits
des habitants de Gibraltar ”74. Pourtant, début novembre se répand dans la
presse la rumeur selon laquelle la Grande-Bretagne et l’Espagne sont en train
de conclure un marché secret (secretdeal), qui prévoirait une co-souveraineté
anglo-espagnole sur Gibraltar, malgré le refus des habitants du Rocher75. Le 7
novembre, Peter Hain, le secrétaire d’Etat aux affaires européennes, doit
répondre aux critiques devant la Chambre des Communes76 ; malgré tout, le
Processus de Bruxelles reprend le 20 novembre à Barcelone, ce qui donne lieu
à un grand débat à la Chambre des Lords le 12 décembre77. Jack Straw doit
défendre sa politique à la Chambre des Communes le 14 janvier de l’année
suivante devant des députés en colère78.
Ce débat s’inscrit donc dans une situation d’urgence : pour le
gouvernement (par l’intermédiaire de Peter Hain), il s’agit de mener à bien les
négociations anglo-espagnoles, tandis que, pour les députés qui y sont hostiles
il faut les faire échouer au plus vite, avant qu’un accord ne soit conclu.
2.2. Les participants au débat
Si l’on recense tous les députés qui interviennent pendant le débat (quelle
que soit l’importance quantitative ou qualitative de l’intervention), les chiffres
sont les suivants :
- quinze députés travaillistes (Peter Hain, à la fois député et membre du
gouvernement, Andrew McKinlay, Geraldine Smith, Bob Laxton, Bill
Tynan, Mark Hendrick, Greg Pope, Nick Palmer, George Howarth, Dr.
Ashok Kumar, Chris Bryant, Lindsay Hoyle, Brian Jenkins, Judy
Mallaber, Ivor Caplin) ;
- huit députés conservateurs (Mark Francois, Sir Teddy Taylor, Andrew
McKay, Eleanor Laing, Richard Spring, Andrew Rosindell, Hugo Swire,
Nicholas Winterton) ;
- un député libéral-démocrate (Michael Moore) ;
74
“There is no question of any change in sovereignty against the wishes of the
people of Gibraltar”, Panorama News, 9 octobre 2001, cité par Vaughne MILLER
(2002 : 20).
75
Gilles TREMLETT, (2002) UK and Spain close to Gibraltar Solution, in The
Guardian, <http://www.guardian.co.uk/uk_news/story/0,3604,631658,00.html>,
12 janvier 2002 (consulté en janvier 2004).
76
Commons Hansard, 7 novembre 2002, cols. 69-90.
77
Lords Hansard, 12 décembre 2001, cols. 1386-1410.
78
Commons Hansard , 14 janvier 2002, cols. 21-29.
Simon HOGGART, (2002) Straw Suffers over the Rock in a Hard Place, in The
Guardian, <http://www.guardian.co.uk/uk_news/story/0,3605,633560,00.html>,
15 janvier 2002 (consulté en janvier 2004).
175
Cahier du CIEL 2000-2003
- un député du Parti Unioniste d’Irlande du Nord (le Révérend Martin
Smyth).
Sur les vingt-cinq députés qui interviennent au cours de ce débat, seize
(A. McKinlay, G. Smith, B. Laxton, B. Tynan, M. Hendrick, Dr. A. Kumar,
L. Hoyle, M. Francois, Sir T. Taylor, A. McKay, E. Laing, A. Rosindell, H.
Swire, N. Winterton, M. Moore, Rev. M. Smyth), soit près des deux tiers des
députés présents, sont opposés à la poursuite sans condition des négociations
anglo-espagnoles. Ils représentent la majorité des députés britanniques. En mai
2002, soit moins de trois mois après la tenue de ce débat, un sondage
commandé à l’institut TNS Harris par le gouvernement de Gibraltar et portant
sur un échantillon représentatif de cent cinquante députés révèle que 75 %
d’entre eux souhaiteraient que les habitants de Gibraltar soient libres de décider
de leur avenir ; en fait, seul 1 % des députés interrogés est favorable au
principe de souveraineté partagée entre la Grande-Bretagne et l’Espagne79. Ce
qui est frappant, c’est que les députés hostiles aux discussions avec Madrid, et
donc à la politique de M. Blair sur l’avenir de Gibraltar, sont loin d’être tous
des membres de l’Opposition ; on en trouve également un certain nombre
dans les rangs travaillistes. Il faut se méfier des distinctions trop hâtives entre
partis : la question de Gibraltar, comme toutes les questions politiques
complexes, divise au sein même des rassemblements politiques, ou plus
exactement, ce sont les tentatives de résolution de la question qui provoquent
les dissensions. Dans ce débat, les tensions apparaissent essentiellement à
l’intérieur du parti travailliste.
3. MISE EN PLACE D’UN SCÉNARIO Â PARTIR
DE MÉTAPHORES
3.1. <Une nation est une personne>
La métaphore conceptuelle qui apparaît avec le plus d’évidence dans le
débat analysé est UNE NATION (domaine-source) EST UNE PERSONNE
(domaine-cible)80.
Il s’agit donc d’une personnification, c'est-à-dire d'une métaphore
79
“Let Gibraltar Decide Own Future” – MPs, in BBC News, <http://news.bbc.co
.uk/2/hi/uk_news/politics/1996015.stm>,
19 mai 2002 (consulté en janvier
2004).
80
Nous incluons Gibraltar dans le concept de nation, car il s’agit d’une entité
géographique et humaine.
176
E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar
ontologique particulière très courante ; il s’agit en fait d’une catégorie générale
chapeautant une multitude de métaphores différentes (Lakoff & Johnson,
1980 ; Lakoff, 1996). La Nation et la Personne sont deux choses différentes,
mais la Nation est partiellement structurée, comprise, pratiquée et commentée
en termes de Personne. On ajoutera que cette métaphore est absolument
centrale en politique étrangère, et qu’elle masque la réalité, comme les autres
métaphores conceptuelles : G. Lakoff (1991) remarque que la personnification
cache la réalité, la structure interne d’une nation (qu’il s’agisse des
compositions sociale, ethnique et religieuse ou bien encore des rivalités
politiques…).
Ainsi, telle une nation alliée, l’Espagne est présentée comme
“ partenaire ” (partner), voire “ amie ” (friend) de la Grande-Bretagne :
(1) L’Espagne fait partie de nos a m i s et alliés les plus proches. (Spain is one of
our closest f r i e n d s and allies.) Richard Spring, Cons.
(2) L’Espagne est un partenaire de choix au sein de l’OTAN et de l’Union
Européenne. (Spain is a valued p a r t n e r in NATO and the European
Union.) Richard Spring, Cons.
On peut remarquer au passage que dans ces deux énoncés, on se
rapproche de ce que Teun A. Van Dijk (2002 : 231) définit comme un
“ déni ” (disclaimer), c’est-à-dire une proposition qui présente l’Autre
(l’Espagne) de manière positive, mais dont le but réel est d’asseoir son
discours. Il s’agit avant tout de répondre à l’avance à des contre-attaques
éventuelles. L’énonciateur qui fait usage d’un déni cherche finalement à donner
une image positive non pas de l’Autre, mais de lui-même. Richard Spring est
ainsi disculpé de ce que l’on pourrait qualifier d’hispanophobie.
Par ailleurs, dans la suite logique de la métaphore UNE NATION EST
UNE PERSONNE, une nation se trouve gratifiée d'une “ identité ” propre.
(3) Gibraltar a une i d e n t i t é . (Gibraltar has an i d e n t i t y . ) Ashok Kumar, Lab.
3.2. <Une nation est un personnage>
Pourtant, la métaphore conceptuelle UNE NATION EST UNE
PERSONNE ne rend pas compte de ce qui se joue à l’intérieur du débat
analysé. Il est plus juste en effet de parler de la métaphore UNE NATION
EST UN PERSONNAGE, à l’intérieur d’un scénario assez proche du “ Conte
de la Guerre Juste ” (Fairy Tale of the Just War), que Lakoff a décrit en 1991
lors de la Première Guerre du Golfe. Dans ce “ conte ” qui affleure dans les
discours de l’époque de George Bush père, les Etats-Unis libèrent le Koweït de
l’occupation irakienne.
Néanmoins, dans notre cas, on n’a pas affaire à un “ Scénario de
Sauvetage ” (Rescue Scenario), comme dans le cas de la Première (puis de la
Deuxième) Guerre du Golfe, mais à ce que l’on pourrait appeler un Scénario de
177
Cahier du CIEL 2000-2003
Protection : le contentieux autour de la souveraineté sur Gibraltar n’a pas
donné lieu à une guerre, mais se limite à des problèmes diplomatiques.
Pourtant on retrouve les mêmes personnages dans les deux types de scénario :
un “ vilain ” (villain), l’Espagne, qui est désignée en particulier par le terme
bully, sous forme de substantif (“ brute ” (4)) ou de verbe (“ brutaliser ”
(5)). et un héros, la Grande-Bretagne.
(4) Ce grand pays qu’est l’Espagne a brutalisé le petit territoire de Gibraltar
décennie après décennie. (The large country of Spain has b u l l i e d the
small territory of Gibraltar for decade after decade.) Eleanor Laing,
Cons.
