Les déterminants des conflits libanais et les modes

Transcription

Les déterminants des conflits libanais et les modes
Paru dans l’ouvrage collectif Déterminants des conflits et nouvelles formes de
prévention, sous la direction de J.P. Vettovaglia, éditions Bruylant, Bruxelles.
Les déterminants des conflits libanais et les modes d’apaisement
par
Georges Corm
1. Le contexte des rivalités coloniales en Méditerranée et la naissance de
l’entité du Mont-Liban
L’entité libanaise moderne est née au XIXe siècle dans un contexte historique
marqué par les interventions des puissances européennes dans les affaires
intérieures de l’empire ottoman. La montagne et la côte libanaise étaient parties
de cet empire multi-ethnique et multi-religieux depuis le XVIe siècle. Cette petite
région de l’empire avait fasciné de nombreux voyageurs européens ayant
accompli leur pèlerinage en Orient. L’interpénétration des communautés
religieuses et leur diversité suscitaient une forte curiosité qui allait de pair avec
les ambitions des puissances européennes en Asie mineure et dans les Balkans.
Le Liban était donc devenu célèbre en France par la description de ses
communautés religieuses qu’en avaient faite des hommes de lettres aussi
éminents que Gérard de Nerval et Alphonse de Lamartine.
C’est l’expédition de Napoléon Bonaparte en Egypte en 1798 qui avait ouvert
une ère de compétition entre la France, la Grande Bretagne et la Russie pour le
contrôle de la Méditerranée et de la route des Indes. Le territoire libanais sera
victime de cette compétition qui se double d’une compétition entre grandes
familles de la Montagne libanaise (désignée sous l’appellation de « Mont
Liban ») pour la prééminence dans l’ordre féodal tributaire et transcommunautaire qui y règne. Le Mont Liban dépend administrativement suivant
les périodes de l’un ou l’autre des sièges de gouverneurs de l’empire ottoman
1
(Saida,
Damas
ou
Saint
Jean
d’Acre).
Les
chefs
locaux
cherchent
traditionnellement à se gagner les faveurs de ces gouverneurs tout puissants
pour élargir leur zone d’influence et les territoires de perception du tribut dont ils
sont allocataires pour le compte de l’empire. Les querelles et violences qui
peuvent survenir dans le Mont Liban n’ont aucune coloration communautaire,
ces familles ayant souvent sous leur contrôle des paysans comme des notables
de toutes les communautés. En fait, les querelles portent sur l’appropriation de
sources d’eau ou l’extension de domaines agricoles, sources de la puissance
économique et politique.
C’est à partir de la rivalité des puissances européennes en Méditerranée que les
chefs locaux réaliseront le bénéfice qu’ils peuvent tirer des contacts avec les
représentants de ces puissances qui sont prêts à les aider à s’émanciper de la
tutelle ottomane ou du moins à renforcer leur influence locale. La France forte de
sa qualité de « fille aînée » de l’Eglise romaine développe alors son influence sur
l’Eglise maronite restée fidèle à Rome. C’est une époque où cette Eglise devient
riche et puissante grâce à ses vastes domaines agricoles qu’elle a très bien su
mettre en valeur. Elle joue un rôle social majeur auprès des paysans d’où son
clergé est le plus souvent issu. Les contacts de ses savants avec l’Europe
remontent au début du XVIe siècle, notamment par l’ouverture d’un Collège
maronite à Rome en 1585.
L’Angleterre n’a pas cet avantage dans sa compétition avec la France. Aussi,
enverra-t-elle de nombreux missionnaires protestants1 et tentera-t-elle de se
concilier les bonnes grâces de la communauté druze, l’autre grande
communauté du Mont Liban à qui appartiennent de nombreuses familles
1
Beaucoup de missionnaires protestants viendront aussi des Etats-Unis et formeront en 1862
l’embryon d’une première université, le « Syrian Protestant College », qui deviendra au XXe siècle
l’Université américaine de Beyrouth. Il s’agit alors de rattraper le retard par rapport aux nombreux
missionnaires catholiques, italiens et français, en particulier au Liban et en Syrie qui acquièrent une forte
influence sur les églises locales.
2
puissantes. Dès 1840, un consul anglais à Beyrouth verra le danger de cette
politique française et écrira au ministère des Affaires étrangères à Londres pour
suggérer que le gouvernement anglais tente de convaincre la communauté
israélite d’Angleterre de s’implanter en Palestine, afin que l’empire britannique
dispose à son tour d’une communauté religieuse qui lui serait dévouée2.
