Pénélope donne la réplique. Voix de femmes dans The Penelopiad

Transcription

Pénélope donne la réplique. Voix de femmes dans The Penelopiad
Pénélope donne la réplique.
Voix de femmes dans The Penelopiad
de Margaret Atwood
Have I – a Voice ?
A. S. Byatt, Possession
O
n connaît le goût de Margaret Atwood, romancière, nouvelliste
et poète canadienne, pour l’imaginaire mythologique, et
notamment pour les figures qui peuplent l’Odyssée. Témoin les titres de
quelques-uns de ses poèmes : « Orpheus », « Eurydice », « Letter from
Persephone », « Helen of Troy Does Counter Dancing », « Cyclops »
ou « Siren Song »1. Ce recours occasionnel à la mythologie peut être
utilement rapproché des fréquents appels à l’intertexte shakespearien
tels que les pratique également Margaret Atwood. On pense ici en
particulier à la nouvelle « Gertrude Talks Back », qui par sa forme
et son ton préfigure The Penelopiad2. Réinterprétation de la scène du
boudoir dans Hamlet, la nouvelle se lit comme un « dialogue à une
voix » : de l’échange entre Gertrude et son fils, réécrit sur le mode
burlesque, Atwood ne retient que les répliques de la mère.
Quoi ? Une odeur répugnante… ? Mon lit n’est absolument pas
poisseux, quel que soit le sens donné à ce terme ! Une porcherie,
vraiment ! Sache, même si cela ne te regarde pas, que je change les
draps deux fois la semaine, ce qui est mieux que toi, si j’en juge
1. Les poèmes cités, issus à l’origine de différents recueils, sont tous inclus dans
l’anthologie Eating Fire: Selected Poetry, 1965-1995, Londres, Virago, 1998.
2. Le rapprochement est fait par Coral Ann Howells dans son article « “We Can’t Help
but Be Modern”: The Penelopiad », in Sarah A. Appleton (dir.), Once upon a Time: Myth,
Fairy Tales and Legends in Margaret Atwood’s Writings, Newcastle upon Tyne, Cambridge
Scholars Publishing, 2008, p. 64. Sans s’intéresser spécifiquement à la problématique de
la voix, Coral Ann Howells suggère à plusieurs reprises son importance pour l’étude de
The Penelopiad.
par ma dernière visite à ta piaule d’étudiant à Wittenberg. C’était
dégueulasse3 !
Ainsi Hamlet, en position de force dans le texte original, est-il réduit
au silence, sa voix n’étant plus figurée que par des lignes de blanc entre
les paragraphes ; l’injonction de Gertrude dans Hamlet – « Ô Hamlet,
ne parle plus 4 ! » – se trouve réalisée. Si le dispositif mis en place dans
The Penelopiad paraît d’emblée plus complexe – et pour cause, il ne
s’agit pas d’une simple nouvelle –, les deux hypertextes participent d’une
même ambition : redonner la parole à un personnage féminin jusqu’ici
relégué aux marges du récit et de la critique. Margaret Atwood opère
pour ainsi dire un recentrage sur le personnage de Pénélope, sur son
histoire, dont elle explore les zones d’ombre, sa géographie propre, son
entourage (les douze suivantes forment un chœur qui vient commenter à
intervalles réguliers l’histoire de Pénélope), et avant tout sur sa voix, son
récit prenant la forme d’une confession à la première personne. Ce sont
les modalités et les mécanismes de cette prise de parole féminine qu’on se
propose d’analyser ici. Dans quelles conditions la parole féminine est-elle
rendue possible ? Quelles formes prend-elle ? Que permet-elle d’articuler ?
Autant de questions auxquelles je tenterai d’apporter quelques éléments
de réponse, en me concentrant sur l’hypotexte, puis sur sa réécriture.
C’est contre une certaine vision de Pénélope, véhiculée par les
exégètes du poème d’Homère, qu’écrit Margaret Atwood ; entre autres,
contre « une tradition de lecture [qui] en a fait un personnage fade et
inactif5 ». Parangon de fidélité, de constance et de sagesse, Pénélope
6
serait cette femme certes admirable mais toute de passivité , sans
3. Margaret Atwood, « Gertrude donne la réplique », in La petite poule rouge vide son cœur,
trad. Hélène Filion, Paris, Le Serpent à plumes, 1996, p. 16. [« The rank sweat of a what?
