Les classes sociales et le progrès scientifique

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Les classes sociales et le progrès scientifique
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LES CLASSES SOCIALES ET LE PROGRES SCIENTIFIQUE
L'antiquité gréco-romaine
Il est sans doute difficile de raisonner sur l'Egypte et la
Mésopotamie anciennes. Sauf à constater l'existence de
connaissances, notamment aux époques les plus brillantes de
leur longue histoire, l'évolution de leurs sciences est trop mal
connue pour donner naissance à des conclusions solides.
Il en est autrement de la Grèce. Comme nous l'avons dit
plus haut, la très grande majorité de la main-d'œuvre était
servile. A la catégorie sociale qui dirigeait les Cités,
appartenaient aussi les savants de l'époque. Ainsi, selon G.
Thomson, Thaïes et Anaximandre aurait fait partie « ...d'une
ancienne famille de prêtres-rois» (34). Le père d'Aristote est
l'ami et le médecin du roi de Macédoine (35)... Contrairement
aux sciences égyptiennes et mésopotamiennes qui ont pour
l'essentiel un but utilitaire immédiat (36), celle de la Grèce ne
vise pas à la recherche d'applications pratiques (37). Son but
avoué est de comprendre. Mais cette classe sociale - celle des
propriétaires d'esclaves - dont certains membres s'adonnent
ainsi à la philosophie, est aussi celle qui incite à un progrès
technique indéniable dont le but concret est évident. Car,
contrairement à ce qui est parfois affirmé, le temps de la
civilisation de la Grèce «classique» n'a pas été celui d'un «vide
technologique». Bien au contraire (38). Et même chez certains
de ces savants «désintéressés» existait le souci de la
compréhension des mécanismes existants. Pourquoi ce souci,
sinon pour rechercher une efficacité plus grande des dits
systèmes. Les «Questions de mécanique», par exemple, ne
sont pas l'oeuvre d'Aristote comme on l'a longtemps cru, mais
d'un de ses disciples, et donc tout de même une production de
l'école aristotélicienne. Or cet ouvrage est consacré à l'étude du
principe du levier (et de ses diverses utilisations : rames,
tenailles...), du cercle et du mouvement circulaire, de la
balance (avec une interrogation sur les
(34) G. Thomson, «Les premiers philosophes» (rééd., Paris, 1973, p. 146).
(35) P. Grenet, «Aristote ou la raison sans démesure» (Paris, 1962).
(36) J. Piaget qualifie de «science utilitaire», celle de l'Egypte («Introduction à
l'épistémologie génétique. 1/La pensée mathématique», rééd., Paris,
1973,p.264).
Plat on, méprisant, traite les Égyptiens de «peuple de boutiquiers» («La
République»).
(37) Voir : G.E.R. Lloyd, «Les débuts de la Science grecque, de Thaïes à
Aristote» (rééd. fran., Paris, 1974).
(38) Voir B. Gille, op. cit. note (19), p. 287-374.
Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc
dimensions aptes à lui donner la plus grande exactitude
possible)... (39). Par ailleurs, pourquoi cet intérêt pour
l'astronomie, cette volonté d'imaginer un «modèle» de
l'Univers qui rende compte des multiples observations faites
depuis des millénaires ? Par curiosité intellectuelle pour une
part, sans doute ! Mais aussi pour les besoins de la navigation,
pour ceux de l'agriculture. Les Grecs, grands commerçants,
étaient aussi de ce fait de grands voyageurs. La géographie
mathématique de Claude Ptolémée n'a-t-elle pas pour but de
répondre à leur souhait. Est-ce uniquement par jeu intellectuel
qu'Eratosthène calcula le tour de la terre (40) ? La classe
dirigeante, incontestablement, méprise le travail manuel (41).
C'est-à-dire qu'elle refuse de le pratiquer elle-même. Mais elle
ne se désintéresse pas de son accomplissement par ces êtres,
considérés comme inférieurs, que sont les artisans. La
tradition hellénistique est ensuite poursuivie à l'École
d'Alexandrie - mais avec, comme nous l'avons dit plus haut,
un rapprochement de la théorie et de la technique, du moins,
jusqu'au IIe siècle de notre ère, son activité se ralentissant
ensuite.
Le système esclavagiste représente-t-il un «progrès historique » ? Il est de fait que son instauration, permettant
l'existence d'une classe sociale libre de toute astreinte
économique et disposant donc de tout le temps libre nécessaire, a été, pendant quelques siècles, un facteur de progrès
culturel, de progrès technique et - en moyenne, je le répète -de
progrès social. Cette classe a donc été un temps un élément de
l'évolution positive de l'humanité.
Cela n'a toutefois pas duré. Pourquoi ? Une réponse
complète, apportée à cette question, ne serait certainement pas
simple. Force nous est donc de nous contenter des quelques
éléments qui semblent déterminants, quitte à nous garder de
l'inévitable schématisation inhérente à la méthode. Déchirée
par les guerres entre les Cités, sa puissance économique et
politique déclinant, la Grèce est conquise au IVe siècle (av. J.C.) par les Macédoniens (Philippe, puis Alexandre).
(39) II n'existe de ce texte qu'une traduction anglaise : «Mechanica» (by E.S.
Forster, in «Thé works of Aristotle», vol. VI, Oxford, 1913).
(40) A Alexandrie, en 230 (av. J.C.). Il trouva 252 000 stades, ce qui
correspond approximativement à 39 690 km.
(41) Les «métiers mercenaires», dira plus tard Cicéron.
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En 147 (av. J.-C.), elle est envahie par les Romains lesquels,
Carthage définitivement vaincue, dominent dès lors le monde
méditerranéen. Si Rome hérite aussi des acquis grecs, si les
esclaves y sont également nombreux, le système qu'elle instaure est, à bien des égards, très différent de celui qui régnait
en Grèce. En risquant un peu - mais à peine - l'anachronisme,
on peut dire que l'expansion romaine et le fonctionnement de
Rome lui-même reposent essentiellement sur l'impérialisme.