L’instrumentalisation des identités religieuses locales a commencé en fait dès
l’expédition de Napoléon Bonaparte en Egypte, lorsqu’il promet d’œuvrer pour le
rétablissement de la grandeur d’un Etat islamique, tout en promettant aussi aux
Juifs de les rétablir en Palestine3.
Le jeu des familles de notabilités locales à l’intérieur des rivalités coloniales
C’est donc dans ce contexte de rivalités féroces entre puissances européennes
que l’entité libanaise va naître dans la douleur. Cette rivalité, notamment celle
franco-anglaise va s’emparer, en effet, de l’ambition et de la rivalité des
dirigeants locaux et plus particulièrement celle entre deux figures majeures de la
féodalité tributaire de l’histoire libanaise au XIXe siècle, l’émir Béchir Chéhab
(maronite, jouissant de l’appui de l’Eglise maronite)4 et l’émir Béchir Joumblatt
(druze, jouissant de l’appui ottoman et anglais). L’émir Béchir, qui était resté
prudemment à l’écart de cette rivalité lors de l’expédition de Napoléon
Bonaparte, va s’allier en 1830 avec Mohammed Ali, le puissant vice-roi d’Egypte
soutenu alors par la France. Il permettra l’entrée de troupes égyptiennes sur le
territoire libanais, troupes qui entreront aussi en Syrie puis en Anatolie,
2
Ceci sera réalisé au début du xxe siècle, en 1917, avec la Déclaration Balfour (ministre des
Affaires étrangères de l’époque) adressée à lord Rothschild pour lui promettre la création d’un « foyer
national juif » en Palestine. Pour plus de détails, voir Adel ISMAÏL, Histoire du Liban du XVIIe siècle à nos
jours, Tome IV, Redressement et déclin du féodalisme libanais 1840-1861, Beyrouth, 1958, pp. 160-161 où
sont citées les sources consulaires françaises à ce sujet.
3
Voir Christian CHERFILS, Bonaparte et l’Islam, Pedone, Paris, 1914.
4
On notera ici que l’émir appartient à l’origine à une grande famille musulmane sunnite ; il s’est
converti au christianisme vraisemblablement pour jouir du soutien de la puissante église maronite et aussi
de la France.
3
menaçant l’empire ottoman en plein déclin. Cette alliance permet à l’émir Béchir
d’évincer son redoutable concurrent, l’émir Béchir Joumblatt dans le contrôle de
la Montagne. La Grande Bretagne réagit cependant énergiquement et sa flotte
bombarde sauvagement la ville de Beyrouth en 1840, ce qui entraîne le départ
des troupes égyptiennes.
En même temps ont lieu les premiers troubles communautaires entre druzes et
maronites dans la montagne libanaise. Le communautarisme va désormais
rythmer la vie du pays et servir de base à ses institutions. Entre 1840 et 1860, le
Mont Liban va vivre une phase de forte déstabilisation caractérisée par les
premiers massacres intercommunautaires entre maronites et druzes, qui finiront
par amener un débarquement français au Liban en 1860. Entre-temps, de 1842
à 1860, le Mont Liban aura été divisé par accord entre l’empire ottoman et les
puissances européennes, en deux préfectures, l’une maronite et l’autre druze.
L’expérience fut un échec total, d’autant que la mixité entre druzes et maronites
était restée très forte en dépit des premiers massacres de 1840. Mais désormais
le communautarisme s’est emparé des formes de gestion du pouvoir et ne les
quittera plus en dépit des aspirations de très nombreux Libanais.
Du Petit Liban au Grand Liban et à l’indépendance (1860-1919/1943)
En 1860, suite à de nouveaux massacres, Napoléon III envoie au Liban une
flotte française pour rassurer la population chrétienne et confirmer l’apaisement.
En 1861, un nouveau régime politique (régime de la Mutassarifia) est institué
dans la montagne par consensus entre l’empire ottoman et les puissances
européennes en vertu duquel un gouverneur ottoman, mais choisi dans la
population chrétienne de l’empire (à l’exception des chrétiens du Liban), est
nommé par le Sultan. Un conseil représentatif des communautés religieuses
siège auprès de lui. De plus un conseil des consuls des puissances européennes
intervenantes dans les affaires du Liban (France, Angleterre, Prusse, Autriche,
4
Russie) exerce un droit de contrôle sur les actes du gouverneur. Certains
Libanais interprèteront la création de cette assemblée comme le début d’un
processus de démocratisation de la vie politique. Alors qu’il consacre à la fois la
communautarisation de la vie politique et une double tutelle ottomane et
coloniale sur le pays. Les frontières de la mutassarifia sont amputées de la
plaine de la Békaa et de larges régions fertiles du nord du Liban, d’où le nom
donné de Petit Liban, par opposition au Grand Liban dont la puissance
mandataire
française
proclamera
le
rétablissement
dans
les
frontières
précédentes en 1920 avec Beyrouth pour capitale.
