Pénélope donne la réplique. Voix de femmes dans The Penelopiad
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Pénélope donne la réplique. Voix de femmes dans The Penelopiad
Pénélope donne la réplique. Voix de femmes dans The Penelopiad de Margaret Atwood Have I – a Voice ? A. S. Byatt, Possession O n connaît le goût de Margaret Atwood, romancière, nouvelliste et poète canadienne, pour l’imaginaire mythologique, et notamment pour les figures qui peuplent l’Odyssée. Témoin les titres de quelques-uns de ses poèmes : « Orpheus », « Eurydice », « Letter from Persephone », « Helen of Troy Does Counter Dancing », « Cyclops » ou « Siren Song »1. Ce recours occasionnel à la mythologie peut être utilement rapproché des fréquents appels à l’intertexte shakespearien tels que les pratique également Margaret Atwood. On pense ici en particulier à la nouvelle « Gertrude Talks Back », qui par sa forme et son ton préfigure The Penelopiad2. Réinterprétation de la scène du boudoir dans Hamlet, la nouvelle se lit comme un « dialogue à une voix » : de l’échange entre Gertrude et son fils, réécrit sur le mode burlesque, Atwood ne retient que les répliques de la mère. Quoi ? Une odeur répugnante… ? Mon lit n’est absolument pas poisseux, quel que soit le sens donné à ce terme ! Une porcherie, vraiment ! Sache, même si cela ne te regarde pas, que je change les draps deux fois la semaine, ce qui est mieux que toi, si j’en juge 1. Les poèmes cités, issus à l’origine de différents recueils, sont tous inclus dans l’anthologie Eating Fire: Selected Poetry, 1965-1995, Londres, Virago, 1998. 2. Le rapprochement est fait par Coral Ann Howells dans son article « “We Can’t Help but Be Modern”: The Penelopiad », in Sarah A. Appleton (dir.), Once upon a Time: Myth, Fairy Tales and Legends in Margaret Atwood’s Writings, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2008, p. 64. Sans s’intéresser spécifiquement à la problématique de la voix, Coral Ann Howells suggère à plusieurs reprises son importance pour l’étude de The Penelopiad. par ma dernière visite à ta piaule d’étudiant à Wittenberg. C’était dégueulasse3 ! Ainsi Hamlet, en position de force dans le texte original, est-il réduit au silence, sa voix n’étant plus figurée que par des lignes de blanc entre les paragraphes ; l’injonction de Gertrude dans Hamlet – « Ô Hamlet, ne parle plus 4 ! » – se trouve réalisée. Si le dispositif mis en place dans The Penelopiad paraît d’emblée plus complexe – et pour cause, il ne s’agit pas d’une simple nouvelle –, les deux hypertextes participent d’une même ambition : redonner la parole à un personnage féminin jusqu’ici relégué aux marges du récit et de la critique. Margaret Atwood opère pour ainsi dire un recentrage sur le personnage de Pénélope, sur son histoire, dont elle explore les zones d’ombre, sa géographie propre, son entourage (les douze suivantes forment un chœur qui vient commenter à intervalles réguliers l’histoire de Pénélope), et avant tout sur sa voix, son récit prenant la forme d’une confession à la première personne. Ce sont les modalités et les mécanismes de cette prise de parole féminine qu’on se propose d’analyser ici. Dans quelles conditions la parole féminine est-elle rendue possible ? Quelles formes prend-elle ? Que permet-elle d’articuler ? Autant de questions auxquelles je tenterai d’apporter quelques éléments de réponse, en me concentrant sur l’hypotexte, puis sur sa réécriture. C’est contre une certaine vision de Pénélope, véhiculée par les exégètes du poème d’Homère, qu’écrit Margaret Atwood ; entre autres, contre « une tradition de lecture [qui] en a fait un personnage fade et inactif5 ». Parangon de fidélité, de constance et de sagesse, Pénélope 6 serait cette femme certes admirable mais toute de passivité , sans 3. Margaret Atwood, « Gertrude donne la réplique », in La petite poule rouge vide son cœur, trad. Hélène Filion, Paris, Le Serpent à plumes, 1996, p. 16. [« The rank sweat of a what? My bed is certainly not enseamed, whatever that might be! A nasty sty, indeed! Not that it’s any of your business, but I change those sheets twice a week, which is more than you do, judging from that student slump pigpen in Wittenberg. » Margaret Atwood, « Gertrude Talks Back », in Good Bones, Londres, Virago, 1993, p. 16.] 