Les déterminants des conflits libanais et les modes
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Les déterminants des conflits libanais et les modes
Paru dans l’ouvrage collectif Déterminants des conflits et nouvelles formes de prévention, sous la direction de J.P. Vettovaglia, éditions Bruylant, Bruxelles. Les déterminants des conflits libanais et les modes d’apaisement par Georges Corm 1. Le contexte des rivalités coloniales en Méditerranée et la naissance de l’entité du Mont-Liban L’entité libanaise moderne est née au XIXe siècle dans un contexte historique marqué par les interventions des puissances européennes dans les affaires intérieures de l’empire ottoman. La montagne et la côte libanaise étaient parties de cet empire multi-ethnique et multi-religieux depuis le XVIe siècle. Cette petite région de l’empire avait fasciné de nombreux voyageurs européens ayant accompli leur pèlerinage en Orient. L’interpénétration des communautés religieuses et leur diversité suscitaient une forte curiosité qui allait de pair avec les ambitions des puissances européennes en Asie mineure et dans les Balkans. Le Liban était donc devenu célèbre en France par la description de ses communautés religieuses qu’en avaient faite des hommes de lettres aussi éminents que Gérard de Nerval et Alphonse de Lamartine. C’est l’expédition de Napoléon Bonaparte en Egypte en 1798 qui avait ouvert une ère de compétition entre la France, la Grande Bretagne et la Russie pour le contrôle de la Méditerranée et de la route des Indes. Le territoire libanais sera victime de cette compétition qui se double d’une compétition entre grandes familles de la Montagne libanaise (désignée sous l’appellation de « Mont Liban ») pour la prééminence dans l’ordre féodal tributaire et transcommunautaire qui y règne. Le Mont Liban dépend administrativement suivant les périodes de l’un ou l’autre des sièges de gouverneurs de l’empire ottoman 1 (Saida, Damas ou Saint Jean d’Acre). Les chefs locaux cherchent traditionnellement à se gagner les faveurs de ces gouverneurs tout puissants pour élargir leur zone d’influence et les territoires de perception du tribut dont ils sont allocataires pour le compte de l’empire. Les querelles et violences qui peuvent survenir dans le Mont Liban n’ont aucune coloration communautaire, ces familles ayant souvent sous leur contrôle des paysans comme des notables de toutes les communautés. En fait, les querelles portent sur l’appropriation de sources d’eau ou l’extension de domaines agricoles, sources de la puissance économique et politique. C’est à partir de la rivalité des puissances européennes en Méditerranée que les chefs locaux réaliseront le bénéfice qu’ils peuvent tirer des contacts avec les représentants de ces puissances qui sont prêts à les aider à s’émanciper de la tutelle ottomane ou du moins à renforcer leur influence locale. La France forte de sa qualité de « fille aînée » de l’Eglise romaine développe alors son influence sur l’Eglise maronite restée fidèle à Rome. C’est une époque où cette Eglise devient riche et puissante grâce à ses vastes domaines agricoles qu’elle a très bien su mettre en valeur. Elle joue un rôle social majeur auprès des paysans d’où son clergé est le plus souvent issu. Les contacts de ses savants avec l’Europe remontent au début du XVIe siècle, notamment par l’ouverture d’un Collège maronite à Rome en 1585. L’Angleterre n’a pas cet avantage dans sa compétition avec la France. Aussi, enverra-t-elle de nombreux missionnaires protestants1 et tentera-t-elle de se concilier les bonnes grâces de la communauté druze, l’autre grande communauté du Mont Liban à qui appartiennent de nombreuses familles 1 Beaucoup de missionnaires protestants viendront aussi des Etats-Unis et formeront en 1862 l’embryon d’une première université, le « Syrian Protestant College », qui deviendra au XXe siècle l’Université américaine de Beyrouth. Il s’agit alors de rattraper le retard par rapport aux nombreux missionnaires catholiques, italiens et français, en particulier au Liban et en Syrie qui acquièrent une forte influence sur les églises locales. 