My bed is certainly not enseamed, whatever that might be! A nasty sty, indeed! Not that it’s
any of your business, but I change those sheets twice a week, which is more than you do, judging
from that student slump pigpen in Wittenberg. » Margaret Atwood, « Gertrude Talks Back »,
in Good Bones, Londres, Virago, 1993, p. 16.]
4. Shakespeare, Hamlet, in Tragédies, trad. Jean-Michel Déprats, Paris, Gallimard,
coll.« Bibliothèque de la Pléiade », 2002, t. I, acte III, scène iv, l. 88. [« O Hamlet,
speak no more ! »]
5. Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le Chant de Pénélope. Poétique du tissage féminin dans
l’Odyssée, Paris, Belin, 1994, p. 14.
6. Voir par exemple ce qu’en dit Marie-Madeleine Mactoux dans Pénélope. Légende et mythe,
Paris, Les Belles Lettres, 1975, p. 21 : « Or, s’il est un trait qui caractérise Pénélope dans
l’Odyssée, c’est bien cette attitude passive à l’égard des événements qu’elle subit sans jamais les
dominer ; elle ne prend que très rarement une décision, n’a jamais rien entrepris pour avoir des
nouvelles de son mari absent et est tenue par Télémaque à l’écart de ses projets. »
164 Le Paon d’Héra – Hera’s Peacock n°9
profondeur malgré l’« intelligence rusée » qu’on lui reconnaît, être
exsangue à placer du côté d’une ennuyeuse neutralité et d’une émotivité
se manifestant dans d’intempestives crises de larmes – « l’éplorée et
pitoyable Pénélope » (iv, 801), « gémissant à faire pitié » (iv, 719). Portrait
trop réducteur selon l’académicien Alain Peyrefitte, qui tenta, dans un
essai publié en 1949 et intitulé Le Mythe de Pénélope, une réhabilitation
du personnage. Peyrefitte conteste ce « visage gris 7 » que la postérité a
donné à Pénélope, et montre en quoi « le silence de Pénélope » – c’est le
titre du premier chapitre de son essai – fait sa force et son originalité.
Le retrait devient pudeur, la réserve spiritualité.
Si la parole est le corps de la pensée, parler serait aussi grave pour
Pénélope que livrer son corps. Le langage risquerait, par une diffusion
impudique, de profaner son âme la plus secrète ; rompant le cercle de
sa solitude, il lui rendrait le sentiment de sa séparation. […] Par là, son
silence et son refus ne font qu’un : double condition de son aventure
spirituelle. C’est la même tenue, la même retenue, qui brident son
verbe, et qui brident sa chair. À refuser ses dons, à taire son secret, elle
s’unit à une autre vie, qu’en la profanant elle aurait brisée8.
Son silence est en définitive une preuve indiscutable de sa grandeur :
Aussi ne dit-elle rien que d’indispensable ; quand elle parle, ses
mots s’enrobent d’un silence majeur qui leur donne un sens inconnu ;
au lieu de le rompre, ils le prolongent et le préparent. L’expression,
sobre en général chez Homère, prend dans sa bouche encore plus de
rigueur. Jamais une phrase qui ne soit en dessus ou en dessous de
la pensée : le verbe seul, dans sa plus juste pesanteur. Pénélope peut
se vanter de n’avoir pas dit un mot d’inutile – la seule femme chez
Homère qui ne bavarde pas9.
S’il substitue à la notion de passivité l’idée d’un silence signifiant,
Alain Peyrefitte se démarque pourtant peu des représentations
communes de Pénélope – on s’en rend compte ne serait-ce qu’à la
lecture de ces quelques lignes. L’essayiste fait de Pénélope une figure
de la pénombre, une présence insaisissable retirée dans son gynécée,
une île dans l’île, aussi inaccessible pour les prétendants qu’Ithaque
l’est pour Ulysse errant. Non contente d’incarner le silence, Pénélope
7. Alain Peyrefitte, Le Mythe de Pénélope, Paris, Gallimard, 1977, p. 24.
8. Ibid., p. 18-19.
9. Ibid., p. 19.
Ulysse – Ulysses 165
l’impose à ceux qui l’entourent : « Qu’elle paraisse, tout se tait 10 ». On
voit l’ambiguïté d’une telle réhabilitation, qui perpétue l’idéal d’une
féminité dans l’effacement. Peyrefitte fétichise le silence de Pénélope en
convoquant implicitement le stéréotype de la bavarde, nécessairement
frivole et ridicule.
