Proche-Orient - Afrique Asie
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30 Événement Le « chaos créateur » c’est ça ! Géopolitique L’irrédentisme des Kurdes de Syrie et d’Irak, ajouté au rejet de la frontière séparant ces deux pays par les djihadistes de l’« État islamique », balaie les tracés nés des accords Sykes-Picot. Que se profile-t-il derrière ces contestations ? D. R. Le Proche-Orient en miettes Unité de marines patrouillant dans les environs de Falluja, en 2004, après y avoir écrasé dans le sang la résistance nationale irakienne. À dr., carte du futur Grand Moyen-Orient tel que projeté par le néoconservateur lieutenant-colonel Peters de l’armée américaine. Par Habib Tawa e 22 juillet 2006, alors que le Liban ployait, sans plier, sous les bombardements israéliens, la secrétaire d’État américaine Condoleeza Rice déclarait, cynique : « Ce que nous voyons ici est dans un sens la croissance – les douleurs de l’enfantement – d’un “Nouveau MoyenOrient”, et tout ce que nous [les États- L Unis] faisons, c’est de nous assurer de pousser en avant pour ne pas revenir à l’ancien. » Elle ajoutait « C’est dur. Nous allons traverser une période très violente. » Le 22 août de la même année, Mark LeVine, universitaire néoconservateur américain, détaillait doctement pour Asia Times le plan d’un prétendu « chaos constructeur » (The new creative destruction) censé DÉSINFORMATION ET PROPAGANDE DÉFORMENT LES FAITS ET OMETTENT D’ÉVOQUER DES CRIMES SAUVAGES. Septembre 2014 afrique asie 31 remodeler cette partie du monde, et même au-delà, pour le mieux ! Subversion organisée autant que la fracturation de plus en plus accentuée de l’Irak, déchiré par ses trois communautés majeures (chiites, sunnites et kurdes) et broyant ses autres minorités (chrétiens, Turkmènes, yézidis, Shabaks…), sont accablants. Le résultat des pénibles efforts de rétablissement de l’ordre et de l’unité en Syrie et au Yémen, face aux extrémismes et aux sectarismes actifs, reste imprévisible. Tout cela, alors que bout la colère jusqu’ici réprimée des chiites du Bahreïn et des provinces pétrolières de l’Est saoudien et que le diabolisent les uns, magnifient les autres et omettent d’évoquer les crimes sauvages qui pourraient choquer les opinions publiques à l’Ouest. À l’heure présente, il serait présomptueux de parier sur la réussite ou l’échec de ces actions concertées. Les reculs relatifs de la déstabilisation, constatés au Liban, en Égypte, en Tunisie, sont à mettre en balance avec d’autres évolutions moins rassurantes. L’éclatement incontrôlé de la Libye, écartelée entre cités, tribus et takfiris, pouvoir jordanien surfe avec difficulté sur les tensions séparant laïcs et islamistes, Palestiniens et hommes des tribus. Cependant que la Palestine occupée affronte avec courage et détermination de nouvelles heures tragiques. Quant au Soudan, partagé en deux États en 2011, il n’a pas fini de se déchirer, au nord comme au sud. Au fil de tous ces événements, des millions de réfugiés, essentiellement syriens et irakiens, mais aussi soudanais, palestiniens, libyens ou yémé- D. R. Huit ans plus tard, les propos des responsables sont plus mesurés et le Liban n’a pas éclaté comme souhaité. Il a même repris une certaine vigueur, en dépit des tensions qui continuent de le traverser, alimentées en permanence par ceux qui n’ont pas abandonné leurs desseins. En revanche, le tableau désolant offert par la région a de quoi préoccuper. Plusieurs États, désormais lents. À coups de milliards de dollars, des flux incessants d’armes et des masses de mercenaires, venus de tous pays et maquillés en militants islamistes, se déversent. Les financiers de cette subversion, avec le soutien actif de la Turquie et l’appui à peine discret des États-Unis, de l’Europe occidentale, d’Israël et de la Jordanie, coordonnent ces mises à mort. Parallèlement, dans les médias occidentaux et dans certains organes arabes, une désinformation massive et une propagande virulente déforment les faits, en lambeaux, sont déchirés par des conflits sanglants, d’autres subissent de fortes