`Homens Sempre se Enganam`: a Política do Amor em

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`Homens Sempre se Enganam`: a Política do Amor em
ISSN 2178-1737
Le Cid ou La Bouleversante Subtilité du Désir
Paula Schild Mascarenhas
Universidade Federal de Pelotas
Brasil
Resumo: Este artigo pretende analisar Le Cid, de Corneille (1637), como uma peça que
representa o ponto culminante e derradeiro de uma corrente literária contestadora, que fazia
da literatura sua arma contra o poder estabelecido. A questão do desejo era uma das vias
pelas quais se introduzia o inconformismo e a resistência, razão pela qual Chimène, a
protagonista da peça, torna-se um símbolo dessa luta entre a arte livre e a censura estatal. A
célebre Querelle du Cid desvela todos os aspectos da polêmica que transformou
definitivamente as concepções estéticas da dramaturgia francesa.
Palavras-chave: Le Cid, Corneille, Querelle du Cid, Chimène, desejo
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Le Cid ou La
Bouleversante
Subtilité du Désir
Résumé: Cet article analyse Le Cid de Corneille (1637) comme une pièce qui représente
l’aboutissement d’un courant littéraire contestataire, qui faisait de la littérature son arme
contre le pouvoir établi. La question du désir étant une des voies par laquelles s’introduisait
l’inconformisme et la résistance, le personnage de Chimène est dès lors un symbole de cette
lutte entre l’art libre et la censure de l’État. La célèbre Querelle du Cid dévoile tous les
enjeux de cette polémique qui a transformé définitivement les conceptions esthétiques de la
dramaturgie française.
Mots clés : Le Cid, Corneille, Querelle du Cid, Chimène, désir.
.
Introduction
Philia&Filia, Porto Alegre, vol. 03, n° 1, jan./jun. 2012
Literatura e Cultura dos Séculos XVI ao XVIII
Paula Schild
Mascarenhas
ISSN 2178-1737
Ce travail a pour objectif d’analyser la célèbre Querelle du Cid comme un
épisode fondamental dans le tournant qu’a subi le théâtre en France à la fin des
années 1630. Une grande partie des pièces écrites du début du siècle jusqu’à
l’apparition de l’oeuvre de Corneille sur la scène donnaient libre cours à un
phénomène qui s’est développé d’abord dans le domaine de la poésie. Il s’agit de
l’utilisation de la littérature pour répandre des idées d’insoumission à l’autorité qui
commençait à s’imposer par le durcissement de la monarchie absolue et par l’Église
de la Contre-Réforme. Sans se placer dans une position clairement contestataire, les
auteurs dits libertins faisaient glisser sous le masque de la licence un message
d’inconformité. Les recueils collectifs de poèmes licencieux se sont répandus et leurs
auteurs persécutés. Or cette réaction libertaire n’a pas tardé à s’installer dans le genre
dramatique, d’une façon beaucoup plus nuancée. Le désir – et surtout le désir
féminin – fut la voie par laquelle les dramaturges ont fait passer leur message.
Alexandre Hardy, Théophile de Viau, Jean Mairet ont écrit des pièces où la femme a
une prééminence sexuelle qui les place au-dessus des autorités masculines. C’était
une façon de dire qu’il y a toujours une issue à la répression, et qu’elle se trouve plus
facilement dans les épanchements érotiques, qui placent l’individu au-dessus de toute
norme sociale et collective.
Or, l’austérité religieuse, qui se renforçait de plus en plus comme une réponse
aux dérèglements hérités des guerres de religion, et le raffermissement du pouvoir
royal ont poussé la société à des nouveaux modèles moraux, éthiques, voire
esthétiques. Il n’est pas difficile de répérer le moment du tournant, où la littérature,
spécialement la tragédie, par l’excuse de suivre le modèle aristotélicien, s’est
construit un nouveau chemin et a condamné le désir à une position secondaire ou tout
au moins à une condition non-autonome. La réaction à la plus célèbre pièce de
Corneille marque ce moment. C’est donc par la reprise des arguments exposés dans
la Querelle du Cid et par une analyse de la pièce centrée sur le personnage de
Chimène que nous voulons mieux comprendre ses enjeux et ses répercussions.
