ségrégation et politiques de mixité sociale aux états-unis

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ségrégation et politiques de mixité sociale aux états-unis
SÉGRÉGATION ET POLITIQUES DE MIXITÉ SOCIALE AUX
ÉTATS-UNIS
Au regard de quelques programmes de déségrégation
Marie-Hélène Bacqué et Sylvie Fol
CNAF | Informations sociales
2005/5 - n° 125
pages 82 à 93
ISSN 0046-9459
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2005-5-page-82.htm
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Pour citer cet article :
Bacqué Marie-Hélène et Fol Sylvie, « Ségrégation et politiques de mixité sociale aux états-Unis » Au regard de
quelques programmes de déségrégation,
Informations sociales, 2005/5 n° 125, p. 82-93.
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Mixité sociale
SORTIR DES FRONTIÈRES
Marie-Hélène Bacqué – maître de conférences à l’Institut français d’urbanisme (UMR LOUEST)
Sylvie Fol – maître de conférences à l’Université Paris-X-Nanterre (UMR LOUEST)
Ségrégation et politiques de mixité
sociale aux États-Unis
Au regard de quelques programmes de déségrégation
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Très sollicitée en France, la thématique de la mixité
sociale est aussi mobilisée aux États-Unis pour justifier
ou discuter les politiques publiques sociales et urbaines.
En particulier, elle a été mise en avant dans les années
soixante en réaction aux opérations d’urban renewal,
puis de construction de villes nouvelles (1). Elle est
aujourd’hui au centre des débats portant sur la constitution des ghettos et une littérature médiatique et universitaire foisonnante traite des “effets de quartier” sur les
familles pauvres et évalue les expériences de déségrégation financées par l’État fédéral. Ces expériences et
leurs évaluations sont mal connues en France et leurs
résultats sont souvent interprétés de façon schématique
(2). Il nous semble intéressant de les analyser comme
contribution au débat hexagonal, en prenant soin toutefois de les replacer dans leur contexte politique et
urbain.
Les processus de ségrégation urbaine
aux États-Unis
L’histoire de la ségrégation urbaine aux États-Unis est
inscrite dans le développement des villes et est indisso-
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L’expérience des Gautreaux à Chicago et ses prolongements auront
permis à environ 15 000 familles noires de quitter le centre-ville pour
des quartiers moins stigmatisants. Quels sont les résultats en termes
d’insertion ? Les chercheurs s’interrogent sur la validité d’un effet qui
serait propre au quartier, car d’autres dimensions apparaissent, qu’elles soient sociales, spatiales ou bien institutionnelles.
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ciable de la constitution de la banlieue. Engagé à la fin
du XIXe siècle, le processus de peuplement de la banlieue répond au souhait des couches supérieures
d’échapper aux nuisances créées par la croissance
urbaine et, en particulier, à la promiscuité sociale due à
l’arrivée massive d’immigrants s’installant dans les
centres-villes (3). Dans un contexte de développement
économique sans précédent, la disponibilité des terrains
permet le développement d’une banlieue “idéale”, fondée sur une séparation entre
l’univers familial et les nuisances du monde du travail. La
maison individuelle devient le
symbole de cet idéal, s’appuyant sur un modèle culturel
marqué par l’influence religieuse et valorisant la famille
nucléaire et la vie privée, par
opposition
aux
dangers
moraux de la grande ville. La
diffusion de l’automobile, qui accompagne l’enrichissement relatif de la classe ouvrière à partir des années
vingt, ainsi que l’engagement d’un important programme d’équipement routier, fournissent les bases d’une
“suburbanisation” qui s’intensifie après guerre. La
croissance explosive de la banlieue est alimentée par
l’afflux des couches moyennes blanches, fuyant les
centres-villes où se sont installées une population noire
d’origine rurale ainsi que les vagues d’immigration plus
récentes à dominante hispanique. Les politiques
publiques contribuent par ailleurs à cette expansion
urbaine ségrégative en encourageant l’accession à la
propriété en maison individuelle dont, par un système
discriminatoire de prêts, les couches moyennes et supérieures blanches sont les seules bénéficiaires, et, à l’opposé, en créant des logements pour les plus pauvres
dans les seuls quartiers les plus déshérités.
