L`Amérique exporte sa violence

Transcription

L`Amérique exporte sa violence
ANDRÉ RAUCH
Boxe
L'Amérique exporte sa violence
Parmi les milliards d'images
que l'Amérique adresse à
l'Europe domine celle de sa
violence. Séries télévisées,
conflits raciaux, violences des
mœurs, pratiques sportives,
bien d'autres encore
auxquelles les récentes
émeutes de Los Angeles ou
le procès pour viol du boxeur
Mike Tyson peuvent servir
d'illustration.
André Rauch
C.R.E.E.C.
Professeur, Université de Strasbourg I
C
ette mise en scène de l'Amérique
est équivoque. Loin de nous alerter
sur les dangers de l'American way
of life et la menace qui pèse sur les pays qui
s'en inspirent, elle peut exporter la séduction
qu'exerce le Nouveau Monde sur les imagi­
naires qui « vivent à l'heure de l'Amérique ».
Ne serait-elle pas devenue porteuse de notre
modernité ?
La mise en scène de cette violence a ellemême son histoire. Elle évolue du début du
siècle à nos jours. Suivre les commentaires
de la presse donne le ton. Les spectacles de
la boxe professionnelle, entre autres, livrent
un bon exemple de notre face-à-face avec les
Etats-Unis.
1900-1914:
les Yankees débarquent
Par les correspondants de presse «amé­
ricains», les Français découvrent dans les
années 1900 les passions de la boxe. Une
fête s'allume. Alors que tendent à dispa­
raître en Europe les mutilations publiques
des corps, un cérémonial de la violence
s'instaure.
Les comptes rendus de L'Auto ou du
Figaro cultivent la férocité : un boxeur roule
au sol. Catapulté dans les balustrades, son
corps s'effondre sous les coups que son ad­
versaire lui assène. Il gît sous les yeux de
milliers de spectateurs qui manifestent une
émotion inénarrable. Cette violence a son
prix. Si la justice cherche à réparer la dou­
leur, à compenser la souffrance qu'a subie
un citoyen, la boxe, par contre, récompense
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1993
140
celui qui blesse, mutile et assomme. La
France, qui ne connaissait que la lutte et l'es­
crime, découvre ce culte de la violence qui
lui arrive d'Outre-Atlantique.
En France, ces spectacles se heurtent à
un obstacle : la présence des écoles de boxe
française à Paris. Elles sont présentes dans
les salles d'armes, où s'enseignent l'escrime
et la canne. Les professeurs présentent cette
escrime du poing comme le véritable héri­
tage de l'Ecole française des jeux d'armes.
Sur ce modèle, ils apprennent la précision
des coups, le jeu des distances entre les ad­
versaires, et font l'éloge d'une élégance mi­
litaire d'ancienne aristocratie. Ils privilé­
gient des sociabilités électives, alors que le
succès des Américains tient au goût des
masses populaires.
L'entraînement se distingue de celui des
boxeurs américains, toujours à la recherche
de partenaires qu'ils bourrent de coups
contre rétribution. L'assaut français com­
prend l'application précise de coups de
poings et de pieds répertoriés; on ne se
heurte pas au premier venu, on rencontre les
personnalités que l'on a choisies. En com­
paraison, le spectacle qu'importent les
Américains semble bien barbare.
L'affluence du public dépend de la bru­
talité des combats. Battre un adversaire,
c'est l'abattre. Le spectateur n'est pas
convié à une réception; il paie un prix de
place. Voilà un commerce qui répugne
aux amateurs de boxe française car il me­
nace de rompre un équilibre symbolique.
Ce n'est pas la domination ou l'écrasement
de l'adversaire qui leur servent de réfé­
rence, mais l'élégance et la justesse d'un
Noir ou blanc! L'Amérique triomphe, les nez se cassent..
coup délivré à l'adversaire comme une
botte choisie.
Entre-deux-guerres :
le triomphe du dollar
Le combat Carpentier-Dempsey en
juillet 1921 est devenu l'affaire de la presse
et des grands «promoters». L'insolence a
caractérisé d'emblée cet Américain qui a es­
quivé la guerre et défraie la chronique par
des insolences que la rumeur amplifie; on
stigmatise ses choix antipatriotiques; la
presse répercute presque chaque semaine les
rebondissements de l'affaire.