(5) Des retards
excessifs au passage de la frontière, des r e s t r i c t i o n s
absurdes sur l’attribution des numéros de téléphone, le refus de
reconnaître les passeports et les cartes d’identité des Gibraltariens –
voilà quelques-unes des tactiques
déplorables employées par
l’Espagne dans ses efforts pour perturber le bien-être social et
économique des habitants de Gibraltar. (Excessive
delays at the
frontier crossing,
absurd
restrictions on issuing telephone
numbers and a refusal to recognise Gibraltarians’ passports and
identity cards are a few examples of the d e p l o r a b l e t a c t i c s deployed
by Spain in its efforts to disrupt the economic and social wellbeing of Gibraltar’s people.) Geraldine Smith, Lab.
Cependant, il faut dans ce cas nuancer le concept de Nation : le
gouvernement travailliste, lui, est accusé par ses détracteurs d’être complice
des agissements de l’Espagne. Les députés font la différence entre la nation
britannique et son gouvernement, qui ne la représente pas dans ce cas précis.
(6) [Le secrétaire d’Etat] ne pourra pas contraindre les habitants de Gibraltar.
((The Minister) will not be able to d r a g o o n the people of Gibraltar.)
Andrew MacKinlay, Lab.
(7) Les habitants de Gibraltar sont vendus par le gouvernement travailliste en
échange de voix espagnoles à un prochain sommet européen. (The
people of Gibraltar are being sold out by a Labour Government in
return for Spanish votes at a future European summit.) Mark Francois,
Cons.
(8) [Le journal] “Panorama” de Gibraltar rapporte que des centaines de personnes
sont dans les rues en ce moment même, dégoûtées d’être t r a h i e s par le
gouvernement travailliste. (“Panorama” in Gibraltar is reporting that
hundreds of people are on the streets at this very moment, d i s g u s t e d
by the Labour Government.) Andrew Rosindell, Cons.
Quant au référendum initié par le gouvernement travailliste, il est à
plusieurs reprises assimilé à la “ coercition ” (duress). D’ailleurs, comme
tout méchant qui se respecte, ni l’Espagne, ni le gouvernement de Tony Blair
ne sont doués de raison.
(9) Le 17 septembre, [le secrétaire d’Etat] a étrangement déclaré au Gibraltar
Chronicle… (On 17 September (the Minister) b i z a r r e l y told the
Gibraltar Chronicle…) Andrew Rosindell, Cons.
178
E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar
(10) Parfois, je demande au gouvernement de faire preuve de raison. (Time
and again, I call on the Government to show some sense.) Richard
Spring, Cons.
En fait, la Grande-Bretagne protectrice est idéalement celle qui est
représentée par les députés hostiles à la rétrocession de Gibraltar. La réalité
coloniale est inversée : ce n’est plus la Grande-Bretagne, mais l’Espagne qui
menace l’intégrité de Gibraltar. La logique du raisonnement est implacable, car
alors les appels à la décolonisation sont sans fondement.
3.3. Le conte de fées
Si le scénario semble cohérent, une question se pose néanmoins :
pourquoi ce recours au “ conte de fées ” ? Car si G. Lakoff parle de fairytale à
propos des discours appelant à la Guerre du Golfe, et si nous retrouvons un
scénario semblable à propos de Gibraltar, c’est que le conte de fées apporte une
certaine force à ce type d’argumentaire.
Pour cela, il faut se demander quel est le lien qui unit si fortement conte
de fées et métaphore. En fait, le conte de fées est extrêmement proche d’une
métaphore structurale (Lakoff & Johnson, 1980) : au-delà des métaphores
ontologiques ou d’orientation, les métaphores structurales utilisent un concept
hautement structuré pour en structurer un autre (par exemple, “ la discussion,
c’est la guerre ”). Ces métaphores structurales émergent naturellement dans
une culture comme la nôtre, car elles mettent en valeur quelque chose qui
correspond étroitement à notre expérience collective ; mais elles ne se
contentent pas de trouver un fondement dans notre expérience physique et
culturelle, elles nous permettent d’appréhender des phénomènes plus
complexes.
Les métaphores nous permettent de comprendre un sujet relativement abstrait et
dépourvu de structure inhérente par le biais d’un sujet plus concret, ou du moins
plus structuré. (Metaphor allows us to understand a relatively abstract and
inherently unstructured subject matter in terms of a more concrete, or at least
structured subject matter.) (Lakoff, 1991)
A ce titre, le conte de fées structure une réalité beaucoup plus complexe.
Premièrement, il simplifie toutes les situations, ce qui explique l’engouement
pour l’analyse structurale des contes81. Par ailleurs, il ne présente que des
personnages-types : il n’y a pas d’ambivalence bon/méchant. Enfin, si le mal
peut triompher momentanément, c’est le bien qui sort toujours victorieux ; le
conte est caractérisé par une fin heureuse.
Comme les métaphores structurales, les contes de fées permettent donc
de comprendre et de faire comprendre – avec les divers degrés de coercition liés
81
V. PROPP, (1965) Morphologie du Conte, Paris, Seuil.
A.J. GREIMAS, (1966) Sémantique Structurale, Paris, Larousse.
179
Cahier du CIEL 2000-2003
à la signification de ce verbe.
4 . I NFANTILISATION DE GIBRALTAR
Jusqu’à présent, seuls deux protagonistes du Scénario de Protection ont
été mis en évidence : le héros et le vilain. Or, si ce scénario comporte un bon
et un méchant, il comprend également un troisième personnage, la victime
innocente, certes au-dessus de tout soupçon, mais surtout incapable de se
défendre elle-même. Il s’agit bien évidemment de Gibraltar.
Or, les députés ne présentent pas Gibraltar uniquement comme une
victime mais également comme un enfant. A ce propos, il est remarquable que
la seule métaphore dite “ rhétorique ”82 rencontrée dans le débat soit celle-ci :
(11) A force d’écouter le ministre et d’autres membres du gouvernement, cela me
rappelle une chanson de Fats Waller qui commence ainsi :
“ Pourquoi n’entres-tu pas dans mon salon ? dit l’araignée à la
mouche. ”
Les fans de Fats Waller se rappelleront qu’elle continue ainsi :
“ Pauvre mouche, pauvre mouche, elle est entrée dans le salon, pauvre
petite mouche innocente. ”
La mouche dans ce cas n’est pas espagnole, malheureusement, mais
gibraltarienne.
(Having listened to the Minister and other Government members, I am
reminded of the Fats Waller song that starts:
“Won’t you come into my parlour said the spider to the fly?”
Fans of Fats Waller will remember that it continues:
“Poor fly, poor fly, because he went into the parlour, unsuspecting
little fly.”
The fly in this instance is not Spanish, unfortunately, but
Gibraltarian.)
Hugo Swire, Cons.
Il s’agit d’une métaphore in praesentia. On n’est pas loin d’une véritable
comparaison, puisque l’élément comparé (Gibraltar) et l’élément comparant (la
mouche) sont tous deux présents dans l’énoncé ; seul manque le terme de
comparaison.
L’infantilisation de Gibraltar ne peut échapper aux autres députés. Hugo
Swire cite la chanson de Thomas Wright “Fats Waller”83 intitulée The Spider
82
G. Lakoff parle de “ métaphore nouvelle ”, par opposition aux métaphores
conceptuelles.
83
Thomas Wright “Fats Waller”83, (1904-1943) : pianiste et chanteur noir
américain ; une des grandes figures du jazz.
180
E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar
and the Fly (L’Araignée et la mouche), dont les paroles s’inspirent de l’un des
premiers vers les plus célèbres de la poésie anglaise, celui par lequel débute le
poème de la poétesse Mary Howitt (1799-1888), The Spider and the Fly :
“ Will you walk into my parlour ? said the spider to the fly ”84. Ce poème
est bien connu des enfants britanniques : la mouche, à laquelle s’identifient
les enfants, s’aventure imprudemment chez un inconnu, en l’occurrence
l’araignée, ce qui lui vaut une triste fin. Attribuer à Gibraltar le rôle de la
mouche, c’est par conséquent l’assimiler à un enfant, de surcroît un enfant
irresponsable.
L’analyse de cet exemple nous rappelle au passage ce que P. Chilton et
G. Lakoff ont pu écrire sur les métaphores fréquemment employées pour faire
référence aux pays en voie de développement :
Les états qui ne sont pas complètement développés sont […] considérés comme
des enfants métaphoriques, qui ont besoin d’être aidés par leurs aînés s’ils
veulent grandir […]. Ils sont donc considérés comme dépendants
naturellement. (States that are not fully developed are (…) seen as metaphorical
children, who need the help of their elders if they are to grow up (…). They are
thus seen as natural dependents.) (Chilton & Lakoff, 1995)
Entre métaphores colonialistes et métaphores impérialistes, la frontière
est bien mince.
Certains députés hostiles aux négociations utilisent d’ailleurs des
arguments qui relèvent du colonialisme. Par colonialisme, nous entendons la
doctrine qui accompagne une situation coloniale : “ le terme de colonialisme
s’applique à la justification du fait colonial. […] Les tentatives de justification
ne surgissent que lorsqu’il faut légitimer une expansion coloniale face à ceux
qui la condamnent ou n’en comprennent pas l’intérêt ”85.
L’argument le plus frappant concerne l’importance stratégique de
Gibraltar. Elle est revendiquée par quatre députés. Contrairement à ce que l’on
aurait pu attendre, aucun des énonciateurs n’est conservateur. Si l’on met entre
parenthèses le libéral-démocrate M. Moore, le débat sur l’importance
stratégique de Gibraltar se joue au sein du parti travailliste, entre L. Hoyle, A.