tensions, menacés de conflits armés, et seuls quelques-uns survivent sur les braises de contestations contenues par la force, mais particulièrement explosives. Certes, de lancinants problèmes motivaient indéniablement ces crises à leur début. Ces mécontentements ont été suivis d’actions de déstabilisation coordonnées, débordant les contestations légitimes. En déversant d’abondantes subventions financières sur les éléments les plus rétrogrades et les plus destructeurs de la société, l’Arabie Saoudite et le Qatar ont donné vie à des organisations salafistes jusqu’alors embryonnaires et armées des groupes de djihadistes vio- LES MILLIARDS DE DOLLARS QATARIS ET SAOUDIENS FINANCENT LES ÉLÉMENTS LES PLUS RÉTROGRADES ET LES PLUS DESTRUCTEURS. Septembre 2014 afrique asie 32 Événement Le « chaos créateur » c’est ça ! nites, errent à l’intérieur de leur pays ou créent involontairement des problèmes chez leurs voisins. En dépit de la noirceur de ce tableau, il ne représente que les aspects les plus médiatisés d’un inquiétant collapsus. Bref, le Proche-Orient est à feu et à sang. Déstabilisation réfléchie Dans cette perspective, on se doit de constater que les propos de Condoleeza Rice s’accordent avec les multiples écrits, déclarations et prises de position de responsables américains et israéliens, mais aussi avec ceux de leurs correspondants turcs, saoudiens, qataris et européens. Dans les faits, l’accession au pouvoir de George W. Bush, en 2001, a mis en œuvre au grand jour le projet pour un nouveau siècle américain (Project for a New American Century, ou PNAC) concocté par les néoconservateurs dès 1997. Dans ce milieu, aux sympathies largement pro-sionistes, il est difficile de déterminer si ce sont les intérêts de Tel-Aviv ou ceux de Washington qui prévalent. Quoi qu’il en soit, cette dyarchie dispose d’alliés qui débordent largement les frontières américaines. Dès lors, derrière la vague de désordres qui émergent ici et là – soutenus par des préparatifs, des encouragements et au besoin des interventions directes des États-Unis – s’affirme la volonté de redessiner la carte géographique et humaine du Proche-Orient, et probablement au-delà. Or, pour faire de nouveaux pays, il faut d’abord défaire ceux qui existent. C’est-à-dire briser les frontières établies entre les États héritiers de l’Empire ottoman et dessinées lors du partage franco-britannique dit de Sykes-Picot. Parallèlement, doivent être dressées, au sein de ces mêmes États, des barrières de malentendus et de préjugés pour séparer les hommes et des zones de regroupement différenciées pour baliser les divisions souhaitées. Ce double mouvement de déconstruction exige la rupture des liens tissés, le plus souvent depuis des centaines, si ce n’est des milliers d’années. De tels déchirements naissent dans la violence, la ruine et le sang. Ils se déroulent sous nos yeux. La phase actuelle de décomposition rassemble plusieurs forces réunies par leur volonté de remodeler l’ordre présent (voir l’encadré Projets et souhaits : délires et réalités) et donc de détruire les sociétés en place. Mais à terme, les ambitions qui les animent sont incompatibles entre elles, car leurs objectifs se contredisent. Certains de ces acteurs deviendront les victimes de la machine infernale qu’ils auront contribué à mettre en branle. Quelques exemples l’illustrent. Apprentis sorciers Aux premiers rangs de ces apprentis sorciers, deux États arabes se proclamant wahhabites : l’Arabie Saoudite et le Qatar. Leur fortune bâtie essentiellement sur les hydrocarbures représente une fragilité intrinsèque. S’y ajoute pour l’Arabie la disparité de ses communautés, que seules rassemblent la force de l’épée et l’argent, et pour le Qatar la volatilité d’un émirat mirage créé par Londres. L’une et l’autre ne tiennent qu’en s’accrochant à l’alliance américaine comme la corde au pendu. Car ce n’est pas parce qu’ils auront bien servi qu’ils ne seront pas jetés comme des citrons après avoir été bien pressés. On pourrait en dire presque autant du pouvoir jordanien. Cette même ambivalence de