Fiche étude et analyse

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Fiche étude et analyse
HISTOIRE DES ARTS – ANGLAIS
STRANGE FRUIT
Domaine artistique : arts du langage, arts du son.
Présentation de l'oeuvre.
Poème mis en musique.
Auteur : Abel Meeropol, 1937.
Interprété par Billie Holiday à New York en 1939.
Enregistrement chez Commodore, 1939
Le « strange fruit » ( fruit étrange ) représente le corps d'un Noir lynché dans le sud des Etats-Unis.
Southern trees bear a strange fruit
Blood on the leaves and blood at the root
Black body swinging in the Southern breeze
Strange fruit hanging from the poplar trees
Pastoral scene of the gallant South
the bulging eyes and the twisted mouth
Scent of magnolia, sweet and fresh,
and the sudden smell of burning flesh
https://www.youtube.com/watch?v=-KLl-vrH6Sc
Here is a fruit for the crows to pluck,
for the rain to gather, for the wind to suck,
for the sun to rot for a tree to drop,
Here is a strange and bitter crop
Version 1939 - Commodore
Y a dans le Sud des arbres aux fruits exotiques
Qui suintent du sang, des feuilles et des racines
Corps blacks bercés par la brise
Fruits étranges des peupliers
Le Sud est planté d’arbres gris
Sanglants des feuilles à la racine
Il y pousse un étrange fruit
À la chair noire qui dodeline.
Douce scène du Sud glorieux
Yeux extrudés et lèvres tordues
Senteur de magnolia, fraîche et douce
Et celle, soudaine, de la chair brûlée
Souffle du Sud incandescent
Le magnolia frais et sucré
Parfume un pestilent brasier
De corps qui brûlent en grimaçant.
C’est le fruit que le corbeau picore
Que la pluie estompe et que le vent balance
Que le soleil mûrit et que l’arbre libère
Amère et étrange récolte du Sud
Fruit picoré par les corbeaux
Ou qui pourrit dans la tempête
Au coeur des vieux vergers austraux
Où la récolte amère est faite.
traduction Old Cola
traduction Christian Mistral
UNE DES PLUS GRANDES PROTEST SONGS AMÉRICAINES.
L'auteur, Abel Meeropol.
Abel Meeropol, ( 1903-1986 ), un enseignant juif d'origine russe vivant à New York, fut très
choqué en voyant des photos prises lors du lynchage de Thomas Shipp et d'Abram Smith à
Marion, dans l'Indianna, en 1930. Il écrivit ce poème et le fit publier dans une revue pour les
enseignants. Plus tard, il le mit en musique. Sa femme Laura Duncan interpréta cette chanson puis
il la proposa à Barney Josephson, propriétaire du Café Society à New York, pour que Billie Holiday
la chante.
Abel Meeropol faisait partie de la gauche communiste américaine. Il adopta avec sa femme les
enfants des époux Rosenberg, exécutés par les Etats-Unis en 1951 pour espionnage.
L'interprète, Billie Holiday.
Billie fut surnommée Lady Day par son ami le saxophoniste Lester Young.
Elle eut une enfance malheureuse. Elle resta 4 mois en prison à l'âge de 15 ans pour
prostituion. A sa sortie, elle travailla comme chanteuse. En 1933 elle enregistre son premier
disque. Elle travaille dans de nombreux clubs et devient célèbre.
Billie Holiday se définissait comme une « race woman », c'est-à-dire une femme
« consciente de sa race ». Elle avait en effet été témoin et victime du racisme, par exemple lors de
la tournée qu'elle a effectuée en 1937, y compris dans les états du sud. Dans certains clubs, elle
n'avait pas le droit de consommer des boissons ou de se lier à la clientèle en raison de sa couleur.
En 1939 elle a d'abord du mal à accepter de chanter Strange Fruit : le texte est
complètement différent de son répertoire habituel, plutôt composé de chansons romantiques. Elle
fait cependant sienne cette chanson dès sa première interpétation au Café Society, et ce fut un
moment très puissant d'après les témoignages. Ce club était alors un endroit hors normes, même
pour la ville de New York. C'était un endroit progressiste ; on y acceptait les Noirs ( la clientèle
était integrate par opposition à segregate ).
Billie Holiday reste la chanteuse de Strange Fruit, qu'elle interpète même en Europe, et qui
lui apporte une renommée internationale.
Malgré ses succès, sa vie personnelle est un naufrage. Dépendante à la drogue, elle est
souvent condamnée et n'a plus le droit de chanter dans certaines salles. Elle meurt en 1959.
Il existait tout un rituel pour l'interpétation de cette chanson. Billie Holiday la chantait en
dernier, pour lui donner plus de poids, mais aussi car elle exigeait beaucoup d'elle sur le plan
émotionnel. Au Café Society, le silence se faisait pour Strange Fruit, les serveurs arrêtaient leur
travail, la salle était plongée dans le noir et seule Billie Holiday était éclairée. Les dernières paroles
étaient suivies de quelques secondes de silence, puis les applaudissements commençaient. Billie
Holiday refusait parfois d'interpréter cette chanson lorsqu'elle jugeait que le public, par son
attitude, ne le méritait pas.