C'est-à-dire que la République (puis l'Empire) vit des prélèvements, des rapines effectués en permanence dans les pays
conquis. Les richesses dont s'emparent les Romains, les
esclaves qu'ils capturent ne sont pas utilisés pour instaurer une
économie propre à la ville et aux régions immédiates. Le
pillage est la source principale des activités romaines. Si Rome
a eu une littérature, un art (encore que très largement inspiré
des Grecs), elle n'a pas eu - ou presque pas - d'activité scientifique (42), et elle n'a eu qu'une faible production technique,
sinon sur le plan militaire. Il semble bien que, dans son
ensemble, le système technique mis au point par les Grecs se
soit en quelque sorte figé pour plusieurs siècles. Si nous
notons cependant quelques nouveautés, elles paraissent avoir
été mineures, marginales, en tout cas ne bouleversant dans
aucun domaine, les résultats acquis. La disparition,
relativement rapide, de l'esclavage, la partielle remontée de la
civilisation vers le nord, c'est-à-dire vers des régions dotées de
ressources infiniment supérieures, ne modifièrent pas
profondément la situation. La constance des traditions en est
une preuve manifeste. Dans le domaine des techniques, les
Romains ne furent certainement pas des novateurs», écrit B.
Gille (43).
Des dispositifs existaient, pourtant, qui auraient permis,
grâce à l'utilisation de ce que nous appelions aujourd'hui des
«énergies nouvelles», de révolutionner complètement la
production. Des moulins à eau ont fonctionné au ProcheOrient au cours du Ier siècle (av. J.-C.). Leurs mécanismes ont
même été améliorés par des ingénieurs romains vers le Ve
siècle de notre ère. Leur nombre reste cependant restreint, leur
emploi limité. Il n'en existe qu'une dizaine dans la Gaule du
VIe siècle. A citer, également, la description d'un système
tournant grâce à la force de la vapeur d'eau - «l'éolipyle» -dans
les «Pneumatiques» de Héron d'Alexandrie (44). Pourquoi ces
potentialités sont-elles restées, sur le moment, sans postérité ?
Pourquoi ce «blocage scientifique et technique» à la fin de
l'Antiquité ? Et ce «blocage» est-il la cause (ou l'une des
causes, plutôt) de l'effondrement des structures du monde
antique, effondrement dont une des traductions politiques est
la désagrégation de l'Empire romain ?
Divers historiens pensent que la raison essentielle du
phénomène réside dans les caractéristiques du système
esclavagiste lui-même (45). Le début du déclin, en fait, quelles
que soient certaines réalisations brillantes ultérieures, se situe
dès la conquête de la Grèce par les Macédoniens. La société,
dès lors, a apporté l'essentiel de ce qu'elle pouvait produire.
L'évolution des techniques et, surtout, leur utilisation dans la
production, ont atteint leurs limites extrêmes dans le cadre
(42) C'est pourquoi, même sous la domination romaine, le centre
scientifique est resté Alexandrie.
(43) Op. cit. note (19), p. 375.
(44) B. Gille, op. cit. note (19), p. 332-374 et «Les mécaniciens grecs»
(Paris, 1979).
Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc
où elles se situent. Des dispositifs remarquablement
ingénieux sont imaginés par la suite, voire réalisés de façon
ponctuelle ou pour des utilisations mineures (46). Mais l'objet
inventé ne passe pas dans la pratique sociale, «l'invention» ne
devient pas «innovation». «Il faut toujours bien distinguer
l'invention qui est le phénomène technique et l'innovation qui
traduit son passage dans la production.» (47). La maind'œuvre servile est extrêmement abondante et, pour la classe
dirigeante, peu coûteuse. L'esclave se nourrit lui-même,
fabrique ses propres vêtements. D'un autre côté, en achetant un
esclave, le maître n'acquiert qu'une «force de travail
potentielle», laquelle peut fort bien ne pas se concrétiser - ou
se concrétiser mal : aucune incitation (sinon des contraintes
répressives) ne pousse véritablement l'esclave à travailler et le
système engendre un gâchis formidable des capacités
productives. Les tares de ce système s'accentuent encore sous
la domination politique de Rome. En réalité, cette abondance
de main-d'œuvre à bon marché, comme celle des produits
divers confisqués dans les pays occupés, suffit à faire vivre
très largement la haute société romaine et les personnels
(militaires, administratifs...) qu'elle emploie. Elle n'a donc
aucune raison, aucun besoin, de rechercher d'autres façons de
produire, de puiser dans les connaissances scientifiques et
techniques des possibilités nouvelles dans ce domaine (48).
Suétone raconte, dans la «Vie des douze Césars», que
l'empereur Vespasien refusa un jour une nouvelle machine,
celle-ci risquant de priver de travail des esclaves. Le
personnage se souciait en fait fort peu du sort de ceux que lui
et ses semblables traitaient souvent plus mal que leur bétail.
Mais il n'avait, dans les conditions économiques et sociales du
temps, nul besoin de l'innovation proposée. Il pouvait dès lors
faire à bon compte étalage de sentiments humanitaires.La
même «formation économique et sociale», dirigée par la
même classe, peut donc, selon le stade atteint par son
évolution, symboliser tantôt le progrès scientifique et technique et son utilisation, tantôt, au contraire, l'opposition à ce
progrès. Il ne faut pas, je crois, schématiser le processus et lui
attribuer des causes uniquement économiques. Un certain type
de société est caractérisé à la fois par des éléments
économiques et par l'idéologie de la classe dominante, laquelle
influence (pour ne pas dire plus) celle des classes exploitées.
Dans le cas ici traité, le mépris dans lequel la haute société
tient les activités techniques est aussi une conséquence du fait
que la promotion de ces activités ne lui est pas nécessaire.
Mais il induit, à son tour, un désintérêt croissant de ce groupe
humain pour cette promotion. Nous avons déjà cité une
expression de Cicéron. Xénophon affirmait : «Les arts que les
hommes appellent vulgaires sont généralement dépréciés et
méprisés par les États, et ce à juste titre. Ils ruinent complètement les corps, aussi bien des travailleurs que des
dirigeants... Et lorsque les corps des hommes sont énervés, les
âmes deviennent malades. Et ces arts vulgaires impliquent une
absence totale de loisirs et empêchent les hommes de mener
une vie sociale et civique.» (49)
(45) Voir : V. de Magalhaes - Vilhena, «Essor scientifique et obstacles
sociaux à la fin de l'Antiquité» (Cahiers du CERM, n° 42, s. d.). j.P. Vernant :
«Mythe et Pensée chez les Grecs» (Paris, 1971). P. M. Schuhl : «Machinisme
et Philosophie» (Paris, 1947).
