Peintre - Emigrazione Notizie
Transcription
Peintre - Emigrazione Notizie
Marco Valdo M.I. Carlo Levi antifasciste italien Peintre et écrivain Tableaux d’une exposition Editeur : FILEF La Louviere - Comité Carlo Levi – Sardegna all’Estero - Liège Présentation d’une exposition « Carlo Levi antifasciste italien - Peintre et écrivain » : ainsi se présente dans les annonces qui en ont été faites, l’exposition Carlo Levi au Musée de Mariemont. Qu’elle ait lieu dans « La Galerie de la Réserve précieuse » est un signe : Carlo Levi est un des plus précieux artistes du 20ième siècle. On va le voir ci-après. Le présent opuscule a pour vocation première de servir de guide au visiteur de l’exposition, même si – c’est une loi du genre, il déborde largement de cette mission. La Fondazione Carlo Levi, dont la création avait été voulue et menée à bien par Linuccia Saba, fille du poète Umberto Saba et amie de longue date de Carlo Levi, qui en fut la première présidente, a réalisé depuis plus de vingt cinq ans un travail considérable pour faire connaître l’œuvre de Carlo Levi. Cette exposition en est une modeste démonstration. Il y en aura d’autres, notamment à la fin de la présente, les tableaux repartiront très vite vers une grande exposition qui aura lieu dans le Sud de l’Italie où seront présentées plusieurs centaines de ses toiles. Il convient aussi de préciser d’entrée de jeu que la présente exposition s’inscrit dans un travail de plus longue haleine visant à faire connaître Carlo Levi et son œuvre au public de langue française, dont une bonne part (au moins dans nos anciennes régions minières) a des racines italiennes. Par ailleurs, il s’agit aussi de couper court à un certain oubli et à certaines résurgences. Ce travail, mené par le Comitato Carlo Levi – FILEF, organise outre cette exposition, une série de conférences et de concerts dans diverses régions de Wallonie et tend à promouvoir la traduction en langue française des œuvres encore inédites de Carlo Levi. Les traductions existent : il ne leur manque plus qu’un éditeur. Faire connaître Carlo Levi, c’est en premier lieu mettre en avant un militant antifasciste. C’est redonner à ce combat de salubrité publique toute sa place dans l’histoire et dans le monde contemporain, où refleurit la fleur vénéneuse. Petite biographie de Carlo Levi Carlo Levi est né à Turin le 29 novembre 1902. Il grandit dans une famille bourgeoise juive. Son père était commerçant en tissus. Sa mère était la sœur du dirigeant socialiste italien, Claudio Treves, lequel embrocha dans un duel un certain Benito Mussolini. Carlo Levi fit ses études à Turin : au lycée Alfieri, puis à la Faculté de Médecine, où il obtint son diplôme de médecin à 22 ans. Par la suite, Carlo Levi ne pratiqua jamais la médecine ; il fut peintre. La peinture fut jusqu’à la fin de sa vie une de ses activités principales. Il fut d’ailleurs un des grands de la peinture italienne du siècle dernier durant presque cinquante ans. Au temps de la Turin révolutionnaire (1920), il fut impliqué dans le mouvement de conseils ouvriers et d’occupations d’usines auquel participèrent Antonio Gramsci, Luigi Einaudi et Piero Gobetti. Peintre et résistant antifasciste : il mena cette double vie pendant vingt ans notamment au travers de Giustizia e Libertà (G&L), un mouvement clandestin fondé par les frères Rosselli et dont Carlo Levi fut un des piliers. Grâce à son activité d’artiste au niveau international, il voyagea entre l’Italie et l’étranger et fit la liaison entre les exilés et la résistance intérieure. A partir de 1923, il fit de nombreux et longs séjours à Paris, où se retrouvaient les artistes du monde entier et les exilés de toute l’Europe (antinazis, antifranquistes, antifascistes…). En 1934 et 1935, par deux fois, Carlo Levi fut arrêté et emprisonné à Turin. Son dénonciateur était un écrivain de gare : un certain Pitigrilli. Carlo Levi fut ensuite confiné à Aliano en Basilicate. C’est ce séjour forcé qu’il raconte dans son livre le plus connu « Le Christ s’est arrêté à Eboli », qui fut publié dès la fin de la guerre chez son ami Luigi Einaudi : « il suo caro editore ». Entre 1939 et 1942, il vécut en France et continua la lutte clandestine contre le fascisme. De retour en Italie en 1942, il vécut à Florence et y mena une intense activité de résistance contre les fascistes, puis contre les Allemands. Au sortir de la guerre, à la demande du CTLN (Comité Toscan de Libération Nationale), il dirigea un temps « La Nazione del Popolo » ; ensuite, à Rome, il dirigea le quotidien national du Parti d’Action « Italia Libera » durant les quelques mois que dura le gouvernement issu de la Résistance et dirigé par Ferruccio Parri, membre lui aussi du Parti d’Action. Ce gouvernement, qui portait toutes les espérances de vraie démocratie, sera sabordé par les Etats-Unis d’Amérique et leurs alliés italiens: principalement, la Démocratie Chrétienne, remettant ainsi au pouvoir l’alliance des grands propriétaires du Sud, des affairistes du Nord et la petite-bourgeoisie avide de réussite et d’argent, c’est-àdire en réalité, les mêmes couches sociales qui avaient porté et soutenu le régime fasciste comme elles supportent, aujourd’hui encore, le régime berlusconien. Par la suite, Carlo Levi poursuivit une vie professionnelle complexe de peintre et de journaliste-écrivain et mena une activité politique et sociale profonde consacrée à la défense des paysans du Mezzogiorno. Cette action l’amena à prendre en compte le phénomène de la désertification et son corollaire, l’émigration forcée de populations entières. C’est ce combat qu’il poursuivra au travers de la création de la FILEF (Federazione Italiana Lavoratori Emigrati e Famiglie), organisation soutenue par le mouvement syndical, dont le rôle est de maintenir le lien avec les travailleurs émigrés et de leur apporter aide et soutien. Carlo Levi fut le premier président de la FILEF. Auteur de nombreux articles, il publia aussi une série de livres à savoir notamment : Cristo si è fermato à Eboli publié en 1945 chez Einaudi à Turin. Paura della Libertà publié en 1946 chez Einaudi à Turin. L’orologio publié en 1950 chez Einaudi à Turin. Le parole sono pietre publié en 1955 chez Einaudi à Turin. Prix Viareggio. Il futuro ha un cuore antico publié en 1956 chez Einaudi à Turin. La doppia notte dei tigli publié en 1959 chez Einaudi à Turin. Un volto che ci somiglia (Rittrato dell’Italia) publié en 1960 chez Einaudi à Turin. Tutto il miele è finito publié en 1964 chez Einaudi à Turin. Coraggio dei miti (Scritti contemporanei 1922 – 1974) – De Donato Editore, Bari 1975 Quaderno a cancelli publié en 1979 chez Einaudi à Turin. E questo il carcer’tetro ? publié par Il melangolo en 1991 à Gênes. Opere in prosa di Carlo Levi – a cura della Fondazione Carlo Levi – Roma, 7 volumes publiés chez Donzelli editore autour du centième anniversaire de la naissance de Carlo Levi – 2001-2003. Elu sénateur de la République en 1963 et 1968, sur des listes du P.C.I., il siège au Sénat sous l’étiquette de « gauche indépendante ». Carlo Levi s’installe à Rome en 1947 et y passe les 30 dernières années de sa vie. Il y meurt en 1975. Tout au long de sa vie, Carlo Levi fut un intellectuel engagé, au sens que son ami Jean-Paul Sartre donnait à ce mot. Carlo Levi tiendra la promesse qu’il avait faite aux paysans de Basilicate de revenir parmi eux : il est enterré à Aliano en Lucanie. L’exposition présente en fait les deux grandes figures de l’artiste : le peintre et l’écrivain. Elle raconte aussi l’histoire de l’homme face à l’Histoire et du militant face à la dictature fasciste et face à toutes les oppressions. Le peintre et la peinture. Cette exposition, qui se tient trente après la mort de Carlo Levi, a une vraie dimension historique en ce que notamment, l’œuvre peinte de Carlo Levi, spécialement ses portraits, peut être considérée comme une illustration de « Cinquante ans d’histoire italienne » et j’ajouterais « d’histoire européenne, si ce n’est mondiale ». Italianissime parmi les Italiens, Carlo Levi ne s’est jamais cantonné dans une nationalité. Pour le peintre et sa peinture, on reprendra les éléments établis par Pia Vivarelli qui est professeur d’histoire de l’art à l’université de Naples et jusque récemment présidente de la Fondazione Carlo Levi et sans conteste, une grande spécialiste de la peinture de Carlo Levi. Le nouveau président de la Fondazione Carlo Levi est Guido Sacerdoti, neveu de Carlo Levi. « Levi et la peinture Carlo Levi commença à peindre dès l’enfance et sa première participation à une exposition collective date de 1923. Après avoir obtenu son diplôme de médecin, il décida de se consacrer entièrement à la peinture et il se rapprocha d’un groupe de jeunes peintres turinois, qui étaient soutenus par l’historien de l’art antifasciste Lionello Venturi et qui, suivant les enseignements de Venturi à l’Université de Turin, se tournaient vers Paris et vers les développements de l’expressionnisme français du 20ième siècle. Il en dériva une peinture intéressée surtout au paysage et aux portraits, que Levi développa avec une gamme de couleurs claires et raffinées et avec des compositions dynamiques souvent organisées en diagonale, comme on le constate aussi par les exemples exposés ici de La Via delle Palme – L’avenue des Palmiers (1926) et de Parigi – Paris (1928). Vers 1930 et 1931 Levi, toujours à Paris, découvre la nouveauté de la couleur et du coup de pinceau rapide propre à Van Gogh et au langage expressionniste (comme dans Leone Ginzburg con le mani rosse – Léon Ginzburg aux mains rouges, 1933) et cette peinture rapide dans l’exécution et aux tons fortement contrastés restera une constante de toute sa production ( voir Fuoco di guerra vicino a Firenze – Feu de guerre près de Florence – 1944 ou Tetti di Roma – Toits de Rome – 1951 ou encore, Ritratto di Siqueiros – Portrait de Siqueiros – 1965). Dans les années trente, Levi s’affirme comme peintre non seulement dans le panorama italien – et il est invité aux Biennales de Venise et aux Quadriennales de Rome – mais aussi, au niveau international, grâce à une exposition collective à Londres en 1930 et à des expositions personnelles à Paris en 1932 et 1933. Le portrait de l’écrivain Italo Calvino – 1959 est un témoignage, au contraire, de la dernière peinture léviane, quand la couleur se condense en touches si matériques1 qu’elles ont l’aspect de tampons, qui recouvrent, avec leurs reliefs marqués, toute la surface picturale. Les années soixante et septante se caractérisent aussi par la présence de deux thèmes spécifiques du dernier Levi : les thèmes mythologiques (comme le Piccolo Narcisso – Petit Narcisse – 1965) et le sujet des caroubiers d’Alassio, dont Levi a peint de nombreuses versions, avec des tableaux au développement vertical et horizontal accentué, composés de plusieurs toiles assemblées (comme Tronco di Carrubo – Tronc de Caroubier – 1965). 1 Matérique : néologisme : comme adjectif, il qualifie une peinture, une sculpture qui incorpore la dimension matérielle, du matériau, un art relevant du courant matériste ou du matérisme. L’intérêt de Levi pour les thèmes mythologiques naît de la conviction de l’artiste que toute la nature est animée d’une énergie interne, qui « personnifie » également les éléments végétaux comme les caroubes, auxquels Levi attribue souvent de vrais noms propres. Cette animation qui envahit toute réalité crée aussi des métamorphoses et des images surréelles (comme dans Scrivendo sulle colline o sulle onde – En écrivant sur les collines ou sur les vagues – 1973), qui recherche de manière spécifique ce rapport entre mots et images, déjà au centre de la peinture d’un artiste de l’avant-garde historique comme René Magritte. » (Pia Vivarelli) La révélation de la peinture, Carlo Levi l’a eue, à l’instigation de son père, dès la fin de l’enfance. Son premier tableau date de ses 13 ans et s’intitule « La maison le matin ». Il s’en souviendra toute sa vie. « Même le peuplier, qui était près du mur qui séparait notre jardin de celui des voisins, n'y est plus, si ce n'est dans mon souvenir, et dans mon tableau, le premier, il me semble, que j'ai peint, qui le représentait, avec la maison, la barrière, la glycine à contre-jour sur la grille, la volière de l'autre côté de la rue, entre les grands cèdre aux cimes inclinées. Ce peuplier fut coupé pendant la guerre, je crois en 1916… », écrit-il en 1973. Ainsi donc commença l’aventure picturale de Carlo Levi. Il devait peindre tout au long de sa vie des centaines de toiles. Carlo Levi fut un peintre et pas n’importe quel peintre et pas un peintre mineur. Dès les années 1920 et encore bien après la guerre jusque dans les années 1970, Carlo Levi est présent dans les grandes expositions et dans de très nombreuses galeries à Turin, à Venise, à Rome, à Paris, à Londres, à New York. Il peindra toujours - même en prison, même en relégation. Même aveugle. La peinture est une des dimensions essentielles de sa nature. Pour dire la chose de façon plus imagée, la peinture lui est entrée dans le cœur et elle n’en est plus jamais sortie. Carlo Levi avait en quelque sorte la peinture dans la peau. La peinture (l’œil et la main) a été le mode d’expression et de réflexion (comme la couleur réfléchit la lumière) essentiel, fondamental de Carlo Levi. Tout comme l’écriture. Les tableaux exposés. La présente exposition apporte quelques éléments, montre quelques toiles, juste assez pour indiquer la place de Carlo Levi dans la peinture. Elle se veut une simple introduction à l’univers lévian, elle se présente en somme comme une première incursion dans la culture léviane en offrant à voir 26 toiles du peintre Carlo Levi. C’est peu, si l’on veut bien considérer qu’il en a peint des milliers, c’est énorme si l’on songe que chez nous, la plupart des gens – même « cultivés », même « spécialistes de l’art » - ignoraient jusqu’au fait que Carlo Levi fut un des grands peintres du siècle dernier. Pour beaucoup, cette exposition sera donc une révélation. Par ailleurs, il importe de se demander comment un pareil travail, une pareille œuvre a pu être ici aussi longtemps ignorée, méprisée, mise sous le boisseau et rejetée dans un enfer de la peinture. L’hypothèse la plus solide tient à ce que le peintre Carlo Levi s’est toujours posé en contempteur de l’art « dominant » du 20ième siècle, en adversaire de l’abstraction, en critique acerbe de la peinture et de l’idéologie picassiennes. Les milieux artistiques « bien pensants » l’ont ostracisé et se sont ingéniés à le faire disparaître. Pour un peu, ils auraient pu réussir. La confrontation de Carlo Levi et de Pablo Picasso est du point de vue de l’art pictural un moment essentiel de la peinture, même s’il a été ignoré, caché, dissimulé par les tenants du picassisme et de l’art abstrait. Carlo Levi et Pablo Picasso se connaissaient et vivaient dans le même Paris. Ils s’opposaient violemment dans leur conception de la peinture. Un poème de Carlo Levi illustre cette situation : Mais pourquoi ma pensée retourne-t-elle toujours à lui, à son œil rond ? Pourquoi, même en pensant des choses opposées Et en venant de lieux éloignés Nous avons pourtant fait tant de chemin ensemble Nous avons découvert des enchantements, et des philtres, des masques et des Demoiselles Et tant de fois cru être du même côté Il ne serait pas impossible cependant de faire connaître une plus grande partie de l’œuvre pictural de Carlo Levi. Il suffirait de prolonger ici (ou dans d’autres lieux de notre région) le projet de la Fondazione Carlo Levi « d’une série d’expositions qui, à une cadence annuelle, présenteront par rotation, regroupées par thèmes, les plus de 800 œuvres de la collection de la Fondazione. » Les tableaux de l’exposition sont organisés autour de 7 thèmes : Carlo Levi tel que lui-même, les lieux de Carlo Levi, Carlo Levi et la politique, Carlo Levi et l’écriture, Carlo Levi et la peinture, les amis de Carlo Levi et Carlo Levi et le Sud. 1. Carlo Levi tel que lui-même : Autoportrait Généralement, l’autoportrait présente l’artiste dans l’attitude du peintre au travail. Il existe de nombreux autoportraits de Carlo Levi. On en trouvera d’ailleurs un dans la présente exposition. L’autoportrait s’inscrit dans une longue tradition de la peinture européenne. On connaît ceux de Rembrandt, Van Gogh, Gauguin, Matisse… C’est également une indication de la considération que le peintre a de son implication dans son art. L’autoportrait est une confrontation : l’artiste face à son art, le peintre face à la peinture, l’artiste face à sa vocation, l’artiste face à la société ; l’autoportrait est à la fois une question : comment peut-on être peintre ? et une affirmation : je suis peintre. Il montre à la fois le doute et l’affirmation artistique. Carlo Levi avait décidé – abandonnant la carrière médicale – qu’il serait peintre. Il le fut. Dès lors, commençons par l’autoportrait ou comment Carlo Levi se voyait en 1935. Autoportrait à la cuisinière (1935) : huile sur toile (74 x 93) Comme il se doit, nous amorcerons donc notre promenade dans le parc pictural de Carlo Levi par le portrait de l’artiste par lui-même, comme s’il nous accueillait à l’entrée de son monde. C’est un artiste jeune qui est là devant nous, mais en même temps un homme engagé dans le combat de la vie : il vient d’avoir 34 ans. A ce moment, déjà, Carlo Levi est en butte aux persécutions du régime fasciste : comme artiste, comme juif et comme résistant politique. Ces années-là (1934-1935), il sera toujours surveillé, plusieurs fois perquisitionné, plusieurs fois arrêté, plusieurs fois incarcéré à Turin, puis à Rome avant d’être confiné en Basilicate. En quelque sorte, celui que nous voyons là est en liberté surveillée, il est entre deux prisons. Si l’on se réfère à la tradition évoquée ci-dessus, cet autoportrait est très particulier. Le peintre Carlo Levi ne se représente pas comme peintre. Il n’y a qu’un seul indice qui permettrait de supposer qu’il est peintre et encore, on le trouve tout au fond de la toile comme un élément décoratif secondaire et comme accessoire, un coin de tableau accroché au mur et derrière un chevalet. Au contraire, tout donne à penser qu’il s’agirait là du portrait d’un intellectuel, d’un étudiant, de quelqu’un qui étudie ou qui écrit, quelqu’un qui travaille à la table, mais pas au chevalet. De plus, on pourrait penser qu’il s’agit du portrait d’un autre : il y a là une distance, comme une mise en objectivité, un moment très exactement de réflexion. Tout comme le personnage, quel qu’il soit au demeurant, n’est pas représenté dans une attitude ni dans un lieu qui le mettrait socialement en valeur. Il vit dans sa cuisine, il travaille sur la table des repas, sans doute l’unique de son logement ; en outre, il n’a pas la pose du lettré ou du savant : à son bureau avec une bibliothèque derrière lui. Aucune revendication de prestige. Ici que de l’informel, que du quotidien. L’homme aux cheveux d’or n’est que lui-même. On le voit qui s’appuie sur sa longue main et comme perdu dans ses pensées ou dans ses soucis. Il suffit de regarder ses yeux tout au fond de leur orbite pour ressentir le poids de douleur qui tient l’homme, la pesanteur de ces inquiétudes qui vous taraudent et vous minent.. Et pourtant, tout ce visage – la masse du corps, pesante et sombre, est presque informe - tout ce visage est peint en contre-jour, avec venant du côté droit, la lumière. Ce jeu de lumière, et donc d’ombres, est une des constantes du travail pictural de Carlo Levi, qui était confondu d’admiration pour Rembrandt. Avez-vous remarqué que chez Rembrandt aussi la lumière vient du côté droit ? Quant au jeu des couleurs, on y trouve également (sauf quelques touches destinées à porter l’ensemble) une palette restreinte, sobre, proche du sépia. Le coup de pinceau est à la fois sûr, net et ondoyant : c’est la patte de Carlo Levi. 1. Les lieux de Carlo Levi. Une des tendances de la peinture du 19 et du 20ième siècles est de donner à voir le monde et les lieux où vit le peintre. La peinture est ainsi représentation du monde et exposition d’une vision particulière : à la fois, tentative de saisir le monde dans un regard et essai d’enracinement quotidien et de lien avec le social. La peinture se fait moment de l’histoire. Chez Carlo Levi, on le verra, c’est là une façon de voir (et faire voir) le monde tel qu’il se présente dans une sorte d’immédiateté, une manière d’être du peintre dans le monde. Les toiles exposées sont dans l’ordre chronologique : Les usines à gaz (Turin 1926) : huile sur carton (40 x 47) Turin, c’est la ville de Carlo Levi, celle où il a grandi, celle où il vit. Il dira plus tard : « Turin est ma ville. J’y suis né, j’y ai vécu gamin, j’y ai appris les mots et les sentiments et l’amitié, et les actions des hommes… Et à présent encore [fin des années cinquante], quand je retourne, de temps en temps, à Turin… je ne peux pas ne pas mêler et fondre avec les images d’aujourd’hui celles aussi, pour toujours fixées et permanentes, du souvenir. » L’avenue des Palmiers (Alassio, 1926) : huile sur tableau ( 50 x 50) c’est le lieu de villégiature de la famille Levi. Comme Turin, Alassio restera présente tout au long de la vie de Carlo Levi. Alassio, sur la côte ligure, c’était le refuge de Carlo, le lieu de la continuité de la famille et du temps heureux. Alassio fut toujours le repaire, le lieu des retrouvailles, l’endroit où entre les arbres, les caroubiers, le soleil, les étoiles et la mer, Carlo reprenait force, recevait les amis, retrouvait les parents, toute une parentèle qui entourait le grand zio Carlo. Paris (Pont Alexandre III - 1928) : huile sur tableau (53 x 48) Paris est en quelque sorte avec Rome, la deuxième ville de Carlo Levi, c’est la capitale artistique de l’Europe et du monde, c’est le rendez-vous des artistes, c’est aussi le refuge des exilés politiques d’Italie et de toute l’Europe. Derrière Grassano (1935) : huile sur toile (73 x 92) Grassano est le premier lieu de l’exil politique en Lucanie : c’est une toile d’une tonalité toute différente de celles qui précèdent et où la manière du peintre, en réalité, l’approche de la peinture de Carlo Levi a considérablement évolué, notamment sous l’influence de ses contacts parisiens avec le courant dit « fauviste ». On ne peut pas ne pas penser à Paul Cézanne et à la Montagne Sainte Victoire. Comme tous les grands artistes, Carlo Levi n’hésite jamais à montrer ses sources d’inspiration, à incorporer tout naturellement ce que d’autres ont apporté à la peinture. En cela, on retrouve sans doute sa formation classique et plus particulièrement, sa formation médicale, où il serait aberrant de ne pas user de ce que d’autres ont apporté à la pratique et au savoir communs. Le regard se fait plus synthétique, le paysage s’élargit, la convention des couleurs se dissout, l’ombre et la lumière envahissent la toile. A ce sujet, Carlo Levi écrit en septembre 1935 à sa mère : « … j’ai peint hier mon premier paysage grassanais … et je me suis servi d’une gamme de couleurs inusitée pour moi … qui va du jaune au violet, sans connaître ni l’azur ni le rose. » Faite au cœur de la Basilicate, c’est évidemment une toile qui annonce le grand livre que sera « Le Christ s’est arrêté à Eboli » que Carlo Levi - devenu écrivain – publiera dix ans plus tard. Feu de guerre près de Florence (1944), monotype (31 x 41) Firenze, c’est un haut lieu de la résistance combattante, un lieu de guerre : c’est un tableau terrible par ce qu’il signifie qui s’inscrit dans une représentation presque immédiate et effroyable de l’histoire, mais pas de cette histoire lointaine et aseptisée des jours de paix, mais d’une histoire en train de se faire – dans la douleur. Il existe une série de tableaux de Carlo Levi dans la même veine, notamment La guerre partisane (1944), L’exécution capitale (1944), Bombardement (1944), La guerre (1944) et un tableau plus étrange encore « Les femmes mortes ou le camp d’extermination » (1942), étrange car prémonitoire, annonciateur, anticipateur qui décrit, montre et dénonce ce que l’Europe et le monde découvriront plus tard avec horreur : les tas de cadavres nus des camps nazis. Dans l’ensemble de ces tableaux « de guerre », les tons ont une valeur différente, les couleurs se font plus sombres, plus contrastées, plus ternes aussi. La palette de Carlo Levi se met en berne, les coloris du temps de paix ont disparu. Toits de Rome (1951) : huile sur toile (103 x 71) Rome, lieu de vie quotidienne. A nouveau, les tons changent, les contrastes s’apaisent, les nuances atténuent les effets d’angles, Carlo Levi a retrouvé un monde en paix. Le temps est passé où l’on entendait « rugir les lions la nuit à Rome », comme l’écrivait Carlo Levi lui-même dans « La Montre » (L’Orologio) juste après la guerre. Il voit Rome de son balcon. A nouveau, le regard s’ouvre, l’œil n’a plus peur de découvrir ce qui se pose devant lui, le soleil revient à une place centrale, la lumière se répand partout. Jean-Paul Sartre, parlant de Carlo Levi, écrit : « où qu’il se trouve, il reste le plus romain des romains, à tel point qu’on croirait qu’il n’a même pas quitté Rome, ou qu’il l’emporte avec lui…» 3. Carlo Levi et la politique Au temps du fascisme, Carlo Levi peignait les amis antifascistes. Le portrait est devenu une arme politique. Il a peint par exemple : les frères Rosselli, qui étaient avec lui, parmi les organisateurs du mouvement antifasciste « Giustizia e libertà » (Justice et Liberté). Portraits importants qui montrent ces hommes qui bien qu’exilés en France, furent assassinés quelques années plus tard – le 10 juin 1937 – par les sbires de Mussolini, l’homme au menton relevé. Un d’entre eux, Carlo Rosselli était l’animateur et le créateur de la Brigade internationale italienne : la Colonna Rosselli qui se battit en Espagne aux côtés du peuple espagnol contre les armées franquistes et leurs alliés hitlériens et