Au cours des dernières décennies, le fossé social entre
centres et banlieues a continué à se creuser, conjuguant
une dynamique de ségrégation et d’agrégation. Les
banlieues constituent ainsi, aujourd’hui, des espaces
d’homogénéité sociale et des lieux d’agrégation privilégiés pour les couches moyennes blanches, alors que l’é-
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“ Une banlieue
“idéale””
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volution économique des dernières décennies et la
redistribution des activités dans l’espace métropolitain
ont renforcé la dégradation des centres-villes et la fragilité sociale de leurs habitants. Le processus de décentralisation des activités et des emplois est allé de pair
avec une différenciation socioéconomique croissante
entre les villes-centres et leurs banlieues. La population
noire, concentrée en majorité dans les inner cities, est la
première touchée par le chômage, et sa participation au
monde du travail a diminué
selon une pente beaucoup plus
forte que celle de la population blanche dans les trente
dernières années. Sur la longue période, des années trente
aux années quatre-vingt, la
part de population masculine
noire occupant un emploi a
chuté de 80 % à 56 % (4). Cette
exclusion sans perspective du
monde du travail est d’autant plus grave qu’elle touche une
population reléguée, par le biais de la ségrégation résidentielle, dans des territoires de plus en plus coupés du reste de la
société. Des villes comme Washington, Newark ou Detroit
comptaient respectivement 65 %, 74 % et 82 % de population noire au recensement de 2000, et entre 20 % et 28 %
de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté. À
l’échelle nationale, les villes-centres continuent d’être
des espaces de concentration de la pauvreté : en 2000,
près d’un habitant sur cinq y vivait en dessous du seuil
de pauvreté, alors que dans les banlieues, le taux de
pauvreté dépassait à peine les 8 %. Au cours de la
décennie quatre-vingt-dix, qui a connu une croissance
économique sans précédent et une baisse du chômage
(avec un taux exceptionnellement faible de 4 % en
2000), le taux de pauvreté a diminué très légèrement
dans les villes-centres et s’est accrû dans les même proportions en banlieue (5). Malgré ces tendances récentes,
la ségrégation raciale et la concentration de la pauvreté
dans les villes-centres restent des caractéristiques
majeures des agglomérations urbaines américaines à
une échelle qui rend fort discutables les mises en parallèle avec les quartiers français.
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“ Une population
reléguée”
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De nombreux auteurs se sont penchés sur les effets de
ces divisions sociales de l’espace sur les conditions de
vie, sur les pratiques et sur les chances de sortie de la
pauvreté des habitants concernés. Ces travaux, qui se
sont multipliés dans les années quatre-vingt à quatrevingt-dix, sont à éclairer par un contexte sociopolitique
de remise en cause tant de l’engagement de l’État fédéral dans les politiques sociales et urbaines que des principes d’affirmative action qui avaient prévalu pendant
la période de la Great Society (6).
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Dans les réflexions sur les effets de la ségrégation, le
thème de l’underclass a constitué un terrain de débat
important, tant dans le monde médiatique et politique
qu’à l’intérieur du champ universitaire. La notion d’underclass a d’abord représenté une catégorie péjorative
utilisée par les médias et les conservateurs pour stigmatiser les populations défavorisées des ghettos urbains.
Elle a par ailleurs été mobilisée de façon scientifique et
dans une perspective progressiste par un sociologue,
William Julius Wilson, dont les travaux portant sur les
ghettos noirs de Chicago ont connu un grand retentissement académique et médiatique (7). Wilson définit
l’underclass comme une entité constituée d’individus
et de familles confrontés à de longues périodes de pauvreté et à un chômage structurel élevé, dépendants de
l’aide sociale et vivant dans une situation d’isolement
social croissant. Cette entité serait caractérisée par des
traits comportementaux tels que l’affaiblissement des
liens au travail, l’augmentation de la part des familles
monoparentales, les difficultés à se marier, l’échec scolaire, l’autolimitation des relations sociales, le développement de la délinquance et de la criminalité.
