La haine de soi à l`adolescence Didier LAURU

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La haine de soi à l`adolescence Didier LAURU
La haine de soi à l’adolescence
Didier Lauru
Est-il nécessaire d’en passer par la haine pour qu’un sujet se construise ? La question n’est
pas aussi évidente qu’elle pourrait le laisser supposer en première lecture.
Les psychanalystes peuvent s’accorder à dire que la haine est nécessaire à la structuration de
l’enfant. Même si les différentes théorisations ne s’accordent pas entre elles, ne serait-ce
qu’entre les freudiens classiques et les kleiniens, la haine apparaît donc indispensable et
essentielle. Dans un autre type d’approche, nous verrons que la haine est sans doute un
passage obligé mais qu’elle s’exprime par bien des voies distinctes non seulement dans
l’enfance, mais à l’adolescence.
Mais qu’en est-il à l’adolescence ?
Si la violence ou la haine des jeunes est devenue un phénomène de société dont le politique se
sert au quotidien, il n’en reste pas moins que la haine fait partie intégrante de la
psychopathologie de l’adolescent. Elle est visible et au-devant de la scène dans certaines
situations cliniques, et délicate à travailler avec certains adolescents. C’est alors que l’on voit
s’exprimer le lot de passages à l’acte ou de prises de risque de tous ordre Cependant la haine
ne s’exprime pas toujours dans le langage ou dans les actes, et c’est au clinicien de la repérer,
dans le transfert.
La haine est première dans la construction de la psyché, Freud l’a souligné très tôt1. Et c’est à
la constitution de l’objet qu'il se réfère : au début il a la haine, l’objet venu du dehors est
d’abord perçu comme menaçant, voire persécutant. Puis l'objet est aimé, la mère puis le père
dans les premiers temps, et c'est ensuite la naissance de l'ambivalence.
Ainsi, la haine occupe une place prépondérante dans les prémisses de la psyché, mais nous
devons préciser aussi comment la haine intervient dans la construction du narcissisme, dans
l’amour de soi. Car une fois le rapport à l’objet constitué, c’est le rapport aux autres qui est
esquissé. À partir de là, la qualité de l’amour parental2, sa nature, sa permanence, sa
continuité, ses errements et revirements vont donner à l’enfant un capital de base, ce que je
qualifie de capital narcissique, qui lui servira toute sa vie durant, dans l’estime, voire l’amour
qu’il a de soi, et aussi la façon dont il sera en mesure d’aimer les autres ou de les haïr.
Si le sujet doute de lui-même, c’est alors la voie possible vers une haine de soi-même. C’est
principalement cette forme de retournement de la haine sur soi que nous allons explorer. Se
haïr soi-même faute pouvoir haïr l’autre de façon pleine et entière ? S’agit-il d’une haine
narcissique où la rage de ne pas être reconnu par l’autre comme il le désirerait, pousse
l’individu à haïr autant l’autre que lui-même ?
La haine est effectivement un lien affectif plus fort intense et durable que l’amour !
Passage dans la structure
Cette prise dans le narcissisme montre bien que le sujet est dans une dépendance à l’autre
inextricable. J’insiste sur ce point car c’est la difficulté principale que va rencontrer le sujet
dans sa traversée de l’adolescence. L’adolescence n’est pas une structure de passage, mais un
passage dans la structure.
1
2
Freud S. , « Pulsions et destins des pulsions » , in Métapsychologie, Gallimard, 1968.
Lauru D., Père fille, une histoire de regard, Albin Michel, 2006.
1
En d’autres termes, cela signifie que selon la façon dont son moi se sera constitué dans sa
première enfance, et les coordonnées particulières de son narcissisme, l’adolescence sera
différente pour chaque sujet. Pour être plus précis encore, je soutiendrai que l’adolescent doit
revivre ses premières étapes du psychisme, comme s’il s’agissait d’une récapitulation des
épisodes précédents. Il y aurait une nécessité à en revenir à différents stades de son aliénation
à l’autre, comme pour tenter de se détacher de l’autre, de l’autre parental en particulier. Ceci
est d’observation clinique courante et se traduit dans la pratique par une prise de distance des
adolescents à l’égard de leurs parents, que cela génère des conflits ou non. La pratique nous
enseigne aussi que nombre d’adolescents évitent le conflit trop direct et préfèrent soi biaiser
par divers stratagèmes (mensonges, dissimulation, etc.), soit l’opposition passive qui a pour
but le plus souvent avoué d’exaspérer les parents.
