Amadeus de Peter Shaffer transposée à l`écran par
Transcription
Amadeus de Peter Shaffer transposée à l`écran par
Bérénice LUNA MA1-Cinéma 10 janvier 2007 L’ADAPTATION CINÉMATOGRAPHIQUE DE L’ŒUVRE THÉÂTRALE Amadeus de Peter Shaffer, Transposée à l’écran par Milos Forman Cours de Mr.Helbo La pièce de théâtre Amadeus de Peter Shaffer, à l’origine du film de Milos Forman, prenait pour thème une rumeur qui courait dans les années 1820. Antonio Salieri, musicien et compositeur de la cour de Vienne à la fin du 18e siècle, oublié et réfugié vers la fin de sa vie dans une sorte d’asile de fous, aurait dans ses « délires » en 1823 prétendu avoir tué Mozart (qui était mort en 1791). Cette rumeur avait dès 1826 inspiré à Pouchkine une petite pièce en un acte intitulée Mozart et Salieri. Peter Shaffer a toujours précisé que sa pièce n’avait aucune ambition biographique et n’était qu’une « invention » obéissant aux seules règles de la dramaturgie. Même avant son adaptation au cinéma en collaboration avec Milos Forman, la pièce avait connu déjà quelques remaniements apportés par son auteur. En tout, cinq versions auront vu le jour de 1979 jusqu’à 1998 (l’écriture du film se situant au troisième rang). Cinq versions, pour seulement quelques scènes remaniées : mais ces scènes sont d’une grande importance, car elles contiennent l’ultime confrontation entre Mozart et Salieri, où tous les non-dits et les mystères seront enfin éclairés. Il n’est pas étonnant que Milos Forman se soit autant intéressé au « cas Mozart ». Enfant, il fréquentait le théâtre et a donc été sensible au spectacle vivant, plus tard il monta même une pièce : L’Aide Mémoire (1968) de Jean-Claude Carrière au début des années 701. C’est cependant le cinéma qui prit le dessus sans pour autant effacer entièrement son goût du théâtre. Une similitude intéressante avec la pièce de Peter Shaffer peut être aussi remarquée dans l’histoire de Milos Forman : il fut émigré en Amérique, comme Mozart à Vienne. Nous verrons comment, tout au long de son œuvre, Milos Forman privilégie des types de personnages singuliers… Cette adaptation n’est donc pas un hasard et a porté un projet bien précis, au-delà des références biographiques : il s’agit d’un mariage entre le théâtre, ses codes, ses genres et de purs moyens cinématographiques. Afin de mieux comprendre les démarches riches et complexes de M. Forman et de P. Shaffer, nous essaierons tout d’abord de présenter brièvement le travail fait par Peter Shaffer sur ses différentes versions d’Amadeus. Nous avons aussi trouvé utile de resituer un peu ce film dans l’œuvre de Milos Forman afin de mieux comprendre la logique de cette traduction intersémiotique de la pièce de Peter Shaffer. Puis, plus spécifiquement, nous étudierons les signes ou codes théâtraux conservés ou présents dans le film, ses aspects proprement cinématographiques, et les modifications apportées aux personnages. Nous travaillerons sur la version théâtrale qui a précédé le film, celle de 1981, et la version du Director’s Cut du film (l’autre version ayant été largement coupée, est plus éloignée de la pièce). Peter Shaffer ne fut pas tout de suite homme de théâtre. Né à Liverpool en 1962, il travailla comme comptable dans les mines avant d’entrer à l’université de Cambridge puis de New York. Après plusieurs tentatives ratées de petits jobs, il retourna à Londres et y écrivit sa première pièce : The Salt Land, retransmise à la BBC en 1 Extrait d’une interview réalisée par D.Brodoff à Los Angeles, en 1997, lors du festival « Théâtre au Cinéma ». 1954 et qui remporta un franc succès. Encouragé par cet événement, Shaffer pensa pouvoir vivre grâce à cette activité, convaincu qu’il n’était bon à rien d’autre ! Sa réputation fut faite lors de la production de sa pièce Five Fingers Exercice (1958) qui gagna le Drama Critics Circle Award et fut également représentée à New York l’année suivante, où il reçut cette fois le Drama Critic Award. La particularité de P. Shaffer est que son œuvre mêle sujets philosophiques et comédies satiriques, comme le montrent les pièces The Royal Hunt of the Sun et Black Comedy. Cette dernière nous intéresse tout particulièrement pour sa mise en scène d’une grande précision, qui si elle n’était pas respectée, ferait perdre tout le sens de la pièce. Le jeu des lumières y est, en effet, d’une importance capitale, nous le verrons aussi pour Amadeus (la pièce). Comme l’indique son titre éponyme, Black Comedy se passe « dans le noir ». Elle commence dans une totale obscurité, après une panne d’électricité durant un dîner : les véritables lumières se rallumeront enfin, mais les personnages continueront à jouer comme s’ils étaient toujours dans le noir et qu’ils ne pouvaient pas se voir. Shaffer poursuivra sa renommée avec Equus en 1973 qui reçut en 1978 le Tony Award (Antoinette Perry Award for Excellence in Theatre) et le New York Drama Critics Circle Award. Cette pièce fut représentée environ mille fois à Broadway. Un autre succès suivit : Amadeus en 1979 qui remporta cette fois l’Evening Standard Drama Award et The Theatre Critic pour sa mise en scène à Londres. On lui attribua aussi le Tony Award à Broadway pour le titre de meilleure pièce et elle se joua également plus de mille fois. Très peu convaincu par les capacités du cinéma à transposer une pièce de théâtre à l’écran, P. Shaffer n’était pas du tout emballé par l’idée que quelqu’un veuille adapter une de ses pièces. Il l’explique en particulier en invoquant la différence du langage verbal au cinéma et du langage propre au théâtre. Pour lui, le succès des films américains contemporains a dénaturé le langage parlé au point de le réduire à deux seules émotions chez le spectateur : pleurer et soupirer, qui répondent à une logique commerciale industrielle et à une demande de consommation alignée sur des clichés bien définis. Alors, dit-il, que l’essence même du théâtre est l’expression orale dans toute son excellence. Pourtant, la persévérance et les efforts de persuasion de Milos Forman eurent raison des idées préconçues de Peter Shaffer, qui accepta finalement d’envisager ce projet. M. Forman était allé trouver P. Shaffer après la toute première représentation d’Amadeus au National Theatre en 1979, en déclarant que Shaffer avait écrit là un film, et que s’il obtenait son autorisation, il s’engageait à en faire la réalisation. P. Shaffer fut rassuré lorsqu’il demanda à M. Forman ce qu’il comptait faire de sa