fascistes. En 1937, à la galerie de La Comète, à Rome, Carlo Levi présente une exposition personnelle. Ce sont justement les portraits de ses amis de combat. La couverture du catalogue de cette « mostra personale » est un portrait de Carlo Rosselli, fondateur avec Carlo Levi de Lotta Politica et ensuite, initiateur du mouvement Giustizia e Libertà. La peinture de Carlo Levi devient un moyen d’accusation du fascisme. A Rome, à l’apogée du régime, quand le Duce est au sommet de sa puissance, Carlo Levi expose le visage de Rosselli, exilé, un mois à peine avant que Mussolini ne fasse assassiner les deux frères Rosselli – Carlo et Nello, en France, à Bagnoles de l’Orne. Par exemple, autre portrait de Carlo Levi : Filippo Turati qui avait fondé – bien avant la naissance de Carlo Levi - le Parti Socialiste italien et qui, après l’assassinat de Matteotti, dut à plus de 70 ans s’exiler en Suisse pour se mettre à l’abri des tueurs fascistes italiens. Par exemple encore, Leone GINZBURG, ami des plus chers de Carlo Levi, qu’il peignit sous les traits de l’homme aux mains rouges, que les fascistes firent périr sous la torture en 1944 dans la prison romaine de Regina Coeli. Le portrait, la peinture avaient ainsi un sens politique, un sens qui s’inscrivait dans un combat, dans le même combat que par exemple « Giustizia e Libertà », sur le terrain politique. C’était une peinture « signifiante », une peinture de l’homme « en situation ». Carlo Levi antifasciste Carlo Rosselli (1932) : huile sur toile (60x50) On dirait la représentation tranquille d’un homme tranquille, tel qu’il était dans sa réalité quotidienne. Les résistants au fascisme, semble dire la toile, étaient des gens de tous les jours, des hommes parmi les autres, rien ne les distinguait que leur courage tranquille et la sûreté de leurs convictions ; leur obstination dans la résistance à la dictature. Rien dans ce portrait ne dit l’héroïsme réel de ce résistant, de cet homme qui par la suite, fut emprisonné, s’évada, organisa la résistance depuis son exil en France, créa une brigade internationale en Espagne pour lutter contre les militaires félons de Franco, contre les troupes nazies venues d’Allemagne et fascistes venues d’Italie. Il fut finalement assassiné lâchement (on est toujours lâchement assassiné) en compagnie de son frère Nello Rosselli à Bagnoles de l’Orne, en France, sur ordre de Mussolini. Leone Ginzburg aux mains rouges (1933) : huile sur toile (61x50) C’est la représentation prémonitoire – les mains rouges comme menottées – du destin de cet intellectuel de grande qualité humaine. D’origine ukrainienne (né à Odessa en 1909), écrivain et docteur en lettres de l’Université de Turin, il fonde avec Giulio Einaudi, ce qui allait devenir une des plus grandes maisons d’édition italienne. Professeur, il refusa de prêter serment au régime fasciste et fut exclu de l’Université. Responsable avec Carlo Levi de la branche turinoise de Giustizia e libertà, il fut arrêté et emprisonné, puis confiné dans les Abruzzes. Libéré, il reprend le combat et est finalement arrêté par les fascistes, emprisonné dans la tristement célèbre « Regina Coeli », la prison de Rome où il fut torturé à mort en 1944. A propos de ce portrait, Carlo Levi écrivait : « Ces mains rouges, comme elles furent détestées ensuite par les chefs de l’Ovra (police politique fasciste, la Gestapo mussolinienne) ! Ce fait est rapporté par l’espion Pitigrilli. Quand je les ai peintes elles étaient seulement le souvenir des ghettos de la Russie, le dernier signe d’une vie précédente, dans le cours des générations ». Tout est dans le « seulement », évidemment. Auparavant, elles étaient un rappel de l’origine ukrainienne de Ginzburg ; mais et c’est là le caractère en quelque sorte prémonitoire, elles sont devenues un signe évident de résistance, tellement évident que même l’Ovra l’interpréta directement ainsi. La guerre partisane (1944) : huile sur toile de grandes dimensions (73 x 100), qui représente un cadavre, entouré de têtes d’animaux morts. C’est une allégorie des massacres qui ont frappé celles et ceux qui ont eu le courage de résister au fascisme et au nazifascisme. Outre le cadavre et les têtes d’animaux morts, on remarque au milieu de la toile une rose blanche, qui est le symbole de la vie qui continue : thème que l’on retrouve dans la chanson de résistance : Bella Ciao. C’est une œuvre que Carlo Levi a peinte à Florence, alors qu’il doit se cacher, ne sort qu’à la nuit tombée et que dans sa retraite clandestine, il participe à la direction du Comité Toscan de Libération Nationale. Carlo Levi confiné. En 1954, la Biennale de Venise, tout naturellement, réserve une salle à Carlo Levi et prévoit 50 toiles. Carlo Levi en impose finalement 71, dont 30 tableaux de Lucanie, disposés les uns à côté des autres comme pour créer une immense mosaïque picturale où apparaissent paysages, visages et personnages. Encore une fois, il serait nécessaire de présenter au public de langue française l’entièreté du travail pictural de Carlo Levi. Les tableaux de la Lucanie ont marqué un tournant dans la conception de la peinture et pas seulement chez Carlo Levi. Ils sont en quelque sorte à l’origine du courant néo-réaliste, à forte connotation poétique, qui devait trouver son développement (en peinture, mais aussi au cinéma, en littérature…) au sortir de la période de guerre. « La Lucanie a été la rupture … Ces terres, ces personnes … avaient une existence qui refusait tout miroir, toute métamorphose magique. Ainsi je commençai le détachement, qui est la liberté, la compréhension et l’amour ». La sorcière et l’enfant (1936) : huile sur toile (100 x 73), qui représente une femme et un enfant. Elle a été peinte pendant le séjour forcé de Carlo Levi en Lucanie (Basilicate), à Aliano, où il fut confiné en raison de ses activités politiques hostiles au régime. Ce sont des personnages qui seront au centre du livre « Le Christ s’est arrêté à Eboli », où la sorcière est précisément la logeuse de Carlo Levi. « Ma sorcière m’attendait comme d’habitude sur le seuil avec son grand corps noir… » Du point de vue de la peinture, il est clair que ce tableau réassume et réinterprète toute une tradition méridionale des madones à l’enfant, elles-mêmes évidents symboles de la fertilité universelle, de la société et de la civilisation « contadine » (c’est- à-dire rurale, campagnarde et pour tout dire, paysanne). Carlo Levi et la FILEF L’adieu de l’émigrant (1973) : acrylique sur toile (60 x 50). Le titre est suffisamment clair. Il s’agit pour Carlo Levi, qui est président fondateur de la FILEF (acronyme désignant en italien la Federazione Italiana dei Lavoratori Emigrati e Famiglie et en français : Fédération Italienne des travailleurs émigrés et de leurs familles), créée en 1967, de rappeler le déchirement et la douleur de tous ceux qui ont été contraints par le sousdéveloppement économique et par la misère à fuir leur région d’origine. C’est également une évocation de la désertification qui en résulte. Ce thème est fréquent dans toute l’œuvre de Carlo Levi. Il l’évoquera aussi du haut des tribunes politiques, en ardent défenseur des hommes des régions les plus démunies d’Italie. Le tableau évoque la condition humaine de marginalisation et d’aliénation commune à tous les émigrés, qu’ils le soient individuellement ou collectivement, que ce soient des personnes ou des populations entières. L’émigration italienne pour Carlo Levi est consciemment une métaphore du mouvement d’émigration qui frappe tous les peuples déshérités du monde, une métaphore de toutes les grandes migrations, imposées aux individus et aux populations par le système d’exploitation et de domination capitaliste. 2. Carlo Levi et l’écriture Le fils de la Parroccola (1936) : huile sur toile (61 x 50), qui représente un des enfants que Carlo Levi a rencontrés lors de son séjour à Aliano. Comme les autres tableaux qu’il a créés durant son exil en Lucanie, c’est un tableau peint avec des « couleurs humbles », devait écrire dès cette époque Carlo Levi à sa mère. Il s’agit également d’un tableau-manifeste d’engagement civique et de dénonciation de la misère de cette région, pauvre d’entre les pauvres, où le Christ lui-même n’était pas arrivé. Les tableaux de Lucanie sont des paysages, des scènes de vie paysanne, des portraits de femmes, de vieux, d’enfants. Les portraits d’enfants sont assez nombreux. « Ce sont des enfants, disait Carlo Levi dans le Christ, qui venaient me chercher chez moi, restaient à se chauffer devant le feu de la cuisine, ou me demandaient d’aller jouer avec eux sur la place en terrasse… Le plus petit était le fils de la Parroccola ». En écrivant sur les collines ou sur les vagues (1973) : acrylique sur toile (50 x 64). C’est un tableau étrange où Carlo Levi fait la liaison entre la peinture et l’écriture, où il tente une sorte de synthèse entre les mots et les images, entre les deux formes d’expression qui furent les siennes durant son existence. Il faut signaler la parenté de thème («écrire sur les montagnes ») avec Malcolm de Chazal, peintre, écrivain, poète, philosophe mauricien (Vacoas 1902 – PortLouis 1981) qui était l’exact contemporain de Carlo Levi et qui partageait les mêmes préoccupations, les mêmes intuitions concernant la face cachée et la sensualité des arbres, des plantes, des choses, des êtres ; ce qui est le cœurmême de la millénaire « civilisation contadine » et de la vision poétique du monde. Ce tableau mérite qu’on s’y attarde. Qu’y voit-on ? Une main qui écrit sur des montagnes et sur des vagues, sur des montagnes ou sur des vagues, on ne sait trop. La main écrit le sens du tableau, elle dévoile ce qui est mystère : elle dit le titre de l’œuvre. Il n’y a pas de doute possible quant à la main qui impose ainsi sa marque à cet univers « ondoyant » : c’est celle de Carlo Levi. Le peintre entre ainsi dans sa toile. On perçoit bien toute la différence d’avec l’autoportrait ; ici le peintre ne se représente pas, ne cherche plus à se revendiquer comme tel : il est. Dès lors, il impose le sens au tableau, c’est-à-dire à l’univers. Ceci n’est pas sans rapport avec le tableau de Magritte intitulé : « Ceci n’est pas une pipe ». C’est le texte qui donne tout son sens à l’image. 3. Carlo Levi et la peinture Autoportrait à la palette (1935) : huile sur toile (66 x 50). Composition classique, sorte d’archétype de la peinture de chevalet. On y remarque cependant une caractéristique, une façon constamment présente dans la longue aventure picturale de Carlo Levi : une sorte de tremblement de l’air qui donne au tableau le mouvement de la vie. Cette sinuosité de la trace sur la toile, ce trait qui parcourt l’espace en d’immatérielles ondes lumineuses et colorées, est un trait déterminant de la peinture de Levi du moins, à partir de son passage à Paris. On peut y voir une certaine parenté avec la manière picturale du Hollandais Van Gogh, de l’Autrichien Kokoschka et du Russe Soutine. Narcisse petit (1965) : huile sur toile (49,5 x 60,5). Dans la tradition culturelle occidentale, le mythe de Narcisse est la figure emblématique qui s’impose dès que l’on évoque la contemplation de soi. Ovide raconte l’histoire de ce jeune homme séduit par sa propre beauté dans le reflet sans consistance de la surface de l’eau. « Cette ombre que tu vois, c’est le reflet de ton image. Elle n’est rien par elle-même, c’est avec toi qu’elle est apparue, qu’elle persiste, et ton départ la dissiperait, si tu avais le courage de partir ! » L’image de Narcisse est présente dans la peinture de Carlo Levi, mais aussi dans son œuvre littéraire, poétique et philosophique. Narcisse, chez Carlo Levi, c’est l’incarnation de l’homme qui se découvre en tant qu’être humain, en tant que personne ; l’homme qui se sépare (par la découverte de soi) de l’être, sans tomber pour autant dans le néant. C’est le début de l’humanisation, mais c’est aussi l’origine de l’individuation et donc de la liberté. Carlo Levi accordait une énorme importance à ce processus qu’il a décrit de façon précise et poétique dans son manifeste : « La Peur de la peinture - La Paura della pittura » - 1942. Tronc de caroubier (2 toiles assemblées) (1969) : acrylique sur toiles (145 x 99,5) et Tronc de caroubier (1972) : huile sur toile (100 x73). Ces deux tableaux renvoient au jardin édénique d’Alassio qui a occupé une très grande place dans la vie de Carlo Levi. En peignant les caroubiers d’Alassio Carlo Levi les a inscrits dans la Peinture (comme représentation artistique majeure) comme de modestes témoins de l’existence des hommes : ils jouent pour Carlo Levi le rôle qui était celui des nymphéas pour Claude Monet. Les caroubiers d’Alassio constituent à eux-seuls un univers pictural à part entière. Carlo Levi les a peints très souvent lors de ses séjours à Alassio : une centaine dans le cours des douze dernières années de sa vie… Guido Sacerdoti, neveu de Carlo Levi et un de ses modèles, écrit à propos des tableaux d’Alassio : « Levi a eu ses nymphéas, dans la (résidence de) campagne d’Alassio, où, pendant un demi-siècle, il a peint le même paysage, dont il fut exilé seulement pendant les années de prison, de confinement, de guerre ». Au jardin d’Alassio, les caroubiers (et les oliviers) ont un nom et pas seulement pour la commodité de leur désignation, mais bien car ils sont eux- aussi des habitants et en quelque sorte, les gardiens et les garants de ce lieu magique de la terre ligure. Ils se nomment : Carrubo roccia foresta, Carrubo donna labirinto, Carrubo satellite della Roccia-foresta, Carrubo donna incinta, Carrubo mostro, Carrubo barbaro, Carrubo crocifisso … Guido Sacerdoti dit à propos des caroubiers : « dans ce virtuel univers berlusconien de marchandises, la survivance d’un caroubier entre les roches et les agaves, dans une petite vallée face à une pinède clairsemée d’un village ligure dont le nom commence par la première lettre de l’alphabet (hébraïque et grec), on voudrait dire que cet univers de valeurs éthiques et picturales a encore et aura encore un sens. Ces « troncs » de Carlo Levi ( il en a peint une centaine de toiles dans le cours des douze dernières années de sa vie) représente la partie la plus complexe, la plus dense, la plus complètement récapitulative de l’univers pictural de Levi et, pour cela, la plus difficile, peut-être car la plus éloignée des images technologiques de la culture métropolitaine. Il s’agit de tableaux souvent de dimensions importantes, construits en utilisant 2 ou 4 toiles accolées, de façon à réaliser des représentations grandeur nature, entre lesquelles pouvoir se déplacer , comme dans de vraies forêts. L’ensemble de ces troncs aurait dû constituer la gigantesque représentation d’un « Paradis Terrestre » sur une toile infinie… » 4. Les amis de Carlo Levi Portraits d’amis, portraits d’artistes. Après la guerre, Carlo Levi continuera à peindre des portraits de ses amis comme s’il avait voulu créer son panthéon ou peupler sa forêt de caroubiers d’une foule amicale. Que serait un monde sans amis ? On y trouve outre les familiers, toute une série d’écrivains, de peintres, d’artistes – pêle-mêle et de manière non-exhaustive : Alberto Moravia, Eugenio Montale, Carlo Emilio Gadda, Manlio Cancogni, Ilya Erhenbourg, Silvana Mangano… Pour cette dernière, Linuccia Saba, qui fut jusqu’au bout la compagne de Carlo Levi, sa dame de cœur, rapporte que « Avec Magnani, le rapport de Carlo était direct et sympathique. Ils vivaient dans le même immeuble, elle aussi avait pris un appartement au palais Altieri. Mais Anna était une femme simple et très, très timide… Il lui fit deux portraits. Par contre avec Mangano, l’amitié est née du tableau. Ce fut elle qui le demanda et Carlo l’a peinte avec plaisir car, …, alors Mangano était très belle. Carlo soutenait que la beauté est une vertu rare, et peut-être avait-il raison. ». On rappellera ici que pour peindre un portrait (véritablement – au sens que lui donnait Carlo Levi), il convient au minimum de disposer du modèle vivant, de son accord et de sa participation. Les portraits peints par Carlo Levi se faisaient généralement dans des séances où la conversation conduisait le peintre et son modèle jusqu’aux heures crépusculaires, jusqu’aux moments les plus nocturnes. Ce n’était pas là pourtant une habitude nouvelle. On en trouve trace dans les souvenirs d’Aldo Garosci, un ami de toujours (ou presque) de Carlo Levi, qui fut d’ailleurs portraituré sous la figure du « Héros Chinois », un des tableaux les plus célèbres de Carlo Levi. Voici le texte de Garosci : « Mais « poser », avec Carlo Levi est seulement une expression très approximative, non seulement Carlo Levi obligeait à l’immobilité […] mais il n’interrompait jamais sa conversation, rarement aussi détendue et continue qu’en ces moments. Il avait surtout besoin d’un être humain, d’un prétexte, d’un « motif » qui maintint allumée et en plein exercice sa compréhension de celui qui se trouvait devant lui ; il travaillait comme une furie, mais toujours en parlant, en parlant, et en écoutant, et en se reprenant […] en serrant seulement pour de brefs instants les lèvres dans la suspension d’une touche plus difficile, mais en tenant en même temps bien fixe à l’esprit le fil de son discours. » L’exposition présente cinq portraits : Pablo Neruda, Anna Magnani, Frank Lloyd Wright, Italo Calvino et Siqueiros. Portrait de Pablo Neruda (1951) : huile sur toile (61 x 50). Quand on regarde le tableau, on distingue d’abord et surtout, les yeux du poète chilien, puis autour de ces yeux, se profile un visage qui tend à occuper l’espace central de la toile. Ensuite, si on prend le temps, on finit par découvrir deux autres personnages : une colombe ( en arrière à la droite du visage) et une chouette ( en arrière à la gauche du visage) – et inversement pour le spectateur. Ce sont évidemment des oiseaux de bon augure : la colombe est celle de la paix et la chouette, celle d’Athéna, c’est-à-dire de la raison, de l’intelligence, de la civilisation. Ce tableau a été peint à l’occasion du séjour en Italie de Pablo Neruda venu à Rome pour le Congrès de la paix – d’où la colombe. Pour la petite histoire cinéphile, on se souviendra que c’est peu après ce moment que Pablo Neruda se réfugiera à Capri pour vivre d’amour avec (sa) Matilde, événement qui fut le sujet du très beau film : « Il Postino ». L’histoire de ce tableau est particulièrement intéressante car Pablo Neruda raconte la soirée où il posa pour son ami Carlo Levi. Il en donne l’humoristique version que voici : « Tandis qu’il (Carlo Levi) m’attirait dans son vieil atelier, le crépuscule romain descendait lentement, les couleurs s’atténuaient comme si le temps impatient se consumait rapidement… On s’enfonçait dans l’obscurité, mais il continuait à me peindre. Le silence finit par me dévorer, pourtant il continuait à peindre peut-être mon squelette ? Car de deux choses l’une : ou mes os étaient phosphorescents, ou Carlo Levi était un gufo ; il avait les yeux scrutateurs de l’oiseau de la nuit. » Carlo Levi : un gufo, un hibou ? On aurait donc une autre interprétation du tableau ; ce ne serait pas Athéna, mais Carlo Levi lui-même, cette figure tutélaire aux yeux immenses veillant sur le poète persécuté. Portrait d’Anna Magnani (1954) : huile sur toile (92 x 73). Anna Magnani est une des figures proprement mythiques du cinéma italien, au temps du cinéma néo-réaliste, quand le cinéma italien était le plus vrai et le plus merveilleux du monde. Elle fut et elle restera la Pina de « Rome, ville ouverte. » C’est dire l’importance de son image dans l’imaginaire populaire: elle est au cœur de la culture italienne du vingtième siècle, elle est une des grandes dames du cinéma mondial. Ce portrait est le premier que Carlo Levi fit de sa voisine de palier dans l’immeuble où le peintre-écrivain (etc.) passa de longues années après guerre. Lieu qu’il quitta à regret, sous la pression d’un propriétaire peu généreux. Carlo Levi dit lui-même de ce tableau : « Peint à Rome, dans mon atelier du Palazzo Altieri. Anna, qui était venue habiter récemment dans l’immeuble, venait poser dans ses habits de ménagère, en se plaignant, avec son extraordinaire simplicité et naturel, de ses douleurs rhumatismales et du temps qui passe… ». Le tableau montre le buste (en l’occurrence du plus grand intérêt) de la Magnani dominant Rome, ses toits, ses dômes et ses collines lointaines. Anna, Rome et la lune. Anna comme incarnation de la femme italienne. Mais qu’indique donc si impérativement ce doigt dressé : les seins d’Anna et les deux coupoles de Rome. Echos les unes des autres ? Portrait de Frank Lloyd Wright (1956) : huile sur toile (65 x 50). Le tableau présente un des architectes les plus célèbres du vingtième siècle : Frank Lloyd Wright, qui est considéré – encore à présent – comme l’un des grands architectes étasuniens. Frank Lloyd Wright est âgé de 87 ans au moment du portrait peint à Rome par un matin torride de juillet 1956 dans l’atelier-même de Carlo Levi. Carlo Levi raconte qu’il aurait souhaité faire le portrait de Frank Lloyd Wright « in piedi » - « en pieds », c’est-à-dire debout tant l’homme avait de la prestance. Mais le temps manquait pour faire une telle toile. A ce sujet, Carlo Levi a très exactement dit : « J’aurais voulu le peindre « in piedi », en entier, tellement [était fort] le caractère de sa personne, [il était] comme un grand chêne, et son vêtement, et sa chaîne en or, et ses chaussures à « ponpon » et son aspect archaïque et impénétrable de pionnier et de puritain gallois. Mais le temps manquait et je fis seulement le visage ». S’agissant de Carlo Levi, on peut – on doit – se demander ce qui expliquait qu’il fasse ainsi le portrait Frank Lloyd Wright. Il y a une première raison qui montre l’importance de Carlo Levi comme peintre et en l’occurrence, comme portraitiste : c’est Frank Lloyd Wright qui a demandé à être portraituré par Carlo Levi. Ce fait est très significatif : bien évidemment, qu’un Etasunien artistiquement et intellectuellement cultivé choisisse spécialement Carlo Levi pour faire son portrait montre la réputation internationale de Carlo Levi ; que cet Etasunien soit le plus grand architecte de son temps renforce encore cette signification : car il aurait pu le demander à de multiples autres peintres et d’autre part, on ne peut imaginer qu’il l’ait fait sans une appréciation personnelle et sans une conviction intime à propos du travail de l’autre artiste qu’il sollicitait. Vu son grand âge aussi, un tel portrait a valeur de testament. Ce choix était une prise de position esthétique et artistique – et sans doute aussi, politique (c’est l’époque de la guerre froide et du maccarthysme). Vu du côté de Carlo Levi, outre le plaisir personnel qu’il pouvait avoir de peindre le portrait de gens qu’il admirait ou qu’il aimait, on ne saurait négliger l’idée que Carlo Levi saluait également une certaine forme, une certaine conception de l’architecture. Portrait d’Italo Calvino (1959) : huile sur toile (46 x 38) - Le tableau présente un Italo Calvino, haut en couleurs, dans un style très différent des manières antérieures de Carlo Levi. Les tons ont changé, mais également le coup de pinceau. Les relations entre Italo Calvino et Carlo Levi sont d’ordres divers. Tous deux sont écrivains et de grands écrivains. Tous deux très proches l’un de l’autre tant par leur longue fréquentation de Turin et de la côte ligure, que par leur engagement intellectuel et politique. De plus, Italo Calvino (1923-1985), de vingt ans le cadet de Levi, était aussi un auteur de la maison d’édition Einaudi et le directeur des éditions. A ce titre, il avait comme auteur « phare » Carlo Levi ( « vraiment olympique ») et il s’en fit un ami. Le portrait présenté ici est le premier d’une longue série. Entre 1959 et 1965, Carlo Levi fera plus de dix portraits de Calvino. Calvino, il l’avait peint à Alassio, comme il le faisait chaque année, un soir d’été ; la rencontre débutait dans la journée, ils avaient mangé, bu, parlé, puis, insensiblement, le jour s’en allait et Carlo Levi commençait à peindre son visiteur tout en continuant la conversation. La nuit tombait, à la nuit tombante, à la nuit tombée, Carlo Levi dans cette obscurité grandissante continuait à peindre, il achevait la toile dans la nuit. La séance de pose est rapportée par le neveu de Carlo Levi, Franco. Il y a d’un côté, Carlo Levi ; de l’autre, Italo Calvino : « Ils s’asseyaient pas loin de la maison en continuant toujours à parler entre eux… Un œil noir, de gentil corbeau, apparaissait sur la toile, avec les premiers coups de pinceau : l’œil de Calvino toujours impatient de scruter le monde… Même la voix de Calvino était comme celle d’un oiseau ligure habitué au soleil et au vent, à la défense et à l’attaque rapides. Celle de zio Carlo, basse et paisible, semblait s’arrêter sur le sujet peint en l’hypnotisant et en l’enveloppant de manière à l’empêcher de bouger. Souvent le travail se terminait à la nuit tombée quand la figure était devenue seulement une voix et l’esprit donnait les ordres au pinceau. La mémoire suggérait où chercher la couleur sur la tablette, et zio Carlo aux yeux de gufo en parlant toujours plus bas retouchait le tableau. A la fin, tout disparaissait et tout était silencieux. Ils se levaient et rentraient, avec les yeux éblouis des animaux nocturnes, à la lumière de la grande pièce centrale de la villa. » Portrait de Siqueiros (1965) : huile sur toile (100X 75). David Alfaro Siqueiros (1896-1979) était lui aussi peintre et un grand peintre mexicain. Contemporain de Carlo Levi, il séjournera en Europe dans les années 1920-1930 et connaîtra de ce fait les mouvements artistiques et les artistes révolutionnaires de l’époque. Par la suite, il retournera au Mexique où il fut un des maîtres du muralisme, puissant courant pictural, dont les origines se trouvent en Italie. On sait que par la suite, le muralisme fit un retour en Europe dans les années 1950 et Carlo Levi en fut non seulement un partisan sur le plan théorique, mais il réalisa également un immense panneau de 18,50 mètres sur 3,20 mètres pour le pavillon de la Lucanie de l’Exposition de l’Unité de l’Italie à Turin en octobre 1961. Siqueiros, militant communiste, qui était devenu une sorte de héros national, fut pourtant – à 62 ans - emprisonné pour ses activités politiques. Condamné à cinq ans, il en sortit après deux années : malade. Le portrait de Siqueiros par Carlo Levi a donc une signification tout à fait particulière et refléte cette connivence entre les deux hommes. C’est un portrait qui reprend les couleurs fortes, proches de celles utilisées pour le portrait de Calvino, mais avec une facture différente qui rappelle les tableaux de caroubiers. C’est une synthèse de l’art de Carlo Levi, de ses travaux des années antérieures. On voit ainsi la parenté que Carlo Levi ressentait entre les arbres familiers, ces êtres biologiques et les êtres humains. Pour comprendre cela mieux encore, il suffit de regarder la main qui surgit dans le bas du tableau, sous le visage de Siqueiros comme un végétal rouge. Telle était la notice pour le tableau de Siqueiros qui devait prendre place dans l’exposition et qui n’y viendra pas. Il est en restauration. Heureusement, la Fondazione Carlo Levi nous a fait un échange standard et nous pouvons proposer un autre tableau : un portrait lui-aussi, un portrait d’artiste également, celui de Palacios. Portrait du poète Palacios (1960) : huile sur toile (38 x 46). Arnoldo Palacios est un poète colombien, né en 1924 à Certegui, village des mines d’or et de platine, province du Choco en Colombie. Petit-fils d’esclaves, atteint à l’âge de deux ans de la poliomyélite, il perd l’usage de ses jambes. Vers 1950, on le retrouve en Europe où il fait des études à la Sorbonne. Ecrivain, il sera un des défenseurs de la culture noire en Colombie. Il publiera notamment : « Les étoiles sont noires », « La forêt et la pluie », « Les mamelles du Choco ». A partir de 1974, il vit à Honfleur (Calvados), dans une ancienne maison de pêcheurs, où il poursuit inlassablement son travail d’écrivain et ses études sur l’histoire et la place de ses frères de sang et de cœur dans la civilisation américaine. Carlo Levi écrivait de lui : « … sur ses jambes paralysées depuis l’enfance, il sourit avec une vitalité explosive et joyeuse, avec la profondeur noire d’un rapport direct avec les choses et une affectueuse fraternité noire, plus ancienne que la raison. » Le tableau est l’aboutissement ultime de la dernière façon de Carlo Levi, de cette épaisse peinture matérique étalée au pinceau qui finit par l’application de la couleur directement du tube sur la toile ; on dirait - en image rapprochée – comme une anticipation de l’image numérique constituée de « pixels ». Ce tableau est un de ceux qui ont dû être récemment restaurés par l’Istituto Centrale del Restauro. Dans le cas précis du « Portrait du poète Palacios », il s’est agi de réparer un dommage dû à un coup à l’arrière de la toile. 