4. Shakespeare, Hamlet, in Tragédies, trad. Jean-Michel Déprats, Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade », 2002, t. I, acte III, scène iv, l. 88. [« O Hamlet, speak no more ! »] 5. Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le Chant de Pénélope. Poétique du tissage féminin dans l’Odyssée, Paris, Belin, 1994, p. 14. 6. Voir par exemple ce qu’en dit Marie-Madeleine Mactoux dans Pénélope. Légende et mythe, Paris, Les Belles Lettres, 1975, p. 21 : « Or, s’il est un trait qui caractérise Pénélope dans l’Odyssée, c’est bien cette attitude passive à l’égard des événements qu’elle subit sans jamais les dominer ; elle ne prend que très rarement une décision, n’a jamais rien entrepris pour avoir des nouvelles de son mari absent et est tenue par Télémaque à l’écart de ses projets. » 164 Le Paon d’Héra – Hera’s Peacock n°9 profondeur malgré l’« intelligence rusée » qu’on lui reconnaît, être exsangue à placer du côté d’une ennuyeuse neutralité et d’une émotivité se manifestant dans d’intempestives crises de larmes – « l’éplorée et pitoyable Pénélope » (iv, 801), « gémissant à faire pitié » (iv, 719). Portrait trop réducteur selon l’académicien Alain Peyrefitte, qui tenta, dans un essai publié en 1949 et intitulé Le Mythe de Pénélope, une réhabilitation du personnage. Peyrefitte conteste ce « visage gris 7 » que la postérité a donné à Pénélope, et montre en quoi « le silence de Pénélope » – c’est le titre du premier chapitre de son essai – fait sa force et son originalité. Le retrait devient pudeur, la réserve spiritualité. Si la parole est le corps de la pensée, parler serait aussi grave pour Pénélope que livrer son corps. Le langage risquerait, par une diffusion impudique, de profaner son âme la plus secrète ; rompant le cercle de sa solitude, il lui rendrait le sentiment de sa séparation. […] Par là, son silence et son refus ne font qu’un : double condition de son aventure spirituelle. C’est la même tenue, la même retenue, qui brident son verbe, et qui brident sa chair. À refuser ses dons, à taire son secret, elle s’unit à une autre vie, qu’en la profanant elle aurait brisée8. Son silence est en définitive une preuve indiscutable de sa grandeur : Aussi ne dit-elle rien que d’indispensable ; quand elle parle, ses mots s’enrobent d’un silence majeur qui leur donne un sens inconnu ; au lieu de le rompre, ils le prolongent et le préparent. L’expression, sobre en général chez Homère, prend dans sa bouche encore plus de rigueur. Jamais une phrase qui ne soit en dessus ou en dessous de la pensée : le verbe seul, dans sa plus juste pesanteur. Pénélope peut se vanter de n’avoir pas dit un mot d’inutile – la seule femme chez Homère qui ne bavarde pas9. S’il substitue à la notion de passivité l’idée d’un silence signifiant, Alain Peyrefitte se démarque pourtant peu des représentations communes de Pénélope – on s’en rend compte ne serait-ce qu’à la lecture de ces quelques lignes. L’essayiste fait de Pénélope une figure de la pénombre, une présence insaisissable retirée dans son gynécée, une île dans l’île, aussi inaccessible pour les prétendants qu’Ithaque l’est pour Ulysse errant. Non contente d’incarner le silence, Pénélope 7. Alain Peyrefitte, Le Mythe de Pénélope, Paris, Gallimard, 1977, p. 24. 8. Ibid., p. 18-19. 