McKinlay et G. Smith. Deux d’entre eux (L. Hoyle et A. McKinlay) évoquent
d’ailleurs les mésaventures du sous-marin nucléaire Tireless (l’Infatigable),
qui, à la suite d’un problème dans le circuit de refroidissement de son réacteur,
avait dû être réparé dans le port de Gibraltar, où il était resté de mai 2000 à
mai 2001. Ce qu’ils ne précisent pas, c’est que les habitants de Gibraltar
avaient multiplié les manifestations et exprimé leur mécontentement face aux
risques écologiques, demandant que les réparations soient effectuées en Grande-
84
<http://www.maryhowitt.co.uk/poems.htm> (consulté en mai 2003).
Jean BRUHAT, (1996) Colonialisme et anticolonialisme, Paris, Encyclopedia
Universalis.
85
181
Cahier du CIEL 2000-2003
Bretagne86.
Enfin, deux députés font référence à la guerre des Malouines – guerre
perçue par l’opinion internationale comme un vestige du colonialisme. Le
travailliste A. McKinlay rappelle ainsi, en même temps que l’importance
stratégique de Gibraltar, “ combien la relation avec Gibraltar a été utile dans le
conflit des Malouines ”87. Quant au conservateur A. Rosindell, il cherche à
provoquer un tollé parmi les députés lorsqu’il demande à C. Byant : “ allezvous nier ce que vous m’avez dit, le jeudi 10 janvier – qu’en fin de compte on
pouvait rendre Gibraltar à l’Espagne et les Iles Malouines à l’Argentine ? ”88.
5. CONCLUSION : NÉGATION ET PERSISTANCE
DE LA DIMENSION COLONIALE
Dans le contexte de la décolonisation, les députés opposés à la poursuite
des négociations anglo-espagnoles nient la dimension coloniale de la question
de Gibraltar, mais paradoxalement, ils utilisent pour ce faire un réseau
métaphorique déjà à l’œuvre dans le discours colonial ; et on est loin de ce
phénomène discursif qu’est la connivence89. Gibraltar reste dans une sorte
d’enfance coloniale, voire de colonial infancy90. S’ils refusent de partager la
souveraineté sur le Rocher avec Madrid, ils ne souhaitent pas pour autant
accorder l’autonomie à Gibraltar, pourtant réclamée par une frange croissante
de sa population.
Nous ne pouvons cependant conclure cet article sans citer cet appel de P.
Chilton et G. Lakoff (1995) à la communauté scientifique :
86
Mystery over Submarine’s Return, in BBC News, <http://www.bbc.co.uk/
devon/news/052001/25/tireless.shtml>, 25 mai 2001, (consulté en janvier 2004).
87
“… how useful the relationship with Gibraltar was in the Falkland Islands
conflict.” (col. 163)
88
“… will (the hon. Gentleman) retract what he said to me on Thursday 10 January
– that for all he cared, Gibraltar could be given back to Spain and the Falkland
Islands to Argentina?” (col. 171).
89
Dominique MAINGUENEAU, (1976) Initiation aux méthodes de l’analyse de
discours ; problèmes et perspectives, Paris, Hachette.
Dominique Maingueneau, citant Jean-Baptiste Marcellesi, définit comme la
connivence : “ par la connivence, le locuteur utilise un vocabulaire qui le ferait
classer comme d’un groupe si les destinataires ne savaient eux-mêmes qu’il n’est
pas de ce groupe et de ce fait ce vocabulaire apparaît comme rejeté
quoiqu’employé ” (143).
90
Le terme anglais infancy a gardé un sens plus proche du latin infans, c’est-à-dire
l’enfant qui ne parle pas encore – ou dans ce cas précis, qui n’a pas droit à la
parole.
182
E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar
Les métaphores […] dissimulent des aspects importants de la réalité, et il est
vital de savoir ce que dissimulent nos métaphores en politique étrangère.
(Metaphors (…) hide important aspects of what is real, and it is vital that we
know what realities our foreign policy metaphors are hiding.)
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Cahier du CIEL 2000-2003
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184
MÉTAPHORE ET CULTURE
PROFESSIONNELLE CHEZ LES
MILITAIRES AMÉRICAINS
Anthony SABER
C.I.E.L., ENS Cachan
I NTRODUCTION
Avant toute analyse du rôle joué par la métaphore au sein du discours
militaire américain, il convient de lever l’ambiguïté sémantique de
l’expression « métaphore militaire ». On distinguera trois niveaux : en
premier lieu, les métaphores guerrières, dont la langue anglaise comporte de
nombreux exemples : to close ranks, to beat a hasty retreat, the rank and file.
Mais soulignons d’emblée que ces métaphores ne trouvent pas leur source
dans les milieux militaires: on peut les décrire avec Lakoff comme des
métaphores structurelles, qui correspondent à notre façon d’appréhender la
réalité. Ainsi les anglophones perçoivent souvent le débat comme un
affrontement (your claims are indefensible, his criticisms were right on
target). En second lieu, la langue anglaise comporte un certain nombre de
termes forgés par les milieux militaires, puis lexicalisés avec une forte charge
métaphorique : c’est ainsi que taken aback, terme datant de la marine à voile,
est aujourd’hui utilisé métaphoriquement sans référence explicite à son origine
militaire.
Mais nous désignerons ici par « métaphores militaires » les métaphores
apparaissant spontanément dans les productions langagières des milieux
Cahier du CIEL 2000-2003
militaires (nous aborderons ici le cas particulier des forces armées américaines)
et dont la diffusion est limitée à ceux-ci ou contrôlée par eux: nous nous
proposons d’en dresser une typologie sommaire et surtout de décrire leur
fonction discursive au sein du discours militaire américain envisagé comme un
discours de spécialité. De fait, s’il est établi que les discours spécialisés n'ont
pas recours à la métaphore pour son rôle ornemental mais plutôt pour sa
fonction de dénomination (comblement d’un vide lexical) ou son rôle
heuristique (Skoda, 1988), on pourrait envisager qu’il en soit de même chez
les militaires américains qui exercent des métiers hautement technicisés, où la
floraison de concepts tactiques nouveaux et la mise en œuvre de matériels sans
cesse renouvelés créent un fort besoin de dénomination. Cependant, on
constate que les vides lexicaux sont le plus souvent comblés par des sigles, et
non par des métaphores : celles-ci procèdent donc d’une justification autre,
qu’il nous appartient de cerner. On peut formuler à ce stade une hypothèse :
l’emploi de la métaphore par les militaires serait un mécanisme de production
symbolique, un des nombreux dispositifs d’affirmation identitaire qui fondent
la culture militaire. Sociologues et ethnographes ont souvent souligné le fait
que l’identité militaire n’est point administrative, mais relève plutôt de
l’adhésion à une culture professionnelle partagée. Il faut donner ici, avec
Claude Rivière, au mot culture une acception large, soit :
[…] l’adhésion à des valeurs, les traditions et coutumes, les modèles de
la représentation de soi, les modes de vie et de pensée, mais aussi toutes les
créations d’œuvres symboliques. La culture du militaire produit du symbolique
autant que du réel. [C. Rivière, in Thiéblemont, 332-33].
Si la métaphore militaire constitue un des matériaux symboliques d’une
culture professionnelle commune, il nous paraît nécessaire de cerner dans un
premier temps ses diverses manifestations au sein des productions langagières
des militaires américains. Par ailleurs, la culture professionnelle de ceux-ci les
amènera souvent à un encodage spécifique de la réalité, notamment sur le
champ de bataille, où des codes métaphoriques pourront servir à décrire des
réalités tactiques avec une grande économie de moyens. Enfin, nous tenterons
de souligner le rôle joué par la métaphore dans la cohérence culturelle des
milieux militaires : le déploiement de réseaux métaphoriques partagés
permettra au militaire de projeter une image de soi stéréotypée et envisagée par
son milieu professionnel comme l’archétype de la militarité.
186
A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains
1. MANIFESTATIONS DE LA MÉTAPHORE
AU
SEIN DU DISCOURS MILITAIRE AMÉRICAIN
1.1. Métaphore et genres
La distribution des métaphores apparaît très diverse selon le corpus
envisagé. La littérature doctrinale (notamment les Publications du Department
of Defense, c’est-à-dire les textes définissant les concepts stratégiques et
tactiques, ainsi que l’ensemble des procédures administratives et des
règlements s’appliquant aux forces armées, mais aussi les articles des quatre
grandes revues doctrinales, Naval Institute Proceedings, Parameters, Airpower,
et Joint Forces Quarterly) ne contient que très peu de métaphores. Ainsi, le
dépouillement de l’ensemble des articles de Joint Forces Quarterly depuis sa
création en 1988 permet de constater la quasi-absence de métaphores dans ces
textes argumentatifs, où l’on ne trouve guère que les deux métaphores
clausewitziennes de la « friction » et du « brouillard de la guerre » :
(1) A similar euphoria surrounds the information revolution. Some propose that
information technology will lift the fog of war, give liberal
democracies a permanent military advantage over tyrannies
[…].(Anderson, G., Pierce, T., “Leaving the technocratic tunnel”, Joint
Forces Quarterly, hiver 1995-96, 70.)