L’indépendance, obtenue en 1943, s’est concrétisée grâce à un appui anglais
important contre la France très affaiblie par l’occupation nazie, mais elle est
aussi le résultat d’un compromis majeur entre notabilités de la communauté
chrétienne maronite et celles de la communauté musulmane sunnite. Ce
compromis, appelé Pacte national, prévoit que désormais les chrétiens acceptent
de ne plus être soumis à l’influence politique de l’Occident, notamment de la
France, cependant que les musulmans renoncent au projet de fusion du Liban
dans une entité arabe plus large (notamment l’entité syrienne). Les chrétiens
reconnaissent aussi que le Liban est à « visage arabe »5 et devient membre de
la Ligue des Etats arabes qui se constitue en 1945. Un article 95 de la
constitution prévoit que, dans un esprit de concorde et de « façon provisoire »,
les fonctions publiques seront réparties équitablement entre les communautés6.
Le communautarisme dans la vie publique du pays est ainsi réaffirmé.
Par ailleurs, un arrêté du Haut Commissaire français au Liban avait consacré en
1936 l’existence de 15 communautés qualifiées d’ « historiques », exerçant des
5
La constitution libanaise, telle qu’amendée par l’accord de Taëf de 1989, confirmera l’identité
arabe complète du Liban, mais dans un contexte de conflits interarabes de plus en plus exacerbé ; de quelle
arabité s’agira-t-il politiquement, celle pratiquée par l’idéologie baathiste du régime syrien ou celle mêlée
d’islam rigoriste de l’Arabie saoudite ? Ce changement de langage ne résout en rien le problème du Liban.
6
Notons ici que la constitution telle qu’amendée en 1989 a prévu un mécanisme de sortie du
« confessionnalisme politique », mécanisme qui n’a jamais été mis en place jusqu’ici.
5
fonctions de droit public pour toutes les questions de statut personnel (mariage,
divorce, garde des enfants et successions). Cet arrêté avait aussi prévu une
communauté dite de droit commun pour ceux des Libanais qui ne souhaiteraient
pas être régis par les lois de leur communauté dans leur vie privée. Jusqu'à
aujourd’hui, cette communauté n’a pas vu le jour.
2. La conjonction du système communautaire et du statut d’Etat tampon
crée les conditions d’une auto-perpétuation de l’instabilité et des troubles
récurrents
En réalité, ce rapide aperçu historique sur la naissance du Liban moderne nous
montre un territoire disputé entre grandes puissances européennes, notamment
la France et l’Angleterre, d’un côté et, de l’autre, l’empire ottoman. L’entité qui
émerge des évènements dramatiques de la période 1840-1860 constitue en
réalité un compromis entre ambitions rivales. C’est donc une entité « tampon »
qui émerge progressivement dans l’ordre régional et international. Jusqu’à
présent, comme nous allons le voir, le Liban ne s’est pas extrait de cette situation
inconfortable qui est perpétuée par le système communautaire lui-même et les
ambitions continues de puissances régionales et internationales au Levant. C’est
sur son territoire et à travers un jeu ouvert d’influence sur les notabilités des
communautés religieuses que se traduisent les rapports entre puissances
régionales et internationales pour le contrôle du Proche-Orient.