9. Ibid., p. 19. Ulysse – Ulysses 165 l’impose à ceux qui l’entourent : « Qu’elle paraisse, tout se tait 10 ». On voit l’ambiguïté d’une telle réhabilitation, qui perpétue l’idéal d’une féminité dans l’effacement. Peyrefitte fétichise le silence de Pénélope en convoquant implicitement le stéréotype de la bavarde, nécessairement frivole et ridicule. Qu’en est-il effectivement de la parole de Pénélope dans l’Odyssée ? Il semble d’abord que ce silence qui, selon Peyrefitte, la caractérise, ne soit pas toujours le résultat d’un choix, d’une attitude délibérément en retrait. La première apparition du personnage l’illustre bien. Alors qu’une Pénélope attristée vient prier l’aède Phémios de chanter un autre thème que celui du retour de Troie, Télémaque, insensible à la douleur de sa mère, ordonne à celle-ci de retourner chez elle et de se remettre à son ouvrage : « la parole est affaire d’hommes,/ et d’abord mon affaire : car la force, ici, m’appartient11 ! » (i, 358-359). Et Pénélope, malgré sa stupéfaction, de regagner sa chambre en saluant la sagesse de son fils, dont les propos explicitent le lien intrinsèque entre parole, pouvoir et masculinité dans le monde patriarcal du mythe grec. Assurément, il arrive au jeune homme de douter de ses capacités d’expression : « Je ne sais pas encore user de paroles prudentes » (iii, 23), confie-t-il à Athéna, qui l’invite à interroger Nestor. C’est sans compter, toutefois, sur la protection divine dont il bénéficie – « Télémaque, les mots que tu n’auras pas trouvés seul,/ quelque dieu te les soufflera » (iii, 26-27) – ainsi que sur les dons hérités d’Ulysse – « Fils d’un tel père, tu ne pouvais parler que sensément » (iv, 206). Autant de garanties d’une infaillible éloquence. Ulysse lui-même survit à la terrible tempête déclenchée par Poséidon par le simple usage d’une parole qui se révèle soudain performative : « Aie donc pitié, Seigneur, de qui se fait ton suppliant. » Il dit ; bientôt le fleuve interrompit son cours, retint ses flots, et lui ouvrit le tranquille refuge de l’estuaire. (v, 450-453) Arrivé en Phéacie, c’est par un « doux astucieux discours » (vi, 148) qu’Ulysse s’attire les faveurs de Nausicaa. Et c’est évidemment par la puissance de son verbe, déployée dans le long récit de ses aventures, qu’il séduit les Phéaciens… Pénélope, de son côté, multiplie les assignations au silence. Qu’elle fasse part de ses inquiétudes au fantôme d’Iphthimé envoyé par Athéna, fort bien, mais qu’elle ne s’avise pas de demander dans le même 10. Ibid., p. 15. 11. Les citations de l’Odyssée sont tirées de la traduction de Philippe Jaccottet, Paris, La Découverte, 2004. 166 Le Paon d’Héra – Hera’s Peacock n°9 temps des nouvelles de son époux : « il ne faut point parler en l’air » (iv, 837), rétorque le fantôme avant de disparaître. Absente de la partie centrale du récit, à peine mentionnée (car elle est aussi l’objet d’un silence), Pénélope ne refait surface que dans les derniers chants. Certes, c’est à l’occasion du retour d’Ulysse et de Télémaque en Ithaque que sa voix trouve enfin à se faire entendre : « Sur ce point, mon enfant, tu as fort bien parlé » (xviii, 170), affirme l’intendante Eurynomé à Pénélope, qui éprouve le désir – encore est-il contraint par Athéna – de paraître devant les prétendants afin de leur tenir ce qu’Ulysse appelle des « propos de miel » (xviii, 283). Mais on retiendra plus volontiers de cette fin de récit la répétition quasi à l’identique de l’épisode de mise au silence de Pénélope par Télémaque au premier chant. Ulysse, déguisé en mendiant, veut s’essayer à l’arc que les prétendants ne sont pas parvenus à tendre. Pénélope, qui intervient en sa faveur, est immédiatement interrompue par son fils, dans des termes qui font directement écho à ceux employés plus tôt : « le jeu de l’arc est l’affaire des hommes,/ et d’abord mon affaire, car la force, ici, m’appartient » (xxi, 352-353)12 . Signalons enfin le mutisme de Pénélope au moment des retrouvailles avec Ulysse : « je ne puis prononcer un mot ni questionner » (xxiii, 106), déclare-t-elle à Télémaque, qui dès lors sert d’intermédiaire à la conversation entre les deux époux. Ces quelques exemples montrent bien en quoi la voix de Pénélope fait problème : Pénélope est plus souvent du côté du sommeil que de la veille, du silence que