L`ASEAN et la Birmanie : vingt ans d`engagement
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L`ASEAN et la Birmanie : vingt ans d`engagement
La Birmanie est un des points d’achoppement diplomatique récurrent entre les pays d’Asie du Sud-est (l’ASEAN) et les pays occidentaux. Pendant quelques années, cet abcès a même perturbé sérieusement les sommets UE – ASEAN ; l’Union européenne n’a pas été capable d’entamer des négociations sur un accord de libre-échange avec l’ASEAN à cause de la Birmanie. ! La politique d’engagement constructif de l’ASEAN, adoptée au début des années 1990, a été très critiquée par les pays occidentaux, dans les milieux diplomatiques comme dans les milieux académiques ou médiatiques. Souvent, une lecture erronée en est faite, présentant cette politique comme une caution pour le régime de Rangoon. 71 boulevard Raspail 75006 Paris - France Tel : +33 1 75 43 63 20 Fax : +33 9 74 77 01 45 www.centreasia.org [email protected] siret 484236641.00029 La question de la transition politique est à nouveau à l’ordre du jour aujourd’hui en Birmanie avec l’annonce d’élections d’ici décembre prochain, les premières élections depuis 1990. La junte semble trouver une vraie satisfaction à jouer avec nos valeurs, nos normes et procédures démocratiques. Le sujet est donc sensible d’une part parce qu’il est source de malentendus (qui pourraient ne pas se limiter à la Birmanie) et d’autre part parce qu’il révèle des évolutions en terme d’équilibre politique dans cette partie du monde. Asia Centre Conference series Paris, 4 mai 2010 Groupe d’étude de l’Observatoire Asie du Sud-est Lee Jones, Queen Mary’s University, Londres memo L’ASEAN et la Birmanie : vingt ans d’engagement constructif Cette séance se fixe donc plusieurs objectifs : 1- expliquer l’approche de l’ASEAN et plus largement des pays d’Asie du Sud-est ; 2- corriger les mauvaises interprétations et montrer que les pays de l’ASEAN sont allés bien au-delà de la fameuse norme de non-ingérence pour impulser un changement en Birmanie ; fondamentalement d’ailleurs, sa position diplomatique ne diffère pas de celle des États-Unis ou de l’Union européenne ; 3- mesurer les chances de succès pour l’ASEAN et identifier des recommandations que l’ASEAN pourrait adresser à l’Union européenne. L’engagement constructif Quatre motivations peuvent être décelées dans l’élaboration de cette politique d’engagement constructif. D’abord, le souhait d’avoir accès aux ressources de la Birmanie. Ensuite, l’inquiétude à propos des intentions stratégiques de la Chine (l’installation de bases et d’infrastructures de communication chinoises en Birmanie à la fin des années 1980 – début des années 1990 étaient l’objet de toute l’attention des experts militaires). En troisième lieu, la crainte d’un effondrement de l’État birman qui inciterait à la fois l’Inde et la Chine à intervenir. Enfin, la volonté d’apaiser les préoccupations occidentales. L’engagement constructif était le seul moyen de concilier l’ensemble de ces paramètres. Cette politique a été formulée dans un temps précis qui était celui de la fin de la guerre froide et du développement libéral : il était nécessaire de sortir la Birmanie de l’isolationnisme qui était le sien depuis plus de vingt ans et de profiter d’une relation économique lucrative. Il s’agissait aussi de tenter de réduire la dépendance de Rangoon sur Pékin. Le quatrième point explique que l’ASEAN ait insisté sur les progrès politiques et la nécessité de concilier développement économique et progrès politiques. Elle ne l’aurait probablement pas fait sans la pression occidentale. Ce qui d’emblée la place dans une situation inconfortable : celle de défenseur de valeurs et de procédures qui ne sont pas (encore) les siennes. Aucune élection, dans aucun pays d’Asie du Sud-est, n’est complètement « équitable et transparente ». Comment les Chefs d’État peuvent-ils croire à leur discours incantatoire quand ils demandent à la junte, comme ils l’ont fait en avril 2010 au sommet de Hanoï, « des élections crédibles et honnêtes » ? qui est dupe ? La crise économique et politique de 1997 a considérablement modifié la donne. Du fait de la récession, la course aux ressources s’est atténuée, la Chine a considérablement modifié sa relation avec l’Asie du Sud-est pour s’en rapprocher, la menace d’un État faible est apparue très lourde pour ses voisins et la pression occidentale s’est réduite. Surtout, l’ASEAN avait à gérer sa propre crise ; le comportement rigide et inflexible des quatre