Accueil de la chanson.
Strange Fruit fait partie intégrante du mouvement pour le droit civique des Noirs
américains. Ce fut un succès lors de sa première interpétation et son enregistrement se vendit
bien. C'est le label engagé Commodore qui fit cet enregistrement. Billie Holiday était alors sous
contrat avec la Columbia, qui refusa d'ajouter cette chanson à son catalogue.
Cependant c'est une chanson qui ne fut pas si souvent diffusée, en raison de son thème.
Elle fut un peu oubliée après son succès initial. Parfois le public, y compris la population noire,
n'en comprenait pas les paroles. Mais elle fut reprise lors du combat pour les droits civiques dans
les années 60, en particulier par Nina Simone.
Nombreux sont ceux qui décrivent l'impact qu'a eu cette chanson sur eux. Elle a fait
pénétrer dans les consciences l'horreur du lynchage. La revue musicale britannique Q la fait
apparaître parmi les 10 chansons qui ont véritablement changé la face du monde. Etant donné son
sujet, ce n'est pas une chanson qui est souvent diffusée sur les ondes ou dans les cafés bars. Elle
était parfois directement censurée ( dans le sud des Etats-Unis ) et très souvent on préférait ne
pas la passer ( par exemple la BBC ). Dans tous les cas, cette chanson tient une place à part dans
l'histoire des Etats-Unis.
CONTEXTE HISTORIQUE.
La ségrégation.
C'est le système politique qui est mis en place dans le sud des Etats-Unis après la guerre
de Sécession et l'occupation du sud ( vers 1875 ) et qui prend fin dans les années 1960 avec la
reconnaissance des droits civiques des minorités. L'esclavage a été aboli en 1860, mais les lois
Jim Crow contournent cette abolition à partir des années 1870 et instaurent un système où Noirs et
Blancs sont séparés. Il sont censés être separate but equal, « séparés mais égaux ». Dans les
faits, les Noirs n'avaient que peu de droits.
On fait état de 3833 morts par lynchage entre 1889 et 1940. 90% de ces morts ont eu lieu
dans les états du sud, Quatre cinquièmes de ces morts sont des noirs. Il y a eu moins de
lynchages documentés dans les années 1930 ( trois en 1939, de manière « officielle » ) mais des
témoignages montrent qu'il y en a en fait eu davantage, qu'ils étaient particulièrements violents, et
tenus plus secrets.
Le lynchage.
Le lynchage est le fait de faire subir des violences à quelqu'un, et le plus souvent de le
mettre à mort sommairement, c'est-à-dire sans jugement régulier. Le lynchage est perpétré par un
groupe de personnes ( ou une foule ) et ne laisse pas à l'accusé la possiblité de se défendre.
Pendant la ségrégation aux Etats-Unis, et donc en 1939, il n'y avait pas de loi officielle
contre le lynchage. Ainsi les lyncheurs se sentaient en séurité. Les motifs de lynchage pouvaient
être le meurtre, le vol, le viol, l'insulte à un Blanc, la vantardise, le juron, l'achat d'une voitutre, ou
le fait de « crâner ». Parfois toute la population d'une ville commettait un lynchage, parfois des
groupes, comme ceux du Ku Klux Klan. Des photos étaient souvent prises des victimes pendues
et de la foule qui assistait à cet acte. Il régnait alors une atmosphère de sauvagerie. Les victimes
étaient souvent mutilées et torturées. Les lynchages étaient plus fréquents dans les petites villes
pauvres. Certains parmi la population blanche s'habillaient pour assister à un lynchage, comme
pour aller à une fête foraine, et on y emmenait les enfants.
C'est dans les années cinquante, les années du Black Awakening, et surtout dans les
années 60, avec la fin de la ségrégation, que le lynchage ne fut vértiablement plus considéré
comme « normal » dans le sud des Etats-Unis.
Dates importantes.
1860 : abolition de l'esclavage aux Etats-Unis.
Les Noirs cependant continuent de subir la ségrégation raciale pendant le siècle suivant. Les états
du Sud en particulier instaurent des lois pour séparer Noirs et Blancs et ne pas accorder les
mêmes droits aux Noirs.
1909 : création de la NAACP ( National Association for the Advancement of Coloured People ), qui
jouera un rôle déterminant dans la lutte contre la ségrégation sociale dans les années 50 et 60.
1950s : « Racial Awakening », ou éveil social. Les Noirs n'acceptent plus la ségrégation.
1960s : « Struggle for Civil Rights », ou lutte pour les droits civiques, à travers les sit-ins, boycotts,
manifestations, etc.
1961 : « Affirmative Action » Un ensemble de mesures politiques qui visent à rééquilibrer les
chances de réussite des Noirs. Elles deviennent des lois en 1964.
1964 : Johnson signe le Civil Rights Act, qui abolit la ségrégation aux Etats-Unis.
ANALYSE DU TEXTE et de la CHANSON.
