La France a peur - Une Histoire sociale de « l`insécurité » Laurent

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La France a peur - Une Histoire sociale de « l`insécurité » Laurent
Normand Charlotte
L3 Lettres Sciences Politiques
La France a peur - Une Histoire sociale de
« l’insécurité »
Laurent Bonelli
Laurent Bonelli est chercheur au CNRS et maitre de conférence en Science Politique à
Paris Ouest Nanterre . Il est également co-rédacteur en chef de la revue Culture et
Conflits. En 2008, il a publié avec Didier Digo et Thomas Deltombe Au nom du 11
septembre. Les démocraties occidentales à l’épreuve de l’antiterrorisme. En 2008, il
signe L’Etat démantelé, enquête sur une révolution silencieuse avec Willy Pelletier.
Laurent Bonelli se propose d’établir tout au long de son ouvrage une généalogie de la
doxa sécuritaire. Il a été chargé d’étude dans les missions d’assistance aux villes pour
l’institut des hautes études sur la sécurité intérieure (IHESI). Grâce à cette mission, il a
pu élaborer de nombreux entretiens avec différents acteurs, assister à beaucoup de
réunions et observer comment était représentée la notion de « sécurité » à l’intérieur de
plusieurs organismes. Il utilise la phrase d’ouverture de Roger Gicquel au JT de 20h sur
TF1, le 18 février 1976, comme titre de son ouvrage: « La France a peur ». Cela reflète
l’essentialisation de la notion de « sécurité » à l’œuvre dans les discours politiques et
médiatiques. L’auteur prend soin de mettre ce terme entre guillemets tout au long de son
ouvrage pour montrer qu’elle ne va pas de soi. Ainsi, Laurent Bonelli développe une
analyse des processus sociaux qui font qu’entre le début des années 1970 et les années
2000, la préoccupation de « sécurité » va progressivement se déplacer des institutions
spécialisées vers le champ de la politique et ainsi devenir un « objet et un enjeu majeur
du débat politique. » L’auteur précise dès le début qu’il ne remet pas en cause l’existence
de violences, mais que leur signification ne peut pas ignorer les cadres construits dans
lesquels elles peuvent trouver un sens. Les deux premières parties décrivent les mutations
des quartiers et des milieux populaires ainsi que les discours politiques sur ces derniers.
Les trois chapitres suivants décortiquent les logiques propres aux domaines politiques,
médiatiques et académiques qui ressaisissent les indisciplines juvéniles. Il montre ainsi la
manière dont leur conjonction aboutit à la création de « l’insécurité » comme une
catégorie unifiante. Les dernière parties s’attachent à comprendre la manière dont
« l’insécurité » influence et est influencée par les logiques propres de ceux qui sont en
prise avec les indisciplines de certaines jeunes des milieux populaires. C’est donc sur le
terrain des représentations sociales que l’auteur désire nous inviter. Etant donnée la
densité et la progression logique du propos, nous utiliserons le découpage de l’auteur
pour résumer l’ouvrage.
1.Les transformations des quartiers et des milieux "populaires"
dans la France des années 1980
Dans un premier temps, l’auteur précise son champ d’analyse et justifie les définitions
retenues. Il utilise l’expression « quartier populaire » pour éviter les expressions
misérabilistes qui renforcent les stigmates. Laurent Bonelli décrit tout d’abord la
construction des « grands ensembles » et leur histoire. Après la seconde guerre mondiale,
la France entre dans une forme de capitalisme organisé appelé « Economie concertée » :
un système de collaboration permanente entre administration, patronat et mouvement
syndical. C’est dans cet esprit que sont construits de nouvelles zones industrielles et
d’activité. La question du logement devient centrale pour leur développement. Or, la
vitesse de construction posera plusieurs problèmes dans le futur. Cependant, l’auteur
pointe le fait que les HLM ont eu des effets positifs non-négligeables. En effet, ils
s’inscrivent dans une amélioration des conditions de vie des familles populaires. Il faut
noter qu’au début, chaque organisme d’attribution des logements choisissait ses clients,
ce qui créait une certaines « mixité sociale » des habitants. Mais plusieurs phénomènes
vont créer une concentration de contraintes sociales dans ces quartiers. A partir des
années 1970 et 1980, les législations évolues change. Les bailleurs sociaux ouvrent
l’accès au logement HLM à des familles immigrées, qui étaient refusées jusque-là.