Mais il s’agit ici de métaphores si classiques qu’elles sont quasiment
lexicalisées. D’autres productions langagières sont plus riches en
métaphores : c’est notamment le cas des chants militaires, dont on peut
légitimement attendre qu’ils reflètent plus l’imaginaire d’un milieu
professionnel que d’autres genres plus argumentatifs. Destinés à être chantés à
l’unisson, souvent lors des exercices d’ordre serré (on les appelle alors des
cadences), les chants constituent, plus que tout autre genre, le champ
d’expression de l’esprit de corps et de l’unité culturelle des militaires. Les
métaphores permettent ici de louer les qualités archétypales du groupe. Une
escouade se décrit par exemple comme une meute impitoyable de chiens de
guerre :
nd
(2) Dogs of war / Best of the Best / Mess with us go down like the rest […] / 2
Platoon / Dogs of war / Woof, woof, woof, woof, woof
Cependant, c’est dans les lexiques utilisés lors des échanges verbaux
oraux que les métaphores paraissent les plus fréquentes.
1.2. La métaphore
« militarese »
comme
composante
du
C’est en effet dans les jargons que le rôle « groupal » de la métaphore
187
Cahier du CIEL 2000-2003
sera le plus nettement affirmé. On souligne classiquement le caractère
cryptologique des jargons : par leur clôture sur le groupe humain qui l’utilise,
ils opèrent comme signum social et permettent d’affirmer une identité
groupale à travers un « parler » souvent incompréhensible de personnes
étrangères au groupe.
Afin de constituer un corpus de jargon militaire, nous avons
intégralement dépouillé un site internet: « GI Jargon ». Régulièrement remis
à jour, ce site répertorie plusieurs milliers d’entrées lexicales, classées par
armes (les jargons de l’US Navy, de l’Air Force, de l’US Army et de l’US
Marine Corps y apparaissent séparément) montre que la métaphore est une
composante essentielle des jargons militaires qu’on pourrait appeler militarese
si on envisage ce terme du strict point de vue lexical (Il désigne en effet
parfois certaines structures syntaxiques, ou certains aspects stylistiques des
discours militaires institutionnels : correspondance officielle, rapports
d’évaluation, etc.). Le militarese comporte de nombreuses composantes :
- autres tropes (métonymie : a full bird est un colonel « plein », en
référence à l’insigne porté sur le col de la chemise) ;
- acronymes détournés (NATO, soit « no action, talk only ») ;
- faux acronymes (BOHICA, soit « bend over, here it comes again ») ;
- troncations (Mid Rats, soit « midnight rations ») ;
- termes argotiques (« jamoke » désigne par exemple le café dans l’US
Navy),
- mais aussi de très nombreuses métaphores, dont nous tenterons de
caractériser le rôle.
1.3. Métaphore et position interne ou externe
du destinataire
Composante de l’argot militaire, et donc déployée à l’intention d’un
destinataire interne au milieu professionnel militaire, la métaphore est aussi
utilisée par les milieux militaires américains à l’intention de destinataires
externes : médias ou grand public. Lors des points de presse, le discours
médiatique des armées a traditionnellement recours à de nombreuses
métaphores d’atténuation de la violence. L’opération militaire y sera
notamment décrite comme un acte médical ; il s’agit de traiter l’objectif,
d’opérer des frappes chirurgicales :
(3) Even though truly surgical military action will likely remain elusive,
decisive results may be achieved in far less time with less collateral
damage.(Wass de Czege, H., Echevarria, A. J., “Landpower and Future
Strategy: Insights from the Army after Next”, Joint Forces Quarterly,
printemps 1999, 63.)
Cependant, le militaire n’emploie pas les métaphores de diabolisation de
188
A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains
l’adversaire, qui demeurent l’apanage du pouvoir politique. Comme le
souligne Lakoff (1991), une administration américaine souhaitant déclencher
un conflit ne peut conceptualiser et décrire l’ennemi que sous les traits du mal
absolu. La métaphore vient à l’appui du jus ad bellum : l’Amérique n’étant
jamais, par définition, le fauteur de guerre, la métaphorisation de l’adversaire
sous les traits du violeur, du pilleur, de l’assassin, apparaît nécessaire pour
donner à l’intervention armée un substrat légal. Mais au final, ces métaphores
décrivant l’adversaire sous des traits caricaturaux sont extrêmement rares au
sein des milieux militaires eux-mêmes.
Ce bref panorama des manifestations de la métaphore dans le discours
militaire américain nous conduit à nous pencher sur un cas particulier : la
métaphore comme outil de communication entre aéronefs, unités et bâtiments
sur le champ de bataille.
2. DE L’ENCODAGE DE LA RÉALITÉ AU CODE
MÉTAPHORIQUE : LA MÉTAPHORE COMME
OUTIL DE COMMUNICATION SUR LE CHAMP
DE BATAILLE
Pour rendre plus brefs et plus efficaces les échanges oraux sur le réseau
radio tactique mettant en communication les divers acteurs du champ de
bataille, l’armée américaine utilise notamment un système de communication
orale formalisée : les brevity codes. Nés spontanément dans les unités depuis
la seconde guerre mondiale, puis standardisés récemment (en 1997) au niveau
interarmes, ces termes (307 au total) permettent par exemple aux pilotes de
chasse d’échanger des informations sur la situation tactique, ou au leader d’une
formation aérienne de donner un ordre concis à ses ailiers. Le dépouillement de
ces codes montre qu’ils comportent une trentaine de métaphores : par sa
concision et son pouvoir heuristique, ce trope permet de rendre les échanges
oraux plus efficaces. Ces extraits de fiction à substrat professionnel
militaire91 comportent quelques exemples d’utilisation de ces codes en
situation de combat. Ainsi, les marins du central opérations d’un bâtiment
utilisent le code métaphorique « vampire » pour annoncer sur le réseau
tactique l’arrivée de missiles anti-navires à trajectoire rasante :
91 Nous reprenons ici le terme élaboré par M. Petit pour désigner les romans
décrivant un milieu professionnel donné avec une grande précision documentaire.
Ainsi, ce roman de Gerry Carrol porte sur le milieu des pilotes de l’aéronavale
américaine lors de la guerre du Vietnam. Voir à ce sujet : PETIT, M., « La fiction à
substrat professionnel : une autre voie d’accès à l’anglais de spécialité », Revue
ASp 23/26, 57-81, Bordeaux : GERAS éditeur, 1999.
189
Cahier du CIEL 2000-2003
(4) “Vampire, Vampire!” the CIC talker said aboard Ticonderoga. “We have
numerous incoming missiles. Weapons free.” (Tom Clancy, Red Storm
Rising, 291).
De même, le code « winchester » permet aux pilotes de l’aéronavale
d’indiquer leur statut en matière d’armement :
(5) “Derby 002, Diamond 112. We’re Winchester at this time. Request BDA and
clearance out of the area.” “Winchester” was the pilot’s word for out of
ammunition. (Gerry Carrol, Ghostrider One, 427).
L’encodage de la réalité s’opère classiquement ici par masquage et/ou
mise en valeur de certains sèmes :
(6) “Guntrain, your pigeons to mother are 105 at 96, cleared to switch
frequencies.” Red Crown told Scott that his range and bearing (pigeons)
to the Shiloh (mother) was a bit south of east (105 degrees) at ninetysix miles and that he could change frequencies to the controllers back
aboard the Shiloh. (Gerry Carrol, Ghostrider One, 30).
Pigeons désigne évidemment l’altitude par sélection du sème
« voler » ; quant au porte-avions, il prend le nom de mother par sélection du
sème « abri ».
Cependant, il paraîtrait légitime de se demander si les codes « pigeons »
et « mother » répondent vraiment à la nécessité d’efficacité et d’économie de
moyens que tout système de communication orale formalisée se doit de
respecter. Cette concision est certes avérée pour d’autres brevity codes
métaphoriques (« vampire » et « winchester » dans les exemples ci-dessus,
mais aussi « no joy », qui signifie : « l’équipage de l’avion n’a pas de
contact visuel avec l’objectif »), mais en réalité « altitude » et « carrier » ou
« ship » auraient pu convenir. Ici encore, le lien entre métaphore et culture
professionnelle semble patent : même lorsque la saisie métaphorique de la
réalité n’est pas nécessaire, la culture professionnelle du militaire l’impose.
Ce dernier vit en effet dans un univers codé, où tout est en définitive réductible
à une nomenclature : l’encodage métaphorique de la réalité sera alors un
moyen d’affirmer sa militarité. C’est parce que la métaphore est perçue comme
un outil de production symbolique qu’on la privilégiera comme instrument
d’encodage de la réalité, de préférence à d’autres moyens lexicaux.
3.
MÉTAPHORE, PRÉSENTATION
COHÉRENCE CULTURELLE
DE
SOI
ET
3.1. Une saisie métaphorique du quotidien
Le rôle cognitif de la métaphore a été souvent souligné (Lakoff et
190
A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains
Johnson, 15) : « l’essence de la métaphore est qu’elle permet de comprendre
quelque chose (et d’en faire l’expérience) en termes de quelque chose d’autre. »
Ainsi, nous nous représentons les attentats du 11 septembre 2001 comme la
destruction de deux corps, ce qui suscite chez nous un phénomène d’empathie
(Lakoff, 2001). Dérivons de cette analyse désormais traditionnelle une
hypothèse : s’agissant des discours spécialisés, les mécanismes cognitifs à
l’œuvre dans la saisie métaphorique de la réalité pourront procéder d’une
culture professionnelle partagée, dès lors que certaines métaphores ne sont
produites que par un milieu professionnel strictement délimité. Cette
hypothèse souffre quelques exceptions : par exemple, le qualificatif de
« plante verte », associé dans la Marine française aux fusiliers-commandos en
raison de leur uniforme spécifique ne comporte pas de charge symbolique,
culturelle ou imaginaire très forte. En particulier, cette métaphore ne s’insère
pas dans un réseau métaphorique clairement identifiable et mobilisé
fréquemment au sein du milieu professionnel.