La Querelle du Cid: la chasse au sujet désirant
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« En
vain
contre
le
Cid
un
ministre
se
ligue,
/
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue ». Boileau a su bien synthétiser le
phénomène culturel représenté par la tragi-comédie de Corneille en 1637 et
immédiatement après. Avant lui, Chapelain avait raconté dans ses lettres l’énorme
succès de la pièce, «qui a le plus éclaté et a eu le plus d’applaudissement en
France ! »1. Tout ce retentissement a éveillé la jalousie dans un milieu d’auteurs
fréquenté déjà par Corneille, mais encore comme un humble dramaturge de province.
Ce milieu était composé par les auteurs que Richelieu avait réunis vers 1635 autour
d’une pièce collective - la Comédie des Tuileries (Rotrou, Colletet, l’Estoile,
Boisrobert) - et qui étaient un peu fâchés contre Corneille, qui avait quitté le groupe
rapidement, et encore par Scudéry et Mairet, sans doute un des auteurs les plus
célèbres à l’époque.
Corneille a fait publier la pièce deux mois après sa première représentation 2.
Voilà une attitude difficile à comprendre. Le droit d’auteur n’existant pas au XVII ème
siècle, dès qu’une pièce était publiée, n’importe quelle troupe pouvait l’ajouter à son
répertoire. Or, une pièce qui était encensée depuis deux mois attirerait l’attention de
toutes les troupes, à Paris et en province. La troupe du théâtre du Marais, qui avait
sans doute songé à la fortune que pourrait lui procurer le succès du Cid, a été certes
déçue. Les émules de Corneille de leur part ont profité du texte écrit pour y découvrir
toutes ses petites incorrections, ses lourdeurs, ses fautes de goût. Ils étaient d’ores et
déjà préparés pour mener dans les Salons une guerre sourde contre l’ouvrage du
poète rouennais. Le bruit de ces critiques serait arrivé à Corneille, qui aurait alors
décidé de publier un texte très polémique, l’Excuse à Ariste. Mairet, qui voyait
Corneille come un disciple, prendra la plume et fera publier un texte anonyme :
L’Auteur du vrai Cid espagnol à son traducteur français, sur une lettre en vers, qu’il
a fait imprimer intitulée Excuse à Ariste, où après cent traits de vanité, il dit parlant
de soi-même, je ne dois qu’à moi seul toute ma Renommée.
1
CHAPELAIN, Jean. Lettres, tome I. p. 148. Apud BATIFFOL, Louis. Richelieu et Corneille, la
légende de la persécution de l’auteur du Cid. Paris : Calmann-Lévy Éditeurs, 1936, p. 56.
2
La première du Cid a eu lieu le 7 janvier 1637 et l’achevé d’imprimer date du 23 mars. BATTIFOL,
Louis. Op. cit., p. 72-73. Selon Alain Niderst, Le Cid aurait été représenté pour la première fois le 2
ou le 9 janvier. NIDERST, Alain. Pierre Corneille. Paris : Fayard, 2006, p. 80.
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Le titre suffit à expliquer le texte : on reproche à Corneille sa vanité
démésurée et on l’accuse d’avoir plagié l’ouvrage de Guillen de Castro, Las
Mocedades del Cid. Les conditions pour une dispute littéraire étaient données et elle
a gagné les rues. Plus de trente pamphlets ou libelles ont été publiés pour ou contre
Corneille. Mais c’est Georges de Scudéry qui a finalement décidé d’écrire un
document en ton plus sérieux – bien que d’abord il n’ait pas signé le texte - où il
faisait une analyse de la pièce et de ses « fautes remarquables et dangereuses » qui
rendaient ce poème « directement opposé aux principales Regles Dramatiques »3.
Scudéry dirige toute son artillerie contre le personnage de Chimène, qu’il
traite en « parricide », en « fille dénaturée », en « impudique », en « monstre », voire
en « prostituée »4. Pour lui, il est insupportable et inadmissible selon les bienséances
qu’une « fille d’honneur épouse le meurtrier de son Père »5. Ce que Scudéry et la
plupart des critiques reprochent à Chimène ce n’est pas qu’elle aime Rodrigue, car
leur liaison était antérieure au meurtre du comte, mais le fait qu’elle ne puisse pas
cacher son désir, qu’elle montre sa volonté (celle de s’unir à Rodrigue) de façon
« tellement portée »6.