Le texte est un poème, formé de trois quatrains ; les rimes sont suivies.
Le titre nous suggère un mystère, et le lecteur est attiré par le mot « strange »
associé à « fruit » dans le premier vers.
Les deux premières strophes reposent sur un contraste entre la beauté et la laideur.
Dès le deuxième vers, la répétition du mot « blood » vient établir un contratse entre le mot
« fruit » et ce qu'il représente rééllement, un corps noir qui se balance « black body
swinging ». L'auteur mêle la douceur et l'horreur : on passe de l'un à l'autre et la beauté se
mélange à l'horreur.
Douceur, beauté
Horreur, laideur
Southern breeze ; poplar trees ; pastoral Blood ; body ; hanging ; bulging eyes;
scene ; gallant south ; scent of magnolia, twisted mouth ; smell of burning flesh
sweet and fresh
De plus, le poème est très sensuel. Il insiste sur les sensations : la douceur du vent,
les odeurs, et les détails ( yeux et bouches ) des corps pendus. Les allitérations, en [b]
dans la première strophe et en [s] dans la seconde, donnent un rythme qui rappelle le
balancement du fruit/corps. L'image ainsi est très évocatrice et marque notre esprit.
La troisième strophe se concentre sur le « fruit », que l'on voit évoluer au fil du
temps : picoré par les corbeaux, battu par la pluie, les vents et le soleil, il pourrit et tombe
en une étrange récolte. Le lecteur sait que l'on parle d'un corps humain et les détails des
oiseaux ( qui picorent les yeux ) jusqu'au corps qui pourrit se superposent à l'évocation du
fruit. La récolte est « amère », car cette région du sud des Etats-Unis, qui bénéficie parfois
d'une certaine image d'épinal, faite de douceur et de savoir-vivre, est un endroit où
l'injustice règne.
Le choix symbolique du fruit permet ainsi d'accentuer encore l'horreur de la scène ;
le fruit est normalement quelque chose que l'on mange, et s'en servir pour qualifier un
corps est horrible. De plus, cela peut nous rappeler que les Noirs étaient considérés
comme des sous-hommes par les racistes. Ils étaient déshumanisés.
L'auteur force le lecteur à être le témoin d'une scène dans laquelle il le plonge
grâce aux évocations sensuelles. Le lecteur devient le témoin d'une scène atroce, et c'est
une position ambigüe, comme s'il devenait le témoin réél d'un lynchage. Plus encore, le
choix du fruit est particulièrement significatif car le « fruit » devient « récolte » : peut-on y
voir l'idée que cette scène aura des conséquences, que le lynchage sera un jour puni par
la loi ? Les injustices perpétrées dans la douceur du sud – le lynchage étant la plus terrible
– feront l'objet d'une récolte « amère » pour les racistes : l'éveil des consciences et la lutte
pour les droits civiques.
L'interpétation de Billie Holiday souligne cette lecture. On a souvent remarqué sa
diction exceptionnelle qui permet de faire naître des images puissantes et rappelle la
précision de la scène évoquée. Elle chante avec beaucoup d'assurance et sans trémolos,
le ton est sombre et lugubre. L'introduction au piano est plutôt douce, un peu mystérieuse,
le ton des paroles est lancinant, et cela souligne le sujet de la chanson.
Le tempo est lent, et met en valeur le texte. L'interprète, en prononçant si
distinctement et précisémment des mots comme « gallant south » ou «magnolias », fait
passer ironie et mépris pour les lyncheurs.
Le troisième couplet met progressivement en place un élan qui culmine avec le mot
« crop », qui ainsi est encore plus mis en valeur. Toute la chanson nous emmène vers ce
mot que la chanteuse fait s'envoler. Peut-être pour y voir l'espoir d'une justice, ou d'une
rétribution. Enfin l'évocation du fruit, puis des éléments naturels avec la pluie, le vent et le
soleil, donne au texte une grande portée symbolique. L'humanité semble ne plus exister.
Et c'est certainement le cas lors d'un lynchage.
Strange Fruit marque les esprits, en particulier car la beauté de la chanson se
mélange avec la conscience d'une réalité terrible. Le fait même d'écrire un poème – un bel
objet – sur un tel sujet montrait la volonté de marquer les esprits.
Marion, Indiana. Lynchage de Thomas Shipp et Abram Smith, 1930.
Questions :
➢ As-tu aimé chanter cette chanson ?
➢ Quelle(s) interprétation(s) as-tu écoutée(s) et appréiée(s) ?
➢ L'art permet-il de faire avancer la société ?
➢ Certaines minorités aux Etats-Unis ( par exemple la communauté homosexuelle
dans les années 70 ) ont repris cette chanson à leur compte. Comprends-tu leur
démarche ?
➢ Le lynchage existe-t-il encore aujourd'hui ?
Sources :
● Strange Fruit, biographie d'une chanson, David Margolick, Ed. Allia, 2009
● http://www.edmu.fr/2013/02/billie-holiday-strange-fruit.html
( en particulier pour les traductions de la chanson )