S’agissant de ces métaphores isolées, la saisie métaphorique consistera
classiquement à sélectionner certains sèmes et à en masquer d’autres : ce coup
de projecteur métaphorique est souvent manié par les militaires américains :
egg beater désigne ainsi l’hélicoptère, fast mover le chasseur-bombardier, old
man le commandant de l’unité. La métaphore joue essentiellement ici un rôle
humoristique : l’incompatibilité sémantique fonctionne comme un signal, la
métaphore apparaît immédiatement extérieure à l’isotopie du texte où elle est
insérée (Le Guern, 1973) et paraît donc amusante. Cependant, cette visée
humoristique nous procure un premier indice s’agissant de la fonction de la
métaphore au sein du milieu militaire américain : elle semble avoir partie liée
avec l’ethos, soit la présentation de soi dans le discours. Le guerrier américain
prétendra par exemple être désinvolte face au danger, qu’il tournera en dérision
par une saisie métaphorique. C’est ainsi que le porte-avions Forrestall était
surnommé USS Zippo par les membres de l’équipage, en raison des nombreux
incendies observés à bord. De même, une bombe à fragmentation est affublée
d’un surnom qui traduit cette approche humoristique, dont la visée est sans
doute la négation ou l’atténuation de la violence guerrière :
(7) “We haven’t posted your weapons loads yet, but it’ll probably be daisy
cutters.” (Gerry Carrol, Ghostrider One, 373).
Pourtant, certains réseaux métaphoriques procèdent d’une logique qui ne
peut se réduire à la volonté de faire un bon mot ; les mécanismes cognitifs
qui y sont à l’œuvre reflètent selon nous de manière étroite la culture
professionnelle du milieu militaire américain. Les métaphores nouvelles
créées par le milieu professionnel ne relèveront pas du hasard, mais
s’inséreront dans des réseaux métaphoriques existants : elles participeront
alors directement d’un discours professionnel. Par leur charge imaginaire, elles
permettront de projeter certaines valeurs, elles-mêmes constitutives de la
191
Cahier du CIEL 2000-2003
culture groupale : « les valeurs les plus fondamentales d’une culture sont
cohérentes avec la structure métaphorique de ses concepts les plus
fondamentaux. (Lakoff et Johnson, 1985, 32). »
Le maniement des métaphores devient alors un outil de l’ethos, un
instrument pour donner à voir, par le truchement d’un mode de présentation de
soi spécifique, son appartenance à la communauté professionnelle. La
lexicalisation progressive des métaphores au sein des milieux militaires
américains n’est plus réductible à la simple diffusion d’un jargon mais devient
un gage de cohérence culturelle.
3.2.
Quelques
métaphoriques
exemples
de
réseaux
Une rapide compilation de quelques réseaux métaphoriques permet
d’identifier certaines notions récurrentes :
- La métaphore animale : l’appareil de transport tactique C-130, équipé
pour le ravitaillement en carburant des troupes, devient the flying cow ;
l’avion à problème est décrit comme a pig dans l’US Air Force ; le
chasseur F4 est surnommé fog hog, en raison de l’épaisse fumée noire
dégagée par ses moteurs ; bird barn désigne le porte-avions, squid le
marin, seabees les Construction Battalion (CBs), troupes de génie de la
Marine ; les missions Wild Weasel consistent à détruire les équipements
anti-aériens de l’adversaire, etc.
- La métaphore géographique : au cours de la guerre du Vietnam, the World
désigne les Etats-Unis, the Hanoi Hilton les camps de prisonniers nordvietnamiens. To be over the hump signifie avoir accompli la moitié de
son contrat, to be over the hill être absent sans autorisation. L’US Air
Force Academy est surnommée the Hill ; un groupe de tentes de bivouac
devient le Taj Mahal, alors que dans la Marine le pont du navire est
appelé Steel Beach.
- La métaphore des loisirs : A laugh a minute (patrouille fluviale pendant
la guerre du Vietnam) ; comic books (cartes d’état-major) ; rock and roll
(mettre le M16 sur mode feu continu) ; mushroom stackers (dans l’US
Air Force, personnel autorisé à manipuler les armes nucléaires) ; choir
practice (libations en groupe) ; fun in the sun (travaux physiques en
plein air) ; Mattel-O-Matic (le fusil-mitrailleur M16, construit en
matériaux composites) ; Nintendo jet (chasseur-bombardier F18 de
l’aéronavale, doté d’un glass cockpit hautement informatisé).
Il ne s’agit là que de quelques exemples, s’ajoutant à d’autres réseaux
métaphoriques clairement délimitables : l’ordure (a sewer pipe sailor, un sous-
192
A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains
marinier) ; la sexualité, perçue comme avilissante (to eyefuck, inspecter), etc.
Remarquons d’emblée que ces réseaux n’affirment nullement un ethos
guerrier : seuls les noms d’aéronefs font métaphoriquement référence à la
violence martiale : ainsi le chasseur F16 est appelé Falcon, le F15 Eagle
côtoie l’hélicoptère Apache, l’appareil d’assaut Intruder et le chasseur léger
Freedom Fighter. Il n’est pas innocent que ces noms d’aéronefs ne relèvent pas
d’un processus de création spontané au sein des unités : contrairement aux
autres métaphores décrites ici, ils sont inventés par le Pentagone pour ajouter
une charge émotionnelle, gage supposé de galvanisation des troupes, à la
froide nomenclature technique des escadrilles. Mais souvent, la métaphore
institutionnelle n’est pas adoptée : c’est notamment le cas du bombardier
stratégique B1, connu au Pentagone sous le nom de Lancer, mais que tous les
équipages de l’USAF dénomment The Bone. Le primat de la culture
professionnelle sur l’appartenance administrative se vérifie à nouveau.
3.3. La construction
militaire
métaphorique
du
moi
Si nous nous attachons plus particulièrement au réseau métaphorique de
la mort, on assiste au déploiement d’un imaginaire complexe, fondé sur des
stéréotypes largement répandus au sein du milieu professionnel. Par le
truchement des métaphores, le militaire américain exprime son appartenance à
un milieu où l’ethos est en quelque sorte partiellement standardisé. Le guerrier
américain fera donc preuve d’une résistance extrême, puisqu’il sera capable
d’absorber des fingers of death (des saucisses de Francfort) ou des pillows of
death (des raviolis) et dormira dans son coffin (la banette) ; il défiera la mort
en maniant le death stick (le fusil-mitrailleur M16, ayant une fâcheuse
tendance à s’enrayer en plein combat) ; il subira sans broncher les erreurs de la
mort sur roues (death on wheels, les régleurs de tir d’artillerie dans leur
véhicule de commandement). La mort sera tournée en dérision : la canette de
bière vide deviendra ainsi another dead soldier. Enfin, le soldat se fera mort
silencieuse lui-même : les snipers sont couramment surnommés death from
afar. Le stéréotype de la résistance aux poisons les plus violents (la nourriture
de l’ordinaire), à l’incompétence d’autrui ou à la défectuosité du matériel
renvoie implicitement à une image de soi partagée par l’ensemble de la
communauté professionnelle. Dérision et humour contribuent à la
construction d’une image du moi militaire dans le discours. Une figure
archétypale émerge peu à peu, portée par de nombreux réseaux
métaphoriques : virilité, mépris du danger, désinvolture, résistance sans faille,
rébellion contre une hiérarchie atteinte de folie (Puzzle Palace désigne l’étatmajor), humour - voici les traits imaginaires d’un guerrier qui se fait parfois
soudard, mais jamais meurtrier.
193
Cahier du CIEL 2000-2003
La métaphore peut donc être interprétée comme un élément de balisage
de la scène énonciative décrite par Maingueneau :
"L’énonciateur n’est pas un point d’origine stable […] mais il est pris dans un
cadre foncièrement interactif, une institution discursive inscrite dans une
certaine configuration culturelle et qui implique des rôles, des lieux et des
moments d’énonciation légitimes, un support matériel et un mode de
circulation pour l’énoncé". (cité in Amossy, 1999, 82).
Chez les militaires américains, la mobilisation de réseaux métaphoriques
peut être décrite comme un comportement langagier institutionnalisé, servant
à l’inscription du locuteur dans un rôle social attendu. Les stéréotypes
métaphoriques, en confirmant les attentes discursives de la communauté
professionnelle, jouent le rôle de signaux d’affirmation de la militarité. Celleci se fonde sur le partage implicite d’un ethos prédiscursif, que le déploiement
de métaphores permet de réaffirmer en signe de reconnaissance mutuelle.
CONCLUSION
Si la culture militaire repose sur une production symbolique diversifiée,
la saisie métaphorique de la réalité permettra de projeter un système de valeurs
constitutif d’une identité groupale : la militarité. Agissant comme un signal
de confirmation de l’ethos prédiscursif, la métaphore traduit la manière dont un
milieu professionnel construit ses figures archétypales et appréhende le monde
qui l’environne. Il convient selon nous de la ranger parmi le matériel
symbolique des forces armées américaines : à l’instar des traditions,
emblèmes, rites, et icônes qui fondent une culture commune, la métaphore
permet de montrer sans dire - montrer son appartenance à une communauté
humaine close sans dire les archétypes que l’implicite dévoile.
