L`image de la Chine chez le passeur de culture François Cheng

Transcription

L`image de la Chine chez le passeur de culture François Cheng
Tiannan Liu
L’image de la Chine
chez le passeur de culture
François Cheng
EL Espaces
Littéraires
L’IMAGE DE LA CHINE
CHEZ LE PASSEUR DE CULTURE
FRANÇOIS CHENG
Espaces Littéraires
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siècle. Cent ans de décomposition, 2014.
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siècle, 2014.
Jelena NOVAKOVIĆ, Ivo Andrić. La littérature française au miroir d’une
lecture serbe, 2014.
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le roman français de la seconde moitie du XIXe siècle (1859-1899), 2014.
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Charles Baudelaire, 2014.
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de la tragédie classique (1800-1950), 2013.
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dans son oeuvre, 2013.
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Gérard Étienne, 2013.
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2013.
Calisto, La femme surréaliste : de la métaphore à la métonymie, 2013.
Claude FRIOUX, Le Chantier russe. Littérature, société et politique. Tome 4 :
Ecrits 1980-2012, 2013.
Muguraş CONSTANTINESCU, Pour une lecture critique des traductions.
Réflexions et pratiques, 2013.
Tiannan LIU
L’IMAGE DE LA CHINE
CHEZ LE PASSEUR DE CULTURE
FRANÇOIS CHENG
© L’HARMATTAN, 2015
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.harmattan.fr
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-343-05229-8
EAN : 9782343052298
À mes parents
Remerciements
Je tiens à remercier en tout premier lieu mes directeurs de recherche
Monsieur Jean Bessière et Monsieur Philippe Daros qui m’ont accordé
leur confiance pour ce travail intellectuel et m’ont dirigée dans cette
longue recherche. J’aimerais en particulier exprimer ma sincère
reconnaissance à Monsieur Jean Bessière qui, tout au long de cette étude,
a su orienter mes recherches en m’encourageant, m’écoutant et me
conduisant à d’intenses et rationnelles discussions. Je saisis également
cette occasion pour remercier tous les professeurs et maîtres de
conférences de notre équipe de recherche dont les séminaires, les
colloques m’ont été très profitables pour ma recherche littéraire. Sans la
confiance ni l’aide de mes professeurs, cette thèse n’aurait pas abouti.
La rédaction et la relecture de la présente thèse ont été accompagnées par
l’érudition, la vigilance et la grande amitié d’une dizaine de grands amis
français qui ont su relire ce travail avec rigueur, répondre à mes
interrogations, me dévoiler de nouvelles ressources et m’apporter une
précision ou un conseil. Je leur exprime ici toute ma profonde gratitude.
J’aimerais remercier en particulier Madame Ghyslaine Charles-Merrien,
qui m’a inspirée l’idée de faire une thèse sur François Cheng, Monsieur
Jean-Pierre Bansard dont l’amitié, les précieuses suggestions et critiques,
l’encouragement et les conseils techniques d’un point de vue
universitaire me seront profitables toute ma vie, et bien sûr, également
Madame et Monsieur Sarrazin, Mesdames Monique Vandenabeele et
Renée Delabarre pour leurs relectures attentives et leurs
encouragements... je ne peux les nommer tous, mais je ne les oublierai
jamais.
La BnF est un cadre privilégié pour effectuer une thèse. Ce lieu de
prédilection, que j’ai fréquenté le plus pendant ma recherche est en
réalité devenu mon principal champ de bataille. Je tiens donc à présenter
mes remerciements à l’ouverture d’esprit des Français et aux
bibliothécaires toujours aussi patients et souriants qui accueillent tous les
jours des milliers de lecteurs.
J’adresse aussi mes remerciements à mes collègues du Centre culturel de
Chine, qui m’ont apporté leur compréhension et fortement soutenue
depuis mon entrée dans l’équipe. Cette thèse, réalisée en un temps limité,
7
sans la compréhension et le soutien de mes collègues, n’aurait pas pu être
terminée aujourd’hui.
Je dois reconnaître, enfin, la chance, mon bonheur, d’avoir ma famille
Sofianos en France et ma famille chinoise ainsi que mes propriétaires,
qui, m’ont tous inlassablement soutenue moralement de sorte que cette
Longue Marche intellectuelle a été plus remplie de joie que de solitude.