(46) Pour actionner des statues de dieux dans des temples, par exemple.
(47) B. Gille, «L'évolution de la technique sidérurgique» (Revue d'histoire
des mines et de la métallurgie, t. II, n° 2, 1970, p. 122).
(48) Du moins le croit -elle car le «blocage» cité peut être inclus dans la
liste des phénomènes qui entraînèrent la disparition du système et, partant,
celle de la catégorie sociale qui en était la bénéficiaire.
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De la naissance de la bourgeoisie à
la société industrielle
La réalité de l'existence des structures féodales pendant une
partie du Moyen Age occidental est un fait (50). Les sociétés
musulmanes, chinoises, byzantines de l'époque ont, avec celles
de l'Europe, des caractéristiques communes. Elles se
différencient par bien des traits de celles qui, durant
l'Antiquité, les précédèrent. La situation du serf n'est pas celle
de l'esclave - du moins, pas tout à fait. La «direction des
affaires» - comme on dit aujourd'hui - est le fait d'une caste
militaire. Mais ces seigneurs, s'ils sont parfois des descendants
de soldats de fortune, sont souvent aussi - divers grands
«feudataires», notamment -les successeurs des «préfets» de
l'Empire romain déclinant. Il y a peut-être une différence
fondamentale de nature entre ce système et son prédécesseur,
mais j'avoue que cette différence m'échappe un peu et que le
schéma didactique qui fait suivre le régime esclavagiste par le
régime féodai ne me paraît pas satisfaisant ou, du moins, ne
me semble pas décrire assez précisément le contenu des
sociétés moyenâgeuses. Or donc, en attendant qu'un historien
médiéviste m'éclaire à ce sujet, je me rallie à l'opinion formulée par V. de Magalhaes -Vilhena : «... le mépris du travail
industriel et des arts mécaniques aussi bien que la répugnance
- exprimée par exemple par Cicéron - pour les «métiers
mercenaires», en ce qui concerne la Grèce, Rome et reprise
par le Moyen Age chrétien, sont avant tout le fait de ce qu 'ont
en commun les formations socio-économiques esclavagiste et
féodale. A savoir : toutes les deux sont des sociétés de classe
dominées par des classes sociales improductives. La dépréciation du travail et l'exaltation de la vie libérale... sont deux
éléments caractéristiques des idéologies de ces classes
dominantes...» (51)
En ce qui concerne l'évolution scientifique, les éléments du
processus sont complexes. D'une part, la science du Moyen
Age - ou plutôt «les» sciences, car les caractères distinctifs
varient d'une période à une autre, d'une discipline à une autre,
d'un pays à un autre - comporte nombre d'éléments contradictoires. Et je pense que l'on peut dans une certaine mesure
lui généraliser le jugement porté par R. Rashed sur l'une des
œuvres essentielles du temps, celle de l'opticien irakien Ibn al
Haytham (XIe siècle) : «Connaître dans ces conditions, ce
n'est pas reconstruire ou dévoiler le fonctionnement idéal,
mais c'est articuler une géométrie à des notions informes
- qu 'on croit empiriques - pour saisir le sens à court terme
d'un mouvement. Le caractère partiel de l'explication est
essentiel et le corps du savoir est formé de la mosaïque des
(49) Dans «Économique» cité par E. Mandel : «Traité d'économie marxiste»
(t. I, Paris, 1962, p. 154).
(50) Voir : M. Bloch, «La société féodale» (rééd.,
J. Le Goff, «La civilisation de (Paris, 1964).
(51) Op. cit. note (45), p. 10.
schémas dispersés d'une science en attente*. Par «science en
attente» nous indiquons ce savoir qui, contrairement à un
savoir spéculatif, ne croit plus à la seule vertu d'une «systématisation» des dénominations ou prétendus concepts, sans
penser pour autant, à la manière des géomètres - ou des
calculateurs du XIVe siècle - qu 'une physique n 'est pas plus
une géométrie ou une arithmétique qu 'elle n 'est une logique.
Mais si le doctrinaire collabore avec le géomètre, c'est au
prix d'un changement non seulement des notions mais aussi du
style, du type de rationnalité. Le doctrinaire doit accepter que
les couleurs soient l'objet d'un traitement géométrique, plus
encore, que couleur et lumière soient étayées d'une structure
géométrique dans la mesure où, à partir d'un objet éclairé,
lumière et couleur se propagent de chaque point en suivant
une trajectoire rectiligne - punctiforme - dont l'ensemble
forme le «rayon» - lisons faisceau - et, enfin, que les deux
lumières - substantielle et accidentelle - soient soumises aux
mêmes règles de propagation.» (52) (* souligné par l'auteur).
L'expression «science en attente», ou «science de transition»,
me paraît donc assez satisfaisante, en ce sens qu'elle inclut la
conjonction de deux courants, et l'annonce d'une synthèse - à
la fois somme et renouvellement de la deuxième moitié du
XIVe siècle. D'autre part, si l'on examine la totalité des années
qui s'écoulent de 640 à 1543 il faut bien admettre que, selon
les régions et selon les moments, l'intervention sociale dans le
cours de l'évolution des sciences a présenté des aspects
différents. Dans les pays musulmans, pendant la période faste,
cette évolution a été favorisée - aidée concrètement, même par le pouvoir politique, ou plus exactement politico-religieux.