pièce, et que Forman répondit simplement en énumérant tout ce qu’il ne ferait pas. Il ne souhaitait pas en faire une œuvre « hybride » qui ne soit ni du théâtre ni du cinéma. Pour lui, le travail de l’adaptateur devait donner une toute nouvelle œuvre : une sorte d’achèvement issu de la même impulsion qui avait créé la version originale. Le rôle du cinéaste serait alors d’explorer toutes les voies possibles afin de rendre les mêmes impressions et les mêmes émotions qu’inspirait la pièce. Enfin, ce qui persuada complètement P. Shaffer fut tout simplement M. Forman lui-même et ses spécificités cinématographiques, le réalisme et l’humour ambiant qui animent son oeuvre. La passion que M. Forman portait à ce projet finit par tenter P. Shaffer fortement2. Notons aussi que la version du film Amadeus prend la suite d’une précédente version retravaillée par Peter Shaffer lui-même, ce qui expliquerait logiquement qu’il ait eu envie de poursuivre l’aventure. Nous reviendrons de façon plus précise sur les versions qui suivirent celle du film. Rappelons très brièvement l’évolution de cette pièce. La toute première version datait alors de 1979, les modifications apportées peu après à la pièce concernaient essentiellement son dénouement : il fallait absolument, selon les règles de la dramaturgie, mettre en scène une confrontation physique entre Mozart et Salieri. Selon P. Shaffer3, le personnage de Salieri dans la première version n’était pas suffisamment impliqué et déléguait de façon trop improbable à son valet (fanatique religieux) la tâche de se déguiser pour aller terroriser Mozart. La fin était trop confuse : Mozart était saoul, apoplectique et ne s’exprimait qu’en non-sens. Pris au dépourvu, Salieri acceptait d’être qualifié de « meurtrier » par son rival en plein délire. Cette rencontre finale ressemblait trop à un accident : Salieri faisait tomber Mozart maladroitement et ce dernier en mourait. Enfin, en s’accusant du meurtre de Mozart, il alimentait toutes sortes de rumeurs qui coururent jusqu’à la fin de ses jours. Pourquoi cette tâche de réécriture ? Tout simplement parce que l’auteur désirait revenir sur certaines « erreurs ». Le travail d’un créateur peut-il être jamais achevé ? On pense notamment aux œuvres de Pablo Picasso dont le documentaire de Clouzot révèle d’autres tableaux sous les tableaux. Pour Peter Shaffer, ces erreurs étaient les suivantes. Si Salieri avait envoyé son valet, il n’aurait pu savoir que le Requiem avait été commandé par le Count Walsegg qui désirait s’approprier ensuite le travail. Il aurait d’autre part fait une faute grave en envoyant son valet : les risques que cette affaire soit rendue publique étaient trop grands. Enfin, Salieri n’avait aucun moyen de savoir à l’avance que Mozart réagirait de manière aussi superstitieuse devant le serviteur masqué ; cet événement, véridique sur le plan historique, se trouvait dans l’intrigue indûment extrapolé rétroactivement. Il fallait prendre davantage en compte Salieri dans l’intrigue jusqu’à en faire le centre. P. Shaffer introduit donc un rêve obsédant dans lequel Mozart voyait déjà ce mystérieux et terrifiant messager de l’au-delà à la fois paternel et lié à la mort de son père. Salieri pourrait ainsi faire figure de loyal confident jusqu’à devenir lui aussi une figure paternelle et aurait alors l’inspiration suffisante pour planifier son « meurtre ». La fin de cette deuxième version peut paraître trop stylisée et trop dramatique : Mozart rampe à terre vers la figure masquée en l’appelant « papa ». C’est là que Milos Forman fit sa proposition et qu’une troisième version, sous forme de scénario cinématographique, cette fois, commença à naître. 2 3 Propos de Peter Shaffer extraits de l’épilogue d’Amadeus, Penguin Books, 1981 Propos de l’auteur recueillis dans la préface d’Amadeus, Perennial Edition, 2001 L’œuvre de Milos Forman est riche et pleine de ressources. Beaucoup de sujets et de genres divers de films sont passés devant sa caméra. Dans le cas qui nous intéresse, nous tenterons de résumer ses liens avec le théâtre et les spécificités de son œuvre en rapport bien sûr avec Amadeus. Milos Forman naquit en 1932 en Tchécoslovaquie et devint vite orphelin après que ses parents aient été embarqués pour Auschwitz. Après la guerre il entra au collège puis étudia l’écriture de scénario à Prague à l’Academy of Performing Arts où il fit ses premiers pas en dirigeant quelques comédies. Après que les studios pour lesquels il travaillait l’accusèrent d’être parti à Paris sans leur consentement, il s’expatria à New York où il devint professeur à l’Université de Columbia. M. Forman avait déjà dirigé l’adaptation en 1975 de One flew over the Cuckoo’s Nest (roman de Ken Kesey, transposé au théâtre par Dale Wasserman) pour lequel il avait gagné cinq oscars, avant de réaliser en 1984 Amadeus, qui remporta huit oscars. Qu’avait donc trouvé Forman de si captivant dans la pièce de Shaffer pour qu’il coure le voir après la première représentation ? Comme il le raconte lui-même, ce fut un enthousiasme immédiat, comme pour Hair (réalisé en 1979) : il proposa son projet sans attendre. M. Forman s’intéresse particulièrement à « l’ambiguïté » qui existe chez les êtres humains. Mozart en est sans doute la représentation par excellence, comme l’avait révélé la publication de ses lettres : « C’était un vrai gamin. Il adorait les conversations scatologiques, c’est un jeune homme vicieux. Mais regardez sa divine musique ! Nous l’avons mis sur un piédestal comme un petit ange de marbre blanc, maintenant vous le redescendez à votre niveau, humain. Eh bien pour moi c’est ça qui l’humanise et c’est ça qui rend sa musique encore plus belle. »4. M. Forman aimait lui aussi « la grosse farce, (ses) premiers héros étaient Chaplin et Buster Keaton. » On remarque d’autre part que dans la majorité de ses films, les héros de M. Forman sont étouffés par des institutions qui tentent de contrôler leurs valeurs. Il s’agit bien souvent d’une forte personnalité qui s’oppose au milieu dans lequel elle a pénétré. Dans Amadeus, Mozart a effectivement beaucoup de mal à faire passer ses libretti, car ils parlent d’amour sous une forme et avec une musique trop en avance sur son temps : la plupart des Italiens de la Cour ont tenté de lui barrer la route. Toujours intéressé par la jeunesse d’une époque (Concours, L’As de Pique, Les Amours d’une Blonde, Hair), on comprend pourquoi le jeune Mozart l’a attiré. Mais