5. Carlo Levi et le Sud Carlo Levi et le Sud ou en italien, le Mezzogiorno – le Midi, c’est en réalité une formidable histoire d’amour dont on peut déceler les prémices dès 1920 dans ses écrits politiques dans la revue de Piero Gobetti : « La Révolution libérale » et qui a littéralement éclaté lors de son exil forcé en Lucanie en 1936. Un amour tellement fort que Gigliola De Donato et Sergio D’Amaro ont intitulé l’importante biographie qu’ils lui ont consacrée : « Un Torinese del Sud : Carlo Levi » - « Un Turinois du Sud – Carlo Levi ». En somme, Carlo Levi a eu la révélation du Sud au-delà d’Eboli. Il en deviendra comme l’ambassadeur informel auprès de la civilisation urbaine et métropolitaine. Mais il convient d’indiquer que le Sud , tel que l’a envisagé Carlo Levi, c’est fondamentalement la « civiltà contadine » - la « civilisation paysanne », celle des paysans pauvres, des exclus, des damnés de la terre – dont parlait Franz Fanon, des paysans sans terre du Sud de l’Italie (Sardaigne, Calabre, Pouilles, Sicile…), d’Afrique, d’Amérique latine, de Russie, d’Inde ou de Chine. Une civilisation contadine que l’on retrouve sur toute la planète. Carlo Levi s’était rangé délibérément et définitivement aux côtés des « contadini ». Les quelques tableaux présentés ici résument assez bien cet engagement de Carlo Levi : « Paysannes révolutionnaires », « Paysanne calabraise » et « Danilo Dolci ». Paysannes révolutionnaires (1951) : huile sur toile (73 x 100,5) Avec un tel énoncé, on s’attendrait volontiers à un tableau de genre, à un tableau dans la veine du réalisme socialiste en ce temps-là encore au sommet de sa gloire. Mais, heureusement, il n’en est rien. Le Docteur Levi avait tellement bien connu la misère paysanne (comme l’ont connue d’autres médecins comme Tchékhov ou Boulgakov), il avait vu les ravages qu’elle pouvait faire avec son alliée la « malaria », qu’il en dresse sans fioritures un portrait terrible. Ce ne sont pas là des visages réalistes, ce sont des masques qui renvoient immédiatement à la tragédie (et c’en est une) antique, aux masques de l’Ostendais Ensor ou aux faciès effrayants de Goya. Regardons ces figures, ces enfants aux têtes où il n’y a plus que le trou de la bouche et les orbites des yeux, annonciateurs de la mort et on comprend pourquoi ces femmes sont révolutionnaires. Le groupe qu’elles forment (évoque aussi et en même temps Delacroix et Courbet) avance comme une révolution contre un monde qui ne laisse aux paysans aucune chance de vivre, à peine celle de survivre. Drapeau italien, drapeaux rouges : on est en 1951. En Italie du Sud, c’est le temps de l’occupation des terres par les paysans (par les « braccianti »), c’est le temps des massacres orchestrés par les grands propriétaires et exécutés par la mafia et les carabinieri – en dépit de la loi de distribution des terres et contre la loi. Et l’âne, éternel compagnon de la misère, symbole de l’obstination à vivre, présent par deux fois dans cette toile porte, lui aussi, sa part du poids de la révolte. Paysanne calabraise (1953) : huile sur toile (76 x 36,5). C’est un tableau d’une simplicité extrême qui donne une impression de durée, de coexistence des temps au travers du temps. Une paysanne calabraise, fille de paysanne calabraise, petite fille de paysanne calabraise, elle-même fille de Calabre. Les collines à l’arrière, un univers de travail et de patience ; devant, un air interrogatif face au regard du spectateur : qu’est-ce que vous me voulez, audace et timidité, tout à la fois. Et ce foulard, ce foulard éternel contre les poussières de l’été, contre le soleil qui brûle tant, contre les vents et les pluies, contre la dureté des temps. Une paysanne calabraise, mais pas seulement, une figure, une silhouette de femme, pas uniquement ce menton volontaire et ces dents serrées, une femme avec une sensualité du corps et des mains, avec la force retenue qui revient à chaque matin. Une paysanne sans homme, un destin de femme dans un monde archaïque. Les mains ne sont pas inactives… Danilo Dolci (1956) : huile sur toile (146 x 97). Pour ce tableau, on remarquera d’abord sa taille, qui est exceptionnellement grande ; ce n’est pas là un hasard, on le verra. Pour comprendre ce tableau, il n’est pas besoin de connaître l’histoire de Danilo Dolci. Il suffit en somme de regarder la toile. On y distingue un homme, un homme de notre temps, un intellectuel avec ses lunettes, sa calvitie bien peignée, son stylo accroché à la poche de poitrine de sa veste, dans une attitude de Christ face à ses juges, la tête penchée sur le côté. Et c’est exactement cela dont il est question. Les mains menottées, l’attitude à la fois humble et fière, la figure et le regard comme illuminés, un homme et tout autour les visages de la société. A l’avant plan, c’est-à-dire d’abord, les enfants, puis les femmes, puis les hommes du peuple : tous avec leur regard triste, peiné, lourd. Puis les deux carabiniers qui l’entourent, qui encadrent ses épaules mais qui baissent le regard, qui n’osent pas assumer pareille infamie. Au fond, les juges ne sont plus que des effigies, des silhouettes, des traits, des bouts de peinture, à peine esquissés devant leur crucifix. Oseront-ils condamner l’innocent ? Oseront-ils fermer la fenêtre ouverte sur le ciel et les montagnes de Sicile ? Telle est l’histoire que raconte ce tableau. Elle ressemble trait pour trait à l’histoire réelle du procès de Danilo Dolci, à qui le tableau fut dédié. Danilo Dolci était un réformateur social, un militant de la non-violence et de la lutte contre la misère, la maladie, l’analphabétisme et la faim. Né tout au Nord de l’Italie à Sesena dans la région de Trieste en 1924, il s’évadera des mains des nazifascistes, rejoindra une communauté d’accueil pour orphelins, puis s’en ira en Sicile à Trappeto où il mènera une action d’intervention sociale, de combat non-violent contre la misère, contre le sousdéveloppement et contre la mafia. C’est ce combat (à coups de grèves de la faim, de grèves du zèle, de protestation, d’écrits, de manifestations) qui le mènera plusieurs fois devant les tribunaux où il fut poursuivi injustement. C’est un de ces procès qui est ici représenté. Carlo Levi, qui le défendit avec de nombreux autres artistes, écrivains et intellectuels devant le tribunal de Palerme, a consacré une partie de son livre « Le parole sono pietre » à la personnalité et à l’action de Danilo Dolci sur le terrain du côté de Trapani. Un des avocats de la défense de Danilo Dolci était Piero Calamandrei qui fit à cette occasion un discours « In difesa di Danilo Dolci » d’une grande hauteur de vue et d’une portée morale considérable. Les Livres de Carlo Levi. Il faut considérer d’une part la cohérence extrême de Carlo Levi qui du premier au dernier de ses livres se revendiquera de lui-même et d’autre part, la continuité de sa production littéraire. En fait, d’une certaine manière, on pourrait dire que Carlo Levi n’a écrit qu’un seul livre et que les volumes publiés à des années d’intervalles ne sont rien d’autres que les chapitres d’une même histoire. Cristo si è fermato a Eboli : Le Christ s’est arrêté à Eboli. Comme son auteur Carlo Levi, « Le Christ s’est arrêté à Eboli » peut difficilement être réduit à un genre particulier. Dès sa parution, en 1945, ce texte a bousculé toutes les traditions littéraires. C’est là, au sens plein du terme, un livre extraordinaire. Il a bien fallu et il faut encore admettre qu’il s’agit là à la fois d’un roman, d’un essai philosophique, politique ou sociologique, d’un poème en prose ou d’une sorte de mémoire autobiographique ou d’un journal de captivité ou d’un plaidoyer absolu en faveur des paysans de Lucanie. En plus, et ce qui ne gâte rien, « Le Christ s’est arrêté à Eboli » est dans chacun de ces genres un des meilleurs livres qui soit. En Italie d’abord et dans le monde ensuite, il a fait l’effet d’une bombe intellectuelle et morale et pour autant qu’on le lise, il le fait encore. Il n’est que de voir le nombre considérable d’éditions et de rééditions en de nombreuses langues – dont quelques exemples sont exposés, mais également les rencontres, colloques, discussions qui l’ont scruté sous tous les angles. Beaucoup se souviennent également du film que Rosi en tira en 1979 avec Gian-Maria Volonte dans le rôle du confinato Carlo Levi et Irène Pappas dans celui de la strega. « Le Christ s’est arrêté à Eboli » a été écrit entre décembre 1943 et juillet 1944 dans la Florence occupée par les Allemands quand Carlo Levi devait se cacher le jour pour échapper aux nazifascistes et pour pouvoir mener ses activités de résistance, généralement , la nuit. « Le Christ s’est arrêté à Eboli » fut d’abord publié en feuilleton dans la revue florentine Il Ponte, qui avait été fondée par une série d’intellectuels issus du Partito d’Azione – parmi lesquels Carlo Levi lui-même et dont le directeur fut Piero Calamandrei. Carlo Levi collabora régulièrement à Il Ponte. Voir notamment sa contribution au numéro de mars 1949 sur les prisons : Il gufo, qui fit la couverture et qui illustre le poème pareillement intitulé qu’il publia à cette occasion. Le titre « Cristo si è fermato a Eboli » vient des mots des paysans d’Aliano (Lucanie), où Carlo Levi était confiné en 1936, qui disaient : « Nous, nous ne sommes pas des chrétiens : Le Christ s’est arrêté à Eboli ». « Chrétien » explique Carlo Levi, « veut dire, dans leur langage, homme. » Ainsi, les paysans (pauvres, très pauvres, dérisoirement pauvres) de Lucanie se sentent considérés non comme des hommes, mais comme des « bêtes de somme ». Les paysans du Sud étaient et sans doute, d’une certaine manière, sont encore dans une période antérieure à l’histoire de la civilisation urbaine, dans une sorte de préhistoire. Nous n’irons pas plus loin dans la réflexion à propos de ce texte d’une densité exceptionnelle ; on trouve aisément sa version en langue française, éditée par Gallimard.. L’exposition présente diverses éditions du « Christ s’est arrêté à Eboli » ; on aurait aimé pouvoir présenter l’exemplaire dactylographié par Anna-Maria Ichino, qui à ce moment était la logeuse du Carlo Levi clandestin et son amie intime. On ne dispose que de quelques pages. ce document a été malheureusement vendu à une université étasunienne. On fait commerce de tout : c’est un grand défaut. On trouvera donc 4 éditions italiennes : une édition Einaudi de 1952, une édition Mursia de 1966, une autre édition Einaudi de 1957, une édition Mondadori de 1968 et une édition Einaudi tascabile (de poche) de 1998. Pour l’étranger, on peut voir outre une édition française de poche Gallimard Folio de 2000, une édition norvégienne de 1948, une édition autrichienne de 1949, une édition étasunienne de 1950, une édition japonaise de 1953, une édition chinoise de 1957, une édition argentine de 1957, une édition française Gallimard de 1959, une édition israélienne de 1961, une édition suisse de 1963, une édition espagnole de 1964. Paura della libertà : La Peur de la Liberté Paura della libertà tient de l’essai et avait été écrite sur la côte bretonne à La Baule en 1939, Carlo Levi regardait de sa fenêtre les troupes anglaises qui débarquaient en prévision de l’affrontement. C’était la drôle de guerre ou la drôle de paix. Les hordes vertes et noires couraient déjà dans les plaines d’Europe centrale, la trompe de la barbarie se faisait insistante à l’horizon. Carlo Levi commence ainsi la préface à la première édition de Paura : « J’ai écrit ce livre en un temps désormais lointain [… C’était une expérience de douleur, de mort et de sang telle qu’on ne peut la mesurer avec le mètre commun du temps. […] La guerre était commencée, les divisions blindées allemandes traversaient les plaines de Pologne ; de ma maison sur le rivage de l’Atlantique je voyais par dizaines chaque jour arriver les transports anglais, qui déchargeaient la première armée britannique dans le port de Saint-Nazaire. […] un vent de mort et d’obscure religion bouleversait les anciens états d’Europe. […] Me parvint alors la nouvelle de la mort de mon père : les frontières fermées m’empêchèrent de le revoir. A ce point de ma vie, où on ne peut plus faire demi-tour, je me retrouvais seul sur cette plage déserte dans un automne froid, plein de vent et de pluies. » Carlo Levi poursuit : « Si le passé était mort, le présent incertain et terrible, le futur mystérieux, on sentait le besoin de faire le point … » Ce livre établit, en pleine tourmente, une théorie du nazisme et préfigure l’effondrement par l’intérieur du système totalitaire et de tout système totalitaire ; cet effondrement est inscrit dans la tension entre l’homme et l’Etat, mais on peut aussi sans crainte de se tromper étendre cette confrontation entre l’homme et le capital – entité pour le moins aussi écrasante que l’Etat. Finalement, raconte Carlo Levi : « Je l’emportai avec moi, en cachette, en Italie ; et de nombreux amis me conseillèrent de le publier immédiatement. Mais, naturellement, aucun éditeur (pas même Einaudi) ne pouvait alors affronter le risque de ces symboles trop évidents. » Paura della libertà montre – ce qui est essentiel – que même dans les pires circonstances, il importe que jamais la pensée de la liberté ne se soumette et que son exercice est salutaire. L’insoumission est un acte de résistance. Le premier acte de résistance. En fait, Paura est un livre étrange, on pourrait dire bizarre, poétique et profondément politique et philosophique à la fois. Un livre d’une haute teneur morale, un livre d’éthique, un rempart d’intelligence face à la barbarie et la dénonciation par un Carlo Levi libertaire des dérives de l’Etat, des inévitables et consubstantielles déviations étatiques. C’est l’introduction à une œuvre à venir. Lors de la publication, Carlo Levi y joint comme dernier chapitre, un texte qu’il avait écrit en 1942 : Paura della Pittura – La Peur de la Peinture. Tout un programme ! Si ce texte est évidemment central dans la pensée esthétique et picturale de Carlo Levi, il l’est aussi dans sa réflexion globale à ce moment de la guerre : « L'avenir ne se prépare pas avec les pinceaux, mais dans le cœur des hommes; et les hommes, qui ont suivi leurs Dieux au fond de l'enfer, aspirent à revenir à la lumière, et à germer, comme un semis souterrain. Du plus extrême de la peur naît une espérance, une lumière d'accord de l'homme et des choses. Les Dieux meurent, la personne humaine se crée. La mort et la nuit peuventelles retourner le destin ? ». L’Orologio : La Montre Le verre de la montre était rompu, brisé. C’était dans un rêve. Pas certain que ce soit seulement dans un rêve… L’Orologio, c’est un récit, le récit de la brisure du verre, la cassure, l’écrasement de la démocratie en Italie, de l’élimination de la résistance, la fin de l’espoir et l’avènement au pouvoir des « luiginis », le retour au pouvoir de ceux qui l’occupaient déjà. Comme un écho de Salina : « Il faut que tout change pour que tout reste pareil. » Autrement dit, tout, toujours aux mêmes, à ceux qui ont eu, qui avaient, qui ont encore et espèrent-ils, qui auront toujours. C’est le récit de la liquidation du gouvernement de Ferruccio Parri, incarnation de la résistance et de l’antifascisme ; c’est le récit de l’étranglement de la jeune République italienne par les forces de conservation, soumises aux Etats-Unis. Telle fut la pratique du pouvoir de la démocratie chrétienne italienne, de cette succursale de la classe vaticane, cette gérontocratie au pouvoir depuis des siècles et qui n’entend pas le lâcher. On voit à présent où cette attitude a mené. L’Orologio est une sorte de roman, l’Orologio est un pamphlet, l’Orologio est une dénonciation. Voilà pour son contenu politique, pour le paysage politique dans lequel il s’inscrit. Mais l’Orologio, c’est aussi et surtout un formidable texte, comme toujours chez Carlo Levi, un texte inclassable, un merveilleux récit, un enchantement. Tout L’Orologio est du pur, du grand Carlo Levi. Un récit immense, passionnant, une mise en scène fascinante de l’Italie d’alors et sans doute, pour une bonne part, de toujours. Le titre de ce livre : « L’orologio » est aussi le prétexte anecdotique : la perte de sa montre, le cadeau du père – c’est tout un symbole, une signification, cette perte qui des jours durant, conduit le personnage au travers de l’Italie, au travers de multiples aventures qui donnent à voir le pays et l’état dans lequel il se trouve ; c’est aussi et encore un récit de voyage. Comme ceux d’Homère ou de Dante ou de Sterne … Lors de sa publication par Einaudi, l’Orologio sera illustré d’un hibou clignant de l’œil. Un hibou qui est aussi l’animal emblématique de la sagesse et de Carlo Levi lui-même. On trouvera ce hibou moqueur dans la vitrine du libraire. Carlo Levi le note dans une lettre à Linuccia : « A Turin, le libraire Paravia a mis un gros hibou en vitrine : partout des hiboux et des montres. » Et sans doute aussi, outre d’être un chef d’œuvre, l’Orologio est tout simplement une œuvre et un livre qui une fois commencé ne peut plus être ni lâché ni oublié. Le parole sono pietre : les paroles sont des pierres Publié en 1955, chez Einaudi, ce livre raconte trois voyages de Carlo Levi en Sicile. Ces récits de voyages ne sont pas ceux que l’on peut trouver ordinairement chez d’autres écrivains. Ils ont cependant des ascendances intéressantes, ou alors des parentés de traverse. On leur trouve certaines proximités avec Sterne, Stendhal, Lawrence et cela va de soi, avec le voyage forcé de Carlo Levi en Lucanie ou ceux qu’il évoque dans l’Orologio. Chez Levi, derrière le pseudo-touriste, on trouve le vrai voyageur, celui qui montre et interprète le monde, qui en cherche la signification. Pour « Le parole » comme pour d’autres livres publiés ultérieurement, il n’existe pas d’édition en langue française. Ce n’est certainement pas le compte-rendu d’un voyage de plaisance, d’un de ces tours d’opérateur commercial, c’est un portrait de la Sicile en tant que partie de l’Italie aux prises avec la misère, l’exploitation, l’exaction et l’oppression. C’est un livre de combat social et politique sous un habit de roman ou de journal de voyage. C’est un livre d’une ironie mordante à l’égard des puissants officiels ou occultes, d’une grande tendresse à l’égard des gens du peuple, des déshérités. On y rencontre un maire de Nuova York, venant prêcher l’Amérique dans son village d’origine, un concours de Miss Europe où les demoiselles sont promenées comme des vaches au marché, la première grève des mineurs de soufre de Lercara Friddi, les cadavres des sous-sols des Capucins de Palerme, l’insolence, l’arrogance et la brutalité des ducs de Bronte, les très britanniques descendants de Nelson, Danilo Dolci et l’effroyable pauvreté : faim et folie, de l’ouest sicilien, Salvatore Carnevale, syndicaliste assassiné par la mafia et Francesca Serio, sa mère, qui mena l’accusation contre la mafia jusque devant les tribunaux publics. On y voit aussi les paysages fabuleux de l’Etna, les rues et les parcs de Catane-la-noire, les pêcheurs d’Aci-Trezza, vus par Verga, Visconti et Levi, le conteur aveugle et les grands feudos écrasés sous le soleil. Il futuro ha un cuore antico : Le futur a un cœur ancien Ce voyage-là a lieu à la fin 1955, quelques mois avant le 20ième Congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique qui lance le processus de déstalinisation de l’URSS. Carlo Levi parcourt pendant deux mois la Russie, la Géorgie, l’Arménie, l’Ukraine. Carlo Levi met son livre en scène à la manière de Dante, comme une variation de la Divine Comédie, sans toutefois préciser s’il s’agissait d’un voyage dans l’enfer ou s’il était question du paradis. Il y va escorté et guidé par un interprète (Stepan, Stefan, Stefano, Stopja) qui lui tenait compagnie et lieu de Virgile. Ce procédé lui a permis d’introduire une distance, comme un filtre entre ce que disaient les officiels et les guides touristiques et la relation qu’il fait des lieux, des faits, des histoires, des évènements et des hommes. On voit des villes (Moscou, Leningrad, Erevan, Kiev…), des villages, des campagnes, des montagnes – l’Ararat et des fermes, des usines, des monastères, des musées, des églises, des foires, des monuments. Bref, un parfait voyage. On y voit des hommes, des femmes, des peintres, des écrivains, des paysans, des vignerons, des kolkhoziens, des hôtesses énervées, des popes orthodoxes, des prêtres catholiques, des évêques arméniens, des techniciens agricoles, des médecins, des fonctionnaires zélés, des ouvriers sérieux, des professeurs sentencieux, des chercheurs pavloviens, des conservateurs de musée, des femmes de chambre énergiques, des machinistes, des militaires, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, un très ancien émigré italien, ci-devant barbier, interdit de séjour dans son propre pays, sans doute à l’époque, le seul exilé politique italien, dénommé Germanetto . La doppia notte dei tigli : La double nuit des tilleuls En décembre 1959, le jour-même de la Saint-Nicolas, Carlo Levi doit se rendre en Allemagne pour des raisons professionnelles. C’est un choc terrible. Qu’est devenue l’Allemagne 15 ans après ? Que devient l’Allemagne après la fin de la guerre et l’effondrement et la disparition du Troisième Reich, du Reich millénaire, du pouvoir nazi, après l’écrasement du pays sous les bombes, son occupation par des armées étrangères et sa partition entre l’Est et l’Ouest ? L’impression de Carlo Levi est que l’Allemagne est toujours sous le choc, que le trauma n’est pas surmonté. Carlo Levi essaye de regarder l’Allemagne, les Allemagnes, comme si, avec un regard débarrassé des lunettes du passé. Ce voyage commence dans la bourgeoise Munich grasse et riche, toute en églises, brasseries et bières, où naquit et prit racine le nazisme. Suivent les retrouvailles avec son ami Rainer, le sculpteur antinazi revenu au pays, avec lequel Carlo Levi poursuit son voyage et nous fait visiter Dachau, un des lieux de l’horreur infinie. Ce camp de Dachau, reconverti comme une friche industrielle, en camp pour réfugiés : le recyclage de l’abomination. La suite est un grand plongeon dans le cœur des Allemagnes jusqu’à Berlin, divisée, écartelée, double, jumelle : double nuit sous les tilleuls (Unter der Linden). Tutto il miele è finito : Tout le miel est fini Récit de voyage et double voyage sentimental à dix ans d’intervalle – 1952-1962. Ces deux voyages en Sardaigne commencent à Cagliari. Cagliari, très belle ville n’est cependant qu’un point de départ pour l’intérieur de l’île, pour l’intérieur d’une civilisation particulière avec ses nuraghes, ses bergers, sa « Mundana Comedia », son Procès contre Dieu, ses montagnes et dans un coin, Carbonia, la ville minière aux origines et aux allures mussoliniennes. Le livre tire son titre d’un chant funèbre sarde : un