Les califes ont financé ce qui, à l'époque, était «la recherche
scientifique», la construction d'observatoires... La catégorie
sociale dirigeante a donc été un élément moteur - le principal,
peut-être - du progrès des sciences. Même, d'ailleurs, si les
acteurs en ont été aussi des hommes appartenant à d'autres
catégories. Songeons, par exemple, à la place prise dans la vie
culturelle du califat de Cordoue et des émirats d'Espagne par
la communauté Israélite. En Europe occidentale chrétienne,
n'existent avant le Xe siècle que quelques traces (infimes)
d'activité dans ce domaine - quelques «clartés dans la nuit»
comme le titre J. Le Goff pour définir cette époque (V-IX*)
(53). E. Bréhier définit le Moyen Age comme «...l'époque où,
en Occident tout au moins, toute l'initiative intellectuelle
revient à l'Église» (54). Ladite Église, dans un premier temps,
se soucie fort peu de l'activité productive. Elle défend les
intérêts des pauvres, «...mais sans prétendre réformer
l'économie d'un monde qu'elle jugeait irrémédiablement
mauvais» (55). Dans ce domaine, elle freine donc plus qu'elle
n'incite au développement. La classe riche de l'époque
mérovingienne se refuse à produire ; les chevaliers
carolingiens également. L'Occident ne possède ni financiers,
ni grands commerçants... (56). Les communications sont
difficiles et hasardeuses ; les structures politiques, faibles et
mouvantes. Le règne de Charlemagne apporte, mais de façon
momentanée, quelques
(52) R. Rashed, «Optique géométrique et doctrine optique chez Ibn Al
Haytham» (Archive for History of Exact Sciences, vol. 6,n°4, 1970, p. 297.
(53) Op. cit. note (50), p. 147.
(54) E. Bréhier : «La philosophie du Moyen Age» (rééd..Paris, 1971,p. 9).
(55( R. Latouche, «Les origines de l'économie occidentale» (rééd., Paris,
1970). (56) Ibid.
I.,Paris, 1968). l'Europe
médiévale»
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relatives améliorations. C'est en grande partie l'influence
arabe qui, dans le secteur économique comme dans le secteur
culturel, amène des modifications. Des échanges commerciaux
ont en effet lieu avec les pays d'Islam : d'abord le sud de
l'Italie, la Sicile (longtemps occupés par les musulmans) et les
émirats espagnols ; ensuite l'ensemble des contrées ceinturant
la Méditerranée. Charlemagne lui-même - malgré son
prosélytisme christianisant - a sur ce sujet une attitude réaliste
: il entretient des relations diplomatiques et commerciales avec
Bagdad comme avec Cordoue. La quantité de monnaie,
jusqu'alors disponible en Occident, augmente. L'agriculture
s'améliore, l'urbanisation s'accentue. Une partie de la population - le clergé, notamment - accumule de grandes richesses.
Premières conséquences tangibles, dans le domaine scientifique, de la pénétration arabe : l'œuvre de Gerbert, moine qui
séjourne un temps en Espagne, devient ensuite archevêque de
Reims, puis de Ravenne, et enfin pape en 999 (Sylvestre II);
celle de Fulbert ; celles de Constantin l'Africain et de
l'École de Saleme. Au XIIe siècle, nombre de textes grecs (et
arabes) sont traduits en latin. L'essor économique - si relatif
fut-il -exige des possibilités motrices plus importantes, d'autant
que le nombre d'esclaves diminue. «L'énergie nouvelle»,
introduite dans la production, est celle des moulins à eau. Leur
nombre croit considérablement : plusieurs centaines en Gaule
au XIIe siècle, plusieurs milliers au XIIIe, et leurs utilisations
sont diverses (à foulon, à chanvre, de forge..., plus tard à
papier...) (57). Et le recours à de nouvelles techniques se
multiplie. Elles ont parfois été importées à la fin de l'Antiquité
et au début du Moyen Age (la métallurgie des Celtes et des
Germains, les navires des Vickings), ou un peu plus tard (de
Chine : la boussole, le moulin à vent, la poudre, le papier... ;
de l'Empire arabe : l'astrolabe...). Mais elles sont souvent
dues à des inventions effectives : la nouvelle charrue, perfectionnement de la charrue celtique ; le collier d'épaule ; le
métier à tisser ; le système bielle -manivelle ; le haut-foumeau
;
le mécanisme d'horloges avec poids et roues... «Les XIe, XIIe
et XIIIe siècles ont créé une technologie sur laquelle la
Révolution industrielle du XVIIIe siècle s'est appuyée pour
prendre son essor», écrit J. Gimpel (58).
En ce qui concerne l'essor technique et économique,
l'initiative est due, pour l'essentiel, à la bourgeoisie naissante.
Elle a été aidée par les progrès agricoles, l'accroissement de la
population... Mais ce sont les nécessités du commerce qui ont
amené les marchands à rechercher un accroissement de la
production, à inciter les artisans à innover, à les regrouper puis
les commanditer, à accroître l'unité de production de l'atelier à
la manufacture... Si différents besoins des gouvernants
(militaires, notamment) les ont amenés à agir dans le même
sens, les commerçants et les banquiers ont, incontestablement,
joué en l'occurrence le rôle principal. C'est en vue de découvrir
une route plus commode pour le commerce
(57) Voir : M. Bloch, «Avènement et conquêtes du moulin à eau» Ann.
dTiist. économique et sociale, t. VII, 1935, p. 538-563).
D. Furia et P.C. Serre, «Techniques de sociétés» (Paris,
1970,p.80-83 et 138-144).
(58) l. Gimpel, «La révolution industrielle au Moyen Age» (Paris, 1975, p.
9).
(59) Encore que le premier travail expérimental sur le magnétisme
(«l'Épistola de Magnete» de Pierre de Maricourt, au XIIle siècle) soit dû à une
réflexion à partir de l'utilisation de la boussole, que la «physique de l'impetus»
(Jean Buridan, XIVe siècle) soit la conséquence de l'expérience commune des
fabricants d'engins de jets et des artificiers...
Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc
des épiées que Christophe Colomb a traversé l'Atlantique,
et les «grands voyages» ont pour fondement essentiel la
recherche de métaux précieux, de marchandises... Ces progrès
techniques, s'ils n'impliquent pas stricto sensu un équivalent
scientifique (59), supposent, en plus d'une plus grande habileté
et d'une meilleure utilisation de la matière, une connaissance
améliorée de la nature. Les «savants», toutefois, restent des
clercs, c'est-à-dire des hommes qui sont, quoiqu'avec des
statuts divers, des hommes d'église. C'est le cas de R.
Grosseteste, de R. Bacon, d'Albert Le Grand, de J. Buridan, de
N. Oresme, plus tard de N. de Cuse... Ce n'est pas vrai,
toutefois, de Pierre de Maricourt et de Villard de Honnecourt,
tous deux ingénieurs, et dont le rôle annonce celui de leurs
confrères de la Renaissance (60). B y aurait, il est vrai, à
s'interroger sur «l'appartenance de classe» de l'Église.
