L`ASEAN et la Birmanie : vingt ans d`engagement

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L`ASEAN et la Birmanie : vingt ans d`engagement
La Birmanie est un des points d’achoppement
diplomatique récurrent entre les pays d’Asie du Sud-est
(l’ASEAN) et les pays occidentaux. Pendant quelques
années, cet abcès a même perturbé sérieusement les
sommets UE – ASEAN ; l’Union européenne n’a pas été
capable d’entamer des négociations sur un accord de
libre-échange avec l’ASEAN à cause de la Birmanie. !
La politique d’engagement constructif de l’ASEAN,
adoptée au début des années 1990, a été très critiquée
par les pays occidentaux, dans les milieux diplomatiques
comme dans les milieux académiques ou médiatiques.
Souvent, une lecture erronée en est faite, présentant cette
politique comme une caution pour le régime de Rangoon.
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La question de la transition politique est à nouveau à
l’ordre du jour aujourd’hui en Birmanie avec l’annonce
d’élections d’ici décembre prochain, les premières
élections depuis 1990. La junte semble trouver une vraie
satisfaction à jouer avec nos valeurs, nos normes et
procédures démocratiques. Le sujet est donc sensible
d’une part parce qu’il est source de malentendus
(qui pourraient ne pas se limiter à la Birmanie) et
d’autre part parce qu’il révèle des évolutions en terme
d’équilibre politique dans cette partie du monde.
Asia Centre Conference series
Paris, 4 mai 2010
Groupe d’étude de l’Observatoire Asie du Sud-est
Lee Jones,
Queen Mary’s University, Londres
memo
L’ASEAN et
la Birmanie :
vingt ans
d’engagement
constructif
Cette séance se fixe donc plusieurs objectifs :
1- expliquer l’approche de l’ASEAN et plus
largement des pays d’Asie du Sud-est ;
2- corriger les mauvaises interprétations et montrer
que les pays de l’ASEAN sont allés bien au-delà de
la fameuse norme de non-ingérence pour impulser
un changement en Birmanie ; fondamentalement
d’ailleurs, sa position diplomatique ne diffère pas de
celle des États-Unis ou de l’Union européenne ;
3- mesurer les chances de succès pour l’ASEAN et
identifier des recommandations que l’ASEAN pourrait
adresser à l’Union européenne.
L’engagement constructif
Quatre motivations peuvent être décelées dans
l’élaboration de cette politique d’engagement constructif.
D’abord, le souhait d’avoir accès aux ressources de la
Birmanie. Ensuite, l’inquiétude à propos des intentions
stratégiques de la Chine (l’installation de bases et
d’infrastructures de communication chinoises en Birmanie
à la fin des années 1980 – début des années 1990
étaient l’objet de toute l’attention des experts militaires).
En troisième lieu, la crainte d’un effondrement de l’État
birman qui inciterait à la fois l’Inde et la Chine à intervenir.
Enfin, la volonté d’apaiser les préoccupations occidentales.
L’engagement constructif était le seul moyen de concilier
l’ensemble de ces paramètres. Cette politique a été
formulée dans un temps précis qui était celui de la fin
de la guerre froide et du développement libéral : il était
nécessaire de sortir la Birmanie de l’isolationnisme qui
était le sien depuis plus de vingt ans et de profiter d’une
relation économique lucrative. Il s’agissait aussi de
tenter de réduire la dépendance de Rangoon sur Pékin.
Le quatrième point explique que l’ASEAN ait insisté
sur les progrès politiques et la nécessité de concilier
développement économique et progrès politiques. Elle ne
l’aurait probablement pas fait sans la pression occidentale.
Ce qui d’emblée la place dans une situation inconfortable :
celle de défenseur de valeurs et de procédures qui ne sont
pas (encore) les siennes. Aucune élection, dans aucun
pays d’Asie du Sud-est, n’est complètement « équitable et
transparente ». Comment les Chefs d’État peuvent-ils croire
à leur discours incantatoire quand ils demandent à la junte,
comme ils l’ont fait en avril 2010 au sommet de Hanoï,
« des élections crédibles et honnêtes » ? qui est dupe ?
La crise économique et politique de 1997 a
considérablement modifié la donne. Du fait de la
récession, la course aux ressources s’est atténuée,
la Chine a considérablement modifié sa relation avec
l’Asie du Sud-est pour s’en rapprocher, la menace d’un
État faible est apparue très lourde pour ses voisins et
la pression occidentale s’est réduite. Surtout, l’ASEAN
avait à gérer sa propre crise ; le comportement rigide
et inflexible des quatre derniers entrés (Viet nâm, Laos,
Birmanie, Cambodge) a certainement contribué à l’affaiblir
un peu plus alors qu’elle aurait eu besoin de soutien pour
les réformes à entreprendre. Cette ligne de partage entre
les membres fondateurs et les autres est toujours très
sensible et hypothèque encore aujourd’hui la marge de
manœuvre de l’Association.
