Je t`aime plus que tout au monde

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Je t`aime plus que tout au monde
Claire Balleys – Université de Fribourg « Je t’aime plus que tout au monde » D’amitiés en amours, les processus de socialisation entre pairs adolescents Thèse de doctorat en sociologie, soutenue le 15 mars 2012. « Mon grand‐frère, tes vraiment un mec en or je te jure je taime trop reste comme tu es » écrit Toni, 15 ans, sur son blog, à l’attention de son meilleur ami. « J’aii realiser que ma viie commencaiis maintenant, j’efface mon passer et je viit mtn avec toi bb ya ke toi ki kompte ya ke toi ke jaime » déclare Robin, 13 ans à sa petite amie. ». « Elle est mon ange, ma moitié, c’est un cadeau que Dieu m’a donné. Je l’aime plus que tout : cet amour, c’est notre amour à NOUS » écrit Nour, 14 ans, à propos de sa meilleure amie Charlène. De fait, les liens d’amitié et les liens amoureux sont au centre de la sociabilité adolescente et des processus de construction identitaire. Les amis et les amours représentent souvent une seconde famille, que l’on s’est choisie et qui va nous permettre de grandir et parfois d’éprouver un sentiment de renaissance, comme l’exprime Robin ci‐dessus. Les déclarations que les jeunes s’adressent sur les réseaux sociaux en ligne mettent ainsi à jour un nouveau modèle romantique, dans lequel les notions d’intimité, de fraternité et d’exclusivité se conjuguent pour créer un type de lien social à la fois émancipateur et contraignant. La manière dont l’amitié et l’amour sont investis et gérés par les adolescents révèle deux processus sociologiques complémentaires. Premièrement, ces liens représentent les principales ressources pourvoyeuses de prestige à cette période de la vie. Celui ou celle qui peut faire valoir un important capital social est aussi celui ou celle qui jouit du statut social le plus élevé parmi ses pairs. Les adolescents entretiennent des rapports hiérarchisés, dont la clé de voûte est la qualité du réseau social. Il ne suffit pas en effet d’avoir un grand nombre d’amis, encore faut‐il que ceux‐ci puissent être considérés comme de « vrais » amis, c’est‐à‐dire fidèles, dévoués, qui apportent des preuves publiques de leur attachement. Deuxièmement, l’amitié et l’amour sont au centre des processus de construction identitaire des adolescents. En effet, pour effectuer la nécessaire distanciation avec les mondes sociaux adultes (que ce soit le modèle parental ou scolaire), le jeune doit montrer qu’il est capable de se référer et de s’identifier à d’autres mondes, en l’occurrence ceux de l’adolescence. Choisir ses propres amis et entamer ses premières relations amoureuses est un moyen de se construire et de se percevoir en tant qu’individu autonome. De fait, c’est par le lien social que l’adolescent parvient à s’individualiser et à se singulariser. « Je t’aime donc je suis » pourrait‐on résumer, mais aussi : « tu m’aimes donc je suis ». Ces logiques sociales ne sont pas nouvelles en soi, mais ont acquis de nouvelles dimensions avec l’avènement du Web 2.0, en particulier celui des sites de réseaux sociaux. En effet, des questions telles que : qui est le meilleure amie de qui ? Qui aimerait sortir avec qui ? Qui a rompu avec qui ? Qui fait partie de la bande de qui ?, sont gérées et négociées collectivement, par un public d’adolescents qui jouent à la fois le rôle de spectateurs et d’acteurs de la configuration relationnelle scolaire. Chaque lien social tissé au sein de l’espace social de l’école devient une affaire publique, qui concerne tout le monde et à laquelle tout le monde participe. En effet, le lien amoureux étant la principale ressource pourvoyeuse de prestige à l’adolescence, garder une relation secrète n’a que 1 Claire Balleys – Université de Fribourg peu d’intérêt. Ce n’est que lorsque la relation est reconnue et validée par les pairs, selon des formules conventionnelles postées en commentaires : « longue vie à votre couple », « vous allez trop bien ensemble ! », qu’elle existe pleinement aux yeux des amoureux eux‐mêmes. Ces logiques collectives produisent des phénomènes de surenchère : c’est à qui fera la plus belle déclaration d’amour ou d’amitié, saura montrer qu’il ou elle est un‐e « vrai‐e » ami‐e et mérite une bonne place dans la configuration hiérarchique établie entre pairs. Une difficile négociation se met alors en place afin de parvenir à être « publiquement intime ». En amitié comme en amour, les adolescents sont ainsi confrontés à une double injonction parfois contradictoire : être intimes tout en affichant publiquement cette intimité. Ils doivent négocier quotidiennement la démonstration de l’intimité qu’ils partagent, afin d’apporter la preuve de son existence, faire reconnaître et valider le lien par les pairs, tout en préservant une sphère non exposée, constituée de secrets non dévoilés, car ce que tout le monde sait n’est plus moneyable. L’observation de ces mécanismes et les résultats sociologiques originaux qu’ils dévoilent a été possible grâce à la mise en place d’un triple terrain d’investigation. Pendant une année, j’ai suivi huit classes d’adolescents ayant entre 12 et 16 ans, inscrits dans des cycles d’orientation genevois. J’ai combiné trois méthodes de récolte de données : les entretiens collectifs, les observations ethnographiques réalisées lors d’activités de loisirs et les observations effectuées sur les réseaux sociaux en ligne. Ainsi, c’est une même population qui a été suivie et observée de manière transversale dans ces trois contextes d’interaction. Ce triple dispositif permet de confronter sans cesse les données entre elles, et enrichit par conséquent la profondeur de l’analyse. Les observations faites en camps de ski permettent d’affiner la compréhension des discours tenus en entretien. Les rapports de force qui se donnent à voir dans l’espace des commentaires des blogs éclairent les tenants et aboutissants d’un conflit sous‐jacent en classe. Aujourd’hui, il apparaît clairement que l’on ne peut étudier l’une sans l’autre scène de sociabilité adolescente, tant elles sont communicantes. Ce qui est échangé la veille au soir sur msn est dans toutes les bouches le matin en classe. Ce qui est discuté entre adolescents dans le bus sera réévalué le soir même en ligne. Internet représente à la fois une sphère d’autonomisation pour les adolescents et un nouvel espace de contraintes, dans lequel les règles sont strictes et le contrôle social permanent. D’un côté, les adolescents peuvent y exprimer leurs sentiments hors contrôle des adultes, et souvent de manière plus libre que dans les rapports de face‐à‐face. L’expression de la sentimentalité masculine sur les réseaux sociaux répond par exemple à des schémas très différents que ceux en vigueur au sein du groupe de pairs. Il est en effet attendu d’un garçon qu’il soit capable d’exprimer publiquement ses sentiments amicaux et amoureux en ligne, alors qu’une certaine réserve est recommandée dans les rapports sociaux directs. D’un autre côté, on observe que la valeur que représente l’intimité entre individus devient une injonction et non un espace de liberté. Il faut apporter, de manière quotidienne et publique, la preuve des sentiments éprouvés vis‐à‐vis de ses amis et de son amour. En effet, ces marques d’attachement participent au mode de gestion de l’espace relationnel adolescent, où la place de chacun au sein du groupe dépend de son degré d’intimité avec les autres : « dis‐moi qui sont tes amis/amours, je te dirai qui tu es ». 2 

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