2 puissantes. Dès 1840, un consul anglais à Beyrouth verra le danger de cette politique française et écrira au ministère des Affaires étrangères à Londres pour suggérer que le gouvernement anglais tente de convaincre la communauté israélite d’Angleterre de s’implanter en Palestine, afin que l’empire britannique dispose à son tour d’une communauté religieuse qui lui serait dévouée2. L’instrumentalisation des identités religieuses locales a commencé en fait dès l’expédition de Napoléon Bonaparte en Egypte, lorsqu’il promet d’œuvrer pour le rétablissement de la grandeur d’un Etat islamique, tout en promettant aussi aux Juifs de les rétablir en Palestine3. Le jeu des familles de notabilités locales à l’intérieur des rivalités coloniales C’est donc dans ce contexte de rivalités féroces entre puissances européennes que l’entité libanaise va naître dans la douleur. Cette rivalité, notamment celle franco-anglaise va s’emparer, en effet, de l’ambition et de la rivalité des dirigeants locaux et plus particulièrement celle entre deux figures majeures de la féodalité tributaire de l’histoire libanaise au XIXe siècle, l’émir Béchir Chéhab (maronite, jouissant de l’appui de l’Eglise maronite)4 et l’émir Béchir Joumblatt (druze, jouissant de l’appui ottoman et anglais). L’émir Béchir, qui était resté prudemment à l’écart de cette rivalité lors de l’expédition de Napoléon Bonaparte, va s’allier en 1830 avec Mohammed Ali, le puissant vice-roi d’Egypte soutenu alors par la France. Il permettra l’entrée de troupes égyptiennes sur le territoire libanais, troupes qui entreront aussi en Syrie puis en Anatolie, 2 Ceci sera réalisé au début du xxe siècle, en 1917, avec la Déclaration Balfour (ministre des Affaires étrangères de l’époque) adressée à lord Rothschild pour lui promettre la création d’un « foyer national juif » en Palestine. Pour plus de détails, voir Adel ISMAÏL, Histoire du Liban du XVIIe siècle à nos jours, Tome IV, Redressement et déclin du féodalisme libanais 1840-1861, Beyrouth, 1958, pp. 160-161 où sont citées les sources consulaires françaises à ce sujet. 3 Voir Christian CHERFILS, Bonaparte et l’Islam, Pedone, Paris, 1914. 4 On notera ici que l’émir appartient à l’origine à une grande famille musulmane sunnite ; il s’est converti au christianisme vraisemblablement pour jouir du soutien de la puissante église maronite et aussi de la France. 3 menaçant l’empire ottoman en plein déclin. Cette alliance permet à l’émir Béchir d’évincer son redoutable concurrent, l’émir Béchir Joumblatt dans le contrôle de la Montagne. La Grande Bretagne réagit cependant énergiquement et sa flotte bombarde sauvagement la ville de Beyrouth en 1840, ce qui entraîne le départ des troupes égyptiennes. En même temps ont lieu les premiers troubles communautaires entre druzes et maronites dans la montagne libanaise. Le communautarisme va désormais rythmer la vie du pays et servir de base à ses institutions. Entre 1840 et 1860, le Mont Liban va vivre une phase de forte déstabilisation caractérisée par les premiers massacres intercommunautaires entre maronites et druzes, qui finiront par amener un débarquement français au Liban en 1860. Entre-temps, de 1842 à 1860, le Mont Liban aura été divisé par accord entre l’empire ottoman et les puissances européennes, en deux préfectures, l’une maronite et l’autre druze. L’expérience fut un échec total, d’autant que la mixité entre druzes et maronites était restée très forte en dépit des premiers massacres de 1840. Mais désormais le communautarisme s’est emparé des formes de gestion du pouvoir et ne les quittera plus en dépit des aspirations de très nombreux Libanais. Du Petit Liban au Grand Liban et à l’indépendance (1860-1919/1943) En 1860, suite à de nouveaux massacres, Napoléon III envoie au Liban une flotte française pour rassurer la population chrétienne et confirmer l’apaisement. En 1861, un nouveau régime politique (régime de la Mutassarifia) est institué dans la montagne par consensus entre l’empire ottoman et les puissances européennes en vertu duquel un gouverneur ottoman, mais choisi dans la population chrétienne de l’empire (à l’exception des chrétiens du Liban), est nommé par le Sultan. Un conseil représentatif des communautés religieuses siège auprès de lui. De plus un conseil des consuls des puissances européennes intervenantes dans les affaires