Progressivement, les grands ensembles vont regrouper les familles au bas de l’échelle
sociale. Premièrement, il a fallu déplacer beaucoup de familles, ce qui a transformé les
stratégies familiales de reproduction et les normes de conduite. Des tensions sont
apparues entre les habitants les plus anciennement installées, stables, et les nouveaux
venus, souvent précaires.
Le passage à un modèle de production « post-fordiste » a accentué les inégalités: le
chômage de masse et la précarisation de l’emploi touchent de plein fouet ces quartiers. Il
réintroduit une insécurité. L’auteur l’entend ici au sens insécurité existentielle,
fragilisation sociale globale, qui est interprétée comme une « demande de sécurité »
physique par les politologues. Ainsi, les « transformations sociales, relationnelles,
morphologiques des quartiers pèsent lourdement sur la perception des indisciplines
juvéniles ». Ensuite, l’auteur aborde plus précisément le thème de la formation scolaire et
professionnelle. Au préalable, il précise qu’il préfère utiliser le terme « jeunesses
populaires » car cette catégorie est polymorphe. La culture théorique valorisée par l’école
et les valeurs qui la sous-tendent semble ne pas correspondre à ces jeunes, qui
développent souvent des discours très critiques concernant les institutions scolaires et
préfèrent pour la plupart le travail en atelier avec un groupe de pairs soudés. Or, la
généralisation scolaire a eu pour conséquence de disqualifier progressivement les filières
professionnelles. Ainsi, le système les encourage à aller en filière générale mais
l’excellence scolaire étant devenue la norme, beaucoup d’élèves s’y sentent rejetés.
Parallèlement, le marché du travail non-qualifié provoque de nombreuses incertitudes
chez les jeunesses populaires. Le développement de l’intérim et la fin de la culture
d’atelier reconfigurent totalement la classe ouvrière. L’auteur développe une idée
particulièrement intéressante: nous n’aurions pas assez pris en compte le rôle qu’avaient
les éléments qui construisaient « la fierté ouvrière » pour canaliser les comportements
« déviants ».
2. Une généalogie des discours politiques de sécurité
L'auteur commence par expliquer le fait que l'opposition entre ordre et liberté a toujours
structuré les imaginaires entre la droite et la gauche. Pourtant, plusieurs lois sécuritaires
ont successivement été mises en place par des gouvernements de droite et de gauche
depuis les années 1980. Par exemple, les socialistes ne se sont pas opposés à ce que l'on
passe de 96h à 144h de garde à vue en matière terroriste sous le gouvernement de Nicolas
Sarkozy. L'auteur distingue deux phases chronologiques concernant l'évolution du
contenu des discours. De 1980 à 1990, c'est une approche globalisante de la "question de
la ville" qui se développe. En revanche, depuis les années 1990, il y a une focalisation sur
certains de ses aspects : la "sécurité" et la "responsabilité individuelle".
Les années 1980 sont marquées par une déconnexion croissante entre "un sentiment
d'insécurité" et la réalité objective de la situation. C'est à cette époque que les sondages
d'opinion introduisent le "sentiment d'insécurité" comme forme d'opinion publique sur la
sécurité. Un glissement sémantique s'opère: quand les journaux et les hommes politiques
parlent de "l'insécurité", cela rassemble à la fois la délinquance et le sentiment
d’insécurité. Le succès politique de cette catégorie est du à sa capacité à avaliser
l'hétérogénéité des configurations locales.
Des liens étroits existent entre la question urbaine et la réforme de l'Etat. Les
politiques de la Ville vont contribuer à redéfinir le rôle de l'Etat dans la régulation des
rapports sociaux. Les élites politiques et administratives vont progressivement ancrer une
vision individualisante et moralisante concernant la responsabilité, à travers les politiques
de la Ville. Laurent Bonelli considère que l'élaboration d'une doctrine de "prévention de
la délinquance" a été très influencée par le travail de la Commission des maires sur la
sécurité. Leur faiblesse résulte du peu de budget et du peu d'investissement humain
qu'elle mobilise en raison de son caractère éminemment politique. La prévention reste
donc très limitée pendant les années 1980.
