Le Fouet - Numilog

Transcription

Le Fouet - Numilog
XXVI
La souffrance des autres ne m’affecte plus. Un rempart
de briques réfractaires s’est dressé entre leurs émotions et
les miennes. Ils m’ont fabriquée monstre. Dans leur laboratoire expérimental ils m’ont greffé une disquette à la
place du cœur. J’enregistre ; j’analyse ; je déduis ; je
copie ; je conserve. On peut me « travailler », modifier
mon code d’accès et même le contenu de mes projets.
Mais on ne peut pas effacer ma haine. Le programme est
déréglé. Ce qui n’était qu’une éventualité, un élément à
ranger aux côtés de la joie, la tristesse, la déception ou
l’engouement, a soudain glissé dans la mémoire vive.
Donc intouchable. C’est cette haine qui m’a rendue autonome et libre. Parce qu’elle n’a aucun objet précis. Elle
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s’attaque à tout, en bloc. Pas un nom. Pas un visage. Un
ensemble. Une foule. L’humanité tout entière. Si au moins
l’apocalypse se décidait à balayer ces fourmilières, ces
alvéoles remplis de larves, ces organismes inutiles qui ne
cessent de s’alimenter, de déféquer, de s’accoupler. Si au
moins une catastrophe géante s’abattait sur ces hordes
débiles, ces villes-clapiers dont on ne peut rien sauver ;
même pas les monuments. Même pas les cimetières, remplis de gens qui ont « cru bien faire ».
Je prie pour le déluge sans Noé, Ponce Pilate sans
Jésus.
Qu’il s’en lave les mains, et que les hommes s’entretuent. Qu’ils mettent en croix les justes, et que les
méchants l’emportent. Une fois en famille, ils s’élimineront par orgueil ou par intérêt. Le dernier se suicidera,
parce qu’il n’aura plus personne à commander, à humilier
sous sa botte.
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Ce jour-là je ressusciterai.
J’aurai brûlé les pages de la Bible, décroché tous les
crucifix des murs. Droite sur la terre calcinée, jonchée
de débris et de crânes vides, je m’imposerai au monde
comme une nouvelle vierge. Une vierge transparente,
sans organe, sans sexe. Ou alors un sexe si beau, si épargné des doigts, si préservé des bouches, que la paix, la
paix fertile qui se passe du geste ou du regard, me sera
enfin accordée.
Je me réincarnerai, oui. J’adopterai l’apparence de
celle qui désire, pour mieux châtier ceux qui m’approchent.
Au fond, je suis déjà réincarnée. Je châtie. J’en ai le
droit, le devoir, l’autorisation.
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XXVII
Malgré tout ce que j’avais vécu, à force de solitude et de
mauvaises lectures, je parvins à m’accrocher à l’idée du bonheur. A vingt ans, je connus un coup de foudre. Une femme
qui ne m’aima pas ; mais qui fit semblant. Une femme qui
me trompa, et qui me l’avoua, sans autre principe.
Elle rentra un matin et m’annonça : Ça y est. C’est fait.
Puis elle se faufila jusqu’à la salle de bains et prit une
douche.
Debout dans le couloir, mon bol du petit déjeuner à la
main, j’entends le jet nettoyer les traces. J’ai envie d’en
augmenter la pression, de dérégler le ballon d’eau chaude
pour qu’il ébouillante ce corps qui a joui ailleurs.
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Une question me hante, m’étire comme un élastique
jusqu’à rompre, jusqu’à sauter dans le ravin : pourquoi ?
Qu’ai-je négligé, quelle erreur ai-je commise, quelle
phrase ai-je prononcée, quelle nuit ai-je ratée, quelle lessive ai-je oubliée, quelle baguette de pain ai-je achetée
trop cuite, quel salaire n’ai-je pas économisé, quelle voiture n’ai-je pas changée ?
On me répond : rien. Tu n’as rien fait. Précisément, tu
es trop parfaite. Je m’ennuie avec toi.
Ainsi je suis plane comme un toboggan. On glisse sur
moi à grande vitesse, sans rampe. Puis on atterrit sur un
autre sol, plus captivant. A mes pieds, dans mon prolongement, le bac à sable.
C’est là que les chiens urinent. J’y tends, mais je reste
verticale et lisse, sans originalité. Fixe, plantée sur le terrain de jeu des femmes, j’affronte la neige, la glace, la
canicule et le goudron visqueux collé aux semelles.
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On monte à mon échelle, on glisse, on s’amuse et puis,
lassée, on choisit une distraction alentour.
Voici ce que je suis : une distraction. Une balle de flipper. Un personnage de jeux vidéo qui n’évite aucun
piège, aucune embûche pourtant grossière. Et cela fait
pouffer. Je ne suis pas l’héroïne, non. J’incarne plutôt le
rôle secondaire, sorte de faire-valoir des stars. Je suis
laide ; elles sont magnifiques. Je suis maladroite et inexperte ; elles maîtrisent les rouages de l’amour.
Je manque d’huile. Mes essieux sont fatigués. Mes
bougies mouillées. Ma batterie déchargée. Je n’avance
plus, carcasse, épave, débris. Me jeter à la mer constituerait l’alternative à la rouille. Et à la pollution.