L’influence de l’ASEAN sur la Birmanie
Pour les médias et certains experts, l’ASEAN n’a pas
fait grand-chose pour faire évoluer la situation dans ce
pays. On se moque même de « l’engagement destructif
» de l’Association. La réputation de l’ASEAN a été
liée, par les partenaires extérieurs de l’Association et
particulièrement l’Union européenne, à l’évolution en
Birmanie.
Une analyse des faits suscite un jugement plus nuancé.
Dans les limites des contraintes qui sont les siennes,
les pays de l’ASEAN ont tenté de faire évoluer les
paramètres politiques birmans. L’Indonésie par exemple
s’est rapprochée de la junte pour promouvoir un style
de gouvernance médian entre l’ouverture politique et
les intérêts corporatistes des Forces armées. Plusieurs
missions indonésiennes se sont déplacées en Birmanie
pour promouvoir cette ouverture. Singapour a envoyé
des experts pour expliquer et soutenir le processus de
libéralisation économique. Singapour s’est également
engagé à former des bureaucrates birmans (5 000 ont été
formés jusqu’à maintenant) pour leur permettre de mieux
évaluer les avantages d’une « bonne gouvernance ».
La Thaïlande et la Malaisie ont promu le travail des ONG,
notamment dans le cas des réfugiés et des Rohingyas
(la minorité musulmane). La Malaisie a fait pression
pour que l’ONU nomme un rapporteur sur ce dossier.
Les Philippines et la Thaïlande ont fait pression, après 1997,
pour que l’aide apportée à la Birmanie soit conditionnée
à des réformes politiques. A plusieurs reprises,
le Premier ministre de Malaisie s’est rendu à Rangoon pour
expliquer l’intérêt d’une « feuille de route » et convaincre
la communauté internationale que des progrès étaient
effectués dans ce sens. Après le massacre de Depayin
en 2003, l’ASEAN a immédiatement réagi à l’assignation
à demeure d’Aung San Suu Kyi et a réclamé sa libération.
Les parlementaires de l’ASEAN ont également critiqué
durement le régime birman et exercé une pression pour
que la Birmanie n’exerce pas la présidence de l’Association
en 2006. L’ASEAN, et plus particulièrement Singapour et
l’Indonésie, ont demandé à la Chine et à l’Inde d’inciter
la junte à assouplir les règles du jeu politique, notamment
après l’arrestation des moines en 2007. Après le cyclone
Nargis (2008), l’ASEAN a envoyé une équipe d’urgence
qui a recommandé à Rangoon d’accepter dans les plus
brefs délais l’aide internationale. Et le message que le
Secrétariat a fait passer était qu’il fallait impérativement
« dépolitiser » cette aide. Le groupe tripartite Birmanie,
ASEAN et ONU a pu ainsi acheminer l’aide aux plus atteints
et aux plus démunis (1,7 million de personnes) ; 2 500
écoles ont été reconstruites. Enfin, dans la perspective des
élections de 2010, l’ASEAN demande à ce que le scrutin
soit « transparent et équitable ». L’Association a réagi
négativement à l’exclusion d’Aung San Suu Kyi et a fait
part de ses craintes de voir les élections se transformer en
« farce ». Manille ne tient pas, sur ce point, un discours très
différent de celui de Londres. Jakarta a proposé de monter
et d’envoyer une mission d’observation internationale.
L’ASEAN n’est donc pas restée passive. Quand elle a
pu, quand l’opportunité s’est présentée, elle a essayé
d’exploiter la brèche pour provoquer un changement
de régime. En fait, c’est la Birmanie elle-même qui, en
ne donnant pas de réponse favorable à ces demandes
et en restant intransigeante, a tué ces initiatives.
De l’extérieur, on en est resté à la position de passivité
que la Birmanie voulait qu’on adopte sur l’ASEAN.
En réponse à ces frustrations (et ses humiliations) à
répétition, l’ASEAN a essayé d’imposer, à travers sa
charte, ce que le Secrétaire général, Surin Pitsuwan,
a appelé « la responsabilité à coopérer ». La Charte
reconnaît l’importance que l’ASEAN accorde aux normes
démocratiques, aux droits de l’homme et à la bonne
gouvernance. Les États-membres doivent assurer la
cohérence du groupe et ne pas mettre en œuvre de politique
susceptible de porter atteinte à la crédibilité de l’ensemble.
2
Quel rôle pour l’ASEAN ?
Et l’Europe ?
Est-ce que l’ASEAN peut jouer un rôle en Birmanie ?