de la parole, et de la parole privée que de la parole publique. C’est sur le mode du travestissement burlesque13 que Margaret Atwood s’applique à renverser la hiérarchie des voix telle qu’elle apparaît dans l’Odyssée. On peut interpréter le projet, d’inspiration féministe, comme une réponse au constat dressé et à la question posée par Véronique Gély : Les mythes grecs et romains […] nous sont prioritairement connus par des textes, écrits dans un contexte donné, avec une intention donnée. Ces textes, dans leur immense majorité, ont été écrits par des hommes. Est-ce à dire que ces textes ne transmettent que la voix des hommes, et plus précisément que la voix de la domination masculine14 ? 12. Le parallèle ainsi fait entre le chant et l’arc confirme le lien parole/force déjà signalé, comme le note la critique féministe Peggy Kamuf, « Penelope at Work: Interruptions in A Room of One’s Own », NOVEL: A Forum on Fiction, vol. 16, no 1, 1982, p. 6. 13. Voir Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1982, p. 77-96. 14. Véronique Gély, « Les sexes de la mythologie. Mythes, littérature et gender », in Anne Tomiche et Pierre Zoberman (dir.), Littérature et identités sexuelles, Paris, SFLGC, 2007, p. 71. Ulysse – Ulysses 167 Atwood répondrait sans aucun doute par l’affirmative : non seulement l’Odyssée transmet la voix de la domination masculine, mais encore elle le fait en consacrant la voix des hommes aux dépens de celle des femmes. D’où le besoin de faire entendre celle-là au détriment de celle-ci, dans la plus pure tradition du revisionist mythmaking pratiqué entre autres, dans le domaine de la poésie américaine, par H. D., Anne Sexton ou Sylvia Plath15. La révision, chez Margaret Atwood en général et dans The Penelopiad en particulier, prend la forme d’un « revoisement ». Ainsi la parole est-elle donnée à Pénélope. Il s’agit pour Atwood de répondre à la question posée par Alain Peyrefitte – « Qu’a-t-elle fait pendant vingt ans – les dix ans de la guerre de Troie et les dix du retour d’Ulysse16 ? » – et plus largement d’esquisser la biographie de ce personnage prétendument insaisissable (la chronologie de The Penelopiad dépasse celle de l’Odyssée et Pénélope prend son enfance pour point de départ de son récit). D’entrée se pose donc la question du genre de The Penelopiad. On est ici au plus loin de l’épopée : l’usage de la première personne, tout au long du texte, nous entraîne du côté de la confession, où grands exploits et faits héroïques laissent place à une narration du quotidien, dans ce qu’il peut avoir de plus insignifiant. Pour autant, une ambiguïté générique demeure. Le récit est en effet traversé de marques d’oralité qui le rapprochent du texte théâtral, sans jamais en reprendre tout à fait les codes. Avant même sa réécriture pour la scène, intervenue en 200717, le texte original se présente comme un texte fait pour être dit, joué, interprété, comme en témoigne par exemple l’avertissement à la lectrice tentée par le modèle d’abnégation que représente Pénélope : Ne suivez pas mon exemple ! voudrais-je crier à vos oreilles – oui, c’est à vous que je parle. Mais quand j’essaie de crier, on dirait un hibou18. 15. Voir l’article d’Alicia Ostriker, où Margaret Atwood est d’ailleurs mentionnée, « The Thieves of Language: Women Poets and Revisionist Mythmaking », Signs, vol. 8, no 1, 1982, p. 68-90. 16. Alain Peyrefitte, Le Mythe de Pénélope, op. cit., p. 21. 17. La pièce tirée de The Penelopiad a été créée en 2007 par la Royal Shakespeare Company au Swan Theatre de Stratford-upon-Avon, dans une mise en scène de Josette Bushell-Mingo. Voir Margaret Atwood, The Penelopiad: The Play, Londres, Faber and Faber, 2007. 18. Margaret Atwood, L’Odyssée de Pénélope, trad. Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Paris, Flammarion, 2005, p. 14. [« Don’t follow my example, I want to scream in your ears – yes, yours ! But when I try to scream, I sound like an owl. » Margaret Atwood, The Penelopiad, Édimbourg, Canongate, 2005, p. 2] Les numéros de pages des deux éditions seront désormais donnés entre parenthèses après les citations. 