derniers entrés (Viet nâm, Laos, Birmanie, Cambodge) a certainement contribué à l’affaiblir un peu plus alors qu’elle aurait eu besoin de soutien pour les réformes à entreprendre. Cette ligne de partage entre les membres fondateurs et les autres est toujours très sensible et hypothèque encore aujourd’hui la marge de manœuvre de l’Association. L’influence de l’ASEAN sur la Birmanie Pour les médias et certains experts, l’ASEAN n’a pas fait grand-chose pour faire évoluer la situation dans ce pays. On se moque même de « l’engagement destructif » de l’Association. La réputation de l’ASEAN a été liée, par les partenaires extérieurs de l’Association et particulièrement l’Union européenne, à l’évolution en Birmanie. Une analyse des faits suscite un jugement plus nuancé. Dans les limites des contraintes qui sont les siennes, les pays de l’ASEAN ont tenté de faire évoluer les paramètres politiques birmans. L’Indonésie par exemple s’est rapprochée de la junte pour promouvoir un style de gouvernance médian entre l’ouverture politique et les intérêts corporatistes des Forces armées. Plusieurs missions indonésiennes se sont déplacées en Birmanie pour promouvoir cette ouverture. Singapour a envoyé des experts pour expliquer et soutenir le processus de libéralisation économique. Singapour s’est également engagé à former des bureaucrates birmans (5 000 ont été formés jusqu’à maintenant) pour leur permettre de mieux évaluer les avantages d’une « bonne gouvernance ». La Thaïlande et la Malaisie ont promu le travail des ONG, notamment dans le cas des réfugiés et des Rohingyas (la minorité musulmane). La Malaisie a fait pression pour que l’ONU nomme un rapporteur sur ce dossier. Les Philippines et la Thaïlande ont fait pression, après 1997, pour que l’aide apportée à la Birmanie soit conditionnée à des réformes politiques. A plusieurs reprises, le Premier ministre de Malaisie s’est rendu à Rangoon pour expliquer l’intérêt d’une « feuille de route » et convaincre la communauté internationale que des progrès étaient effectués dans ce sens. Après le massacre de Depayin en 2003, l’ASEAN a immédiatement réagi à l’assignation à demeure d’Aung San Suu Kyi et a réclamé sa libération. Les parlementaires de l’ASEAN ont également critiqué durement le régime birman et exercé une pression pour que la Birmanie n’exerce pas la présidence de l’Association en 2006. L’ASEAN, et plus particulièrement Singapour et l’Indonésie, ont demandé à la Chine et à l’Inde d’inciter la junte à assouplir les règles du jeu politique, notamment après l’arrestation des moines en 2007. Après le cyclone Nargis (2008), l’ASEAN a envoyé une équipe d’urgence qui a recommandé à Rangoon d’accepter dans les plus brefs délais l’aide internationale. Et le message que le Secrétariat a fait passer était qu’il fallait impérativement « dépolitiser » cette aide. Le groupe tripartite Birmanie, ASEAN et ONU a pu ainsi acheminer l’aide aux plus atteints et aux plus démunis (1,7 million de personnes) ; 2 500 écoles ont été reconstruites. Enfin, dans la perspective des élections de 2010, l’ASEAN demande à ce que le scrutin soit « transparent et équitable ». L’Association a réagi négativement à l’exclusion d’Aung San Suu Kyi et a fait part de ses craintes de voir les élections se transformer en « farce ». Manille ne tient pas, sur ce point, un discours très différent de celui de Londres. Jakarta a proposé de monter et d’envoyer une mission d’observation internationale. L’ASEAN n’est donc pas restée passive. Quand elle a pu, quand l’opportunité s’est présentée, elle a essayé d’exploiter la brèche pour provoquer un changement de régime. En fait, c’est la Birmanie elle-même qui, en ne donnant pas de réponse favorable à ces demandes et en restant intransigeante, a tué ces initiatives. De l’extérieur, on en est resté à la position de passivité que la Birmanie voulait qu’on adopte sur l’ASEAN. En réponse à ces frustrations (et ses humiliations) à répétition, l’ASEAN a essayé d’imposer, à travers sa charte, ce que le Secrétaire général, Surin Pitsuwan, a appelé « la responsabilité à coopérer ». La Charte reconnaît l’importance que l’ASEAN accorde aux normes démocratiques, aux droits de l’homme et à la bonne gouvernance. Les États-membres doivent assurer la cohérence du groupe et ne pas mettre en œuvre de politique susceptible de porter atteinte à la crédibilité de l’ensemble. 