L’Union européenne doit réaliser qu’une approche frontale
est contreproductive et qu’elle dispose de peu de moyens
pour véritablement convaincre de l’intérêt d’une transition
démocratique un groupe de dirigeants qui tirent largement
profit de la situation actuelle. L’expérience des désordres
en Irak et en Afghanistan doit être retenue : même
(et surtout) par la force, les Occidentaux ont eux-mêmes
échoué à produire un changement durable vers la stabilité
démocratique. Le minimum serait de ne pas critiquer
trop vivement l’ASEAN de ne pas avoir atteint son but.
Apparemment, si on se base sur les faits qu’on vient
d’exposer, non. L’ASEAN a essayé à de multiples
reprises depuis vingt ans d’infléchir le comportement
de la junte, sans succès. A la différence des pays
occidentaux qui n’ont de cesse de critiquer et de
ridiculiser la junte au pouvoir, l’ASEAN a été plus
discrète, plus conciliante, plus sympathique aussi,
sensible aux difficultés intérieures en Birmanie.
Certains parmi les membres de l’ASEAN (Singapour
par exemple) ont préconisé d’abandonner la Birmanie.
La Malaisie aussi a évoqué la possibilité d’expulser la
Birmanie de l’Association. Mais sur le fond, abandonner
la Birmanie à son sort et l’isoler reviendrait à admettre
l’échec de la politique d’engagement constructif de
l’ASEAN.
En outre, isoler la Birmanie ferait aussi le jeu de la junte.
Les militaires birmans se sentiraient encore moins engagés
par des contraintes internationales et deviendraient
probablement plus dépendants de la Chine qui pourrait
ainsi disposer de plus d’arguments pour resserrer son
étau ; ce qui à terme, pourrait se révéler contre-productif
pour l’Association. Personne ne veut d’un « régime
ermite », style Corée du Nord, en Asie du Sud-est.
C’est à la marge que l’ASEAN va jouer, elle qui reçoit
50 % des exportations birmanes. Une seule conviction
qui induit, mécaniquement, une ligne de conduite
plus souple : imposer des changements par la peur
et la force ne fonctionne pas. En outre, les économies
de l’ASEAN ne peuvent s’offrir un boycott car une
grande partie des exportations birmanes est constituée
d’énergie (notamment en direction de la Thaïlande).
En fait, l’ASEAN pourrait aussi faire évoluer la position
de l’Europe ce qui ne serait pas inutile : aucun acteur,
étatique ou pas, ne doit être figé / bloqué dans un rôle.
Le vrai problème en Birmanie est celui de la fragmentation
et de la distribution du pouvoir. Dans ce contexte, tous les
Birmans ne sont pas contre le régime militaire et l’opposition
n’est pas concentrée d’un seul bloc au sein de la LND ;
elle est au contraire très fragmentée, divisée selon des lignes
de partage ethniques et non politiques. La société birmane
est une société en évolution au sein de laquelle s’expriment
des revendications, parfois impulsées par les Birmans de
l’étranger, nombreux en Asie du Sud-est (on en compte
près de 2 millions rien qu’en Thaïlande). Les Occidentaux
ont une perception manichéenne de la situation qui ne
correspond pas à la réalité. Cette perception, qui entraîne
la mise en œuvre d’une politique rigide à l’égard de la junte,
encourage de facto la LND à boycotter les élections. Selon
Lee Jones, on peut douter de l’intérêt de cette démarche.
L’ASEAN doit vivre avec, au sein de son groupe, un
membre difficile, voire capricieux, quand les Occidentaux
peuvent s’offrir le luxe du dénigrement à distance. L’Union
européenne doit arrêter d’utiliser la cause birmane pour
faire valoir ses principes et valeurs politiques et devrait
plutôt s’engager avec les réalités politiques de la situation.
Il ne s’agit pas d’abandonner tout projet de changement,
il s’agit plutôt d’arrêter la politique moralisatrice qui
sert de faire valoir à quelques personnalités en vue.
Plus généralement, l’Europe doit admettre qu’elle est
un acteur mineur en Asie orientale et qu’elle doit choisir
avec discernement ses combats ; si elle continue ainsi,
elle accentuera sa marginalisation. Quelques États
européens d’ailleurs avancent leurs pions avec prudence,
mais continuent à commercer et à investir en Birmanie.
La plupart des États-membres de l’ASEAN sont engagés
dans des processus, plus ou moins chaotiques, de
démocratisation. Ceux-là sont prioritaires et l’Union
européenne doit s’engager à soutenir ce processus et
les groupes qui les activent. En focalisant son action sur
la Birmanie, l’Union européenne rate des opportunités. Il
serait temps qu’elle s’inspire de l’expérience américaine qui
a renoué, récemment, des liens même ténus avec la junte.
Sophie Boisseau du Rocher
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