attitù, dans lequel une mère parle de son fils : le miel de la maison, de son fils mort : tout le miel est fini.. Comme pour les autres livres, on se trouve devant une forme littéraire presque inclassable, sauf à évoquer une fois encore Sterne et son « Voyage sentimental ». Carlo Levi s’aperçoit bien de cette singularité et il nous dit : « Ainsi, cet écrit, qui n'est ni un essai, ni une enquête, ni un roman, mais un simple chapitre latéral de cette histoire présente que nous vivons tous… » Entre les deux voyages, la Sardaigne a changé et les traces de la guerre encore terriblement présentes en 1952 se sont estompées, les habitants des grottes de Cagliari n’y sont plus, mais dans l’intérieur de l’île, au cœur des montagnes, sur les hauts plateaux, dans les vallées et sur les cols, passent encore moutons, soleil et nuages. Les villages sont de plus en plus vides, le désert s’installe, les émigrés sont légions. Les Sardes de l’exil ont pris leur envol ; on en retrouve jusqu’aux endroits les plus éloignés de la planète : souvent, ils reviennent et certains fabulent à propos des pays lointains. Pourtant, au cœur de l’île, le temps semble immobilisé et le vent porte au loin les chants des bergers. E questo il carcer’tetro ? : La sombre prison. Par deux fois en 1934 et en 1935, Carlo Levi est arrêté (pour complot contre l’Etat, pour complot « juif ») et mis en prison à Turin, puis à Rome. Lors de ces deux séjours, il envoie des lettres à sa mère et à ses sœurs (pas à son père, car il ne veut pas le mettre en cause). Ces lettres aux apparences anodines ont de multiples fonctions : donner des nouvelles – bien sûr, rassurer la famille – bien évidemment, communiquer ses demandes de prisonnier (des vêtements, des chaussettes, des pantoufles, des livres…) mais aussi, faire passer des messages : pour prévenir ses amis de la résistance et sachant que ces courriers sont lus par la police politique, il en profite pour clamer son innocence, pour revendiquer son statut d’artiste « hors de la politique » et imposer une culture hors de portée des sbires du régime, pour disculper d’autres prisonniers arrêtés en même temps que lui. Ce sont ces lettres que l’éditeur génois Melangolo a publiées en 2000. Le dernier livre de Carlo Levi : Quaderno a cancelli et sa traduction française : Cahier à grilles. Sur la fin de sa vie, en 1973, Carlo Levi fut atteint d’une maladie des yeux qui menaçait de le rendre définitivement aveugle. Une opération s’imposait aux deux yeux. A l’époque, de telles opérations chirurgicales étaient très lourdes et très périlleuses. Elles impliquaient notamment que le patient (et il devait l’être) ait les yeux bandés pendant des semaines, si ce n’est des mois. On imagine la catastrophe que cela représente pour un peintre et pour un écrivain et a fortiori, pour un homme qui est les deux à la fois. Ne pas voir, cela signifie ne pas pouvoir peindre ou dessiner, ne pas pouvoir écrire. Le destin connaissait mal Carlo Levi. Durant ces six mois d’aveuglement Carlo Levi fit plus de 140 peintures ou dessins et surtout, il écrivit ce pur chef d’œuvre qu’est le « Quaderno a cancelli ». On trouvera dans les vitrines de cette exposition un exemplaire du Quaderno a cancelli (une édition einaudiane) et divers états de travail de sa traduction en langue française. Cette traduction est encore à l’heure actuelle inédite. « La » biographie de Carlo Levi : Un Torinese del Sud : Carlo Levi . Jusqu’il y a peu, il n’y avait pas de livre de référence à propos de la biographie de Carlo Levi. Certes, on en connaissait les grandes lignes, on disposait de notices, d’une sorte de curriculum vitae. Certes, on savait que Carlo Levi avait un passé de résistant antifasciste et des convictions solidement arrimées, on connaissait l’artiste et surtout, l’écrivain, certains se souvenaient de l’homme politique et du journaliste. Mais il n’y avait rien d’à la fois complet et détaillé. Sa vie restait un énorme mystère. Cette lacune a été comblée par la biographie écrite en tandem par Gigliola De Donato et Sergio d’Amaro. Les Œuvres en prose : opere in prosa ou le travail de la Fondazione Carlo Levi. S’agissant de Carlo Levi et de son œuvre, on ne pourrait valablement en disserter sans faire référence au travail immense mené depuis trente ans pas la Fondazione qui porte son nom. C’est elle qui avec patience, obstination et intelligence, remplit la mission qu’elle s’est donnée à elle-même : faire connaître Carlo Levi. Et elle y réussit : la présente exposition n’aurait pu exister sans elle, les tableaux viennent de la Fondation, les documents, presque tout est mis à disposition par elle. Mais ce n’est pas tout. La Fondazione a poursuivi – et on en voit l’aboutissement – un immense travail de mise à jour des manuscrits et de collection des textes épars – dans des journaux, dans des revues - et elle en a assuré la publication. C’est ce travail qui a débouché sur la publication « – a cura della Fondazione Carlo Levi – Roma, 7 volumes publiés chez Donzelli editore » autour du centième anniversaire de la naissance de Carlo Levi – 2001-2003. Les 7 volumes sont : 1. Le mille patrie. Uomini, fatti, paesi d’Italia. 2. Le ragioni dei topi 3. Prima e dopo le parole. Scritti e discorsi sulla letteratura 4. Roma fuggitiva. Una città e i suoi dintorni. 5. Le tracce della memoria 6. Un dolente amore per la vita. 7. Il pianeta senza confini. Prose di viaggio. Quelques images de la vie de Carlo Levi L’exposition présente également quelques photos de la vie de Carlo Levi. Elles sont malheureusement en nombre réduit, mais elles complètent bien les tableaux et les documents qu’on peut y voir. Elles couvrent la vie de Carlo Levi à partir de 1935. 1. Carte d’identité au nom de Carlo Carbone (vers 1942) : Dès son retour d’exil en France, rentré clandestinement en Italie, Carlo Levi vit sous un nom d’emprunt avec de faux papiers. En raison des lois raciales et de son engagement politique et de résistant antifasciste (aujourd’hui comme alors, on le traiterait de terroriste), Carlo Levi ne pouvait vivre que caché. Et en effet, il vécut sous l’identité de Carlo Carbone, en sautant d’un domicile à l’autre, d’une résidence provisoire à une autre, jusqu’à son arrestation en 1943. Libéré à la destitution de Mussolini, il reprendra sa vie clandestine dès l’arrivée des troupes nazies à Florence. 2. Maison de Carlo Levi à Aliano : En 1936, Carlo Levi avait été confiné en Lucanie ; d’abord à Grassano, ensuite à Aliano. C’est cette période qu’évoque «Le Christ s’est arrêté à Eboli ». La photo montre la maison où Carlo Levi a passé la fin de son séjour forcé à Aliano. 3. Carlo Levi, Elio Vittorini et Giulio Einaudi (vers 1950) : Dans l’après-guerre, l’éditeur Giulio Einaudi connaît un développement extraordinaire. Elio Vittorini, grand écrivain italien, dirige une des collections des éditions Einaudi. Carlo Levi est un des principaux auteurs de la Casa Einaudi. Ce sont les trois personnages sur la photo. De gauche à droite : Giulio Einaudi, Elio Vittorini et Carlo Levi. 4. Carlo Levi et Renato Guttuso (1936) : L’histoire de cette photographie est curieuse. En 1936, Carlo Levi et Renato Guttuso ( sicilien) exposent tous deux à la Biennale de Venise. Cette photo, qui les montre en promenade, n’est pas innocente ; ce n’est pas un photographe ordinaire qui les saisit au vol, mais bien un agent de la police politique du régime fasciste. C’est à la suite de cette rencontre à Venise que les deux hommes devinrent amis et que Renato Guttuso – le plus jeune des deux – verra sa peinture largement influencée par l’œuvre de Carlo Levi. Par la suite, après la guerre, Renato Guttuso deviendra un des peintres les plus prisés d’Italie. Il sera un des artistes-phares du P.C.I. 5. Carlo Levi à Aliano (1935) : Il s’agit là d’une photo de pose, prise sans doute avec un trépied et un voile noir sur la tête faite par un de ces « photographes » itinérants qui allaient de village en village et faisaient « le » portrait des gens – événement considérable. En tous cas, elle est datée par sa facture-même ; on y voit le Dottore Carlo Levi entouré des autorités du village : le podestat, l’instituteur (en fait, ses gardiens). Des personnages d’anthologie, en somme, qu’on retrouve dans le Christ s’est arrêté à Eboli. 6. Carlo Levi à Aliano (1935) – 2 : En contraste avec l’autre photographie prise à Aliano, c’est une photo de plein air, en plein milieu de la place, les personnages sont des paysans et l’âne, animal emblématique du Sud, de la misère et de la patiente résistance à toutes les avanies. L’autre face du « Christ s’est arrêté à Eboli ». Elle a, cependant, été prise par le même photographe et sans doute, le même jour. 7. Carlo Levi au Congrès des écrivains asiatiques (1956) : En 1956, Carlo Levi est l’invité du Congrès des écrivains d’Asie et il est amené à présider la séance du Congrès lors de la venue du Pandit Jawaharlal Nehru, premier ministre de la République Indienne. Carlo Levi relate cet épisode dans « Pianeta senza confini » (Planète sans frontières). La photo montre Carlo Levi et Jawaharlal Nehru, côte à côte à la tribune du Congrès. Nehru fera un grand discours et Carlo Levi lui donnera la réplique. 8. Carlo Levi, Franco Antonicelli et Gaetano Salvemini (1947) : Portrait de trois hommes qui furent depuis les années 1920 des amis et des compagnons de combat au sein du mouvement clandestin antifasciste révolutionnaire « Giustizia e Libertà », puis après la guerre, ensemble au Partito d’Azione, puis au Parti socialiste italien, puis au Parti socialiste italien d’Unité Prolétarienne (PSIUP). Tous les trois furent sénateurs de la République comme représentants de la Gauche indépendante, élus sur les listes du PCI. Toute une histoire en une image. 9. Carlo Levi, Anna Magnani, Renato Guttuso et Jolena Baldini (autour de 1960) : Photo prise lors du vernissage d’une exposition collective à Rome – sans doute à la Galleria Chiurazzi. On y trouve parmi les exposants Carlo Levi et Renato Guttuso, amis de longue date et tous deux peintres, qui encadrent avec un évident plaisir deux très jolies dames : Anna Magnani, actrice culte du cinéma néo-réaliste italien et Jolena Baldini, dite Bérénice, journaliste. 10. Carlo Levi et Pier Paolo Pasolini (vers 1960) : Il est difficile de situer exactement cette photo de ces deux amis, écrivains, poètes, journalistes, peintres, cinéastes, militants antifascistes et qui étaient, en outre, tous deux protagonistes de la vie culturelle italienne. Difficile puisque de ce fait, on les retrouvait très souvent ensemble dans les réunions, colloques, manifestations diverses comme défenseurs d’un engagement culturel et politique ou politique et culturel fondé sur une conception (néo) réaliste de l’art. En 1961, Carlo Levi préface l’édition du scénario de P.P.Pasolini : Accattone. Sans doute, est-ce la photo de la présentation de l’ouvrage par les deux écrivains. A noter que P.P. Pasolini, qui considérait Carlo Levi, de 20 ans son aîné, comme un de ses maîtres, tourna également un film en Basilicate : « L’évangile selon Saint Mathieu ». 11. Carlo Levi fait le portrait de Silvana Mangano (fin des années 50) : Silvana Mangano fut une des grandes actrices du cinéma italien comme Anna Magnani. Toutes deux sont nées à Rome, mais à 22 ans d’intervalle : Mangano était la cadette. Toutes deux ont tourné avec les plus grands cinéastes de l’époque : De Sica, Visconti, P.P. Pasolini. Au moment où Carlo Levi fait son portrait, Silvana Mangano est encore une toute jeune femme. Le portrait a été fait à la demande de l’actrice. 12. Carlo Levi à Aliano : les retrouvailles (1965) Devant la grille d’entrée de la maison où en 1936, Carlo Levi passa une partie de son confinement en Lucanie, on retrouve, une trentaine d’années plus tard, des habitants du village : les anciens enfants ; de nouveaux enfants viennent à leur tour en curieux voir de près cet étranger visiteur, qui a rendu célèbre leur village en racontant la vie de leurs parents et grands-parents dans « Le Christ s’est arrêté à Eboli » . 13. Carlo Levi et Francesco Rosi à Montelepre (1961) : En 1961, Francesco Rosi tourne en Sicile, à Montelepre, un film sur le bandit sicilien « Salvatore Giuliano ». Carlo Levi qui est à ce moment en Sicile rend visite au cinéaste et c’est au cours de cette visite qu’il demande à Rosi de réaliser le film « Le Christ s’est arrêté à Eboli ». Rosi tournera ce film en 1978, après la mort de Carlo Levi. Le troisième personnage sur la photo est sans doute le tout jeune Pietro Cammarata, qui interprète le rôle de Salvatore Giuliano dans le film de Rosi. Carlo Levi illustrateur. En tant qu’artiste, Carlo Levi fut également amené à illustrer des textes ou des livres. On trouvera ici deux exemples : Il Gufo – Le Hibou paru dans la revue Il Ponte en 1949 et « Le zoccolo di Genny Marsili » - « Le sabot de Genny Marsili » qui illustre la couverture du livre écrit par Piero Calamandrei, intitulé « Uomini e città della resistenza », publié en 1955 chez Laterza. Il Gufo, outre d’être un de ses animaux préférés, est comme on sait une des hypostases de Carlo Levi lui-même. Dans la revue, dont il fait la couverture, le Gufo incarne la Résistance. : « face aux barreaux tu refermes tes serres en un poing cruel et fraternel. » dit le poème. « Le sabot de Genny Marsili » est l’image d’une femme – Genny Marsili tenant à la main son sabot pour en frapper les tueurs. L’épisode est véridique. Cette femme, une jeune mère, est prise le 12 août 1944 par les Allemands avec la population de Sant’Anna et menacée du bûcher. Elle parvient à jeter son enfant dans un renfoncement ( ce qui le sauvera) avant d’être poussée avec les autres dans l’étable. Face à la bestialité nazie, elle tire son sabot et frappe sur les soldats qui enferment les civils désarmés ; un instant plus tard, les lanceflammes incendient le bâtiment et tous ses occupants. CARLO LEVI ECRIVAIN DOCUMENTS MANUSCRITS ET IMPRIMES L’ensemble des documents ci-après a été recueilli, assemblé et ordonné par Gigliola De Donato, qui a assumé cette responsabilité en tant que membre de la Fondazione Carlo Levi, mais aussi comme « curatrice » de ses écrits. Gigliola De Donato est également l’auteure de la biographie de référence de Carlo Levi. La traduction française est due à l’habituel Marco Valdo M.I. I. Lettres familiales Années 20 à 40. Les lettres familiales constituent une source de grand intérêt pour entrer dans le monde privé de Carlo Levi et de sa famille dont les liens profonds et tenaces sont une preuve explicite d’une richesse de sentiments fondés sur l’estime réciproque, et sur le sens d’une solidarité sincère et désintéressée, d’aide et d’échange continu, surtout dans les moments de grand besoin et de péril pour le sort des proches ( spécialement dans les années 30-40) entre les exils, les prisons et le pressant péril de mort. Les échanges de lettres entre les membres de la famille en sont une confirmation explicite. 1. Carlo à Lelle (illustrée de quelques dessins humoristiques) Florence, 25.3.1925, durant le service militaire sur sous-lieutenant médecin Carlo Levi. Mercredi 25/5/1925 Chère Lelle, Treize points ! Mais alors tu as été bien plus mal que ce que vous m’aviez fait croire, et ta cicatrice sera certainement assez longue sur ta cuisse qui n’est pas très longue… Ma pauvre gamine, tu t’es finalement levée ? … Ici, tu aurais eu de bons modèles : pour le fou un quelconque d’entre nous avec le béret de facteur à deux glands (dessin du facteur) … Pour le petit avec son comptoir un quelconque vendeur de tripes (dessin d’un vendeur), de ceux qu’on trouve ici à Florence sur toutes les places à vendre des tripes… Toi-même tu pourrais ensuite te servir de modèle pour faire l’ange (dessin de l’ange), s’il te paraît meilleur, le diable (dessin du diable) et surtout la papesse, qui dort toute la journée dans un vrai lit, et mange les douceurs qu’il lui plaît, tout à fait comme toi. … Treize points ! … Treize de trop pour ta belle jambe. Basta, patience ! A présent soit heureuse et saute treize mille fois. Attends, pour ton jeu de tarots, à propos des cartes françaises du 18ième, que je vienne à la maison, on se verra, pour faire le pape, qui dort lui aussi dans un vrai lit, et mange les douceurs quand il lui plaît, exactement comme toi, bienheureuse… 2. Carlo à sa famille d’Alassio durant la phase de préparation de l’exposition des « Six de Turin » en 21929 (comme on le déduit du texte). …Papa viendra bientôt ici, vous pourriez peut-être convaincre maman de l’attendre… Le temps est splendide, mais déjà un peu trop chaud. La campagne est très belle. L’eau pour la maison manque presque complètement, à cause de la sécheresse. La chaleur est comme en août… 3. De la maman à Carlo en prison à Turin 30.4.1934 Très cher Carlo, Après tant de silence, nous avons reçu ensemble ce matin ta lettre du 24 et deux cartes postales contre la tuberculose pour Luisa et Lelle. … On remarquera le cachet « Carceri Giudiziare – Torino. V° per la Censura » - « Prisons judiciaires – Turin – Visa pour la Censure ». Et la signature d’Ercole (père de Carlo). 4. De la famille à Carlo en prison à Turin 2.6.1934 On remarquera le cachet « Carceri Giudiziare – Torino. V° per la Censura » - « Prisons judiciaires – Turin – Visa pour la Censure ». Lettre à trois voix : Maman, Luisa et Lelle Très cher, J’ai reçu ta chère lettre du 28 mai avec la nouvelle peu agréable de ton renvoi devant la Commission pour le confinement qui est très dure, mais je suis sûre que tu sauras proclamer à haute voix ton innocence absolue. En parlant de choses plus sereines, et qui te tiennent pourtant à cœur… Maman … Veux-tu Huxley en anglais ? Ou traduit ? Luisa … Jeudi passé je suis allée dans les collines et j’ai cueilli des violettes et des pervenches et j’ai pris un peu de soleil, qui m’a fait du bien ; viendras-tu bientôt avec moi ?… Lelle 5. De la famille à Carlo en prison, Turin, 19.6.1935 (maman, Lelle, Riccardo – parties censurées !!) … au contraire pour ce qui regarde l’exposition italienne à Paris, les journaux parlent continuellement de ton succès : des personnalités françaises et de tous les pays la visitent avec un maximum d’intérêt et d’admiration. Parmi ceux-là, Lord Eden l’a visitée qui j’espère a remarqué ton tableau, du fait que tu es un des rares peintres italiens vivants qui ont des œuvres à la National Gallery… 6. De Riccardo Levi à son frère Carlo en prison à Rome, Ivrea, 17.7.1935 Très cher Carlo, Je viens d’apprendre ton assignation à trois ans de confinement. Et plus aiguë encore s’est faite pour moi la nostalgie de t’embrasser. Cette séparation à durée indéterminée est vraiment un grave coup même pour moi, qui avais tant besoin de te parler et de te voir ; car ta compagnie me reposait de l’aridité de mon travail, en me répondant avec ta haute culture et ton sens profond du réel le plus vrai, le réel artistique, ces éléments de vie que la mécanique ne peut donner. J’espère que ton art te soit un compagnon vigilant et consolateur ? par chance, tu apportes à toi-même et aux choses que tu vois un monde plus vaste que celui dans lequel les hommes communs se déplacent. Mais il est toujours douloureux que des suspicions sur une activité que tu n’as jamais eue (et qui mieux que moi pourrait le savoir ?) fassent à présent obstacle au libre exercice de ton art, qui certainement honore non seulement toi-même, mais ta famille et notre pays. Tu verras d’autres régions et d’autres paysages et tu sauras donner de la noblesse même au confinement. 7. Carlo (en confinement) à sa mère, Grassano, 4.9.1935 Chère maman, J’ai eu vos dernières lettres et cartes : j’espère que vous avez reçu les miennes et que n’êtes plus inquiètes pour moi. J’ai eu aussi des couleurs, des pinceaux, à présent je peux travailler tranquillement, dans ce lieu si propice au recueillement et à la méditation. Je suis très bien, il ne manque rien et je suis de très bonne humeur : vraiment je préfère Grassano à Turin. 8. Carlo (en confinement) à sa sœur Luisa, Aliano, 9.10.1935 Ma très chère Luisa, Je reçois à l’instant ta lettre de Matera, et je te remercie beaucoup pour l’affection et les nouvelles. Je veux dire que je me considère ici comme si j’étais de passage – et c’est la meilleure manière pour aimer Aliano et pour s’y trouver bien. On devait me donner ici une maison, mais, comme je le craignais, rien n’a été fait : ceux qui sont dedans ne se décident pas à s’en aller, et moi je suis forcé de travailler. Ce qui est à l’avantage des malades d’Aliano. Cette gamine qui avait une pneumonie est parfaitement guérie … et maintenant, je soigne avec succès sa grand-mère, qui est un véritable traité de pathologie (malaria chronique, inflammation de la vésicule biliaire, bronchopneumonie, faiblesse du cœur !). Ici, on appelle l’ictère « mal de l’arc » : ils disent que si les femmes se trouvent à laver les linges juste au moment où, quand il pleut, l’arc-en-ciel touche terre, celui qui met ces vêtements devient de la couleur de l’arc-en-ciel, et surtout jaune, car c’est la couleur la plus puissante. Pour guérir, ils utilisent des conjurations – à l’aube ou au crépuscule, avec le pied droit déchaussé, il faut marquer avec un couteau au manche noir des croix sur toutes les jointures du malade, sur se tempes, son front, sa nuque, etc. en prononçant je ne sais quelle formule magique. Au fond, cette idée de l’arc-en-ciel est une manière assez poétique d’expliquer la maladie et cette façon en vaut bien une autre. … 9. Ercole (père de Carlo), Lelle (sœur cadette de Carlo) et la maman à Carlo (en confinement), Turin, 16.10.1935 Très cher, Tu as été convoqué par le District militaire auquel en ton absence, j’ai écrit une lettre en leur disant que tu es à Aliano près de Matera. Je crois avoir bien fait. … Ma boîte licencie pour la fin de l’année le personnel et ainsi je suis moi aussi un chômeur. Je suis en train de mettre en ordre tous tes tableaux et je les pends au mur. … Fais valoir ta profession pour pouvoir faire face à nos engagements. … Ercole Luisa à Carlo (en confinement), Turin, 29.12.1935 Très cher, … Vraiment à Aliano ils peuvent être contents de toi : ils n‘ont jamais été si bien soignés et de façon moderne ; et toi aussi tu dois être heureux de te sentir utile à ces pauvres populations… 10. Carlo (en confinement) à sa famille, Aliano, 29.12.1935 Très chers, Bon 1936 ! J’espère que cette lettre vous apporte mes premiers saluts de l’année, et mes vœux les plus chers… Je joins une annonce publicitaire d’appareil de radio, tirée du « Radiocorriere ». Le Podestà voudrait faire l’acquisition d’une radio pas trop chère pour l’Opera Ballila d’Aliano, et je vous prie de vous renseigner pour voir si des appareils économiques dont parle l’annonce peuvent être conseillés. Moi aussi je pensais acquérir une petite radio (qui capte les postes italiens, et possiblement l’un ou l’autre postes étrangers principaux), et j’avais déjà intéressé des gens d’ici, pour qu’on m’en procure une à payer à tempérament… 11. De Maman à Carlo (en confinement) – télégramme pour annoncer la mort de Persico – Turin – 12.1.1936 12. De Carlo (en confinement) à Maman – Aliano, 12.1.1936 Persico est un ami personnel de Carlo Levi et cette annonce est un grand choc pour lui. Chère maman, Je reçois à l’instant ton télégramme d’hier soir, avec la notice de la mort subite de Persico. J’en suis vraiment très blessé, c’était véritablement un des meilleurs hommes, et un des amis les plus chers. J’aurais voulu télégraphier à Paulucci et à Menzio pour qu’ils me représentent à ses funérailles : mais aujourd’hui c’est dimanche et le télégraphe ne fonctionne pas. Dis-leur qu’ils me représentent quoi qu’on fasse pour honorer sa mémoire. De quoi est-il mort ? (Ou peut-être s’est-il tué ?) Te souviens-tu, chère maman, de sa conférence sur l’architecture il y a un an ? Comme elle était intelligente et noble et courageuse. … 13. Carlo (en confinement) à Lelle, Aliano, 24.1.1936 avec un portrait du chien Barone. Chère Lelle, Aujourd’hui j’ai fait un portrait de mon chien Barone, qui n’est pas un modèle très docile, une espèce d’esprit des bois, un habitant de l’île d’Ariel et de Caliban. Il y a un fameux tableau de Manet, qui me vient à l’esprit à présent que j’ai fini de peindre, et qui est connu sous le titre de « Le garçon et le chien », où il y a un garçon avec un panier à la main, et dans un coin il y a une tête de chien « barbone » (barbet ?) identique à celle du mien, avec sa bouche à demi-ouverte (je ne sais si ce tableau est dans un musée, je le connais seulement en photographie, du reste, ces barbets barbus et poilus ont un aspect très français du 19ième … Le chien du Corrège, celui qui aboie sous Ganymède enlevée par l’aigle, ressemble aussi un peu au mien, mais il a le visage plus long, et ce doit être un setter de chasse. Je suis content que tu fasses des progrès en harmonie : quand je (re)viendrai à la maison j’espère que tu seras capable d’écrire de la musique, et nous ferons ensemble un opéra bouffe. … 14. Carlo (en confinement) à Maman, Aliano, 26.4.1936 Chère maman, Je n’ai encore eu aucune réponse ni de … ni de la Galerie La Comète : dès lors je suppose que mon exposition devra être reportée. Néanmoins, aujourd’hui j’ai expédié à Turin par colis postal 18 petits tableaux, et demain probablement, j’en expédierai 12 autres un peu plus grands … 15. Cartes postales de Carlo à sa famille à des époques différentes et de divers endroits comme le montrent les timbres postaux et les adresses (1925-1939) • 3 cartes postales de Paris • 1 carte postale de Turin à Alassio • 3 cartes de Lucanie parmi ces dernières : à maman de Grassano – 27.8.1935 « Chère maman Depuis de nombreux jours je ne reçois pas de lettres ; mais je ne suis pas inquiet, car je crois que çà dépend du retard postal. Je suis désormais en plein travail : j’ai déjà fait quelques tableaux, dessins et monotypes. Mon atelier bien qu’il ne