L'institution sert le pouvoir en place, c'est-à-dire celui de la
noblesse. Elle n'en dessert pas pour autant l'enrichissement de
la bourgeoisie, et l'origine sociale de ses membres les plus
instruits - rarement modeste - est diverse.
La situation s'éclaircit - si l'on peut dire - au XVI e siècle.
Du fait, notamment, de l'afflux de numéraire en Europe
occidentale, des grands voyages, de l'ouverture de nouvelles
sources d'approvisionnement et de nouveaux marchés, des
transformations économiques et sociales profondes se produisent. Elles prolongent celles qui ont marqué la deuxième
moitié du Moyen Age et assurent, pour la première fois dans
l'histoire de l'humanité, la prédominance économique à
l'activité industrielle. La propriété foncière garde une grande
importance, mais passe toutefois au second plan. L'événement
se répercute sur les rapports entre classes sociales. Si la
noblesse - toujours détentrice d'une grande partie de la propriété foncière - garde le pouvoir politique, elle perd le
pouvoir économique au bénéfice de la bourgeoisie. Cette
dernière, tributaire de la production à finalité marchande, a,
pour asseoir et étendre sa domination, besoin de l'innovation.
Elle est donc conduite à favoriser le changement des mentalités qui accompagne, en est la conséquence et suscite ensuite,
les transformations socio-économiques. «La révolution scientifique» est, dans le domaine qui nous intéresse, le reflet de ce
changement, tout comme l'humanisme l'est sur le plan
littéraire. Et les acteurs principaux de la modification ne sont
plus, à quelques exceptions près, des clercs, mais des
bourgeois. Le symbole est Galilée, professeur de mathématiques et de physique, qui écrit une partie de son œuvre en
italien (et non pas en latin, langue savante de l'Europe
toutefois jusqu'à la fin du XVIIe siècle) pour être compris des
hommes de son milieu, lesquels savaient lire et écrire leur
langue nationale mais non pas celle de Virgile. S'il se trouve
toujours des grands seigneurs mécènes qui entretiennent des
savants, la majeure partie de la science est le fait de roturiers,
finançant leurs recherches grâce à une fortune personnelle. La
bourgeoisie encourage le progrès technologique ; elle en fait
autant de son équivalent scientifique, même si l'un et l'autre ne
sont pas encore étroitement liés, du moins dans les secteurs
qui touchent à la production de marchandises en grande
quantité. Car, par exemple, les améliorations apportées au
travail des opticiens ont été guidées par des hommes comme
Galilée, Huygens, Newton..., qui mettaient d'ailleurs
quelquefois eux-mêmes «la main à la pâte».
(60) A noter qu'ils étaient cependant au service de princes, donc de la
noblesse.
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Peut-on en conclure, fût-ce en nuançant l'affirmation, que la
bourgeoisie est, du XVI e au XIXe siècle, la classe porteuse du
progrès scientifique ? Oui, je le crois et m'en vais donner
quelques exemples qui illustrent ma réponse.Celui de l'activité
scientifique en Hollande, à la fin du XVIIe et au début du
XVIIIe siècle, d'abord. Considéré par Marx comme le modèle
du capitalisme industriel au XVIIe, le pays a joué, dans l'essor
scientifique du temps, un rôle important. Ses artisans étaient
nombreux et habiles. Selon Descartes, c'est le Hollandais
Jacob Métius qui fabriqua la première lunette astronomique,
celle dont Galilée eut connaissance et qu'il utilisa.
Relativement libéraux les Pays-Bas accueillaient savants et
philosophes inquiétés chez eux (ou menacés de l'être) ;
Descartes, Spinozza..., bénéficièrent de leur hospitalité. Leurs
imprimeurs pouvaient éditer des ouvrages ailleurs interdits.
Plusieurs de leurs savants sont de grande valeur : Stevin, Snell,
Leeuwenhoeck, Huygens, s'Gravesande... (61). L'oeuvre
scientifique de la Révolution française, ensuite. La science
française a, au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle,
été fort riche. J. Fayet, citant le grand historien A. Mathiez,
affirme : «La France de la fin du XVIIIe siècle était sans
conteste le premier pays savant du monde.» (62). Et Il
énumère à l'appui de sa thèse les travaux importants publiés ou
en cours d'élaboration : les divers traités de mécanique de
d'Alembert ; la géométrie descriptive de Monge ; la mécanique
analytique de Lagrange ; la théorie des nombres et l'étude des
fonctions de Legendre ; la mécanique céleste de Laplace ; les
travaux de Coulomb sur la torsion, l'électrostatique et le
magnétisme ; la cristallographie de Rome de l'Isle et Haüy ; les
recherches de Fourcroy, Guyton de Morveau, Berthollet,
Lavoisier..., en chimie ; celles de Réaumur, Buffon,
Daubenton, Bonnet... en histoire naturelle... ; et, évidemment,
l'Encyclopédie (63). Mais le contexte de cette splendeur
scientifique est autant d'«ancien régime» que la société dans
laquelle elle existe. Le système éducatif ne comporte pas - ou
très peu, du moins - d'enseignement scientifique de haut
niveau. Une exception : certaines écoles ou académies
militaires, l'École du génie de Mézières notamment (64).
L'Université n'existe pas dans ce domaine, à tel point que le
très royaliste J.B. Biot en est arrivé à écrire : «Quelque
sentiment que l'on ait conservé sur l'ancienne université de
Paris, il faut convenir qu'elle était en arrière de plusieurs
siècles pour tout ce qui concerne les sciences et les arts.» (65)
Créée par Colbert, l'Académie Royale des Sciences a perdu
beaucoup du prestige qu'elle avait à la fin du XVIIe. Elle
comprend la plupart des savants les plus importants du temps,
mais aussi nombre de médiocres intrigants, reçus grâce à la
faveur de quelque prince, et qui ne sont là que pour percevoir
la pension du Trésor royal. Selon B. Coriat, ladite Académie
ayant reçu du pouvoir royal «...le monopole de l'enregis(61) Voir : P. Brunet, «Les physiciens hollandais et la méthode
expérimentale en France au X Ville siècle» (Paris, 1926).