sur un plan plus cinématographique, on remarque dans les œuvres de M. Forman son goût pour le réalisme. Dès ses premiers films, apparaît une certaine exigence de véracité, qui lui fait choisir des acteurs non professionnels pour capter leur vulnérabilité, l’hésitation et la spontanéité d’une première confrontation avec une situation dramatique5. Ainsi, le choix de Tom Hulce pour interpréter Mozart permet de voir Mozart, et non pas une vedette de cinéma, renforçant la crédibilité du personnage. Nombreux sont les films de M. Forman qui usent du flash-back et de structures hachées (Ragtime), ce que la pièce de P. Shaffer induisait 4 5 Extrait d’une interview réalisée par D.Brodoff à Los Angeles, en 1997, lors du festival « Théâtre au Cinéma ». Extrait de l’article Petit bagage pour Milos Forman par C.Anger,1997. inévitablement avec un récit mené par Salieri. Les fêtes sont également omniprésentes dans l’œuvre de Forman et participent à la structure épisodique des histoires. Les lieux clos sont aussi un espace récurrent dans ses films : casernes, prisons, hôpitaux, foyers, salle de fête ou de spectacles…, ce dont Amadeus regorge : il ne contient que très peu de plans extérieurs, en plans fixes la plupart du temps. La dramaturgie des films de M. Forman s’organise souvent autour d’une confrontation ou d’une rivalité : Mozart et Salieri en sont un parfait exemple, bien que ce combat se situe principalement dans l’esprit de Salieri. C’est pourquoi l’utilisation récurrente du champ/contre-champ trouve sa pleine justification, car il sert à la perfection l’affrontement entre deux personnes. Le spectateur a lui aussi tout le loisir de découvrir plus intimement le caractère de chaque personnage. Ce n’est donc pas un hasard si une majorité des films de Forman porte le nom ou le surnom de leur personnage principal : L’As de pique, Les Amours d’une Blonde, Amadeus, Valmont, Larry Flint… Enfin, pour terminer cette analyse succincte, la musique est elle aussi un personnage à part entière dans les films de M. Forman. Elle intervient sur l’action et la mise en scène, dirigeant la caméra et les nécessités dramaturgiques. Afin de faire interagir la musique et l’image, la musique d’Amadeus fut jouée sur le plateau de tournage. Les personnages et la caméra pouvaient donc se mouvoir selon la même cadence, épouser les mêmes mouvements et se confondre dans une unique mise en scène, soumise à l’impulsion de la musique. Si nous avons préféré présenter les deux auteurs avant l’analyse à proprement parler de l’adaptation, c’est parce que ce projet nous paraît hors du commun par sa genèse et par le processus dans lequel elle s’inscrit. Parfois des écrivains participent ou se trouvent sur les plateaux de tournage pour voir comment un réalisateur se débrouille avec son œuvre. Mais ici, il s’agit d’une véritable collaboration qui prenait la suite logique du travail de Peter Shaffer (et qui se poursuivit d’ailleurs sur encore deux autres versions). Les deux hommes s’enfermèrent dans le ranch de Forman au Connecticut en travaillant cinq jours par semaine pendant quatre mois (de février à mai 1982), douze heures par jour, réécrivant sans cesse chaque scène (M. Forman et P. Shaffer ne manqueront pas, plus tard, de signaler avec humour qu’ils eurent toutefois un grand désaccord : aucun n’appréciait la cuisine de l’autre !6). Que reste-t-il de la pièce de théâtre et de proprement théâtral dans le film d’Amadeus ? Le premier problème d’une adaptation est qu’elle exige des choix et des suppressions. Comment par exemple condenser un roman-fleuve en deux ou trois heures? Cela est simplement impossible. Certains personnages doivent disparaître, de même que certaines scènes ou certains éléments qui retarderaient l’intrigue et qui dépendent à présent d’une autre esthétique et d’une autre stylistique. Ce que le cinéma apporte, ce sont des images aux frontières infinies qui nous entraînent d’un lieu à un autre de façon bien plus naturelle qu’au théâtre. La forme verbale naturelle au théâtre que P. Shaffer avait peur de voir appauvrie par 6 Extrait d’entretiens avec M.Forman et P.Shaffer sur le DVD Amadeus, édition collector, Warner Bros, 2002. les images, se réduit mais au profit d’une description des situations et du psychisme des personnages passant par une illustration purement visuelle. Comme le note très justement Malgorzata Kurowska dans son mémoire7 (sur la pièce et son adaptation), la fin du premier acte se termine sur un long monologue de Salieri déclarant la guerre à Dieu. Cette scène étant d’une grande importance, il était indispensable de la conserver dans le film. Mais un monologue au cinéma est chose impossible. Ce monologue sera donc extrêmement resséré, mais accompagné d’une image hautement expressive : Salieri décroche le crucifix de sa chambre devant lequel il avait jusque-là tant prié, et le dépose lentement dans le feu. Tout l’effet de reniement est présent dans une seule image provocante et pleine de sens : on ne pourrait mieux illustrer le combat acharné que Salieri va mener contre Dieu au travers de Mozart. Enfin, si l’on continue de suivre M. Kurowska, il faut mentionner ici les contraintes de production liées aux publics. Le cinéma étant devenu une grosse industrie destinée à un public plus large que le théâtre, ses codes se sont repliés pour correspondre aux impératifs d’un spectacle de masse. L’aspect sophistiqué et très stylisé que l’on trouve au théâtre doit donc être extrêmement réduit au cinéma. Les différences entre la pièce et le scénario du film se résument pour commencer à la suppression de personnages devenus inutiles. Les informateurs de Salieri, les Venticelli, n’auraient fait qu’encombrer plutôt que servir la trame narrative. De plus, Salieri étant un homme haut placé et influent, il n’est nullement étonnant qu’il puisse avoir accès lui-même à toutes les informations qu’il désire. On retrouve une petite allusion à ces deux informateurs dans le personnage de Lorl , une soubrette engagée par Salieri vers la fin du film pour espionner l’ultime lieu qui lui reste inaccessible, l’intimité de Mozart et de sa famille dans leur appartement. L’absence de la femme de Salieri qui de toute façon était plus que passive dans la pièce, ne manquera en rien dans l’intrigue du film. Salieri précise juste qu’en bon chrétien, il se préservait des femmes, même de celles, qui comme Catharina Cavalieri, le tentaient beaucoup. La confrérie des francs-maçons