soit pas encore définitivement en ordre, car la propriétaire de la maison et ses petits-enfants continuent, jusqu’au 10 septembre à habiter ici et à se servir de ma chambre et de mes balcons, et ils n’ont pas encore pu donner tous les meubles… A Lelle, d’Aliano – 26.9.1935 Très chère Lelle, Qui sait quel beau tableau tu feras sur mes belles toiles, avec la mer, les oliviers et les rochers et les pins et ces couleurs enchanteresses d’Alassio. Je suis de nouveau contraint à une oisiveté forcée qui m’ennuie énormément, car pendant quelques jours je ne pourrai pas encore entrer dans ma nouvelle maison, ma chambrette d’hôtel ne me permet pas de travailler, et le paysage, qui, bien que triste et désolé, vaudrait la peine d’être peint, est, comme le paradis terrestre, un jardin défendu. Ainsi, avec Luisa, j’assiste au patient travail des femmes… De Carlo à Luisa, Aliano, 7.10.1935 Chère Luisa, Je suis content que Maman soit de nouveau à Turin, et que tu as fait bon voyage : … Il paraît que demain ou après-demain j’aurai finalement mon logement – et alors je crois que je serai très bien : ne sois pas tracassée ni inquiète ni pour ma santé, ni pour ma tranquillité, ni pour ma bonne humeur. C’est dommage que tu sois venue juste au pire moment… 16. Carlo à sa maman, Paris, 18.5.1940. Chère maman, Je n’ai pas eu vos lettres depuis un certain temps : au moins il me semble qu’il y a longtemps, car les journées et les semaines semblent à présent très longues. Nous sommes inquiets en raison du manque absolu de nouvelles du père de Paola, qui était à Liège vendredi dernier, le premier jour de l’attaque, et dont nous ne savons pas s’il a pu fuir, et où. Il est probable qu’il soit allé à Bruxelles, et à présent dans quelque autre ville de Belgique, et qu’il n’a pas pu donner des nouvelles. J’accompagnerai, mercredi je crois, Paola à Arcachon, où sont installés certains de mes amis, la Fini, le peintre Dali, etc. Je suis songeur, je peins, et je suis plein de confiance. J’espère que vous aussi vous ne vous laissez pas angoisser par ces heures si graves et solennelles… Carlo à sa maman, de France (sans indication de lieu) , 24.10.1940 Très chère maman, J’ai reçu tes lettres, et celles de Lelle, Riccardo et Luisa, et je vous remercie de grand cœur. Excuse-moi si j’ai peu écrit de ces derniers temps : j’attendais de pouvoir décider quelque chose de sûr. Mais c’est encore trop incertain : j’ai presque tous les papiers nécessaires pour partir – mais les frontières espagnoles sont fermées et tous les visas suspendus : pour cela on ne peut qu’attendre. Ainsi je laisse un peu décider le sort, c’est peut-être la meilleure chose, là où la volonté est si facilement trompeuse. Mais ne te mets pas en peine pour moi, et ne te tourmente pas. Je préfèrerais, à dire vrai, retourner à la maison – mais même si au contraire je vais loin, ce sera pour peu de temps, et je reviendrai rapidement. L’Amérique n’est pas un paradis, et on peut y aller pour des raisons pratiques, pour vendre des tableaux et pour gagner (de l’argent) – mais il est toujours plus important de faire des tableaux que de les vendre, même si les vendre est nécessaire. Le premier bateau sur lequel il y a des places (j’en ai réservé une) part dans deux mois, le 18 décembre. D’ici là beaucoup de choses auront changé, qui pèseront sur mes décisions : et peut-être (et ce serait très bien) nous reverrons-nous très bientôt. De toute façon, sois tranquille et sereine. Je suis bien et je travaille… 17. Carlo à Luisa, Florence, sans date, vraisemblablement entre 1942 – 1944. Très chère Luisa, Je fais suite à ma téléphonade. Je suis content que tu ne te sois pas trop épouvantée, pleine au contraire de courage. Mais je ne voudrais pas que tu supportes des coûts plus que nécessaire. Pour mes tableaux, comme je m’imagine qu’il soit presque impossible de les transporter en train comme bagages, la meilleure chose est de les mettre dans des caisses (les plus petites et les plus maniables possible), et de les mettre dans la réserve de via Casalis, bien soulevées de terre de manière que cela ne prenne pas l’humidité. … Les tableaux que je voudrais protéger sont : « Portrait de papa avec la fiasque ; Arcadia »… Paola a fait un rapide choix : je crains qu’elle ait écarté certains des meilleurs : je tiens surtout à un petit portrait de Vitia de 1933, je te prie de le retrouver… Pour le reste, ne nous préoccupons pas trop de ces choses ! Les objets n’ont pas d’importance. Ne perds pas ton temps aves mes livres, qu’on peut toujours retrouver. L’unique chose précieuse (même économiquement) ce sont véritablement mes tableaux ; mais même ceux-ci peuvent, dans certaines circonstances, être abandonnés sans remords. … 18. Carlo à Lelle, Florence, 1943-1944. LA NATION DU PEUPLE – Organe du C.T.L.N. – Direction Ma chère Lelle, Je suis heureux de tes nouvelles, tant espérées. J’avais déplacé la moitié du monde pour en avoir, mais à présent elles sont encore meilleures que ne pouvais m’attendre, car vous n’êtes plus deux, mais trois – et je participe de ta joie pour Guido Ercole, que je viendrai voir bientôt, et à qui j’envoie mes vœux les plus chers. … Je suis bien, je dirige ce quotidien, j’irai à Rome pour faire une exposition, je verrai à en faire une à Naples pour avoir l’occasion de rester un peu avec toi … Je dois t’écrire d’infinies choses. J’ai écrit un livre intitulé « Cristo si è fermato a Eboli ». J’ai fait beaucoup d’autres choses. Mais je dois cesser, car je dois aller déjeuner avec Togliatti, le ministre qui est de passage ici.… II. LETTRES D’AMOUR Les amours de Carlo Levi sont nombreuses et on ne dispose malheureusement pas (ou heureusement ? – Nous on pense heureusement ; ce sont là des moments intimes qu’il convient de préserver) de tous les détails de ses aventures. Cependant, il existe une édition de sa correspondance avec Puck, alias Linuccia Saba ; on connaît ses relations avec Paola Levi, anciennement Madame Olivetti, avec qui il eut une fille ; on verra ici ses passions tumultueuses avec Vitia Gourevitch qu’un père idiot éloigna de force de Carlo et ses relations difficiles avec Anna-Maria Ichino, qui l’hébergea aux pires moments de l’occupatioin nazie à Florence (1943-1944). Comme bien l’on pense, j’en passe… CORRESPONDANCE CARLO LEVI – VITIA GOUREVITCH (dite « la belle rousse » - en français dans le texte). – Lettres 1927 – 1966 : choisies parmi 300 lettres de leur correspondance. Connue par Carlo Levi au début des années 1920 dans le milieu cultivé le plus exclusif de Turin, qui tournait autour du cénacle du grand collectionneur d’art Riccardo Gualino, la « belle rousse », née à Odessa (Crimée), « celle qui n’a pas de comparaison » (entendons : celle à laquelle aucune n’est comparable en beauté) comme Carlo aimait à la définir s’amouracha éperdument de lui plus tard à Paris en 1927, dont date le début d’un long, passionné et douloureux amour (comme il ressort de leur correspondance) fait de brèves et furtives rencontres, presque volées, étant données la surveillance et la désapprobation du père qui voulait la marier à une personne de confiance et de son rang, tandis que le jeune peintre d’une seule année plus âgé qu’elle, apparaissait de peu de confiance du fait qu’il était encore aux débuts de sa carrière. Un amour qui, nonobstant les deux mariages de Vitia, n’aura jamais de fin, comme en atteste leur longue correspondance, et leur insurmontable souvenir, sans compter leurs brèves rencontres passionnées, à des années de distance l’une de l’autre, entre Turin et Paris, Rome et New York, jusqu’à l’adieu, qu’à la mort de Carlo, Vitia voulut lui faire en personne, accourant de Vienne, où elle vivait désormais seule, dans une belle maison lumineuse, remplie de souvenirs, pour déposer sur son cercueil, un immense bouquet de roses, signe d’un amour encore vivace, avec son simple prénom, et disparaître. D’elle il reste un important portrait de profil fait par Carlo (1933) et un plus tardif des années soixante, dans un style « divisionniste » et ses lettres passionnées. VITIA A CARLO 1. 14 janvier 1927 A l’instant, cher Carlo, j’ai reçu ton express avec tes traductions. Je te remercie de tout cœur. Mais il ne m’importait pas que tu ne les aies pas faites… Désormais je ne t’enverrai plus mes traductions car je veux que les heures que tu emploies à les traduire, tu les mettes plutôt à m’écrire des lettres qui parlent de nous, et surtout, de notre amour… 2. Même jour … A toi, Carlo mon aimé, je pense tout le temps et je voudrais t’avoir près de moi même pour un jour, même pour une heure ! Cherche à venir ; car c’est un vrai tournent de rester ainsi séparés. Rappelle-toi bien que les heures d’amour fou sont rares dans la vie et nous devons en jouir ! Qui sait si demain nous ne nous aimerons plus et le songe sera passé… Et je ne serai plus « celle qui n’a pas de comparaison »… 3. 19 janvier 1927 Mon Carlo, Si tu savais comme m’a rendue heureuse ta lettre dans laquelle tu me parles d’amour ! Mon cœur battait à la lire, comme cette soirée si aimable quand tu as cherché à écrire des vers sur le Professeur barbu, mais que tu n’y es pas arrivé. … 4. 28 janvier 1927 Mon cher et méchant Carlo, Dix longs jours sans m’écrire ! Finalement, j’ai reçu ta lettre. Je pensais déjà que quelque tête plus brune que la mienne avait ravi ton amour et que quelque femme moins lointaine avait suscité ton admiration ? Et déjà je m’apprêtais à t’oublier. Mais ta dernière lettre m’a remplie de joie, car elle est pleine d’amour. Ne me laisse pas ainsi sans m’écrire, Mon Carlo … CARLO A VITIA 1. 21 novembre 1927 On trouvera ci-après un extrait de la lettre et le poème qui y est inclus. Vitia Peut-être ne nous aimions nous pas encore quand je promis de me souvenir de toi le 23 novembre, jour sacré de ta naissance et de ta jeunesse. Mais à présent le souvenir n’a pas besoin de date ni de terme car il est plein et total, et constamment présent, presque comme une image particulière, il part désormais de moi-même et de ma nature la plus profonde. Chère Vitia, je suis bien certain de t’aimer, et par le fruit, comme tu dis, d’une illusion, ou, s’il te plaît mieux, d’une fantastique exagération d’une manière telle que je ne sais ni minimiser ni exprimer, car pour moi c’est tout nouveau et inusité ; mais qui, au lieu de diminuer par la distance ou par le temps, augmente au contraire et fleurit. Véritablement, comme chez Foscolo, tes grands yeux, et ta bouche rose, et ta belle âme à la fin m’enseignent à pleurer d’amour. Peut-être tu en souriras (et moi j’en suis surpris) et tu penseras avec une supériorité indulgente à ces expressions romantico-adolescentes. … Vraiment avec toi, on est à l’école de grandeur, tant tu es entière et parfaite dans tes passions. Donc tant que tu m’aimeras, tu seras la plus parfaite … « Vitia, la grâce t’a créée, mystérieuse mère des affections et des arts ; la douce grâce qu’on aime, forme humaine de l’adoration. Vitia, l’Amour t’embellit, fantasque Créateur de vie Amour qui m’allume, et me pousse Et m’invite au chant amoureux, Amour que tu ressens et qui te rend Libre et chanceuse : (franchement il accueille et adore, sans bandeaux l’âme amoureuse) Amour sans défense, qui nous envahit Comme le vent les cimes, Sauvage, qu’on ne peut dire dans Ces pâles, ô Vitia, rimes. » 2. 3 février 1932 Poème en français « Que tu es belle ! tu entres dans ma chambre Comme un ange furtif, Ton sourire est si plaintif : Ta larme est une larme d’ambre. Que tu es belle ! et que tu es blanche ! Tu ressembles à une déesse blanche ; à la blanche Jeunesse, à un bourgeon velouté qu’à peine s’épanche Tu es longue et douce comme un beau rosier Que le printemps effleure Et à ton ombre pleure Celui qui a osé t’aimer. » 3. Rome – 4.9.1947 Ma très chère Vitia, Je ne sais plus rien de toi. Pourquoi ne m’as-tu pas répondu et ne m’écris-tu pas ? Tu crois peut-être que je t’ai oubliée ? T’avoir retrouvée a été une chose émouvante et merveilleuse et j’espère te revoir à nouveau, et vite. Comment vas-tu ? Comment as-tu passé l’été ? Que se passe-t-il à New York ? As-tu trouvé du travail ? Te rappelles-tu de moi ?… ANNAMARIA ICHINO A CARLO LEVI 28 LETTRES 1945 - 1969 Annamaria Ichino qui logea Carlo Levi, avec d’autres intellectuels antifascistes dans sa pension de famille durant l’occupation nazie de Florence, en les soustrayant de fait à la mort, donna des preuves de simples et grands courage et générosité, en s’exposant personnellement au risque de sa vie. Elle eut une intense et malheureusement brève histoire d’amour avec Carlo Levi, qui écrivit dans sa maison le « Cristo si è fermato a Eboli », commencé en décembre 1943 et terminé en juillet 1944 : un moment bref et d’intense ferveur : feuille après feuille elle frappait à la machine, ce que Levi venait d’écrire, comme pour exorciser le cauchemar de la capture et de la mort (quand chaque jour pouvait être le dernier) avec le souvenir d’un temps mythique et d’une expérience fondamentale et inoubliable de vie qui fut celle de la Basilicate. Sa reconnaissance envers Annamaria est attestée par la dédicace qui apparaît à la première page du livre de la 1ière édition du Cristo, sorti en 1945, que Carlo lui avait envoyé et qu’Annamaria lui rendit avec une réponse lapidaire. 1. Gavinana : 5.7.1945 Très cher Carlo, Je me convaincs toujours plus d’être une créature primitive, en fait dans ce calme absolu externe, j’ai trouvé ma paix intérieure. J’ai été, ces jours-ci, absolument sereine, en paix avec moi et avec le monde, et j’ai pu sans une ombre de sentiments négatifs, regarder la beauté de la terre. … Pour ce qui nous regarde, je te demande moi-même d’oublier. Je t’aimerai toujours, quoi qu’il arrive et à n’importe quel moment s’il te revenait d’éprouver le besoin de moi, tu me (re)trouveras. Je t’attendrai et je ne pourrai faire autre chose que cela car je sens, sans aucun doute, que la chose la plus belle que me garde la vie, est de vivre pour toi, même si c’est seulement dans le souvenir. 2. Gavinana : 9.8.1945 Très cher Carlo, J’ai reçu ta lettre en réponse aux miennes et un grand gel m’est descendu dans le cœur. Je te prie vivement si tu ne ressens pas (la possibilité) de pouvoir me dire un mot d’amour de ne plus m’écrire. … Et les petits billets pressés et concis que tu m’as envoyés sont un chef d’œuvre de froide indifférence. Cela m’offense… 3. Florence : 19.10.1945 Très cher Carlo, … Je ne crois pas à ton âpreté et à ton indifférence ! Je t’aime et je sais que tu m’aimes toi aussi… J’attends ta lettre. Je rappelle notre accord ! Ou tu arrives à Florence ou moi à Rome. Ça va ? Je t’embrasse. Ta Annamaria 4. Livourne : 26.9.1969 Très cher Carlo, J’ai attendu jusqu’à aujourd’hui ta lettre de proposition pour les tableaux… Je ne te cache pas que tes tableaux sont mon unique espoir de survie. Mais peut-être bien que les médicaments m’arriveront quand le malade sera déjà mort. Si cela te convient mieux… on pourrait étudier les possibilités (au lieu d’une somme globale) d’une rente jusqu’à ma mort. Dans ce cas, il faudrait aussi inclure le portrait de Paolo… Dédicace de Carlo Levi à Annamaria Ichino Chère Annamaria, Ce livre est né sous tes yeux ; tu l’as suivi page par page. Ce fut toi qui l’as fait naître, avec amour. Ce livre reste, et restera toujours, fidèle et éternel témoin de ce temps si dramatique et en même temps si heureux. Carlo ET RESTERA TOUJOURS TON ETERNELLE MALEDICTION ! III Autographes de Carlo Levi Années 30 – 60 Texte manuscrit de la première période d’emprisonnement dans la prison de Turin (mars-avril 1934) Feuille inédite sur un carton, couvert d’une écriture minuscule et difficile à déchiffrer, envahi de poésies et de pensées entassées dans l’espace restreint dont Levi pouvait disposer, en utilisant une feuille d’expertise – comme on peut le comprendre du court morceau de trois lignes qui fait allusion à une matière juridique (« cause de séparation conjugale ») écrit par un rédacteur inconnu. De l’analyse approfondie, il ressort que ces poésies ont été recopiées d’un brouillon non retrouvé. L’horrible prison ? Dans cette tranche de melon Il y a un peu d’ombre et un peu de soleil. Du haut de son balcon La bonne en tenue me regarde Elle dit d’une voix sarde Des paroles tutélaires : Elle ne peut pas, si elle s’attarde Elle sera en punition Je regarde l’herbe, les murs de ciment Et le ciel au-dessus des grilles Je ne m’arrête pas un seul moment De marcher de long en large Ce mouvement égal Peu à peu m’endort Est-ce cela l’ « horrible prison » ? Précis comme Kant. 20.3.34 Ce petit poème , situé au milieu de la page, donnera le titre E questo « il carcer tetro ? » à l’édition des lettres de prison de Carlo Levi publié par « Il Melangolo » en 1991 à Gênes. Manuscrit du Cristo si è fermato a Eboli. Photocopie du manuscrit du Cristo si è fermato a Eboli, donné par Carlo Levi à Annamaria Ichino, en signe de gratitude pour tout ce qu’elle avait fait pour lui. L’original fut par la suite vendu, dans une période de grande difficulté de son amie au Centre de recherche des autographes d’écrivains contemporains (HRHRC) de l’Université du Texas (Austin) où il est actuellement conservé et étudié par des chercheurs de toutes les parties du monde. En mai 1974, Carlo Levi put rentrer en possession de son texte, quoique en photocopie, grâce à la gentillesse d’un correspondant du Centre d’Austin. Il fait à présent partie du Fonds Carlo Levi, dans les Archives centrales de l’Etat qui a organisé systématiquement l’entier corpus des papiers lévians de la Fondazione Carlo Levi, par les soins de Margherita Martelli et Luisa Montevecchi. Du manuscrit, nous avons choisi les pages 146-155 relatant le grand excursus lévian sur l’histoire du Mezzogiorno entre rapines féodales, guerres, dominations et brigandage. Dans l’édition italienne Einaudi, ce sont les pages 118-125. Dans l’édition française, Folio – Gallimard, traduction de Jeanne Modigliani, ce sont les pages 151-161. Le « Culturame » de Mario Scelba, Ministre de l’intérieur. Lettre au directeur de Paese Sera ( ?) contre la liberté d’expresssion à propos de l’art (années 50). Nous n’avons pas retrouvé de traces de Mastro Titta, nom de plume de son ami journaliste napolitain. « Cher Directeur, Vous me demandez d’exprimer ma pensée sur les phrases prononcées à Venise, dans son discours, par le Ministre de l’Intérieur, dans lequel il a utilisé le mot « culturame ». Je vous dirai avant tout que je ne crois pas qu’il faille donner trop d’importance à cet épisode, en distrayant l’attention d’autres problèmes plus sérieux. L’opinion d’un ministre, si puissant qu’il puisse être, et compétent dans les affaires de son office, sur des choses qui lui sont tout à fait étrangères, ne peut en fait avoir d’autre intérêt que psychologique, indicatif d’un tempérament, d’une idiosyncrasie ou de qui sait quel complexe. Peut-être d’autres pourraient s’intéresser à faire, sur ces éléments, une analyse. Quant à moi, je me contente d’une phrase facétieuse , dite, à ce propos, par un de mes amis, qui, un temps, avait l’usage de signer ses articles « Mastro Titta » et qui, malgré les événements et les changements, démontre qu’il n’a rien perdu de son esprit aigu, brillant et gentil d’humaniste méridional. Mastro Titta dit donc que la phrase du Ministre exprime une vision du monde, et en particulier du monde de la culture, assez semblable à celle d’un marchand de tabac. Ainsi dit Mastro Titta, et il ajoute en souriant que même les marchands de tabac ont le droit d’exprimer leur avis, car ils connaissent leur Weltanschauung. Mais que peut-être il vaudrait mieux que les Ministres et les hommes de culture, amis ou ennemis des Ministres, cherchassent à voir les choses d’un point de vue moins monopolistique. Déclaration sur la liberté de conscience en commentaire d’un article d’Alda Vitta (Turin) – sans date. De la galerie d’Etat de Moscou : Deux feuillets en français complètement illisibles, à part des fragments, en raison de la mauvaise reproduction en photocopie, sur lesquels au marqueur noir ont été superposés quelques croquis grotesques qui ébauchent la silhouette d’un u féminin, quelques traits de visages, différentes formes d’animaux. Singulier mélange d’images, de pensées et d’émotions fluctuantes. (Datable aux alentours des années 50 après le premier voyage de Levi en URSS). Poésie datée du 8 août 1957. Brouillon, manuscrit, dactylographie datée. Le vert de la fronde se taille dans le velours De la nuit, ainsi, sans couleur, Comme un nouveau bourgeon. Oh, si renaît Jeune et verdoyant mon nouvel amour, Tout ce que j’ai eu et que j’ai perdu Sortira de la nuit comme une fleur. Lettre de Carlo Levi à Gaetano Baldacci. Texte de 8 feuillets manuscrits, sans date, mais à situer après juillet 1960. Lettre à la rédaction rapide, aux caractères au déchiffrement difficile, et parfois incertaine dans sa forme, à cause de l’évidente tension politico-civique qui l’a suscitée, et restée probablement dans le tiroir, sans autre révision du texte, on n’en a pas retrouvé la copie dactylographiée, et pour cela [elle n’est] pas parvenue à son destinataire. L’intérêt de la longue lettre de Levi est dans sa prise de distance par rapport aux positions modérées, prises, après 60, par le directeur d’ABC, Gaetano Baldacci. Levi avait collaboré jusqu’alors avec des articles incendiaires qui concoururent à secouer l’opinion publique, et à faire tomber le gouvernement Tambroni après les faits de Gênes, et les affrontements entre manifestants et police, sur tant de places du Pays, qui furent baignées du sang des jeunes chômeurs et des étudiants insurgés contre la répression violente du gouvernement. Ces journées épiques et tragiques avaient quand même provoqué un sursaut salutaire dans tout le pays. Levi revécut idéalement les jours de la Résistance, retrouva le goût et le plaisir de la grande politique. Dans cette lettre, il explique à Baldacci les raisons pour lesquelles il n’entend plus collaborer à ABC. Ce sont des pages d’une forte teneur civique, d’ouverture à la grande politique, qui méritent d’être relues. Très cher Gaetano, Excuse-moi si je ne t’ai pas écrit plus tôt, aussi parce que je savais que tu étais en Amérique, et j’attendais ton retour. Et puis, je suis paresseux avec les lettres, et je pensais (et je pense) qu’il était mieux de se voir et de discuter et se conseiller réciproquement, et modifier, peutêtre, par notre colloque, nos points de départ respectifs : j’aurais, sinon, dû t’écrire un demilivre ! … Vouloir faire un journal pour un public de ménagères anglaises, qui sont des millions en Angleterre, mais qui n’existent pas [en Italie], est une erreur : même si, comme tu me dis, les lecteurs ont augmenté (mais les chiffres ne correspondent pas : en septembre 1960 tu parlais de 150.000 vendus, et à force d’augmenter nous aurions atteint les 80.000) ce ne sont plus ceux à qui il vaut la peine de parler, les jeunes vivants et confiants dans notre parole. … Je ne sais s’ils sont Valaques (L’Espresso, 3 juin 1962). Un écrit sur les néoavangardes, à propos du Prix Formentor ( où il faisait partie du jury). Ecriture complexe qui présente différentes phases : 1. 2. 3. 4. 5. « scaletta » sur un fameux thème mozartien de Cosi fan Tutte élaboration des premiers noyaux conceptuels écriture manuscrite partielle du texte écriture définitive texte imprimé. Traduction de la fin de l’article où Carlo Levi fait allusion aux choses réellement importantes qui se passaient en Espagne au moment où les jurés du Prix Formentor discutaient du roman abstrait, autant dire une réunion byzantine au large de l’Espagne franquiste. « Formentor enfin quitté, nous partîmes pour Barcelone. Les éditeurs réussirent à transformer leur congrès en une affirmation contre la censure et contre Franco. L’état d’urgence était proclamé dans les provinces du Nord. Arrivaient de Madrid les écrivains et les poètes qui seront ensuite mis en prison. Les mineurs des Asturies étaient en grève. » Ebauche du dos de la couverture de Tutto il miele è finito (1967). Trois manuscrits inédits sur Brecht (s.d.), sur Gadda (1963), sur Erhenbourg (1967). 1. Une poésie de Berthold Brecht Berthold Brecht est le plus grand écrivain et poète allemand de notre temps : une analyse de sa poésie réclame un plus grand espace et une plus profonde méditation que ce qui est consenti à une entrevue téléphonique improvisée. Et puis, dans le grand cadre de son œuvre et de son attitude face aux choses, pourquoi parler de cette poésie que vous avez choisie ? On peut dire qu’il serait certainement superficiel et faux de rechercher en elle, ou la description, ou la satire de ce que, par son élaboration historique on appelle habituellement la morale jésuitique, ni la simple affirmation machiavélique de l’autonomie de la politique par rapport à la morale. Il y a au contraire, dans ce bref poème de Brecht ( qui ne fut jamais un conformiste) l’affirmation que contre le nazisme, l’esclavage et l’aliénation, la négation de l’homme, le sacrifice de toute chose, même de la tranquille sécurité des valeurs individuelles, et en même temps la foi héroïque dans la créativité de l’effort commun sont nécessaires. 