Le sacrilège, ce sont les dollars qu'a em­
pochés le champion pour des combats «ju­
teux » alors que les soldats se battaient pour
leur survie et celle de la patrie. N'est-ce pas
une sorte de péché que de boxer, alors que
le monde est en guerre ? Boxer pour de l'ar­
gent est mal, mais selon son manager Jack
Kearns, l'usage de cet argent peut blanchir
le coupable. Pénitence à l'américaine, sur le
modèle des remboursements d'assurances,
par quoi Jack Kearns cherche à disculper son
boxeur et se tirer d'affaire.
Pour la France, le mépris des valeurs tra­
ditionnelles dans cette civilisation améri­
caine passe pour une arrogance qui appelle
aussi une réplique. La presse annonce que le
mariage de Jack Dempsey vient d'être an­
nulé par le département de justice de New
York; le bruit court qu'il a été célébré en
violation des lois sur le divorce dans l'Etat
de l'Utah.
Comparativement, l'image de Carpentier
attaché aux valeurs d'une France toujours fi­
dèle aux alliances paysannes ou bourgeoises
rassure ; il devient le défenseur des vertus fa­
miliales. La foule des curieux résiste au mo­
dèle de vie qui intègre le divorce comme une
péripétie de l'existence que la société amé­
ricaine ne cesse de brutaliser. Le combat
contre Dempsey illustre cette réaction au
141
Nouveau Monde, lorsque l'effondrement
des valeurs morales traditionnelles fait les
gros titres de la presse.
La publication des sommes vertigi­
neuses mises en jeu entretient la tension.
Cette publicité renforce le sentiment de
violence : la durée du spectacle reste infime
en regard du montant des bourses ; la dispa­
rité entre les salaires moyens et ces dé­
penses fabuleuses crée une autre émotion.
Disproportion et gigantisme ne frappent
pas seulement les imaginations, mais enve­
niment aussi les frustrations : ne sont pas
seulement opposés les caractères morpho­
logiques des adversaires, mais leur équiva­
lent en dollars. Le traitement de la violence
se transforme. Il exaspère la spéculation sur
les bénéfices financiers.
Mais l'Amérique se prépare à un tout
autre combat que celui imaginé par la presse
française. Une équation simple : le Français
a un style spectaculaire, certes, mais
l'Américain possède la puissance. Aucune
chance de le tromper. Tout calcul fait,
Dempsey domine d'une hauteur de tête,
pèse 7 à 8 kilos de plus et son allonge l'em­
porte de presque vingt centimètres. Son pal­
marès compte quarante-cinq victoires par
K.O. contre une trentaine pour Carpentier. Il
n'a subi qu'une défaite par K.O. ; boxeur ter­
riblement résistant, «encaisseur» inébran­
lable, il est doué d'un punch redoutable.
Alors que les Français rêvent du subtil sus­
pens qui précède l'erreur infime de la brute
aveugle, l'Amérique veut un spectacle de la
force fruit du poids et de la résistance.
Cette supériorité a sa publicité. Dans son
camp d'entraînement sur la plage d'Atlantic
City, Dempsey fait quotidiennement, pour
quelques dollars l'entrée, la démonstration
de sa puissance. Les entraînements publics
de l'Américain affichent un homme sûr de
lui, maître de la mise en scène, capable
d'impressionner une assistance nombreuse
et de la rendre complice.
Pour une partie des spectateurs améri­
cains, le Français appartient à une société
lointaine qui se dissimule car elle a perdu le
sens de la violence physique. A quelques
jours du combat, alors que Dempsey se
laisse pousser une barbe affreuse, le mana­
ger du Français s'est préoccupé de faire en­
trer un coiffeur dans le camp fermé de
Manhasset : pour les Américains, Carpentier
n'est qu'un artiste, pas un boxeur.
L'histoire de l'arène de Jersey City est
elle-même américanisée par la presse. Au
Parc de Montgomery, l'arène a été agrandie
de 25000 places supplémentaires ; cinquante
jours, 400 tonnes de matériaux. Tex
Rickard, le «promoter», s'est assuré à
100000 dollars contre le mauvais temps et
pour la même somme, au cas où l'un des
deux adversaires ne pourrait pas monter sur
le ring. La construction totale, affirme-t-il,
lui reviendra à plus de 125000 dollars (il
compte 90000 dollars de matériaux).