Ces enjeux de structuration narcissique, que les problématiques adolescentes remettent en
mouvement, sont étroitement liés à une dynamique œdipienne. Il y a nécessité d’une prise de
distance et d’un renforcement des interdits.
Ce remaniement implique le recours au meurtre symbolique des parents tout puissants de
l’enfance. Ce n’est plus le meurtre fantasmatique de l’âge oedipien, mais celui cette fois
symbolique de l’adolescence. Pour que la capacité de confrontation puisse se développer chez
l’adolescent, il est préférable qu’il rencontre des adultes qui se comportent comme tels, et
qu’il puisse se confronter à eux. Il s’agit ainsi de nourrir la haine et de lui permettre d’aboutir
dans une dynamique de dépassement, à un espace de symbolisation et de subjectivation.
Mais le recours à la confrontation directe, à l’opposition frontale, n’est pas rare et se traduit
par une tension extrême dans le sein de la famille dont l’atmosphère devient assez vite
irrespirable. C’est dans ce type de circonstances que la violence verbale peut atteindre des
paroxysmes insupportables.
Le risque est alors grand que la violence passe à un niveau physique, ce qui est à mes yeux
particulièrement grave car cela montre que les mots n’ont plus leur place, que les bornes de
l’échange et surtout du respect de l’autre ont été franchies, et c’est particulièrement inquiétant.
Surtout en pratique quand il s’agit d’une femme qui élève seule un adolescent, car il n’y a
plus de barrières, plus de limites.
Cette situation n’est pas unique et il me semble que l’expression de la violence agie n’est en
fait que le dernier rempart qui existe pour se défendre contre le passage à l’acte incestueux
entre une mère et son fils adolescent.
Il existe aussi parfois un risque d’effondrement narcissique avec mise en danger du corps
pour tenter d’épargner le parent qu’il avait tant aimé auparavant. C’est souvent ce que la
clinique nous montre et qu’il s’agit de pouvoir déchiffrer dans le transfert, les prises de
risques ou passage à l’acte auto agressifs (plaies accidents scarification et auto mutilations,
etc..) ayant souvent alors pour but non seulement de détourner la haine contre les parents en
la retournant sur soi, mais par là m^me de restaurer leur narcissisme défaillant.
La violence n’est souvent que l’expression de plusieurs facteurs, l’insupportable nécessité
d’une distance et aussi la haine qui apparaît tellement l’incompréhension est grande. La haine
est alors la seule possibilité qui vient rassurer l’adolescent sur le bien-fondé de sa démarche
de prise de distance, et comme c’est souvent le cas, il s’opère chez l’adolescent un
renversement de l’amour qu’il porte à ses parents en haine. Cette comparaison est limitée car
dans la plupart des cas c’est l’ambivalence qui s’installe, garantie d’une distance bien
tempérée entre l’adolescent et ses parents.
La question que j’évoque ici n’est pas seulement sexuée dans le sens mère fils. Nous
rencontrons dans la pratique des pères élevant seuls des adolescentes, ce qui entraîne parfois
des problématiques très douloureuses et délicates à prendre en charge.
Haine de soi, haine de la vie
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Dans un certain nombre d’occurrences, la clinique nous confronte à ce qu’il est convenu
communément d’appeler un retournement de la pulsion sur soi. Dans ce que j’évoque ici, il
s’agit d’un retournement de la haine sur soi en une forme de passage à l’acte particulier :
D’une part des prises de risque «mineures » :
- attaques du corps à type de scarifications, et à degré supérieur auto-mutilations
- Accidents mineurs mais répétés
- Conduites à risque dan tous les sens du terme, quand il s’agit de conduite d’un engin
motorisé
- Recherche de limites dans des conduites à risque de tout types : toxiques, alcool,
sexualité à risque,
D’autre part des prises de risque majeur par la mise en danger non seulement du corps mais de
leur propre vie qu’est la tentative de suicide. Celle-ci n’est en somme que la conséquence
logique de la haine de soi qui en vient à se porter sur le corps propre.