du Liban (France, Angleterre, Prusse, Autriche, 4 Russie) exerce un droit de contrôle sur les actes du gouverneur. Certains Libanais interprèteront la création de cette assemblée comme le début d’un processus de démocratisation de la vie politique. Alors qu’il consacre à la fois la communautarisation de la vie politique et une double tutelle ottomane et coloniale sur le pays. Les frontières de la mutassarifia sont amputées de la plaine de la Békaa et de larges régions fertiles du nord du Liban, d’où le nom donné de Petit Liban, par opposition au Grand Liban dont la puissance mandataire française proclamera le rétablissement dans les frontières précédentes en 1920 avec Beyrouth pour capitale. L’indépendance, obtenue en 1943, s’est concrétisée grâce à un appui anglais important contre la France très affaiblie par l’occupation nazie, mais elle est aussi le résultat d’un compromis majeur entre notabilités de la communauté chrétienne maronite et celles de la communauté musulmane sunnite. Ce compromis, appelé Pacte national, prévoit que désormais les chrétiens acceptent de ne plus être soumis à l’influence politique de l’Occident, notamment de la France, cependant que les musulmans renoncent au projet de fusion du Liban dans une entité arabe plus large (notamment l’entité syrienne). Les chrétiens reconnaissent aussi que le Liban est à « visage arabe »5 et devient membre de la Ligue des Etats arabes qui se constitue en 1945. Un article 95 de la constitution prévoit que, dans un esprit de concorde et de « façon provisoire », les fonctions publiques seront réparties équitablement entre les communautés6. Le communautarisme dans la vie publique du pays est ainsi réaffirmé. Par ailleurs, un arrêté du Haut Commissaire français au Liban avait consacré en 1936 l’existence de 15 communautés qualifiées d’ « historiques », exerçant des 5 La constitution libanaise, telle qu’amendée par l’accord de Taëf de 1989, confirmera l’identité arabe complète du Liban, mais dans un contexte de conflits interarabes de plus en plus exacerbé ; de quelle arabité s’agira-t-il politiquement, celle pratiquée par l’idéologie baathiste du régime syrien ou celle mêlée d’islam rigoriste de l’Arabie saoudite ? Ce changement de langage ne résout en rien le problème du Liban. 6 Notons ici que la constitution telle qu’amendée en 1989 a prévu un mécanisme de sortie du « confessionnalisme politique », mécanisme qui n’a jamais été mis en place jusqu’ici. 5 fonctions de droit public pour toutes les questions de statut personnel (mariage, divorce, garde des enfants et successions). Cet arrêté avait aussi prévu une communauté dite de droit commun pour ceux des Libanais qui ne souhaiteraient pas être régis par les lois de leur communauté dans leur vie privée. Jusqu'à aujourd’hui, cette communauté n’a pas vu le jour. 2. La conjonction du système communautaire et du statut d’Etat tampon crée les conditions d’une auto-perpétuation de l’instabilité et des troubles récurrents En réalité, ce rapide aperçu historique sur la naissance du Liban moderne nous montre un territoire disputé entre grandes puissances européennes, notamment la France et l’Angleterre, d’un côté et, de l’autre, l’empire ottoman. L’entité qui émerge des évènements dramatiques de la période 1840-1860 constitue en réalité un compromis entre ambitions rivales. C’est donc une entité « tampon » qui émerge progressivement dans l’ordre régional et international. Jusqu’à présent, comme nous allons le voir, le Liban ne s’est pas extrait de cette situation inconfortable qui est perpétuée par le système communautaire lui-même et les ambitions continues de puissances régionales et internationales au Levant. C’est sur son territoire et à travers un jeu ouvert d’influence sur les notabilités des communautés religieuses que se traduisent les rapports entre puissances régionales et internationales pour le contrôle du Proche-Orient. Le système de répartition communautaire du pouvoir : canal de la permanence des influences étrangères On trouve ainsi jusqu’à ce jour des familles de notables qui peuvent d’autant plus facilement s’auto-perpétuer à travers leur descendance qu’ils sont soutenus par des puissances régionales (Egypte, 6 Iran, Syrie, Arabie saoudite) ou