Etude d`œuvre : Au Bonheur des Dames de Zola

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Etude d`œuvre : Au Bonheur des Dames de Zola
Fiche Cours
Nº : 91023
FRANÇAIS
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LE TALENT C’EST D’AVOIR ENVIE
Etude d’œuvre :
Au Bonheur des Dames de Zola
Plan de la fiche
1. Structure romanesque
2. Entreprise et amour
3. L’espace et les mythes
4. Portée du roman
Structure romanesque
Parallèlement au déclin du Vieil Elbeuf, ce sont les étapes de l’ascension du magasin rival qui rythment le roman, de 1864 à 1869.
Deux étapes sont essentielles : celle de deux grandes ventes, tandis que le quatorzième et dernier chapitre clôt le roman par une
apothéose, et celle de la vente de blanc, avec l’extension du magasin dont les façades s’ouvrent désormais sur plusieurs rues. Les
concurrents, Bourras, Baudu, et Robineau, ancien employé du Bonheur, disparaissent du marché du tissu et de la mode.
Au Bonheur des Dames est bien un roman naturaliste qui présente l’ensemble du grand magasin, son organisation, la vente et
la clientèle. Descriptif, le texte est aussi narratif : c’est à travers le regard et les rencontres entre des personnages que nous
découvrons l’univers du grand magasin. Pour faire l’économie de descriptions massives, Zola recourt à la psychologie en action
et utilise le point de vue de Denise dont il livre les sentiments. Outre l’évocation des trois grandes ventes qui scandent le roman,
il montre Denise évoluant dans le magasin comme chez les Baudu aux chapitres 1, 8 et 13. Le déclin du Vieil Elbeuf apparaît par
contraste. Quant à Mouret, il se signale par ses inspections périodiques. Il s’adresse à Paul de Vallagnosc, qui était avec lui au collège
à Plassans-en-Provence mais qui a connu un destin social très différent, et au baron Hartmann, pour les questions financières. Les
conversations se font, par exemple, à l’heure du thé chez Madame Desforges, aux chapitres 3 et 9.
Mais Zola dépasse le réalisme, comme nous le verrons plus loin. Il accentue le contraste entre le petit commerce et le grand
magasin. Le Vieil Elbeuf paraît sombre et sinistre alors que Le Bonheur des Dames est rutilant : « C’était un développement qui lui
semblait sans fin, dans la fuite de la perspective, avec les glaces sans tain de l’entresol, derrière lesquelles on voyait toute la vie intérieure
des comptoirs… La machine ronflait toujours, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement… cette apparition… prenait l’apparence
d’une chambre de chauffe géante où l’on voyait passer les ombres noires des chauffeurs, sur le feu rouge des chaudières. » Tout ici vit de
manière fantastique et la modernité liée au mythe de la machine réactualise celui du monstre prêt à engloutir la concurrence. Pour
accentuer l’effet, Zola resserre dans le temps l’essor du grand magasin qui ne devient un fait commercial dominant qu’après 1880,
à l’attention de la petite bourgeoisie. Il retient surtout quelques moments forts du processus qui rythment la période de 1864 à
1869 dans la vie de Denise comme dans celle du magasin. Il choisit ce qui est significatif, confirmant l’avis de Maupassant : « Faire
vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai. Raconter tout serait impossible. Un choix s’impose donc. J’en conclus que les Réalistes
de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes. »
Entreprise et amour
Mouret est un personnage emblématique, symbole de son temps, plein d’idées et à l’esprit d’innovation. Avec lui, Zola fait du roman
le « poème de l’activité moderne ». Son audace en fait un génie de la vente et des étalages qu’il n’hésite pas à bouleverser sans cesse.
Il contraste avec Vallagnosc, son ancien condisciple de Plassans, pur produit de l’éducation française traditionnelle, diplômé mais
sans avenir : « Paul était un fort en thème, toujours premier, donné en continu en exemple par le professeur qui lui prédisait le plus bel
avenir ; tandis qu’Octave, à la queue de la classe, pourrissait parmi les cancres, heureux et gras, se dépensant au-dehors en plaisirs violents. »
Le goût de la vie et de l’action, le talent de la communication et de la publicité jugée « impure » par les intellectuels rappellent
ce que dit Forestier à Duroy au début de Bel-Ami de Maupassant, lorsqu’ils se retrouvent. Evoquant les intellectuels diplômés,
Forestier caricature « une vingtaine d’imbéciles qui ne sont pas fichus de se tirer d’affaire ». Il conseille à Duroy de s’imposer et non
pas de demander : « Un homme un peu malin devient plus facilement ministre que chef de bureau. » Tout en sachant exercer son
autorité, même s’il laisse certaines basses besognes à ses sous-chefs, Mouret prend en compte les intérêts et les passions de ses
subordonnés en voulant perfectionner le fonctionnement du système. Cela n’exclut toutefois pas le renvoi de certains employés,
ce qui montre la sensibilité de Zola à la question de la précarité de l’emploi.