Corneille va répondre à Scudéry dans un texte signé, sa Lettre apologétique,
où il se défend en faisant appel à la reconnaissance du public e des savants. Jean
Claveret, un avocat d’Orléans qui était aussi dramaturge, écrira contre Corneille, qui
l’avait traité avec mépris dans ce texte. C’est vers le mois de juin 1637 que Scudéry
va se révéler comme l’auteur des Observations en envoyant à l’Académie Française
sa Lettre à l’illustre Académie, où il demande l’avis officiel des doctes quant à la
pièce de Corneille et à ses observations. L’auteur du Cid, ne pouvant pas ne pas
reconnaître la légitimité de l’institution créée par Richelieu, accepte, et l’Académie
Française reçoit, à contrecoeur cela va sans dire, comme premier devoir, de rendre
son jugement sur le plus grand succès du théâtre français. La tâche retombe sur
Chapelain, après des va-et-vient entre les doctes et l’éminence grise représentée par
le Cardinal de Richelieu.
3
SCUDÉRY, Georges de. Observations sur Le Cid. In : CIVARDI, Jean-Marc. La Querelle du Cid
(1637-1638). Édition critique intégrale. Paris : Honoré Champion, 2004, p. 385.
4
Ibidem, p. 377, 384, 385, 387 et 402.
5
Ibidem, p. 376.
6
Ibidem, p. 377.
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C’est lui qui reçoit la première copie du jugement de l’Académie à la fin du
mois de juin : croyant qu’une part trop belle était faite à Corneille, il a rendu le
document, sans pour autant oublier d’ajouter qu’il fallait être plus sévère avec le
dramaturge rouennais, sans toutefois laisser d’y « jeter quelques poignées de
fleurs »7. Ce n’est alors qu’au mois de novembre que les académiciens entendront la
présentation des Sentiments de l’Académie Française sur la tragi-comédie du Cid,
texte qui sera publié dans les premières semaines de décembre.
En gros, la position de l’Académie, bien qu’elle loue la forme de la pièce et
son expression, est très critique à Corneille. Et ses condamnations portent avant tout
sur le personnage de Chimène, cette « Amante trop sensible, et Fille trop
desnaturée »8. Chapelain, le rédacteur du texte, essaie d’exprimer un point de vue
fondé sur la vraisemblance plutôt que sur la morale, mais en fait les deux contextes
se mêlent tout le temps. La base de son raisonnement est le fait qu’un personnage
présenté comme une fille vertueuse ne peut épouser le meurtrier de son père, ni le
recevoir chez elle, ni le persécuter en espérant ne pas avoir du succès. Chapelain
tente donc de mettre en relief la fragilité dramatique de la pièce, étant donné qu’un
des piliers de la leçon d’Aristote était justement la question de la vraisemblance.
L’Académie a beau cependant insister sur une approche formelle du personnage de
Chimène ; son examen se situe très évidemment dans un univers moral qui se veut
moralisant. L’opinion sur les attitudes de Chimène qu’exprime l’Académie n’est pas
différente de celle de Scudéry, dont l’intention était bien entendu d’adresser des
reproches d’ordre moral à Corneille9. Des phrases comme celle-ci n’en laissent pas
de doute : [...] il faut avouer que ses moeurs sont du moins scandaleuses, si en effect
elles ne sont dépravées »10. En fait ce qu’on reproche à Chimène, encore une fois, ce
n’est pas d’aimer, mais de montrer qu’elle aime et qu’elle désire :
7
CIVARDI, Jean-Marc. « Quelques critiques adressées au Cid de Corneille en 1637-1638 et les
réponses apportées ». In : L'information littéraire, 2002/1 Vol. 54, p. 14. Ce travail de Civardi est la
source du petit historique de la Querelle du Cid que je présente dans ce chapitre.
8
CHAPELAIN, Jean. “Les Sentiments de l’Académie Française sur la tragi-comédie du Cid ». In :
CIVARDI, Jean-Marc. La Querelle du Cid (1637-1638). Édition critique intégrale. Paris : Honoré
Champion, 2004, p. 960.
9
C’est l’opinion de Paul Bénichou, selon qui, “ce qui frappe le plus l’attention, c’est l’importance des
griefs moraux, et non pas seulement littéraires, qui furent adressés à l’oeuvre de Corneille ».
