Proche-Orient - Afrique Asie

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Proche-Orient - Afrique Asie
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Événement
Le « chaos créateur » c’est ça !
Géopolitique L’irrédentisme des Kurdes de Syrie et d’Irak, ajouté au rejet de la frontière séparant ces deux pays par les djihadistes de l’« État islamique », balaie les tracés nés des accords
Sykes-Picot. Que se profile-t-il derrière ces contestations ?
D. R.
Le Proche-Orient en miettes
Unité de marines patrouillant dans les environs de Falluja, en 2004, après y avoir écrasé dans le sang la résistance nationale irakienne.
À dr., carte du futur Grand Moyen-Orient tel que projeté par le néoconservateur lieutenant-colonel Peters de l’armée américaine.
Par Habib Tawa
e 22 juillet 2006, alors que le
Liban ployait, sans plier, sous
les bombardements israéliens, la
secrétaire d’État américaine Condoleeza Rice déclarait, cynique : « Ce
que nous voyons ici est dans un sens
la croissance – les douleurs de l’enfantement – d’un “Nouveau MoyenOrient”, et tout ce que nous [les États-
L
Unis] faisons, c’est de nous assurer de
pousser en avant pour ne pas revenir
à l’ancien. » Elle ajoutait « C’est dur.
Nous allons traverser une période très
violente. » Le 22 août de la même
année, Mark LeVine, universitaire
néoconservateur américain, détaillait
doctement pour Asia Times le plan
d’un prétendu « chaos constructeur »
(The new creative destruction) censé
DÉSINFORMATION ET PROPAGANDE DÉFORMENT LES FAITS
ET OMETTENT D’ÉVOQUER DES CRIMES SAUVAGES.
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remodeler cette partie du monde, et
même au-delà, pour le mieux !
Subversion organisée
autant que la fracturation de plus en
plus accentuée de l’Irak, déchiré par
ses trois communautés majeures
(chiites, sunnites et kurdes) et broyant
ses autres minorités (chrétiens, Turkmènes, yézidis, Shabaks…), sont accablants. Le résultat des pénibles efforts
de rétablissement de l’ordre et de
l’unité en Syrie et au Yémen, face aux
extrémismes et aux sectarismes actifs,
reste imprévisible. Tout cela, alors que
bout la colère jusqu’ici réprimée des
chiites du Bahreïn et des provinces
pétrolières de l’Est saoudien et que le
diabolisent les uns, magnifient les
autres et omettent d’évoquer les crimes
sauvages qui pourraient choquer les
opinions publiques à l’Ouest.
À l’heure présente, il serait présomptueux de parier sur la réussite ou
l’échec de ces actions concertées. Les
reculs relatifs de la déstabilisation,
constatés au Liban, en Égypte, en
Tunisie, sont à mettre en balance avec
d’autres évolutions moins rassurantes.
L’éclatement incontrôlé de la Libye,
écartelée entre cités, tribus et takfiris,
pouvoir jordanien surfe avec difficulté
sur les tensions séparant laïcs et islamistes, Palestiniens et hommes des tribus. Cependant que la Palestine occupée affronte avec courage et
détermination de nouvelles heures tragiques. Quant au Soudan, partagé en
deux États en 2011, il n’a pas fini de
se déchirer, au nord comme au sud.
Au fil de tous ces événements, des
millions de réfugiés, essentiellement
syriens et irakiens, mais aussi soudanais, palestiniens, libyens ou yémé- D. R.
Huit ans plus tard, les propos des
responsables sont plus mesurés et le
Liban n’a pas éclaté comme souhaité.