Qu’en est-il effectivement de la parole de Pénélope dans l’Odyssée ?
Il semble d’abord que ce silence qui, selon Peyrefitte, la caractérise, ne
soit pas toujours le résultat d’un choix, d’une attitude délibérément
en retrait. La première apparition du personnage l’illustre bien. Alors
qu’une Pénélope attristée vient prier l’aède Phémios de chanter un autre
thème que celui du retour de Troie, Télémaque, insensible à la douleur
de sa mère, ordonne à celle-ci de retourner chez elle et de se remettre à
son ouvrage : « la parole est affaire d’hommes,/ et d’abord mon affaire :
car la force, ici, m’appartient11 ! » (i, 358-359). Et Pénélope, malgré sa
stupéfaction, de regagner sa chambre en saluant la sagesse de son fils,
dont les propos explicitent le lien intrinsèque entre parole, pouvoir et
masculinité dans le monde patriarcal du mythe grec. Assurément, il
arrive au jeune homme de douter de ses capacités d’expression : « Je ne
sais pas encore user de paroles prudentes » (iii, 23), confie-t-il à Athéna,
qui l’invite à interroger Nestor. C’est sans compter, toutefois, sur la
protection divine dont il bénéficie – « Télémaque, les mots que tu n’auras
pas trouvés seul,/ quelque dieu te les soufflera » (iii, 26-27) – ainsi que sur
les dons hérités d’Ulysse – « Fils d’un tel père, tu ne pouvais parler que
sensément » (iv, 206). Autant de garanties d’une infaillible éloquence.
Ulysse lui-même survit à la terrible tempête déclenchée par Poséidon par
le simple usage d’une parole qui se révèle soudain performative :
« Aie donc pitié, Seigneur, de qui se fait ton suppliant. »
Il dit ; bientôt le fleuve interrompit son cours, retint
ses flots, et lui ouvrit le tranquille refuge
de l’estuaire. (v, 450-453)
Arrivé en Phéacie, c’est par un « doux astucieux discours » (vi, 148)
qu’Ulysse s’attire les faveurs de Nausicaa. Et c’est évidemment par la
puissance de son verbe, déployée dans le long récit de ses aventures, qu’il
séduit les Phéaciens… Pénélope, de son côté, multiplie les assignations au
silence. Qu’elle fasse part de ses inquiétudes au fantôme d’Iphthimé envoyé
par Athéna, fort bien, mais qu’elle ne s’avise pas de demander dans le même
10. Ibid., p. 15.
11. Les citations de l’Odyssée sont tirées de la traduction de Philippe Jaccottet, Paris, La
Découverte, 2004.
166 Le Paon d’Héra – Hera’s Peacock n°9
temps des nouvelles de son époux : « il ne faut point parler en l’air » (iv,
837), rétorque le fantôme avant de disparaître. Absente de la partie centrale
du récit, à peine mentionnée (car elle est aussi l’objet d’un silence), Pénélope
ne refait surface que dans les derniers chants. Certes, c’est à l’occasion du
retour d’Ulysse et de Télémaque en Ithaque que sa voix trouve enfin à se
faire entendre : « Sur ce point, mon enfant, tu as fort bien parlé » (xviii,
170), affirme l’intendante Eurynomé à Pénélope, qui éprouve le désir
– encore est-il contraint par Athéna – de paraître devant les prétendants
afin de leur tenir ce qu’Ulysse appelle des « propos de miel » (xviii, 283).