L’underclass s’inscrit dans des territoires spécifiques,
puisque Wilson s’y réfère en désignant les quartiers les
plus défavorisés des grands centres urbains, où le taux
officiel de pauvreté atteint ou dépasse 40 %. Elle a de
fait une dimension raciale, puisque la plus grande partie des individus vivant dans ces quartiers appartiennent
à la minorité noire. Cette définition a pour originalité
d’articuler la mise en avant de facteurs structurels
comme la désindustrialisation, la perte des emplois
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Les effets de quartier
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dans les centres-villes et le départ des couches moyennes noires de ces quartiers à une analyse de traits comportementaux et à la mise en valeur d’un mode de
socialisation spécifique. L’une des thèses majeures de
Wilson est ainsi que, toutes choses égales par ailleurs, il
serait plus handicapant de connaître des situations de
chômage ou de pauvreté dans les quartiers les plus précarisés que dans les autres quartiers, du fait d’un effet
de seuil dans la concentration des difficultés qui diminuerait les possibilités de réinsertion économique et
favoriserait la reproduction de modèles de comportement difficilement compatibles avec un retour à l’emploi ou à une vie “normale”. Cette approche a été
contestée sur plusieurs points. Du point de vue qui nous
intéresse ici, des travaux ethnographiques ont discuté la
vision négative qui prévaut dans la thématique de l’underclass, en montrant que les rapports sociaux dans les
ghettos sont loin de se réduire à l’anomie ou à l’isolement social et que, se centrant sur les populations les
plus marginalisées, elle ne rend pas compte de la diversité des situations sociales dans ces quartiers (8).
Les débats sur l’underclass ouvrent des questions plus
générales quant aux rapports des individus et des groupes sociaux au territoire et quant à l’influence de ce dernier sur les pratiques et les trajectoires individuelles et
sur la constitution de groupes sociaux. Le cumul de
situations de pauvreté produit-il des effets spécifiques ?
Ou, pour le dire autrement, le fait d’habiter un quartier
concentrant une population pauvre est-il socialement
pénalisant ? Ces questions ont suscité des travaux portant sur l’“effet de quartier” et ont rencontré d’autres
approches venant en particulier de la psychosociologie,
développées depuis les années soixante. Toute une littérature portant plus particulièrement sur les jeunes et sur
les enfants tente ainsi de démontrer le rôle du quartier
dans les structurations individuelles et collectives (9). Ce
type de recherche pose de nombreux problèmes quant à
la définition du territoire du quartier, quant à la prise en
compte du temps et des trajectoires, et surtout quant à
la distinction entre les effets propres au quartier et ceux
qui sont liés à d’autres facteurs, comme l’influence de
la famille. Ce dernier point constitue un véritable enjeu
pour les études centrées sur les enfants et adolescents,
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d’autant que la plupart d’entre elles revendiquent une
utilité sociale et politique pour mieux cibler le problème et les réponses à y apporter. Si l’effet de quartier est
en fait l’expression de caractéristiques familiales, ce
n’est pas sur le quartier qu’il faut agir mais sur les
familles pauvres en général, et cela repose sur une politique sociale plutôt que sur une politique territoriale ou
de déségrégation. Or, de ces travaux ne se dégage aucune démonstration convaincante concernant l’existence
d’un effet propre au quartier et les résultats produits
sont incomplets et souvent contradictoires. La compréhension des processus selon lesquels le milieu influerait
sur les individus, la nature de ces interactions, de même
que les caractéristiques des individus les plus sensibles
à cet effet de quartier, restent par ailleurs des questions
ouvertes qui ne sont pas non plus sans enjeux pratiques.
Ce bilan mitigé n’empêche cependant pas que les politiques du logement aient été infléchies, depuis les
années soixante-dix, au nom d’un effet de quartier,
conduisant à l’arrêt de la construction sociale, déjà marginale. C’est aussi sur cette base qu’ont été légitimées
les opérations de démolition de logements sociaux et
qu’ont été conduites différentes expériences de
déségrégation.
Les expériences de déségrégation
Les expériences de déségrégation renvoient à des
démarches et à des enjeux différents. Certaines font
suite au succès de luttes anti-ségrégatives conduites par
des associations appartenant au mouvement des droits
civiques, d’autres à des stratégies de gestion d’organismes bailleurs qui légitiment des transformations profondes de leur parc de logements au nom de la recherche d’une mixité sociale. Nous nous attarderons ici sur
les premières, qui ont donné lieu à de nombreux travaux
d’évaluation.
Dans les années soixante, s’appuyant sur la législation
du Civil Right Act, des associations liées au mouvement des droits civiques engagèrent des poursuites judiciaires contre les bailleurs sociaux et contre l’administration municipale, parfois fédérale, pour dénoncer les
politiques ségrégatives qui conduisaient à ne construire
des logements sociaux que dans certains quartiers et à
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les attribuer sur des critères raciaux. La Cour suprême
rendit alors plusieurs jugements condamnant les organismes bailleurs et les municipalités à mettre en œuvre
des politiques de déségrégation. Ceux-ci partaient du
principe que la mobilité de familles pauvres appartenant à la minorité noire vers des quartiers aisés blancs
représentait le remède à la ségrégation spatiale ; il
s’agissait aussi de donner le droit à la mobilité et au
choix de résidence à des ménages qui avaient subi le
préjudice de la ségrégation.
