L`Amérique exporte sa violence
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L`Amérique exporte sa violence
ANDRÉ RAUCH Boxe L'Amérique exporte sa violence Parmi les milliards d'images que l'Amérique adresse à l'Europe domine celle de sa violence. Séries télévisées, conflits raciaux, violences des mœurs, pratiques sportives, bien d'autres encore auxquelles les récentes émeutes de Los Angeles ou le procès pour viol du boxeur Mike Tyson peuvent servir d'illustration. André Rauch C.R.E.E.C. Professeur, Université de Strasbourg I C ette mise en scène de l'Amérique est équivoque. Loin de nous alerter sur les dangers de l'American way of life et la menace qui pèse sur les pays qui s'en inspirent, elle peut exporter la séduction qu'exerce le Nouveau Monde sur les imagi naires qui « vivent à l'heure de l'Amérique ». Ne serait-elle pas devenue porteuse de notre modernité ? La mise en scène de cette violence a ellemême son histoire. Elle évolue du début du siècle à nos jours. Suivre les commentaires de la presse donne le ton. Les spectacles de la boxe professionnelle, entre autres, livrent un bon exemple de notre face-à-face avec les Etats-Unis. 1900-1914: les Yankees débarquent Par les correspondants de presse «amé ricains», les Français découvrent dans les années 1900 les passions de la boxe. Une fête s'allume. Alors que tendent à dispa raître en Europe les mutilations publiques des corps, un cérémonial de la violence s'instaure. Les comptes rendus de L'Auto ou du Figaro cultivent la férocité : un boxeur roule au sol. Catapulté dans les balustrades, son corps s'effondre sous les coups que son ad versaire lui assène. Il gît sous les yeux de milliers de spectateurs qui manifestent une émotion inénarrable. Cette violence a son prix. Si la justice cherche à réparer la dou leur, à compenser la souffrance qu'a subie un citoyen, la boxe, par contre, récompense Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1993 140 celui qui blesse, mutile et assomme. La France, qui ne connaissait que la lutte et l'es crime, découvre ce culte de la violence qui lui arrive d'Outre-Atlantique. En France, ces spectacles se heurtent à un obstacle : la présence des écoles de boxe française à Paris. Elles sont présentes dans les salles d'armes, où s'enseignent l'escrime et la canne. Les professeurs présentent cette escrime du poing comme le véritable héri tage de l'Ecole française des jeux d'armes. Sur ce modèle, ils apprennent la précision des coups, le jeu des distances entre les ad versaires, et font l'éloge d'une élégance mi litaire d'ancienne aristocratie. Ils privilé gient des sociabilités électives, alors que le succès des Américains tient au goût des masses populaires. L'entraînement se distingue de celui des boxeurs américains, toujours à la recherche de partenaires qu'ils bourrent de coups contre rétribution. L'assaut français com prend l'application précise de coups de poings et de pieds répertoriés; on ne se heurte pas au premier venu, on rencontre les personnalités que l'on a choisies. En com paraison, le spectacle qu'importent les Américains semble bien barbare. L'affluence du public dépend de la bru talité des combats. Battre un adversaire, c'est l'abattre. Le spectateur n'est pas convié à une réception; il paie un prix de place. Voilà un commerce qui répugne aux amateurs de boxe française car il me nace de rompre un équilibre symbolique. Ce n'est pas la domination ou l'écrasement de l'adversaire qui leur servent de réfé rence, mais l'élégance et la justesse d'un Noir ou blanc! L'Amérique triomphe, les nez se cassent.. coup délivré à l'adversaire comme une botte choisie. Entre-deux-guerres : le triomphe du dollar Le combat Carpentier-Dempsey en juillet 1921 est devenu l'affaire de la presse et des grands «promoters». L'insolence a caractérisé d'emblée cet Américain qui a es quivé la guerre et défraie