8
Sommaire
AVANT-PROPOS ..........................................................................................................13
INTRODUCTION ........................................................................................................21
I. 1re PARTIE – LES SINGULARITÉS DE FRANÇOIS CHENG .......................29
1. CHAPITRE 1– FRANÇOIS CHENG ET LA CHINE ....................................31
1.1 La vie de François Cheng en Chine.......................................................31
1.1.1 Les trois noms différents de François Cheng .............................31
1.1.2 Le parcours de l’écrivain avant son arrivée en France ...............36
1.2
Quelques thèmes principaux liés à la création littéraire de François
Cheng ......................................................................................................52
1.2.1 François Cheng et les triples excellences classiques chinoises...52
1.2.2 François Cheng et la vraie beauté ...............................................60
2. CHAPITRE 2 – FRANÇOIS CHENG ET LA FRANCE ...............................65
2.1
Le choix de la France............................................................................65
2.2
François Cheng et les structuralistes français......................................68
2.2.1 Les échanges de François Cheng avec Paul Demiéville, Gaston
Berger, Alexis Rygaloff et Julia Kristeva ..............................................69
2.2.2 François Cheng et Jacques Lacan ..............................................74
2.2.3 L’approche structuraliste chez François Cheng .........................83
2.3
François Cheng et le « mysticisme » ...................................................86
2.3.1 François Cheng et les écrivains français classiques ..................86
2.3.2 François Cheng et Rainer Maria Rilke ......................................93
2.3.3 François Cheng et Henri Michaux .............................................96
2.3.4 Le « mysticisme » de François Cheng .....................................101
II. 2ème PARTIE – L’AUTHENTICITÉ ET L’IDENTITÉ DE FRANÇOIS
CHENG ..................................................................................................................109
1. CHAPITRE 1 – L’AUTHENTICITÉ DE FRANÇOIS CHENG ...................111
1.1 L’authenticité à travers son écriture et sa passion de la langue ..............111
1.1.1 Les sources d’inspiration de ses romans ..................................111
1.1.2 Le sentiment d’exil et l’écriture mélancolique de François
Cheng .......................................................................................119
2. CHAPITRE 2 –L’IDENTITÉ DE FRANÇOIS CHENG ............................135
2.1 Sa passion pour la langue française ........................................................135
2.1.1 Un « ré-enracinement » grâce à la langue française ................135
2.1.2 La langue de distanciation et les néologismes de François
Cheng .......................................................................................139
2.2 L’âme chinoise et l’identité française de François Cheng .......................146
2.2.1 Sa notion de l’âme....................................................................146
2.2.2 Sa modestie...............................................................................150
2.2.3 Son identité française................................................................155
9
III. 3ème PARTIE – L’IMAGE DE LA CHINE DANS L’ŒUVRE DE FRANÇOIS
CHENG ...............................................................................................................163
1. CHAPITRE 1 – LA PRÉSENCE DE LA CHINE DANS SON ŒUVRE .....165
1.1 La pensée chinoise classique dans sa création littéraire...........................165
1.1.1 L’influence de la pensée chinoise classique sur François Cheng165
1.1.2 La mise en philosophie de François Cheng.................................171
1.2 La Chine classique et artistique – un voyage intellectuel dans le monde
pictural et poétique chinois.......................................................................179
1.2.1 La Chine traditionnelle marquée par la poésie classique............180
1.2.2 La Chine à l’âge d’or de la peinture ...........................................194
1.3 L’image de la femme chinoise....................................................................223
1.3.1 Un auteur soucieux du destin des femmes chinoises ..................223
1.3.2 Le thème de la beauté féminine...................................................226
1.3.3 Les singularités de l’image de la femme dans son œuvre au regard
de celle de Segalen......................................................................228
1.3.4 Les représentations des femmes chinoises .................................232
1.4 Les proverbes chinois dans l’écriture de François Cheng .......................260
1.4.1 L’esprit et la mentalité des Chinois à travers les proverbes ........261
1.4.2 Un style métaphorique et ironique ..............................................265
1.5 Autres traits importants de la société chinoise..........................................267
1.5.1 La famille étendue traditionnelle .................................................267