Le système de répartition communautaire du pouvoir : canal de la permanence
des influences étrangères
On trouve ainsi jusqu’à ce jour des familles de notables qui peuvent d’autant plus
facilement s’auto-perpétuer à travers leur descendance qu’ils sont soutenus par
des
puissances
régionales
(Egypte,
6
Iran,
Syrie,
Arabie
saoudite)
ou
internationales (Etats-Unis, Angleterre, France, notamment) 7. A côté de ces
familles influentes de notables qui fournissent députés et ministres, les
institutions religieuses des communautés sont omni- présentes dans la vie des
Libanais. D’abord dans le domaine éducatif où les communautés religieuses ont
créé depuis longtemps de nombreuses écoles et universités avec souvent des
financements et aides venus de l’extérieur et provenant de pays se considérant
protecteurs de telle ou telle communauté,
mais aussi des programmes qui
correspondent aux croyances religieuses et politiques des financiers extérieurs
et des autorités religieuses locales. De même de vastes réseaux d’organisation
caritatives et des hôpitaux très modernes sont gérés par les communautés. Les
services publics de l’Etat n’exercent le plus souvent qu’une fonction résiduelle
dans les domaines de l’éducation et de la santé. Ensuite, pour tous les actes
relatifs à la vie privée des citoyens, notamment le mariage, le divorce et les
successions, ce sont les communautés religieuses qui sont compétentes et qui
ont leurs tribunaux spécifiques statuant en matière de statut personnel. C’est
pourquoi, les registres de l’état civil tenu par l’Etat mentionnent toujours
l’appartenance des inscrits à telle ou telle des communautés religieuses
reconnues officiellement par l’Etat.
Ainsi donc le citoyen libanais est enserré dans une camisole communautaire qui
réduit considérablement sa faculté et sa liberté de jugement. Les grands médias
sont eux-mêmes possédés par des chefs politiques communautaires ou des
personnalités ou riches hommes d’affaires proches des milieux communautaires.
Avec le temps, la répartition communautaire des fonctions publiques civiles et
militaires est devenue de plus en plus rigide. Alors que du temps du mandat
7
On peut remarquer que cette structure socio-anthropologique du Liban et les troubles qu’elle
entraîne du fait des allégeances différentes des notabilités principales du pays se retrouve dans l’histoire de
l’île de Corse, sous souveraineté de la République de Gênes plusieurs siècles durant. Mais objet des
rivalités des puissances européennes pour son contrôle (France, Angleterre, Espagne, Empire austrohongrois), compte tenu – comme pour le Mont Liban – de son emplacement stratégique en Méditerranée.
Voir à ce sujet la substantielle biographie de la famille Paoli de Michel VERGE-FRANCESCHI, Paoli, un
Corse des Lumières, Fayard, Paris, 2005.
7
français et des premières années de l’indépendance, cette répartition restait
approximative et souple, elle s’exerce aujourd’hui jusqu’au poste de 3e catégorie
dans les administrations publiques et la répartition ne porte pas simplement sur
l’équilibre global entre chrétiens et musulmans, mais descend au niveau de la
sous-répartition des postes entre différentes communautés chrétiennes et
musulmanes8. Les nominations dans la fonction publique demandent donc en
général un appui des notabilités civiles et religieuses dans chaque communauté.
On comprend que dans un tel contexte, l’esprit de citoyenneté et d’appartenance
soit extrêmement faible. C’est pourquoi, le Liban aura connu des crises très
graves, sitôt que l’environnement régional se dégrade. Durant l’époque de la
Mutassarifia de 1861 à 1914, le Petit Liban restera très calme, les puissances
étant occupées principalement à démanteler l’empire ottoman dans ses
provinces balkaniques et non point dans ses provinces arabes. La première
guerre mondiale créera beaucoup de problèmes au Liban (famine, pendaison
par le gouverneur turc de personnalités de toutes les communautés réclamant
l’indépendance et ayant eu des contacts avec les consuls des puissances
européennes en poste à Beyrouth). A l’issue de la guerre, cependant, la France
mandataire eût à faire face à une fronde syrienne et aux protestations de la
séparation du Liban d’avec l’intérieur syrien, ce qui entraîna dans la communauté
sunnite libanaise un certain irrédentisme. Comme nous l’avons vu, ces
problèmes furent réglés par le Pacte national.
Les conflits de 1958 et de 1975-1990
En 1958 toutefois, soit 15 ans après l’accession du Liban à l’indépendance en
1943, une première grande crise secoue le Liban dans le contexte du souffle
8
L’accord de Taëf de 1989 a fixé la répartition globale entre chrétiens et musulmans à 50/50 à la
chambre des députés et dans les postes de première catégorie dans l’administration. Il exige aussi que soit
pris en considération la sous-répartition entre églises différentes et communautés musulmanes différentes
(notamment les sunnites, les chiites et les druzes).