la chronique par des insolences que la rumeur amplifie; on stigmatise ses choix antipatriotiques; la presse répercute presque chaque semaine les rebondissements de l'affaire. Le sacrilège, ce sont les dollars qu'a em pochés le champion pour des combats «ju teux » alors que les soldats se battaient pour leur survie et celle de la patrie. N'est-ce pas une sorte de péché que de boxer, alors que le monde est en guerre ? Boxer pour de l'ar gent est mal, mais selon son manager Jack Kearns, l'usage de cet argent peut blanchir le coupable. Pénitence à l'américaine, sur le modèle des remboursements d'assurances, par quoi Jack Kearns cherche à disculper son boxeur et se tirer d'affaire. Pour la France, le mépris des valeurs tra ditionnelles dans cette civilisation améri caine passe pour une arrogance qui appelle aussi une réplique. La presse annonce que le mariage de Jack Dempsey vient d'être an nulé par le département de justice de New York; le bruit court qu'il a été célébré en violation des lois sur le divorce dans l'Etat de l'Utah. Comparativement, l'image de Carpentier attaché aux valeurs d'une France toujours fi dèle aux alliances paysannes ou bourgeoises rassure ; il devient le défenseur des vertus fa miliales. La foule des curieux résiste au mo dèle de vie qui intègre le divorce comme une péripétie de l'existence que la société amé ricaine ne cesse de brutaliser. Le combat contre Dempsey illustre cette réaction au 141 Nouveau Monde, lorsque l'effondrement des valeurs morales traditionnelles fait les gros titres de la presse. La publication des sommes vertigi neuses mises en jeu entretient la tension. Cette publicité renforce le sentiment de violence : la durée du spectacle reste infime en regard du montant des bourses ; la dispa rité entre les salaires moyens et ces dé penses fabuleuses crée une autre émotion. Disproportion et gigantisme ne frappent pas seulement les imaginations, mais enve niment aussi les frustrations : ne sont pas seulement opposés les caractères morpho logiques des adversaires, mais leur équiva lent en dollars. Le traitement de la violence se transforme. Il exaspère la spéculation sur les bénéfices financiers. Mais l'Amérique se prépare à un tout autre combat que celui imaginé par la presse française. Une équation simple : le Français a un style spectaculaire, certes, mais l'Américain possède la puissance. Aucune chance de le tromper. Tout calcul fait, Dempsey domine d'une hauteur de tête, pèse 7 à 8 kilos de plus et son allonge l'em porte de presque vingt centimètres. Son pal marès compte quarante-cinq victoires par K.O. contre une trentaine pour Carpentier. Il n'a subi qu'une défaite par K.O. ; boxeur ter riblement résistant, «encaisseur» inébran lable, il est doué d'un punch redoutable. Alors que les Français rêvent du subtil sus pens qui précède l'erreur infime de la brute aveugle, l'Amérique veut un spectacle de la force fruit du poids et de la résistance. Cette supériorité a sa publicité. Dans son camp d'entraînement sur la plage d'Atlantic City, Dempsey fait quotidiennement, pour quelques dollars l'entrée, la démonstration de sa puissance. Les entraînements publics de l'Américain affichent un homme sûr de lui, maître de la mise en scène, capable d'impressionner une assistance nombreuse et de la rendre complice. Pour une partie des spectateurs améri cains, le Français appartient à une société lointaine qui se dissimule car elle a perdu le sens de la violence physique. A quelques jours du combat, alors que Dempsey se laisse pousser une barbe affreuse, le mana ger du Français s'est préoccupé de faire en trer un coiffeur dans le camp fermé de Manhasset : pour les Américains, Carpentier n'est qu'un artiste, pas un boxeur. L'histoire de l'arène de Jersey City est elle-même américanisée par la presse. Au Parc de Montgomery, l'arène a été agrandie de 25000 places