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LE TALENT C’EST D’AVOIR ENVIE
Face à Mouret, Denise n’est pas la fille facile des romans sentimentaux. Au contraire, modèle de mérite et de vertu, cette femme
moderne et active contraste avec les bourgeoises vaniteuses ou guindées de l’époque et avec les provinciales à la vie étriquée que
décrit Balzac dans la génération précédente. Attachée à la réussite du magasin, Denise entend humaniser le travail et développe
des idées sociales. Elle est au centre de tous les éléments du récit. Elle suscite les jalousies de certains et est renvoyée pour
réapparaître ensuite. Fascinée par la puissance du grand magasin qui incarne la vie et la lumière, elle se désole aussi du sort de son
oncle Baudu.
Avec Denise comme personnage central, Au Bonheur des Dames peut être considéré comme un roman d’amour. Mouret veut faire
de Denise sa maîtresse soumise. Or il en découvre peu à peu les charmes et les qualités, facilite sa promotion et finit par l’épouser.
C’est donc, en quelque sorte, la revanche de Denise qui débarque sans le sou de la gare Saint-Lazare au début du roman. Aux
rapports d’intérêt et au matérialisme qui l’emportent par exemple dans Bel-Ami de Maupassant, Zola oppose des relations plus
humaines, plus égales entre Mouret et Denise, surtout à partir du chapitre 12. Ainsi, le roman prend une dimension édifiante : une
jeune fille modeste et méritante épouse son patron après plusieurs mises à l’épreuve. A la fin, les deux personnages gagnent en
charme et en humanité, tandis que la vente du Blanc exprime l’apothéose du magasin… Le règne de la marchandise n’a pas exclu
le succès de l’amour comme dans les scénarios de romans-photos. Denise est pleine de bons sentiments et Zola parle à son sujet
« d’humanitairerie ». Elle rêve de philanthropie et d’harmonie sociale au bénéfice des employés, à l’image d’un certain paternalisme
des dirigeants d’entreprise de l’époque.
Les autres personnages sont des figures collectives. Les petits commerçants, progressivement en faillite, sont émouvants mais
bornés, sauf Robineau qui cherche à rivaliser avec Mouret avant d’être dominé par lui. De leur côté, les vendeurs mènent une vie
fatigante, difficile, dominée par l’individualisme du système d’intéressement aux ventes mis au point par Mouret. Chacun rivalise
avec autrui, suspecte et déteste les autres : chacun est l’ennemi de l’autre. Il n’y a pas de communauté de travail ni de sentiment
collectif de révolte possible. Sous le clinquant et l’amabilité fardée, la lutte pour la vie fait rage.
Quant aux clientes, il s’agit à la fois des ouvrières attirées par les déballages « bas de gamme » du trottoir que de la bourgeoisie
moyenne séduite par le luxe à prix abordable dans cette cathédrale mondaine qu’est Le Bonheur. Certaines font des achats sélectifs,
la plupart se laissent aller à de folles dépenses même si elles sont entrées pour acheter un objet précis. D’autres enfin se laissent
aller à voler… La volonté de Mouret de dominer le marché fait sans cesse monter la fièvre des achats.