la politique israélo-américaine pourrait aussi bien se retourner demain contre la Turquie. Elle est aujourd’hui la principale base arrière des courants les plus destructeurs qui s’attaquent à la Syrie et l’Irak, aussi bien qu’à l’Égypte et la Libye. Mais son double jeu avec le Kurdistan irakien pourrait demain se retourner contre les néo-Ottomans. À peine Ankara aurait-elle achevé de briser ses voisins, en y soutenant les forces centrifuges, qu’elle risquerait de perdre le contrôle de ses propres Kurdes, prêts à se détacher d’elle. Cela alors que d’autres fragilités minent l’État turc : au sein des turcophones, les violences contenues entre religieux et laïcs, sunnites et alévis, intégristes et confréries soufies, ajoutées à l’éventuel réveil de minorités oubliées mais solidaires (Caucasiens, Macédoniens, arabophones…). Làdessus, la persistance d’un puissant courant souterrain de partisans de Fethullah Gülen, résolument opposé au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) et passé maître dans l’art de l’intrigue, constitue un talon d’Achille. Restent les comparses européens qui allument l’intégrisme chez autrui, en particulier avec l’intervention de leur diplomatie et de leurs services secrets, leur fourniture d’armes, leurs médiasmensonges et l’instrumentalisation de certains de leurs propres musulmans. L’illusion de leur propre inaccessibilité risque de ne durer que le temps de l’aller-retour d’un boomerang. Il en serait de même d’Israël aujourd’hui accablé par le Hamas, dont elle avait attentivement protégé la genèse à Gaza (afin de le dresser contre la laïque OLP) et qui se trouve aujourd’hui piégé. Certaines autres de ses créatures, tel l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), autoproclamé califat sous l’ambitieux nom d’« État islamique », pourraient aussi lui coûter très cher. Enfin les États-Unis, pompiers pyromanes et machiavéliques joueurs d’échecs, sont probablement ceux qui risquent le moins à ce jeu de dupes. Ils disposent de pions de tous les côtés, par exemple en Irak où ils jouent dans les trois camps en présence. En dépit de leurs cris d’orfraie, à chaque coup dur ou prétendu tel, ils semblent garder jusqu’ici le contrôle de la situation, perdant des peccadilles pour ramasser des gemmes. Incertitude Tout cela au cas où les choses se passeraient pour le pire. Or, comme on l’a vu dans le cas du Liban, ou dans le soulèvement en masse des Égyptiens contre les Frères musulmans, et encore dans le coup d’arrêt donné par les Tunisiens aux mêmes, le pire n’est jamais certain. Ce qui n’empêche pas les intrigues de se poursuivre en coulisse. Mais tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. L’importance croissante des Brics (acronyme du bloc formé par le Brésil, la Russie, la Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud) pourrait demain renforcer, avec une tout autre ampleur, les contre-feux qui existent déjà. Israël, en dépit de ses connexions internationales, ne dispose ni de l’assise démographique ni de la profon- IL EST DIFFICILE DE DÉTERMINER SI CE SONT LES INTÉRÊTS DE TEL-AVIV OU CEUX DE WASHINGTON QUI PRÉVALENT. Septembre 2014 afrique asie 33 Projets et souhaits : délires et réalités n 1982 était publiée la traduction d’un article rédigé par Oded Ynon, haut fonctionnaire des Affaires étrangères d’Israël, intitulé « Stratégie pour Israël dans les années 80 ». Il proposait de défaire tous les États arabes existants et de réorganiser l’ensemble de la région en petites entités fragiles, plus malléables et incapables d’affronter les Israéliens. « Briser le territoire de l’Égypte en régions géographiquement distinctes est l’objectif politique d’Israël » p. 20. « Si l’Égypte tombe, des pays tels que la Libye ou le Soudan, ou même des États bien plus éloignés, ne pourront durer dans leur forme présente et accompagneront la chute et la désintégration de l’Égypte » p. 21. « La désintégration totale du Liban en cinq provinces doit être un précédent pour l’ensemble du monde arabe, y compris l’Égypte la Syrie, l’Irak et la péninsule arabique… La