2. Le monde comme douleur chez Gadda 3. En souvenir d’Ilya Ehrenbourg Un témoin. Un grand témoin et un participant, d’un monde dramatique de douleurs, de découvertes, de métamorphoses, de créations, d’angoisses et de gloire, qu’ est notre siècle dans ses lieux les plus tragiques et les plus créatifs. Cette condition de témoin participant est peut-être la plus vraie forme poétique du courage d’exister. Ainsi, avec ce courage, Ilya Ehrenbourg est passé au travers de guerres et de révolutions, et les a vues et contemplées, et en a enregistré, du dedans, les faces diverses, les heures solennelles et quotidiennes, les grandeurs et les misères, en conservant intacte, sous une très ancienne ironie supérieure, sa foi dans les valeurs de l’homme, et sa capacité révolutionnaire. Et sa foi dans les valeurs de l’art, et dans son expression de la liberté, contre tous les formalismes, les faux idéologismes, la sclérose bureaucratique. Il a réussi à conserver cette certitude, et à œuvrer pour elle, même dans les conditions les plus difficiles, même dans les moments d’atroce solitude. Sa chaleur vitale et sa confiance nous ont donné le dégel, ce terme sous lequel s’identifie désormais, pour le monde, sa figure. Je l’ai regardée longuement sa figure d’homme, avec l’attention de celui qui peint, quand, en 1960, je lui ai fait trois portraits ( et lui, il aimait à répéter que je peignais avec la patte du chat). Ce visage (que j’avais connu la première fois, sans doute, à Paris vers 1930 ; et puis, après la guerre rencontré tant de fois, à Moscou, à Rome, dans les différentes capitales d’Europe, jusqu’à la dernière fois, il y a deux mois) unissait les signes familiers d’une race antique, sa mélancolie et son amertume séculaires, sa conscience en dehors du temps, et une présence vivante et scintillante, mordante et affectueuse, actuelle d’une expérience sans cesse renouvelée, où se retrouvaient ensemble la culture nouvelle et la vie. Ainsi, son œuvre pouvait être (des romans, des discours, des souvenirs) tout entière une biographie objective. Ainsi pouvait-il, malgré toutes les tempêtes, voir les choses, et témoigner avec vérité. Je pense à Liouba, qui est seule dans sa maison de Gorki ; et je pleure en lui un homme et un ami. A présent dans Carlo Levi : « Avant et après les mots » (édition de G. De Donato et R. Galvano) Donzelli (2002). Première esquisse et texte manuscrit avec des corrections, d’une déclaration de condamnation du régime policier de Franco (autour de 1960). Poésie manuscrit, inédite, sur l’émigration (12 août 1964) Ils nous disent heureux Ils sont nos ennemis Ils nous ont donné la Réforme Par laquelle tu dors seul, Ils nous ont donné la carrière Mais personne ne creuse Ils nous ont donné la terre Mais il y a toujours la guerre Et ils nous donné l’Ente Mais il ne nous reste rien Ils nous disent heureux Ils sont nos ennemis Tous sont partis Nos frères nos maris Et comme pour un vœu Notre lit est vide Milan, Broccolino L’Allemagne, Turin Personne ne revient plus Ils nous disent heureux Ils sont nos ennemis Dors mon enfant, fils Sans père et je conseille Que quand tu grandiras Toi aussi tu t’en iras Dans cette terre étrangère Froide, dure et lointaine. Ils nous disent heureux Ils sont nos ennemis Ici restent les pesantes Femmes des émigrants Ce sera pour moi, vieillie La maison désolée Et rien d’autre à l’intérieur Que ce voile noir Ils nous disent heureux Ils sont nos ennemis IV Correspondance avec certains amis Note En préambule, il faut préciser que les documents sélectionnés sont seulement indicatifs du rayon des relations épistolaires que Levi eut avec ses amis auxquels il était lié par de multiples liens d’intérêt artistico-littéraire et politique. Il nous manque toutefois une grande part des lettres de Levi : un travail de reconstruction plein de difficultés et à l’issue improbable, et qui de fait est de longue haleine. Il est encore plus ardu de retrouver les lettres de tous ses correspondants. Les cartes postales d’Antonello Gerbi (Années 20-30) Dans l’archive des papiers de Carlo Levi, sont conservées en bel ordre les 9 lettres et les 39 cartes postales d’Antonello Gerbi, son correspondant (Milan-Turin ; Turin-Milan) pendant une quinzaine d’années (1920 – 1935), qui constitueraient un dossier digne d’être publié si les lettres de son ami-cousin germain Carlo Levi étaient retrouvées. Ce serait parmi les correspondances de sa prime jeunesse, un exemple assez unique, par son caractère sérieux et léger tout à la fois : tels sont l’humeur, l’esprit de finesse, la lumière intellectuelle qui transparaissent en lisant ces lignes de la fine écriture précise et nette d’Antonello. Ce qui rend plus grand le regret de la disparition des lettres de Carlo, que nous pouvons seulement imaginer. Deux lettres d’Edoardo Persico (années 20 – 30) Ex- ouvrier napolitain, devenu un intellectuel remarquable, et un grand inspirateur d’idées et d’énergies intellectuelles. Dans la Turin de Gobetti, de Venturi et donc dans les années 20 – 30 (quand il connut Levi) et peut-être que ce fut lui qui encouragea la formation du Groupe des Six et non, Venturi. Carlo devint son ami et commença ainsi une association fondée sur leurs intérêts communs qui s’étendaient du cinéma d’avant-garde, à l’architecture et à la peinture. Ce fut Persico qui poussera Levi à s’occuper aussi de cinéma et d’architecture. Ces deux lettres (du début des années 30) le démontrent. Trois lettres de Daniel Sinnreich (1948 – 1960) Levi connut Daniel Sinnreich, un réfugié politique roumain dans les années sombres de la dictature. Ce dernier réfugié à Turin fut accueilli généreusement chez Levi et ils eurent un facile et fraternel échange d’idées et de sentiments. Levi a fait son portrait sur un tableau du début des années 30, dans une phase fort active et fort créative de sa peinture. Il se remémore ainsi Sinnreich des années plus tard dans un de ses écrits : « Bon, pauvre, malade. Timide, invisible, un ange. Communiste clandestin. Arrêté et jugé devant un Tribunal spécial. Puis retourné en Roumanie. » Ces trois lettres d’années bien postérieures donnent rétrospectivement une idée de l’humanité du personnage de Sinnreich. Correspondance Max Ascoli – Carlo Levi (1946 – 1952) L’échange de lettres en Max Ascoli ( installé aux Etats-Unis, directeur de la revue « The Reporter ») et Carlo Levi se réfère aux rapports de collaboration entre deux intellectuels unis par de forts liens politiques et culturels, tous deux juifs, tous deux persécutés, tous deux n’eurent après le fascisme de cesse de se rapprocher en une collaboration plus intense. On notera la proposition d’Ascoli à Levi de faire une analyse du postfascisme en Italie durant les années 50. Un travail que Levi mena avec une grande vigueur et qu’il réalisa sous forme d’un essai fourni et original pour « The Reporter ». A cette occasion, l’essai de Levi eut pour effet de produire une très intéressante discussion épistolaire sur le néo-fascisme italien. Les lettres présentées ici furent échangées à l’occasion de la traduction des œuvres de Carlo Levi aux Etats-Unis. 1. de Max Ascoli à Carlo Levi – New York 23/8/1946. Très cher Carlo, Je suis furieux contre toi. D’abord tu n’écris pas, ce qui ne me donne aucun avantage de ton amitié. En échange, on me casse les couilles. C’est-à-dire que ton éditeur, le pauvre, vient régulièrement pleurer en mon sein, en me disant que toi, ou ce pingre d’Einaudi, n’avez pas confiance en lui. Et puis ta maîtresse ou ton amoureuse Mrs. Blow vient, elle aussi, chez moi et me consulte sur la façon d’interpréter les silences de l’oracle, que tu serais. Elle-même n’ose pas violer ce silence, et elle ne t’écrit pas, peut-être ne t’a-t-elle jamais écrit… … Et si votre Seigneurie elle-même m’écrit, ce sera une chose bienvenue. Adieu, vieil animal. Un affectueux salut A toi Max Ascoli 2. de Carlo Levi à Max Ascoli (s.d.) Lettre écrite par Carlo Levi vraisemblement à la fin des années 40, en concordance avec son exposition aux Etats-Unis et dans la foulée du succès du Cristo. Elle traite de problèmes éditoriaux, en particulier concernant la traduction américaine de l’Orologio. Très cher Max, Ces derniers jours me sont parvenus les deux tiers de la traduction de l’Orologio ; et j’ai commencé à la regarder, en me faisant aider d’amis anglais et américains et surtout par Marion Rosselli, la fille de Carlo, que tu connais bien et qui me semble-il sait et bien l’anglais. A présent, je suis littéralement des plus désespéré car ma première impression (confirmée par le jugement des autres) est très désastreuse et je crains vraiment que cette traduction soit inutilisable. … 3. de Carlo Levi à Max Ascoli – Rome 7/7/1952 Cette lettre est véritablement très importante pour comprendre la position de Carlo Levi face au fascisme et face à sa résurgence. On songe à Brecht : « Vous, apprenez à voir, au lieu de regarder. Bêtement. Agissez au lieu de bavarder. Voilà ce qui a failli dominer le monde. Les peuples ont fini par en avoir raison. Mais nul ne doit chanter victoire hors de saison. Le ventre est encore fécond d’où a surgi la chose immonde ». Cette lettre comme l’épilogue d’Arturo Ui est un véritable cri d’alarme face au destin de l’Italie (entre autres). Avec le temps, il se révèle combien la prescience de Carlo Levi était nette. Ils sont en effet de retour – en rampant, mais ils y sont et ne s’en cachent plus. Ils crient même victoire sur toutes les télévisions, dans presque tous les journaux – pas étonnant, ils en sont les propriétaires. Tout s’est joué au temps de L’Orologio, quand on n’a pas extirpé la plante vénéneuse et qu’on l’a laissé prospérer tranquillement. Très cher Max, … Quant à mon article sur le néofascisme me voici prêt à te l’écrire… Naturellement je voudrais pas faire de l’idéologisme, qui est inutile et n’explique rien. L’article naturellement peut être écrit de diverses manières selon qu’on s’arrête sur l’histoire du néofascisme de 1945 à nos jours, sur les prédictions pour le futur, sur l’attitude des divers partis à son égard, sur ses reflets internationaux et particulièrement vaticans, sur sa composition sociale ou sur sa psychologie. Tout compte fait je crois le mieux de tout serait une série d’observations particulière, un choix de choses vues par moi de l’ensemble desquelles on pourrait tirer toutes les conclusions nécessaires. Je pourrais commencer en décrivant le grand meeting fasciste sur la Piazza del Popolo à Rome au début de la campagne électorale : environ cent mille personnes qui faisaient le salut romain, etc. Le même jour, une de mes amies qui cherchait une chambre meublée se retrouva à parler avec la propriétaire de la maison, femme d’un amiral fasciste. Une conversation merveilleuse avec cette vieille dame heureuse car aujourd’hui, disait-elle, pour la première fois, après tant d’années, « j’ai entendu crier : Duce ! Duce ! dans les rues »…Dans le courant de ce dialogue que j’écrirais ressortiront toutes les nostalgies, les ambitions, les inguérissables espoirs, et l’Impero et le Mare Nostrum, et les possibilités de gagner du régime, etc., tout la psychologie de musée Grévin des fascistes actuels … Correspondance Italo Calvino – Carlo Levi (1954 – 1963) La courte correspondance retrouvée parmi les archives Carlo Levi concerne des questions qui ont à voir avec la littérature, ou certaines impressions de voyage, et en particulier sur le travail éditorial de Calvino éditeur pour Einaudi des certaines œuvres de Carlo Levi, ou d’écrivains méridionaux (Scotellaro, Riviello) parmi d’autres qui n’ont pas été accueillis, comme on le comprend dans les jugements calvinians et les évaluations implicites de Levi. Intéressants surtout dans certaines lettres les observations des deux sur Tristram Shandy de Sterne. A signaler également le projet levian d’un livre sur Rome, au titre provisoire de Rome et le temps proposé par lui. Comme on le sait, le livre resta alors au stade de projet ? Les éditeurs Giulio Ferroni et Gigliola De Donato ont pensé depuis à rassembler en un volume chez Donzelli (2002) les nombreux articles de Levi consacrés à Rome. Calvino à Levi Turin 3.8.1954 Cher Carlo, Depuis une vingtaine de jours, je dois t’écrire et je ne trouve jamais le temps. Je le fais maintenant. J’ai lu L’Uva puttanella. Ce me semble un très beau livre. Surtout la partie de la prison et en général les morceaux où prévaut le récit raisonné, où connaissance poétique et attitude interprétative se conjuguent. Dans ces pages, Rocco donne véritablement quelque chose que nul autre n’a donné. Les parties de souvenir lyrique au contraire sont moins neuves quoique toujours d’un excellent niveau. … Calvino à Levi Turin 7.3.1958 Cher Carlo, Ta préface au Shandy est très belle. L’invention du Moi et la fuite du Temps et de la Mort sont des clés qui donnent ensemble la raison historique du livre et de son actualité. En somme ton interprétation me plaît… De Levi à Calvino Rome 10.03.1958 Très cher Calvino, Je te renvoie les épreuves corrigées. Je ne sais pourquoi avaient été supprimés les mots « il dottor Boswell », que j’ai trouvé supprimés aussi dans mon texte, avec une encre différente de la mienne. Ils doivent être remis : le sens me paraît clair. J’imagine, au contraire, sans consulter les dictionnaires, que vous avez raison de mettre au masculin le mot « hobby » et à le mettre au pluriel, à l’encontre de ma mauvaise habitude. … De Calvino à Levi 8.10.1958 Je pense que tu as accosté de ta circumnavigation pan-sub-cis-alpine et que tu es revenu à Rome. Giulio [Einaudi], à peine arrivé, s’est intéressé immédiatement à ton travail et tandis qu’il fait des vœux des plus fervents pour ton livre lancé récemment, il pense sérieusement à la possibilité de sortir avant Noël Rome et le temps ( titre provisoire mais qui nous convainc déjà de la réalité du livre et de ses raisons d’intérêt universel). Il faudrait donc que tu mettes en ordre tes articles-chapitres et que tu nous les envoie… Calvino à Levi New York 8.04.1960 Cher Carlo, Je suis heureux de l’annonce de ton arrivée, qu’on m’envoie de Turin. Je suis impatient de te voir. Si tu arrives le 1er mai à New York, voici mon adresse ci-dessus et mon numéro de téléphone. Je serai ici seulement la première semaine de mai, puis je partirai pour l’Europe. Vas-tu à Détroit ? C’est une ville vraiment horrible, c’est une des villes-clés pour comprendre toute l’Amérique. Il y a aussi là de tes parents, des Shapiro, parents également des Gerbi). Mais tu dois rester plus de quinze jours, pour faire un voyage. Moi, j’ai voyagé pendant deux mois Middle West… L’annonce de ton arrivée, qui commence à se répandre, suscite une sensation qui a comme seul précédent celle de la venue de Kroutchev. Calvino à Levi Turin 8.12.1963 Il y a si longtemps que je devais venir à Rome et au contraire je n’y viens pas. Du coup, je n’ai pu te parler, entre autres, du manuscrit Viggiani-Riviello que tu m’avais confié. Je l’ai lu. Et je dois dire que mon jugement ne peut que confirmer tes perplexités. … Lettres de Rocco Scotellaro à Carlo Levi (1950) Rocco à Carlo - Matera 8.3.1950 Très cher Carlo, Merci pour ta belle lettre, merci pour tout. Nous sommes en train de lire le Cristo et beaucoup me demandent le prix du livre pour en avoir un exemplaire pour soi. Il est toujours plus étrange de noter l’intérêt qu’il suscite dans certains milieux. Vraiment il n’est pas encore assez lu. Les commentaires sont très favorables pour les pages consacrées aux paysans. … Deux messages de Danilo Dolci à Carlo Levi (1955 - 1956) Dolci à Levi - Partinico 5.12.1955 Très cher Carlo, Merci profondément, pour l’aide et l’aliment que tu me donnes directement ou indirectement … Danilo Dolci à Levi - Partinico 5.3.1956 Très cher, Samedi, nous nous sommes cherchés et ne nous sommes pas trouvés. … Personne n’a été capable de rassembler des points de vue significatifs à propos de ce que tu as dit : demandons-nous trop en te priant de les écrire et des envoyer ? D’ici une quinzaine de jours, au plus, nous devrions être capables de t’apporter tous les documents ; le matériel déjà organisé pour ton livre. Peut-être même d’ici dix jours. Danilo. Dolci à Levi - Partinico 19.6.1956 Très cher, Nous avons commencé depuis trois semaines à peine notre étude de la zone des « feudis » (Corleone, Villalba, et à présent on touche Caccamo et Petralia) : hier à une de nous, Claudine Ruffy, suisse, assistante sociale de niveau technique et morale exceptionnel, la Questure de Partinico a retiré son permis de séjour régulier en refusant toute explication ; lui enjoignant de quitter l’Italie dans les huit jours et en lui faisant signer le texte de cette injonction sans lui en laisser copie. Naturellement nous n’avons pas l’intention de nous plier à cet abus : 1°. Par principe 2°. Car Claudine Ruffy a décidé très sérieusement que, avec ses pieds, elle ne partirait pas : après ce qu’elle a pu apprendre, elle n’a pas l’intention de se soumettre à la mafia. … La demoiselle Ruffy a immédiatement avisé le chancelier suisse, dont elle est amie, et sa légation à Rome. Avant de lancer à travers la presse, le Parlement ; avant d’organiser ici une protestation, que nous ferions sûrement en grand, nous te prions de faire immédiatement une intervention auprès du Ministre de l’Intérieur et du Ministre des affaires étrangères, pour qu’ils révoquent l’acte illégal. Nous envoyons également cette lettre à quelques amis proches. Si pour jeudi nous n’avons pas de nouvelles positives, nous passerons à l’action publique. Danilo. Lettres de Carlo Levi à Michele Pantaleone (1969) Levi à Michele - Rome 11.10.1969 Cher Michele, En ce moment où la lutte contre la mafia nécessite une sérieuse contribution de tous, certains amis qui ont vécu et connaissent à fond le problème, et moi-même, pensons qu’un échange d’opinion peut-être utile pour examiner ensembles la possibilité et les formes d’une action efficace. Nous nous retrouverons le 18 courant, vendredi, à Rome, chez moi, via di Villa Ruffo 31 ( téléphone 399 899 ) à 16 heures. Ta personne me paraît précieuse et nécessaire à notre discussion : j’espère fermement que tu pourras venir et je te prie de m’en donner confirmation. Carlo Levi. Michele à Levi - Palerme 30.11.1969 Cher Carlo, Hier on m’a remis le prix « Brancati-Zafferana Etnea » pour mon livre « Antimafia occasion manquée ! » Avec une émotion profonde j’ai revécu les difficultés, les sacrifices, les craintes, les préoccupations de 18 années de lutte contre la mafia, de 1944 à 1962, c’est-à-dire jusque quand, en me tenant par la main, tu m’as confié à Einaudi, après avoir obtenu son consentement pour la publication de mon premier livre. Aujourd’hui, devant les miens, j’ai lu à haute voix la préface que tu as écrite pour « Mafia et politique ». D’une seule voix, tous, nous avons conclu que le vrai prix attribué a été de t’avoir connu, d’avoir eu ton estime et ton amitié. Cela, je voulais te le dire, à ce moment de profonde émotion. Reçois mes plus affectueux saluts Michele Pantaleone. Lettre de Carlo Levi à Antonio Mallardi (1962) Cher Antonio Mallardi, Je veux vous remercier pour la collection, vraiment extraordinaire, de dessins d’enfants que vous avez rapporté pour nous d’un Kibboutz d’Israël ; et aussi pour les mots simples et claires avec lesquels vous avez voulu nous présenter ces peintures. Mieux que d’autre vous qui avez vécu longtemps dans cette communauté êtes en position de comprendre et d’interpréter les qualités particulières de ces œuvres… V Autres autographes de Carlo Levi Article : Il y a dans le monde des choses merveilleuses. Il y a dans le monde des choses merveilleuses. Il y a au monde des choses qui paraissent d’autant plus merveilleuses qu’elles sont éloignées de notre expérience habituelle, et par le biais des coïncidences ou des permanences ou des rapprochements aussi évidents que prévisibles, la vérité ! Vendredi dernier j’avais passé l’après-midi immergé dans le livres de Stendhal, occupé à écrire un essaie sur R.N.F. ( RomeNaples-Florence) ; et puis, sorti de chez moi, puis par ses fulgurantes images italiennes, de cette tenue, n’aimée, et pleine de passion et d’énergie sublime et de naturel de sa patrie et de la nôtre, d’hommes vrais et vivants et de Gouverneurs anarchiques, il m’arriva de retrouver sur la place del Popolo (qui ne plaisait pas à Stendhal) tandis que s’y déroulait le dernier meeting : je me trouvai immergé dans son monde d’il y a 150 ans. Déjà, la foule arrive de province sur une quantité d’autobus (152) ; elle avait quelque chose de singulier, de non-actuel, d’étrange : ce n’était pas le peuple vivant, actif, moderne, actif, rempli d’émotions et d’espoirs et d’illusions et d’imaginations qui se rencontre partout et partout bouge et s’exprime; elle m’apparaissait facilement semblable à celle du « bas peuple » de 1817, entièrement privé de « civilisation » et pour lequel était vraie, selon Stendhal l’opinion de Metternich ( « une nation de barbares, si vous voulez »), de sorte que « pour elle le gouvernement de l’opinion ou des deux chambres n’est pas un vrai besoin ». Dans ces faces opaques, il était évident que ce qui se déroulait était plus qu’un débat d’idées, une célébration, un acte idolâtrique sans foi, une cérémonie pratique. Mais le plus extraordinaire et qui me remplis de véritable admiration, c’étaient les mots qui descendaient du podium. « A » parlait, un orateur, qui alternait (sic) les modes d’expression populaires. « A » : Je me rendis compte qu’il dit « gauche du chou » et ainsi de suite, avec une accentuation singulière, aiguë et parfait et même rare ; avec la voix de la finesse romanesque de mon ami Rossellini ; et avec une habilité suprême il trouvait, en dehors du monde, tous les problèmes possibles, avec sa cohérence originale. Cet orateur était Andreotti : c’était évidemment la plus forte personnalité, parmi toutes celles en cause dans son parti. Préface à l’ Uva puttanella de Rocco Scotellaro Ce livre de Carlo Levi est d’une signification particulière non seulement comme témoignage de sa grade amitié avec son jeune ami Rocco Scotellaro mais aussi comme essaie d’un intérêt pointu sur la question du midi et du méridionalisme. Le livre de Rocco Scotellaro, l’Uva puttanella, qui paraît ici est sans aucun doute à mon avis, parmi les oeuvres du jeune écrivain mort à trente ans, la plus importante, la plus profonde et la plus originale… Préface à la Vie et opinions de Tristram Shandy, 1958 C’est une des analyses les plus aiguës de Levi critique littéraire en ce qu’elle est particulièrement correspondante à sa vision du Temps, de la Vie te de la Mort. Tristram Shandy Ecrire, court, à propos de Laurence Sterne et de son œuvre majeure, « T.S. », est certainement une chose passionnante : mais c’est en même temps une des entreprises les plus difficile, non seulement en raison de son amplitude infinie et de le complicité du sujet, et des précédents illustres, mais parce que, comme un voyage dans un pays richissime, exotique te inconnu, il y a plein d’occasions, d’invites, de périls, de rues, de ruelles, et d’impasses pleins d’attractions (au moins pour moi), qui devrai me garder de tous les côtés pour chercher à rester sur la route principale, et il me faudra réduire mon enquête à son noyau essentiel, sans me laisser distraire. Deux chansons « lévianes » Pour conclure cette exposition et faire sourdre le caractère éminemment poétique de l’écriture de Carlo Levi, son traducteur Marco Valdo M.I. s’est essayé à moduler sous forme de chansons – chansons, au sens italien de canzone, comme l’entendaient Pétrarque ou Umberto Saba ou Pier Paolo Pasolini, c’est-à-dire de poèmes destinés (éventuellement) à être chantés et en tous cas, de paroles teintées d’une musicalité intérieure, quelques passages des « romans » de Carlo Levi. Il en présente le résultat ci-après. Le premier texte évoque un événement de la Florence des années 1942-44 et l’autre rappelle le long combat des révolutionnaires européens pour créer une Europe solidaire et fraternelle, qui n’a pas encore vu le jour. Mais on peut toujours, comme Carlo Levi, parier sur l’intelligence des hommes et sur le patient parcours de la taupe. Morto sul selciato – Mort sur le pavé Giocavano alla guerra Simulavano gli spari Dei fucili Dei mitra Al passagio di una pattuglia Scappano i bambini La piazza rimane deserta Sotto il sole Jouaient à la guerre Simulaient les tirs Des fusils Des mitraillettes Passe une patrouille Fuient les enfants Place déserte Sous le soleil Da destra comparve un uomo Vestito di scuro Un altro, da sinistra, Vestito di grigio Vienne incontro Con passo tranquillo. A droite vient un homme Vêtu de noir Un autre, de gauche, Vêtu de gris, Avance D’un pas tranquille Si incrociano Un colpo solo Secco e nitido Nel silenzio L’uomo nero a terra Sangue fuori della bocca L’uomo grigio Cammina Senz’affrettare il passo Tranquillo. Ils se croisent Un seul coup Sec, net Dans le silence Homme noir à terre Sang de la bouche Homme gris Marche Sans presser le pas Tranquille. Dalla bocca usciva Il sangue Sempre più lento Sempre più nero Sul selciato Al sole Una pozza di sangue scuro Era un macellaio Era un delatore Il morto sul selciato De la bouche Le sang Toujours plus lent Toujours plus noir Sortait Sur le pavé Flaque gluante Il était boucher Il est mort délateur Sur le pavé. Histoires d’Europe ou histoire d’amour : les histoires d’Europe sont des histoires d’amour. Marco Valdo M.I . Rainer le sculpteur Rainer raconte Rainer dit J’ai toujours tenu bon Rainer sculptait Un monde plus beau Loin de son pays Loin de son land A Paris Rainer artiste Rainer idéaliste Rainer sculptait révolutionnaire Contre l’Allemagne Qui tournait mal Rainer raconte Rainer dit J’ai toujours tenu bon Rainer sculptait Loin de son pays Loin de son land Un monde plus beau Les histoires de la fin d’une Europe La guerre en Espagne Contre les soldats d’Allemagne Contre les Maures de Franco Contre les Italiens de Benito Avec Durutti contre Franco Défaite Exode et tout au bout Passage à Port Bou Rainer raconte Rainer dit J’ai toujours tenu bon Rainer sculptait Loin de son pays Loin de son land Un monde plus beau Les histoires de la fin d’une Europe Machado le poète Parti mourir Ailleurs Dans les camps de France Au Vernet D’autres camps plus tard, plus loin Les mêmes, mais Auschwitz et Dachau Histoires de fin d’une Europe Rainer raconte Rainer dit J’ai toujours tenu bon Rainer sculptait Loin de son pays Loin de son land Un monde plus beau Les histoires de la fin d’une Europe Le long exil allemand Les combats des partisans Résitance en Grèce, en Slavie du Sud En face toujours les mêmes Allemands, Italiens Amis de Franco La muerte Histoires de la fin de l’Europe d’antan Rainer raconte Rainer dit J’ai toujours tenu bon Rainer sculptait Loin de son pays Loin de son land Un monde plus beau Les histoires de la fin d’une Europe Mina qui se tait Ecoute et sourit Mina fille du Lager Mina fille squelettique Mina qui frissonne encore Et regarde s’en aller le fleuve Rejoindre son pays Mina la Roumaine Ressortie seule de Dachau Mina femme de Rainer Rainer raconte Mina dit J’ai toujours tenu bon Mina Roumaine Loin de son pays Postfazione Gli amici della FILEF mi chiedono un contributo di memorie personali legate a Carlo Levi, del quale mia madre era sorella minore. Ed io lo raccolgo volentieri, questo invito, consapevole del rischio di alimentare così una certa agiografia che vuole Levi grande scrittore e pittore, ma anche personaggio dalla vita eccezionale e esemplare sotto il profilo della coerenza etica, come si può immaginare per un santo o per il leader di un grande movimento politico. Perchè Levi era un uomo tanto lontano dalla figura dell’intellettuale puro, seppure impegnato socialmente dentro o a fianco dei partiti della Sinistra, quanto lontano dalla figura del politico militante. Seduta su un parapetto, ai bordi della strada ripida che porta alla villa di Levi immersa nella campagna ligure, una ragazza era assorta nella lettura di un libro. Era una estate di quaranta anni fa e, come ogni giorno, Levi era sceso a fare il bagno e ora tornava, con passo lento e solenne nella calura del pomeriggio. Mi stava raccontando dello scrittore Piovene e dei tanti, come lui, che, per interna debolezza si erano compromessi con il regime fascista, per poi rifarsi una verginità nell’immediato dopoguerra, a volte entrando nel Partito Comunista Italiano, quando la sua attenzione fu attirata dalla ragazza e dal suo libro. Era Les Fleurs du mal di Charles Baudelaire. “Brava!” commentò Levi, felice di aver potuto allontanarsi dalle nevrosi di Piovene e di Malaparte per incontrare l’amatissimo Baudelaire, del quale aveva illustrato sette poesie con altrettante litografie1. La ragazza stava giusto leggendo Un voyage à Cythère. Levi cominciò a recitare a memoria e ricordo le gote della ragazza bionda imporporarsi per la timidezza. Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux / Et planait librement à l’entour des cordages; / Le navire roulait sous un ciel sans nuages, / Comme un ange enivré d’un soleil radieux. / Quelle est cette île triste et noire ? – C’est Cythère […] In quel momento passò un camion, poi alcune auto, ma Levi, come un angelo inebriato da un sole radioso, incurante del rumore dei motori, continuava (...Le ciel était charmant, la mer était unie... fino alla chiusa finale Dans ton île, ô Vénus ! je n’ai trouvé debout / Qu’un gibet symbolique où pendait mon image... / - Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage / De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût ! Per la verità Carlo non provava alcun disgusto verso il suo cuore e il suo corpo, anzi, si piaceva moltissimo e questo piacersi finiva per contagiare chi gli stava vicino, il quale, a sua volta, cominciava a piacersi, e allora l’atmosfera diventava quella benefica degli uomini che, essendo in pace con sé stessi, sono naturalmente in sintonia con gli altri. Mi viene in mente, a questo proposito, la distinzione che Carlo faceva tra due tipi umani, i diabetici e gli allergici, dopo quella, nota a chi abbia letto il Cristo si è fermato a Eboli e l’Orologio, tra contadini e luigini. Chi vuole saperne di più dovrà procurarsi l’edizione, oramai introvabile, di Quaderno a cancelli, il libro uscito postumo, nel 1979, presso l’editore Einaudi, e scritto in cecità, per un distacco di retina. Di ritorno da Firenze, dove frequentavo la scuola di specializzazione in Allergologia e Immunologia Clinica, passavo a trovarlo a Roma nella clinica dove era ricoverato, nella primavera del 1973, e lui si faceva raccontare delle ultime scoperte sui meccanismi dell’allergia. Mi ascoltava, il viso ornato da una insolita lunga barba grigia e gli occhi coperti da una sorta di binocolo, attentissimo ad ogni dettaglio. Più tardi avrei ritrovato 1 Carlo Levi, Opere grafiche, La tipografica, Matera, 1997. quelle notizie di biologia sotto forma di grande metafora del genere umano e dei tempi presenti. In un mondo, come il nostro, allergico, con le sue ideologie allergiche, le sue sovrastrutture allergiche, la sua economia politica allergica, la sua medicina allergica (Quaderno a cancelli, p. 144) [...] Gli allergici [...] operano sempre (sono sensibili) sempre contro qualcuno, contro l’altro, un altro. Hanno costantemente un nemico, che li tiene svegli. Riconducono gli avvenimenti, i mali, all’opera di un colpevole: sono gli inventori della colpa, del complesso di colpa, degli stati, della vita difensiva di gruppo, dei clan, delle città, delle frontiere, del mistero dell’altrove [...] Sono i fondatori e sostenitori degli eserciti permanenti e costosi, dei controlli, del potere dello Stato e delle Polizie, della incontestabile Autorità paterna, della maglia di lana sulla pelle, del timore delle correnti d’aria [...] Questa è dunque l’allergia che per salvarsi dai mali esterni costringe i corpi e il mondo in una morsa, e crea del tutto o ingigantisce tutti i mali [...] e inventa i provocatori, infiamma ogni contrasto, crea la guerra, e, per difendere l’individuo, la morte individuale e collettiva. Dall’altra i Diabetici, immersi già anzitempo nel Gran Tutto nirvanico, ignari di qualunque nemico, inventori del Cortisone e delle leghe bracciantili, e dell’Evangelo e del Socialismo utopistico e umanitario e anarchico, e delle idee tanto tradite di Egalité e di Fraternité [...]. (Quaderno a cancelli, pp. 143-144). È come se Levi, dopo aver presagito, nei suoi quadri, i campi di sterminio nazisti, avesse previsto anche l’epoca attuale, dominata dai fondamentalismi allergici, dalle guerre tribali, dalle pulizie etniche, e dalle altrettanto allergiche guerre “preventive” del governo americano. La guerra del Vietnam e i primi movimenti studenteschi. Siamo nell’ estate del 1966. Nella villa paterna di Alassio2, Levi, attorniato da sorelle e nipoti e amici e amiche dei nipoti, leggeva ogni sera ad alta voce La vida es sueño di Calderón de la Barca, a mano a mano che una sua amica, Luisa Orioli, gli portava la traduzione da lei effettuata quel giorno. Non è un caso che Levi si appassionasse così tanto a quel testo seicentesco, che parla, tra l’altro, dei rapporti tra i padri e i figli, in particolare della necessità del parricidio, e più in generale della contestazione dell’Autorità. Per di più questi temi, così freudiani e così vicini allo spirito anarchico di Levi, venivano filtrati da una donna affascinante (e Levi era molto sensibile alla bellezza femminile) che avrebbe poi retto con grande energia e passione la Fondazione a lui intitolata. Levi guardava con fraterno interesse al Movimento Studentesco sessantottino, come ad ogni espressione di presa di coscienza collettiva dal basso, anche se trovava bizzarro che la contestazione dei Padri storici dovesse poi sfociare nella ricerca di altri padri, talvolta assai meno degni dei primi, i leader dei gruppi, da Lotta Continua, a Potere Operaio a Servire il Popolo. A questo proposito mi citava la “scorciatoia” del poeta Umberto Saba, uno degli uomini coi quali ha stabilito i legami più profondi: STORIA D’ITALIA. Vi siete mai chiesti perché l’Italia non ha avuto in tutta la sua storia - da Roma ad oggi - una sola vera rivoluzione? La risposta - chiave che apre molte porte - è forse la storia d’Italia in poche righe: Gli italiani non sono parricidi; sono fratricidi. Romolo e Remo, Ferruccio e Maramaldo, Mussolini e i socialisti, Badoglio e Graziani [...] Gli italiani sono l’unico popolo (credo) che abbiano, alla base della loro storia (o della loro leggenda) un fratricidio. Ed è solo col parricidio (uccisione del vecchio) che inizia una rivoluzione. Gli italiani vogliono darsi al padre, ed avere da lui, in cambio, il permesso di uccidere gli altri fratelli. (Umberto Saba, Prose, Mondadori 1964, p. 260) Questa era la storia d’Italia che amava citare Levi. È probabile che sia riuscito a parlarne anche ai giovani barbuti che in quegli anni terrorizzavano i salotti degli intellettuali romani 2 Cittadina della Liguria dove, nel 2003, sarà inaugurata una Pinacoteca Carlo Levi con 22 suoi quadri. “di sinistra” con le loro incursioni vetero-futuriste, e che furono da Levi, senza sforzo alcuno, messi in posa, docili docili, per un ritratto collettivo. Quel quadro di Levi, con quel mettersi in posa narcisistico dei contestatori, fotografa un atteggiamento di supina disponibilità, che per almeno uno dei giovani rivoluzionari dipinti da Levi, Paolo Liguori, costituirà la condizione per una rapida carriera di giornalista schierato con il Potere, dapprima alla corte del segretario del Partito Socialista Italiano, nonché Presidente del Consiglio, Bettino Craxi, poi al seguito di Silvio Berlusconi. Ma Carlo Levi non finiva forse con servire anche lui il “nemico di classe”, la Fiat di Agnelli, scrivendo articoli sulla terza pagina de La Stampa, che di Agnelli era il giornale? Ricordo una animata discussione, sotto il pergolato di glicine della casa di Alassio, tra Levi e noi nipoti ai quali Levi aveva chiesto cosa pensassimo della opportunità di collaborare al giornale torinese. Mi colpì il modo con il quale pose fine a quelle discussioni, che oggi ricordo come appartenenti ad un’epoca preistorica. Levi disse: “sono io che mi servo di loro, non loro di me!”. Ed era sicuramente vero, fino a che il rapporto con il giornale della Fiat non si interruppe bruscamente quando gli articoli sulla Cina risultarono troppo aperti all’esperienza maoista. Ma questa è una supposizione che mi trasmise mia madre. Ricordo lo zio in piedi, nella mia casa di Napoli davanti al televisore, dal quale il presidente del consiglio, Aldo Moro, annunciava il primo governo di centrosinistra. Moro parlava di “convergenze parallele”. Che il Partito Socialista Italiano dovesse “convergere parallelamente” sotto l’ala della Democrazia Cristiana, era fonte di commenti sarcastici da parte di Levi e della sua anima di dirigente del vecchio Partito d’Azione. Il fratello di Levi, Riccardo, ingegnere dell’Olivetti di Ivrea, inventore della “multisumma”, la prima moderna macchina calcolatrice, autore di una interessante autobiografia, intitolata Ricordi politici di un ingegnere (Vangelista ed. 1981), dove racconta, tra le altre cose, della sua esperienza nella Resistenza, era invece favorevole all’ingresso del suo partito, il Partito Socialista Italiano, nel governo e le discussioni con Carlo sul significato di questa evenienza (una svolta o una ennesima operazione di trasformismo “luigino”?) erano animatissime. La lettura dei discorsi parlamentari (1963-1968) ci conferma che Levi conservò per tutta la vita la sua giovanile intransigenza gobettiana, e una concezione alta della politica, alta e chiara anche nel suo linguaggio comunicativo, che non doveva essere un confuso gergo autoreferenziale. Ne parlava, Levi, della necessità di un linguaggio della politica espressione diretta dei bisogni del popolo, durante una conferenza per commemorare Rocco Scotellaro2, nell’anniversario della sua morte, avvenuta nel 1953. Io a quell’epoca sapevo poco di Scotellaro, ma mi colpirono molto le parole di mio zio su quella poesia È fatto giorno che per lui era una sorta di Marsigliese contadina, un testo di poesia e di lotta insieme. Quella commemorazione sarebbe sfociata in una rissa per la presenza in sala di alcuni monarchici e fascisti, senza la calma olimpica di Levi. Nel dicembre 1974, mi chiamò per telefono. “Guido, mi vogliono portare alla Mater Dei”. Intendeva riferirsi alla clinica Mater Dei, ma in un lampo intuii che stava comunicandomi la sua morte. Stava già molto male, parlava a fatica. Mia madre mi disse che mi aveva ripetutamente cercato, per affidarmi la lettura dell’intervento che aveva preparato per l’ultimo Congresso della FILEF che stava per aprirsi a Salerno. 2 Rocco Scotellaro (Tricarico 1923) fu eletto a ventitrè anni sindaco socialista del suo paese. Partecipò con i braccianti alle occupazioni delle terre nel ’49-50. Imprigionato sotto falsa accusa di peculato, da cui fu subito scagionato. Negli ultimi anni lavorò all’Osservatorio di Economia agraria di Portici, dove morì a trenta anni. Le sue opere, postume: Contadini del Sud (Laterza, 1954), È fatto giorno (Mondadori, 1954, L’Uva puttanella (Laterza, 1955), Uno si distrae al bivio (Basilicata ed. 1974). Nessuno si rassegnava alla sua morte. Nella notte del capodanno 1974-1975 Thomas Harlan, un regista tedesco, ed io telefonavamo all’ambasciata sovietica. Sapevo che a Mosca lavorava un grande rianimatore, il professore Negoskj. Nel giro di poche ore un aereo del Governo Sovietico era pronto al decollo. Troppo tardi. Ho rivisto qualche anno dopo mio zio, in un campo di grano, nei pressi di Aliano. Era il set del film del regista Rosi. L’attore Volonté era Carlo Levi. C’era anche Lea Massari, che impersonava la sorella maggiore, Luisa, la neuropsichiatra. “ Hai visto, zia, quanto sei bella ?” esclamai, additando la bellissima Lea Massari. “ Ero più bella io” mi rispose orgogliosa (mentendo, naturalmente). Ce ne andammo subito, perché Rosi non voleva intrusi sul set. GUIDO SACERDOTI PRESIDENTE DELLA FONDAZIONE CARLO LEVI POSTFACE Les amis de la FILEF me demandent une contribution de souvenirs personnels liés à Carlo Levi, dont ma mère était la sœur cadette. Et j’accueille volontiers cette invitation, conscient du risque d’alimenter ainsi une certaine hagiographie qui veut [un]Levi grand écrivain et grand peintre, mais aussi un personnage exceptionnel et exemplaire sous le profil de la cohérence éthique, comme on peut l’imaginer pour un saint ou pour le leader d’un grand mouvement politique. Cependant Levi était un homme aussi éloigné de l’intellectuel pur, bien qu’engagé socialement à l’intérieur et aux côtés des partis de la Gauche, que de la figure du militant politique. Assise sur un parapet, au bord de la rue en pente qui mène à la villa Levi immergée dans la campagne ligure, une jeune fille était absorbée dans la lecture d’un livre. C’était un été d’il y a quarante ans et, comme chaque jour, Levi était descendu se baigner et revenait à ce moment, d’un pas lent et solennel dans la chaleur de l’après-midi. Il me parlait du peintre Piovene et de tant d’autres, comme lui, qui, par faiblesse intérieure, s’étaient compromis avec le régime fasciste, pour se refaire une virginité dans l’immédiate après-guerre, en entrant, à leur tour au Parti Communiste Italien, quand son attention fut attirée par la jeune fille et son livre. C’était Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire. « Très bien ! » commenta Levi content d’avoir pu s’éloigner des névroses de Piovene et de Malaparte pour rencontrer le très aimé Baudelaire, dont il avait illustré sept poésies avec autant de lithographies1. La jeune fille était justement en train de lire Un Voyage à Cythère. Levi commença à réciter de mémoire et je me rappelle les joues de la jeune fille blonde qui s’empourpraient par timidité. Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux / Et planait librement à l'entour des cordages; / Le navire roulait sous un ciel sans nuages; / Comme un ange enivré d'un soleil radieux./ Quelle est cette île triste et noire? — C'est Cythère […] A ce moment passa un camion, puis une auto, mais Levi, comme un ange enivré par un soleil radieux, insouciant des bruits des moteurs, continuait : … Le ciel était charmant, la mer était unie … jusqu’à la conclusion finale : Dans ton île, ô Vénus! je n'ai trouvé debout / Qu'un gibet symbolique où pendait mon image.../ — Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage / De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût! En vérité, Carlo n’éprouvait aucun dégoût envers son cœur et son corps, au contraire, il se plaisait vraiment beaucoup et ce plaisir finissait par contagier celui qui l’approchait, lequel, à son tour, commençait à se plaire, et alors l’atmosphère devenait celle bénéfique des hommes qui, en étant en paix avec eux-mêmes, sont naturellement en syntonie avec les autres. Il me revient à l’esprit, à ce propos, la distinction que Carlo faisait entre deux types humains, les diabétiques et les allergiques, après celle, connue de celui qui a lu le Cristo si è fermato a Eboli et L’Orologio, entre contadins et luigins. Celui qui voudrait en savoir plus devra se procurer l’édition, désormais introuvable, du Quaderno a cancelli, le livre sorti posthumement, en 1979, chez l’éditeur Einaudi, et écrit aveugle, par suite d’un décollement de la rétine. De retour de Florence, où je fréquentais l’école de spécialisation en Allergologie et Immunologie Cliniques, je passais le voir à Rome dans la clinique où il était hospitalisé, au printemps 1973, et lui s’était fait raconter les ultimes découvertes sur les mécanismes de l’allergie. Il m’écoutait, le visage orné d’une insolite longue barbe grise et les yeux couverts d’une sorte de binocle, très attentif à chaque détail. 1 Carlo Levi, Œuvres graphiques, La Tipografica, Matera, 1997. J’avais retrouvé ces notions de biologie sous forme de grande métaphore du genre humain et des temps présents. Dans un monde, comme le nôtre, allergique, avec ses idéologies allergiques, ses superstructures allergiques, son économie politique allergique, sa médecine allergique… Les allergiques […] agissent toujours (ils sont sensibles) toujours contre quelqu'un, contre l'autre, un autre. Ils ont constamment un ennemi, qui les tient éveillés. Ils ramènent les événements, leurs maux, à l'œuvre d'un coupable : ce sont les inventeurs de la faute, du sentiment de culpabilité, du complexe de culpabilité, des états, de la vie défensive du groupe, des clans, des villes, des frontières, du mystère de l'ailleurs […] Ce sont les fondateurs et les supports des armées permanentes et coûteuses, des contrôles, du pouvoir de l'Etat et de la Police, de l'incontestable Autorité paternelle, du tricot de laine sur la peau, de la crainte des courants d'air […] Voilà donc l'allergie qui pour se sauver des maux extérieurs comprime les corps et le monde dans un étau, et crée à partir de rien ou en agrandit tous les maux[…] et invente les provocateurs, enflamme chaque contraste crée la guerre, et, pour défendre l'individu, la mort individuelle et collective. De l'autre, les Diabétiques, immergés prématurément dans le Grand Tout nirvanique, ignorant tout ennemi, inventeurs de la Cortisone et les ligues ouvrières, et de l'Evangile et du Socialisme utopique et humaniste et anarchiste, et de ses idées si souvent trahies d'Egalité et de Fraternité […] (Quaderno a cancelli pp. 143-144) C’est comme si Levi, après avoir pressenti, dans ses tableaux, les camps d’extermination nazis, avait prévu aussi l’époque actuelle, dominée par les allergiques fondamentalistes, des guerres tribales, des épurations ethniques, et des allergiques des guerres « préventives » du gouvernement américain. La guerre du Vietnam et les premiers mouvements étudiants. Nous sommes durant l’été de 1966. Dans la villa paternelle d’Alassio2, Levi, entouré de ses sœurs et de ses neveux et des amis et amies de ses neveux, lisait chaque soir à haute voix La vida es sueño de Calderon della Barca, au fur et à mesure, que son amie, Luisa Ortoli, lui apportait la traduction effectuée par elle pendant la journée. Ce n’est pas un hasard si Levi se passionnait autant pour ce texte du dix-septième, qui parle, entre autres, des rapports entre les pères et les fils, en particulier de la nécessité du parricide, et de façon plus générale, de la contestation de l’Autorité. De plus, ces thèmes si freudiens et si voisins de l’esprit anarchiste de Levi, étaient filtrés par une femme fascinante (et Levi était fort sensible à la beauté féminine) qui ensuite érigerait avec une grande énergie et passion la Fondation qui lui était dédiée. Levi regardait avec un intérêt fraternel le Mouvement Etudiant soixante-huitard, comme toute expression de prise de conscience collective du bas, même s’il trouvait bizarre que la contestation des Pères historiques dut ensuite déboucher sur la recherche d’autres pères, souvent bien moins dignes que les premiers, les leaders des groupes de Lotta Continua, au Potere Operaïo a Servire il Popolo. A ce propos il me citait le raccourci du poète Umberto Saba, un des hommes avec lequel il a établi les liens les plus profonds. HISTOIRE D’ITALIE : Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi l’Italie n’a pas eu dans toute son histoire – de Rome à aujourd’hui – une seule vraie révolution ? La réponse – clé qui ouvre de nombreuses portes – est peut-être l’histoire d’Italie en quelques lignes : Les Italiens ne sont pas des parricides ; ce sont des fratricides. Romulus et Remus, Ferrucio et Maramaldo, Mussolini et les socialistes, Badoglio et Graziani […] Les Italiens sont l’unique peuple (je crois) qui ont, à la base de leur histoire (ou de leur légende) un fratricide. Et c’est seulement avec le parricide (assassinat du vieux) que commence une révolution Les Italiens veulent se donner au père, et avoir de lui, en échange, la permission de tuer leurs autres frères. (Umberto Saba, Prose, Mondadori, 1964, p.260). Telle était l’histoire d’Italie 2 Petite cité de Ligurie où, en 2003, fut inaugurée une Pinacothèque Carlo Levi avec 22 de ses tableaux. que Levi aimait à citer. Il est probable qu’il a réussi à en parler aussi aux jeunes barbus qui dans ces années-là terrorisaient les salons des intellectuels romains « de gauche » avec leurs incursions paleo-futuristes, et qui furent sans aucun effort, mis par Levi en pose, dociles dociles, pour un portrait collectif. Ce tableau de Levi, avec cette pose narcissique de contestataires, photographie un penchant de disponibilité servile, qui au moins pour un des jeunes révolutionnaires peints par Levi, Paolo Liguori, constituera la condition d’une rapide carrière de journaliste rallié au pouvoir, d’abord à la cour du secrétaire du Parti Socialiste Italien, jusqu’au président du conseil, Bettino Craxi, puis par la suite à Berlusconi. Mais Carlo Levi ne finit-il peut-être pas par servir « l’ennemi de classe », la Fiat d’Agnelli, en écrivant des articles sur la troisième page de La Stampa, qui était le journal d’Agnelli ? Je me souviens d’une discussion animée, sous la pergola de glycine de la maison d’Alassio, entre Levi et nous autres, ses neveux auxquels Levi avait demandé ce que nous pensions de l’opportunité de collaborer au journal turinois. La façon avec laquelle il mit fin à ces discussions me frappa, discussions dont je me souviens aujourd’hui comme appartenant à un passé préhistorique. Levi dit : « C’est moi qui me sert d’eux, pas eux de moi ! ». Et c’était sûrement vrai, jusqu’à ce que son rapport avec le journal de la Fiat fut interrompu brusquement quand ses articles sur la Chine se révélèrent trop ouvertement favorables à l’expérience maoïste. Mais c’est là une supposition que m’a transmise ma mère. Je me rappelle de mon oncle debout, dans ma maison de Naples devant le téléviseur, sur lequel le président du conseil, Aldo Moro, annonçait le premier gouvernement de centregauche. Moro parlait de « convergence parallèle ». Que le Parti Socialiste Italien dut « converger parallèlement » sous l’aile de la Démocratie Chrétienne, fut une source de commentaires sarcastiques de Levi et de son tempérament de dirigeant du vieux Parti d’Action. Le frère de Levi, Riccardo, ingénieur de l’Olivetti à Ivrea, inventeur de la « multisumma », la première machine à calculer moderne, auteur d’une intéressante autobiographie, intitulée Souvenirs politiques d’un ingénieur (Vangeliste ed. 1981), où il raconta, entre autres choses, son expérience de la Résistance, était au contraire favorable à l’entrée de son parti, le Parti Socialiste Italien au gouvernement et ses discussions avec Carlo sur la signification de cette éventualité (un tournant ou une énième opération de transformisme luigine ?) étaient très animées. La lecture de ses discours parlementaires (1963-1968) nous confirme que Levi conserva pendant toute sa vie son intransigeance gobettienne juvénile, et une haute conception de la politique, haute et claire aussi même dans son langage communicatif, qui ne devait pas être un jargon confus autoréférent. Levi parlait de la nécessité d’un langage de l’expression politique directe des besoins du peuple, durant une conférence pour commémorer Rocco Scotellaro3, pour l’anniversaire de sa mort qui était survenue en 1953. Moi à cette époque je savais peu de choses de Scotellaro, mais je fus très frappé par les mots de mon oncle sur la poésie È fatto giorno qui était pour lui une sorte de Marseillaise contadine, un texte en même temps de poésie et de lutte. Cette commémoration aurait tourné à la rixe en raison de la présence de monarchistes et de fascistes, sans le calme olympien de Levi. En décembre 1974, il m’appela au téléphone. « Guido, ils veulent me conduire à la Mater Dei ». Il entendait la clinique Mater Dei, mais en un éclair, je compris qu’il était en train de m’annoncer sa mort. Il allait déjà mal, parlait avec effort. Ma mère me dit qu’il m’avait 3 Rocco Scotellaro (Tricarico 1923 – Portici 1953) fut élu à vingt-trois ans maire socialiste de son village. Il participa à l’occupation des terres en 1949-50. Emprisonné sous l’accusation fausse de détournement, dont il fut rapidement disculpé. Dans ses dernières années, il travailla à l’Observatoire d’Economie agraire de Portici, où il mourut à trente ans. Ses œuvres, posthumes : Contadini del Sud (Laterza, 1954), È fatto giorno(Mondadori, 1954), L’Uva puttanella (Laterza, 1955), Uno si distrae al bivio (Basilicata ed. 1974). désespérément cherché pour