Il a même repris une certaine vigueur,
en dépit des tensions qui continuent de
le traverser, alimentées en permanence
par ceux qui n’ont pas abandonné
leurs desseins. En revanche, le tableau
désolant offert par la région a de quoi
préoccuper. Plusieurs États, désormais
lents. À coups de milliards de dollars,
des flux incessants d’armes et des
masses de mercenaires, venus de tous
pays et maquillés en militants islamistes, se déversent. Les financiers de
cette subversion, avec le soutien actif
de la Turquie et l’appui à peine discret
des États-Unis, de l’Europe occidentale, d’Israël et de la Jordanie, coordonnent ces mises à mort. Parallèlement, dans les médias occidentaux et
dans certains organes arabes, une désinformation massive et une propagande virulente déforment les faits,
en lambeaux, sont déchirés par des
conflits sanglants, d’autres subissent
de fortes tensions, menacés de conflits
armés, et seuls quelques-uns survivent
sur les braises de contestations contenues par la force, mais particulièrement explosives. Certes, de lancinants
problèmes motivaient indéniablement
ces crises à leur début. Ces mécontentements ont été suivis d’actions de
déstabilisation coordonnées, débordant
les contestations légitimes. En déversant d’abondantes subventions financières sur les éléments les plus rétrogrades et les plus destructeurs de la
société, l’Arabie Saoudite et le Qatar
ont donné vie à des organisations salafistes jusqu’alors embryonnaires et
armées des groupes de djihadistes vio-
LES MILLIARDS DE DOLLARS QATARIS ET SAOUDIENS FINANCENT
LES ÉLÉMENTS LES PLUS RÉTROGRADES ET LES PLUS DESTRUCTEURS.
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Événement
Le « chaos créateur » c’est ça !
nites, errent à l’intérieur de leur pays
ou créent involontairement des problèmes chez leurs voisins. En dépit de
la noirceur de ce tableau, il ne représente que les aspects les plus médiatisés d’un inquiétant collapsus. Bref, le
Proche-Orient est à feu et à sang.
Déstabilisation réfléchie
Dans cette perspective, on se doit de
constater que les propos de Condoleeza Rice s’accordent avec les multiples écrits, déclarations et prises de
position de responsables américains et
israéliens, mais aussi avec ceux de
leurs correspondants turcs, saoudiens,
qataris et européens. Dans les faits,
l’accession au pouvoir de George W.
Bush, en 2001, a mis en œuvre au
grand jour le projet pour un nouveau
siècle américain (Project for a New
American Century, ou PNAC)
concocté par les néoconservateurs dès
1997. Dans ce milieu, aux sympathies
largement pro-sionistes, il est difficile
de déterminer si ce sont les intérêts de
Tel-Aviv ou ceux de Washington qui
prévalent. Quoi qu’il en soit, cette
dyarchie dispose d’alliés qui débordent largement les frontières américaines. Dès lors, derrière la vague de
désordres qui émergent ici et là – soutenus par des préparatifs, des encouragements et au besoin des interventions
directes des États-Unis – s’affirme la
volonté de redessiner la carte géographique et humaine du Proche-Orient,
et probablement au-delà.
Or, pour faire de nouveaux pays, il
faut d’abord défaire ceux qui existent.
C’est-à-dire briser les frontières établies entre les États héritiers de l’Empire ottoman et dessinées lors du partage franco-britannique dit de
Sykes-Picot. Parallèlement, doivent
être dressées, au sein de ces mêmes
États, des barrières de malentendus et
de préjugés pour séparer les hommes
et des zones de regroupement différenciées pour baliser les divisions souhaitées. Ce double mouvement de déconstruction exige la rupture des liens
tissés, le plus souvent depuis des centaines, si ce n’est des milliers d’années. De tels déchirements naissent
dans la violence, la ruine et le sang. Ils
se déroulent sous nos yeux.
La phase actuelle de décomposition
rassemble plusieurs forces réunies par
leur volonté de remodeler l’ordre présent (voir l’encadré Projets et souhaits : délires et réalités) et donc de
détruire les sociétés en place. Mais à
terme, les ambitions qui les animent
sont incompatibles entre elles, car
leurs objectifs se contredisent. Certains de ces acteurs deviendront les
victimes de la machine infernale qu’ils
auront contribué à mettre en branle.
Quelques exemples l’illustrent.
Apprentis sorciers
Aux premiers rangs de ces apprentis
sorciers, deux États arabes se proclamant wahhabites : l’Arabie Saoudite et
le Qatar. Leur fortune bâtie essentiellement sur les hydrocarbures représente une fragilité intrinsèque. S’y
ajoute pour l’Arabie la disparité de ses
communautés, que seules rassemblent
la force de l’épée et l’argent, et pour le
Qatar la volatilité d’un émirat mirage
créé par Londres. L’une et l’autre ne
tiennent qu’en s’accrochant à l’alliance américaine comme la corde au
pendu. Car ce n’est pas parce qu’ils
auront bien servi qu’ils ne seront pas
jetés comme des citrons après avoir
été bien pressés. On pourrait en dire
presque autant du pouvoir jordanien.