disparaît également, car n’est pas indispensable. L’extrait de La Flûte Enchantée dans le film se concentre sur la Reine de la Nuit, la coléreuse mère de Constanze, plutôt que sur une réconciliation métaphorique entre Mozart et son père. Si l’on connaît le livret de cet opéra, on sait qu’à ce moment, La Reine de la Nuit réclame à sa fille le meurtre de Sarastro, le père. Une petite scénette est cependant respectée lors des retrouvailles de Papageno et Papagena, deux créatures mi humaines, mi oiseaux, qui se cherchent depuis toujours. Doit-on y voir la perte fatale d’un amour (Constanze a quitté Mozart) dans le fait qu’à cet instant, à bout de force, Mozart s’écroule ? La tension, l’état de plus en plus critique de Mozart est de cette façon rendu plus dramatique : il ne peut se pardonner d’avoir fait souffrir son père. La figure diabolisée du père avait déjà été reportée sur la statue du Commendatore dans Don Giovanni et (plus frappant encore) sur cet étrange messager vêtu du même costume de carnaval qu’avait un jour porté le 7 http://www.fask.uni-mainz.de/user/makuro/teksty/amadeus/amadeus.html père. C’est donc pour mieux se concentrer sur la trame dramatique du film que P. Shaffer et M. Forman décidèrent de privilégier Salieri, Mozart et les personnages secondaires qui avaient un réel impact sur leur histoire. Le fil narratif en sortait plus vif et l’effet renforcé. Nous avons évoqué l’utilisation dans le film de quelques extraits d’opéra. L’un des plus grands apports ici du cinéma vient de sa capacité à insérer de véritables représentations théâtrales, commentées par Salieri, et qui prennent alors un rôle intra-diégétique. La musique a déjà un rôle bien à elle dans la pièce, qui ne pouvait que s’accroître dans le film. Elle est ce que Salieri désire posséder plus que tout : une musique d’inspiration divine. Les opéras qui racontent eux-mêmes une histoire interviennent au sein de l’intrigue et mettent ainsi en évidence les conflits entre les personnages. Nous avons alors une double mise en scène et une intermédialité entre différents types d’arts du spectacle. Le premier opéra que l’on voit à l’écran est L’enlèvement au Sérail mais son histoire n’a pas, ici, d’importance directe. L’air interprété par la Cavalieri, l’un des plus difficiles du répertoire aujourd’hui, respire la jeunesse, la fougue, la fête, l’énergie et la virtuosité du jeune Wolfgang et de ses débuts flamboyants. Les techniques cinématographiques, revendiquées dès le début du générique (nous y reviendrons) se font alors bien sentir. Grâce à un montage très rythmé qui passe de Mozart à la scène, avec des gros plans sur la Cavalieri, nous vivons nous aussi sur cette cadence très enjouée. La caméra change souvent de place et d’angles de prise vue, adoptant le point de vue de différents personnages : Salieri sur la gauche, l’Empereur juste derrière Mozart au pupitre, l’arrière de la fosse et même les coulisses derrière les danseurs. Ces plans ne durent pas, l’articulation demeure centrée sur Mozart, sa musique et sa réception, un bref instant d’une grande puissance qui n’aurait pu être possible sur une scène de théâtre, petite ou grande. Vient ensuite Le Mariage de Figaro, dont la scène finale illustre le thème du pardon au travers d’une musique céleste. Nous pourrions peut-être y voir une métaphore autour du thème de la jalousie de Salieri et la possibilité, qui lui reste encore, d’abandonner son désir de vengeance. Mais comme on l’a vu plus haut, Don Giovanni et La Flûte Enchantée restent les opéras dont l’influence se fait le plus sentir sur le développement de l’histoire, grâce à un nouveau choix d’extraits de livret. Ils renforceront l’intensité des scènes et les préludes du déclin mozartien. Notons enfin que toutes ces représentations d’opéras, qui peuvent ici être pleinement exploitées, ne sont pas sans rappeler les codes et la stylisation du théâtre, issus tous deux de la même famille et d’une histoire commune. Voyons à présent certains éléments éparpillés dans le film qui, sans conteste, appartiennent au genre théâtral et pourraient témoigner ou relever de l’amour que Forman porte au théâtre depuis toujours. Ces éléments se retrouvent en général, de façon inattendue, parmi des scènes non pas simplement modifiées, mais ajoutées. Analysons pour commencer les scènes qui nous parurent les plus théâtrales. L’allusion de Salieri à son unique péché qui serait la gourmandise, est mise en scène dans le film d’une façon comique et théâtrale : des montagnes de pâtisseries entreposées dans une pièce éloignée du lieu de réception, toutes plus colorées les unes que les autres et couvertes de crème. Cette scène est la première « rencontre » entre Mozart et Salieri. Dans cette petite pièce, Salieri caché derrière une table observe un couple qui se chamaille par terre comme des gamins. Il est extrêmement surpris lorsque, déconcerté, le jeune homme se redresse et s’exclame : « Ma musique… ils ont commencé sans moi ! » Bien que la caméra use déjà de champ/contrechamp et d’un travelling avant sur le visage de Salieri choqué à cette vue, la scène possède des caractéristiques théâtrales par le comique de situation et par la présence d’un troisième observateur : Salieri. La rencontre avec l’Empereur Joseph II, fort semblable à celle de la pièce, pourrait elle aussi tenir sur une scène, du fait de son unité de lieu et de ce que son fonctionnement repose uniquement sur le dialogue. Lorsque Constanze se rend chez Salieri pour tenter « d’acheter » un meilleur emploi pour son mari, nous pourrions dire qu’elle surjoue un peu en se cachant derrière son éventail avec des mimiques de jeune fille coquine. D’autres scènes encore plus portées par la parole nous rappellent incontestablement le langage verbal propre au théâtre. Lorsque Mozart commence à avoir des problèmes d’argent ou se trouve déprimé en voyant que ses opéras doivent être constamment modifiés ou annulés, il se rend en courant chez Salieri. Suivent alors un grand nombre de dialogues « de sourds » très travaillés et développés qu’on ne trouverait pas dans un film quelconque. Les répliques de Salieri sont particulièrement recherchées. En effet, elles doivent éviter de le compromettre (il est responsable de toutes les malchances dont Mozart vient se plaindre) et faire croire qu’il va agir en la faveur de Wolfgang. Mais avant tout, il doit continuer à passer pour un allié et un complice de Mozart. En lui répondant de façon décalée