internationales (Etats-Unis, Angleterre, France, notamment) 7. A côté de ces familles influentes de notables qui fournissent députés et ministres, les institutions religieuses des communautés sont omni- présentes dans la vie des Libanais. D’abord dans le domaine éducatif où les communautés religieuses ont créé depuis longtemps de nombreuses écoles et universités avec souvent des financements et aides venus de l’extérieur et provenant de pays se considérant protecteurs de telle ou telle communauté, mais aussi des programmes qui correspondent aux croyances religieuses et politiques des financiers extérieurs et des autorités religieuses locales. De même de vastes réseaux d’organisation caritatives et des hôpitaux très modernes sont gérés par les communautés. Les services publics de l’Etat n’exercent le plus souvent qu’une fonction résiduelle dans les domaines de l’éducation et de la santé. Ensuite, pour tous les actes relatifs à la vie privée des citoyens, notamment le mariage, le divorce et les successions, ce sont les communautés religieuses qui sont compétentes et qui ont leurs tribunaux spécifiques statuant en matière de statut personnel. C’est pourquoi, les registres de l’état civil tenu par l’Etat mentionnent toujours l’appartenance des inscrits à telle ou telle des communautés religieuses reconnues officiellement par l’Etat. Ainsi donc le citoyen libanais est enserré dans une camisole communautaire qui réduit considérablement sa faculté et sa liberté de jugement. Les grands médias sont eux-mêmes possédés par des chefs politiques communautaires ou des personnalités ou riches hommes d’affaires proches des milieux communautaires. Avec le temps, la répartition communautaire des fonctions publiques civiles et militaires est devenue de plus en plus rigide. Alors que du temps du mandat 7 On peut remarquer que cette structure socio-anthropologique du Liban et les troubles qu’elle entraîne du fait des allégeances différentes des notabilités principales du pays se retrouve dans l’histoire de l’île de Corse, sous souveraineté de la République de Gênes plusieurs siècles durant. Mais objet des rivalités des puissances européennes pour son contrôle (France, Angleterre, Espagne, Empire austrohongrois), compte tenu – comme pour le Mont Liban – de son emplacement stratégique en Méditerranée. Voir à ce sujet la substantielle biographie de la famille Paoli de Michel VERGE-FRANCESCHI, Paoli, un Corse des Lumières, Fayard, Paris, 2005. 7 français et des premières années de l’indépendance, cette répartition restait approximative et souple, elle s’exerce aujourd’hui jusqu’au poste de 3e catégorie dans les administrations publiques et la répartition ne porte pas simplement sur l’équilibre global entre chrétiens et musulmans, mais descend au niveau de la sous-répartition des postes entre différentes communautés chrétiennes et musulmanes8. Les nominations dans la fonction publique demandent donc en général un appui des notabilités civiles et religieuses dans chaque communauté. On comprend que dans un tel contexte, l’esprit de citoyenneté et d’appartenance soit extrêmement faible. C’est pourquoi, le Liban aura connu des crises très graves, sitôt que l’environnement régional se dégrade. Durant l’époque de la Mutassarifia de 1861 à 1914, le Petit Liban restera très calme, les puissances étant occupées principalement à démanteler l’empire ottoman dans ses provinces balkaniques et non point dans ses provinces arabes. La première guerre mondiale créera beaucoup de problèmes au Liban (famine, pendaison par le gouverneur turc de personnalités de toutes les communautés réclamant l’indépendance et ayant eu des contacts avec les consuls des puissances européennes en poste à Beyrouth). A l’issue de la guerre, cependant, la France mandataire eût à faire face à une fronde syrienne et aux protestations de la séparation du Liban d’avec l’intérieur syrien, ce qui entraîna dans la communauté sunnite libanaise un certain irrédentisme. Comme nous l’avons vu, ces problèmes furent réglés par le Pacte national. Les conflits de 1958 et de 1975-1990 En 1958 toutefois, soit 15 ans après l’accession du Liban à l’indépendance en 1943, une première grande crise secoue le Liban dans le contexte du souffle 8 L’accord de Taëf de 1989 a fixé la répartition globale entre chrétiens et musulmans à 50/50 à la chambre des députés et dans les postes de première catégorie dans l’administration. Il exige aussi que soit pris en considération la sous-répartition entre églises différentes et communautés musulmanes différentes (notamment les sunnites, les chiites et les druzes). 