Progressivement, les politiques de la Ville sont discréditées. Des émeutes éclatent entre
l'automne 1990 et le Printemps 1999. Elles révèlent leur échec. Parallèlement, un
glissement s'opère: il y a une focalisation sur les comportements plutôt que sur les causes
qui les génèrent. Dans les discours de gauche, les explications macro-sociales sont
supplantées par celles mettant en cause uniquement les comportements individuels. Les
discours sur "l'assistanat" commencent à se répandre et plus globalement la
responsabilisation des individus imprègne de plus en plus tous les secteurs de la vie
sociale. Le rapport Larcher statue, dans le cadre des politiques de la Ville : "A force
d'accuser le béton de tous les maux, on a trop oublié les Hommes. Or, sans
responsabilisation des individus, il ne sera pas possible de restaurer l'équilibre de nos
villes." A partir de 1990, l'attention des élus socialistes pour les questions de délinquance
et de sécurité explose. Ce changement idéologique s'opère à travers plusieurs travaux de
groupes influents. L'Institut des Hautes Etudes en Sécurité Intérieure (IHESI) est créé en
1989. En 1996, un rapport est intitulé "La Sécurité pour garantir la cohésion sociale." La
délinquance apparait désormais bien plus comme un facteur d'aggravation des inégalités
sociales que comme une de leurs conséquences. Les discours moraux de Reagan et
Thatcher trouvent finalement une résonnance à gauche. En 1997, un colloque intitulé
"Des villes plus sûres pour des citoyens libres" signe l'entrée de la sécurité comme enjeu
de l'égalité républicaine. Puis, à partir de 2002, la sécurité devient un enjeu central de la
campagne électorale. Certaines propositions de Ségolène Royal en 2007, comme le retrait
des allocations familiales aux famille des délinquants, confirment la conversion
idéologique du PS.
3.Comment l'insécurité est-elle devenue un objet et un enjeu du
débat politique ?
L'auteur se concentre premièrement sur tensions et les conflits locaux, qui influencent
directement les débats et les mesures concernant la "sécurité". C’est au niveau des
collectivités territoriales qu’ont été prises la plupart des décisions concernant l’ordre
publique. Par exemple, les arrêts mendicités ont été inaugurés en 1993 et ce sont
banalisés auprès des élus de tout bord politique. L’auteur démontre grâce à la
comparaison de deux lettres se plaignant de la présence de mendiants, à quel point la
légitimité de ces pétitions est fonction du statut social, souvent proche de celui des élus.
Ainsi, les « établis », que l’auteur évoquait dans son premier chapitre, dominent. Les
mesures sécuritaires sont souvent une vitrine pour le maire, qui se présente comme le
défenseur des normes de la communauté, d’abord en rassurant « ceux qui n’ont rien à se
reprocher ». Par opposition, les « mauvais » citoyens se voient réserver un registre
d’action qui vise à punir ou à contrôler. Ces deux catégories de citoyens sont en
confrontation pour lors de sujets qui touchent au quotidien, tels que les équipements
sportifs et culturels, les programmes sociaux, le recrutement de certains meneurs comme
animateurs ou médiateurs. Par la suite, Laurent Bonelli explique comment des intérêts
particuliers disparates sont transformés en intérêts généraux. Des associations d’élus font
des publications et des réunions publiques. L’auteur étudie particulièrement l’Association
des Maires Engagés pour des Villes Sûres. Leur but est de peser sur les textes législatifs
et réglementaires. Cela a eu du succès concernant les sanctions par rapport aux gens du
voyage. Dans les années 1990, une nouvelle catégorie d’acteurs influents apparait: les
consultants en sécurité urbaine. Ces professionnels jouissent rapidement d’une écoute
privilégiée et vont occuper des positions dans le champ académique, médiatique,
politique et administratif. Ils voient souvent le monde social à travers les catégories issues
du management.