Mais on retiendra plus volontiers de cette fin de récit la répétition quasi à
l’identique de l’épisode de mise au silence de Pénélope par Télémaque au
premier chant. Ulysse, déguisé en mendiant, veut s’essayer à l’arc que les
prétendants ne sont pas parvenus à tendre. Pénélope, qui intervient en sa
faveur, est immédiatement interrompue par son fils, dans des termes qui
font directement écho à ceux employés plus tôt : « le jeu de l’arc est l’affaire
des hommes,/ et d’abord mon affaire, car la force, ici, m’appartient »
(xxi, 352-353)12 . Signalons enfin le mutisme de Pénélope au moment des
retrouvailles avec Ulysse : « je ne puis prononcer un mot ni questionner »
(xxiii, 106), déclare-t-elle à Télémaque, qui dès lors sert d’intermédiaire à
la conversation entre les deux époux. Ces quelques exemples montrent bien
en quoi la voix de Pénélope fait problème : Pénélope est plus souvent du
côté du sommeil que de la veille, du silence que de la parole, et de la parole
privée que de la parole publique.
C’est sur le mode du travestissement burlesque13 que Margaret Atwood
s’applique à renverser la hiérarchie des voix telle qu’elle apparaît dans
l’Odyssée. On peut interpréter le projet, d’inspiration féministe, comme
une réponse au constat dressé et à la question posée par Véronique Gély :
Les mythes grecs et romains […] nous sont prioritairement connus
par des textes, écrits dans un contexte donné, avec une intention
donnée. Ces textes, dans leur immense majorité, ont été écrits par des
hommes. Est-ce à dire que ces textes ne transmettent que la voix des
hommes, et plus précisément que la voix de la domination masculine14 ?
12. Le parallèle ainsi fait entre le chant et l’arc confirme le lien parole/force déjà signalé,
comme le note la critique féministe Peggy Kamuf, « Penelope at Work: Interruptions in A
Room of One’s Own », NOVEL: A Forum on Fiction, vol. 16, no 1, 1982, p. 6.
13. Voir Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, coll.
« Points Essais », 1982, p. 77-96.
14. Véronique Gély, « Les sexes de la mythologie. Mythes, littérature et gender », in Anne
Tomiche et Pierre Zoberman (dir.), Littérature et identités sexuelles, Paris, SFLGC, 2007, p. 71.
Ulysse – Ulysses 167
Atwood répondrait sans aucun doute par l’affirmative : non seulement
l’Odyssée transmet la voix de la domination masculine, mais encore elle
le fait en consacrant la voix des hommes aux dépens de celle des femmes.
D’où le besoin de faire entendre celle-là au détriment de celle-ci, dans
la plus pure tradition du revisionist mythmaking pratiqué entre autres,
dans le domaine de la poésie américaine, par H. D., Anne Sexton ou
Sylvia Plath15. La révision, chez Margaret Atwood en général et dans
The Penelopiad en particulier, prend la forme d’un « revoisement ».
Ainsi la parole est-elle donnée à Pénélope. Il s’agit pour Atwood
de répondre à la question posée par Alain Peyrefitte – « Qu’a-t-elle
fait pendant vingt ans – les dix ans de la guerre de Troie et les dix
du retour d’Ulysse16 ? » – et plus largement d’esquisser la biographie
de ce personnage prétendument insaisissable (la chronologie de The
Penelopiad dépasse celle de l’Odyssée et Pénélope prend son enfance
pour point de départ de son récit). D’entrée se pose donc la question du
genre de The Penelopiad. On est ici au plus loin de l’épopée : l’usage de
la première personne, tout au long du texte, nous entraîne du côté de
la confession, où grands exploits et faits héroïques laissent place à une
narration du quotidien, dans ce qu’il peut avoir de plus insignifiant.
Pour autant, une ambiguïté générique demeure. Le récit est en effet
traversé de marques d’oralité qui le rapprochent du texte théâtral, sans
jamais en reprendre tout à fait les codes. Avant même sa réécriture
pour la scène, intervenue en 200717, le texte original se présente comme
un texte fait pour être dit, joué, interprété, comme en témoigne par
exemple l’avertissement à la lectrice tentée par le modèle d’abnégation
que représente Pénélope :
Ne suivez pas mon exemple ! voudrais-je crier à vos oreilles – oui,
c’est à vous que je parle. Mais quand j’essaie de crier, on dirait un
hibou18.
15. Voir l’article d’Alicia Ostriker, où Margaret Atwood est d’ailleurs mentionnée,
« The Thieves of Language: Women Poets and Revisionist Mythmaking », Signs, vol. 8,
no 1, 1982, p. 68-90.