168 Le Paon d’Héra – Hera’s Peacock n°9 Pénélope construit ici son auditoire et l’inscrit au sein de son récit. Le pronom possessif « vos », dont on ne sait d’abord à qui il se rapporte, est précisé par l’ajout en fin de phrase de « oui, c’est à vous que je parle » : l’auditoire implicite est bien exclusivement féminin, et l’on peut reconstituer une scène d’énonciation dans laquelle la parole circule de femme à femme, et où le lecteur/l’auditeur homme se retrouve indirectement dans la position d’eavesdropper, sinon dans celle d’intrus ; quant aux italiques, ils ont pour double rôle de signaler le discours dans le discours et de transcrire à même la page une inflexion de voix. On note le paradoxe d’une voix qui, alors même qu’elle tente de se matérialiser dans le texte et de le traverser pour mieux atteindre la lectrice, constate son propre échec : la voix humaine ne parvient que sous la forme inarticulée d’un ululement. On retrouve d’ailleurs l’image du hibou, métaphore de la parole défaillante, dans l’ultime intervention des suivantes, à la dernière page de The Penelopiad. Les douze jeunes filles sacrifiées viennent clore le récit de Pénélope par un chant funèbre dont les premiers mots illustrent pleinement notre propos : « Nous n’avions pas de voix », déclarent-elles. À l’issue de leur chant, les suivantes se métamorphosent en hiboux et s’envolent. Margaret Atwood donne à voir et à entendre la transformation de la parole humaine en cri animal. Il faut prendre le texte original pour s’en rendre compte : and now we follow you, we find you now, we call to you to you too wit too woo too wit too woo too woo The Maids sprout feathers, and fly away as owls. (195-196)19 Les dimètres iambiques parfaitement réguliers des deux premières strophes du chant (« we had no voice/ we had no face/ we had no choice ») cèdent la place, dans cette troisième et dernière strophe, à un rythme plus incertain et plus proche de la prose (une syllabe additionnelle dans « and now we follow », une syllabe en moins dans « now, we call ») ; l’effet est renforcé 19. « Too wit too woo » est une transcription du cri du hibou, rendu dans la traduction française par « hou hou hou hou » (153). Ulysse – Ulysses 169 par la soudaine prolifération d’enjambements (« we follow/ you », « we find you/ now », « we call/ to you »). C’est par le biais d’une paronomase (« to you » / « too woo ») que la parole poétique prend enfin la forme du ululement. Le processus de dégradation de la parole féminine est achevé. Et peut-être faut-il comprendre le titre de ce chant final – il s’agit en fait d’un « Envoi » – comme une forme discrète d’ironie : les suivantes ne sont précisément plus « en voix », et c’est en vérité sur leur « envol » que se termine The Penelopiad. Pour autant, cette conclusion ambiguë, en accord avec la tonalité plus sombre de la fin du texte, ne remet pas en cause la joyeuse prolixité qui caractérise les douze jeunes filles dans le reste de The Penelopiad. Comme on l’a dit plus tôt, les suivantes forment un « chœur » (le terme français ne rend pas la dimension parodique du terme « chorus line » utilisé par Atwood), dont les intermèdes rejouent et commentent, le plus souvent avec humour, parfois avec cynisme, le récit de Pénélope. La parole des suivantes y est protéiforme : à l’opposé du discours continu et structuré de Pénélope, les suivantes s’expriment successivement au travers d’une comptine, d’une lamentation, d’un air populaire, d’une idylle, d’une chanson de marins, d’une ballade, d’un drame, d’un cours d’anthropologie, d’un document 20 vidéo, d’une chanson d’amour, et enfin de l’envoi déjà cité . Atwood pousse à l’excès, lors de ces interruptions, mélange des tons, ruptures de registre, et autres anachronismes, qui caractérisent par ailleurs la voix de la nouvelle