Dans un second temps, l’auteur se concentre sur les causes structurelles ayant facilité
l’avènement de la sécurité comme investissement politique. Reconquérir l’attention des
classes populaires et contrer le Front National deviennent des priorités à partir de 1990
pour les partis de droite et de gauche. En effet, plusieurs facteurs vont favoriser une
baisse de légitimité de la démocratie populaire: la professionnalisation du politique, le
passage à une société postfordiste et l’effondrement des modèles de référence (surtout
pour la gauche). Par ailleurs, l’auteur fait une critique très intéressante de l’implicite chez
Adorno, concernant sa vision des classes populaires. Celles-ci ne seraient en aucun cas
plus « autoritaires » que les autres, mais auraient des désavantages dus aux multiples
concurrences dans lesquelles elles sont plongées au quotidien. Or, cette vision participe
de la stigmatisation des classes populaires et peut potentiellement favoriser la légitimité
du Front National. La constitution du FN a fortement accentué la constitution de la
sécurité comme enjeu politique par les thèmes qu’il produit, mais aussi, plus inquiétant et
difficile à contrer, parce qu’il est l’instrument d’une mobilisation dans les autres
mouvements politiques. Plus généralement, quatre grandes évolutions affectent l’activité
politique dans les années 1990. La modification des logiques de recrutement, le
changement du mode de fonctionnement des partis, l’entrée de nouveaux agents liés aux
sciences sociales et la montée en puissances de journalistes dans la définition des
« problèmes sociaux ».
4.La reformulation « médiatique » de la sécurité
Le développement de la télévision et la forte baisse de la lecture des quotidiens ont joués
un rôle important dans l’homogénéisation des points de vue et la dépolitisation. L’auteur
cite Pierre Bourdieu : « Les faits divers ont pour effet de faire le vide politique, de
dépolitiser et de réduire la vie du monde à l’anecdote et au ragot(…), en fixant et
entretenant l’attention sur des évènements sans conséquences politiques, que l’on
dramatise pour « en tirer des leçons » ou pour les transformer en « problèmes de
société ».
Les dossiers spéciaux et les reportages sur « l’insécurité » sont très nombreux à partir
de 2002, notamment sur TF1, France 2, France 3. Il y a une corrélation étroite entre les
agendas médiatiques et politiques. Lors des plateaux télévisés, l’auteur remarque que la
plupart des journalistes et des hommes politiques partagent les mêmes principes de
« vision et de division du monde ». Tous s’accordent pour dire que la délinquance et la
violence augmentent inexorablement et que les coupables sont les services de l’Etat. Les
solutions proposées se situent bien plus souvent du côté des sanctions punitives que des
politiques éducatives ou préventives. Les personnes ayant la parole sont des figures
représentant des formes d’autorité, des experts par exemple. Par contre, les habitants des
quartiers populaires ne sont pas invités. Laurent Bonelli démontre que 80% des
reportages de l’époque mettaient en avant une approche coercitive ou spectaculaire et
alarmiste de la situation.
Finalement, l’auteur qualifie les médias « d’agents du maintien de l’ordre social ». Il
cite le langage spécifique utilisé pour aborder le phénomène de l’insécurité et les mots
qui y sont attaché, tels que « banlieue », « jeune de cité ». De même, il note la
valorisation des solutions coercitive à travers des expressions telles que « tolérance
zéro ». Beaucoup d’éléments combinés ont finalement aboutit à une stigmatisation des
milieux populaires. Cela a eu pour effet d’homogénéiser des situations pourtant très
différents les unes des autres.
5. Production, avènement et usage d’une science de l’Etat
L’anthropologie criminelle nait en France en 1880. Certains anthropologues, dont
Lacassagne, reprochent à d’autres de ne pas prendre assez en compte le milieu social. Les
thèses de ce spécialiste sont rapidement supplantées par les aliénistes, qui eux croient en
une prédisposition biologique au crime. Après 1945, il y a un retour des analyses de type
sociologique, par exemple durkheimiennes. Mais à partir de cette époque, la recherche
sur le crime va surtout se développer en lien avec les administrations en charge du
problème, notamment avec le Ministère de la Justice. Le courant anti-autoritaire, avec
comme figure principale Michel Foucault va essayer de contrer cette approche grâce au
concept de « contrôle social ». A partir de 1990, les partisans des solutions coercitives
jouissent d’une légitimité grandissante. Actuellement, la recherche en matière de
délinquances reste intimement liée aux commandes publiques des administrations.