et avec humour, il conserve une place privilégiée dans le cœur de son rival. L’intrigue une fois de plus est nourrie par la parole. On imagine assez bien nos deux auteurs trimant sur cette unique scène, des jours durant : le résultat est plus que convaincant. Les deux scènes ajoutées qui sont les plus marquantes tournent autour d’événements théâtraux. Le bal costumé auquel se rend le couple Mozart avec son père est rempli de références au théâtre et à ses origines. Les costumes et les masques évidemment, très sophistiqués ici, entrent dans la logique de M. Forman et de P. Shaffer. Nous voyons un personnage d’Arlequin qui dirige la fête ainsi que des déguisements plus richement colorés les uns que les autres, représentant pour la plupart des personnages de la Commedia Del Arte (des masques italiens), des créatures féeriques (une fée, une licorne) ou des animaux (un chat, un cygne). Tous ici sont mis en scène et sont en représentation dans un monde rempli de symboles et de figures codées. Le personnage le plus impressionnant est Leopold Mozart qui avec sa grande cape et son masque noir (symbole lui-même du théâtre, visage riant d’un côté, triste de l’autre) contraste avec le reste de la joyeuse assemblée. Le traitement des costumes rappelle lui aussi une mise en scène de théâtre. Bien que cette époque flamboyante à la Cour de Vienne soit naturellement majestueuse, Salieri sera tout au long du film habillé du même costume brun. Mozart au contraire changera à de multiples reprises de perruques, toutes de couleurs différentes, ressemblant presque à une star punk. Cette importance donnée aux vêtements accentue l’opposition des deux antagonistes. Leur personnalité est affichée dans leurs costumes, il est ainsi très aisé pour le spectateur de noter toutes les différences de ce genre. C’est là un procédé de mise en scène propre au théâtre : les spectateurs ne pouvant être proches du visage des comédiens, il est indispensable de pouvoir les repérer de loin grâce à leur apparence extérieure (costumes, maquillages, accessoires et jeux de scène). Pour finir, relevons que Forman salue au passage les origines du théâtre ou des spectacles vivants en insérant des plans successifs des rues de Vienne où l’on voit quelques scènes de foire ou de cirque : un cracheur de feu, un ours exhibé, une jeune fille faisant marcher un chien sur une grosse boule. La deuxième grande scène ajoutée au récit de P. Shaffer est le vaudeville donné dans le théâtre de Schikaneder, accompagné par la musique de Mozart. Nous trouvons là un mélange de foire, de cirque et de théâtre. Une jeune femme se balance sur un trapèze, des nains dansent, de petits tours sont réalisés, la mise en scène est dynamique et enchaîne les gags… Le but de cet épisode est de montrer à quel point la musique de Mozart, hors du contexte de la Cour, était déjà très populaire à l’époque. Notons que le personnage de Schikaneder est ainsi représenté bien plus sympathique et en véritable ami que dans la pièce. C’est sans doute le moment où M. Forman épuise toutes les ressources des arts du spectacle en une seule scène, car pendant l’entracte nous avons même un numéro exécuté par des paysans, qui font participer directement le peuple. Ici, M. Forman offre au spectateur un véritable spectacle vivant, allant même jusqu’à faire monter sur scène un cavalier avec sa monture ! Pour lui, le théâtre n’aurait-il aucune limite malgré ce qu’on peut en croire ? Il semble pouvoir tout représenter, malgré des contraintes évidentes qui forcent par là au respect, alors qu’au cinéma on peut user de trucages ou d’effets spéciaux. D’autres scènes vaudevillesques rappellent aussi cet héritage. Notamment lors des scènes entre trois amants : on pense alors au trio entre Mozart, la Cavalieri et Salieri lorsque, après la représentation de L’Enlèvement au Sérail, la Cavalieri, déçue d’apprendre que Mozart a une fiancée, lance toutes sortes de piques et d’allusions. Notons pour finir la présence quasi muette mais régulière à la caméra du valet de Salieri. Il n’a pour rôle que d’annoncer les allées et venues des personnages, mais on le remarque souvent au fond d’un plan, témoin de ce qui se passe. Cette place privilégiée, peutêtre, renvoie au troisième observant que l’on trouve parfois au théâtre. Les jeux d’espionnage et de cachette y sont souvent exploités au profit de la dramaturgie. Ajoutons quand même ce petit épisode où Mozart se rend chez un homme riche pour instruire sa fille. Une fois de plus, il s’agit d’un « mauvais coup » de Salieri : sachant Wolfgang dans un besoin urgent d’élève, il lui donne cette adresse. La scène est très humiliante pour Mozart, puisque la horde de chiens qui vit dans cette maison est intenable et extrêmement bruyante. La famille est une véritable caricature : le père hurle après sa fille qui, très intimidée, a du mal à jouer. La seule réussite de Mozart aura été de ne plus faire aboyer un des chiens qui apparemment n’aime pas la musique. Cette note humoristique nous distrait un peu, mais annonce les prémisses de la chute de Mozart qu’accélère l’arrivée du père dans les plans suivants. Il semblerait donc que le projet de M. Forman et de P. Shaffer ait été de mettre en scène des représentations théâtrales par le biais des opéras, sorte de mise en abîme de son origine. À travers des éléments et des accessoires théâtraux, les arts du spectacle ne cessent de se répondre au travers du film. Penchons-nous à présent sur le traitement des techniques proprement cinématographiques dans le film. Dès le générique, nous nous trouvons dans une stylistique cinématographique : le montage, la place de la caméra et ses prises de vue ne laissent rien transparaître de théâtral. Les premiers plans précédant le générique ne sont que des prises de vue des rues de Vienne (Prague en réalité) qui s’ensuivent. Puis on entend la lamentation d’un homme : « Mozart ! ». Par une coupe nette, nous pénétrons chez Salieri et nous suivons ses valets vers sa chambre. Peut-être cette montée d’escalier représente-t-elle une montée sur scène, et la caméra pivotante prendrait-elle la place pour quelques secondes du spectateur de théâtre ? Rien n’est sûr, car ni les plans, ni la mise en scène ne font de références directes à la pièce ou aux didascalies de P. Shaffer. Et les dialogues, toujours teintés d’humour, ne sont pas sans rappeler le caractère de M. Forman. Alors que nous venons d’entendre Salieri tomber à terre, après s’être