culture et parfum

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culture et parfum
CULTURE ET PARFUM
Grațiela BUZIC
Faculté de Langues et Littératures Étrangères
Stagiaire CEREFREA Villa Noël
Université de Bucarest
Mentionné depuis l’Antiquité, le parfum a toujours été associé à la richesse des émotions, au voyage
des sens, à l’expérience de l’esprit. Si le parfum est évoqué même dans la Bible, à l’époque moderne il
constitue la source d’inspiration pour les poètes et les écrivains. Le poème « Correspondances » de Charles
Baudelaire, publié en 1857 dans le volume « Les fleurs du mal » en est un premier exemple. On peut
continuer avec « Romanţa Rozinei / La romance de Rosine » (1913) par le poète symboliste roumain Ion
Minulescu (1881-1944), avec le roman « Le parfum » de Patrick Süskind (1985) ou bien, avec « La légende
des parfums » de Michel Tournier (1989).
La connexion entre la littérature et le parfum a aussi fonctionné au sens inverse : la littérature a été,
elle aussi, source pour la création des parfums. En 1933 la compagnie Guerlain lançait sur le marché le
parfum « Vol de nuit », dont l’aspect du flacon suggérait les pales d’une hélice, le parfum étant inspiré par
le roman homonyme d’Antoine de Saint-Exupéry publié en 1931. Quelques décennies plus tard, en 1981,
Annick Goutal créait le parfum « Eau d’Hadrien » qui allait être lancé en 1988 et qui prenait comme source
d’inspiration le roman « Mémoires d’Hadrien ». Entre temps, en 1986, Jean-Louis Sieuzac, le « nez » de la
maison Hermés, créait le parfum « Bel Ami », en partant du roman du même titre écrit en 1885 par Guy de
Maupassant. Et certainement la liste des parfums inspirés des œuvres littéraires ne finira pas ici.
Mais quand on dit « parfum », on dit aussi « musique ». En effet, les mots décrivant la création d’un
parfum se rapprochent du domaine musical. On « compose » un parfum à partir des « notes » qui
s’inscrivent sur une sorte de « gamme », de hiérarchie selon leurs différentes qualités : il y a donc des notes
de fond, des notes de cœur, des notes de tête qui s’entretissent pour donner le tout. C’est pour cela peutêtre que beaucoup de parfums contiennent dans leurs noms le mot « symphonie ». En 1936, ce ne fut
cependant pas une symphonie, mais un opéra qui inspira les « nez » de la maison L. T. Piver : « Oedipe »,
l’œuvre du compositeur roumain George Enescu, qui avait eu la première le 13 mars 1936 à l’Opéra de
Paris.
George Enescu (né le 19 août 1881) avait dédié dix années de sa vie à composer cette tragédie
lyrique en quatre actes, après avoir composé un grand nombre d’ouvrages de musique vocale, pour piano,
de chambre ou symphonique. Sa carrière musicale précoce, commencée à sept ans par les études au
Conservatoire de Vienne et puis à celui de Paris, s’était développée en Roumanie entre 1898 et 1920, pour
redevenir très liée à Paris, où d’ailleurs il est mort le 4 mai 1955. Connu dans le monde entier comme l’un
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des plus grands violonistes, compositeurs et professeurs de son temps, Enescu tenait toujours la tête
d’affiche avec ses concerts et bien sûr que « Œdipe » fut vite appréciée comme chef-d’œuvre par le public
et par les spécialistes. Parmi les professionnels travaillant dans le domaine du spectacle on compte aussi
le directeur de l’Opéra1 de ce temps-là, Jacques Rouché. Et c’est ainsi que l’histoire de la culture et celle du
parfum s’entrecroisent encore une fois.
Jacques Rouché (né à Lunel le 16 novembre 1862), descendant d’une famille de mathématiciens,
avait fait ses études à l’Ecole Polytechnique et puis des études de sciences politiques. Il donna la preuve
de son talent d’organisateur en qualité de chef du commissariat de l’Exposition Universelle de 1889, ce qui
lui valut la Croix de la Légion d’Honneur. Le mariage avec Berthe, l’héritière de la compagnie de parfums
L. T. Piver lui donna l’occasion de montrer ses qualités d’entrepreneur. En effet, sous la commande de
Rouché, la compagnie allait connaître son plus grand développement, puisque Rouché commença à
collaborer avec les chimistes les plus connus pour la recherche dans ce domaine (ce qui conduira à la
découverte des essences de synthèse2), tout en employant une stratégie publicitaire très habile : il distribue
des éventails ou des cartes de visite parfumé(e)s. En peu de temps l’entrepreneur est devenu millionnaire.
Mais le succès en affaires permet à Jacques Rouché de s’occuper aussi de sa passion pour l’art et
le théâtre. Il acheta en 1907 La Grande Revue et, tout comme dans le cas de son affaire des parfums, il y
attira les écrivains et les artistes les plus connus de son temps, en faisant de La Grande Revue une
publication très respectée, qui n’a cessé d’apparaître qu’en 1939. En 1910 Rouché utilisa encore une fois
la même recette en louant le Théâtre des Arts, pour mettre en scène des pièces modernes, innovatrices et
à grande valeur artistique. D’ailleurs, toujours en 1910 Jacques Rouché écrivit son essai intitulé « L’art
théâtral moderne »3 où il exposa ses opinions sur ce que l’art aurait dû devenir. En tout cas, ces succès
dans le monde du spectacle ont apporté à Rouché la grande provocation : il fut nommé le directeur de
l’Opéra Garnier, fonction qu’il occupa pendant trente ans, entre 1914 -1944.