194
A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains
B IBLIOGRAPHIE
(Collectif) Multiservice air-air, air-surface, surface-air brevity codes, Fort
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195
METAPHOR AND SECONDARY
TERM FORMATION
John Humbley
C.I.E.L., Université Paris 7
The thrust of the following paper is the idea that the metaphorical
process can provide ideal conditions for translating certain terms that already
have a metaphorical basis in their source language, provided that the metaphor
in question is shared by both language communities. In this regard, the
metaphorical process can be ideal for secondary term formation. Metonymy
can play a similar facilitating role, but for the purposes of this paper we are
keeping to metaphor. But what is secondary term formation ? Whereas the
meaning of metaphor is largely consensual, at least in general terms, that of
secondary term formation remains an insider term for those familiar with the
works of Juan Carlos Sager, who developed this concept. By secondary term
formation, Sager is alluding to the way concepts conceived and named in one
language are named in another language. “Secondary term formation occurs
when a new term is created for a known concept […] as a result of knowledge
transfer to another linguistic community” (Sager 1990 : 80). In the modern
world, where English dominates scientific and technical research, this means
the way English-language terms are transposed into other languages. Since the
dominance of English in this respect seems to be gaining ground, the
importance of secondary term formation may be expected to increase. As the
quotation above indicates, Sager does not equate secondary term formation
with translation, though clearly there are some parallels in the process. The
reason may be that secondary term formation may well involve
reconceptualisation of the original, though by the same token it may be
argued that translation also involves reconceptualisation. Sager seems to
exclude conceptualisation from the secondary term formation process,
Cahier du CIEL 2000-2003
claiming that this has been achieved in the primary term formation process
(“..there is always the precedent of an existent term with its own motivation”,
Sager 1990 : 80), though this may well be an altogether too schematic way of
regarding what actually happens.
The metaphor in terminology represents a particular form of
conceptualisation which if shared may well facilitate secondary term formation
(cf. Schlanger, 1991). In the examples which follow, we suggest that this is
indeed the case.
One condition of successful secondary term formation by metaphor is
that the source metaphor be shared by the two language communities
involved. If there is no shared cultural or linguistic background, the metaphor
may well constitute an obstacle for secondary term formation. This would
seem to be the case where metaphors are derived from popular culture, and
heavily dependent on language (plays on words or other figures of speech).
One case in point is the computer technology term of bootstrap. The
metaphor is embodied in the expression “ to lift/hoist yourself up by your
own bootstraps ”, meaning to get ahead using one’s own resources. The
metaphor consists of using this image to suggest the action of a program
which starts another program by itself. This image has not been reproduced in
either of the two other languages of our survey, French or German, simply
because no similar metaphor exists in popular speech, and, as a result, the
English word is used, though modified in both cases: in French we have the
abbreviation boot et booter, and in German Boot (including in many noun
compounds) and the verb booten. The metaphor is lost and the term is
unmotivated.
It may be a foregone conclusion therefore that this sort of metaphor,
based on traditional figures of speech, will resist secondary term formation.
What is perhaps more surprising is the fact that more objective sources of
metaphor can also resist the sort of transposition which we are suggesting is
generally widespread. The much quoted example of genetic splicing is very
much a case in point. The use of metaphor not simply in naming but as a
discovery tool in research has been examined in detail by Rita Temmerman
(2000), but in spite of the explanatory potential of the splicing metaphor in
English, neither French nor German have used it in their secondary term
formation, and both retain the English word, again in various disguises.
Temmerman does not broach this issue, perhaps because the answer can be
little more than idle speculation, but two other possible reasons can be given.
One is that the French or German geneticists did in fact understand the
metaphor, but did not transpose it into their language as it was felt
inappropriate as a technical term. Temmerman assumes that the early
American geneticists were home movie buffs, and that they used the image of
splicing film – i.e. cutting out bits of the film and sticking the ends back
198
A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains
together - to imagine what they were doing with a gene sequence. Now it may
be that American scientists are quite willing to mix work and play to the
extent of adopting such recreative terms in their scientific work, whereas
European scientists – to the extent they knew anything about home movies found this inappropriate, and preferred using the less explicit English word,
without any frivolous overtones. The other hypothesis is that the French or
German scientists did not in fact know the English word splice at all and
simply retained it as an opaque term. This attitude was inadvertently reinforced
in France when the Ministerial terminology commission proposed épissure as
an equivalent, giving quite the wrong metaphor : the process is claimed to be
like splicing a film (montage) rather than splicing a rope (épissure),
effectively dooming this suggestion to failure.
Those metaphors which come from parent technologies are generally
better incorporated into both primary and secondary term formation. This is
one of the ideas behind Louis Guilbert’s major study on the development of
the vocabulary of air travel (Guilbert 1965). Another example of the same
period is the terminology of sound reproduction, which uses a few metaphors
which assume that the new technology is simply an expansion of an old
technology : thus recording is actually writing sound (we use a phonograph
[or sound-writer], which uses a stylus to record… a record…[records before
1877 were all written]) or photographing it (we reproduce sounds as we
reproduce light). In previous research we have shown that these same
constitutive metaphors were developed independently in French and in English
with only minor variation (Humbley 1994), suggesting that translating is not
necessarily involved.
We shall leave aside the more open question of the use of experiential
metaphors, as developed by Lakoff (1987) and illustrated by Kathryn English
(1997, 1998) in the fields of science and technology, to concentrate on another
type of metaphor which is most effective in secondary term formation : that
where the source field is a science (though not an ‘ancestor’ science) and the
target is a completely different science and where the metaphor is constitutive
rather than didactic, a distinction we shall go into later.92 The case in point is
that of computer viruses. Here we have a metaphor whose source field is
biology and whose target is information technology. It can be assumed that
the source metaphor is generally though perhaps hardly precisely known to
educated people from any language community, and certainly in those
92 Van Besien et Pelsmakers (1988 : 143) distinguish between constitutive and
didactic metaphors ; for Temmerman (2000 : 208) didactic metaphors are
associated with popular science. This distinction is taken up again by Boyd (1993)
and Knudsen (2003) ; Knudsen suggests that the distinction between the two is
less clear-cut than initially imagined, as the same metaphors may be used in both
contexts, though their mode of usage is quite different.
199
Cahier du CIEL 2000-2003
languages which concern us here.
Various writers, mainly in the IT field, have sought to detail the points
of convergence which makes this particular metaphor particularly apposite.
We have adapted below a table of comparisons by the French IT specialist
Jérôme Damelincourt, which illustrates eleven similarities.
Virus in biology
A micro organism containing its
own genetic heritage..
Only attacks certain cells.
Reproduces by replicating its
genetic code in other cells
Modifies the inherited code of the
infected cell.
May be triggered immediately or
after an incubation period.
Can transform itself, thus becoming
more resistant to the immune
system.
May disappear from the host cell
after proliferating.
Infected cells produce other viruses.
1
2
3
4
5
6
7
8
9
All viruses do not cause incurable
diseases.
The more cells are infected, the
more the body is weakened.
The body is able to defend itself
against many viruses.
10
11
Computer Virus
A program containing a self
replicating routine.
Only attacks certain programs
Reproduces by replicating its virus
code in other programs.
Modifies a program so as to perform
tasks which it was not designed for..
May be triggered immediately or
after an incubation period..
Can transform itself, thus become
more difficult to detect and destroy.
May disappear from the host
program after proliferating.
Infected programs infect healthy
programs.
Does not always cause damage
The more programs are infected, the
more the system is weakened.
There are many ways to protect
against computer viruses.
Adapted from : Jérôme DAMELINCOURT : Les virus : une nouvelle
forme de vie http://www.futura-sciences.com/ decouvrir /d/dossier28-3.php
These parallels are used by both journalists and experts in
communicating to lay people these new and complex phenomena, as the
following extract from Der Spiegel illustrates well.
COMPUT E R
Virenjagd mit digitalen Antikörpern
Was ist der Unterschied zwischen einem PC, den bösartige Viren überfallen,
und einem Menschen, der Schnupfen bekommt? Kein sehr bedeutender, meint
Stephanie Forrest, Computerforscherin an der Universität von New Mexico.
Sie arbeitet an einem künstlichen Immunsystem für Computernetze, das
selbständig Eindringlinge erkennt und vernichtet. Dabei hat sie sich bis ins
Detail die Biologie zum Vorbild genommen: Der Körper erzeugt spezielle
200
A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains
weiße Blutkörperchen, die angriffslustigen Lymphozyten, in großer Menge
und stets neuen Variationen. Aber nur diejenigen gelangen in den
Blutkreislauf, bei denen sich erweist, dass sie auf keine der körpereigenen
Substanzen losgehen. Nur Fremdkörper sollen ihnen zum Opfer fallen.
Ähnlich funktioniert Forrests Immunabwehr für den Computer: Zufällig
erzeugte Zeichenketten, so genannte
Detektoren,
schwärmen
in
großen Mengen im Netz aus. Diese digitalen Antikörper werden unablässig
verglichen mit den kleinen Datenpaketen, die zu Abermilliarden im Netz
zirkulieren – das sind die gesunden, die netzeigenen Substanzen. Ein
Detektor, der zu viele Ähnlichkeiten mit den legitimen Datenpaketen
aufweist, wird sofort vernichtet. Detektoren hingegen, die zwei Tage
überlebt haben, sind zulässigen Bits so unähnlich, dass sie fremde
Invasoren erkennen könnten. Unter den überlebenden Detektoren geht die
Selektion dann weiter: Diejenigen, die mehrmals Viren aufgespürt
haben, werden unsterblich – so wie sich die Immunabwehr des Körpers ihre
Erfolge merkt. Erste Versuche, so Forrest, haben ergeben, dass dieses
Immunsystem deutlich treffsicherer wirkt als herkömmliche Methoden der
Virusabwehr.