Les années 60 :
messianisme made in USA
Dans les années 60, Mohamed Ali (alias
Cassius Clay) porte l'arrogance d'une
Amérique qui domine le monde, alors qu'il
condamne simultanément la guerre qu'elle a
menée au Vietnam: idolâtrie de la lutte,
haine de la guerre. Cette ambiguïté va conta­
miner les circuits des télévisions du monde.
Dépassement d'une histoire des boxeurs
noirs sur les écrans : provocations et insultes
d'Ali prennent les accents de la contestation
et de la liberté. Le justicier se mêle au com­
battant dans une épopée qui assimile la
conquête des titres aux révolutions du TiersMonde. Son corne back, des années durant,
marque cette exploitation jusqu'à l'usure du
musulman noir dans la boxe profession­
nelle américaine. Sa présence sur les rings
montés pour les écrans de télévision en
Afrique compose l'une des stratégies de la
violence.
Dans le cas de Kinshasa, où il rencontre
Foreman, cet impérialisme est bouffon, car
le Noir américain y apparaît comme l'op­
posé d'une force barbare qui a dégradé stu­
pidement les équilibres de la civilisation. Au
milieu des sagesses de l'imam, surgit en sur­
plomb agressif ce ring américain, gros pâté
monumental qui devrait engager les
Africains à entrevoir qu'il y a un envers de
la violence.
Le succès de Mohamed Ali n'est pas
simplement l'expression de la montée des
Noirs dans le spectacle de la boxe. Aux
Etats-Unis, la prédominance successive des
Irlandais, des juifs d'Europe centrale, des
Italiens, des noirs et plus récemment des his­
paniques, correspond étroitement à la suc­
cession de ces groupes au plus bas de
l'échelle sociale(1). La montée en puissance
des boxeurs chicanos dans les années 70,
immédiatement perceptible à la lecture des
programmes du tournoi des Golden Gloves,
traduit l'afflux massif de migrants mexi­
cains.
Avec la médiatisation des spectacles, la
présence du Noir et la conversion de Cassius
Clay montrent le souci des organisateurs
(souvent blancs, eux...) d'exploiter la
culture de l'islam et la montée des revendi­
cation du Tiers-Monde musulman pour
renouer avec les mécanismes de la revanche
et de la justice(2).
Les années 1950-1960, traversées par la
colonisation économique des pays du TiersMonde, plus particulièrement de l'Afrique et
l'Amérique latine, amorcent les temps nou­
veaux de cette violence. Immigrés et mino­
rités d'asile des pays industrialisés,
Africains, hérauts des nouvelles identités na­
tionales, communautés ralliées aux com­
bats de l'islam, font de la violence une
contre-culture.
Harlem est aux portes de l'expansion
américaine et Alger, Porte Saint-Denis. Le
142
spectacle télévisé inverse ce rapport; il met
les rings de Las Vegas dans les foyers du
Tiers-Monde et installe les promesses de ses
héros dans les fantasmes de la renaissance et
de la résurrection. A la violence de l'ex­
ploitation économique répond celle qu'illus­
trent les nouvelles stars du ring. La boxe en
revanche exprime une vérité, la conquête de
la domination, la victoire promise à une
race, une religion, un type d'homme. Bref,
une contre-image de la domination réelle.
Inépuisable revanche, qui fait de ces
combats un rappel obstiné de la nécessité
d'une reconnaissance. Inépuisable public de
la décolonisation que visent, selon des re­
gistres différents, les médias américains.
Ces derniers ne couvrent pas simplement les
peuples auxquels parle directement
Mohamed Ali, noir, musulman, transgresseur des lois et pourfendeur de toute justice
formelle. Ils s'adressent aussi aux nations
encore engagées dans leur douloureux pro­
cessus de décolonisation.
A sa manière, le Noir américain, sudaméricain ou africain interpelle le téléspec­
tateur; le combat télévisé recrée à son in­
tention un ordre mental. Il situe les
revendications tiers mondistes qui se dérou­
lent sous ses yeux dans un espace suffisam­
ment étrange pour créer un exotisme, sans
obliger le téléspectateur à sonder son his­
toire : on cultive des nostalgies tout en pré­
servant le sentiment d'affronter l'actualité.