tranché la gorge, son valet continue de le menacer de le priver de gâteaux, bien que nous entendions les gémissements du vieux compositeur. Durant tout le générique, nous aurons affaire à un montage aléatoire entre Salieri que l’on traîne à l’hôpital, et un bal situé dans une maison des environs. Après le plan fixe sur l’asile, un fondu enchaîné sert d’ellipse et nous projette au lendemain avec l’arrivée du prêtre. Forman instaure donc un mode de perception bien particulier dès le générique : il annonce clairement que sa traduction usera de bien d’autres moyens que ceux du théâtre. Comme nous l’évoquions précédemment pour L’Enlèvement au Sérail, chaque opéra sera filmé sous la dictée du rythme de la musique. Nous passons de l’opéra à la chambre de Salieri, qui se plaint de ces événements passés. Les images sont davantage contrastées que sur une scène où seuls les jeux de lumière peuvent illustrer deux lieux différents (nous verrons plus précisément à la fin de cette partie en quoi consistaient les didascalies de Shaffer). Forman usera même d’un long et aérien travelling arrière pour filmer les danseurs en plan moyen, puis la caméra recule jusqu’au fond de la salle au-dessus des perruques blanches des spectateurs. Le Mariage de Figaro est quant à lui filmé de façon beaucoup plus statique. La caméra ne fait qu’un lent et bref travelling vers la scène, suspendu par la douce musique du Pardon au 4e acte, avec aussi des plans fixes rapprochés des chanteurs. Don Giovanni est sans doute l’opéra filmé avec le plus de froideur, épousant ainsi l’atmosphère pesante de la scène choisie : Don Giovanni reçoit la visite du Commendatore mort. La caméra ne fera là que des plans fixes tout en adoptant différentes échelles de prise de vue : d’une loge, de celle de Salieri mais surtout sur scène, très proche de chaque personnage ainsi bien isolé. Bien souvent, aussi, nous revenons sur Salieri qui par-dessus la musique, mêle son désarroi total à la tension suscitée par l’opéra. Au plan de l’intrigue, cet instant est d’une grande importance : c’est lors de cette représentation que Salieri découvre comment « enfin prendre (sa) revanche sur Dieu ». Et ce n’est qu’à la fin de cette tragique scène que la caméra revient, pour terminer, sur de petits panoramiques dynamiques. La musique devient dans ce processus cinématographique encore une fois un personnage à part entière. Elle l’était déjà dans la pièce de P. Shaffer, mais elle accompagne ici tous les mouvements et les changements de plans. Forman ne voulait pas d’un thème musical dominant pour le film, un thème que l’on aurait relié à Mozart, ce qui n’aurait eu aucun sens. Bien souvent la musique qu’on entend annonce un œuvre avant qu’il n’en soit véritablement question : penché sur l’écriture du Mariage de Figaro, Mozart entend déjà dans sa tête la musique, qu’il retranscrit sur son papier. Lorsque Constanze apporte les manuscrits de son mari à Salieri, nous sentons tout le pouvoir qu’a la musique. Submergé par ces mélodies « parfaites », Salieri laisse tomber les parchemins, son mouvement étant accompagné d’une vocalise descendante de la Messe en ut. La pièce de Peter Shaffer était quant à elle de nature déjà assez « cinématographique ». Comme nous l’annoncions précédemment, ses didascalies sont nombreuses et d’une grande précision. L’atmosphère et le décor sont bien sûr décrits, mais les sons et l’éclairage également. Pour cela il suffit de lire le début de la pièce : Scene 1 : Vienna Darkness. Savage whispers fill the theatre. We can distinguish nothing at first from this snakelike hissing save the word Salieri ! repeated here, there and everywhere around the theatre. Also, the barely distinguishable Assassin ! The whispers overlap and increase, slashing the air with wicked intensity. Then the light grows upstage to reveal the silhouettes of men and women dressed in the top hats and skirts of the early nineteenth century –Citizen of Vienna, all crowded together in the Light Box and uttering their scandal.8 Ce genre de didascalies ressemble fort à un scénario de film. On ne s’étonne pas que Forman y ait vu un film. Si la mise en scène était respectée, le résultat devait être visuellement recherché. Le plus intéressant se trouve dans l’Autor’s Note dans laquelle Shaffer précise bien que toute la pièce devra se jouer en continu, sans aucune interruption. Cela est assez frappant dans les scènes où deux espaces différents sont suggérés dans la même unité de lieu. La plupart du temps, cette mise en scène sert à accentuer les contrastes entre Mozart et Salieri ou permet, comme le voice-over au cinéma, de juxtaposer une action et les réactions d’un autre personnage. On le voit très bien au second Acte à la scène 13 intitulée : Mozart’s Apartment ; Salieri’s Apartments, précédée par ces indications : 8 Extrait de la pièce Amadeus, Peter Shaffer, Penguin Books, 1981 (…) MOZART (…) then moves smilingly into his apartment, right, to write it down. Simultaneously, to the tinkling of the glockenspiel, SERVANTS bring in a long plain table loaded with manuscripts, bottles and a plain stool, which they place beside it. MOZART sits to work, as CONSTANZE appears wearily from the back, enters this dingy room and sits too. At the same time, upstage left, two other SERVANTS have placed the little gilded table bearing a loaded cake-stand and three of the gilded chairs from SALIERI’s resplendent salon. We now have in view two contrasting apartments. La mise en scène à proprement parler n’était pas de P. Shaffer mais le fruit d’une création entre John Burry et Peter Hall qui plut tellement au dramaturge qu’il la retranscrivit telle quelle en hommage à leur travail9. Cependant, P. Shaffer rédige toute une explication du plateau en prenant soin de décrire les reflets créés par les lumières et par leurs couleurs particulièrement choisies. Il précise que les costumes et le mobilier devront être du XVIIIe siècle, et cela durant toute la représentation ! Il serait vain d’énumérer tous ces détails, retenons simplement que la pièce elle-même joue sur les frontières entre différents genres des arts du spectacle, bien que leurs contraintes ne soient pas de même nature. Mais que deviennent enfin les personnages en passant du théâtre au cinéma? Comment et pourquoi les a-t-on fait évoluer ? Si cette question nous intéresse c’est qu’en regardant le film on note de grandes différences entre les personnages de la pièce et celles à