1.5.2 Les légendes et les fêtes traditionnelles.......................................276
1.5.3 La dimension culturelle de la nourriture, du vin et du thé...........289
2. CHAPITRE 2 – L’APPORT DE LA FRANCE ..............................................297
2.1 La poursuite de la liberté par François Cheng ......................................297
2.1.1 La notion de liberté dans la culture occidentale et la culture
orientale ..................................................................................................297
2.1.2 François Cheng et la liberté morale.............................................299
2.1.3 François Cheng et la liberté de création .....................................306
2.2
L’amour et la passion de l'art, de l'esthétique et de la littérature de
François Cheng...............................................................................................318
2.2.1 Sa passion pour l’art et sa pensée esthétique...............................318
2.2.2 Son talent de calligraphe .............................................................327
2.2.3 Sa passion non dévoilée pour la musique ...................................332
2.3 L’esprit critique de François Cheng .......................................................335
2.3.1 Sa critique des faits historiques et de la personnalité de Mao
Zedong.................................................................................................335
2.3.2 Sa critique de la pensée et des traditions chinoises .....................350
IV. 4ème PARTIE – UNE CRÉATION SOUS UNE DOUBLE INFLUENCE .....357
1. CHAPITRE 1 – LA QUÊTE SPIRITUELLE DE FRANÇOIS CHENG .............359
1.1 L’influence du christianisme sur sa quête spirituelle ..............................359
1.1.1 L’influence du christianisme .......................................................359
1.1.2 Une quête triangulaire de la beauté morale : le vrai, le bien et le
beau .............................................................................................363
1.1.3 Une compréhension de l’amour, fruit d’une rencontre imaginaire
entre un médecin taoïste et des missionnaires jésuites ...............367
10
1.1.4 La pensée de François Cheng et ses synthèses philosophiques.370
2. CHAPITRE 2– UNE CRÉATION POÉTIQUE QUI FAIT LIEN........................377
2.1 Le choix de François Cheng pour la création poétique..........................377
2.1.1 L’originalité de sa création poétique….......................................378
2.1.2 Les traditions poétiques chinoise et française dans sa création
poétique….....................................................................…..........389
CONCLUSION ...........................................................................................................401
BIBLIOGRAPHIE .....................................................................................................407
ANNEXES ...................................................................................................................435
ANNEXE 1 : Biographie de François Cheng ...............................................................435
ANNEXE 2 : Tableaux 1 et 2 : Rapports des personnages du Dit de Tianyi et de
L’éternité n’est pas de trop......................................................................439
ANNEXE 3 : Lettre de François Cheng en réponse à ma demande de rendez-vous....441
11
Avant-propos
x Pourquoi écrire sur François Cheng
La présence de la Chine dans la littérature française n’est pas récente.
On peut la dater de l’époque des Lumières au XVIIIe siècle, l’exemple
le plus connu étant sans doute l’image donnée par Voltaire, dans sa pièce
de théâtre L’Orphelin de la Chine. Cependant, cette image est empreinte
d’exotisme, car par le biais du regard étranger et afin de dénoncer les
dysfonctionnements de la société française, Voltaire dépeint un Orient
imaginaire et le présente comme un grand empire au régime social idéal.
La référence à la Chine va être très présente dans l’histoire de la
littérature française, et au fur et à mesure du développement des échanges
entre les grands Continents, elle va progressivement s’orienter vers une
image moins factice et imaginaire et gagner en réalité factuelle et
concrète.
Passionnée depuis longtemps par la culture et la littérature françaises,
j’ai eu la chance d’étudier l’histoire de la littérature française durant la
préparation du concours au master en Chine. Ainsi, par le biais des livres,
j’ai fait connaissance avec de grands auteurs français qui ont eu des liens
avec la Chine ou avec mon sujet « L’image de la Chine » : Voltaire devait
être le premier, puis le dramaturge et poète Paul Claudel, l’écrivain et
homme politique français André Malraux, le poète, ethnographe Victor
Segalen et enfin Marguerite Duras et d’autres.
L’image de la Chine dans la littérature française constitue sans doute
un symbole d’exotisme et le reflet privilégié de la culture orientale. Boris
Vian, poète et musicien aux talents divers, a écrit un roman intitulé
L’Automne à Pékin, qui n’a pourtant aucun rapport avec la fameuse
capitale de Chine, mais l’intérêt du lecteur est piqué par le titre exotique.