Marges d'Amérique
Simultanément, l'Amérique s'est appro­
prié tous les supports de cette mise en scène.
Au milieu des années 60, le «boxing busi­
ness » des championnats du monde se par­
tage entre WBC (World Boxing Council) et
WBA (World Boxing Association}(3), la se­
conde voulant toujours ouvrir les rings à
l'Asie et l'Amérique du sud. WBO (World
Boxing Organisation) se taille une troisième
part d'un «marché» où la proportionnelle
n'est pas respectée. Depuis 1985, l'IBF
(International Boxing Federation)(4) s'est
mise à semer ses propres graines. Face à
cette poussée, WBC et WBA multiplient les
signes de rapprochement: durée des com­
bats (douze rounds), classement des mêmes
boxeurs par les deux fédérations. Une car­
rière semble se planifier en fonction de tel
champion du monde de telle fédération(5).
La gloire de Ray Sugar Robinson (Nouvel-Observateur, 20/26 avril 1989)
Dans cet ensemble, vingt-cinq titres en
moyenne sont américains, sans compter
ceux que détiennent les Portoricains qui
composent pour ainsi dire le cinquantième
Etat de l'Union. Cette domination des EtatsUnis s'impose encore davantage si l'on sait
que toutes les catégories n'ayant pas la
même valeur au firmament des titres mon­
diaux, les Etats-Unis occupent les poids les
plus recherchés.
Les organisateurs composent eux-mêmes
un groupe restreint, un milieu. Bob Arum,
Dan Duva et Don King, aux Etats-Unis. Les
Italiens Rocco Agostino, Umberto
Branchini et Sabbatini, les Anglais Barry
Hearn, Mickey Duff, Barney Eastwood, en
Europe ; plus récemment les frères Acariès
en France. On y pénètre difficilement. Julien
Fernandez a échoué. Après avoir monté des
réunions de bon niveau, il a fait concurrence
aux team Acariès, avec un championnat du
monde dans les arènes de Nîmes où il pré­
sentait le boxeur Chavez : échec sur toute la
ligne, les arènes sont vides ce soir-là. Le
championnat d'Europe Londas-Curcetti lui
fait boire un second bouillon: Fernandez
143
dépose le bilan de sa société sans honorer les
bourses de Chavez et Curcetti.
Entre la France et l'Amérique, quelques
intermédiaires parviennent à s'imposer, peu
nombreux à vrai dire. Le plus récemment ar­
rivé, Georges Kanter, représentant en peaus­
serie française aux Etats-Unis, est devenu
Outre-Atlantique l'agent des «Frenchies» et
ici celui des «Ricains»(6). En un mot,
l'image d'un monde étroit, où les places sont
chères, les personnages retors, les rapports
violents, reflète le triomphe de la concur­
rence dans une société américaine présentée
comme ultra-libérale.
Cette image ne date pas d'hier. Les liens,
réels et fictifs, de la boxe avec le milieu des
jeux, l'interférence directe ou indirecte avec
des groupes aux pouvoirs occultes connais­
sent un succès de presse : une curiosité trou­
blante pour le mélange du sang et de l'argent
est exploitée. Dès juin 1959, la presse fran­
çaise se taille un succès en faisant circuler
l'information qu'un organisateur américain,
Léonard Blackley (dit Jacky Leonard) a été
sévèrement «corrigé» par les hommes de
Frankie Garbo. Il avait refusé de verser une
part de droits de télévision et s'opposait à
l'organisation d'un combat entre Sugar
Garnet Hart et le champion du monde Don
Jordan. Truman Gibson, ancien président de
l'IBC, avocat de Joe Louis, est impliqué:
«informé», il aurait recommandé au mana­
ger de Don Jordan de se soumettre à Garbo.
Les victimes du chantage portent plainte, le
FBI arrête Frankie Garbo (déjà inculpé d'at­
taques à main armée, il est accusé d'activité
illégale de manager), Blinky Palermo (an­
cien manager des champions du monde Ike
Williams et Johnny Saxton, inculpé dans des
affaires de meurtre, est accusé d'abus de
confiance), Truman Gibson (ancien prési­
dent de l'IBC, est accusé de trafic d'in­
fluence), Joseph Sica (matchmaker à Los
Angeles, mêlé à des affaires criminelles, est
accusé d'agression sur la personne de Jacky
Leonard et d'abus de confiance), Louis Tom
Dragna (bookmaker, emprisonné pour es­
croquerie, est accusé de voies de fait contre
Jacky Leonard)(7): une culture de marge,
voire une contre-culture.