l’écran. Salieri demeure une image extrêmement marquante, car la plus humaine peut-être de tous (par sa « médiocrité » face aux génie ?). Comme nous le mentionnions déjà, Shaffer avait décidé de lui faire jouer un grand rôle dans le déclin de Mozart : il ferait tout lui-même dorénavant. Cependant, ses interrogations sur les agissements et les desseins de Dieu peuvent toucher chacun de nous. Son incompréhension, son désarroi face à un Dieu silencieux et imperturbable envers un de ses plus fidèles serviteurs, ne le rend pas tout à fait sombre et mesquin. Interné malgré lui dans un asile, un prêtre vient à lui pour le libérer du secret qu’il garde depuis tant d’années. Dans la pièce, c’était Salieri lui-même qui désirait « se confesser ». Ce personnage sera donc énonciateur mais non omniscient. À l’aide du voiceover, Salieri commentera les scènes, permettant ainsi au spectateur de partager sa vision et parfois d’en savoir plus que lui. Par exemple, lorsque Salieri résume son enfance et celle de Mozart, nous voyons les deux enfants l’un après l’autre. Le prêtre, personnage nouveau, ne dit pas grand chose, il symbolise et rappelle l’audience de la salle de spectacle. On pense à la mise en scène de Shaffer qui accordait une extrême importance à ses didascalies : la pièce en est effectivement remplie et martèle les répliques des personnages à la lecture. Le prêtre et Salieri cependant ne seront qu’une seule fois dans le même plan, à la fin lorsqu’ils se quittent. Forman a recours également au gros plan pour nous mettre en empathie avec les personnages, que soit le prêtre ou Salieri (ou Mozart, ou la Cavalieri…). Enfin, des scènes puissantes insistent fortement sur le désarroi de Salieri à l’écoute de la musique de Mozart. Dans la 9 Author’s notes, précédent Amadeus, Penguin Books, 1981 pièce, le succès de Salieri, très estimé à son époque, était beaucoup plus mis en avant : à plusieurs reprises on le voit acclamé ou récompensé. Dans le film, son talent apparaît beaucoup plus modeste : il ne reçoit qu’une médaille de l’Empereur, à laquelle il semble être très attaché : au début du film, lors de sa tentative de suicide, on remarque qu’il la porte encore. Mozart est considérablement changé dans le film. Nous le voyions déjà très peu dans la pièce, en comparaison du nombre d’apparitions de Salieri. Il nous a semblé, après une récente lecture, que nous avions une pièce sur Salieri et un film sur Mozart. Forman et Shaffer on rendu ce personnage bien plus sympathique et plus amusant que dans la pièce. Mozart devient donc plus humain, avec des traits de caractère plus arrondis. Dans la pièce, il est extrêmement insolent, enfantin, arrogant et provocateur ; nous ne le voyons sérieux dans son intimité qu’à de très rares occasions. Au cinéma, il est davantage possible d’entrer dans le génie et l’intimité de cette personnalité complexe : de brefs plans interrompent parfois la narration pour nous le présenter en train d’écrire et d’entendre sa magnifique musique (au théâtre, il est plus difficile d’exprimer le génie d’une musique par sa seule écoute, c’est pourquoi Salieri la commente constamment). À l’écran, Mozart est beaucoup moins irrespectueux envers son ami, tandis qu’au théâtre il se moquait ouvertement de lui derrière son dos : MOZART: I know what goes on -- and so do you. Germany is completely in the hands of foreigners. Worthless wops like Kapellmeister Bonno! VON STRACK: Please! You're in the man's house! MOZART: Court Composer Salieri! VON STRACK: Hush! MOZART: Did you see his last opera? -- The Chimney Sweep? ... Did you? VON STRACK: Of course I did. MOZART: Dogshit. Dried dogshit10 Son humour, particulièrement vulgaire et scatologique dans la pièce, n’apparaît que brièvement dans le film, lors de sa première « rencontre » avec Salieri et lorsqu’il doit s’expliquer devant l’Empereur pour Le Mariage de Figaro. Mozart est bien plus décrit par Salieri dans la pièce qu’il ne l’est dans le film. L’usage de la caméra, comme œil objectif, permet une approche beaucoup plus naturelle du personnage, qui peut ainsi s’expliquer et agir personnellement. Les relations avec son père sont par exemple bien plus développées de cette façon. Les faits concernant sa carrière ou sa vie sont dans la pièce seulement rapportés par les Venticelli et par leurs exclamations personnelles. Au cinéma, grâce au personnage du père nettement plus présent, nous comprenons mieux ce qui a rendu Mozart aussi immature, surprotégé, éternellement pris en charge par l’autorité paternelle (avec qui il eut toutefois beaucoup de conflits). L’idée enfin de l’accabler de deux commandes à la fois lui fait dans le film gagner en profondeur, tant la tension est insupportable ; on nous montre là une évolution du personnage, plutôt qu’un caractère sans nuances, comme dans la pièce. S’il est quasi 10 Acte I, scène 9, Amadeus, p.40, Penguin Books, 1981 insupportable pendant la première partie du film (malgré son rire haut perché assez amusant), Mozart dévoile peu à peu d’autres traits de son caractère, bien moins excessifs et beaucoup plus humains. Il semblerait que le personnage de Constanze soit montré dans le film plus léger que dans la pièce. À la fin de la pièce, elle fait preuve de beaucoup de maturité, alors qu’elle paraissait au début aussi vulgaire que son mari. Son amour inlassable pour Mozart ne disparaît jamais, même dans la pauvreté, les moments de solitude ou d’humiliation. Le film nous la présente d’abord comme la pièce: elle joue avec Mozart comme une gamine; mais dès qu’elle se trouve face à un conflit, elle fait preuve d’une grande maturité et d’un fort caractère ; ainsi dans la scène où elle se fâche contre Leopold Mozart et lui tient tête vigoureusement. Sa détermination est également frappante lorsqu’elle se rend chez Salieri. Dans l’espoir de décrocher un emploi sûr à la Cour pour son mari, elle est d’abord révoltée par l’idée de vendre son corps au compositeur italien. Dans la pièce, après le temps de réflexion qu’il lui a accordé, elle revient, décidée. Le film nous la présente de façon un peu différente puisqu’elle « sur-joue » comme nous l’avons déjà mentionné, et paraît plus insouciante que déterminée. Dans la scène des Capezzoli di Venere (Les mamelons de Vénus : friandise alcoolisée), Constanze se comporte en enfant, on dirait souvent une poupée au joli sourire dans ses grandes robes rococo. Les seuls moments où dans le film nous la voyons véritablement soudée à son