Ces jugements furent médiatisés, ainsi que les quelques
expériences de déségrégation
qui virent le jour dans leur
sillage. Il en est ainsi de l’expérience des Gautreaux à
Chicago, du nom d’une militante du mouvement des droits
civiques à l’origine de la
plainte. Ce programme visait à
favoriser la mobilité des familles noires par l’octroi
d’une aide personnalisée au logement, celui-ci devant
obligatoirement être situé dans des quartiers aisés de
l’agglomération. L’expérience aura duré plus de vingt
ans pour délocaliser 7 100 familles noires à faibles
revenus, essentiellement des familles monoparentales
(10). Il s’agit du programme de déségrégation le plus
lourd et le plus étudié jamais engagé aux États-Unis. Il
a servi de modèle à une cinquantaine de programmes,
et surtout à une expérimentation fédérale lancée en
1992, dénommée Moving to Opportunity. Cette dernière, financée par le HUD (ministère fédéral du
Logement et de l’Urbanisme), a débuté en 1994 dans
cinq villes (Baltimore, Boston, Chicago, New York et
Los Angeles) (11), et a permis le relogement de 4 500
familles habitant des logements sociaux (public housing) localisés dans des quartiers dont au moins 40 %
des individus étaient considérés comme pauvres, ce critère correspondant à la définition des ghettos ou de l’underclass (12).
La thèse de l’effet de quartier sert de base à ces expériences. Il s’agit en effet, en déplaçant des familles pauvres dans des quartiers plus favorisés, de multiplier les
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“ Un effet
de quartier”
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possibilités offertes tant du point de vue de la structuration et de la qualité des équipements, notamment scolaires, que de la fréquentation de familles susceptibles
d’obéir à d’autres valeurs et comportements sociaux et
individuels, en particulier dans le rapport à l’école ou
au travail. C’est donc avant tout sous cet angle que ces
opérations sont évaluées, dans des conditions de “laboratoire” exceptionnelles. Ces évaluations s’appuient sur
l’analyse des changements observés au sein du groupe
des populations transplantées comparé à un groupe
témoin resté dans le quartier d’habitat social. Les principaux critères retenus sont l’insertion des adultes dans
le monde du travail, les résultats scolaires des enfants et
l’intégration dans les réseaux sociaux. Les conditions
expérimentales sont particulièrement contrôlées pour l’évaluation du programme Moving to Opportunity, programme construit à des fins démonstratives, où un second
groupe témoin est constitué, formé lui aussi de ménages
logés dans le parc social et auxquels est attribuée une
aide personnelle au logement
(voucher) sans condition de
localisation de ce logement
dans un quartier aisé.
Que concluent ces évaluations ?
Tout d’abord, ces expériences
de mobilité semblent répondre
à une demande des ménages.
Dans
l’opération
des
Gautreaux, comme dans le programme
Moving
to
Opportunity, les candidats à la mobilité sont bien plus
nombreux que les candidats retenus (13). De façon générale, les effets de la transplantation sont ambivalents et
varient fortement selon les ménages. Les individus
transplantés gagnent, dans leur nouveau quartier, un sentiment de sécurité et de tranquillité qui, dans la plupart des
cas, avait motivé le choix du déménagement. La satisfaction par rapport aux logements est en revanche loin d’être unanime, leur mauvais entretien étant souvent souligné.
Le passage dans le secteur privé ne procure pas automatiquement un logement mieux entretenu et il met les ménages en situation de fragilité dans le jeu du marché.
Par ailleurs, l’amélioration de l’accès au marché du tra-
“ Candidats
de la mobilité”
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Mixité sociale
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vail reste difficile à mesurer. L’évaluation des
Gautreaux indique que les adultes relogés dans un quartier aisé trouvent plus facilement un emploi, sans que
les salaires ou la qualification ne soient néanmoins
améliorés (14). Le programme MTO montre des résultats beaucoup moins assurés. Ce programme a été engagé en même temps que la
réforme du Welfare et dans
une période de croissance économique. On observe ainsi, de
façon générale, une baisse
significative du chômage,
mais celle-ci n’apparaît pas
plus importante que pour les
groupes témoins. Les barrières
à l’emploi auxquelles sont
confrontés ces ménages (en
particulier leur faible qualification, la non-maîtrise de
l’anglais ou de fréquents problèmes lourds de santé) ne
peuvent être surmontées du seul fait de leur transplantation.