8
révolutionnaire arabe qui traverse tout le monde arabe sous l’impulsion de la
forte personnalité de Jamal Abdel Nasser, président de l’Egypte. Ce dernier
s’oppose à la politique américaine dans la région qui tente de regrouper les pays
arabes avec Israël dans un pacte anti-communiste (dit Pacte de Bagdad) ; la
Syrie et l’Egypte forment la République Arabe unie, un coup d’Etat militaire en
Irak abat la monarchie pro-occidentale des Hachémites ; la Jordanie elle aussi
semble menacée. L’opinion libanaise se scinde en deux : les pro-occidentaux et
les anti-impérialistes nassériens. Cette scission sera perçue comme l’expression
d’un antagonisme communautaire, bien que le clivage soit loin d’être seulement
un clivage chrétien/musulman9. En effet, de nombreuses personnalités
chrétiennes sont en accord avec la politique anti-impérialiste de Nasser et des
personnalités musulmanes soutiennent le président de la république, Camille
Chamoun, notoirement pro occidental. La situation libanaise amènera à un
débarquement de « marines » américain sur les plages de Beyrouth, puis à une
solution régionale d’entente égypto-américaine pour l’élection à la présidence de
la république du général en chef de l’armée libanaise, le général Fouad Chéhab,
resté neutre dans le conflit. Mais cette mini guerre civile qui dure quelques mois
et fait peu de victimes annonce déjà celle beaucoup plus importante et
ravageuse qui s’étendra de 1975 à 1990 et causera plus de 150 000 victimes, 18
000 disparus et environ 600 000 déplacés à l’intérieur du pays.
Ce second conflit s’inscrit à nouveau dans les dynamiques régionales et
internationales qui soufflent sur la région et où le Liban est rendu à son statut
d’Etat tampon où viennent se fixer plusieurs situations conflictuelles10. C’est ainsi
que de 1975 à 1982, le Liban subit de plein fouet les retombées du conflit
israélo-arabe. Chassés de Jordanie en septembre 1969, les mouvements de
9
Le conflit débute d’ailleurs par l’assassinat d’un journaliste chrétien aux opinions panarabes et
nassériennes (Nassib El-Matni). En même temps, un journaliste chiite très réputé (Kamel Mroué) défend
dans son quotidien des opinions favorables à l’Arabie saoudite qui pense déjà à un regroupement islamique
sunnite conservateur pour s’opposer au nationalisme arabe laïc anti-impérialiste.
10
Voir Georges CORM, Géopolitique du conflit libanais, La Découverte, Paris, 1986.
9
résistance armés palestiniens se réfugient au Liban d’où ils mènent des actions
de guérilla contre le territoire israélien. L’armée israélienne procède alors à des
représailles massives et démesurées sur le territoire libanais. Un nouveau
clivage se crée dans l’opinion libanaise entre ceux qui soutiennent ces actions
palestiniennes et ceux qui s’y opposent. De nouveau la logique communautaire
s’empare de la façon de percevoir le conflit, les chrétiens étant supposés hostiles
à la résistance palestinienne et les musulmans favorables. Comme en 1958
cependant, la réalité est beaucoup plus complexe. De nombreuses personnalités
chrétiennes seront favorables à une alliance avec la résistance palestinienne
pour
combattre
Israël ;
mais
en
sens
inverse
plusieurs
personnalités
musulmanes seront du bord opposé. Pourtant de la même façon qu’en 1958, la
perception générale locale, régionale et internationale sera qu’il s’agit
exclusivement d’un affrontement entre chrétiens et musulmans.
En fait, les problèmes posés par la présence armée palestinienne au Liban
n’avaient aucun lien avec des questions d’identité communautaire. Il s’agissait
alors de savoir jusqu’où pouvaient aller l’intensité des représailles de l’armée
israélienne et s’il n’y avait pas de risque d’une occupation par cette armée des
zones d’implantation des mouvements armés palestiniens, zones à majorité
démographique musulmane. Mais ici à nouveau, c’est la logique même du
système communautaire libanais qui facilite la vision du conflit comme un conflit
essentiellement chrétien/musulman, d’autant que les protagonistes libanais
cherchent à mobiliser la peur d’identités collectives communautaires qui seraient
menacées de disparition (notamment la peur d’une implantation des réfugiés
palestiniens au Liban qui se ferait essentiellement au détriment de la présence
chrétienne).