En 1989, l’IHESI est créé au sein du Ministère de l’Intérieur. Des formations se
mettent en place afin d’élargir les connaissances sur la « sécurité intérieure ». Les
contrats locaux de sécurité (CLS) sont élaborés et diffusés à cette époque. Ils sont
élaborés par le préfet, le procureur de la république et les maires. Il repose premièrement
sur un diagnostic local de sécurité. Ce diagnostic est élaboré grâce à des questionnaires,
des statistiques, des cartographies. Laurent Bonelli note qu’il y a une « double légitimité
des chiffres et de l’Etat » et précise que le discours des membres des missions est
extrêmement unifié. Le Département Ingénierie a grandement participé à l’élaboration et
à la diffusion de cette doctrine par la mise en place des missions techniques et des
emplois jeunes. Il envoie des directives précises aux préfets, aux inspecteurs d’académie,
aux procureurs de la République afin de promouvoir les CLS. Ce département emprunte à
la sociologie certains outils tout en les transformant en fonction des difficultés
rencontrées.
Laurent Bonelli conclue ce quatrième chapitre en expliquant que les CLS sont non
seulement une nouvelle politique de sécurité, mais participent aussi d’une « reformulation
de l’approche de la marginalité urbaine en terme de sécurité. »
6. Qu’est-ce qu’une « politique locale de sécurité » ?
Ce chapitre est destiné à illustrer l’hétérogénéité des situations locales. Il y a une
« alchimie sociale qui dessine les déclinaisons concrètes d’un CLS ».
Les CLS s’appliquent en priorité à celles que l’on désigne « zones sensibles », dont les
critères sont avant tout basés sur le taux de criminalité. Les déclinaisons pour combattre
le phénomène de délinquance sont la lutte contre « la violence » et « les incivilités ». Les
incivilités sont définies comme « tout comportement contraire aux règles habituelles de
sociabilité ». L’auteur démontre que les tentatives pour remédier aux causes
conjoncturelles de la criminalité sont ignorées. Ainsi, le phénomène de délinquance est
très souvent représenté comme un continuum délinquant: les comportements déviants et
les incivilités des jeunes des quartiers causeraient l’insécurité et seraient à l’origine de
« carrières » délinquantes. C’est une hypothèse que ne soutiennent pas de nombreux
sociologues. Les mesures locales de sécurité sont souvent empruntent d’une certaine
nostalgie d’un ordre social antérieur idéalisé.
Les CLS sont traversés par les réformes de fond des institutions judiciaires et scolaires.
En matière de politique pénale, le traitement en temps réel, les alternatives aux poursuites
et l’aide aux victimes créent un accroissement massif des réponses pénales, au détriment
des solutions éducatives. Les établissements scolaires sont aussi invités à participer à la
mise en œuvre des CLS. Laurent Bonelli explique que l’institution scolaire se trouve au
milieu de deux logiques contradictoires: la transmission des savoirs et la « gestion » des
populations défavorisées les plus rétives aux normes et aux apprentissages scolaires. Cela
pose la question de la place de l’école dans ce que les textes nomment « l’encadrement
local des indisciplines juvéniles ». En effet, Laurent Bonelli remarque que les directives
des CLS dans le milieu éducatif tendent à favoriser l’exclusion effective ou symbolique
des jeunes considérés comme perturbateurs.
L’auteur montre que la nécessité du partenariat pour traiter les problèmes locaux de
sécurité tend à occulter les rapports de forces et les conflits qui structurent les relations
entre les agents locaux. Il y a un encouragement des technologies de contrôle techniques
et humaines et la volonté d’enrôler beaucoup d’agents dans des tâches de contrôle et
d’encadrement. Pour Laurent Bonelli, l’effet des CLS se fera sentir dans le long terme en
raison de l’intériorisation des nouvelles normes. En effet, des manières de faire qui
pouvaient poser problème dans les années 1980 font aujourd’hui partie de la routine. Par
exemple, la communication des chiffres policiers se fait actuellement naturellement dans
de nombreuses instances locales. Cela contribue au fait que les standards policiers
tendent à être le prisme banal d’appréhension de certaines catégories de la population.
7. Réorganisation et revalorisation du travail policier
Depuis les années 1980, les policiers tendent de plus en plus à être affectés en fonction
des besoins locaux. Leur origine et la durée de leur affectation ne sont pas prises en
compte. Cela a des conséquences sur leurs perceptions et la légitimité dont ils jouissent
auprès des habitants. De plus, les réformes ont eu tendance à orienter leurs priorités vers
les petits délits, ce qui modifie les équipements internes et la composition des équipes.