(62) J. Fayet, «La Révolution française et la science (1789-1795)» (Paris,
1960, p. 12) ; A. Mathiez, «La mobilisation des savants de l'an II» (Rev. de
Paris, 1/12/1917).
(63) Voir : R. Taton et coll. «L'Encyclopédie et le progrès des sciences et
des techniques» (Paris, 1952).
(64) Voir : R. Taton et coll. «Enseignement et diffusion des sciences en
France au X Ville siècle» (Paris, 1964).
(65) J.B. Biot, «Essai sur l'histoire générale des sciences pendant la
Révolution française» (Paris, 1803, p. 38).
Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc
trement et de la validation sociale des inventions...» ;
l'initiative de Colbert et Louis XIV aurait également été due à
la volonté du roi et de la grande noblesse de contrôler
l'évolution des découvertes scientifiques et de leurs
applications éventuelles, ceci contre les intérêts de la
bourgeoisie, ce qui expliquerait «...l'assaut en règle mené
contre elle par les révolutionnaires des années 1790» (66).
Toujours est-il qu'elle est, à la veille de la Révolution, un
foyer d'intrigues, un centre de contrôle relatif des publications,
mais en aucun cas un lieu où s'élabore la science vivante. Le
Collège royal n'est qu'un établissement d'enseignement. Seul
le Jardin du roi, grâce à quelques personnalités hors du
commun (Toumefort, Daubenton, Buffon...) échappe à la règle
générale et joue un rôle positif. Comment se fait-il, alors, que
la science française soit, à cette époque, si brillante ? La
vitalité, la qualité de la vie intellectuelle de la «France des
lumières» est bien connue. L'activité scientifique participe à ce
climat et en bénéficie. La recherche est encore une pratique
individuelle, même si la nécessité d'échanges entre les savants
se fait de plus en plus sentir. Elle est déjà relativement
coûteuse, mais il suffit d'une solide fortune personnelle - ou
l'aide d'une personne riche - pour résoudre le problème
financier. Mais, sauf quelques pensions le plus souvent bien
maigres, le pouvoir en place • celui de la noblesse - ne
participe pas à ce foisonnement. La vie scientifique se fait hors
son autorité, quelquefois même contre elle. Que l'on songe aux
ennuis qu'encourut Buffon pour avoir osé donner, pour l'âge
de la Terre, des indications s'opposant à celles que semble
affirmer la Bible ! Que l'on songe aux difficultés des
promoteurs de «L'Encyclopédie», cette extraordinaire
entreprise de jonction des sciences et des techniques ! Face à
une société décadente, la vigueur des sciences est le fait d'une
bourgeoisie alors révolutionnaire. Cette vigueur se retrouve
dans les mesures prises par les premières assemblées
révolutionnaires : suppression de l'académie - plus tard
rétablie sous une forme rénovée ; création de l'École
polytechnique, de l'École normale supérieure, des Écoles
centrales ; réforme du Jardin du roi qui devient Muséum
national d'histoire naturelle ; réforme du Collège royal qui
devient Collège national , puis Collège de France ; élaboration
puis adoption du premier système d'unités unifié : le système
métrique, participation de scientifiques de valeur à l'effort de
défense nationale... (67). La «Convention thermidorienne», le
Directoire, puis le Consulat et le Premier Empire conserveront
certaines de ces réformes, en modifieront d'autres, en supprimeront aussi. Mais une forme nouvelle aura été commu niquée à l'activité scientifique française qui lui assurera
ensuite la prééminence jusqu'aux environs de 1840. Et Fayet,
lui aussi opposé à la Révolution, doit cependant reconnaître :
«Non seulement la Révolution n 'a pas arrêté la marche de la
science, mais, au contraire, elle lui a donné une impulsion
nouvelle. Elle lui a imprimé, pourrait-on dire, une certaine
accélération.» (68). La relation entre l'évolution des États et
celle de leur science «nationale» depuis la fin du XVIIe siècle,
ensuite.
(66) B. Coriat : «Science, technique et capital» (Paris, 1976, p. 76-77).
(67) Voir : L. Langevin, «La Révolution française: ses grandes institutions
scientifiques et intellectuelles ; ses effets sur la science» (Cahiers de
l'Université nouvelle, mars 1965, n° 315).
(68) J. Fayet, op. cit. note (62), p. 474.
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La science et les Etats
Certains souverains de plus ou moins grande importance
ont, de-ci de-là, accordé un réel intérêt aux problèmes scientifiques. Ce fût le cas de Ptolémée 1er Sôter déjà cité ; des
Calife de Bagdad et de Cordoue ; de Frédéric II de
Hohenstauffcn ; de Rodolphe II, empereur d'Allemagne,
employeur de Tycho Brahé, puis de Kepler... Mais, sauf peutêtre dans une certaine mesure en ce qui concerne l'empire
musulman du temps de sa plus grande splendeur, jamais les
États n'ont en tant que tels, réellement pris les sciences à leur
compte, du moins jusqu'à la Renaissance. A partir de cette
époque, la puissance économique et militaire dépend de plus
en plus du progrès des connaissances scientifiques et
technique». Cela explique le souci de plus en plus grand du
pouvoir politique dans ces domaines. Un indice de cette
préoccupation est l'incitation, au XVIIe siècle, à la création des
diverses Académies scientifiques : Accademia del Lincei
(Rome, 1603) ; Accadenua del Cimento (Florence, 1657) ;
Royal Society (Londres,! 660) ;Académie royale des sciences
(Paris, 1666)...
L'historien américain R. Gilpin attribue à la GrandeBretagne la domination scientifique à la fin du XVIIe (69) et
au début du XVIIIe ; à la France, de 1750 à 1840 environ, cette
domination ayant été accrue par «...l'effet immédiat des
réformes de la Révolution et de l'Empire...» (70) ; à
l'Allemagne, au cours de la deuxième moitié du XIX* et au
tout début du XXe siècle ; aux USA, depuis. Cette constatation, basée sur l'évaluation du nombre et de l'importance des
découvertes, a été reprise par de nombreux historiens. S'il se
faut se garder de se figer dans des classifications et des
hiérarchisations trop strictes, le fait est néanmoins suffisamment reconnu pour devoir être pris en compte. La première
remarque, est que, dans chaque cas, cette domination est
parallèle à l'accroissement du rôle, dans le pays, de la
bourgeoisie manufacturière puis industrielle. La deuxième
remarque est relative à l'importance, dans l'évolution de la
situation à certains moments, de caractéristiques propres à telle
ou telle bourgeoisie nationale. Les historiens plus haut cités
s'interrogent particulièrement sur ce qu'ils appellent le «déclin
scientifique» (et technique, d'ailleurs) de la France après 1840.