16. Alain Peyrefitte, Le Mythe de Pénélope, op. cit., p. 21.
17. La pièce tirée de The Penelopiad a été créée en 2007 par la Royal Shakespeare Company
au Swan Theatre de Stratford-upon-Avon, dans une mise en scène de Josette Bushell-Mingo.
Voir Margaret Atwood, The Penelopiad: The Play, Londres, Faber and Faber, 2007.
18. Margaret Atwood, L’Odyssée de Pénélope, trad. Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Paris,
Flammarion, 2005, p. 14. [« Don’t follow my example, I want to scream in your ears – yes,
yours ! But when I try to scream, I sound like an owl. » Margaret Atwood, The Penelopiad,
Édimbourg, Canongate, 2005, p. 2] Les numéros de pages des deux éditions seront
désormais donnés entre parenthèses après les citations.
168 Le Paon d’Héra – Hera’s Peacock n°9
Pénélope construit ici son auditoire et l’inscrit au sein de son
récit. Le pronom possessif « vos », dont on ne sait d’abord à qui il se
rapporte, est précisé par l’ajout en fin de phrase de « oui, c’est à vous
que je parle » : l’auditoire implicite est bien exclusivement féminin,
et l’on peut reconstituer une scène d’énonciation dans laquelle la
parole circule de femme à femme, et où le lecteur/l’auditeur homme se
retrouve indirectement dans la position d’eavesdropper, sinon dans celle
d’intrus ; quant aux italiques, ils ont pour double rôle de signaler le
discours dans le discours et de transcrire à même la page une inflexion
de voix. On note le paradoxe d’une voix qui, alors même qu’elle tente
de se matérialiser dans le texte et de le traverser pour mieux atteindre
la lectrice, constate son propre échec : la voix humaine ne parvient
que sous la forme inarticulée d’un ululement. On retrouve d’ailleurs
l’image du hibou, métaphore de la parole défaillante, dans l’ultime
intervention des suivantes, à la dernière page de The Penelopiad. Les
douze jeunes filles sacrifiées viennent clore le récit de Pénélope par
un chant funèbre dont les premiers mots illustrent pleinement notre
propos : « Nous n’avions pas de voix », déclarent-elles. À l’issue de
leur chant, les suivantes se métamorphosent en hiboux et s’envolent.
Margaret Atwood donne à voir et à entendre la transformation de la
parole humaine en cri animal. Il faut prendre le texte original pour s’en
rendre compte :
and now we follow
you, we find you
now, we call
to you to you
too wit too woo
too wit too woo
too woo
The Maids sprout feathers, and fly away as owls. (195-196)19
Les dimètres iambiques parfaitement réguliers des deux premières
strophes du chant (« we had no voice/ we had no face/ we had no choice »)
cèdent la place, dans cette troisième et dernière strophe, à un rythme plus
incertain et plus proche de la prose (une syllabe additionnelle dans « and now
we follow », une syllabe en moins dans « now, we call ») ; l’effet est renforcé
19. « Too wit too woo » est une transcription du cri du hibou, rendu dans la traduction
française par « hou hou hou hou » (153).
Ulysse – Ulysses 169
par la soudaine prolifération d’enjambements (« we follow/ you », « we find
you/ now », « we call/ to you »). C’est par le biais d’une paronomase (« to you »
/ « too woo ») que la parole poétique prend enfin la forme du ululement.
Le processus de dégradation de la parole féminine est achevé. Et peut-être
faut-il comprendre le titre de ce chant final – il s’agit en fait d’un « Envoi » –
comme une forme discrète d’ironie : les suivantes ne sont précisément plus
« en voix », et c’est en vérité sur leur « envol » que se termine The Penelopiad.