La présence d'une pègre au premier plan
de l'actualité criminelle renouvelle la repré­
sentation de la violence produite. A la Belle
Epoque, le «noble art» se réclamait des
idéaux aristocratiques, symboles nostal­
giques rappelant des valeurs et leurs signes
d'excellence; Georges Carpentier était féli-
cité par les Lords de la vieille Angleterre et
reçu dans leurs demeures. Après la deu­
xième guerre mondiale, la boxe paraît l'af­
faire de gangsters dont les exactions tradui­
sent sa marginalisation. Une violence
opposait jusqu'ici deux communautés en­
core peu intégrées dans le corps social;
voici à sa marge une société axée sur la spé­
culation et les pouvoirs occultes ; elle inspire
le spectre du banditisme et du crime(8); un
succès de curiosité accroît la fascination
pour une forme singulière du «star Sys­
tem». La forte polarisation du journalisme
sur le spectacle sportif, c'est-à-dire les com­
bats professionnels, couvre une pratique
marginale d'un exotisme nord-américain
désormais bien établi.
L'expérience de cette violence, d'autant
plus redoutable qu'elle sourd des marges,
oblige à considérer les boxeurs américains
comme d'autant plus redoutables qu'ils ont
évolué dans les lourdes hiérarchies qui struc­
turent le milieu. Dialectique de l'ouverture
et de la fermeture : la boxe comporte des bé­
néfices exportables. Au fur et à mesure que
le milieu de la boxe renforce ses hiérarchies
et durcit ses défenses, il s'ouvre à d'autres
fonctions sociales, sensées valoriser la ré­
habilitation des exclus. Avant son combat
contre Paul Whittaker, titre des super­
moyens en jeu, Christophe Tiozzo(9) s'en­
traîne aux U.S.A. Il est autorisé à mettre les
gants avec les détenus de la prison de
Pittsburgh, en Pennsylvanie.
De retour en France, ce «geste» de
l'idole se répète. Lorsqu'en décembre 1990,
Tiozzo retrouve les détenus de la prison des
Baumettes, il est sans doute l'un des pre­
miers à passer les portes de la prison. La ré­
glementation de la pratique des sports en gé­
néral et de la boxe en particulier dans les
prisons françaises vont dans le même sens
que la gloire de Tiozzo. Dans un couloir
d'accès au quartier de détention, des di­
zaines d'affiches, conçues par les détenus:
«Bienvenue Christophe Tiozzo». Venance
Mebo, le surveillant qui encadre les sportifs
des Baumettes, affirme que les condamnés
voulaient dresser des banderoles avec leurs
draps lorsqu'ils ont appris la visite de
Tiozzo.
Spectacle : on suit le combat pour le titre
contre In Chul Baek sur deux écrans de té­
lévision. Le vainqueur commente : «Là, il
me pique au foie et me fait mal.... Je le mets
en difficulté mais je me méfie de ses réactions. .. Il est touché mais il est coriace... ».
gosse de la rue, mais je suis un môme des
Applaudissements synchrones avec l'image.
cités, pas d'un milieu très élevé. J'ai touLe reportage tient à cette présence de l'ef­
froi : rendre le spectateur sensible à la pré­ jours en moi cette mentalité des gosses des
cités, de Saint-Denis ou d'ailleurs.
sence déchaînée du vainqueur sur le corps de
Maintenant, je fréquente des gens d'autres
son adversaire. L'acharnement, l'éclat des
milieux, hommes d'affaires ou avocats, mais
coups portés aux points vitaux du corps de
ma tête est toujours avec ces gamins et les
la victime, le jeu démesuré des forces; bien
Hell's sont mes amis. On ne peut jamais
agencés, ces détails activent l'imagination;
changer complètement, sinon on se renie
tenus de la bouche même des prisonniers, ils
soi-même»(11). Voilà qui compose un uni­
dynamisent les signes de cette violence.