Pénélope (et qui, du reste, sont une constante de ce type de réécriture, du Virgile travesti de Scarron au Phèdre de Pierre Dac). On peut voir dans ce chœur chahuteur une transposition au féminin de la cohue des prétendants qui, dans l’Odyssée, peuplent le palais d’Ulysse – « hommes d’excès » (i, 368) préoccupés « de danse et de chant » (i, 152) – et y font régner une perpétuelle cacophonie. Ici, la cacophonie semble traduire une libération de la parole, qui dès lors se fait changeante, insaisissable dans ses infinies variations d’un genre à l’autre, d’un type de discours à un autre. Les intermèdes sont autant de brouillages dans le récit lisse de Pénélope, qui font sens si l’on prend en compte non pas seulement leur forme mais aussi leur fond : il s’agit la plupart du temps de « récits alternatifs », qui « contrebalancent, voire contredisent », la version des événements donnée par Pénélope, laquelle est elle-même un « correctif » de la version originale donnée dans l’Odyssée21. Dans leur drame Les Périls de Pénélope, par exemple, les suivantes affirment sans retenue que « notre sage Pénélope/ 20. Coral Ann Howells attire l’attention sur cette opposition entre le discours « savamment conçu » de Pénélope et le discours « fragmentaire et à plusieurs voix » des suivantes (art. cit., p. 68). 21. Tomoko Kuribayashi, « Atwood’s Revisional Myth-Making in The Penelopiad and Recent Poems », prononcé le 28 décembre 2006 dans le cadre de la session « Mythe et intertextualité dans les œuvres de Margaret Atwood » de la convention de la Modern Language Association. 170 Le Paon d’Héra – Hera’s Peacock n°9 Était – s’agissant du sexe – une vraie salope22 » (118) et qu’elle aurait plus d’une fois cédé aux avances de ses prétendants. Elles endossent alors les rôles de Pénélope et d’Euryclée et nous révèlent une Pénélope libidineuse et conspiratrice s’efforçant, avec l’aide d’Euryclée, de faire accuser ses suivantes ; réapparaît dans le même temps le motif de la voix et du silence : « Il faut les faire taire, sinon la vérité va éclater ! » déclare Euryclée, avant de proposer plus péremptoirement de leur « [clouer] le bec en les expédiant chez Hadès23 » (120). The Penelopiad – et c’est là un argument central de la critique anglo-saxonne – est donc un texte pleinement polyphonique, car il donne à entendre des voix plurielles, mais également des récits qui ne coïncident pas nécessairement. Le rapport entre la parole de Pénélope et celle de ses suivantes, groupe « doublement marginalisé, en termes de sexe et de statut social24 », reproduit le rapport entre la parole d’Ulysse et celle de Pénélope. Margaret Atwood évite l’écueil qui consisterait à remplacer de façon simpliste la parole masculine par une parole féminine tout aussi oppressante dans sa vision égocentrée des choses, et suggère que nul point de vue ne saurait faire autorité. En un mot, The Penelopiad problématise et met en scène les stratégies de mise au silence du féminin présentées de façon implicite dans l’Odyssée. On y retrouve entre autres l’association entre parole et pouvoir faite par Télémaque dans l’épopée, cette fois dans la bouche des suivantes : Nous sommes les servantes par vous tuées par vous trahies […] Vous aviez le glaive vous aviez le verbe à vos pieds25 L’association, soulignée par l’anaphore, est désormais formulée par les victimes – celles-là même qui ne devraient pas pouvoir la formuler faute de pouvoir parler – et non plus par celui qui impose le silence. 22. « Penelope the Prissy/ Was – when it came to sex – no shrinking sissy ! » (147) 23. « They must be silenced, or the beans they’ll spill ! » (150) / « We’ll stop their mouths by sending them to Hades – » (151) 24. Funda Başak Baskan, « “To Set the Record Straight for Good” : Postmodern Rewriting of Myth in Margaret Atwood’s The Penelopiad », in Şebnem Toplu et Hubert Zapf (dir.), Redefining Modernism and Postmodernism, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2010, p. 226. 