BENICHOU, Paul. « Le Mariage du Cid ». In. : ___. L’Écrivain et ses travaux. Paris : José Corti,
1967, p. 171.
10
Ibidem, p. 961.
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C’est trop clairement trahir ses obligations naturelles, en faveur de sa
passion ; c’est trop ouvertement chercher une couverture à ses désirs, et
c’est faire bien moins le personnage de Fille que d’Amante.11
Chapelain arrive même à dire que ce comportement serait plus facilement
accepté s’il venait de Rodrigue, puisque « son sexe qui est comme en possession de
fermer les yeux à toutes considérations pour se satisfaire en matière d’amour, eust
rendu son action moins estrange et moins insupportable »12. Ce qui est donc
insupportable c’est d’avoir comme héroïne une femme désirante, à un moment où le
théâtre, poussé par le pouvoir monarchique représenté par le Cardinal de Richelieu,
commence une inflexion de la liberté vers le contrôle et la répression. Certes on peut
imaginer que derrière les critiques à Chimène, ce qui agaçait le ministre tout puissant
de Louis XIII – qui pourtant avait aimé la pièce en la faisant jouer deux fois dans son
hôtel de la rue Saint-Honoré13 - c’était la forme dont Corneille envisageait le pouvoir,
étant donné que sa pièce met en scène un roi tellement libéral qu’il arrive, par
exemple, à accepter qu’on lui désobéisse14. L’on pourrait, avec Alain Niderst,
atténuer la portée de cette affirmation, et reconnaître effectivement le compromis
posé par le dramaturge :
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Il est vrai que Rodrigue s’élève au-dessus de l’individualisme prétentieux
et batailleur du comte, et que le dévouement à la patrie est une plus haute
valeur que la sauvegarde de l’honneur familial. Mais enfin l’État que
représente Corneille n’est pas la dictature qu’avait instaurée Richelieu.
Conforme à l’esprit ancestral de la monarchie française, c’est un
compromis entre la liberté et l’ordre, entre la dignité aristocratique et la
prééminence du souverain.15
Pourtant la cible de la critique était toujours Chimène et c’est sur elle et sur
son désir que nous allons nous pencher maintenant, afin de mieux comprendre
11
Ibidem, p. 962.
Ibidem, p. 963.
13
BATTIFOL, Louis. Op. cit., p. 58-59.
14
L’interdiction des duels, qui existe dans la pièce, reproduit la réalité sous Louis XIII ; cependant, on
voit plusieurs fois dans la pièce que les personnages ne la respectent pas et le roi accepte ce genre
d’indiscipline avec beaucoup de bienveillance (différemment de Louis XIII, qui a condamné à mort un
noble, le comte de Montmornecy-Bouteville, qui n’avait pas respecté cette loi).
15
NIDERST, Alain. Op. cit., p. 82.
12
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comment et pourquoi le personnage de Corneille a tellement perturbé les âmes bien
nées de la critique dramaturgique française.
Chimène et l’insoutenable résistance au désir
Chimène est un personnage torturé entre le devoir et la passion. Son discours
se fait tantôt d’un côté tantôt de l’autre, cependant on a l’impression que le devoir
chez elle s’accomode du geste et de la parole, alors que le désir intègre son existence
même en tant que personnage. Le désir découle de son être, tandis que le devoir
relève de l’ordre du paraître.
Écoutons-la :
[...]
Par où sera jamais ma douleur apaisée,
Si je ne puis haïr la main qui l’a causée ?
Et que dois-je espérer qu’un tourment éternel,
Si je poursuis un crime, aimant le criminel !
C’est peu de dire, Elvire, je l’adore ;
Ma passion s’oppose à mon ressentiment ;
Dedans mon ennemi je trouve mon amant ;
Je sens qu’en dépit de toute ma colère,
Rodrigue dans mon coeur combat encore mon père.
[...]16.