Pour autant, cette conclusion ambiguë, en accord avec la tonalité plus
sombre de la fin du texte, ne remet pas en cause la joyeuse prolixité qui
caractérise les douze jeunes filles dans le reste de The Penelopiad. Comme
on l’a dit plus tôt, les suivantes forment un « chœur » (le terme français
ne rend pas la dimension parodique du terme « chorus line » utilisé par
Atwood), dont les intermèdes rejouent et commentent, le plus souvent avec
humour, parfois avec cynisme, le récit de Pénélope. La parole des suivantes
y est protéiforme : à l’opposé du discours continu et structuré de Pénélope,
les suivantes s’expriment successivement au travers d’une comptine, d’une
lamentation, d’un air populaire, d’une idylle, d’une chanson de marins,
d’une ballade, d’un drame, d’un cours d’anthropologie, d’un document
20
vidéo, d’une chanson d’amour, et enfin de l’envoi déjà cité . Atwood
pousse à l’excès, lors de ces interruptions, mélange des tons, ruptures de
registre, et autres anachronismes, qui caractérisent par ailleurs la voix de
la nouvelle Pénélope (et qui, du reste, sont une constante de ce type de
réécriture, du Virgile travesti de Scarron au Phèdre de Pierre Dac). On peut
voir dans ce chœur chahuteur une transposition au féminin de la cohue des
prétendants qui, dans l’Odyssée, peuplent le palais d’Ulysse – « hommes
d’excès » (i, 368) préoccupés « de danse et de chant » (i, 152) – et y font
régner une perpétuelle cacophonie. Ici, la cacophonie semble traduire une
libération de la parole, qui dès lors se fait changeante, insaisissable dans ses
infinies variations d’un genre à l’autre, d’un type de discours à un autre.
Les intermèdes sont autant de brouillages dans le récit lisse de Pénélope,
qui font sens si l’on prend en compte non pas seulement leur forme mais
aussi leur fond : il s’agit la plupart du temps de « récits alternatifs », qui
« contrebalancent, voire contredisent », la version des événements donnée
par Pénélope, laquelle est elle-même un « correctif » de la version originale
donnée dans l’Odyssée21. Dans leur drame Les Périls de Pénélope, par
exemple, les suivantes affirment sans retenue que « notre sage Pénélope/
20. Coral Ann Howells attire l’attention sur cette opposition entre le discours « savamment conçu »
de Pénélope et le discours « fragmentaire et à plusieurs voix » des suivantes (art. cit., p. 68).
21. Tomoko Kuribayashi, « Atwood’s Revisional Myth-Making in The Penelopiad and Recent
Poems », prononcé le 28 décembre 2006 dans le cadre de la session « Mythe et intertextualité dans
les œuvres de Margaret Atwood » de la convention de la Modern Language Association.
170 Le Paon d’Héra – Hera’s Peacock n°9
Était – s’agissant du sexe – une vraie salope22 » (118) et qu’elle aurait plus
d’une fois cédé aux avances de ses prétendants. Elles endossent alors les
rôles de Pénélope et d’Euryclée et nous révèlent une Pénélope libidineuse
et conspiratrice s’efforçant, avec l’aide d’Euryclée, de faire accuser ses
suivantes ; réapparaît dans le même temps le motif de la voix et du silence :
« Il faut les faire taire, sinon la vérité va éclater ! » déclare Euryclée, avant
de proposer plus péremptoirement de leur « [clouer] le bec en les expédiant
chez Hadès23 » (120). The Penelopiad – et c’est là un argument central de la
critique anglo-saxonne – est donc un texte pleinement polyphonique, car
il donne à entendre des voix plurielles, mais également des récits qui ne
coïncident pas nécessairement. Le rapport entre la parole de Pénélope et
celle de ses suivantes, groupe « doublement marginalisé, en termes de sexe
et de statut social24 », reproduit le rapport entre la parole d’Ulysse et celle
de Pénélope. Margaret Atwood évite l’écueil qui consisterait à remplacer
de façon simpliste la parole masculine par une parole féminine tout aussi
oppressante dans sa vision égocentrée des choses, et suggère que nul point
de vue ne saurait faire autorité.
En un mot, The Penelopiad problématise et met en scène les stratégies
de mise au silence du féminin présentées de façon implicite dans l’Odyssée.
On y retrouve entre autres l’association entre parole et pouvoir faite par
Télémaque dans l’épopée, cette fois dans la bouche des suivantes :
Nous sommes les servantes
par vous tuées
par vous trahies […]
Vous aviez le glaive
vous aviez le verbe
à vos pieds25
L’association, soulignée par l’anaphore, est désormais formulée par
les victimes – celles-là même qui ne devraient pas pouvoir la formuler
faute de pouvoir parler – et non plus par celui qui impose le silence.