Cette même ambivalence de la politique israélo-américaine pourrait aussi
bien se retourner demain contre la
Turquie. Elle est aujourd’hui la principale base arrière des courants les plus
destructeurs qui s’attaquent à la Syrie
et l’Irak, aussi bien qu’à l’Égypte et la
Libye. Mais son double jeu avec le
Kurdistan irakien pourrait demain se
retourner contre les néo-Ottomans. À
peine Ankara aurait-elle achevé de briser ses voisins, en y soutenant les
forces centrifuges, qu’elle risquerait
de perdre le contrôle de ses propres
Kurdes, prêts à se détacher d’elle.
Cela alors que d’autres fragilités
minent l’État turc : au sein des turcophones, les violences contenues entre
religieux et laïcs, sunnites et alévis,
intégristes et confréries soufies, ajoutées à l’éventuel réveil de minorités
oubliées mais solidaires (Caucasiens,
Macédoniens, arabophones…). Làdessus, la persistance d’un puissant
courant souterrain de partisans de
Fethullah Gülen, résolument opposé
au pouvoir du Parti de la justice et du
développement (AKP) et passé maître
dans l’art de l’intrigue, constitue un
talon d’Achille.
Restent les comparses européens qui
allument l’intégrisme chez autrui, en
particulier avec l’intervention de leur
diplomatie et de leurs services secrets,
leur fourniture d’armes, leurs médiasmensonges et l’instrumentalisation de
certains de leurs propres musulmans.
L’illusion de leur propre inaccessibilité risque de ne durer que le temps de
l’aller-retour d’un boomerang. Il en
serait de même d’Israël aujourd’hui
accablé par le Hamas, dont elle avait
attentivement protégé la genèse à
Gaza (afin de le dresser contre la
laïque OLP) et qui se trouve aujourd’hui piégé. Certaines autres de ses
créatures, tel l’État islamique en Irak
et au Levant (EIIL), autoproclamé
califat sous l’ambitieux nom d’« État
islamique », pourraient aussi lui coûter
très cher. Enfin les États-Unis, pompiers pyromanes et machiavéliques
joueurs d’échecs, sont probablement
ceux qui risquent le moins à ce jeu de
dupes. Ils disposent de pions de tous
les côtés, par exemple en Irak où ils
jouent dans les trois camps en présence. En dépit de leurs cris d’orfraie,
à chaque coup dur ou prétendu tel, ils
semblent garder jusqu’ici le contrôle
de la situation, perdant des peccadilles
pour ramasser des gemmes.
Incertitude
Tout cela au cas où les choses se
passeraient pour le pire. Or, comme on
l’a vu dans le cas du Liban, ou dans le
soulèvement en masse des Égyptiens
contre les Frères musulmans, et encore
dans le coup d’arrêt donné par les
Tunisiens aux mêmes, le pire n’est
jamais certain. Ce qui n’empêche pas
les intrigues de se poursuivre en coulisse. Mais tant qu’il y a de la vie, il y
a de l’espoir. L’importance croissante
des Brics (acronyme du bloc formé
par le Brésil, la Russie, la Chine,
l’Inde et l’Afrique du Sud) pourrait
demain renforcer, avec une tout autre
ampleur, les contre-feux qui existent
déjà.
Israël, en dépit de ses connexions
internationales, ne dispose ni de l’assise démographique ni de la profon-
IL EST DIFFICILE DE DÉTERMINER SI CE SONT LES INTÉRÊTS
DE TEL-AVIV OU CEUX DE WASHINGTON QUI PRÉVALENT.
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Projets et souhaits : délires et réalités
n 1982 était publiée la traduction d’un article rédigé par Oded Ynon,
haut fonctionnaire des Affaires étrangères d’Israël, intitulé « Stratégie
pour Israël dans les années 80 ». Il proposait de défaire tous les États
arabes existants et de réorganiser l’ensemble de la région en petites entités
fragiles, plus malléables et incapables d’affronter les Israéliens. « Briser le
territoire de l’Égypte en régions géographiquement distinctes est l’objectif
politique d’Israël » p. 20. « Si l’Égypte tombe, des pays tels que la Libye ou
le Soudan, ou même des États bien plus éloignés, ne pourront durer dans
leur forme présente et accompagneront la chute et la désintégration de
l’Égypte » p. 21. « La désintégration totale du Liban en cinq provinces doit
être un précédent pour l’ensemble du monde arabe, y compris l’Égypte la
Syrie, l’Irak et la péninsule arabique… La désintégration de la Syrie, et plus tard de l’Irak, en
zones ethniques ou religieuses homogènes comme
le Liban, est le premier objectif à long terme d’Israël sur le front oriental » p. 22.