Mais quels sont les mécanismes psychopathologiques qui font passer le sujet adolescent de la
haine de soi à la haine de son corps et à une telle haine de la vie qu’il ne songe plus qu’à se
supprimer ?
Je rencontre Jules, 19 ans, à mon cabinet peu de temps avant une hospitalisation qui s’est
avérée nécessaire devant sa souffrance angoissée, et ses idées suicidaires envahissantes,
auxquelles il disait ne plus pouvoir résister. Chaque fois qu’il sortait de l’hôpital, il passait à
l’acte suicidaire en se jetant sous les roues des voitures ou en s’allongeant sur la chaussée.
Il exprimait clairement une haine primaire de soi à peine teintée de narcissisme, tant il
approchait dangereusement des rives de la psychose.
La « vraie solution » pour tenter de répondre à l’ensemble de ses angoisses existentielles est
de se supprimer, de s’extraire de la surface de la terre, de se « rayer du nombre des vivants »
comme il avait coutume de le dire. Comme s’il tentait par là de rayer son inscription non
seulement symbolique mais réelle dans son existence au monde. Un long travail de
psychothérapie sera ensuite nécessaire pour tenter de démêler les fils qui le conduisaient
jusque-là à se haïr au point de vouloir se supprimer du monde des vivants, de se supprimer
subjectivement faute de pouvoir se construire symboliquement par le biais d’un chemin de
subjectivation qui ne conduise pas à une impasse ou à aune errance subjective.
En particulier, accepter la haine qu’il entretenait à l’égard de son père et qu’il n’arrivait ni à
élaborer ni bien sûr à verbaliser, tellement les représentations du meurtre du père étaient
violentes et non symbolisables.
Plus généralement, le sujet à l’âge adolescent est conduit à rencontrer les différentes facettes
de la haine dans son parcours de subjectivation. Dans des occurrences moins violement
conflictuelles, ce chemin s’effectue sans trop de heurts visibles dans la réalité, ou sans trop de
dommages psychopathologiques. Mais la psychopathologie nous indique que la haine se
rencontre, se parle ou s’agit. Elle est aussi bien souvent tournée vers l’autre dans le cadre
d’une conflictualité parentale où un des parents est mis en position ou situation phallique, et
l’adolescent n’aura de cesse que de la provoquer pour qu’il puisse lui-même trouver ses
marques subjectives et symboliques. Dans d’autres configurations psychopathologiques, cette
haine, faute de trouver un support de projection en la personne d’un des parents ou d’un
adulte qui fait figure de porteur de phallus, ou faute de pouvoir exprimer sa haine de l’autre
en mots, l’adolescent, va retourner la haine contre soi. Ce sont alors les différentes attaques du
corps que nous observons si souvent en pratique, ainsi que les tentatives d’attenter à l’intégrité
de son corps ou à sa vie, que ce soit dans des pratiques à risque ou dans des tentatives de
suicide, si fréquentes à cet âge de la vie.
Il faudrait distinguer
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- le désir de mourir au désir de l’autre, des parents en particulier, pour mieux renaître àson
propre désir
- le désir de mourir en soi
Ainsi je peux soutenir l’idée que le travail de psychothérapie, au travers du transfert
m’apparaît comme un mode privilégié de prévention d’un passage à l’acte suicidaire, comme
de sa répétition (ainsi que des conduites à risque).
Dans la mesure où la mise à jour de ses motivations inconscientes peut éclaire l’adolescent sur
son fonctionnement psychique, et l’amener à emprunter d’autres voies de la subjectivation qui
ne soient plus dans le registre auto-destructeur ou mortifère.
La position du psychothérapeute est très délicate car il est parfois sommé de prendre parti
dans la réalité par rapport à ces prises de risques, ce qui vient bien souvent entacher sa
neutralité, mais aussi assure la continuité de la cure et le sentiment de la continuité de
l’existence de l’adolescent. La continuité pour un changement possible, donc.
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