L’intérêt accru pour la petite délinquance et un mouvement de réforme de fond des
services publics redéfinissent les priorités policières. Il y a la nécessité d’évaluer la
qualité de ces réformes. Cela s’opère à travers l’emploi d’un vocabulaire spécifique, fruit
d’une vision néo-libérale de l’Etat, et grâce à l’institutionnalisation progressive de
nouvelles normes d’évaluation, conforme à la règle des « 3 E »: effectivité ; efficacité,
économie. Ces réformes présentent des limites. La police de proximité est très couteuse.
Il y a une inflation des contrôles. En 1993, les contrôles d’identité « préventifs » sont
autorisés. Or, c’est parfois ce contrôle d’identité lui-même qui provoque le délit. Cela a
pour conséquence le fait que les auteurs de petits désordres entrent de plus en plus tôt
dans la chaine pénale et pour des faits plus banals qu’auparavant. L’auteur écrit: « On
oublie trop souvent que l’ordre comme le désordre sont des coproductions, dans
lesquelles les institutions de sécurité occupent un rôle tout aussi important que les publics
auxquels elles sont confrontées. »
Les Renseignements Généraux (RG) ont petit à petit investit le monde des quartiers.
Jusqu’à 1995, leur rôle consistait surtout à surveiller les partis. A partir des années 1990,
beaucoup de professionnels des RG se tournent vers les « violences urbaines ». Une grille
de mesure a été établie. Elles vont de la « violence en bande » à « l’émeute ». Le critère
principal est pervers car il peut être interprété de manière large. Il se base sur la remise en
cause ouverte et provocatrice de l’ordre et/ou des institutions. Il y a donc eu un
renforcement de l’interdépendance entre univers politique et policier.
Conclusion: « L’autorité est proportionnelle à sa légitimité auprès de ceux sur lesquels
elle s’exerce, c’est-à-dire aux contreparties qu’elle est capable de leur procurer »
*
Laurent Bonelli se livre à une Histoire critique du phénomène « d’insécurité ». Beaucoup
de titres et d’expressions illustrent son positionnement critique face à l’utilisation de cette
notion, telles que : « enrôlement », « doctrine », « captifs des cités ». L’évolution de son
propos est très logique et progressive. L’auteur opère une description précise du
fonctionnement interne de plusieurs institutions et présente ainsi les rouages de la
circulation d’une notion qui se transforme perpétuellement. Il convoque des références
théoriques souvent empruntées aux sciences politiques pour illustrer des faits techniques
précis. Cependant, on peut se demander si le titre « Une Histoire sociale de l’insécurité »
est adapté au contenu de sa démonstration. En effet, on comprend que ce titre semble
faire écho aux représentations sociales de « l’insécurité ». Mais qu’en est-il des
représentations sociales de ceux qui sont dans « l’insécurité existentielle » ? Il est
possible de reprocher à l’auteur de peu développer le lien qu’il établit entre « la sécurité »
qu’il étudie et cette dernière, pourtant un des points les plus intéressants de son
développement. En effet, il écrit dans sa conclusion que « sécurité et sécurité existentielle
sont indissociables ». De plus, l’auteur parle de l’exclusion des catégories populaires du
débat public sans pour autant leur donner la parole dans l’analyse qu’il fait d’un sujet qui
les concerne directement. Il ne s’agit pas de reprocher à l’auteur de ne pas avoir traité
amplement de sujets qui n’étaient pas l’objet central de son étude mais de suggérer que le
développement périphérique de certains éléments auraient pu étoffer son développement.
En continuité avec l’idée que l’auteur aurait pu peut-être élargir son propos à certains
moments, le premier chapitre aurait pu être plus complet en intégrant davantage
d’éléments contextuels et internationaux, notamment concernant le tournant néo-libéral
des années 1980. La partie sur le langage dans le quatrième chapitre reste peu
développée. C’est dommage, compte tenu de l’impact des expressions et du vocabulaire
sur les représentations sociales. On peut également regretter que l’auteur développe le
thème de la vidéosurveillance davantage dans sa conclusion que durant l’ensemble de sa
démonstration. Quoiqu’il en soit, La France a peur est un ouvrage de référence pour les
lecteurs qui souhaitent comprendre comment la notion « d’insécurité » a réussi à
s’implanter dans les secteurs de la vie sociale, médiatique et politique. A la lecture de la
démonstration de Laurent Bonelli, on a l'impression d'un dévoilement de beaucoup de
mécanismes de contrôle du corps social à l'intérieur de notre démocratie.