Les résultats en termes de scolarité sont aussi mitigés.
Il faut ici rappeler que les écoles publiques des ghettos
sont à double titre les écoles du pauvre. Non seulement
elles accueillent des enfants venant de ménages socialement défavorisés, mais elles sont aussi pauvres en
moyens et en encadrement car leur financement repose
essentiellement sur les impôts locaux. Le niveau scolaire des écoles de banlieue est bien supérieur à celui des
écoles de centre-ville. Aussi, une part des enfants ayant
déménagé connaît-elle des difficultés en arrivant dans
un nouvel établissement, qui se traduisent soit par leur
rétrogradation dans une classe de niveau inférieur, soit
par le placement dans une classe spécialisée. Les témoignages des parents et des enfants sont très contrastés :
certains soulignent un meilleur suivi scolaire de la part
des enseignants et un sentiment de sécurité au sein de
l’école, d’autres insistent sur les comportements racistes ou stigmatisants qui rendent difficile l’insertion des
enfants. Nombre de familles du programme MTO ont
ainsi choisi de ne pas scolariser leurs enfants dans leur
nouveau quartier. Pour les enfants qui surmontent ces
difficultés, les résultats scolaires atteignent de meilleurs
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“ Résultats mitigés”
NOTES
1 - On se référera en particulier aux travaux contradictoires de Jane Jacob et de
Herbert Gans : J. Jacobs, The Death and
Life of Great American Cities, New York,
Randomn House, 1961 ; Herbert Gans,
“The balanced community : homogeneity
or heterogeneity in residential areas ?”,
Journal of the American Institute of
Planners, XXVII, n° 3, 1961, p.176-184.
2 - En particulier, l’utilisation qu’en fait
Éric Maurin dans son ouvrage, Le ghetto
français (2004), est univoque et ne tient
pas compte de la pluralité et contradiction
du caractère contradictoire des résultats
3 - K. Jackson, Crabgrass Frontier : the
Suburbanization of the United States,
New York, Oxford University Press, 1987 ;
R. Fishman, Bourgeois Utopia, the Rise
and Fall of Suburbia, Basic Books, New
York,, 1985.
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4 - W. J. Wilson, The Truly disadvantaged :
the inner-city, the underclass and public
policy, The University of Chicago Press,
1987, 1987, traduit en France, Les oubliés
de l’Amérique, Desclée de Brouwer,
1994.
5 - A. A. Berube, W. H. Frey, “A Decade of
Mixed Blessings : Urban and Suburban
Poverty in Census 2000”, The Brookings
Institution, Census 2000 Survey Series,
2002, 2002.
6 - Cette période a vu, en particulier dans
les années soixante, sous la présidence de
Johnson, la mise en œuvre de nombreux
programmes de lutte contre la pauvreté.
7 - W.J Wilson a par la suite renoncé à utiliser le terme d’underclass, tenant compte
de son passif médiatique, et l’a remplacé
par celui de ghetto.
8 - Voir en particulier E. Andersonlijah,
Code of Street : Decency, Violence and
the Moral Life of the Inner City, New
York, WW. Norton, 1999 ; P. Bourgois, En
quête de respect, le crack à New York,
Paris, Le Seuil, 2001 ; K. Newman, No
Shame in my Game, New York, Russel
Sage Foundation and Knopf, 1999.
9 - Maryse Marpsat a proposé une revue
de cette littérature : “La modélisation des
«effets de quartier» aux États-Unis, une
revue des travaux récents”, Population,
54(2), 1999, p. 177-204.
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Informations sociales n° 125
scores et semblent ouvrir plus de perspectives d’accès à
un emploi ou à l’université. Mais dans quelle mesure
ces résultats n’indiquent-ils pas avant tout qu’il est plus
facile de réussir dans des écoles mieux dotées en équipements et en enseignants ?