8 révolutionnaire arabe qui traverse tout le monde arabe sous l’impulsion de la forte personnalité de Jamal Abdel Nasser, président de l’Egypte. Ce dernier s’oppose à la politique américaine dans la région qui tente de regrouper les pays arabes avec Israël dans un pacte anti-communiste (dit Pacte de Bagdad) ; la Syrie et l’Egypte forment la République Arabe unie, un coup d’Etat militaire en Irak abat la monarchie pro-occidentale des Hachémites ; la Jordanie elle aussi semble menacée. L’opinion libanaise se scinde en deux : les pro-occidentaux et les anti-impérialistes nassériens. Cette scission sera perçue comme l’expression d’un antagonisme communautaire, bien que le clivage soit loin d’être seulement un clivage chrétien/musulman9. En effet, de nombreuses personnalités chrétiennes sont en accord avec la politique anti-impérialiste de Nasser et des personnalités musulmanes soutiennent le président de la république, Camille Chamoun, notoirement pro occidental. La situation libanaise amènera à un débarquement de « marines » américain sur les plages de Beyrouth, puis à une solution régionale d’entente égypto-américaine pour l’élection à la présidence de la république du général en chef de l’armée libanaise, le général Fouad Chéhab, resté neutre dans le conflit. Mais cette mini guerre civile qui dure quelques mois et fait peu de victimes annonce déjà celle beaucoup plus importante et ravageuse qui s’étendra de 1975 à 1990 et causera plus de 150 000 victimes, 18 000 disparus et environ 600 000 déplacés à l’intérieur du pays. Ce second conflit s’inscrit à nouveau dans les dynamiques régionales et internationales qui soufflent sur la région et où le Liban est rendu à son statut d’Etat tampon où viennent se fixer plusieurs situations conflictuelles10. C’est ainsi que de 1975 à 1982, le Liban subit de plein fouet les retombées du conflit israélo-arabe. Chassés de Jordanie en septembre 1969, les mouvements de 9 Le conflit débute d’ailleurs par l’assassinat d’un journaliste chrétien aux opinions panarabes et nassériennes (Nassib El-Matni). En même temps, un journaliste chiite très réputé (Kamel Mroué) défend dans son quotidien des opinions favorables à l’Arabie saoudite qui pense déjà à un regroupement islamique sunnite conservateur pour s’opposer au nationalisme arabe laïc anti-impérialiste. 10 Voir Georges CORM, Géopolitique du conflit libanais, La Découverte, Paris, 1986. 9 résistance armés palestiniens se réfugient au Liban d’où ils mènent des actions de guérilla contre le territoire israélien. L’armée israélienne procède alors à des représailles massives et démesurées sur le territoire libanais. Un nouveau clivage se crée dans l’opinion libanaise entre ceux qui soutiennent ces actions palestiniennes et ceux qui s’y opposent. De nouveau la logique communautaire s’empare de la façon de percevoir le conflit, les chrétiens étant supposés hostiles à la résistance palestinienne et les musulmans favorables. Comme en 1958 cependant, la réalité est beaucoup plus complexe. De nombreuses personnalités chrétiennes seront favorables à une alliance avec la résistance palestinienne pour combattre Israël ; mais en sens inverse plusieurs personnalités musulmanes seront du bord opposé. Pourtant de la même façon qu’en 1958, la perception générale locale, régionale et internationale sera qu’il s’agit exclusivement d’un affrontement entre chrétiens et musulmans. En fait, les problèmes posés par la présence armée palestinienne au Liban n’avaient aucun lien avec des questions d’identité communautaire. Il s’agissait alors de savoir jusqu’où pouvaient aller l’intensité des représailles de l’armée israélienne et s’il n’y avait pas de risque d’une occupation par cette armée des zones d’implantation des mouvements armés palestiniens, zones à majorité démographique musulmane. Mais ici à nouveau, c’est la logique même du système