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Toute l’ambiguïté de la pièce retombe sur la conduite de Chimène ; son
partenaire, Rodrigue, bien qu’il souffre pour prendre une décision, ce qu’on
accompagne par ses célèbres et belles stances, sait d’avance ce qu’il doit faire. Pour
lui il n’y a pas d’issue, le code d’honneur lui oblige à venger son père et cela même
pour garder le respect de Chimène. Cela étant fait, il se rend chez sa maîtresse pour
s’offrir à sa vengence. C’est sur elle alors que pèsera la décision fatale : Rodrigue par
son acte ne détruisait pas l’objet de son amour ; Chimène, si elle accepte l’épée de
son amant pour se venger elle-même, anéantit celui qu’elle aime. Pour elle, le code
d’honneur est beaucoup plus sévère et c’est pourquoi elle ne peut pas l’accepter ; et
c’est pourquoi elle lance ce Cruel ! à Rodrigue, quand il lui dit : « Ma main seule du
mien a su venger l’offense, / Ta main seule du tien doit prendre la vengeance ». Elle
16
CORNEILLE, Pierre. “Le Cid”. In.: ___. Théâtre II. Paris : GF Flammarion, 2006, p. 246. Acte III,
scène 3, v. 805-808 et 810-814.
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recourt alors au premier argument qui se présente, comme quelqu’un qu’on encercle
et qui se défend comme il peut :
Cruel ! à quel propos sur ce point t’obstiner ?
Tu t’es vengé sans aide, et tu m’en veux donner !
Je suivrai ton exemple, et j’ai trop de courage
Pour souffrir qu’avec toi ma gloire se partage.
[...]17.
Paul Bénichou met en relief la dissymétrie, rarement recconue, entre les
amants :
L’émouvante égalité, dans l’amour et dans l’estime, que traduit le
fameux dialogue du Cid français recouvre une inégalité foncière.
En approuvant la conduite de Chimène envers lui, Rodrigue se
montre généreux, sans mettre pour autant son honneur en péril ;
Chimène, en revanche, compromet sa propre cause en admettant
que Rodrigue a fait ce qu’il devait faire, car il est à craindre qu’elle
n’ait pas de force si elle n’a pas de haine.18
Chimène est un personnage singulier parce qu’elle ne peut jamais se résoudre
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au malheur, bien que les codes sociaux le lui imposent. Elle va se mouvoir tout le
temps dans cette ambivalence, en essayant d’accomplir les rites imposés par la
société, mais en niant le résultat fatal qu’ils pourraient provoquer. Chimène est un
personnage voué au bonheur, elle marche vers la réalisation de ses désirs, même s’ils
se montrent hors d’atteinte, même si elle doit faire semblant – à elle-même parfois –
qu’elle ne les cherche pas. Cette ambiguïté est parfaitement exposée dans une
réponse qu’elle adresse à Rodrigue :
Rodrigue
A quoi te résous-tu ?
Chimène
Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère,
Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
Mais, malgré la rigueur d’un si cruel devoir,
17
18
Le Cid, III, 4, v. 951-954.
BÉNICHOU, Paul. “Le Mariage du Cid”. Op. cit., p. 202.
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Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.19
Corneille réussit subtilement à introduire chez son héroïne une espèce de
mauvaise foi qui ne la rend pas du tout antipathique, mais plutôt plus humaine. C’est
sûrement cet aspect qui a choqué les doctes et les dramaturges qui se sont insurgés
contre Le Cid. En fait la décision finale du roi, qui a fait scandale, dérive d’une
proposition faite par Chimène elle-même. Après avoir été prise dans le piège dressé
par le roi, en montrant de la douleur devant la fausse nouvelle de la mort de
Rodrigue, Chimène suggère le duel, en se donnant comme prix. Or, Rodrigue avait
déjà tué le comte, le grand capitaine de l’armée royale, il avait fait face aux Maures,
force est d’admettre que Chimène pouvait supposer que ce serait lui le vainqueur20.
Certes, elle s’était promise à celui qui le vaincrait en duel, mais le roi a élargi la
promesse, en disant qu’il la donnerait en mariage au vainqueur, « Qui qu’il soit »
(vers 1457). On ne peut pas nier cependant que l’idée originelle est sortie de la tête
de Chimène, c’est elle qui a préparé ainsi le dénouement. Le souci de préserver sa
« gloire » la pousse quand même à s’écrier : « Quoi ! sire, m’imposer une si dure
loi ! » (vers 1459). Mais Chimène ne pouvait s’imaginer la réaction de Rodrigue, qui,
suivant toujours des codes de conduite, tantôt du fils loyal, tantôt du parfait amant,
veut se laisser tuer par son rival en hommage à sa maîtresse. El il va le lui dire en
personne, dans une deuxième visite à la maison de Chimène, ce qui a provoqué
énormement des critiques à son créateur, qui n’aurait pas respecté les bienséances.