Israël envahira effectivement une partie du sud du Liban dès 1978, puis la moitié
du Liban et en 1982 sa capitale Beyrouth, qu’elle assiège et martyrise pendant
deux mois et demi, sous prétexte d’éradication de l’OLP du Liban, ce qu’elle
10
obtient grâce à une collaboration franco-américaine qui créera une Force
multinationale d’intervention, composée de contingents américains, français,
anglais et italiens11. Pourtant le conflit ne s’arrête pas. L’occupation israélienne
suscite des violences entre la milice druze et celle chrétienne dans la région du
Chouf, là même où avaient eu lieu les massacres de 1840 et de 1860. L’URSS,
la Syrie et l’Iran interviennent massivement au Liban, pour mettre en échec la
présence des contingents occidentaux et pour aider une nouvelle forme de
résistance libanaise exclusivement cette fois contre l’occupant israélien, ce qui
donne naissance au Hezbollah. Les violences au Liban seront aussi compliquées
par la rivalité entre l’Irak sous le régime de Saddam Hussein qui veut contrer
l’influence régionale de l’Iran et de la Syrie. Autant d’éléments qui prolongeront
encore cette période de déstabilisation violente jusqu’à ce que la Syrie rejoigne
en 1990 la coalition occidentale contre l’Irak qui a envahi le Koweït et se mette
dans les bonnes grâces du gouvernement américain. C’est ainsi qu’à partir de
l’accord de réconciliation nationale de Taëf, réalisé sous le parrainage direct de
l’Arabie saoudite et avec l’approbation des Etats-Unis, le Liban sera placé sous
un condominium syro-saoudo-américain dont l’homme de confiance sera Rafic
Hariri, premier ministre sans interruption de 1992 à 2004 (à l’exception d’une
période de 22 mois entre décembre 1998 et octobre 2000).
La résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations Unies et la nouvelle
déstabilisation du Liban
Ce statu quo fragile est de nouveau menacé en septembre 2004, lorsque la
France et les Etats-Unis décident de le remettre en cause et font adopter par le
Conseil de sécurité des Nations Unies la résolution 1559 du 4 septembre de
11
Ces contingents étaient censés aider à l’évacuation des combattants de l’OLP au Liban et à la
protection des populations civiles alors soumises à l’occupation israélienne, ce qui n’empêchera pas les
massacres de Palestiniens en septembre 1982 au camp de Sabra et Chatila. Les deux contingents américain
et français seront l’objet d’attentats meurtriers en octobre 1983.
11
cette année. Celle-ci s’inscrit dans le désir des Etats-Unis de remodeler le
Moyen-Orient. Elle vise aussi bien à obtenir le retrait des troupes syriennes du
Liban et la fin de l’influence de ce pays sur le Liban, qu’à susciter une forte
opposition interne au Hezbollah qui est toujours armé et résiste à l’occupation
israélienne, cependant que les autres milices libanaises ont été dissoutes depuis
199112. Cette déstabilisation entraîne l’assassinat de Hariri et de plusieurs
personnalités politiques en 2005 et 2006, le retrait de la Syrie du Liban, une
attaque israélienne qui dure 33 jours en juillet août 2006 pour tenter d’éradiquer
le Hezbollah, comme elle l’avait fait pour l’OLP en 1982.
On le voit bien, le Liban est en effet un espace géographique sur lequel est
installé un système communautaire pervers et perméable aux influences
étrangères régionales et internationales. Ce système qui s’apparente à une
fédération de communautés religieuses fait apparaître tout conflit interne comme
un conflit communautaire, même lorsque les enjeux sont exclusivement profanes
et liés aux grands conflits qui déchirent le Proche-Orient depuis le XIXe siècle.
De plus, la réalité sur le terrain est beaucoup plus nuancée ou peut même
rassembler dans les clivages et oppositions internes des personnalités de
différentes communautés. C’est ainsi qu’aujourd’hui le très fort clivage qui rythme
la vie politique libanaise demeure celui entre, d’une part, les partisans d’une
politique pro-occidentale (et donc qui fait abstraction de l’appui donné à Israël, y
compris dans le maintien de son survol du territoire libanais ou autres agressions
de la souveraineté libanaise) et dont le but est de parvenir à démanteler la
branche armée du Hezbollah ou à l’intégrer dans l’armée libanaise (coalition dite
du 14 mars) et, d’autre part, les partisans du maintien de l’appui au Hezbollah et
à sa doctrine de résistance à la politique occidentale dans la région et de gardien
sourcilleux de la souveraineté libanaise vis-à-vis d’Israël (coalition dite du 8
12
On pourra se référer à l’ouvrage de Richard LABEVIERE, Le grand retournement. BagdadBeyrouth, Seuil, Paris, 2006, ainsi qu’à Eric AEISCHMANN et Christophe BOLTANSKI, Chirac
d’Arabie. Les mirages d’une politique française, Grasset, Paris, 2006.