Mais personne ne me poussera. Il me faudra poursuivre
ma vie en loques.
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XXVIII
Mon désir de castration est intact. Inassouvi et tenace.
Persuadée que mon fouet peut devenir l’instrument de
cet acte, j’écume les bowlings, les salles de sport et les
stades, pour repérer ma victime. Ma tactique est mauvaise. Je comprends que ma chasse n’aboutira à aucun
gibier de choix dont je puisse faire capituler le sexe. Mes
réflexions me portent vers les intellectuels, les adeptes
des expositions, les assidus des bibliothèques, les obscurs rédacteurs de thèses. Parmi ce peuple de penseurs,
composé de teints gris, de costumes douteux et de doigts
cireux, je détecte un cafard, imbu de sa supériorité à souhait, résolument détaché des puanteurs du corps.
J’écoute religieusement ses conférences sur « la néces131
saire chasteté du moine » ; j’assiste à ses cours d’universitaire qui détaillent les vertus spirituelles de l’ascétisme. Je prends des notes, captivée. Et comme je suis
toujours installée au premier rang, il finit par me remarquer. C’est un spécimen timide et empoté. J’inscris moimême sur son agenda la date de notre rendez-vous, dans
un musée, après les cours.
J’ai chaussé mes lunettes d’intelligente. Ma jupe plissée et mon col Claudine inspirent la plus grande sagesse.
Je tiens serré contre moi un épais dossier, censé contenir
les pages d’un ouvrage que je rédige sur « le jeûne purificateur ». Les pages sont blanches, bien sûr. Mais
lorsque l’homme n° 2 s’en apercevra, il sera trop tard
pour lui.
Nous stationnons debout près d’une statue banale,
mélange de fils de fer embrouillés auquel je reste
insensible.
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Devant mon inculture, il entame une explication touffue,
impressionnante de vocabulaire pompeux, pour me signifier ma sottise. Je ne suis qu’une petite dinde qu’il se
charge d’éduquer. A commencer par l’Art Contemporain,
si fondamental à ses yeux. Nous stagnons devant trois tas
de cailloux, de même dimension, disposés en triangle. Le
titre de l’œuvre indique : Trinité.
Comprenez-vous, très chère, ce que cette Trinité
implique ?
A part des galets superposés, qui m’évoquent éventuellement la Bretagne, l’essence de la Trinité m’échappe.
C’est bien ce que je craignais, déclame-t-il. L’art est
décidément l’affaire de ceux qui ne subissent pas le savoir, articule-t-il en appuyant sur chaque syllabe, mais
qui l’initient.
Il fait partie de ces génies qui initient des idiotes
comme moi.
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Poursuivez, Maître.
Flatté, il se gonfle comme un paon. Trinité, ânonne-t-il
en prenant soin d’épeler le mot. Trinité veut dire trois,
n’est-ce pas ? Un, deux, trois.
Je bous. Mon fouet, que j’ai coincé le long de ma
colonne vertébrale, se trempe de sueur sauvage. Écraser
cette vermine à coups d’extincteur – un exemplaire de
ces grosses bombes rouges est suspendu juste à ma droite
– me soulagerait d’un grand poids. Mieux : me porterait
à l’extase. Cependant je supporte cette sciure, cette poussière d’avorton, ce fromage sec.
« Un, deux, trois », répète-t-il.
C’est tout ?
A vous de réfléchir, ma chère, à la signifiance de ce
« un », de ce « deux » et de ce « trois ».
Puis il se tait.
J’ai compris, Maître. Accepteriez-vous de m’accompa-
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gner jusqu’à l’église du quartier ? J’aimerais vérifier un
détail avec vous, à propos de cette Trinité.
Il m’emboîte le pas.
Une fois dans le transept, sous l’œil menaçant de saints
vengeurs, je lui montre le confessionnal.
C’est là, dis-je, que votre question de Trinité trouve le
mieux sa résonance.
Décontenancé, il se glisse à l’intérieur, côté pécheur. Et
moi je m’installe à la place du prêtre.
Tendez-moi donc votre verge, Maître.
Plus pervers, moins timide que je ne l’imaginais, il
s’exécute sans un mot.
Elle est molle, Maître. Réagissez, voyons.
Il la retire, se caresse et me la propose à nouveau, nettement plus dure.
J’applique mon fouet à la base des testicules. Et je com-
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mence à appuyer. Son excitation disparaît ; il cherche à
retirer son membre de l’orifice denté où il l’a glissé.
Sais-tu qui je suis, infâme ?
Laissez-moi partir, rendez-moi…
Ça, Maître ? Cette Trinité navrante ? Je suis votre
condamnation, Maître. Votre châtiment. Maintenant je
vais frapper. Si vous hurlez, le prêtre accourra.
Et je lui dirai que vous avez cherché à me violer, ici,
dans un lieu sacré. Mordez-vous les joues, Maître.
Contractez vos fesses, vous allez souffrir !
Et je cogne. Et je ruine. Et je broie. Et je presse. Et je
concasse. Et je pulvérise. La verge bleuit ; saigne. Je jouis.
Après mon orgasme, je lance un : tu es impuissant,
maintenant. Je glisse un billet entre les grilles de bois.
Et je sors.
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