Gilpin écrit notamment : «La France continua à donner le jour
à de grands génies scientifiques comme Claude Bernard,
Louis Pasteur et les Curie mais elle ne tarda pas à laisser sa
place à l'Allemagne. Même en physiologie, cette science dont
les principes avaient été énoncés par un Français, François
Magendie, le nombre des découvertes allemandes, mesurées
en nombre de publications, dépassa pour la première fois celui
des découvertes françaises au cours de la décennie 1840-1850.
En chimie, il en était de même. Alors que c'est Lavoisier qui
avait fondé la chimie moderne, c'est hors de France et plus
particulièrement en Allemagne que cette science se
développa.« On constate la même évolution - primauté puis
déclin - mais plus lente, en ce qui concerne le génie technique
français.» (71) Pourquoi ce phénomène, pourquoi les
«retombées» de l'oeuvre des époques révolutionnaire et postrévolutionnaire ont-elles eu une si brève postérité ? Gilpin
répond '.«Les causes de cette baisse de la créativité
scientifique et technique des Français sont multiples. Ce sont
notamment celles qu 'énumère Stanley Hoffmann dans la
brillante analyse qu'il a donnée de la société «statique»
Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc
qu'était la France à la fin du XIXe siècle : 1) la préférence de
la stabilité et de la protection à la croissance et à la
concurrence ; 2) la peur malthusienne d'une surproduction de
biens matériels et d'une trop grande multiplication de gens
instruits ; 3) le poids des conflits sociaux, religieux et
politiques ; 4) la dispersion et le conservatisme de l'industrie ;
et enfin 5) le fait que les intérêts agricoles et coloniaux
passaient avant les intérêts industriels métropolitains.» (72) II
s'agit là d'une énumération de points lesquels me semblent,
tout en reflétant effectivement une très large part de réalité,
être eux-mêmes contingents.
On peut constater, de toutes façons, que les causes ne sont
pas ici uniquement économiques ou, plutôt, que le
déterminisme économique ne joue pas. Du moins, pas dans ce
sens. Car le fait que la Grande-Bretagne ait, de 1650 à 1750,
été scientifiquement et techniquement en avance sur la France,
n'est sans doute pas étranger à son antériorité de près d'une
centaine d'années dans l'accomplissement de sa Révolution
industrielle. La France, pour l'essentiel, la débute après 1830,
l'Allemagne à peu près à la même époque (73). Si le progrès
scientifique était immédiatement et automatiquement la
conséquence de la situation économique, l'Angleterre aurait dû
dominer largement toutes les autres nations au début du XIXe
siècle. Ce qui n'était pas le cas.
Les réformes amorcées, quelquefois accomplies, par la
Convention, pour certaines d'entre elles poursuivies par
Napoléon Ier, étaient pleines d'enseignements. Et on leur doit
toute une pléiade de savants et de découvertes importants. La
conception de l'École polytechnique à ses débuts, notamment,
et les résultats prometteurs qu'elle a immédiatement donnés,
auraient dû inspirer des réformes. A propos du lien entre la
formation théorique de haut-niveau et la pratique scientifique ;
entre la science et ses applications ; sur le nécessaire
financement des laboratoires sur fonds publics... Ces
conclusions ont effectivement été tirées. Mais par von
Humboldt, ancien membre de la Société d'Arcueil, ...pour la
conception des structures universitaires allemandes
ultérieures. En France, on est rapidement arrivé, le «souffle
révolutionnaire» passé, à des visées à buts étroitement
idéologiques d'une part, et tout aussi étroitement militaristes
d'autre part. L. Langevin affirme : «Comme la bourgeoisie
anglaise, la bourgeoisie française prend conscience du rôle
que peut jouer la connaissance des lois de la nature.» (74)
Peut-être, mais le moins qu'on puisse dire est que cette «prise
de conscience» - si tant est qu'elle se soit produite - fût de
courte durée. Nous reviendrons plus loin sur le rôle dévolu à
l'enseignement par la bourgeoisie française du XIXe, mais il
est des coïncidences qui attirent l'attention. C'est Napoléon Ier
qui aurait déclaré à Cuvier - partisan, contre Lamarck, des
thèses «fixistes» en biologie : «Surtout, ne touchez pas à ma
Bible.» (75) Et c'est le même Napoléon affirmant en prélude à
la création de l'Université impériale :
(69) II serait peut -être plus juste de l'attribuer à l'ensemble Pays-BasGrande-Bretagne. Rappelons que Guillaume III d'Orange, Stathouder de
Hollande, a été élu roi d'Angleterre en 1689.
(70) R. Gilpin «La science et l'État en France» (Paris,! 970, p.76)L
(71) Ibid.,p.76 (72) Ibid., p. 77.
(73) Voir : J.P. Rioux, «La Révolution industrielle (1780-1880)» (Paris,
1971, p. 95-96).
(74) Op. cit. note (67), p. 3.
(75) Cite par M. Barthélémy-Madaule, «Lamarck, ou le mythe du
précurseur» (Paris, 1979, p. 55).