12
mars)13. Deux coalitions politiques s’affrontent depuis 2005. Elles sont transcommunautaires, le plus grand parti chrétien (celui du Général Michel Aoun)
étant allié du Hezbollah, cependant que le second parti chrétien, celui des
Forces libanaises, est allié du clan opposé au Hezbollah (celui conduit par le
Courant du futur dirigé par les héritiers de Rafic Hariri).
En fait, un élément de complication additionnelle de la scène politique libanaise
et de ses contradictions se trouve dans une compétition de plus en plus tendue
entre dirigeants de la communauté sunnite et dirigeants de la communauté chiite
(base du Hezbollah). Il s’agit depuis quelques années d’un clivage régional fort
qui tente d’opposer à l’échelle de la région sunnites et chiites, notamment dans
la situation irakienne depuis l’invasion américaine de ce pays. Un axe chiite (ou
appelé parfois « triangle chiite ») comprenant l’Iran, l’Irak, la Syrie et le
Hezbollah, ou encore d’autres communautés chiites comme à Bahrein ou au
Yémen, est considéré comme subversif pour les intérêts de l’Occident et ceux de
l’Etat d’Israël, cependant que l’axe sunnite qui s’y opposerait est vu comme
favorable à ces intérêts. Cet axe reposerait sur la Turquie, l’Arabie saoudite et
l’Egypte. Cette querelle régionale nouvelle s’est emparée de la scène libanaise,
tout comme autrefois les clivages régionaux dus à la Guerre froide, puis au
conflit israélo-palestinien ou la guerre entre l’Irak et l’Iran. Bien plus, les
dramatiques évènements de Syrie pèsent aujourd’hui lourdement sur la vie
politique du pays, l’un des deux grands blocs politiques soutenant le régime
syrien et l’autre les insurgés « anti-régime ».
3. Les conditions préalables à l’émancipation du Liban de son statut d’Etat
tampon
13
Ces appellations font référence aux dates des manifestations de masse qui ont eu lieu après
l’assassinat de Rafic Hariri, les unes huant le régime syrien considéré comme responsable de l’assassinat de
Rafic Hariri ; les autres au contraire s’élevant contre cette accusation à sens unique.
13
Il n’est pas aisé d’extraire le Liban de ce contexte régional mouvementé. Tant
que les conflits à l’échelle régionale demeureront aussi brûlants, l’entité libanaise
aura peu de chances de s’émanciper de son statut d’Etat tampon. En effet, les
nombreuses associations de la société civile aux aspirations réformistes et
citoyennes ne disposent pas des moyens financiers et médiatiques adéquats
pour faire progresser une culture de la citoyenneté et un projet de réformes
politiques aboutissant à décommunautariser l’Etat,
mais aussi les grandes
institutions socio-éducatives, premier pas indispensable pour mettre fin aux
influences étrangères massives sur le sol libanais.
Deux éléments clés sont avancés par les partisans d’une réforme du système
politique libanais. En priorité, l’introduction d’un système électoral à la
proportionnelle qui casserait les polarisations politiques aiguës liées aux
évolutions et tensions du contexte régional mouvementé, évolutions dont souffre
le pays depuis son accession à l’ordre régional au XIXe siècle puis à
l’indépendance au XXe siècle. Mais aussi l’introduction d’un statut personnel
unifié d’ordre civil permettant au Libanais d’échapper au carcan communautaire
et de développer l’esprit civique. J’y ajouterai une autre réforme indispensable
qui consisterait à doter les communautés religieuses d’un régime de droit civil en
lieu et place du régime de droit public dont elles jouissent et qui en fait les
intermédiaires obligés entre l’Etat et le citoyen14.
Par ailleurs, il conviendrait que l’Etat reprenne une politique de développement
équitable et favorable à toutes les régions du pays afin de briser la très forte
polarisation des activités économiques et financières dans la capitale libanaise et
de mettre un terme au développement des injustices sociales, au chômage, à la
marginalisation, dues à une forte concentration de fortunes aux mains de
quelques groupes politico-financiers et commerciaux. Le dépérissement
14
Nous avons développé en détail les réformes nécessaires dans la conclusion de notre ouvrage, Le
Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, Paris, 2012.