En 2008, j’ai été invitée à dîner par un ami breton qui m’a prêté
Journal d'un voyage en Chine, en 1843, 1844, 1845, 1846 d’ITIER Jules
(Paris : Dauvin : et Fontaine, 1848-1853, 3 vol.), récit datant du XIXe
siècle ; cet ouvrage m’a tellement passionnée que j’ai éprouvé l’envie de
le traduire en chinois sur-le-champ. Ceci m’évoque aussi le Père Émile
Licent, spécialiste de préhistoire et d’entomologie, et Pierre Teilhard de
Chardin, le paléontologue, deux Jésuites qui ont travaillé ensemble pour
fonder un musée en Chine au début du XXe siècle. Situé au sein de
l’ancienne École industrielle et commerciale de France (dans l’ancienne
concession française à Tianjin en Chine, devenu aujourd’hui le site de
l’Université des Langues étrangères de Tianjin), le Musée d’Histoire
13
naturelle nommé « Muséum Hoangho Paiho » a été ainsi créé par ces
deux grands intellectuels. J’ai participé à la traduction des journaux et
des manuscrits de ces deux scientifiques français de renom alors que je
faisais des études de français à Tianjin. En les lisant et en les traduisant,
j’imaginais tout ce qu’ils avaient vécu et expérimenté et je me
transportais à une autre époque. L’image de la Chine qu’ils donnent sous
la forme de journaux de voyage paraît intacte, concrète et vivante.
Néanmoins toutes les images de la Chine chez ces auteurs ne reflètent
qu’une partie de la société chinoise dans une période limitée de l’histoire
de la Chine. Il va de soi qu’il existe des différences d’approche entre
l’image qui se dégage des œuvres plutôt littéraires dans les romans ou la
poésie et celle donnée par les récits de voyage. La première résulte de la
coexistence et de la combinaison de plusieurs personnages ou de
plusieurs intrigues et, même si elle peut dépeindre la réalité, elle laisse
une grande place à l’imaginaire. Par opposition, les récits de voyages qui
relatent ce qui a été vu et réellement vécu contiennent par là-même plus
d’objectivité.
La première fois que j’ai entendu parler de François Cheng, il avait
déjà reçu le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie Française,
alors que la Chine commençait à lui prêter attention et à traduire ses
romans et quelques-uns des ses essais en chinois, entre autres Le dit de
Tianyi, L’éternité n’est pas de trop, Pèlerinage au Louvre, etc. Pendant
mes études de master en 2007, une de mes camarades a aidé son directeur
de mémoire à traduire l’œuvre de François Cheng, Pèlerinage au Louvre,
et m’a présenté brièvement cet auteur. C’est à partir de ce moment-là que
j’ai découvert un écrivain très connu en France alors que les Chinois le
découvraient à peine. En Chine, on le connaît sous le nom de Cheng
Baoyi, le prénom Baoyi est aussi singulier que le destin de celui qui le
porte.
En 2008, j’ai eu la chance de travailler comme assistante de chinois
dans un lycée privé à Pontivy où j’ai fait la connaissance d’un professeur
de lettres Madame Ghyslaine Charles-Merrien, qui apprécie aussi
particulièrement François Cheng. Elle m’a suggéré de lire quelques-unes
de ses œuvres et après leur lecture, un objectif s’est imposé à moi : faire
une thèse sur François Cheng. Un tel objectif peut paraître une ambition
démesurée et, si je l’ai poursuivi, c’est grâce à Madame Charles qui,
sensible à mon amour de la langue et de la littérature françaises, m’a
beaucoup encouragée dans cette voie. Si, dans un premier temps, je me
suis aussi intéressée à d’autres écrivains français d’origine chinoise,
parmi lesquels Gao Xingjian, Dai Sijie et Shan Sa, c’est indubitablement
14
François Cheng qui s’est imposé à moi comme le plus mystérieux et le
plus singulier.
François Cheng m’apparaît avant tout comme un passeur de culture.
Au fur et à mesure de l’avancement de mes travaux, de nombreuses
questions se sont cristallisées : Comment François Cheng a-t-il transmis
la culture chinoise de la Chine à la France ? Quelles sont les particularités
de l’image de la Chine sous sa plume par rapport aux autres écrivains qui
écrivent aussi sur la Chine et par rapport aux autres passeurs de cultures
qui connaissent les deux langues et les deux cultures ? Pourquoi la Chine
tient-elle une place aussi importante dans ses créations littéraires ?