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«Il n'y aura pas d'État politique fixe s'il n'y a pas un corps
enseignant avec des principes fixes. Tant qu'on n'apprendra
pas dans l'enfance s'il faut être républicain ou monarchique,
catholique ou irreligieux..., l'État ne formera pas une Nation;
il reposera sur des bases incertaines ou vagues ; il sera
constamment exposé aux désordres et aux changements.» (76)
D'où le serment de fidélité à l'empereur, plus tard exigé des
universitaires. La Restauration s'inspire ensuite largement des
mêmes principes. L'Ordonnance du 27 février 1821 énonce :
«Un corps enseignant, qui s'est trouvé par l'effet des
circonstances hors d'état d'adopter des doctrines certaines, a
besoin d'une surveillance forte et active, ...la jeunesse réclame
une direction religieuse monarchique. Le corps enseignant
prendra donc pour bases de son enseignement : la religion, la
monarchie, la légitimité et la charte.» (77) C'est Thiers homme politique représentatif de la bourgeoisie du XIXe s'il en
est -qui qualifie le chemin de fer naissant de «...simple
construction d'amusette scientifique...» et qui, par ailleurs,
Premier ministre de Louis Philippe assigne à l'Université ce
rôle :«L'utilité, rien que l'utilité, les résultats pratiques et par
les voies les plus rapides ; le droit pour le barreau, la
médecine pour l'art de guérir, les lettres et les sciences pour le
baccalauréat et, en surplus, pour l'agrément des gens de
loisir» (78) Et c'est le même Thiers - voltairien et athée,
bourreau de la Commune de Paris en 1871 - qui dit : «Les
instituteurs sont trente-cinq mille socialistes et communistes. Il
n'y a qu'un remède : il faut confier à l'Église l'instruction
primaire entièrement et sans réserve !» (79)
A quelle cause - quelles causes, plutôt - imputer ces vues
restrictives, étroites et à court terme, de la bourgeoisie dirigeante française du siècle dernier ? Elles concernent aussi bien
le domaine économique, que l'enseignement, et que la
recherche scientifique. L'historien 0. Viennet attribue aux
Maîtres de forges français la responsabilité du retard dans le
déclenchement de la révolution industrielle (80). Aux Maîtres
de forge, c'est-à-dire aux grands patrons de la métallurgie,
industrie dont le progrès fût, il est vrai, décisif à l'époque. Le
fait que les industries chimiques et textiles aient progressé en
France plus tôt et plus vite semble apporter un élément de
confirmation à cette thèse. Faut-il aller au-delà et généraliser,
constater l'existence d'une sorte d'incapacité historique de la
bourgeoisie française à promouvoir un développement
économique à long terme ? Aux historiens de l'avenir à
répondre. Mais les événements survenus depuis les débuts de
la IIIe République, la priorité donnée à la politique coloniale
puis néo-coloniale et aux pratiques usuraires, aux spéculations
de tous ordres, le démantèlement récent de pans entiers de
l'économie nationale (81), me semblent plaider nettement dans
ce sens.
La troisième remarque m'est inspirée par un parallèle que
fait, dans l'ouvrage plus haut cité, l'historien Jean Gimpel.
Ayant constaté que <r... le progrès des techniques est cyclique
comme l'histoire elle-même...» (82), il s'emploie à étudier
l'évolution des sociétés : «Les cycles sont tributaires des
(76) Cité par L. Liard, «L'enseignement supérieur en France - 1789-1893» (t.
2, Paris, 1894, p. 70).
(77) Ibid.,p. 153-154.
(78) Ibid-, p. 202.
(79) Cité par J. Cornée, «Laïcité» (Paris, 1965, p. 79).
(80) 0. Viennet, «Napoléon et l'Industrie française» (Paris, 1947, p. 75).
(81) La sidérurgie, par exemple. Encore les Maîtres de forges !
rapports étroits qui existent entre le dynamisme global d'une
population et son développement technologique. J'ai essayé
d'en donner une représentation graphique.
«En période ascendante - appelons la phase a - les deux
courbes - celle du dynamisme global et celle du développement technologique - doivent être parallèles car, s'il en était
autrement, la société étudiée cesserait probablement de se
développer. Dès qu'une société entre dans sa phase de
maturité - phase IS -, la courbe de son dynamisme décroît
tandis que la courbe du développement technologique marque
de son côté un net fléchissement. En période de déclin -phase y - la perte de dynamisme s'accélère tandis que la courbe de
la technologie décroît plus lentement, parce-que les sociétés
plus âgées continuent à investir dans la technologie militaire.
«A partir de ce modèle très empirique mais conforme à
l'idée que je me fais de l'évolution du Moyen Age occidental et delà France médiévale en particulier -, je me suis demandé
s'il pouvait s'appliquer aux États-Unis et nous aider à prévoir
les grandes lignes de leur évolution.»(S2)
Cela peut apparaître comme un jeu de l'esprit - une
«théorie» de plus - mais les indices relevés par Gimpel ne
laissent pas d'être assez troublants, rejoignant par ailleurs
diverses constatations faites dans notre texte. L'auteur situe la
«période ascendante» de la France médiévale de 1050 à 1254,
sa «période de maturité» de 1254 à 1277. Il situe à 1850
«l'entrée des États-Unis dans leur époque de croissance», à
1953 le début de leur maturité et 1970 celui de leur
vieillissement. Séjournant en 1972 aux USA, il «fait le choix
de quarante-huit facteurs dans l'éventail des activités
humaines communes à la France médiévale et à l'Amérique
des XIXe et XXe siècles». Et, sur la base de la comparaison de
ces quarante-huit facteurs, il constate une similitude dans les
deux évolutions étudiées (84).
Il faut, bien évidemment, se garder des extrapolations et
généralisations hasardeuses. Les faits énumérés dans le
présent paragraphe et dans les précédents sont cependant trop
nombreux et suffisamment concordants pour qu'on puisse
conclure à de simples coïncidences. La suprématie d'un pays
dans le domaine scientifique, laquelle accompagne avec un
décalage plus ou moins grand dans le temps la domination
(ou, du moins, la très grande activité) économique, traduit
aussi le rôle joué par la classe sociale qui, sous le couvert
d'institutions adaptées, dirige effectivement la nation. La
disparition de cette suprématie, ou son déclin, signifie aussi la
transformation du rôle joué par cette classe. Le concept de
«classe porteuse», à un moment donné, du progrès historique
(qui comprend le progrès scientifique) est certainement
simplificateur, donc en partie schématique, fl reflète cependant la réalité d'une ligne de force qu'il nous faut prendre en
compte.
Nous avons ici essentiellement évoqué l'évolution des
sciences à partir des découvertes effectuées, des théories
nouvelles, etc. Il nous faut revenir maintenant sur un autre
aspect - et non le moindre - de cette transformation : la
naissance, les changements et la constitution effective de ce
qui est «l'esprit scientifique». Nous venons alors que les
éléments de ce mouvement confirment la conclusion plus haut
esquissée.
(83) Ibid., p. 230.
(84) Ibid, p. 225-244.
(82) Op. et. note (58), p. 229.
Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc
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