mari, c’est lorsqu’en chemise de nuit elle lui exprime son angoisse pour lui, et demeure à côté de lui, jusqu’à s’endormir sur sa chaise. Mais à la fin du film, sa robe flamboyante la détache encore d’un Mozart à l’agonie. Enfin, la plupart des rôles secondaires de la pièce, qui ont leur importance, prennent une plus grande ampleur à l’écran. Toujours au nom d’un certain réalisme souhaité par Forman, ces personnages prennent du relief, et par leur nombre dynamisent beaucoup plus certaines scènes. Ainsi lors de la rencontre entre Mozart et l’Empereur, l’après Enlèvement au Sérail, la convocation à la Cour pour Le Mariage de Figaro ou le bal masqué. L’un des personnages les plus « nouveaux » à l’écran est Leopold Mozart. Lui qui n’était que mentionné dans la pièce, prend ici vie, et souligne par sa présence la détresse ou les faiblesses de son fils. Il est sans doute la seule personne qui puisse avoir un pouvoir ou un contrôle quelconque sur Mozart. Son fils le respecte, malgré leurs désaccords récurrents, et lui voue un amour fidèle. Leopold se présente comme un homme hostile à tous les choix de son fils. Il désapprouve son mariage, le style de vie du jeune couple, critique tout, jusqu’à se quereller avec la femme de son fils. Sa présence ne quitte jamais Wolfgang, avec son grand portrait dans leur salon, et se fait sentir dans la suite de ses œuvres. Même du royaume des morts Leopold garde toujours un certain pourvoir sur Mozart, comme nous l’avons vu à propos de ses opéras. Un autre personnage ajoute au traitement réaliste de la version filmique, l’Empereur Joseph II. Moins caricatural et plat que dans la pièce, il devient bien plus complexe à l’écran. En lisant la pièce, nous pourrions le résumer à deux mots qu’il répète sans cesse lorsqu’il apparaît, comme une rengaine : « Fêtes and Fireworks ! ». L’une des scènes les plus emblématiques au cinéma est celle où Joseph II décide d’interpréter lui-même au clavecin une marche composée par Salieri pour la venue de Mozart ; cette petite mise en scène fonctionne tellement bien que Mozart se trompe et va saluer quelqu’un d’autre. La mère de Constanze, l’Archevêque de Salzbourg, Lorl sont tous des personnages ajoutés par Foman. Ils ont pourtant une grande influence sur l’intrigue et son évolution. Le personnage de l’Archevêque permet d’expliquer la condition des musiciens, véritables serviteurs plutôt qu’artistes indépendants. Lorl est une espionne envoyée par Salieri. L’ami Schikaneder est à l’origine de La Flûte Enchantée. Enfin, le père Vogler ne prend pas part à l’intrigue, mais la provoque si l’on peut dire. Une fois de plus, le traitement des personnages a répondu à une seule logique : celle du naturel. Le spectateur peut ainsi s’identifier à eux car leurs comportements et leurs répliques ont été modifiés pour leur donner plus de vraisemblance. Le langage cinématographique a ainsi pris entièrement le dessus sur la stylisation théâtrale. Plus aucun présupposé théâtral n’est perceptible, le film ne prétend jamais nous faire croire que nous sommes au théâtre. L’adaptation de cette pièce repose donc sur des modifications apportées aux enchaînements de l’intrigue et à ses personnages, en vue d’une réception purement cinématographique. Ce qui n’a pas empêché M. Forman de conserver quelques éléments théâtraux certes, mais leur présence est visible essentiellement au travers des décors et des accessoires, plutôt que dans ses modes d’expression. L’important en fin de compte était de faire vivre au mieux un autre personnage, la musique créée par Wolfgang Amadeus Mozart ; on pourrait presque dire que c’est elle, le véritable personnage principal des deux versions. Peter Shaffer reconnaît volontiers que la fameuse scène finale entre Mozart et Salieri est complètement fictive et n’a jamais eu lieu ; mais elle explique en partie le succès du film. Dans sa quatrième version, postérieure au film, il modifia à nouveau cette dernière scène. Pour lui, celle du film ne pouvait fonctionner sur une scène de théâtre ; la dictée musicale de Mozart à Salieri y est entrecoupée par le retour de Constanze et crée une tension supplémentaire. La scène aurait pu paraître trop longue au théâtre . Dans son ultime version, Shaffer poursuit l’idée de rendre Salieri moins caricatural. La musique devient aussi plus présente et plus significative : alors que Salieri croit Mozart trop fou pour écrire, il constate qu’un tapis de parchemins parsème le sol et qu’il s’agit du Requiem. Comme dans la première version, Mozart chante sa petite comptine, mais n’est plus fou et prend conscience que Salieri est en train de lui révéler une chose horrible. Il pense même que cette messe pour les morts lui est destinée : « The Mass. It’s for me. Myself… It’s ordered. I am to write my own ! »11 Par faute de temps (et de compétence) nous avons à peine abordé les problèmes d'historicité, pourtant importants pour la pièce comme pour son adaptation cinématographique. Bien que pure fiction, Amadeus suit de près des personnages historiques 11 Acte II, scène 16, Amadeus, p.105, Perennial, 2001 réels, mais certains critiques ont reproché au film de donner une image fausse de Mozart12. Enfin, on aurait aimé étudier de bien plus près l'évolution du texte de la pièce au film, pour tenter de comprendre ce qu'était au juste le travail de P. Shaffer et de M. Forman, qui, lors des quatre mois de leur collaboration, auraient discuté certains jours sur un ou deux mots seulement13! Mais ce point mériterait sans doute d’être traité plutôt par un anglophone… 12 B-flat Movie, Robert Craft, New York Review of Books, 11 Avril 1985 How Amadeus Was Translated From Play to Film, Michiko Kakutani, The New York Times, 16 Septembre 1984 13 BIBLIOGRAPHIE Amadeus, Peter Shaffer, Penguin Books, 1981 Amadeus, Peter Shaffer, Perennial, 2001 Théâtre au Cinéma, Milos Forman - Franz Kafka, sous la direction de Dominique Bax, publié à l’occasion de 8è festival, 25 février au 14 mars 1997 à Bobigny. - Petit bagage pour Milos Forman, C.Anger,1997. - Interview de Milos Forman réalisée par D.Brodoff à Los Angeles. B-flat Movie, Robert Craft, New York Review of Books, 11 Avril 1985 How Amadeus Was Translated From Play to Film, Michiko Kakutani, The New York Times, 16 Septembre 1984 Peter Shaffer's play and its film adaptation by Milos Forman, mémoire de Malgorzata Kurowska : http://www.fask.uni-mainz.de/user/makuro/teksty/amadeus/amadeus.html www.wikipedia.com www.imdb.com