communautaire libanais qui facilite la vision du conflit comme un conflit essentiellement chrétien/musulman, d’autant que les protagonistes libanais cherchent à mobiliser la peur d’identités collectives communautaires qui seraient menacées de disparition (notamment la peur d’une implantation des réfugiés palestiniens au Liban qui se ferait essentiellement au détriment de la présence chrétienne). Israël envahira effectivement une partie du sud du Liban dès 1978, puis la moitié du Liban et en 1982 sa capitale Beyrouth, qu’elle assiège et martyrise pendant deux mois et demi, sous prétexte d’éradication de l’OLP du Liban, ce qu’elle 10 obtient grâce à une collaboration franco-américaine qui créera une Force multinationale d’intervention, composée de contingents américains, français, anglais et italiens11. Pourtant le conflit ne s’arrête pas. L’occupation israélienne suscite des violences entre la milice druze et celle chrétienne dans la région du Chouf, là même où avaient eu lieu les massacres de 1840 et de 1860. L’URSS, la Syrie et l’Iran interviennent massivement au Liban, pour mettre en échec la présence des contingents occidentaux et pour aider une nouvelle forme de résistance libanaise exclusivement cette fois contre l’occupant israélien, ce qui donne naissance au Hezbollah. Les violences au Liban seront aussi compliquées par la rivalité entre l’Irak sous le régime de Saddam Hussein qui veut contrer l’influence régionale de l’Iran et de la Syrie. Autant d’éléments qui prolongeront encore cette période de déstabilisation violente jusqu’à ce que la Syrie rejoigne en 1990 la coalition occidentale contre l’Irak qui a envahi le Koweït et se mette dans les bonnes grâces du gouvernement américain. C’est ainsi qu’à partir de l’accord de réconciliation nationale de Taëf, réalisé sous le parrainage direct de l’Arabie saoudite et avec l’approbation des Etats-Unis, le Liban sera placé sous un condominium syro-saoudo-américain dont l’homme de confiance sera Rafic Hariri, premier ministre sans interruption de 1992 à 2004 (à l’exception d’une période de 22 mois entre décembre 1998 et octobre 2000). La résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations Unies et la nouvelle déstabilisation du Liban Ce statu quo fragile est de nouveau menacé en septembre 2004, lorsque la France et les Etats-Unis décident de le remettre en cause et font adopter par le Conseil de sécurité des Nations Unies la résolution 1559 du 4 septembre de 11 Ces contingents étaient censés aider à l’évacuation des combattants de l’OLP au Liban et à la protection des populations civiles alors soumises à l’occupation israélienne, ce qui n’empêchera pas les massacres de Palestiniens en septembre 1982 au camp de Sabra et Chatila. Les deux contingents américain et français seront l’objet d’attentats meurtriers en octobre 1983. 11 cette année. Celle-ci s’inscrit dans le désir des Etats-Unis de remodeler le Moyen-Orient. Elle vise aussi bien à obtenir le retrait des troupes syriennes du Liban et la fin de l’influence de ce pays sur le Liban, qu’à susciter une forte opposition interne au Hezbollah qui est toujours armé et résiste à l’occupation israélienne, cependant que les autres milices libanaises ont été dissoutes depuis 199112. Cette déstabilisation entraîne l’assassinat de Hariri et de plusieurs personnalités politiques en 2005 et 2006, le retrait de la Syrie du Liban, une attaque israélienne qui dure 33 jours en juillet août 2006 pour tenter d’éradiquer le Hezbollah, comme elle l’avait fait pour l’OLP en 1982. On le voit bien, le Liban est en effet un espace géographique sur lequel est installé un système communautaire pervers et perméable aux influences étrangères régionales et internationales. Ce système qui s’apparente à une fédération de communautés religieuses fait apparaître tout conflit interne comme un conflit communautaire, même lorsque les enjeux sont exclusivement profanes et liés aux grands conflits qui déchirent le Proche-Orient depuis le XIXe siècle. De plus, la réalité sur le terrain est beaucoup plus nuancée ou peut même rassembler dans les clivages et oppositions internes des personnalités de différentes communautés. C’est ainsi qu’aujourd’hui le très fort clivage qui rythme