25. « we are the maids/ the ones you killed/ the ones you failed » (5) / « you had the spear/ you had the word/ at your command » (6) Ulysse – Ulysses 171 Mieux, Margaret Atwood l’inclut dans une « Comptine pour sauter à la corde » (il s’agit du premier intermède) et crée donc une discordance entre le fond, accusation sérieuse portée contre les assassins Ulysse et Télémaque, et la forme légère de la comptine ; l’effet de contraste rend d’autant plus efficace la dénonciation. On retrouve un effet similaire dans la « Chanson d’amour », où les suivantes reviennent sur leur pendaison par Ulysse et se décrivent, à travers l’une de ces images sanglantes dont elles semblent friandes, « la langue pendante, les yeux exorbités, des chants étouffés dans la gorge 26 » (151). La privation de parole devient dès lors une forme de mort métaphorique, qui débouche en l’occurrence sur une mort bien réelle. Si Pénélope n’a pas le franc-parler de ses suivantes, elle n’hésite pourtant pas à dire la frustration ressentie face à l’infériorisation, voire au déni, de sa parole. La jeune épouse n’a – littéralement – pas son mot à dire au palais d’Ithaque, où Ulysse et Laërte d’une part, Euryclée et la belle-mère Anticlée d’autre part, prennent en charge aussi bien les décisions publiques que privées : Autrement dit, la famille n’échappait pas aux traditionnels jeux de pouvoir ayant pour but d’établir celui ou celle dont la parole aurait le plus de poids. Tous s’entendaient sur un point : ce n’était pas la mienne27. (64) Pénélope a pour seule mission, comme le lui rappelle Euryclée, de produire un héritier pour Ulysse. « Il faut vous engraisser un peu, disaitelle, afin que vous donniez à Ulysse un beau gros garçon ! Tel est votre travail. Je me charge du reste 28 . » C’est cependant Euryclée qui viendra en aide à Pénélope lorsqu’elle celle-ci sera réduite au silence par les douleurs de l’enfantement : « À la naissance de Télémaque, elle s’est vite rendue indispensable. […] Quand la douleur m’a privée de la faculté de la parole, elle a dit pour moi les prières à Artémis 29 », reconnaît bien volontiers Pénélope. Le motif de l’enfantement comme unique « acte de langage » autorisé aux femmes nous renvoie d’ailleurs directement à l’un des poèmes de Margaret Atwood cités plus haut, « Letter from Persephone », tiré du recueil Interlunar (1984). La déesse des Enfers y 26. « […] tongues sticking out, eyes bulging, songs choked in our throats. » (192) 27. « In other words, there was the standard family push-and-pull over whose word was to carry the most weight. All were agreed on one thing: it was not mine. » (71) La traduction française de référence ne conserve pas la métaphore de la « parole de poids », et a donc été adaptée. 28. « “We’ll have to fatten you up,” she would say, “so you can have a nice big son for Odysseus ! That’s your job, you just leave everything else to me.” » (63) 29. « She did make herself invaluable when Telemachus was born. […] She said the prayers to Artemis when I was in too much pain to speak […]. » (63) 172 Le Paon d’Héra – Hera’s Peacock n°9 recense les souffrances de la mère au foyer traditionnelle, et évoque la difficile relation des mères à leurs fils : Ce sont là les fils prononcés par vos corps, les seuls mots qu’on voulait vous entendre dire : des bégaiements de chair30. Il faut à ce propos faire le lien entre Perséphone et la Pénélope de Margaret Atwood, laquelle narre précisément le récit de sa vie depuis les Enfers. Ainsi que le signale Vanessa Guignery dans son ouvrage sur la voix et le silence dans le roman contemporain de langue anglaise, la littérature postmoderne et postcoloniale s’est entre autres donné pour tâche de faire resurgir, au travers de contre-récits, des voix englouties par l’histoire – voix de femmes en particulier, qui, à l’occasion, nous parviennent sous une forme spectrale, fantomatique, ou désincarnée31. C’est ce qui se produit dans plusieurs des romans