L’espace et les mythes
Les magasins étroits et sinistres du petit commerce s’opposent aux vastes surfaces du Bonheur des Dames, qui ne cesse de
s’agrandir en dévorant le pâté de maisons entre l’Opéra et la Bourse, deux hauts lieux du temps. Mouret a compris que l’espace,
le territoire et le marché sont des lieux de pouvoir qu’il convient d’organiser et de valoriser par la technique des étalages. Ce
pouvoir est aussi celui de la publicité et de la culture de la consommation imposées aux clientes par la séduction. Il faut aménager
les volumes en surface et en hauteur, en multipliant savamment les surfaces et les perspectives : « des glaces sans tain semblaient
ouvrir les profondeurs des galeries et des halles au plein jour de la rue. » Au début du chapitre 14, le regard du narrateur parcourt ainsi
le magasin de bas en haut : « triomphait tout un peuple de statues, les grandes cités industrielles et manufacturières qui détachaient en
plein ciel leurs fines silhouettes. » Par l’organisation des volumes et des perspectives, tout l’espace est utilisé : l’agencement maîtrisé
valorise les marchandises et fascine les clientes dont le regard est attiré en tous sens. Elles parcourent le magasin et finissent par
multiplier leurs achats. En haut de l’escalier, Mouret surveille l’ensemble de cette architecture panoptique, tandis que Denise se
familiarise avec ce monde. Zola lui-même nous fait visiter les coulisses de la machine, avec la description étonnante des cuisines
destinées à nourrir un personnel très nombreux : « C’étaient des grils à faire griller des martyrs, des casseroles à fricasser un mouton,
un chauffe-assiettes monumental, des éviers de pierres larges comme des piscines » écrit-il au chapitre 10. A l’image d’un paquebot ou
d’un théâtre, le Bonheur est une ville gigantesque aux « dessous » insoupçonnés. De nombreux employés y mangent, y dorment, y
vivent.
Métamorphosant le réel comme dans ses autres romans, Zola emploie nombre de métaphores et de mythes dans Au Bonheur
des Dames. L’image de la bataille y est récurrente et convient à Mouret, nouveau « capitaine d’industrie ». Le déroulement des
grandes ventes fait songer à un affrontement : « C’était comme un champ de bataille encore chaud du massacre des tissus. Les vendeurs,
harassés de fatigue, campaient parmi la débâcle de leurs casiers… Il fallait enjamber, à la galanterie, une barricade de cartons. » La même
comparaison est présente lorsque Zola évoque la rivalité entre vendeuses, avec le mythe de la dévoration : « tous n’avaient qu’une
idée fixe, déloger le camarade au-dessus de soi pour monter d’un échelon, le manger s’il devenait un obstacle. On entendait un gros bruit de
mâchoires. Robineau était condamné, chacun déjà emportait son os. » Nous rejoignons le conflit des Gras et des Maigres, présent dans
Le Ventre de Paris et dans Germinal. La logique moderne de l’affrontement ruine surtout les petits commerces du quartier : « C’étaient
de nouveaux écroulements chez les boutiquiers des alentours […] Le désastre s’élargissait, on entendait craquer les plus vieilles maisons. »
Ce sont les métaphores du monstre et de la machine qui sont les plus présentes dans le roman. Paris est montré comme un ventre
vorace qui dévore des étoffes : « Du dehors, ne venaient plus que les roulements des derniers fiacres, un ronflement d’ogre repu, digérant
les toiles et les draps, les soies et les dentelles dont on le gavait depuis le matin. » Le Bonheur est un monstre-machine. La croissance des
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ventes, le renouvellement des étalages, la compétition entre employés enfièvrent la machine : « La machine ronflait toujours, encore en
activité, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement… Derrière le rideau de pluie qui tombait, cette apparition, reculée, brouillée, prenait
l’apparence d’une chambre de chauffe géante, où l’on voyait passer les ombres noires des chauffeurs, sur le feu rouge des chaudières. » La
vente engendre une surchauffe de la machine analogue à une « machine à haute pression ». L’univers du Bonheur ressemble à une
horloge bien réglée dont la fonction, avec le second paradigme du monstre, est d’engloutir les clientes : « c’était la femme que les
magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu’ils prenaient au continuel piège de leurs occasions, après l’avoir étourdie devant leurs
étalages… […] elle succombait fatalement, dévorée par cette mécanique à manger les femmes. » L’ogre engloutit les clientes comme
les boutiques du quartier. Paris est même mangé par le monstre. Mouret fait venir des produits du monde entier. Le magasin est
un vaste piège où il s’agit de perdre et de séduire les clientes qui succombent fatalement au mécanisme : « Il y avait là le ronflement
continu de la machine à l’œuvre, un enfournement de clientes entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la
caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages. »
Denise est elle aussi engloutie par le monstre : « Elle se sentait perdue, toute petite dans le monstre, dans la machine encore au repos,
tremblait d’être prise par le branle dont les murs frémissaient déjà. » Mais en fait, elle en tombe amoureuse – en la personne de Mouret
– et tente de l’humaniser au nom du progrès.
