Un cinéma politique exemplaire
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Un cinéma politique exemplaire
j O Ü C n ' A l d o -3u£A , Zô <\ov, Francesco Rosi: au-delà de toutes les modes et pourtant d’une actualité brûlante Un cinéma politique exemplaire Au-delà de toutes les modes et pourtant toujours d’une actualité brûlante, Francesco Rosi est sans doute l’un des • auteurs les plus importants de l’histoire du cinéma politique. La sortie prochaine à Bienne de son dernier film («Le Christ s’est arrêté à Eboli», 1979) offre l’occasion idéale d’un regard global sur son œuvre et sur la démarche intellectuelle et esthétique qui la sous-tend. Ses onze films s’inscrivent dans une continuité thématique et stylistique d’une cohérence remarquable, fis constituent un apport considérable à la compréhension de la complexité de notre monde. Il ne s’agira pas ici de refaire après tant d’autres son itinéraire biographique ou d’analyser l’évolution de sa filmographie. J’essaierai plutôt de mettre en relief les éléments essentiels d’un travail de cinéaste politique que je trouve exemplaire. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il doive être tenu pour un modèle unique et parfait. Le cinéma est un art, et chaque créateur se doit de choisir une approche correspondant à sa sensibilité, à la problémati que qui le touche et au public qu’il désire atteindre. Problèmes de définition trigues et de relations douteuses qui unissent les instances politiques et les puissances d’argent (les spéculateurs im mobiliers dans «Main basse sur la ville», 1963; les compagnies pétrolières dans «L’affaire Mattei», 1972). Il révèle la collusion entre les organisations légales et illégales (la maffia, véritable «seconde classe dirigeante», dans «Salvatore Giu- D ’une certaine manière, tout est politi que. Croire à une prétendue innocence de l’œuvre est un leurre. Cela revient à faire fi de tous les déterminismes qui pè sent sur la création: système de produc tion-consommation, contexte historicoculturel. L’auteur lui-même n’est pas le démiurge romantique inspiré dont une certaine culture cultivée tente de perpé tuer l’image. Sans nier sa personnalité propre, il appartient à un groupe social défini possédant des valeurs et des repré sentations qui influeront inévitablement On retiendra, sur Francesco Rosi et sur son regard et sa conception des cho son œuvre, deux livres français par ses. Bref, pour clore la question, on re ticulièrement intéressants, soit: connaîtra que toute création n’est jamais - «Le dossier Rosi», neutre, qu’elle reproduit et véhicule une de Michel Ciment, 1976 idéologie, même inconsciemment. Com - «Cinéma et pouvoir», me le dit Rosi, «un film est la représenta de Jean A. Gili, 1978 tion du rapport entre un homme et la réalité de son pays». Ceci dit, cette définition très large ne mène pas loin. Il importe de délimiter plus spécifiquement l’objet du cinéma liano», 1961, et «Lucky Luciano», 1973). dit «politique». Pour simplifier, nous di Ces connivences clandestines conduisent rons que c’est le cinéma qui traite des à l’exclusion du citoyen, impuissant, in problèmes politiques des sociétés, c’est- capable de contrôler et de participer aux à-dire de l’exercice du pouvoir, du systè prises de décision. Le jeu démocratique me et du fonctionnement de l’Etat à un est irrémédiablement perverti. La libermoment historique donné. E t ceci, dans téde l’individu est en danger de mort une perspective inévitablement orientée devant l’extension du système étatique ou engagée, avec un degré plus ou moins et para-étatique détenteur du pouvoir. Les structures oppressives et les com élevé dans la critique. plots se multiplient avec le progrès tech nologique et deviennent la condition mê Les mystères du pouvoir me de la survie du gouvernement (cf. Le pouvoir, à tous les échelons (local, «Cadavres exquis», 1975). national...), est indéniablement le thème D ’autre part, pour légitimer et favoriser central et quasi obsessionnel de Rosi. son action politique, la bourgeoisie au Avec une constance et une ténacité éton pouvoir sécrète un discours idéologique nantes, le cinéaste tente d’en percer les mystificateur. Ainsi, «Les hommes con mécanismes secrets, d’en dévoiler les tre» (1971) montre comment des idéaux rouages machiavéliques et logiques patriotiques servent à dissimuler les inté (causes, conséquences) en le replaçant rêts économiques et politiques qui sont dans sa trajectoire historique. les vraies raisons de la Grande Guerre. Le pouvoir est une réalité fugace, occul Le