supplémentaires ; cinquante jours, 400 tonnes de matériaux. Tex Rickard, le «promoter», s'est assuré à 100000 dollars contre le mauvais temps et pour la même somme, au cas où l'un des deux adversaires ne pourrait pas monter sur le ring. La construction totale, affirme-t-il, lui reviendra à plus de 125000 dollars (il compte 90000 dollars de matériaux). Les années 60 : messianisme made in USA Dans les années 60, Mohamed Ali (alias Cassius Clay) porte l'arrogance d'une Amérique qui domine le monde, alors qu'il condamne simultanément la guerre qu'elle a menée au Vietnam: idolâtrie de la lutte, haine de la guerre. Cette ambiguïté va conta miner les circuits des télévisions du monde. Dépassement d'une histoire des boxeurs noirs sur les écrans : provocations et insultes d'Ali prennent les accents de la contestation et de la liberté. Le justicier se mêle au com battant dans une épopée qui assimile la conquête des titres aux révolutions du TiersMonde. Son corne back, des années durant, marque cette exploitation jusqu'à l'usure du musulman noir dans la boxe profession nelle américaine. Sa présence sur les rings montés pour les écrans de télévision en Afrique compose l'une des stratégies de la violence. Dans le cas de Kinshasa, où il rencontre Foreman, cet impérialisme est bouffon, car le Noir américain y apparaît comme l'op posé d'une force barbare qui a dégradé stu pidement les équilibres de la civilisation. Au milieu des sagesses de l'imam, surgit en sur plomb agressif ce ring américain, gros pâté monumental qui devrait engager les Africains à entrevoir qu'il y a un envers de la violence. Le succès de Mohamed Ali n'est pas simplement l'expression de la montée des Noirs dans le spectacle de la boxe. Aux Etats-Unis, la prédominance successive des Irlandais, des juifs d'Europe centrale, des Italiens, des noirs et plus récemment des his paniques, correspond étroitement à la suc cession de ces groupes au plus bas de l'échelle sociale(1). La montée en puissance des boxeurs chicanos dans les années 70, immédiatement perceptible à la lecture des programmes du tournoi des Golden Gloves, traduit l'afflux massif de migrants mexi cains. Avec la médiatisation des spectacles, la présence du Noir et la conversion de Cassius Clay montrent le souci des organisateurs (souvent blancs, eux...) d'exploiter la culture de l'islam et la montée des revendi cation du Tiers-Monde musulman pour renouer avec les mécanismes de la revanche et de la justice(2). Les années 1950-1960, traversées par la colonisation économique des pays du TiersMonde, plus particulièrement de l'Afrique et l'Amérique latine, amorcent les temps nou veaux de cette violence. Immigrés et mino rités d'asile des pays industrialisés, Africains, hérauts des nouvelles identités na tionales, communautés ralliées aux com bats de l'islam, font de la violence une contre-culture. Harlem est aux portes de l'expansion américaine et Alger, Porte Saint-Denis. Le 142 spectacle télévisé inverse ce rapport; il met les rings de Las Vegas dans les foyers du Tiers-Monde et installe les promesses de ses héros dans les fantasmes de la renaissance et de la résurrection. A la violence de l'ex ploitation économique répond celle qu'illus trent les nouvelles stars du ring. La boxe en revanche exprime une vérité, la conquête de la domination, la victoire promise à une race, une religion, un type d'homme. Bref, une contre-image de la domination réelle. Inépuisable revanche, qui fait de ces combats un rappel obstiné de la nécessité d'une reconnaissance. Inépuisable public de la décolonisation que visent, selon des re gistres différents, les médias américains. Ces derniers ne couvrent pas simplement les peuples auxquels parle directement Mohamed Ali, noir, musulman, transgresseur des lois et pourfendeur de toute justice formelle. Ils s'adressent aussi aux nations encore engagées dans leur