Enfin, l’insertion sociale des familles dans leur environnement social se fait de façon contrastée, même si la
sécurité gagnée dans le nouveau quartier est largement
soulignée. Certains ménages ont à affronter des réactions racistes ou de rejet social, et une violence symbolique feutrée semble parfois remplacer la violence physique des ghettos noirs. Plusieurs d’entre eux relatent
des problèmes avec les voisins ou le propriétaire
concernant les enfants et leur utilisation de l’espace
public. La dispersion a parfois aussi comme revers la
perte des liens sociaux et familiaux, et c’est sans doute
ce qui a conduit 30 % des ménages de l’expérience
Gautreaux à revenir en centre-ville.
Au bout du compte, les résultats de ces expériences de
déségrégation ne semblent pas confirmer les hypothèses de départ, pas plus d’ailleurs qu’ils ne les infirment.
Le déménagement a certes permis à certains d’engager
des parcours de mobilité, mais ceux-ci sont jalonnés
d’obstacles qui renvoient aux caractéristiques sociales
de ces ménages. Pour d’autres, il s’est traduit par un
isolement social accentué et par de nouvelles difficultés. Dès lors, si les effets de contexte jouent bien
dans le destin des ménages, on ne saurait pour autant les
appréhender de façon simpliste et homogène.
Interviennent ici les trajectoires sociales et familiales
mais aussi différentes dimensions sociales, spatiales et
institutionnelles de l’organisation urbaine des quartiers
dont ne rendent pas compte les catégories de quartier
pauvre ou de quartier aisé.
Ces expériences américaines posent la question des
effets à long terme de la ségrégation sociale et raciale
sur les individus qui en sont victimes et alimentent un
débat émergeant en France sur le rôle du “contexte” ou
du “milieu” sur le destin social des habitants d’un quartier. Intéressantes de ce point de vue, elles s’appuient
cependant sur l’hypothèse qu’elles ne parviennent pas à
démontrer selon laquelle le fait de résider dans un quartier pauvre (15) n’aurait que des effets négatifs sur les
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Mixité sociale
SORTIR DES FRONTIÈRES
Mixité sociale
SORTIR DES FRONTIÈRES
10 - L. Rubinowitz et J. Rosenbaum,
Crossing the Class and Color Lines, from
Public Housing to White Suburbia,
University of Chicago Press, 1999.
11 - Lancé par l’administration Clinton, ce
programme fut restreint par le Congrès,
qui limita la démonstration à six villes
d’au moins 400 000 habitants situées
dans une aire métropolitaine d’au moins
1,5 million d’habitants. Seize villes se
sont portées candidates.
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12 - J. Goeringohn, Choosing a Better Life ?
Evaluating the Moving to Opportunity
Social Experiment, The Urban Institute
Press, 2003.
13 - Il convient d’ailleurs de souligner que
les ménages ayant suivi l’ensemble du
processus de mobilité sont ainsi triés à
trois étapes. D’une part, il s’agit de ménages suffisamment motivés pour se porter
candidats ; d’autre part, sont écartées les
candidatures de ceux qui ont eu affaire à
la justice ou qui ont fait preuve de “problèmes comportementaux”. Enfin, les
ménages sélectionnés, certes formés et
assistés, doivent eux-mêmes trouver leur
logement. Compte tenu du poids de la
discrimination raciale, cela ne manque
pas de créer des obstacles : ainsi, dans
l’expérience des Gautreaux, le taux de
relogement n’a atteint que 25 %. Ce processus de sélection n’est probablement
pas sans incidence sur les résultats de
l’expérimentation.
14 - Susan Popkin et Laura Harris,
Families in Transition, a Qualitative
Analysis of the MTO Experience, Final
Report, HUD, 2002.
15 - En partant d’ailleurs d’une définition
statistique du quartier pauvre qui nie la
diversité et l’hétérogénéité interne des
quartiers concernés.
n° 125 Informations sociales
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habitants. Elles négligent en cela la dimension du quartier comme espace de ressources, qui est pourtant mise
en avant dans un autre volet important des politiques
urbaines américaines, fondé sur l’empowerment et le
développement communautaire. Les politiques urbaines semblent ainsi balancer entre déségrégation et revitalisation des quartiers pauvres, tout comme coexistent
en France les politiques de mixité sociale et celles
visant à un développement plus endogène des quartiers
en difficulté.
Cette politique expérimentale représente par ailleurs
une goutte d’eau au regard des puissants processus
ségrégatifs qui continuent à caractériser les villes américaines. Si elle a le mérite indéniable d’ouvrir des perspectives de mobilité pour quelques milliers de ménages, ses évaluations interrogent cependant le postulat
des bénéfices de la mixité sociale qui oriente aujourd’hui fortement les politiques publiques. I