Comment expliquer une telle fidélité à ses racines dans son œuvre ?
Pourquoi a-t-il privilégié certaines images chinoises au détriment
d’autres ? Pourquoi ses œuvres ont-elles été si bien accueillies en
France ?... Autant d’interrogations qui appellent des réponses dont la
recherche mérite de nourrir la matière d’une thèse.
L’image de la Chine chez François Cheng traverse plusieurs époques et
traite d’aspects sociaux différents. Il a choisi les thèmes les plus
traditionnels et dignes d’intérêt au sein d’une histoire longue de plus de
cinq mille ans, car, comme il le dit dans Cinq méditations sur la beauté :
« Je viens d’une certaine culture, connaissant mieux cette culture, je me
fais un devoir d’en présenter la meilleure part... » C’est ainsi que l’image
de la Chine chez notre passeur de culture est à dominante artistique,
calligraphique, poétique et philosophique. Autrement dit, il donne de la
Chine une image tout à la fois antique, traditionnelle, moderne et
révolutionnaire. Elle est antique et traditionnelle à travers le roman
L’éternité n’est pas de trop, avec la présentation de la poésie de la
dynastie des Tang (618-907), des peintures de Song (960-1279), des Qing
(1616-1912), etc. puis devient moderne et révolutionnaire avec son
roman Le dit de Tianyi, ou dans Cinq méditations sur la beauté. Cette
image est déterminée dans une certaine mesure par les « essentielles
meilleures parts » choisies par l’auteur. Différant des autres écrivains et
d’autres auteurs de récits de voyage, François Cheng est imprégné de la
culture chinoise dont il connaît bien ces « essentielles meilleures parts »,
qu’il peut nous dépeindre dans une vision authentique et intacte alors
même qu’il a quitté son pays dès son jeune âge.
Malgré la différence d’âge qui nous sépare, moi lectrice minutieuse et
lui grand écrivain, son œuvre éveille en moi des résonances profondes :
la joie de l’enfance à la campagne et à l’école, l’amour de la nature, la
réflexion sur l’être humain, la curiosité envers le sexe opposé, les
interrogations sur la famille traditionnelle, la recherche du mystère, etc.
15
x Problématiques et corpus de la thèse
En dépit du caractère fondamental des questions qui m’ont interpellée
lors de la découverte de l’œuvre de François Cheng, il est évident
qu’elles ne suffisent pas à toucher le fond des choses et que bien d’autres
questions méritent d’être posées.
En tout premier lieu, une question s’impose comme préalable : quelles
sont chez cet auteur, les spécificités qui justifient qu’on lui consacre un
tel intérêt parmi tous les écrivains français d’origine chinoise ? Des
spécificités ? Oui, il en possède d’incontestables qui le distinguent des
autres et le rendent unique. Certes, ses thèmes et sa créativité lui sont
propres, mais ce sont surtout des facteurs, tels que son origine chinoise,
la parfaite maîtrise des deux langues et des deux cultures française et
chinoise associée à l’exil qui ont modelé sa sensibilité au service d’une
création littéraire féconde. Ses spécificités tiennent également à son
identité écartelée et inclassable : Doit-on le considérer comme un
écrivain chinois ou comme un écrivain français ? Ce sujet fait toujours
l’objet d’une controverse qui n’est pas prête de s’éteindre et, d’ailleurs, il
est loin d’être évident qu’on puisse apporter une réponse unique et
tranchée à cette question tant cette dualité à la fois française et chinoise
fait partie de ses spécificités. Il est patent que ses romans et essais ne
s’éloignent jamais de la Chine, mais son style d’écriture, ses créations
poétiques et sa vision philosophique restent profondément imprégnés de
culture française.
Une deuxième question fondamentale concerne l’image de la Chine
que cet auteur façonne à travers ses créations littéraires. On peut affirmer
qu’il s’agit d’une image complexe, composite, changeante, voire
kaléidoscopique. Il s’agit d’abord d’une image classique et traditionnelle,
fondée sur la représentation de la beauté artistique, sur la peinture, sur la
calligraphie, sur la musique et sur la poésie. Mais aussitôt après, cette
image peut devenir laide et dramatique, dépeignant le paroxysme de la
souffrance et de la méchanceté de l’homme. Enfin, elle peut totalement
s’évader du concret pour aborder le monde de l’abstrait, et implique la
philosophie et la psychologie chinoises dans presque toutes ses œuvres.