douloureux pro cessus de décolonisation. A sa manière, le Noir américain, sudaméricain ou africain interpelle le téléspec tateur; le combat télévisé recrée à son in tention un ordre mental. Il situe les revendications tiers mondistes qui se dérou lent sous ses yeux dans un espace suffisam ment étrange pour créer un exotisme, sans obliger le téléspectateur à sonder son his toire : on cultive des nostalgies tout en pré servant le sentiment d'affronter l'actualité. Marges d'Amérique Simultanément, l'Amérique s'est appro prié tous les supports de cette mise en scène. Au milieu des années 60, le «boxing busi ness » des championnats du monde se par tage entre WBC (World Boxing Council) et WBA (World Boxing Association}(3), la se conde voulant toujours ouvrir les rings à l'Asie et l'Amérique du sud. WBO (World Boxing Organisation) se taille une troisième part d'un «marché» où la proportionnelle n'est pas respectée. Depuis 1985, l'IBF (International Boxing Federation)(4) s'est mise à semer ses propres graines. Face à cette poussée, WBC et WBA multiplient les signes de rapprochement: durée des com bats (douze rounds), classement des mêmes boxeurs par les deux fédérations. Une car rière semble se planifier en fonction de tel champion du monde de telle fédération(5). La gloire de Ray Sugar Robinson (Nouvel-Observateur, 20/26 avril 1989) Dans cet ensemble, vingt-cinq titres en moyenne sont américains, sans compter ceux que détiennent les Portoricains qui composent pour ainsi dire le cinquantième Etat de l'Union. Cette domination des EtatsUnis s'impose encore davantage si l'on sait que toutes les catégories n'ayant pas la même valeur au firmament des titres mon diaux, les Etats-Unis occupent les poids les plus recherchés. Les organisateurs composent eux-mêmes un groupe restreint, un milieu. Bob Arum, Dan Duva et Don King, aux Etats-Unis. Les Italiens Rocco Agostino, Umberto Branchini et Sabbatini, les Anglais Barry Hearn, Mickey Duff, Barney Eastwood, en Europe ; plus récemment les frères Acariès en France. On y pénètre difficilement. Julien Fernandez a échoué. Après avoir monté des réunions de bon niveau, il a fait concurrence aux team Acariès, avec un championnat du monde dans les arènes de Nîmes où il pré sentait le boxeur Chavez : échec sur toute la ligne, les arènes sont vides ce soir-là. Le championnat d'Europe Londas-Curcetti lui fait boire un second bouillon: Fernandez 143 dépose le bilan de sa société sans honorer les bourses de Chavez et Curcetti. Entre la France et l'Amérique, quelques intermédiaires parviennent à s'imposer, peu nombreux à vrai dire. Le plus récemment ar rivé, Georges Kanter, représentant en peaus serie française aux Etats-Unis, est devenu Outre-Atlantique l'agent des «Frenchies» et ici celui des «Ricains»(6). En un mot, l'image d'un monde étroit, où les places sont chères, les personnages retors, les rapports violents, reflète le triomphe de la concur rence dans une société américaine présentée comme ultra-libérale. Cette image ne date pas d'hier. Les liens, réels et fictifs, de la boxe avec le milieu des jeux, l'interférence directe ou indirecte avec des groupes aux pouvoirs occultes connais sent un succès de presse : une curiosité trou blante pour le mélange du sang et de l'argent est exploitée. Dès juin 1959, la presse fran çaise se taille un succès en faisant circuler l'information qu'un organisateur américain, Léonard Blackley (dit Jacky Leonard) a été sévèrement «corrigé» par les hommes de Frankie Garbo. Il avait refusé de verser une part de droits de télévision et s'opposait à l'organisation d'un combat entre Sugar Garnet Hart et le champion du monde Don Jordan. Truman Gibson, ancien président de l'IBC, avocat de Joe Louis, est impliqué: «informé», il aurait recommandé au mana ger de Don Jordan de se soumettre à Garbo. Les victimes du chantage portent plainte, le FBI