Ce projet d’un Irak partagé en trois et d’une
Syrie en cinq devait se mouler sur celui du Liban
divisé de 1982. Or, depuis, celui-ci s’est reconstitué. Pourtant, les fractures qui déchirent actuellement l’Irak et la Syrie semblent accréditer la pertinence de ce texte. Il faut rappeler que bien avant
lui d’autres sionistes avaient monté de tels plans,
dont Ben Gourion dans une lettre de 1954 à Sharett sur le Liban. Actuellement ce projet se développe sur le terrain et tente de surmonter les obstacles qui l’entravent.
Avec plus d’ampleur que le projet israélien, les
néoconservateurs américains, par la voix de
George W. Bush, ont proposé eux aussi un redécoupage régional. Mais leur Grand Moyen-Orient
déborde largement cette partie du monde. Ils y
englobent tous les pays arabes et définissent un
ensemble allant de l’Atlantique au Pakistan. C’est dans cette perspective que
le lieutenant-colonel Ralph Peters, de l’armée américaine, a publié dans le
Armed Forces Journal de juin 2006 la carte (voir p. 31) du Nouveau MoyenOrient souhaité. Étant donné l’ampleur des bouleversements envisagés, il
faudrait plusieurs dizaines d’années de troubles pour y parvenir. Sans garantie de succès. Mais dans ce cas, comme dans celui d’Israël, il s’agit pour les
États-Unis de fractionner des États qui pourraient devenir coriaces et menacer leur hégémonie vacillante.
Dans la foulée de cette déstabilisation générale s’engouffrent, derrière les
grands carnassiers, des charognards en quête de dépouilles à saisir. Les néoOttomans désireux de reconstituer un empire défunt depuis près d’un siècle
activent de tous leurs moyens l’effondrement des États en place. Ils se préparent déjà à effacer à leur profit les séquelles du partage colonial de SykesPicot. Le problème est que du point de vue des meneurs de la danse, la Turquie elle-même est appelée à être délestée au moins de son Kurdistan. L’Iran
qui n’a, jusqu’ici, pas jeté d’huile sur le feu compte les coups et s’apprête à
saisir les lambeaux qui pourraient lui tomber sous les pattes. Les zones
chiites du golfe ou d’Irak, une extension méditerranéenne au Liban et en
Syrie et un éventuel arrangement avec les cousins kurdes pourraient amorcer
pour Téhéran le retour à un empire néo-achéménide. Mais, là aussi, le projet
américain envisage de les réduire ce pays. Aussi, même si un affrontement
entre Turcs et Persans autour des restes ne soit pas à exclure, à terme, ces
deux pays seront confrontés aux options israélo-américaines. E
D. R.
deur territoriale à la mesure de ses
ambitions. À l’instar des Croisés et
avec moins d’appuis qu’eux en Occident, il reste sous la menace d’un nouveau Saladin capable de fédérer contre
lui la masse des principautés éparses,
dont l’hypothétique Kurdistan. Les
États-Unis pour leur part, éloignés du
théâtre, sont susceptibles à un moment
crucial d’être détournés par des intérêts plus pressants chez eux ou à
l’autre bout du monde. En conséquence ils pourraient abandonner le
contrôle de la situation. Aussi, la
configuration éclatée de la région,
Premier projet de partage de l’Empire
ottoman entre le Britannique
Mark Sykes et le Français Georges Picot.
Des négociations ultérieures
et la résistance d’Atatürk
(qui conservera le sud et l’est anatoliens
au bloc turc) conduisirent
aux frontières actuelles.
même si elle advenait à un moment,
n’empêcherait pas le pendule de revenir avec plus de force encore. Orpheline de l’Empire ottoman, dernière
grande puissance à la représenter, la
région pourrait alors retrouver son rôle
parmi les grands, ainsi qu’il en fut
avec Byzance, les Arabes (Omeyyades
ou Abbassides) et les empires du
Levant. Aujourd’hui, la pesanteur des
conditions objectives et l’opposition
farouche des victimes potentielles
vont certainement donner aux événements des cours inattendus et décevoir
ses planificateurs. Demain sera un
autre jour. Septembre 2014 afrique asie