« L’homme qui sauva l’Opéra », comme le nomme l’historien Dominique Garban4 changea le
répertoire en réintroduisant les œuvres baroques5 et les œuvres contemporaines de Ravel, Stravinski,
Rachmaninov, Honegger, Richard Strauss, Enescu etc. La bibliothèque de l’Opéra garde un immense
nombre de lettres entre Rouché et ses collaborateurs. Dans une lettre de 25 avril 1934, citée par le
musicologue roumain Viorel Cosma et reprise dans un article par V. Eskenazy6, on constate l’implication de
George Enescu dans la mise en scène du spectacle : il y donnait des précisions sur la scène finale. Ce
spectacle eut une mise en scène innovatrice, car Rouché, étant au courant du progrès technique, utilisa le
Il s’agit, bien sûr, de l’Opéra Garnier. L’Opéra Bastille sera construite plus tard, en 1989.
http://www.fragrantica.com/news/L-T-Piver-A-Story-of-240-Years-5752.html
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https://archive.org/details/lartthatralmod00roucuoft
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http://www.lajauneetlarouge.com/article/jacques-rouche-1882-homme-de-theatre-et-de-musique#.V7H4ODWRJck
5
http://www.forumopera.com/v1/actu/rouche.htm
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http://www.suplimentuldecultura.ro/index.php/continutArticolNrIdent/Rubrici/11420
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décor construit7. Enfin, après le succès d’« Œdipe », la compagnie de Rouché lança en vente le parfum du
même nom, dont l’emballage s’inspirait du décor d’un kylix8 du Ve siècle av. J.-C. Le musicologue Viorel
Cosma témoigne dans un entretien publié9 que la publicité de ce parfum avait atteint la Roumanie. Et en
effet, Mme Adela Marian a eu la grande amabilité de mettre à notre disposition une brochure de 1936,
contenant le programme des concerts d’Enescu à Bucarest : dans la brochure se trouvaient la publicité pour
le parfum « Œdipe » et la carte-échantillon parfumée (voir les photos). Le texte de la publicité nous informe
que « Œdipe » est la dernière création de la maison Piver et qu’il est dédié « au grand succès de maître
Georges Enesco ». On peut supposer que ce parfum a été vendu en Roumanie, puisque la compagnie Piver
avait ouvert un entrepôt à Bucarest, 59 rue Buciumului10, comme on le constate dans un document détenu
par le « Musée du parfum » de Bucarest. Il se peut aussi que ce parfum ait été produit dans une édition
limitée et peut-être seulement pour le marché roumain. On n’a pas d’informations suffisantes pour connaître
ces aspects. En tout cas, on retient la liaison surprenante entre parfum, affaires et l’art du spectacle, la
capacité d’une œuvre de devenir source d’inspiration pour un créateur de parfum et, non au dernier rang,
l’histoire de la gestion d’une institution culturelle à l’aide de cette connexion. C’est un aspect peut-être moins
connu en 2016, à quatre-vingts ans distance de la première d’ « Œdipe » et à cent trente-cinq ans de la
naissance de George Enescu, le 19 août 1881.
Publicité pour le parfum « Œdipe »
en 1936
Propriété de Mme Adela Marian
Carte-échantillon parfumée pour le parfum
« Œdipe ».
Propriété de Mme Adela Marian
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http://www.bnf.fr/documents/dp_rouche.pdf
Vase pour la dégustation du vin.
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http://www.revistavip.net/Arhiva_RevistaVIP/Viorel_Cosma_cronicarul_care_a_pacalit_cenzura_/19/982/
10
https://www.facebook.com/MuzeulParfumului/photos/a.1542451399327744.1073741829.1541490136090537/1635713450001
538/?type=3&theater
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Bibliographie – liens internet :
http://www.lajauneetlarouge.com/article/jacques-rouche-1882-homme-de-theatre-et-demusique#.V63AdzWRJck
http://www.bnf.fr/documents/dp_rouche.pdf
http://www.forumopera.com/v1/critiques/garban_rouche.html
http://www.forumopera.com/v1/actu/rouche.html
http://www.revistavip.net/Arhiva_RevistaVIP/Viorel_Cosma_cronicarul_care_a_pacalit_cenzura_/19/982/
http://www.fragrantica.com/news/L-T-Piver-A-Story-of-240-Years-5752.html
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2014-09-07_10-52-00_Monument-pour-JacquesRouch%C3%A9.jpg
https://archive.org/details/lartthatralmod00roucuoft
https://books.google.ro/books?id=zTP1MFJw8CsC&pg=PA79&lpg=PA79&dq=jacques+rouche&source=bl
&ots=stV8LGbXPi&sig=6YjsovswSTKgiHST5JEySWMnenE&hl=ro&sa=X&ved=0ahUKEwiHk8v8gLzOAhX
E7BQKHVJSDpU4KBDoAQgZMAA#v=onepage&q=jacques%20rouche&f=false
http://www.suplimentuldecultura.ro/index.php/continutArticolNrIdent/Rubrici/11420
http://www.mnar.arts.ro/web/Expozitii-temporare/Operele-rusesti-in-zorii-Baletelor-Rusesti-1901-1913.Expozitie-de-costume-de-scena-la-MNAR-8604
http://hprints.com/A_Barrere_1913_Jacques_Rouche_Biography_Caricature_Piver-31806.html
http://www.perfumeprojects.com/museum/bottles/Piver_trefle.shtml
http://magazines.airfrance.com/en/air-france-magazine/198-october-2013/data/0037.html
http://fundatiaenescu.ro/ro/enescu-mondenul-din-realitatea-ilustrata/
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