arrête Frankie Garbo (déjà inculpé d'at taques à main armée, il est accusé d'activité illégale de manager), Blinky Palermo (an cien manager des champions du monde Ike Williams et Johnny Saxton, inculpé dans des affaires de meurtre, est accusé d'abus de confiance), Truman Gibson (ancien prési dent de l'IBC, est accusé de trafic d'in fluence), Joseph Sica (matchmaker à Los Angeles, mêlé à des affaires criminelles, est accusé d'agression sur la personne de Jacky Leonard et d'abus de confiance), Louis Tom Dragna (bookmaker, emprisonné pour es croquerie, est accusé de voies de fait contre Jacky Leonard)(7): une culture de marge, voire une contre-culture. La présence d'une pègre au premier plan de l'actualité criminelle renouvelle la repré sentation de la violence produite. A la Belle Epoque, le «noble art» se réclamait des idéaux aristocratiques, symboles nostal giques rappelant des valeurs et leurs signes d'excellence; Georges Carpentier était féli- cité par les Lords de la vieille Angleterre et reçu dans leurs demeures. Après la deu xième guerre mondiale, la boxe paraît l'af faire de gangsters dont les exactions tradui sent sa marginalisation. Une violence opposait jusqu'ici deux communautés en core peu intégrées dans le corps social; voici à sa marge une société axée sur la spé culation et les pouvoirs occultes ; elle inspire le spectre du banditisme et du crime(8); un succès de curiosité accroît la fascination pour une forme singulière du «star Sys tem». La forte polarisation du journalisme sur le spectacle sportif, c'est-à-dire les com bats professionnels, couvre une pratique marginale d'un exotisme nord-américain désormais bien établi. L'expérience de cette violence, d'autant plus redoutable qu'elle sourd des marges, oblige à considérer les boxeurs américains comme d'autant plus redoutables qu'ils ont évolué dans les lourdes hiérarchies qui struc turent le milieu. Dialectique de l'ouverture et de la fermeture : la boxe comporte des bé néfices exportables. Au fur et à mesure que le milieu de la boxe renforce ses hiérarchies et durcit ses défenses, il s'ouvre à d'autres fonctions sociales, sensées valoriser la ré habilitation des exclus. Avant son combat contre Paul Whittaker, titre des super moyens en jeu, Christophe Tiozzo(9) s'en traîne aux U.S.A. Il est autorisé à mettre les gants avec les détenus de la prison de Pittsburgh, en Pennsylvanie. De retour en France, ce «geste» de l'idole se répète. Lorsqu'en décembre 1990, Tiozzo retrouve les détenus de la prison des Baumettes, il est sans doute l'un des pre miers à passer les portes de la prison. La ré glementation de la pratique des sports en gé néral et de la boxe en particulier dans les prisons françaises vont dans le même sens que la gloire de Tiozzo. Dans un couloir d'accès au quartier de détention, des di zaines d'affiches, conçues par les détenus: «Bienvenue Christophe Tiozzo». Venance Mebo, le surveillant qui encadre les sportifs des Baumettes, affirme que les condamnés voulaient dresser des banderoles avec leurs draps lorsqu'ils ont appris la visite de Tiozzo. Spectacle : on suit le combat pour le titre contre In Chul Baek sur deux écrans de té lévision. Le vainqueur commente : «Là, il me pique au foie et me fait mal.... Je le mets en difficulté mais je me méfie de ses réactions. .. Il est touché mais il est coriace... ». gosse de la rue, mais je suis un môme des Applaudissements synchrones avec l'image. cités, pas d'un milieu très élevé. J'ai touLe reportage tient à cette présence de l'ef froi : rendre le spectateur sensible à la pré jours en moi cette mentalité des gosses des cités, de Saint-Denis ou d'ailleurs. sence déchaînée du vainqueur sur le corps de Maintenant, je fréquente des gens d'autres son adversaire. L'acharnement, l'éclat des milieux, hommes d'affaires ou avocats, mais coups portés aux points vitaux du corps de