22. « Penelope the Prissy/ Was – when it came to sex – no shrinking sissy ! » (147)
23. « They must be silenced, or the beans they’ll spill ! » (150) / « We’ll stop their mouths by
sending them to Hades – » (151)
24. Funda Başak Baskan, « “To Set the Record Straight for Good” : Postmodern Rewriting
of Myth in Margaret Atwood’s The Penelopiad », in Şebnem Toplu et Hubert Zapf (dir.),
Redefining Modernism and Postmodernism, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars
Publishing, 2010, p. 226.
25. « we are the maids/ the ones you killed/ the ones you failed » (5) / « you had the spear/ you
had the word/ at your command » (6)
Ulysse – Ulysses 171
Mieux, Margaret Atwood l’inclut dans une « Comptine pour sauter à
la corde » (il s’agit du premier intermède) et crée donc une discordance
entre le fond, accusation sérieuse portée contre les assassins Ulysse et
Télémaque, et la forme légère de la comptine ; l’effet de contraste rend
d’autant plus efficace la dénonciation. On retrouve un effet similaire
dans la « Chanson d’amour », où les suivantes reviennent sur leur
pendaison par Ulysse et se décrivent, à travers l’une de ces images
sanglantes dont elles semblent friandes, « la langue pendante, les yeux
exorbités, des chants étouffés dans la gorge 26 » (151). La privation de
parole devient dès lors une forme de mort métaphorique, qui débouche
en l’occurrence sur une mort bien réelle.
Si Pénélope n’a pas le franc-parler de ses suivantes, elle n’hésite
pourtant pas à dire la frustration ressentie face à l’infériorisation, voire
au déni, de sa parole. La jeune épouse n’a – littéralement – pas son mot
à dire au palais d’Ithaque, où Ulysse et Laërte d’une part, Euryclée et
la belle-mère Anticlée d’autre part, prennent en charge aussi bien les
décisions publiques que privées :
Autrement dit, la famille n’échappait pas aux traditionnels jeux de
pouvoir ayant pour but d’établir celui ou celle dont la parole aurait le plus
de poids. Tous s’entendaient sur un point : ce n’était pas la mienne27. (64)
Pénélope a pour seule mission, comme le lui rappelle Euryclée, de
produire un héritier pour Ulysse. « Il faut vous engraisser un peu, disaitelle, afin que vous donniez à Ulysse un beau gros garçon ! Tel est votre
travail. Je me charge du reste 28 . » C’est cependant Euryclée qui viendra
en aide à Pénélope lorsqu’elle celle-ci sera réduite au silence par les
douleurs de l’enfantement : « À la naissance de Télémaque, elle s’est vite
rendue indispensable. […] Quand la douleur m’a privée de la faculté de
la parole, elle a dit pour moi les prières à Artémis 29 », reconnaît bien
volontiers Pénélope. Le motif de l’enfantement comme unique « acte
de langage » autorisé aux femmes nous renvoie d’ailleurs directement
à l’un des poèmes de Margaret Atwood cités plus haut, « Letter from
Persephone », tiré du recueil Interlunar (1984). La déesse des Enfers y
26. « […] tongues sticking out, eyes bulging, songs choked in our throats. » (192)
27. « In other words, there was the standard family push-and-pull over whose word was to carry
the most weight. All were agreed on one thing: it was not mine. » (71) La traduction française
de référence ne conserve pas la métaphore de la « parole de poids », et a donc été adaptée.
28. « “We’ll have to fatten you up,” she would say, “so you can have a nice big son for Odysseus !
That’s your job, you just leave everything else to me.” » (63)
29. « She did make herself invaluable when Telemachus was born. […] She said the prayers to
Artemis when I was in too much pain to speak […]. » (63)
172 Le Paon d’Héra – Hera’s Peacock n°9
recense les souffrances de la mère au foyer traditionnelle, et évoque la
difficile relation des mères à leurs fils :
Ce sont là les fils
prononcés par vos corps,
les seuls mots qu’on voulait
vous entendre dire :
des bégaiements de chair30.