14
économique des régions libanaises constitue le terreau fertile au développement
des intégrismes communautaires et des fanatismes politico-religieux et donc au
maintien dans le statut d’Etat tampon qu’il a acquis dès sa naissance dans
l’ordre régional au XIXe siècle.
Certes, il peut apparaître utopique de voir le Liban multi-communautaire
s’extraire d’une conjoncture régionale marquée de déchirements de plus en plus
violents depuis le début du nouveau siècle, inauguré par l’invasion américaine de
l’Irak et la perpétuation de la colonisation israélienne dans les territoires
palestiniens occupés depuis 1967. De plus, cette conjoncture est caractérisée
par l’affirmation de plus en plus fondamentaliste de certains Etats de la région se
déclarant défenseurs de religion, qu’il s’agisse du judaïsme ou de l’islam dans
ses versions sunnite et chiite et, en conséquence, pesant sur les communautés
religieuses libanaises. Mais ceci n’empêche pas la vitalité des très nombreuses
associations libanaises travaillant sur les réformes nécessaires à faire émerger
une citoyenneté libanaise indépendante des affiliations communautaires. Le
Liban plus que jamais est vibrant de rassemblements citoyens, de « sit-in », voire
de grèves et de revendications qui n’ont pas de caractère communautaire, mais
au contraire visent à établir une égalité réelle entre hommes et femmes de toutes
confessions religieuses ou à réaliser des revendications sociales de plus en plus
fortes.
Nul ne peut donc prévoir de quoi sera fait l’avenir du Liban : d’une implosion
sectaire entraînée par une aggravation des douloureux évènements de Syrie ;
ou bien d’une révolution civique au vrai sens du terme, révolution qui entraînerait
le peuple de toutes les communautés contre des dirigeants souvent usés,
déconsidérés et peu crédibles selon les critères d’une citoyenneté rigoureuse.
Une citoyenneté visant à créer enfin une société dé-segmentée et libérée des
mille et une contraintes communautaires qui continuent d’hypothéquer l’avenir du
15
pays et d’entraîner l’émigration des meilleurs de ses fils aux quatre coins du
monde depuis 1840.
Bibliographie succincte :
Denise AMMOUN, Histoire du Liban contemporain 1860-1943, Fayard, Paris, 1997 et
Histoire du Liban contemporain 1943-1990, Fayard, Paris, 2005.
Joseph G. CHAMI, Le Mémorial du Liban, 5 volumes, édité par les soins de l’auteur,
Beyrouth, 2003-2010.
Dominique CHEVALIER, La société du Mont Liban à l’époque de la révolution
industrielle en Europe, Paul Geuthner, Paris, 1971.
Georges CORM, Le Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, Paris, 2003
(édition poche mise à jour en 2012).
Mounir CORM, Pour une troisième république au Liban. Etude critique pour une sortie
de Taëf, L’Harmattan, Paris, 2012.
T. HANF, A. MESSARA et H. REINSTROM (sous la direction), La société de
concordance, approche comparative (actes du symposium organisé par le Goethe-Institut
sur « La régulation démocratique des conflits dans les sociétés plurales), Publications de
l’Université Libanaise, Beyrouth, 1986.
Kamal HAMDAN, Le conflit libanais. Communautés religieuses, classes sociales et
identité nationale, Institut de recherches des Nations unies pour le développement social
(U.N.R.I.S.D.), Carnet éditions, Genève, 1997.
Adel ISMAIL, Histoire du Liban à nos jours, vol.I, Le Liban au temps de Fakhr-ed-din
(1590-1633), Maisonneuve, Paris, 1955, et surtout vol IV, Redressement et déclin du
féodalisme libanais (1840-1861), Beyrouth, 1958.
Georges NACCACHE, Un rêve libanais 1943-1972, Edition FMA, Beyrouth, 1983.
Antoine MESSARA (sous la direction), Partis et forces politiques au Liban. Engagement
et stratégie de paix et de démocratisation pour demain, Fondation libanaise pour la paix
civile permanente, Beyrouth, 1996.
16
Elizabeth PICARD, Liban, Etat de discorde. Des fondations aux guerres fratricides,
Flammarion, Paris, 1988.
Edmond RABBATH, La formation historique du Liban politique et constitutionnel. Essai
de synthèse, Publications de l’Université libanaise, Beyrouth, 1973.
Pierre RONDOT, Les Institutions politiques du Liban. Des communautés traditionnelles
à l’Etat moderne, Publications de l’institut d’études de l’Orient contemporain,
réimpression 1989.
17