ma tête est toujours avec ces gamins et les la victime, le jeu démesuré des forces; bien Hell's sont mes amis. On ne peut jamais agencés, ces détails activent l'imagination; changer complètement, sinon on se renie tenus de la bouche même des prisonniers, ils soi-même»(11). Voilà qui compose un uni dynamisent les signes de cette violence. vers de rêve, toujours attendu mais qui en Traits exemplaires : ils rappellent que le plus traîne le boxeur jusqu'à la limite de ses fron fort a raison et que la victoire a un sens. La tières. La mère de Tiozzo habite une HLM domination d'un homme sur un autre résulte dans la cité de la Courtille, à Saint-Denis; d'un affrontement: l'article présente une parlant des séjours de son fils en Floride où configuration qu'une morale de la domina il s'entraîne désormais régulièrement, elle tion rend intelligible. explique : «Christophe avait huit ans quand Fin décembre, Tiozzo explique aux dé nous sommes arrivés là. Aujourd'hui, il a tenus de la prison de la Santé sa présence quitté le béton pour le soleil et les palmiers, parmi eux : «Depuis mon titre mondial des et j'espère que ça va durer toute sa vie»(12). super-moyens, c'est la première fois que je m'arrête aussi longtemps. J'ai pris 4 kilos.... Si la boxe reclasse, elle le fait en ouvrant la porte à des paradis imaginaires; l'idole a su Il est temps que je m'y remette. Mais j'avais les gagner en cultivant la violence et en maî besoin de décompresser, de vivre pour trisant les profits qui peuvent en être tirés. moi»(10). Dans la salle des fêtes de la prison, les images du combat de mars 1990 contre le même In Chul Beak défilent sur grand écran. On croirait du direct: «Démolis-le! Tutoyer l'Amérique Vas-y ! On est avec toi ! ». Le spectacle d'un individu faisant rage sur un autre livre une Autre image du champion: Tiozzo, le image des passions, une plongée dans des boxeur devenu idole, ressemble à s'y mé réalités intimes. La foule se presse autour de prendre aux têtes d'affiche du marketing à l'écran pour exciter la rage du plus fort. l'américaine. Si les comptes devaient être Mais elle veut aussi voir celui qui n'a plus arrêtés à la veille de son combat contre le rien à perdre se débattre avec le code pour Coréen In Chul Baek pour le titre mondial hâter l'issue de ses douleurs. Au-delà du par des super-moyens WBA, ce sont deux mil tage des rôles s'opère une dénégation théo lions de francs qui seraient passés de la rique: l'essentiel de cette violence ne comptabilité d'une société de travail tempo consiste pas à autoriser les combats dans raire à celle de la Tiozzo Management. l'enceinte de la prison. Ils prétendent contri «Nous avons permis à Tiozzo de s'entraîner buer à améliorer les conditions de la déten correctement aux Etats-Unis et à ce niveau tion, les rendre ainsi plus justes. Le perfec je pense que nous avons été déterminants tionnement technique du spectacle d'un dans sa carrière», explique Christian champion sublime une exhibition fruste de Auvray, l'un des directeurs de la société. brutalité. L'Amérique exporte le style d'un Renforcer la personnalité devient une condi système pénitentiaire qui fait ses preuves tion indispensable: comme en affaires, dans la modernité. quand on domine, l'énergie abonde ; Tiozzo part des mois durant s'entraîner aux EtatsLe boxeur appartient à sa classe; son tra Unis où il rencontre les boxeurs durs qu'on vail et ses souffrances illustrent les idéaux ne «trouve plus» en Europe. Il reçoit les de la peine dans leur complicité au plaisir : conseils de managers américains et suit leurs autre image de l'ascension sociale et de ses méthodes d'entraînement, sans lesquelles paradis. Les fréquentations et les idoles de on ne résiste pas au plus haut niveau. Dans Christophe Tiozzo ne lui appartiennent pas en propre : le journal Libération diffuse cette le journal Libération, Michel