film dénonce l’injustice dont sont vic te, et donc d ’autant plus dangereuse. Le times des paysans méridionaux et sans cinéaste démystifie les apparences dé conscience de classe, donc soumis et ré mocratiques et respectables des institu signés devant ce qu’ils voient comme une tions officielles. Il met à nu la tramé d ’in fatalité, contraints à aller au casse-pipe Bibliographie pour défendre une cause qui leur est étrangère. Dans son effort d’éclairer certaines pla ges d’ombre, Rosi a vite pris conscience des limites de son investigation. Il reste toujours une part inatteignable dans le labyrinthe du pouvoir, une zone trouble où régnent le silence et le mystère. C’est un vertige et une angoisse quasi méta physiques qui s’empareront de l’inspec teur Rogas («Cadavres exquis») soudain confronté à l’univers fantastique d’une machinerie criminelle... La question méridionale Né à Naples en 1922, Rosi est profondé ment un homme du Sud. Cette donnée biographique nous fournit le second grand axe explicatif de son-œuvre. Presque tous les films de l’auteur et les problèmes qu’il aborde se rattachent d’une façon ou d’une autre à l’espace méridional (le Mezzogiomo, la Sicile). Non seulement parce que ses origines culturelles l’y incitent, mais aussi parce que c’est là que surgissent avec le plus de violence et de clarté les tares du système capitaliste italien, les scandales et les abus de pouvoir. Ce que d’aucuns ont appelé la «question méridionale» (cf. «Eboli») prend d’ailleurs une dimension emblématique et universelle. Le sousdéveloppement, la marginalisation, l’émigration, la déculturation, le chôma ge, la paupérisation, la misère ne sont pas des problèmes particuliers à la partie basse de la botte. Les rapports d’exploi tation et les inégalités croissantes entre une minorité de nantis et une majorité de pauvres constituent aujourd’hui le cli ché trop vrai d ’une réalité planétaire. Ainsi donc, Rosi nous offre une radio graphie subtile et pénétrante d’un pays moribond, l’Italie du fascisme à nos jours. H démonte les articulations d’un système politique gangréné par la cor ruption, l’immobilisme d’une bureaucra tie sclérosée, les aberrations d’un gou vernement décadent et sournois. Mais, loin de restreindre son propos, il invite chaque spectateur à réfléchir sur sa pro pre situation en effectuant bien sûr les corrections qui s’imposent. Francesco Rosi mimant, au cours du tournage, une scène du film «Le Christ s’est arrêté à Eboli». -----(photos tirées de la revue «Positif» No 215) L’obsession de la vérité Le projet sous-jacent au travail du réali sateur, à son existence même, semble être la recherche continuelle, toujours dynamitée par le doute, de la vérité. Ou plutôt d’une vérité. Par la création cinématographique, il s’agit de donner un sens à l’absurdité apparente de la réa lité saisie à l’état brut. Pour Rosi, le ci néma ne raconte pas d ’histoire. Il est une interprétation subjective et honnête, his torique et analytique, du réel. Celui-ci est reconstruit par la mise en scène. Cha que élément, chaque détail, est longue ment préparé et son authenticité vérifiée sur le terrain. Notons que les films de Rosi se présentent souvent sous la forme d ’une enquête, journalistique, policière ou encore ethnographique comme «Eboli». Suite en 2e page Suite de la première page Intellectuel marxiste, partisan à l’instar de Jean Vigo d ’un «point de vue docu menté», le cinéaste élabore ses ouvrages selon une méthode rigoureuse largement inspirée du matérialisme historique. Ce ci explique notamment son souci de la globalité de son refus de l’anecdote. Au cun événement, aucun personnage ne doit être envisagé séparément. Tout est relié et en interaction avec autre chose, dépendant du contexte socio-politique. Dans les récits qui s’organisent autour d’un personnage (Giuliano, Mattei, Luciano, Rogas, Levi), celui-ci n’est jamais étudié pour sa psychologie mais comme révélateur d’une situation historique. Toutefois, depuis «Lucky Luciano», mê me si la réflexion intellectuelle finit tou jours par rem porter sur l’approche ef- plus que, comme la réalité qu’ils son dent, ses films ne sont jamais définitifs. Leur structure est ouverte. Ils laissent une marge blanche de doute et d’ambi guïté où peuvent s’exercer l’intelligence et la sensibilité du spectateur qui doit di gérer et ordonner dans une synthèse les informations que le cinéaste lui fournit. Aucune solution n’est jamais donnée. Le débat et la polémique doivent se pour suivre après la projection. On a là une démarche intéressante