désintégration de la Syrie, et plus tard de l’Irak, en zones ethniques ou religieuses homogènes comme le Liban, est le premier objectif à long terme d’Israël sur le front oriental » p. 22. Ce projet d’un Irak partagé en trois et d’une Syrie en cinq devait se mouler sur celui du Liban divisé de 1982. Or, depuis, celui-ci s’est reconstitué. Pourtant, les fractures qui déchirent actuellement l’Irak et la Syrie semblent accréditer la pertinence de ce texte. Il faut rappeler que bien avant lui d’autres sionistes avaient monté de tels plans, dont Ben Gourion dans une lettre de 1954 à Sharett sur le Liban. Actuellement ce projet se développe sur le terrain et tente de surmonter les obstacles qui l’entravent. Avec plus d’ampleur que le projet israélien, les néoconservateurs américains, par la voix de George W. Bush, ont proposé eux aussi un redécoupage régional. Mais leur Grand Moyen-Orient déborde largement cette partie du monde. Ils y englobent tous les pays arabes et définissent un ensemble allant de l’Atlantique au Pakistan. C’est dans cette perspective que le lieutenant-colonel Ralph Peters, de l’armée américaine, a publié dans le Armed Forces Journal de juin 2006 la carte (voir p. 31) du Nouveau MoyenOrient souhaité. Étant donné l’ampleur des bouleversements envisagés, il faudrait plusieurs dizaines d’années de troubles pour y parvenir. Sans garantie de succès. Mais dans ce cas, comme dans celui d’Israël, il s’agit pour les États-Unis de fractionner des États qui pourraient devenir coriaces et menacer leur hégémonie vacillante. Dans la foulée de cette déstabilisation générale s’engouffrent, derrière les grands carnassiers, des charognards en quête de dépouilles à saisir. Les néoOttomans désireux de reconstituer un empire défunt depuis près d’un siècle activent de tous leurs moyens l’effondrement des États en place. Ils se préparent déjà à effacer à leur profit les séquelles du partage colonial de SykesPicot. Le problème est que du point de vue des meneurs de la danse, la Turquie elle-même est appelée à être délestée au moins de son Kurdistan. L’Iran qui n’a, jusqu’ici, pas jeté d’huile sur le feu compte les coups et s’apprête à saisir les lambeaux qui pourraient lui tomber sous les pattes. Les zones chiites du golfe ou d’Irak, une extension méditerranéenne au Liban et en Syrie et un éventuel arrangement avec les cousins kurdes pourraient amorcer pour Téhéran le retour à un empire néo-achéménide. Mais, là aussi, le projet américain envisage de les réduire ce pays. Aussi, même si un affrontement entre Turcs et Persans autour des restes ne soit pas à exclure, à terme, ces deux pays seront confrontés aux options israélo-américaines. E D. R. deur territoriale à la mesure de ses ambitions. À l’instar des Croisés et avec moins d’appuis qu’eux en Occident, il reste sous la menace d’un nouveau Saladin capable de fédérer contre lui la masse des principautés éparses, dont l’hypothétique Kurdistan. Les États-Unis pour leur part, éloignés du théâtre, sont susceptibles à un moment crucial d’être détournés par des intérêts plus pressants chez eux ou à l’autre bout du monde. En conséquence ils pourraient abandonner le contrôle de la situation. Aussi, la configuration éclatée de la région, Premier projet de partage de l’Empire ottoman entre le Britannique Mark Sykes et le Français Georges Picot. Des négociations ultérieures et la résistance d’Atatürk (qui conservera le sud et l’est anatoliens au bloc turc) conduisirent aux frontières actuelles. même si elle advenait à un moment, n’empêcherait pas le pendule de revenir avec plus de force encore. Orpheline de l’Empire ottoman, dernière grande puissance à la représenter, la région pourrait alors retrouver son rôle parmi les grands, ainsi qu’il en fut avec Byzance, les Arabes (Omeyyades ou Abbassides) et les empires du Levant. Aujourd’hui, la pesanteur des conditions objectives et l’opposition farouche des victimes potentielles vont certainement donner aux événements des cours inattendus et décevoir ses planificateurs. Demain sera un autre jour. Septembre 2014 afrique asie