Chemin ré autre culture. Libération : «On a parfois iro- sume bien cette aventure du boxeur français devenu un beau soir de mars 1990 champion nisé sur ton amitié avec les Hell 's Angels. Ch. Tiozzo : On a une passion commune, la du monde des super-moyens, version WBA : «Libération : Tu t'entraînes aux Etats-Unis, moto. Je vais pas faire le plan, je suis un 144 tu as boxé six fois à New York, l'Amérique te fait rêver ? - C. Tiozzo : Pas vraiment. Làbas, je suis uniquement concentré sur la boxe. A Paris, je suis tout le temps sollicité, tenté de sortir le soir et de faire des conneries incompatibles avec l'entraînement. A Miami, je suis anonyme. Ce que les Américains ont, c'est le nombre. C'est uniquement ça leur force. Ils ont de meilleurs entraîneurs et de meilleurs boxeurs, parce qu'ils sont plus nombreux. A nombre égal, je pense sincèrement qu 'on serait meilleurs qu'eux »(13). Au début du siècle, les Américains Joe Jeannette et Sam Mac Vea, qui s'exhibent aux Folies Bergères et au Cirque de Paris, portent en Europe les couleurs du Nouveau Monde. Un fruit exotique de la violence anime les salles de spectacle des boulevards extérieurs de Paris. Vingt ans plus tard, le combat Carpentier-Dempsey aux Etats-Unis marque l'affrontement : la France fera-t-elle mordre la poussière à cette Amérique de l'arrogance et du vice? Depuis que Tiozzo séjourne à Miami, il est là-bas chez lui. Les Américains Turner, Lee Black puis Teddy Atlas sont devenus les entraîneurs qui le sui vent partout. Toute l'écurie Courrèges vit à l'heure du hamburger et de la sauce rouge. Haccoun, autre champion, entre dans le même schéma de cette familiarité «cool» d'une carrière à l'américaine: «Habi tuellement, seuls les meilleurs Français se produisent aux Etats-Unis. Mais Haccoun, qui s'entraîne régulièrement en Floride, comme tous les membres de l'écurie Courrèges, a donc pu bénéficier d'un tel pri vilège: «C'est génial, affirme-t-il, d'avoir pu y boxer et j'espère que j'en aurai encore l'occasion, surtout que mon combat a pu être télévisé en France »(14). Bref, pour boxer français, boxez aux Etats-Unis. Dès le len demain de sa victoire, Haccoun s'envole pour la France. Après deux jours chez lui, il rejoint Tiozzo à Deauville: «Là, j'ai tra vaillé avec un sparring partner très expéri menté, l'Américain Richard Savage» . Entre les deux pays, les distances ont été gom mées. Plus Américain que les Français Tiozzo et Haccoun, tu meurs. En 1921, Georges Carpentier affrontait les Amé ricains, en s'opposant à leur force il illustrait l'intelligence de l'esquive et de la riposte. Un cliché bien partagé. A l'expérience des combats reconnus aux plus grands boxeurs américains, Marcel Cerdan oppose en 1948 la furia francese. L'entraînement à la chaîne cède devant l'improvisation et la passion. Quarante années plus tard, l'Amérique a re nouvelé entièrement l'image de sa conquête de Test: à l'Europe elle exporte l'image de ses propres ressortissants, français, anglais, ou italiens. Sur ses écrans de télévision ali mentés par satellites, ils se distinguent dans cet art américain de la boxe de combat. Nouvelle économie du spectacle de la vio lence. 5 Notes 1 Robins D. « Sport and youth culture », in Sport, Culture and Ideology, (édité par Hargreaves J.) Londres, Routledge & Kegan Paul LTD, 1982, pp. 142-145. 