En définitive, c’est cette présentation de la même réalité vue suivant
différentes perspectives qui nous fournit une image fidèle de la nature
chinoise, dans la diversité de ses composantes et de ses appréhensions
par chaque observateur.
Mais comment et pourquoi une telle image se forme-t-elle ? Cette
troisième problématique impose de se livrer à une recherche beaucoup
16
plus profonde et de se plonger dans une lecture minutieuse et réfléchie.
Elle demande de mettre en regard la trajectoire personnelle de l’auteur,
avec ses centres d’intérêt permanents, ses préoccupations, voire ses
obsessions, présentes dans ses ouvrages relevant de genres littéraires
différents. En effet, c’est avec ces deux composants essentielles (le choix
du sujet de création et les œuvres littéraires comme vecteur de l’image)
qu’une telle image se forme. Il ressort immédiatement de tout cela un
premier constat : ses écrits sont imprégnés de christianisme, d’un
mélange de foi chrétienne, de pensée classique chinoise, et de sa
philosophie propre modelée par son expérience personnelle. Un second
constat concerne son attachement au dialogue. Toutes ses œuvres sont
imprégnées d’un esprit de dialogue et de concertation, avec un souci
permanent de maintien de l’égalité entre les parties en présence. Cette
concertation équilibrée s’applique aux individus mais aussi aux nations
comme la France et la Chine qui ont chacune leur culture et dont l’une
comme l’autre possède ses « meilleures parts » et François Cheng
s’efforce de les valoriser.
Parmi les nombreux sujets et la variété des aspects de la société
chinoise, quelle image de la Chine cet écrivain en exil a-t-il choisi de
nous livrer à travers ses œuvres en langue française ? Sans doute, l’image
de la Chine qu’il dépeint est-elle imprégnée du cadre historique dont on
peut trouver des traces dans ses romans à travers le destin dramatique des
personnages, le bouleversement et le désordre du contexte social. Grâce à
sa grande maîtrise de la langue française, il exprime parfaitement ses
propres vues sur la psychologie des Chinois et nous croque une image de
la Chine criante de vérité dans sa traduction des idées et de la sensibilité
chinoises. L’image du destin des personnages féminins, la réflexion sur
l’humanité, sur la beauté et sur la nature du mal chez l’homme
constituent les clés des ses thèmes littéraires et de son message sur la
culture chinoise.
Pour présenter « L’image de la Chine chez François Cheng » et tenter
de répondre à ces questions essentielles, je m’appuierai principalement
sur un de ses essais : Cinq méditations sur la beauté et sur ses deux
romans Le dit de Tianyi et L’éternité n’est pas de trop que je considère
comme les plus importants et comme le corpus principal de ma thèse.
Bien sûr, ses autres essais traitant de la peinture, de la poésie, et de la
calligraphie chinoise, ainsi que des rencontres ou entretiens avec
François Cheng fourniront aussi une matière précieuse à cette thèse.
Son corpus s’articule en deux parties : la première s’appuie
principalement sur l’essai Cinq méditations sur la beauté, tout en faisant
17
aussi référence à d’autres essais, tels que Le dialogue : une passion pour
la langue française, Et le souffle devient signe, L’un vers l’autre, Vide et
plein : le langage pictural chinois, ainsi qu’aux articles comme La
réception de M. François Cheng à l’Académie française, et aux autres
articles sur François Cheng et sur ses propres œuvres d’art. La seconde
grande partie du corpus est axée sur les deux romans de l’auteur, car dans
ces romans l’image de la Chine est plus concrète et vivante. J’insisterai
plus particulièrement sur son premier roman Le dit de Tianyi. Bien sûr,
comme c’est aussi un grand poète, tous ses recueils de poésie font
également partie du corpus.
Né en Chine et adopté par la France, François Cheng est considéré
depuis les années 1950 comme un « passeur » entre les cultures orientale
et occidentale. C’est un homme « dialectique » : toutes ses œuvres
apparaissent comme des comparaisons, des dialogues et elles traitent du
partage entre les deux cultures qui cohabitent en lui. De plus, en même
temps que son appréhension occidentale de la vie, la pensée taoïste
(comme l’idée du Souffle et du vide-médian), la réflexion sur la beauté et
sur l’espace-temps, ainsi que son concept de vie pénètrent la plupart de
ses ouvrages.