d’Atwood, et en particulier dans The Penelopiad32 : la voix de Pénélope, malgré son caractère très incarné dû à l’utilisation d’un registre le plus souvent familier, est celle d’une morte. La position de Pénélope est toutefois paradoxale. Comme elle le dit elle-même, c’est parce qu’elle est morte que Pénélope peut enfin donner sa version ses faits ; de son vivant, Pénélope était « parlée » plus qu’elle ne parlait : […] j’étais devenue un sujet de railleries, de plaisanteries, dont certaines salaces ; on me transformait en récit, voire en plusieurs, mais pas du genre que j’aurais souhaité. Que peut une femme quand des commérages auréolés de scandale traversent les continents ? En se défendant, elle se donnerait des allures de coupable. J’ai donc continué d’attendre33. (14-15) 30. « These are the sons/ you pronounced with your bodies,/ the only words you could/ be expected to say,/ these flesh stutters. » Margaret Atwood, Eating Fire, op. cit., p. 281 (ma traduction). 31. Vanessa Guignery, « Introduction: So Many Words, So Little Said », in Vanessa Guignery (dir.), Voices and Silence in the Contemporary Novel in English, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2009, p. 6. 32. Voir à ce sujet Hilde Staels, « The Penelopiad and Weight: Contemporary Parodic and Burlesque Transformations of Classical Myths », prononcé le 28 décembre 2006 dans le cadre de la session « Mythe et intertextualité dans les œuvres de Margaret Atwood » de la convention de la Modern Language Association. 33. « […] how [people] were jeering, making jokes about me, jokes both clean and dirty ; how they were turning me into a story, or into several stories, though not the kind of stories I’d prefer to hear about myself. What can a woman do when scandalous gossip travels the world ? If she defends herself she sounds guilty. So I waited some more. » (3) Ulysse – Ulysses 173 En même temps, Pénélope n’est plus qu’une abstraction, et sans réalité corporelle (elle évoque son état de « liplessness » [1]), comment faire entendre son récit ? « Le problème, c’est que je n’ai pas de bouche par où parler34 » (15), admet-elle dès les premières pages, regrettant que tant de vivants confondent le son de sa voix avec le murmure du vent ou le bruissement des chauves-souris au crépuscule. L’acte de parole, s’il a effectivement lieu, reste pour Pénélope problématique dans son essence même. Margaret Atwood n’est certes pas la première romancière féministe à avoir mis au jour à travers son œuvre les valeurs patriarcales sur lesquelles reposent les mythes grecs. Le motif de la parole dérobée et reconquise, quant à lui, est une constante de la critique littéraire féministe 35. Atwood parvient cependant, en mêlant références highbrow et culture populaire, poésie et humour, emphase et familiarité, à composer une polyphonie inédite pour les femmes de l’Odyssée, faisant ainsi sortir Pénélope de ce halo de silence 36 dans lequel on l’a jusqu’à présent placée. Le passage à la scène, dans ces conditions, allait de soi, et l’on peut lire dans la note d’intention rédigée à l’occasion de la création de The Penelopiad que la pièce « a été conçue comme une composition pour deux voix : la voix de Pénélope elle-même, et la voix collective des douze suivantes 37 ». Noble ou légère, la parole féminine sous toutes ses formes se trouve réhabilitée, du récit de Pénélope aux chants des suivantes, en passant par les bavardages d’Euryclée. Il appartient à la lectrice, ou au lecteur, de savoir l’écouter. M ichaël Roy Université Paris 13 34. « The difficulty is that I have no mouth through which I can speak. » (4) 35. Voir le chapitre « Speech and Silence » dans l’ouvrage de Mary Eagleton, Working with Feminist Criticism, Oxford, Blackwell, 1996, p. 16-31. 36. Alain Peyrefitte, Le Mythe de Pénélope, op. cit., p. 22. 37. « It was conceived as a composition for two voices – the voice of Penelope herself, and the collective voice of the twelve maids […]. »