2 Cassius Clay se taille sa réputation en refusant de devenir le Noir des Blancs. Pour la publicité, ces deux «images» de l'Amérique noire et de l'islam peuvent s'additionner. Lorsque Mohamed Ali rencontre le champion d'Europe des lourds Karl Mildeberger au Walstadion de Francfort en septembre 1966 (près de 48 000 spec tateurs, dont 10000 soldats américains), deux immenses drapeaux descendent jusque sur le tapis du ring, alors que l'on joue les hymnes na tionaux. L'Equipe, 12 septembre 1966. En juin 1967, Ali (reconnu coupable après son refus du service militaire) est condamné par le juge Joe Ingraham à cinq ans de prison et 10 000 dollars d'amende. Les avocats du champion du monde déchu de son titre par la WBA font appel. Le 28 avril 1967, Ali avait refusé d'être incorporé dans les armées en invoquant le fait qu'il devait être exempté en tant que ministre du culte musulman. Inculpé le 8 mai, il est jugé en juin. La cour a rejeté les arguments des avocats d'Ali selon lesquels le conseil de révision (com posé uniquement de Blancs) qui déclarait Ali bon pour le service, avait fait preuve de discri mination raciale. Le jury est composé de six hommes et six femmes, tous blancs. L'Equipe, 22 juin 1967. Ali ne livre aucun combat du 22 mars 1967 au 26 octobre 1970. 3 Après la guerre, la National Boxing Association (NBA) que préside Dave Rochon installe sa puissance aux Etats-Unis avec son «commissioner» Abe Greene et l'actif soutien de Nat Fleischer, directeur de la revue Ring. En août 1962, la NBA prend le nom de World Boxing Association (WBA). Charles Larson en est élu président. Elle réunit tous les Etats des EtatsUnis, à l'exception des trois plus importants (Massachussets, New York, Californie), qui composent une fédération que préside le général Krulewitch. L'Equipe, 24 août 1962. 4 Président de l'International Boxing Club (IBC) le très influent M. Norris sera un proche d'Al Weill, matchmaker du Madison Square Garden de New York, où il joue le rôle de porte-parole de Norris. Le premier «Garden» de New York appartenait à William Vanderbilt qui le revendit. 145 6 7 8 9 10 11 12 13 14 Le deuxième est inauguré en 1890 et démoli en 1925. Le troisième, sur la Huitième Avenue, dure quarante-trois ans. En 1968, le nouveau « Garden » est inauguré. Son président est Moris Chalfen. Plus que jamais les grandes institutions mondiales de la boxe sont américaines. Interrogé par M. Chemin, du journal Libération, l'organisateur français de combats de boxe, Michel Acariès affirme : « Quand on veut faire un championnat du monde avec un Français, il faut penser d'abord aux chances qu'il a sur l'échi quier mondial pour le présenter avec le meilleur coefficient de réussite. Quand je veux faire dis puter un championnat du monde à Mendy, ce n'est pas n'importe lequel. C'est celui WBA contre Brian Mitchell, ce n'est pas contre Chavez». (20 novembre 1990). Libération, 20 novembre 1987, p. 31. L'Equipe, 25 septembre 1959. Edmond O., «The Second Louis-Schmelling Fight: Sport, Symbol and Culture», in: Journal ofPopular Culture, 1 (1), 1973, p. 42. Cerdan marque en France ce moment où la pro pagande pour un héros national cède la priorité à la publicité d'une vedette de spectacle : lors de son voyage à New York en 1946 pour son com bat du 6-7 décembre 1946 contre Géorgie Abrams, il est accompagné de son manager Lucien Roupp, de Jo Longman et de Charley Mittel. Au manager, il convient désormais d'ajouter (comme pour les grandes vedettes du cinéma et de la chanson) un ou plusieurs « im presarios». L'Equipe, 9 octobre 1946. Né le 1er juin 1963 à Saint-Denis près de Paris, Christophe Tiozzo remporte la médaille de bronze des superwelters aux jeux Olympiques de Los Angelès en 1984. Il gagne son premier combat professionnel le 29 octobre 1985, de vient champion d'Europe des poids moyens en avril 1988 et remporte le titre mondial WBA le 30 mars 1990 à Lyon contre le Sud-Coréen In Chul Baek. Il perd son titre le 7 avril 1991 à Marseille contre le boxeur panaméen Victor Cordoba, sur arrêt de l'arbitre au septième round. Libération, 29 décembre 1990, p. 22. Chemin M., Libération, 30 mars 1990, p. 36. Libération, 23 novembre 1990, p. 38. Chemin M., Libération, 30 mars 1990, p. 36. Rouet J.-M., L'Equipe, 19 avril 1992, p. 9. L'ensemble de cet article renvoie à l'ouvrage de l'auteur, «Boxe, violence du XXe siècle», Paris, Aubier-Flammarion, 1992, 427 p.