Jamais un personnage de théâtre n’a été si provoqué, si défié dans sa dignité.
Chimène est déchirée par les mots de Rodrigue, elle mène une lutte désespérée entre
l’amour qu’elle doit cacher et l’honneur qu’elle doit préserver contre cet amour. Aux
spectateurs d’assister alors à sa tentative discoursive de contre-argumenter sans
vouloir énoncer ses raisons véritables. Et elle est infatigable dans son désir de
convaincre Rodrigue : d’abord elle le provoque en demandant s’il a peur de Don
Sanche, alors qu’il a été intrépide contre son père et contre les Maures ; ensuite elle
lui rappelle son devoir, qu’il a su suivre quand il s’agissait d’agir contre elle et qu’il
oublie maintenant (« Quoi ! n’es-tu généreux que pour me faire outrage ? », vers
19
20
Le Cid, III, 4, v. 980-984.
Elle le lui dit clairement d’ailleurs, à la scène première de l’acte V , vers 1473-1479.
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1517) ; finalement, épuisée devant cet amant agresseur, qui a toujours un
raisonnement incontestable, elle avoue :
Puisque, pour t’empêcher de courir au trépas,
Ta vie et ton honneur sont de faibles appas,
Si jamais je t’aimai, cher Rodrigue, en revanche,
Défends-toi maintenant pour m’ôter à don Sanche ;
Combats pour m’affranchir d’une condition
Qui me donne à l’objet de mon aversion.
Te dirai-je encore plus ? va, songe à ta défense,
Pour forcer mon devoir, pour m’imposer silence ;
Et si tu sens pour moi ton coeur encore épris,
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix.
Adieu : ce mot lâché me fait rougir de honte.21
Et voilà. L’héroïne de Corneille rend ses armes. Par là elle devient à la fois la
cible de la critique bien-pensante du XVIIème siècle et l’un des personnages les mieux
construits et les plus complexes de ce même siècle. On a beaucoup dépensé de
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l’encre pour analyser Rodrigue et ce qu’il symbolisait - ou bien un garant des valeurs
aristocratiques qui seraient reprises par la Fronde quelques annés plus tard, ou bien
un compromis entre ces valeurs et la soumission au nouvel ordre monarchique -,
cependant le personnage le plus intéressant de la pièce et l’un des plus riches jamais
créés par Corneille c’est Chimène.
Après cet aveu, plus rien ne surprend ; mais il y aura encore une épreuve à
laquelle le dramaturge va soumettre son héroïne. Avant cela pourtant, elle essaie de
se rattraper dans un dialogue avec Elvire. Celle-ci exprime le sens commun, elle
souhaite ce qui serait le plus convenable à Chimène, c’est-à-dire que Rodrigue sorte
vainqueur du combat et qu’elle puisse se « taire avec honneur » (vers 1688). Et
comme dans d’autres occasions, cela sert à Chimène pour qu’elle puisse donner la
voix à sa gloire, en assurant à sa confidente qu’elle n’acceptera pas Rodrigue en
mariage et qu’elle lui proposera d’autres ennemis.
Mais bientôt ce discours s’effondre. Chimène se laisse tromper par l’arrivée
de don Sanche, l’épée à la main. Et alors elle laisse éclater sa passion et son
désespoir. Et elle le fait encore devant le roi et sa petite société. Voilà un personnage
21
Le Cid, V, 1, v. 1547-1557.
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vraiment éprouvé par l’intrigue. Finalement elle ne peut plus rien dire, la pièce
s’achève par le discours du roi et par la réponse de Rodrigue. La protagoniste garde
le silence, se soumettant désormais au jugement de la postérité.