Spiegel 2000/ 8: 256
This is an example of very conscious mapping, and the metaphors
produced along the way are thus clearly of the didactic type. Some are also
used in the constitutive metaphor, though perhaps not all. It is highly likely
that the original interview took place in English and that the metaphors have
been translated literally in all cases.
We have sought to verify this claim by using a corpus made up of a
selection of documents drawn from the web in English, then in French and
German, on the history and forms of computer viruses. It contains, for each of
the three languages, one or more histories of the discovery of computer
viruses (English and German are better represented here) and texts taken out of
on-line computer magazines on viruses and how to get rid of them,
supplemented with similar texts by manufacturers or by user self-help groups.
From the point of view of corpus linguistics, these texts can at best be
considered as a pilot study : 15 000 words for English and as much for French
and German combined ; more seriously, the English language texts have
generally more authority than those of French and German, where user selfhelp groups are more predominantly represented. For a pilot study, it may be
considered that this is legitimate, as the aim is to find examples of the
equivalents of the English metaphors used in the two other languages, and no
use of statistics is attempted in this mini-corpus. This is complemented by
the use of the web as a mega-corpus to confirm the leads found in the minicorpus.
We have then compared the metaphoric terms from the English-language
micro-corpus with the introduction to viruses in the Merck Manual, giving a
similar sort of list than that proposed by Damelincourt, though more
201
Cahier du CIEL 2000-2003
language orientated - i.e. we have noted more pervasive use of metaphoric
verbs (replicate, spread, infect, contaminate, mutate, trigger…) and some
adjectives (healthy) and adverbial phrases (in the wild) connected to the
constitutive virus metaphor.
Virus metaphor as attested in a micro corpus
S o u r c e a r e a b i o l o g i c a l v i r u s 93
Some adenovirus types infect only the intestinal
tract,…
Transfer of virus by healthy persons.
The virus replicates in the respiratory tract
Rhinoviruses are spread […] via contaminated
secretions
a single virus is responsible during outbreaks in
relatively closed populations
Mutations of HA and NA within a type of influenza
virus are known
Epidemics […]caused by influenza A (H3N2)
viruses….
[…] pandemic caused by a new influenza A serotype…
During the 48 h incubation period, the virus r
The SARS virus may originate from, and widely exist,
in the wild. Sci-Tech China,
http://test.china.org.cn/english/scitech/65987.htm
Target area:
Computer virus
A virus
infects/contaminates X
(program/file…)
Healthy file
A virus replicates
A virus spreads
A virus infects a
population
A virus mutates/undergoes
mutation
A virus triggers an
epidemic/pandemic
A virus has an incubation
period
A virus… in the wild
The status of these expressions as metaphors from the field of biology is
therefore not only demonstrated, but it turns out that the virus metaphor is
more fully developed in language than the IT expert suggested.
So much then for the metaphor in English. Can it now said to be
seamlessly transposed into French and German ? This may well be expected,
as the Spiegel interview suggests, and indeed some linguists have assumed
that the unfurling of this metaphor occurred spontaneously and
simultaneously in these languages, a topic which came under discussion at the
LSP workshop at the 15th congress of linguists in Québec 1995. Louis
Guespin maintained that lexical creativity in French could explain the
emergence of this metaphor and that there was no need to look for an English
model. We shall therefore attempt to bring some circumstantial evidence to
bear in order to demonstrate that we do indeed have a case of secondary term
formation in both languages and not independent creation. To do this, a small
93 http://www.merck.com/pubs/mmanual/section13/chapter162/162b.htm
202
A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains
diachronic excursion is required investigating the origins of the metaphor in
the three languages concerned. Terminology is as closely linked to the history
of science as it is to linguistics, and diachronic terminology has received
much interest latterly.
The history of the discovery of computer viruses is well documented,
and, in English, we are fortunate enough to have the direct testimony of those
actually involved in the discovery itself. This is the case of Robert M. Slade,
whose account suggests that the development of the computer virus metaphor
was a long and complex process, but that it did occur in an American (or at
least an English-speaking) context. One of the first viruses turns out to be the
worm, so named in a complex combination of metaphor and metonymy, as
Slade indicates below.
“ Attempts to trace the "path" of damage or operation would show "random"
patterns of memory locations. Plotting these on a printout map of the memory
looks very much like the design of holes in "worm-eaten" wood: irregular
curving traces which begin and end suddenly. The model became known as a
"wormhole" pattern, and the rogue programs became known as "worms". In an
early network of computers a similar program, the infamous "Xerox worm",
not only broke the bounds within its own computer, but spread from one
computer to another. This has led to the use of the term "worm" to differentiate
a viral program that spreads over networks from other types. The term is
sometimes also used for viral programs which spread by some method other
than attachment to, or association with, program files. ” Slade 1992
http://www.bocklabs.wisc.edu/~janda/sladehis.html
It is claimed that the metaphor of the computer virus was coined in
198194 though in private conversation. The definition of the computer virus
goes back to 1986 and Fred Cohen’s thesis "a program that can 'infect' other
programs by modifying them to include a ... version of itself" (Slade 1992)
points to the biological origin, not only in the use of the word virus itself,
but by the verb infect, which may well have had a triggering effect. 1986 was
the year that the first PC virus was produced, in Pakistan. It was called the
Brain virus, though the first element of the name is no metaphor, simply a
case of metonymy, as Brain was the name of the company where the virus
was produced. The second important virus produced was the Lehigh virus
(discovered at Lehigh University, USA in 1987), defined as a "memory
resident file infector", with, once again, emphasis put on its potential for
infection. By 1988 the first anti-virus programs were being not only written
but also marketed, and mainstream English-language media Business Week,
94 Der eigentliche Begriff des "Computervirus" wurde 1981 von Professor
Adleman eingeführt. Er rief den Begriff ins Leben, als er sich mit dem Doktoranden
Fred Cohen unterhielt. http://www.hu-berlin.de/bsi/viren/kap1/kap1_1.htm
203
Cahier du CIEL 2000-2003
Newsweek, Fortune, PC Magazine and Time ran features on the computer
virus95. For those interested in first attestations, computer virus could be
reckoned on being used among specialists from 1981 and in general English
as from 1988, a remarkably quick uptake.
One remarkable feature of these accounts by the pioneers themselves is
the lack of acknowledgment of using a biological metaphor at all. This
silence is one indication that we are not dealing here with a didactic metaphor,
one designed to help laypeople understand, but an implicit means of
understanding what was going on and communicating this to peers.
Constitutive metaphors may be regarded as typical term candidates, since they
embody in language essential information96, whereas didactic metaphors are
less primary, representing different ways of suggesting specialized information
to the lay reader. In both cases, however, the metaphorical process leads to
mapping, and the application of this mapping can lead to term candidates.
The evidence from French and German is more sketchy, though less so
in German than in French. One indication suggests that Louis Guespin may
have been right about independent metaphor creation (and thus primary and
not secondary term formation), though in German, not in French. It appears
that IT student Jürgen Kraus wrote a dissertation in 1980 on “ Self-replicating
programs ”, which explicitly drew a parallel between these programs and
biological viruses97. The paper went unnoticed, however, and languished on
the shelves of Dortmund university.
The first computer virus turned up in Germany as early as January 1986,
infecting the mainframe computer of the Free University of Berlin, thus at the
same time as viruses were produced in English-speaking countries.
As for French, the various histories available98 clearly mark the
95 The History of Computer Viruses - A Timeline http://exn.ca/Nerds/ 2000050455.cfm
96 “ Theory-constitutive metaphors are generally considered to be the most
genuine scientific metaphors, because they form a unique part of scientific
reasoning and conceptualization. Conseuqently these metaphors are impossible to
paraphrase, since they represent the only way of talking about a particuler
phenomenon or activity ”. Knudsen 2003 : 1249
97 “ 1980 verfaßte Jürgen Kraus am Fachbereich Informatik der Universität
Dortmund eine Diplomarbeit mit dem Titel "Selbstreproduktion bei Programmen".
In dieser Arbeit wurde zum ersten Mal auf die Möglichkeit hingewiesen, daß sich
bestimmte Programme ähnlich wie biologische Viren verhalten können. ”
http://www.hu-berlin.de/bsi/viren/kap1/kap1_1.htm
98 Payer, Georges (1997) “ L'incroyable histoire des virus informatique ” FerréePinguet de septembre 1997 http://www.ifrance.com/protectirc/virushistoire.htm
Un siécle d'histoire de virus, Zataz magazine, http://www.zataz.com/ zatazv7
/chrono3.htm ;
204
A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains
chronological development as taking place in English-speaking countries99,
and it is claimed that in France, computer viruses were not taken seriously
until as late as 1989 with the Datacrime scare.
Evidence does therefore generally point to an English-language origin for
the computer virus metaphor, though it is less compelling for German than it
is for French. The Kraus episode illustrates the possible closeness of
conceptualisation and reconceptualisation, and therefore tends to blur the
distinction between primary and secondary term formation. Nevertheless, we
shall consider that sufficient evidence has been provided to indicate that we do
indeed have a clear case of terminology adaptation in both French and German,
and can thus proceed to the analysis of the mini-corpus.