la vie politique libanaise demeure celui entre, d’une part, les partisans d’une politique pro-occidentale (et donc qui fait abstraction de l’appui donné à Israël, y compris dans le maintien de son survol du territoire libanais ou autres agressions de la souveraineté libanaise) et dont le but est de parvenir à démanteler la branche armée du Hezbollah ou à l’intégrer dans l’armée libanaise (coalition dite du 14 mars) et, d’autre part, les partisans du maintien de l’appui au Hezbollah et à sa doctrine de résistance à la politique occidentale dans la région et de gardien sourcilleux de la souveraineté libanaise vis-à-vis d’Israël (coalition dite du 8 12 On pourra se référer à l’ouvrage de Richard LABEVIERE, Le grand retournement. BagdadBeyrouth, Seuil, Paris, 2006, ainsi qu’à Eric AEISCHMANN et Christophe BOLTANSKI, Chirac d’Arabie. Les mirages d’une politique française, Grasset, Paris, 2006. 12 mars)13. Deux coalitions politiques s’affrontent depuis 2005. Elles sont transcommunautaires, le plus grand parti chrétien (celui du Général Michel Aoun) étant allié du Hezbollah, cependant que le second parti chrétien, celui des Forces libanaises, est allié du clan opposé au Hezbollah (celui conduit par le Courant du futur dirigé par les héritiers de Rafic Hariri). En fait, un élément de complication additionnelle de la scène politique libanaise et de ses contradictions se trouve dans une compétition de plus en plus tendue entre dirigeants de la communauté sunnite et dirigeants de la communauté chiite (base du Hezbollah). Il s’agit depuis quelques années d’un clivage régional fort qui tente d’opposer à l’échelle de la région sunnites et chiites, notamment dans la situation irakienne depuis l’invasion américaine de ce pays. Un axe chiite (ou appelé parfois « triangle chiite ») comprenant l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Hezbollah, ou encore d’autres communautés chiites comme à Bahrein ou au Yémen, est considéré comme subversif pour les intérêts de l’Occident et ceux de l’Etat d’Israël, cependant que l’axe sunnite qui s’y opposerait est vu comme favorable à ces intérêts. Cet axe reposerait sur la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Egypte. Cette querelle régionale nouvelle s’est emparée de la scène libanaise, tout comme autrefois les clivages régionaux dus à la Guerre froide, puis au conflit israélo-palestinien ou la guerre entre l’Irak et l’Iran. Bien plus, les dramatiques évènements de Syrie pèsent aujourd’hui lourdement sur la vie politique du pays, l’un des deux grands blocs politiques soutenant le régime syrien et l’autre les insurgés « anti-régime ». 3. Les conditions préalables à l’émancipation du Liban de son statut d’Etat tampon 13 Ces appellations font référence aux dates des manifestations de masse qui ont eu lieu après l’assassinat de Rafic Hariri, les unes huant le régime syrien considéré comme responsable de l’assassinat de Rafic Hariri ; les autres au contraire s’élevant contre cette accusation à sens unique. 13 Il n’est pas aisé d’extraire le Liban de ce contexte régional mouvementé. Tant que les conflits à l’échelle régionale demeureront aussi brûlants, l’entité libanaise aura peu de chances de s’émanciper de son statut d’Etat tampon. En effet, les nombreuses associations de la société civile aux aspirations réformistes et citoyennes ne disposent pas des moyens financiers et médiatiques adéquats pour faire progresser une culture de la citoyenneté et un projet de réformes politiques aboutissant à décommunautariser l’Etat, mais aussi les grandes institutions socio-éducatives, premier pas indispensable pour mettre fin aux influences étrangères massives sur le sol libanais. Deux éléments clés sont avancés par les partisans d’une réforme du système politique libanais. En priorité, l’introduction d’un système électoral à la proportionnelle qui casserait les polarisations politiques aiguës liées aux évolutions et tensions du contexte régional mouvementé, évolutions dont souffre le pays depuis son accession à l’ordre régional au XIXe siècle puis à l’indépendance au XXe siècle. Mais aussi l’introduction d’un statut personnel unifié d’ordre civil permettant au Libanais d’échapper au carcan communautaire et de développer