La tradition du mariage du Cid
Paul Bénichou évoque dans un article la tradition littéraire, venue d’Espagne,
du mariage du Cid. Cette tradition s’insère dans une autre, plus ancienne, de récits où
les filles ou les veuves épousent le meurtrier de leurs pères ou maris comme une
réparation. En fait il s’agit d’une organisation sociale qui ne peut admettre qu’une
femme soit abandonnée, puisqu’elle n’a pas les moyens pour survivre. On admet
l’assassinat en duel, mais on exige la réparation par le mariage. Sans doute la légende
racontée par Guillén de Castro suivait cette tradition tout en lui ajoutant des détails
fondamentaux en ce qui concerne notre sujet.
En fait, les récits et les poèmes racontant l’histoire du Cid depuis le Moyen
Âge montrent qu’après le meurtre du comte par Rodrigue, Chimène s’adresse au roi
pour lui demander qu’il ordonne son mariage avec le Cid. Dans tous ses récits, il n’y
a aucune liaison préalable entre les deux jeunes gens. La demande de Chimène
découle de la nécessité matérielle ou bien, comme Bénichou arrive même à suggérer,
à une situation psychologique singulière, qui détermine qu’à la place du père on ne
peut admettre autre que celui capable de l’anéantir. Toujours est-il que Guillén de
Castro a changé cet aspect de la légende et, par là, il a brouillé les cartes. Quand il
décide que le couple se connaît et s’aime avant le duel, l’auteur modifie
complètement le sens de la conduite de Chimène et permet que la question morale
prenne du relief.
À vrai dire cette question ne se pose avec force qu’au XVII ème siècle, quand
Corneille, par souci de vérité – mais surtout parce que c’est là le plus grand intérêt de
l’intrigue -, maintient ce changement apporté par Guillén de Castro. Ce qui va
choquer dans la pièce de Corneille alors ce n’est pas tant le fait que Chimène
épousera le meurtrier de son père, mais qu’elle l’aime et le désire même après son
crime. L’inadmissible pour cette société qui se veut vertueuse (on connaît bien tous
le dérèglements auxquels elle se donne dans les coulisses de la vie sociale) c’est la
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Bouleversante
Subtilité du Désir
Paula Schild
Mascarenhas
ISSN 2178-1737
réalisation amoureuse et sexuelle. Une femme ne peut se donner – que ce soit au
meurtrier de son père – que sans désir. Et alors il faudra contredire les arguments de
Scudéry et de Chapelain, qui étaient censés admettre l’amour, car il était né avant le
forfait, mais qui n’acceptaient pas le mariage. En fait, en tant que porte-paroles de la
morale de la sociéte sous Louis XIII et Richelieu, ce qu’ils ne peuvent pas accepter
c’est le mariage par amour. Comme toujours depuis Hardy, le problème est posé par
la femme désirante.
Chimène a été peut-être la dernière femme désirante sur la scène française au
XVIIème siècle. Malgré ses efforts pour le cacher, on vient de voir que son désir était
plus fort que la raison et qu’il la poussait à la recherche de la réalisation et du
bonheur. Hélas, on ne le lui a pas pardonné. Victime de la censure générale, elle se
tut et a condamné son créateur au silence. Corneille a passé deux ans sans écrire pour
le théâtre et quand il y est revenu, c’était comme une âme domptée. Heureusement il
n’a pas perdu son génie, mais plus jamais il n’a présenté un personnage capable de
donner libre cours à ses désirs. Le théâtre français allait inaugurer une nouvelle voie
en ce qui concerne ce sujet : le désir retrouverait sa compagne de route pour
longtemps, la culpabilité.
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Bibliographie
BATIFFOL, Louis. Richelieu et Corneille, la légende de la persécution de l’auteur
du Cid. Paris : Calmann-Lévy Éditeurs, 1936.
BENICHOU, Paul. « Le Mariage du Cid ». In. : ___. L’Écrivain et ses travaux.
Paris : José Corti, 1967.
CIVARDI, Jean-Marc. La Querelle du Cid (1637-1638). Édition critique intégrale.
Paris : Honoré Champion, 2004.
_____. « Quelques critiques adressées au Cid de Corneille en 1637-1638 et les
réponses apportées ». In : L'information littéraire, 2002/1 Vol. 54.
CORNEILLE, Pierre. “Le Cid”. In.: ___. Théâtre II. Paris : GF Flammarion, 2006
NIDERST, Alain. Pierre Corneille. Paris : Fayard, 2006.
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Recebido em 03 de junho de 2012.
Aprovado em 06 de julho de 2012.
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