qui tente de chan ger le spectateur, de le désaliéner et de le responsabiliser. C ’est celle d ’un hom me pessimiste et désillusionné mais qui garde un espoir à très long terme dans les possibilités d’une transformation et d’une libération de l’homme. Les pièges du cinéma politique tèctive, une place de plus en plus impor tante est vouée à l’intériorité. L’art de Rosi tire précisément sa force d’un ba lancement esthétique et dialectique en tre d’une part l’émotion, le lyrisme, le concert, le vécu, le particulier, et d’autre part la raison, la froideur, l’abstrait et le général. U n peu comme si l’émotion de vait perm ettre de saisir la logique du rai sonnement. Une certaine distanciation Ce balancement est le résultat d’une exi gence esthétique primodiale chez Rosila création d’un effet de distanciation né cessaire à tout égard qui se prétend criti que. Avec beaucoup d’habilité, le réali sateur domestique d’abord le spectateur par différents éléments sensibles caracté ristiques du spectacle traditonnel (jeu des acteurs, beauté de l’image, référence à un «genre»,...). Puis, il subvertit ces formes rassurantes et brise cette partici pation émotionnelle en empêchant toute identification et toute fascination. Cet effet de distanciation est obtenu par dif férents procédés que l’on retrouve à tra vers ses films: choix d’un événement pas sé perm ettant le détachement de la pen sée, dédramatisation, fragmentation de la chronologie, commentaires de l’au teur ou apparition physique à l’écran en tant que cinéaste, utilisation d ’acteurs professionnels connus à côté de comé diens amateurs et de gens jouant leur rô le réel, montage idéologique, etc. Rosi déclare qu’«un contenu politique ne suffit pas à faire un film politique». En fait, chez lui, le style est déterminé par la problématique analysée. Il est fonctionnel, souvent à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, et guidé par une intention de simplicité. Rendre le spectateur responsable La volonté didactique sous-jacente à cet te conception du cinéma ne fait aucun doute. Il s’agit de donner au spectateur des instruments de compréhension. De l’amener progressivement à une prise de conscience. Rosi demande au public un effort considérable d’attention, de ré flexion. de création de sens. D ’autant L’œuvre de Rosi me semble aussi exem plaire dans la mesure où il a évité les écueils sur lesquels ont buté d’autres ci néastes dits politiques. D a su échapper aux ambiguïtés et à la démagogie des films de «série Z» inaugurée par CostaGavras et poursuivie par Boisset et com pagnie. Ceux-ci travaillent généralement le spectateur à l’estomac en recourant aux recettes du spectacle de divertisse ment le plus conventionnel. Ils ne déran gent le spectateur ni dans ses habitudes ni dans ses attentes, et confortent sa bonne conscience en lui offrant un mon de rassurant, simple, consommable et totalement démobilisateur. Les problè mes sont finalement résolus et neutrali sés à la satisfaction de tous. Le cinéaste refuse aussi le schématisme manipulateur et démonstratif, le dogma tisme scolaire et propagandiste, la thèse monolithique du cinéma militant qui ne touche que les convaincus et ceux qui sont susceptibles de l’être. Il est vrai que pour différentes raisons (refus volontaire du système...) ce cinéma n’a que très ra rement accès au circuit commercial de* distribution. On notera encore assez souvent une volonté d’efficacité qui ap paraît dans l’utilisation de formes ciné matographiques «populaires». Enfin, Rosi ne s’est pas enfermé dans le ghetto élitaire auquel se condamnent les puristes et les avant-gardistes qui, sans souci de diffusion, opèrent une recher che formelle très poussée et certes très intéressante sur la destruction des codes cinématographiques dominants. Mal heureusement, ils s’enferment dans un hermétisme seulement accessible aux initiés. Leur cinéma est réduit à l’impuis sance, voire à l’inutilité, au niveau politi que du moins, étant donné qu’un film sans public n’existe pas. Rosi, comme beaucoup d’autres d’ail leurs, nous montre qu’il est possible de rester compréhensible par un large pu blic sans aucune ambiguïté idéologique et sans être aliénant au niveau formel. 11 a trouvé un équilibre entre une certaine «efficacité» et la qualité artistique. Etant entendu, comme le disait le critique Martin, que «l’émotion esthétique est sans doute le meilleur médium de la con viction intellectuelle et qu’une œuvre po litique qui n’est pas réussie artistique ment est politiquement inefficace». Michel EG G ER