vers de rêve, toujours attendu mais qui en­
Traits exemplaires : ils rappellent que le plus
traîne le boxeur jusqu'à la limite de ses fron­
fort a raison et que la victoire a un sens. La
tières. La mère de Tiozzo habite une HLM
domination d'un homme sur un autre résulte
dans la cité de la Courtille, à Saint-Denis;
d'un affrontement: l'article présente une
parlant des séjours de son fils en Floride où
configuration qu'une morale de la domina­
il s'entraîne désormais régulièrement, elle
tion rend intelligible.
explique : «Christophe avait huit ans quand
Fin décembre, Tiozzo explique aux dé­
nous sommes arrivés là. Aujourd'hui, il a
tenus de la prison de la Santé sa présence
quitté le béton pour le soleil et les palmiers,
parmi eux : «Depuis mon titre mondial des
et j'espère que ça va durer toute sa vie»(12).
super-moyens, c'est la première fois que je
m'arrête aussi longtemps. J'ai pris 4 kilos.... Si la boxe reclasse, elle le fait en ouvrant la
porte à des paradis imaginaires; l'idole a su
Il est temps que je m'y remette. Mais j'avais
les gagner en cultivant la violence et en maî­
besoin de décompresser, de vivre pour
trisant les profits qui peuvent en être tirés.
moi»(10). Dans la salle des fêtes de la prison,
les images du combat de mars 1990 contre
le même In Chul Beak défilent sur grand
écran. On croirait du direct: «Démolis-le!
Tutoyer l'Amérique
Vas-y ! On est avec toi ! ». Le spectacle d'un
individu faisant rage sur un autre livre une
Autre image du champion: Tiozzo, le
image des passions, une plongée dans des
boxeur devenu idole, ressemble à s'y mé­
réalités intimes. La foule se presse autour de
prendre aux têtes d'affiche du marketing à
l'écran pour exciter la rage du plus fort.
l'américaine. Si les comptes devaient être
Mais elle veut aussi voir celui qui n'a plus
arrêtés à la veille de son combat contre le
rien à perdre se débattre avec le code pour
Coréen In Chul Baek pour le titre mondial
hâter l'issue de ses douleurs. Au-delà du par­
des super-moyens WBA, ce sont deux mil­
tage des rôles s'opère une dénégation théo­
lions de francs qui seraient passés de la
rique: l'essentiel de cette violence ne
comptabilité d'une société de travail tempo­
consiste pas à autoriser les combats dans
raire à celle de la Tiozzo Management.
l'enceinte de la prison. Ils prétendent contri­
«Nous avons permis à Tiozzo de s'entraîner
buer à améliorer les conditions de la déten­
correctement aux Etats-Unis et à ce niveau
tion, les rendre ainsi plus justes. Le perfec­
je pense que nous avons été déterminants
tionnement technique du spectacle d'un
dans sa carrière», explique Christian
champion sublime une exhibition fruste de
Auvray, l'un des directeurs de la société.
brutalité. L'Amérique exporte le style d'un
Renforcer la personnalité devient une condi­
système pénitentiaire qui fait ses preuves
tion indispensable: comme en affaires,
dans la modernité.
quand on domine, l'énergie abonde ; Tiozzo
part des mois durant s'entraîner aux EtatsLe boxeur appartient à sa classe; son tra­
Unis où il rencontre les boxeurs durs qu'on
vail et ses souffrances illustrent les idéaux
ne «trouve plus» en Europe. Il reçoit les
de la peine dans leur complicité au plaisir :
conseils de managers américains et suit leurs
autre image de l'ascension sociale et de ses
méthodes d'entraînement, sans lesquelles
paradis. Les fréquentations et les idoles de
on ne résiste pas au plus haut niveau. Dans
Christophe Tiozzo ne lui appartiennent pas
en propre : le journal Libération diffuse cette le journal Libération, Michel Chemin ré­
autre culture. Libération : «On a parfois iro- sume bien cette aventure du boxeur français
devenu un beau soir de mars 1990 champion
nisé sur ton amitié avec les Hell 's Angels. Ch. Tiozzo : On a une passion commune, la du monde des super-moyens, version WBA :
«Libération : Tu t'entraînes aux Etats-Unis,
moto. Je vais pas faire le plan, je suis un
144
tu as boxé six fois à New York, l'Amérique
te fait rêver ? - C. Tiozzo : Pas vraiment. Làbas, je suis uniquement concentré sur la
boxe. A Paris, je suis tout le temps sollicité,
tenté de sortir le soir et de faire des conneries incompatibles avec l'entraînement. A
Miami, je suis anonyme. Ce que les
Américains ont, c'est le nombre. C'est uniquement ça leur force. Ils ont de meilleurs
entraîneurs et de meilleurs boxeurs, parce
qu'ils sont plus nombreux. A nombre égal,
je pense sincèrement qu 'on serait meilleurs
qu'eux »(13).