En tant qu’esthète, François Cheng s’est dévoué pendant des décennies
à la quête de la beauté dans les beaux-arts, la poésie, la calligraphie et
surtout dans son monde intérieur. Sa carrière littéraire a commencé par la
traduction de poèmes classiques chinois et des romans de Laoshe, un
grand écrivain et esthète chinois (1899-1966), puis il a soutenu une thèse
sur Zhang Ruoxu, poète de la dynastie des Tang. Plus tard, à la suite de la
proposition d’une jeune femme écrivain et linguiste Julia Kristeva, son
premier livre d’esthétique intitulé L’écriture poétique chinoise paraît aux
Éditions du Seuil. C’est alors qu’il a commencé à écrire ses propres
poèmes, écriture qui se poursuit jusqu’aujourd’hui. En même temps, il
rédige des essais sur les arts, qui constituent, pour François Cheng, la
plus sublime beauté dans la culture chinoise. Ses essais sur la peinture et
sur la calligraphie ont largement retenu l’intérêt des lecteurs français et
ont beaucoup apporté à leur connaissance de ces arts. Cependant, sa
richesse est plutôt intérieure qu’extérieure. Par son expérience hors du
commun et ses connaissances multiplies, il est capable d’approfondir ses
réflexions et de mener sa quête de la beauté en l’enrichissant de son
intelligence, de sa méditation sur le monde intérieur et de sa propre
philosophie. Cinq méditations sur la beauté constitue un excellent
exemple d’une telle production littéraire. Dans ce livre, il présente une
réflexion aboutie sur le mal et sur la beauté qui s’associent au sein de la
18
nature humaine, sur les différentes formes de la beauté, ainsi que sur
leurs relations entre elles, entre les différents canons de la beauté et les
différentes philosophies.
En définitive, à travers ces méditations sur la beauté, cet essai présente
directement ou indirectement les interactions entre le mal et la beauté,
telles que les perçoivent les yeux des Chinois, en y incluant la beauté
féminine qui deviendra plus tard un sujet majeur de ses romans. L’auteur
dépeint à plusieurs niveaux les caractéristiques polymorphes de la
beauté qui peut être tout à la fois formelle, artificielle, authentique, etc.
Dans cette approche, il distingue particulièrement la beauté intérieure de
l’être, qui transparaît au niveau de la morale, de l’esprit, et la beauté de
l’apparence extérieure, d’essence purement physique. Il nous dépeint par
ailleurs l’appréhension de la beauté par les différentes pensées chinoises
classiques et conclut par une comparaison entre les canons de beauté en
Occident et en Orient. De mon point de vue, cet ouvrage incarne au plus
haut point la pensée personnelle de François Cheng sur le dialogue entre
les cultures orientale et occidentale. Cet essai nous permet de mieux
comprendre ses autres livres et de décoder ses sentiments profonds.
Néanmoins, ses autres essais présentent aussi un profond intérêt, car on
peut y découvrir une image pénétrante de la Chine culturelle, littéraire et
artistique.
Dans son œuvre romanesque, l’image de la Chine se manifeste dans
une approche beaucoup plus concrète et reste très fidèle au quotidien.
Avec ses romans, on peut découvrir une grande diversité de thèmes sur la
Chine, tels que les us et coutumes du peuple, le destin des paysans, les
préceptes sur l’éducation des enfants (surtout à la campagne),
l’hospitalité et la chaleur des paysans, la nourriture chinoise, la culture du
thé, celle du vin, la médecine traditionnelle chinoise dans la vie
quotidienne en Chine, la vie de la femme chinoise, l’attachement à la
famille, l’histoire et la politique à l’époque de Mao ainsi que la vie des
intellectuels à cette époque et enfin les proverbes chinois qui constituent
un mode d’expression particulièrement intéressant dans le langage
populaire et dans la littérature.
x Organisation de l’argument de la thèse
Pour mieux fonder et étayer les quatre problématiques abordées par
cette thèse, la recherche de l’authenticité et de la singularité du rapport à
l’exil de François Cheng constituera la principale clef qui nous permettra
de mieux comprendre ses créations littéraires et son rôle de « passeur de
culture » . Mais il faut aussi s’interroger sur la nature et le contenu des
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