Il faut à ce propos faire le lien entre Perséphone et la Pénélope de
Margaret Atwood, laquelle narre précisément le récit de sa vie depuis les
Enfers. Ainsi que le signale Vanessa Guignery dans son ouvrage sur la voix
et le silence dans le roman contemporain de langue anglaise, la littérature
postmoderne et postcoloniale s’est entre autres donné pour tâche de faire
resurgir, au travers de contre-récits, des voix englouties par l’histoire – voix
de femmes en particulier, qui, à l’occasion, nous parviennent sous une
forme spectrale, fantomatique, ou désincarnée31. C’est ce qui se produit dans
plusieurs des romans d’Atwood, et en particulier dans The Penelopiad32 :
la voix de Pénélope, malgré son caractère très incarné dû à l’utilisation
d’un registre le plus souvent familier, est celle d’une morte. La position de
Pénélope est toutefois paradoxale. Comme elle le dit elle-même, c’est parce
qu’elle est morte que Pénélope peut enfin donner sa version ses faits ; de son
vivant, Pénélope était « parlée » plus qu’elle ne parlait :
[…] j’étais devenue un sujet de railleries, de plaisanteries, dont
certaines salaces ; on me transformait en récit, voire en plusieurs,
mais pas du genre que j’aurais souhaité. Que peut une femme quand
des commérages auréolés de scandale traversent les continents ? En se
défendant, elle se donnerait des allures de coupable. J’ai donc continué
d’attendre33. (14-15)
30. « These are the sons/ you pronounced with your bodies,/ the only words you could/ be expected
to say,/ these flesh stutters. » Margaret Atwood, Eating Fire, op. cit., p. 281 (ma traduction).
31. Vanessa Guignery, « Introduction: So Many Words, So Little Said », in Vanessa
Guignery (dir.), Voices and Silence in the Contemporary Novel in English, Newcastle upon
Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2009, p. 6.
32. Voir à ce sujet Hilde Staels, « The Penelopiad and Weight: Contemporary Parodic and
Burlesque Transformations of Classical Myths », prononcé le 28 décembre 2006 dans le
cadre de la session « Mythe et intertextualité dans les œuvres de Margaret Atwood » de la
convention de la Modern Language Association.
33. « […] how [people] were jeering, making jokes about me, jokes both clean and dirty ; how
they were turning me into a story, or into several stories, though not the kind of stories I’d prefer
to hear about myself. What can a woman do when scandalous gossip travels the world ? If she
defends herself she sounds guilty. So I waited some more. » (3)
Ulysse – Ulysses 173
En même temps, Pénélope n’est plus qu’une abstraction, et sans
réalité corporelle (elle évoque son état de « liplessness » [1]), comment
faire entendre son récit ? « Le problème, c’est que je n’ai pas de bouche
par où parler34 » (15), admet-elle dès les premières pages, regrettant que
tant de vivants confondent le son de sa voix avec le murmure du vent
ou le bruissement des chauves-souris au crépuscule. L’acte de parole,
s’il a effectivement lieu, reste pour Pénélope problématique dans son
essence même.
Margaret Atwood n’est certes pas la première romancière féministe
à avoir mis au jour à travers son œuvre les valeurs patriarcales sur
lesquelles reposent les mythes grecs. Le motif de la parole dérobée
et reconquise, quant à lui, est une constante de la critique littéraire
féministe 35. Atwood parvient cependant, en mêlant références highbrow et culture populaire, poésie et humour, emphase et familiarité, à
composer une polyphonie inédite pour les femmes de l’Odyssée, faisant
ainsi sortir Pénélope de ce halo de silence 36 dans lequel on l’a jusqu’à
présent placée. Le passage à la scène, dans ces conditions, allait de soi, et
l’on peut lire dans la note d’intention rédigée à l’occasion de la création
de The Penelopiad que la pièce « a été conçue comme une composition
pour deux voix : la voix de Pénélope elle-même, et la voix collective
des douze suivantes 37 ». Noble ou légère, la parole féminine sous toutes
ses formes se trouve réhabilitée, du récit de Pénélope aux chants des
suivantes, en passant par les bavardages d’Euryclée. Il appartient à la
lectrice, ou au lecteur, de savoir l’écouter.
M ichaël Roy
Université Paris 13
34. « The difficulty is that I have no mouth through which I can speak. » (4)
35. Voir le chapitre « Speech and Silence » dans l’ouvrage de Mary Eagleton, Working with
Feminist Criticism, Oxford, Blackwell, 1996, p. 16-31.
36. Alain Peyrefitte, Le Mythe de Pénélope, op. cit., p. 22.
37. « It was conceived as a composition for two voices – the voice of Penelope herself, and the
collective voice of the twelve maids […]. »