Au début du siècle, les Américains Joe
Jeannette et Sam Mac Vea, qui s'exhibent
aux Folies Bergères et au Cirque de Paris,
portent en Europe les couleurs du Nouveau
Monde. Un fruit exotique de la violence
anime les salles de spectacle des boulevards
extérieurs de Paris. Vingt ans plus tard, le
combat Carpentier-Dempsey aux Etats-Unis
marque l'affrontement : la France fera-t-elle
mordre la poussière à cette Amérique de
l'arrogance et du vice? Depuis que Tiozzo
séjourne à Miami, il est là-bas chez lui. Les
Américains Turner, Lee Black puis Teddy
Atlas sont devenus les entraîneurs qui le sui­
vent partout. Toute l'écurie Courrèges vit à
l'heure du hamburger et de la sauce rouge.
Haccoun, autre champion, entre dans le
même schéma de cette familiarité «cool»
d'une carrière à l'américaine: «Habi­
tuellement, seuls les meilleurs Français se
produisent aux Etats-Unis. Mais Haccoun,
qui s'entraîne régulièrement en Floride,
comme tous les membres de l'écurie
Courrèges, a donc pu bénéficier d'un tel pri­
vilège: «C'est génial, affirme-t-il, d'avoir
pu y boxer et j'espère que j'en aurai encore
l'occasion, surtout que mon combat a pu être
télévisé en France »(14). Bref, pour boxer
français, boxez aux Etats-Unis. Dès le len­
demain de sa victoire, Haccoun s'envole
pour la France. Après deux jours chez lui, il
rejoint Tiozzo à Deauville: «Là, j'ai tra­
vaillé avec un sparring partner très expéri­
menté, l'Américain Richard Savage» . Entre
les deux pays, les distances ont été gom­
mées. Plus Américain que les Français
Tiozzo et Haccoun, tu meurs. En 1921,
Georges Carpentier affrontait les Amé­
ricains, en s'opposant à leur force il illustrait
l'intelligence de l'esquive et de la riposte.
Un cliché bien partagé. A l'expérience des
combats reconnus aux plus grands boxeurs
américains, Marcel Cerdan oppose en 1948
la furia francese. L'entraînement à la chaîne
cède devant l'improvisation et la passion.
Quarante années plus tard, l'Amérique a re­
nouvelé entièrement l'image de sa conquête
de Test: à l'Europe elle exporte l'image de
ses propres ressortissants, français, anglais,
ou italiens. Sur ses écrans de télévision ali­
mentés par satellites, ils se distinguent dans
cet art américain de la boxe de combat.
Nouvelle économie du spectacle de la vio­
lence.
5
Notes
1 Robins D. « Sport and youth culture », in Sport,
Culture and Ideology, (édité par Hargreaves J.)
Londres, Routledge & Kegan Paul LTD, 1982,
pp. 142-145.
2 Cassius Clay se taille sa réputation en refusant de
devenir le Noir des Blancs. Pour la publicité, ces
deux «images» de l'Amérique noire et de
l'islam peuvent s'additionner.
Lorsque
Mohamed Ali rencontre le champion d'Europe
des lourds Karl Mildeberger au Walstadion de
Francfort en septembre 1966 (près de 48 000 spec­
tateurs, dont 10000 soldats américains), deux
immenses drapeaux descendent jusque sur le
tapis du ring, alors que l'on joue les hymnes na­
tionaux. L'Equipe, 12 septembre 1966.