La glissoire, bouche du monstre qui déglutit les marchandises à envoyer et ingère celles qui viennent de partout, est un élément de
l’organisme qui fait penser à la circulation fluviale : « un lit de fleuve, où le continuel flot des marchandises roulait avec la voix haute des
grandes eaux… un ruissellement de caisses et de ballots coulant sous terre, bu par la maison insatiable. » Le commerce est une circulation
permanente, un vrai torrent. De même, l’argent coule et circule. Le caissier apporte chaque soir la recette du jour au patron et l’on
rejoint le mythe de l’or, cire molle qui doit couler selon un flux vital, comme dans La Curée. Les clientes perdent d’ailleurs la tête et
succombent à la fièvre de la dépense, « dans le détraquement de cette névrose des grands bazars ».
De la fièvre, Zola passe facilement à l’élément mythique du feu. Le magasin tombe au fond des ténèbres, comme une forge colossale,
pourvue d’une « chambre de chauffe géante » où l’on enfourne les clientes. Lieu du primordial, il évoque le culte de la femme et Zola
utilise alors le champ lexical de la religion : « à droite et à gauche, des pièces de drap dressaient des colonnades sombres qui reculaient
encore ce lointain tabernacle. Et les confections étaient là, dans cette chapelle élevée au culte des grâces de la femme. » Le dernier chapitre,
consacré à l’évocation de la vente de blanc, renvoie à ce culte de la féminité, mais il relègue la symbolique de la virginité pour
suggérer une atmosphère de sensualité et d’érotisme, dans le dévoilement et la réhabilitation du corps féminin : « c’était le déballage
indiscret, la femme retournée et vue par le bas… une alcôve publiquement ouverte dont le luxe caché devenait une dépravation sensuelle à
mesure qu’il débordait davantage en fantaisies coûteuses […] Toute cette percale et toute cette batiste mortes, jetées, empilées, allaient se
faire vivantes de la vie de la chair, odorantes et chaudes de l’odeur de l’amour, une nuée blanche devenue sacrée, baignée de nuit et dont le
moindre envolement, l’éclair rose du genou aperçu au fond des blancheurs, ravageait le monde. » Zola veut rendre « l’odeur de la femme,
l’odeur de son linge et de sa nuque, de ses jupes et de sa chevelure, une odeur pénétrante, envahissante qui semblait être l’encens de ce
temple élevé au culte de son corps ».
Portée du roman
Zola montre qu’aux arrivistes individualistes de l’âge romantique a succédé une génération de capitaines d’industrie promoteurs
d’un système commercial impitoyable. C’est le darwinisme social qui l’emporte et les meilleurs, les mieux adaptés, qui gagnent. La
concurrence interne entre vendeurs fait rage. Nous pourrions donc conclure au pessimisme de Zola, bien différent de l’idéalisme
républicain et hugolien. Le roman naturaliste est souvent celui d’une réalité difficile, très pessimiste, par exemple chez Maupassant.
Toutefois, Zola est fasciné par la mutation que représente le grand magasin. A l’opposé de Vallagnosc, Mouret affirme la valeur de
l’action. Le monde est un grand chantier auquel chacun peut œuvrer. Dans la joie de l’action et le plaisir de la vie, dans le bruit, la
lumière et la fièvre, Au Bonheur des Dames est un monde colossal animé d’une vie intense, de couleur et de mouvements. Sur le plan
social, on aspire à une entreprise aux relations plus harmonieuses, à l’image de celle du patron chrétien Boucicaut, Le Bon Marché
sur la rive gauche, ou de celle de certains patrons de la métallurgie. L’entreprise est alors une communauté de travail qui prend en
compte les difficultés et les besoins des salariés. L’univers d’appétits et de vanités qu’est le magasin peut contribuer au bonheur.
L’évolution économique a montré que la vieille industrie symbolisée par Germinal a laissé place, au XXe siècle, à un capitalisme plus
ludique dont le Bonheur des Dames ne constitue que les prémices. Dans La Société de consommation, le sociologue Jean Baudrillard
étudie en 1970 les nouveaux espaces commerciaux, la fluidité des biens et des produits leur « gratuité » dans une surenchère de
signes, d’objets, de messages publicitaires et de plaisirs. Un nouveau monde à la fois luxueux et festif est en train de naître.
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