me confier la lecture de l’intervention qu’il avait préparée pour le dernier congrès de la FILEF qui allait s’ouvrir à Salerne. Personne ne se résignait à sa mort. Dans la nuit du nouvel-an 1974-75, Thomas Harlan, un metteur en scène allemand, et moi nous téléphonâmes à l’Ambassade soviétique. Je savais qu’à Moscou travaillait un grand réanimateur, le professeur Negoski. Dans les quelques heures un avion du gouvernement soviétique était prêt à décoller. Trop tard. J’ai revu quelques années plus tard mon oncle, dans un champ de blé, dans les environs d’Aliano. C’était le tournage du film de Rosi. L’acteur Volonté était Carlo Levi. Il y avait aussi Lea Massari, qui incarnait sa sœur aînée, Luisa, la neuropsychiatre. « As-tu vu, ma tante, comme tu es belle ? » m’exclamai-je, en montrant du doigt la très belle Lea Massari. « Moi, j’étais plus belle » me répondit-elle orgueilleuse (et en mentant, naturellement). Nous nous en allâmes illico, car Rosi ne voulait pas d’intrusion sur le tournage. GUIDO SACERDOTI PRESIDENT DE LA FONDAZIONE CARLO LEVI. La FILEF e Carlo Levi Dalla sua Fondazione, avvenuta nel novembre del 1967, la FILEF (Federazione Italiana dei Lavoratori Emigranti e Famiglie) ha assolto un importante ruolo di aggregazione, di tutela e assistenza, di difesa dei diritti e di promozione dei cittadini italiani emigrati in tutti i paesi del mondo. Con la sua nascita si è determinata una partecipazione cosciente ed attiva di centinaia di migliaia di lavoratori emigrati che, per la prima volta nella storia dell'Italia, hanno rappresentato essi stessi i loro problemi di vita e di lavoro e ne hanno proposto le soluzioni nell'ambito della complessa realtà delle società di accoglimento e dell’Italia. Con la nascita della FILEF avveniva una svolta che interessò il complesso della politica internazionale e degli Stati, compresa la Comunità europea che, allora, era ai suoi primi passi, e alla quale la FILEF presentò in due occasioni, nel 1971 e nel 1973, un "libro bianco" sulla condizione degli emigrati e una proposta di "statuto internazionale dei diritti", poi divenuto il testo fondamentale per norme generali per una politica dell'emigrazione. “Non più cose ma protagonisti”, fu lo slogan coniato da Carlo Levi -primo Presidente della FILEF- per il primo congresso internazionale della federazione, durante il quale furono definiti quei principi di parità di condizioni con i cittadini autoctoni, nei luoghi di lavoro e nella vita sociale, che oggi sostiene, parallelamente, a favore dei cittadini terzomondiali presenti in Italia e in Europa: la parità di condizioni e di opportunità, la partecipazione democratica nelle istituzioni, la lotta contro qualsiasi discriminazione e atteggiamento xenofobo, la lettura dei fenomeni migratori come grande opportunità di relazioni interculturali, di rafforzamento della cooperazione internazionale, di comprensione e di arricchimento delle società di arrivo sia sul piano sociale che economico, continuano a costituire i principi programmatici che informano l’attività della Filef, in collaborazione con le forze sociali e politiche democratiche e progressiste, negli 22 paesi in cui essa è presente con oltre 400 organizzazioni aderenti. Il riconoscimento della natura strutturale dei fenomeni migratori nell’epoca della globalizzazione e la necessità di una integrazione rispettosa dell’identità, hanno -negli anni più recenti- determinato nella FILEF la convinzione che l'emigrazione può costituire una grande risorsa sia per il paese di partenza che il paese di arrivo: per questo nel programma della Federazione è sempre più cruciale l'attività di ricerca e di sperimentazione diretta di interventi pilota in ambito culturale, sociale ed economico, sia per comprendere la sostanza più intima dei cambiamenti e prevenire le necessità e le istanze, così come per orientare le politiche delle istituzioni e tessere nuove reti di legami tra gli emigranti (italiani e non), e i paesi di origine e di arrivo. In questa chiave la FILEF ha moltiplicato i progetti e le attività di informazione e formazione, di orientamento ed assistenza al lavoro dipendente ed autonomo, di recupero del biculturalismo proprio delle diverse generazioni di migranti come fattore di migliore integrazione; ha inaugurato interventi di cooperazione internazionale gestita direttamente o con il coinvolgimento degli emigrati. Attività che, partite dall’Europa, si sono quindi allargate in altri più lontani contesti: il Brasile, l’Argentina, l’Uruguay, l’Australia, il Canada, ove sono presenti decine di milioni di cittadini ed oriundi italiani, o i paesi africani da dove provengono decine di migliaia di immigrati. E assieme a questi interventi FILEF continua il suo lavoro di recupero della memoria storica delle migrazioni e dei migranti gestendo, tra l’altro i due premi biennali di letteratura, memorialistica, studi e ricerca intitolati a Carlo Levi (Salerno) e a Pietro Conti (Perugia), nella convinzione che il più forte antidoto al razzismo e alla xenofobia verso i migranti di oggi sia costituito dalla coscienza che i primi emigrati dell’epoca contemporanea sono stati i milioni di europei, tra cui 30 milioni di italiani, dispersi in ogni angolo del mondo. Molti uomini e donne che hanno militato nelle organizzazioni della FILEF e che hanno faticosamente percorso l’epopea migratoria, si trovano oggi a ricoprire cariche istituzionali importanti in diversi paesi; molti di loro sono stati e sono dirigenti sindacali e politici; anche a partire da questa presenza possiamo sperare in una Europa e in un mondo più giusto e solidale. Ricordare oggi Carlo Levi a cento anni dalla nascita, con questa importante mostra e con le parallele iniziative che i colleghi del Belgio hanno voluto organizzare costituisce per FILEF nazionale motivo di grande soddisfazione: sia perché esse si svolgono in “terra di emigrazione” - e in un paese particolarmente sensibile alla questione dell’integrazione- , sia perché i promotori che la hanno voluta sono i figli di quegli stessi emigrati per cui Carlo Levi si è battuto. In ciò possiamo leggere una ulteriore conferma di quell’ antico ma attualissimo slogan del primo congresso della FILEF. Un saluto ed un ringraziamento particolare va, in questo senso, al Comitato Carlo Levi che si è impegnato assiduamente e con passione alla riuscita di questa iniziativa. Rodolfo Ricci (Coordinatore nazionale della FILEF) La FILEF et Carlo Levi Depuis sa fondation, en novembre 1967, la FILEF (Fédération Italienne des Travailleurs Emigrants et de leurs Familles) a joué un rôle important de rassemblement, de protection et d’assistance, de défense des droits et de promotion des citoyens italiens émigrés dans tous les pays du monde. Par sa naissance elle a suscité une participation consciente et active de centaines de milliers de travailleurs émigrés qui, pour la première fois dans l’histoire de l’Italie, ont présenté euxmêmes leurs problèmes de vie et de travail et en ont proposé les solutions dans le cadre de la réalité complexe des sociétés d’accueil et de l’Italie. Avec la naissance de la FILEF est survenu un tournant qui toucha l’ensemble de la politique internationale et des Etats, y compris la Communauté européenne qui, alors, en était à ses premiers pas, et à laquelle la FILEF présenta par deux fois, en 1971 et en 1973, un « livre blanc » sur la condition des émigrés et une proposition de « statut international des droits », qui depuis est devenu le texte fondamental pour les normes générales d’une politique de l’émigration. « Plus des choses, mais des protagonistes », fut le slogan forgé par Carlo Levi – premier président de la FILEF – pour le premier congrès international de la fédération, durant lequel furent définis ces principes de parité des conditions avec les citoyens autochtones, sur les lieux de travail et de vie sociale, qui aujourd’hui jouent, parallèlement, en faveur des citoyens du tiers-monde présents en Italie et en Europe : la parité de conditions et d’opportunités, la participation démocratique dans les institutions, la lutte contre toute discrimination et contre toute attitude xénophobes, l’interprétation des phénomènes migratoires comme de grandes opportunités de relations interculturelles, de renforcement de la coopération internationale, de compréhension et d’enrichissement de la société d’arrivée aussi bien sur le plan social qu’économique, continuent à constituer les principes programmatiques qui guident l’activité de la FILEF, en collaboration avec les forces sociales et politiques démocratiques et progressistes, dans les 22 pays où elle est présente avec plus de 400 associations adhérentes. La reconnaissance de la nature structurelle des phénomènes migratoires à l’époque de la globalisation et la nécessité d’une intégration respectueuse de l’identité, ont – dans les années les plus récentes – amené la FILEF à la conviction que l’émigration peut constituer une grande ressource tant pour le pays de départ que pour le pays d’arrivée : c’est pour cela que dans le programme de la Fédération, l’activité de recherche et d’expérimentation directe des interventions pilotes sur le plan culturel, social et économique est toujours plus cruciale que ce soit pour comprendre la substance la plus intime des changements et anticiper les nécessités et les demandes, tout comme pour orienter les politiques des institutions et tisser de nouveaux réseaux de liens entre les émigrés (Italiens ou non) et les pays d’origine et d’arrivée. Dans cette optique, la FILEF a multiplié les projets et les activités d’information et de formation, d’orientation et d’assistance au travail dépendant et autonome, de récupération du biculturalisme propre aux diverses générations de migrants comme facteur de meilleure intégration ; elle a mis en place des interventions de coopération internationale gérée directement ou avec l’implication des émigrés. Des activités qui, parties d’Europe, se sont dès lors élargies à d’autres contextes plus lointains : le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, l’Australie, le Canada, où sont présents des dizaines de millions de citoyens italiens et d’origine italienne, ou de pays africains d’où proviennent des dizaines de milliers d’immigrés. Et en même temps que ces interventions, la FILEF continue son travail de restauration de la mémoire historique des migrations et des migrants en créant, entre autres deux prix bisannuels de littérature, mémorialiste, d’études et de recherche dédiés à Carlo Levi (Salerne) et à Pietro Conti (Pérouse), avec la conviction que le plus fort antidote au racisme et à la xénophobie envers les migrants d’aujourd’hui est constitué par la conscience que les premiers émigrés de l’époque contemporaine ont été les millions d’Européens, dont 30 millions d’Italiens, dispersés à tous les coins du monde. Nombre d’hommes et de femmes qui ont milité dans les organisations de la FILEF et qui ont péniblement parcouru l’épopée migratoire, se retrouvent aujourd’hui à remplir des charges institutionnelles importantes dans différents pays ; nombre d’entre eux ont été et sont des dirigeants syndicaux et politiques ; aussi à partir de cette présence nous pouvons espérer une Europe et un monde plus justes et plus solidaires. Remémorer aujourd’hui Carlo Levi à près de cent ans de sa naissance et trente ans après sa mort, avec cette importante exposition et les initiatives parallèles que nos collègues de Belgique ont voulu organiser, constitue pour la FILEF nationale un motif de grande satisfaction : aussi bien parce qu’ils se déroulent dans « une terre d’émigration » - et un pays particulièrement sensible à la question de l’intégration, que parce que les promoteurs qui l’ont voulue sont les fils de ces mêmes émigrés pour lesquels Carlo Levi s’est battu. En quoi, nous pouvons lire une nouvelle confirmation de cet ancien mais très actuel slogan du premier congrès de la FILEF : « Plus des choses, mais des protagonistes », Un salut et un remerciement particulier va, en ce sens, au Comité Carlo Levi qui s’est engagé assidûment et avec passion pour la réussite de cette initiative. Rodolfo Riccci Coordinateur national de la FILEF NOTULES FINALES Remerciements Le Comité Carlo Levi entend remercier ici tous celles et ceux – personnes et institutions qui, sous des formes diverses, ont contribué à la réussite de cette exposition. Il convient de mettre en exergue tout particulièrement le Musée de Mariemont et son équipe, sans qui nous n’aurions pu être présents ; la Fondazione Carlo Levi, obstinément fidèle à sa vocation, sans laquelle nous n’aurions rien eu à montrer ; les pouvoirs publics : la Communauté française, sa Ministre - Présidente et sa ministre de la Culture, la Région wallonne et son Ministre-Président, la Province du Hainaut (sa Députation permanente et sa DGAC – Direction Générale des Affaires Culturelles), Morlanwelz – Cité du Livre, qui ont montré une grande détermination à aider notre initiative ; les associations amies FILEF, GGIL, INCA, Sardegna all’Estero (qui est aussi notre éditeur), Leonardo da Vinci, Fernando Santi ; les amis politiques italiens : les D.S. et leurs députés européens ; le PAC et sa régionale de Thuin, la FGTB et sa régionale du Centre, le Cépré, le Centre culturel du Scailmont à Manage ; le Conseil Consultatif des Citoyens du Monde de La Louvière ; le dessinateur Antonio COSSU, sans qui nous n’aurions pas de couverture, Marc Bourgeois qui a ordonné le texte et les titres et Michel Lechien à qui l’on doit notre belle affiche. Et bien d’autres encore que nous ne pouvons tous citer ici, comme il se devrait, pourtant. La Fondazione Carlo Levi S’il est un destin que la tradition réserve à ceux qui ont eu une notoriété dans le cours de leur existence, c’est de voir surgir dans leur sillage une fondation ou alors, un musée ou même, comme pour Carlo Levi, plusieurs musées éponymes. Qu’on y prenne garde, il est deux sortes de fondations : celle qu’on s’élève soi-même pour, on suppose, perpétuer son propre nom ou sa propre image et celle que vos ami(e)s vous élèvent et qui peut-être une marque d’amour par delà le temps. La Fondazione Carlo Levi est sans conteste de la seconde espèce. D’abord, parce qu’elle a été créée par Linuccia Saba, qui accompagna Carlo Levi pendant plus de trente ans ; ensuite, parce qu’elle fut épaulée et continuée par d’authentiques amis et admirateurs de Carlo Levi. La Fondazione Carlo Levi est née en 1976 pour promouvoir la connaissance de Carlo Levi, peintre, écrivain et militant politique, conserve un riche patrimoine de ses peintures – plus de 800 tableaux – et une importante collection de lettres, de manuscrits, d’articles, de livres et de photographies relatives à ses activités picturale, littéraire et politique. En outre, la Fondazione génère une intense activité d’expositions tant en son propre siège à Rome, que dans les musées consacrés à Carlo Levi ou elle apporte son soutien à des expositions réalisées dans le monde entier. On comprend donc clairement tout ce que l’on doit ici à cette Fondazione et combien nos remerciements sont mérités. Fondazione Carlo Levi – Via Ancona 21 – 00198 Roma. Le Comité Carlo Levi Le Comité Carlo Levi n’existe pas. Telle serait la conclusion d’un enquêteur scrupuleux , sorti tout droit de la Tchécoslovaquie de Pavel Kohout, qui imaginerait on ne sait quelle structure peuplée de présidents, de secrétaires, de trésoriers, d’administrateurs, de dirigeants et résumons-nous, de responsables. Son aveuglement bureaucratique le perdrait dans des méandres de pensées insalubres à tous égards. Comment donc un Comité – institution des plus respectables – peut-il exister sans tous ces considérables personnages ? C’est là un non-sens. Pourtant, le Comité Carlo Levi existe bien sans toutes ces apparences et en dépit de cette évidente faiblesse, il a tenu la gageure de faire surgir du néant la première exposition du peintre Carlo Levi dans nos régions. Du néant et même d’un double néant : le premier néant était culturel : la méconnaissance totale de Carlo Levi, le peintre et le deuxième néant était celui des moyens dont disposaient les individus qui avaient informellement constitué ce Comité fantôme. Quelques émigrés réunis un jour d’été au soleil devant la porte fermée d’un bureau dont on avait oublié de leur apporter la clé. Il y avait là Mario (un ancien de Cockerill), Giorgio (une sorte de journaliste), Maria-Antonietta (une femme de tête), Luccio (un enseigniste distingué) et Marco (un balayeur d’idées). Qu’on se rassure ce Comité peut présenter aux plus exigeants des structuralistes administratifs ou des statalistes pointilleux une Présidente en bonne et due forme, un secrétaire et en cherchant bien, une sorte de trésorier. Le Comité Carlo Levi entend bien poursuivre dans cette voie fructueuse et continuer à voguer joyeusement au gré des vents et des aventures, il est bien décidé à mener son combat (qui était celui de Carlo Levi) contre la plante rampante et ses nervis, contre le fascisme et ses résurgences en Italie et en exil. Car à présent, le fascisme ou sa version berlusconienne s’exilent et tendent à ternir l’honneur d’autres peuples. Le Comité Carlo Levi est là pour dire avec une certaine obstination que Carlo Levi appelait dès le début de l’après-guerre à une nouvelle résistance : telle est encore l’actualité nécessaire. Mariemont, un domaine et un musée Le Domaine de Mariemont, lieu chargé d’histoire1, a été légué à l’État belge en 1917 par l’homme d’affaires et politique hennuyer Raoul Warocqué (1870-1917), qui y avait rassemblé d’innombrables collections. Dès 1904, ce dernier descendant d’une famille de puissants industriels manifesta publiquement sa volonté de créer, au sein du Domaine, un musée accessible au public. Le généreux projet révèle la pensée laïque ainsi que l’idéal de philanthropie qui animaient le mécène, disparu au cours de la Première Guerre Mondiale. L’héritage architectural comporte notamment un parc de quarante-cinq hectares, certes un prestigieux arboretum de Wallonie, mais également réputé à l’époque pour les orchidées rares conservées dans ses serres et contenant aussi de nombreuses œuvres d’art2. Au cœur de ce Domaine, un château néo-classique abrite des collections inestimables. Bibliophile avant tout, R. Warocqué acquit plus de 12000 livres précieux, plus de 5000 autographes et manuscrits de personnes célèbres, un grand nombre d’estampes, notamment de F. Rops. Passionné par le passé de sa province, l’industriel a réuni une multitude d’objets en rapport avec le Hainaut ainsi qu’une remarquable collection de porcelaines et faïences de Tournai3. Les collections qu’il constitua illustrent non seulement le passé local, régional et hennuyer mais aussi les grandes civilisations d’Europe et d’Asie depuis la préhistoire jusqu’au début du XXe siècle. Dans les salles d’exposition, les antiquités méditerranéennes4 (égyptiennes, grecques, romaines, gallo-romaines, mérovingiennes…) côtoient les pièces orientales et extrêmeorientales (chinoises, japonaises, vietnamiennes…). Pour se documenter sur les collections rassemblées, R. Warocqué se dota également d’une bibliothèque d’ouvrages scientifiques intéressant l’archéologie, l’histoire et l’histoire de l’art. Le jour de Noël 1960, la demeure familiale des Warocqué, transformée en musée après le legs, fut en grande partie ravagée par un incendie qui épargna les deux ailes et la plupart des collections. On envisagea dès lors la construction d’un nouveau musée. Se posa alors la question de son emplacement. Le construira-t-on à la place de l’ancien château ou à celle du jardin d’hiver qui abrite jusqu’à nos jours le « musée lapidaire » ? Finalement, la première proposition fut retenue. Les travaux commencèrent en 1967 par la démolition partielle de l’aile sud à l’exception de son extrémité est. Deux salles superposées dont l’une, appelée « salle égyptienne » qui présente un décor maçonnique associé à des motifs égyptisants furent conservées comme témoins du château Warocqué. Un peu moins de quinze ans après l’incendie, le 8 octobre 1975, le nouveau bâtiment du Musée royal de Mariemont fut inauguré officiellement. C’était à l’époque, le premier musée moderne construit en Belgique après la Seconde Guerre Mondiale. Le musée conçu par l’architecte belge, Roger Bastin, se veut en harmonie et intégration parfaite avec la nature environnante. Ainsi, à Mariemont, site historique, la nature dialogue en permanence avec les œuvres d’art puisque dans le parc, les essences rares ou séculaires côtoient des monuments européens et extrême-orientaux et qu’au Musée, conçu pour s’ouvrir sur le parc qui l’abrite, des collections panoramiques embrassent l’Orient et l’Occident, depuis l’époque paléolithique jusqu’à nos jours. La qualité et l’ampleur des collections font du Musée un lieu d’ouverture sur le monde, d’humanisme, de tolérance fondés sur la découverte d’autres cultures et d’autres formes de pensée. Mais c’est également un lieu de ressourcement où sont stimulées l’émotion esthétique, l’imagination, la méditation et qui, finalement, inspire la création. En tant qu’espace de dialogue des cultures, le Musée s’adresse aux publics de tous âges et de toutes formations : scolaires, adultes, seniors, visiteurs isolés ou en famille. C’est dire l’importance de l’étude des objets et des documents pour en extraire les informations scientifiques et esthétiques qu’ils recèlent. Ce travail vise à présenter les œuvres et à les commenter de manière à les rendre accessibles à la compréhension des visiteurs. La magie du lieu et des collections qui s’accroissent au gré des acquisitions annuelles a suscité des legs et des dons spectaculaires au cours des dernières années. À cela s’ajoutent la multiplication et le rayonnement des activités scientifiques5 et pédagogiques6. C’est pourquoi, aujourd’hui, le Domaine et le Musée royal de Mariemont, seul Établissement scientifique de la Communauté française de Belgique, se situent à une étape décisive de leur histoire et de leur développement architectural. Quelque vingt-neuf années après la réouverture officielle, Mariemont doit faire face à de nouveaux enjeux et à de nouveaux défis. C’est pourquoi, la Direction générale de la Culture du Ministère de la Communauté française conjointement avec le personnel du Musée procèdent à une étude sur la manière d’utiliser au mieux les espaces disponibles au sein du Domaine. Aujourd’hui, Mariemont, domaine et musée, voués à la recherche, à l’éducation et à la délectation, témoigne d’une vitalité sans cesse renouvelée depuis l’impulsion donnée par son fondateur, R. Warocqué. Mariemont a été créé au XVIe siècle pour Marie de Hongrie, sœur de Charles-Quint. Il s’agit initialement d’un pavillon de chasse qui, au fil des siècles, a été agrandi et transformé en un château imposant pour devenir la demeure des Gouverneurs généraux des Pays-Bas. L’édifice de l’époque de Charles de Lorraine a été détruit à la fin du XVIIIe siècle. Au XIXe siècle, une partie de l’ancien Domaine royal devint propriété de la famille Warocqué, qui se fit ériger un nouveau château à proximité des vestiges de celui de Charles de Lorraine. 2 Parmi les monuments du parc figurent notamment le Jardin d’hiver et le mausolée de la famille Warocqué, mais aussi une grande grille provenant du château de La Roche à Suarlée, le Fronton de la Maison libérale de Morlanwelz, la Fontaine Sainte Thérèse dite « fontaine à capia », le porche de l’Abbaye de Ghislenghien. Diverses sculptures majeures trouvent aussi leur place au sein du Domaine. Ce sont des bronzes célèbres, tels Les Bourgeois de Calais d’A. Rodin, Le Semeur de C. Meunier et plusieurs œuvres de J. Lambeaux. Le parc doit aussi sa célébrité à diverses sculptures japonaises, entre autres, la statue en bronze de trois mètres de haut, copie du début du XXe siècle, du célèbre Bouddha (Amida Butsu) de Kamakura, daté de 1252 et le torii, portique qui reproduit un exemplaire en bois du mausolée de Tokugawa Ieasu. À l’heure actuelle, ces deux œuvres, en cours de restauration, ont été transportées en atelier depuis 1991. 1 3 Les collections comptent aussi des porcelaines et faïences de diverses manufactures européennes. 4 Non content de rassembler des œuvres d’art, R. Warocqué acquit aussi de très nombreuses armes blanches et armes à feu provenant d’Afrique, du Proche-Orient et d’Extrême-Orient, ou encore plus de trois cent cinquante flacons à priser chinois, ainsi que des fossiles et des échantillons minéraux… Ceci donne une idée de l’ampleur et de la variété des collections léguées. 5 À Mariemont, l’activité scientifique se déploie dans différents secteurs de la recherche. Outre, la conservation et l’exposition des collections permanentes, l’équipe en place organise des expositions temporaires ou participe à de telles manifestations. Elle produit des publications diversifiées : monographies, Cahiers de Mariemont, édition de catalogues d’exposition… Les partenariats avec les universités et institutions culturelles nationales se multiplient. Le personnel scientifique accueille et dirige de jeunes chercheurs belges et étrangers et participe à des commissions internationales. Les conservateurs élaborent également des projets de collaboration avec des musées étrangers, tels le Musée gréco-romain d’Alexandrie (Égypte) ou le musée d’histoire du Vietnam à Hanoï. 6 Les activités pédagogiques comprennent la conception d’un programme annuel de visites scolaires (visites actives, leçons, animations à l’intention des élèves de l’Enseignement primaire et de l’Enseignement secondaire), organisation d’ateliers créatifs pendant les vacances scolaires, visites commentées et conférences pour adultes, création d’un programme spécial destiné à la réinsertion culturelle de bénéficiaires d’une aide sociale minimale, création d’une collection de publications éducatives, organisation d’expositions temporaires…