En juin 1967, Ali (reconnu coupable après son
refus du service militaire) est condamné par le
juge Joe Ingraham à cinq ans de prison et 10 000
dollars d'amende. Les avocats du champion du
monde déchu de son titre par la WBA font
appel. Le 28 avril 1967, Ali avait refusé d'être
incorporé dans les armées en invoquant le fait
qu'il devait être exempté en tant que ministre du
culte musulman. Inculpé le 8 mai, il est jugé en
juin. La cour a rejeté les arguments des avocats
d'Ali selon lesquels le conseil de révision (com­
posé uniquement de Blancs) qui déclarait Ali
bon pour le service, avait fait preuve de discri­
mination raciale. Le jury est composé de six
hommes et six femmes, tous blancs. L'Equipe,
22 juin 1967. Ali ne livre aucun combat du 22
mars 1967 au 26 octobre 1970.
3 Après la guerre, la National Boxing Association
(NBA) que préside Dave Rochon installe sa
puissance aux Etats-Unis avec son «commissioner» Abe Greene et l'actif soutien de Nat
Fleischer, directeur de la revue Ring. En août
1962, la NBA prend le nom de World Boxing
Association (WBA). Charles Larson en est élu
président. Elle réunit tous les Etats des EtatsUnis, à l'exception des trois plus importants
(Massachussets, New York, Californie), qui
composent une fédération que préside le général
Krulewitch. L'Equipe, 24 août 1962.
4 Président de l'International Boxing Club (IBC)
le très influent M. Norris sera un proche d'Al
Weill, matchmaker du Madison Square Garden
de New York, où il joue le rôle de porte-parole
de Norris. Le premier «Garden» de New York
appartenait à William Vanderbilt qui le revendit.
145
6
7
8
9
10
11
12
13
14
Le deuxième est inauguré en 1890 et démoli en
1925. Le troisième, sur la Huitième Avenue,
dure quarante-trois ans. En 1968, le nouveau
« Garden » est inauguré. Son président est Moris
Chalfen. Plus que jamais les grandes institutions
mondiales de la boxe sont américaines.
Interrogé par M. Chemin, du journal Libération,
l'organisateur français de combats de boxe,
Michel Acariès affirme : « Quand on veut faire un
championnat du monde avec un Français, il faut
penser d'abord aux chances qu'il a sur l'échi­
quier mondial pour le présenter avec le meilleur
coefficient de réussite. Quand je veux faire dis­
puter un championnat du monde à Mendy, ce
n'est pas n'importe lequel. C'est celui WBA
contre Brian Mitchell, ce n'est pas contre
Chavez». (20 novembre 1990).
Libération, 20 novembre 1987, p. 31.
L'Equipe, 25 septembre 1959.
Edmond O., «The Second Louis-Schmelling
Fight: Sport, Symbol and Culture», in: Journal
ofPopular Culture, 1 (1), 1973, p. 42.
Cerdan marque en France ce moment où la pro­
pagande pour un héros national cède la priorité
à la publicité d'une vedette de spectacle : lors de
son voyage à New York en 1946 pour son com­
bat du 6-7 décembre 1946 contre Géorgie
Abrams, il est accompagné de son manager
Lucien Roupp, de Jo Longman et de Charley
Mittel. Au manager, il convient désormais
d'ajouter (comme pour les grandes vedettes du
cinéma et de la chanson) un ou plusieurs « im­
presarios». L'Equipe, 9 octobre 1946.
Né le 1er juin 1963 à Saint-Denis près de Paris,
Christophe Tiozzo remporte la médaille de
bronze des superwelters aux jeux Olympiques de
Los Angelès en 1984. Il gagne son premier
combat professionnel le 29 octobre 1985, de­
vient champion d'Europe des poids moyens en
avril 1988 et remporte le titre mondial WBA le
30 mars 1990 à Lyon contre le Sud-Coréen In
Chul Baek. Il perd son titre le 7 avril 1991 à
Marseille contre le boxeur panaméen Victor
Cordoba, sur arrêt de l'arbitre au septième round.
Libération, 29 décembre 1990, p. 22.
Chemin M., Libération, 30 mars 1990, p. 36.
Libération, 23 novembre 1990, p. 38.
Chemin M., Libération, 30 mars 1990, p. 36.
Rouet J.-M., L'Equipe, 19 avril 1992, p. 9.
L'ensemble de cet article renvoie à l'ouvrage de
l'auteur, «Boxe, violence du XXe siècle», Paris,
Aubier-Flammarion, 1992, 427 p.