2 Quel rôle pour l’ASEAN ? Et l’Europe ? Est-ce que l’ASEAN peut jouer un rôle en Birmanie ? L’Union européenne doit réaliser qu’une approche frontale est contreproductive et qu’elle dispose de peu de moyens pour véritablement convaincre de l’intérêt d’une transition démocratique un groupe de dirigeants qui tirent largement profit de la situation actuelle. L’expérience des désordres en Irak et en Afghanistan doit être retenue : même (et surtout) par la force, les Occidentaux ont eux-mêmes échoué à produire un changement durable vers la stabilité démocratique. Le minimum serait de ne pas critiquer trop vivement l’ASEAN de ne pas avoir atteint son but. Apparemment, si on se base sur les faits qu’on vient d’exposer, non. L’ASEAN a essayé à de multiples reprises depuis vingt ans d’infléchir le comportement de la junte, sans succès. A la différence des pays occidentaux qui n’ont de cesse de critiquer et de ridiculiser la junte au pouvoir, l’ASEAN a été plus discrète, plus conciliante, plus sympathique aussi, sensible aux difficultés intérieures en Birmanie. Certains parmi les membres de l’ASEAN (Singapour par exemple) ont préconisé d’abandonner la Birmanie. La Malaisie aussi a évoqué la possibilité d’expulser la Birmanie de l’Association. Mais sur le fond, abandonner la Birmanie à son sort et l’isoler reviendrait à admettre l’échec de la politique d’engagement constructif de l’ASEAN. En outre, isoler la Birmanie ferait aussi le jeu de la junte. Les militaires birmans se sentiraient encore moins engagés par des contraintes internationales et deviendraient probablement plus dépendants de la Chine qui pourrait ainsi disposer de plus d’arguments pour resserrer son étau ; ce qui à terme, pourrait se révéler contre-productif pour l’Association. Personne ne veut d’un « régime ermite », style Corée du Nord, en Asie du Sud-est. C’est à la marge que l’ASEAN va jouer, elle qui reçoit 50 % des exportations birmanes. Une seule conviction qui induit, mécaniquement, une ligne de conduite plus souple : imposer des changements par la peur et la force ne fonctionne pas. En outre, les économies de l’ASEAN ne peuvent s’offrir un boycott car une grande partie des exportations birmanes est constituée d’énergie (notamment en direction de la Thaïlande). En fait, l’ASEAN pourrait aussi faire évoluer la position de l’Europe ce qui ne serait pas inutile : aucun acteur, étatique ou pas, ne doit être figé / bloqué dans un rôle. Le vrai problème en Birmanie est celui de la fragmentation et de la distribution du pouvoir. Dans ce contexte, tous les Birmans ne sont pas contre le régime militaire et l’opposition n’est pas concentrée d’un seul bloc au sein de la LND ; elle est au contraire très fragmentée, divisée selon des lignes de partage ethniques et non politiques. La société birmane est une société en évolution au sein de laquelle s’expriment des revendications, parfois impulsées par les Birmans de l’étranger, nombreux en Asie du Sud-est (on en compte près de 2 millions rien qu’en Thaïlande). Les Occidentaux ont une perception manichéenne de la situation qui ne correspond pas à la réalité. Cette perception, qui entraîne la mise en œuvre d’une politique rigide à l’égard de la junte, encourage de facto la LND à boycotter les élections. Selon Lee Jones, on peut douter de l’intérêt de cette démarche. L’ASEAN doit vivre avec, au sein de son groupe, un membre difficile, voire capricieux, quand les Occidentaux peuvent s’offrir le luxe du dénigrement à distance. L’Union européenne doit arrêter d’utiliser la cause birmane pour faire valoir ses principes et valeurs politiques et devrait plutôt s’engager avec les réalités politiques de la situation. Il ne s’agit pas d’abandonner tout projet de changement, il s’agit plutôt d’arrêter la politique moralisatrice qui sert de faire valoir à quelques personnalités en vue. Plus généralement, l’Europe doit admettre qu’elle est un acteur mineur en Asie orientale et qu’elle doit choisir avec discernement ses combats ; si elle continue ainsi, elle accentuera sa marginalisation. Quelques États européens d’ailleurs avancent leurs pions avec prudence, mais continuent à commercer et à investir en Birmanie. La plupart des États-membres de l’ASEAN sont engagés dans des processus, plus ou moins chaotiques, de démocratisation. Ceux-là sont prioritaires et l’Union européenne doit s’engager à soutenir ce processus et les groupes qui les activent. En focalisant son action sur la Birmanie, l’Union européenne rate des opportunités. Il serait temps qu’elle s’inspire de l’expérience américaine qui a renoué, récemment, des liens même ténus avec la junte. Sophie Boisseau du Rocher 3