l’esprit civique. J’y ajouterai une autre réforme indispensable qui consisterait à doter les communautés religieuses d’un régime de droit civil en lieu et place du régime de droit public dont elles jouissent et qui en fait les intermédiaires obligés entre l’Etat et le citoyen14. Par ailleurs, il conviendrait que l’Etat reprenne une politique de développement équitable et favorable à toutes les régions du pays afin de briser la très forte polarisation des activités économiques et financières dans la capitale libanaise et de mettre un terme au développement des injustices sociales, au chômage, à la marginalisation, dues à une forte concentration de fortunes aux mains de quelques groupes politico-financiers et commerciaux. Le dépérissement 14 Nous avons développé en détail les réformes nécessaires dans la conclusion de notre ouvrage, Le Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, Paris, 2012. 14 économique des régions libanaises constitue le terreau fertile au développement des intégrismes communautaires et des fanatismes politico-religieux et donc au maintien dans le statut d’Etat tampon qu’il a acquis dès sa naissance dans l’ordre régional au XIXe siècle. Certes, il peut apparaître utopique de voir le Liban multi-communautaire s’extraire d’une conjoncture régionale marquée de déchirements de plus en plus violents depuis le début du nouveau siècle, inauguré par l’invasion américaine de l’Irak et la perpétuation de la colonisation israélienne dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967. De plus, cette conjoncture est caractérisée par l’affirmation de plus en plus fondamentaliste de certains Etats de la région se déclarant défenseurs de religion, qu’il s’agisse du judaïsme ou de l’islam dans ses versions sunnite et chiite et, en conséquence, pesant sur les communautés religieuses libanaises. Mais ceci n’empêche pas la vitalité des très nombreuses associations libanaises travaillant sur les réformes nécessaires à faire émerger une citoyenneté libanaise indépendante des affiliations communautaires. Le Liban plus que jamais est vibrant de rassemblements citoyens, de « sit-in », voire de grèves et de revendications qui n’ont pas de caractère communautaire, mais au contraire visent à établir une égalité réelle entre hommes et femmes de toutes confessions religieuses ou à réaliser des revendications sociales de plus en plus fortes. Nul ne peut donc prévoir de quoi sera fait l’avenir du Liban : d’une implosion sectaire entraînée par une aggravation des douloureux évènements de Syrie ; ou bien d’une révolution civique au vrai sens du terme, révolution qui entraînerait le peuple de toutes les communautés contre des dirigeants souvent usés, déconsidérés et peu crédibles selon les critères d’une citoyenneté rigoureuse. Une citoyenneté visant à créer enfin une société dé-segmentée et libérée des mille et une contraintes communautaires qui continuent d’hypothéquer l’avenir du 15 pays et d’entraîner l’émigration des meilleurs de ses fils aux quatre coins du monde depuis 1840. Bibliographie succincte : Denise AMMOUN, Histoire du Liban contemporain 1860-1943, Fayard, Paris, 1997 et Histoire du Liban contemporain 1943-1990, Fayard, Paris, 2005. Joseph G. CHAMI, Le Mémorial du Liban, 5 volumes, édité par les soins de l’auteur, Beyrouth, 2003-2010. Dominique CHEVALIER, La société du Mont Liban à l’époque de la révolution industrielle en Europe, Paul Geuthner, Paris, 1971. Georges CORM, Le Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, Paris, 2003 (édition poche mise à jour en 2012). Mounir CORM, Pour une troisième république au Liban. Etude critique pour une sortie de Taëf, L’Harmattan, Paris, 2012. T. HANF, A. MESSARA et H. REINSTROM (sous la direction), La société de concordance, approche comparative (actes du symposium organisé par le Goethe-Institut sur « La régulation démocratique des conflits dans les sociétés plurales), Publications de l’Université Libanaise, Beyrouth, 1986. Kamal HAMDAN, Le conflit libanais. Communautés religieuses, classes sociales et identité nationale, Institut de recherches des Nations unies pour le développement social (U.N.R.I.S.D.), Carnet éditions, Genève, 1997. 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