The following table summarizes the main elements of the scenario of
the computer virus as a spreader of disease, concentrating on the verb forms
identified in the initial comparison with the biological viruses.
Elements of the scenario of the virus as a spreader of disease
English
French
German
A virus
Un virus infecte/contamine Ein Virus infiziert X (eine
infects/contaminate X (program/logiciel…)
Datei…
s X (program/file…)
Mit einem Virus verseucht
Healthy file
Fichier sain
Gesunde Datei
A virus replicates
Un virus se réplique/la
Ein virus repliziert sich
réplication d’un virus
selbst
A virus spreads
Un virus se répand (dans
Ein Virus verbreitet sich
une population) / se
(uber)
propage/se transmet
A virus
Un virus subit des
Eine Mutation des virus….der
mutates/undergoes
mutations
Virus mutiert bei jeder
mutation
Infektion
http://www.internetfun4u.de/viri.htm
A virus triggers an
Un virus déclenche une
Viren können eine Epidemie
epidemic/pandemic épidémie/pandémie
auslösen/Pandemie
A virus has an
Un virus peut se déclencher Die durchschnittliche
incubation period
après un temps
Inkubationsszeit bei einem
d’incubation
vernetzten PC beträgt
zwischen 20 und 30 Minuten
Virus ! http://www.chez.com/popyk/ppvirus/RAPPORT.HTM
99 Si les U.S.A. mesurent l'ampleur du phénomène dès le début des années 1988, la
France, comme la plupart des pays européens, ne prend véritablement
connaissance de l'existence des virus informatiques que lors de l'alerte Datacrime
(virus Hollandais du vendredi 13 octobre 1989, qui fut rapidement anéanti).
www.chez.com/popyk/ppvirus/RAPPORT.HTM
205
Cahier du CIEL 2000-2003
A virus… in the
wild
Un virus… dans la nature
Die in freier Wildbahn
vorkommen
The verbs used are those of infection and spreading of disease, which we
saw were fundamental in defining computer viruses in the first place. They
can be converted to noun forms as well, in all three languages, though the
actual usage of verb or noun forms varies from one language to another : in
French we find more attestations of mutation with a support verb than in
English, where to mutate is commonly used. But the general transposition of
the metaphor is complete, aided no doubt by the presence of the Latin-derived
virus in all three languages, and a generally cognate vocabulary for the verbs.
We have included a couple of derived metaphors as well, just to indicate
how pervasive the transposition is. The first is the incubation period, which
Darmelincourt mentions specifically, and which is regularly used in both
French and German, and the image of the virus escaping from the laboratory
and living “ outside ”, in the wild (Slade uses just this expression) which
also finds a direct equivalent in our two languages of comparison.
Other metaphors used in conjunction with computer viruses
On reading Slade’s account of the history of computer viruses, seen from
the inside, one cannot help being struck by other metaphors developed in the
process; many already current in the field (memory, noise, etc.), others visibly
new, some of which have found their way into the language and are thus
involved in secondary term formation, whereas others remain in discourse and
are generally unknown in other speech communities. Some of these transient
metaphors paved the way for the virus metaphor (a program “broke the
bounds”, “rogue” programs). Many betray the common transfer of human
qualities to the machine, which is typical of technical fields, and certainly
found pervasively in IT speak, and not just in English. Other metaphors seem
isolated (e.g. “painting” a screen with the facsimile of a log-in), and that of
the rabbit, another image of rapid reproduction. Grevy (2002) lists literally
hundreds of metaphors in popularized IT publications, and Meyer et al (1997)
indicate many in the more restricted field of the Internet, so it is no surprise
that a wide variety of metaphors are used. But the other major metaphor field
which obvious provided much of the motivation as well as the language
material to do it is the war game scenario.
The aim of many of the early inventors of viruses was to crack the
security of a system just to show that they could do it (Slade uses pranks to
describe this behavior when it is inoffensive: “ Pranks are very much a part of
the computer culture ”.). They can rapidly turn offensive however, which is
where most of the war game metaphors come into play. One crossover
206
A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains
metaphor here is that of the Trojan horse, in Slade’s terms “The Trojan Horse
was the gift with betrayal inside; so a trojan horse program is an apparently
valuable package with a hidden, and negative, agenda. ” Now the Trojan horse
belongs to European history, so there is no surprise to find that it figures in
both German (Trojanisches Pferd) and in French (cheval de Troie). The Trojan
horse was also the first so-called stealth virus, though this metaphor has
proved a little more difficult to transpose, originating in American defense
policies of the Reagan era. In French, the adjectif furtif was used in the
military field and thereafter in computer viruses as well. In German, the
situation was more complicated, all the more so as the military usage was
usually rendered by a direct borrowing from English. This is often the case
with computer viruses as well, though secondary term formation has been
essayed with varying degrees of acceptance Tarnkappeviren is used, linking
back to Germanic mythology and to the camouflage metaphor associated with
the stealth virus, and regularly rendered in German by the verb tarnen.
A cross-over to the biological virus is provided by the verb to attack,
already used metaphorically in biology and exploited in both registers in the
computer field. This is rendered in French by the cognate attaquer, and in
German by angreifen.
Elements of the war game scenario
Trojan horse
Cheval de Troies
A virus attacks X
Un virus attaque
(files)
Virus may use
Utilise des
camouflage
techniques de
camouflage
A virus may use
Un virus peut être
stealth
furtif
Trojanisches Pferd
Virenangriff/Viren greifen Dateien
an
Virus tarnen/Tarnhelm, Tarnkappe
Stealthviren (Tarnkappenviren)
P OINTS FOR DISCUSSION
As Carlo Grevy (1999, 2002) suggests, the transposition of metaphors
into different language communities is more complex than is often assumed.
The revue of primary term formation by metaphor in English in the field of
computer viruses does confirm a certain number of regularities. Metaphors
taken from shared cultural sources do indeed facilitate secondary term
formation. The difficulty in pinpointing this term formation resides both in
the original conceptualization and in the correct identification of the fields
concerned. It appears in the case of the computer virus, that the metaphor was
207
Cahier du CIEL 2000-2003
taken not from an ancestor technique, as in the case of sound reproduction, but
from another, popularized field, that of biology. As has been pointed out, the
analogy between computer and biological viruses is striking, yet diverges on
several points, both conceptual and linguistic. It also becomes clear from
reading the history of the discovery of these viruses that the IT specialists
concerned had no particular knowledge of biology – the idea of the virus may
well have been suggested by the use of the verb to infect. It should be recalled
that the early 1980s was the time when the AIDS virus was identified, and
very much in the news at the time, so part of the IT specialists’ daily
environment. The use of the verb infect, as we have suggested in the words of
Kathryn English (personal communication), the verb triggered the metaphor,
but the noun anchored it. Analogical mapping could then take place. Once the
metaphor was established however, it was easy to transfer for secondary term
formation, since the biological vocabulary was immediately accessible in the
two target languages.
The importance of verbs in this terminology should also be underlined.
Until recently, terms were thought of as nouns or noun groups, though much
work has been done on verbs as terms. In the case of the shared metaphor, the
whole scenario is taken over into the adapting language community, so that
once the virus metaphor is accepted, all the verb forms that go with it are
adopted with great regularity (attack, infect, contaminate, trigger,spread…). It
could be argued that only the source metaphor – that of the virus and its role
in infection has effectively been transferred, and that the verbs associated with
this are simply those used in the target language community in the source
metaphor; thus giving some credence to Guespin’s argument. The result is
notwithstanding new terms in all the languages: the definition of attack,
infect, contaminate, trigger,spread… in IT is different from that in biology,
even though analogies are obvious. In addition, specific forms can be pointed
to which do not exist in the source field in the target language and which are
probably developed from the English language model, given the situation of
diglossia in which French (or German) IT specialists live, such as
infecteur100/Infektor.
The other source field, that of war games has also proved fertile in
secondary term formation, though less systematically so, especially in
German, perhaps for the same reasons invoked for the lack of success of the
100 “ Le terme "infecteur lent" fait référence aux virus qui, s'ils sont activés en
mémoire, n'infectent des fichiers que s'ils sont modifiés (ou créés).
http://www.ontrack.fr/virusinfo/tutorial.asp ; infecteur semble synonyme de
virus .
Der Infektorteil ist der elementarste Bestandteil eines Computervirus.
http://www.tecchannel.de/software/213/0.html
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A. SABER - Métaphore et culture des militaires américains
splicing metaphor in genetic engineering : games may not be considered
proper sources for terms in some European scientific or technical circles;
Be this as it may, there is still much research which could be usefully
carried out in the field, notably a full scale investigation of how the virus was
named in English then in other languages, taking Rita Temmerman’s survey
of genetic engineering as a model, though examining the reception of the
metaphor in other language communities. One lead which should be followed
up in Fred Cohen’s writing is the relationship between to infect and virus, to
determine which suggested the other. It seems that the constitutive metaphor
may be subject to some cultural differences, even in shared field.
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Centre interlangue d'études en lexicologie
Université Paris 7 Denis Diderot
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Responsable : Professeur Colette Cortès
Les Cahiers du C.I.E.L. constituent la publication du Centre
Interlangue d'Études en Lexicologie qui regroupe des lexicologues et
traductologues anglicistes, germanistes, hispanistes et francisants de l'UFR
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trouve rassemblés les résultats des exposés et discussions de son séminaire
mensuel. et les actes de ses journées d'études
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