Le grand roman de la Cour pénale internationale

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Le grand roman de la Cour pénale internationale
EN
LIBRAIRIE
14 janvier 2016
24 E
Stéphanie Maupas
Le Joker
des puissants
Le grand roman
de la Cour pénale
internationale
La CPI en quelques dates…
1998. Conférence de Rome. Le traité de Rome est adopté par
120 États. 7 votent contre, dont les États-Unis.
1er juillet 2002. La Cour est désormais en fonction. Elle peut
poursuivre les auteurs de génocide, crimes contre l’humanité et
crimes de guerre commis depuis cette date.
23 juin 2004. Le procureur ouvre sa première enquête en République démocratique du Congo, puis quelques semaines plus tard
pour les crimes commis dans le nord de l’Ouganda.
8 juillet 2005. Les juges délivrent des mandats d’arrêt contre
les chefs de l’Armée de résistance du Seigneur, dont le chef de la
milice, Joseph Kony.
16 mars 2006. Un premier suspect, le milicien congolais Thomas
Lubanga, est transféré à La Haye.
24 mai 2008. Arrestation du congolais Jean-Pierre Bemba à
Bruxelles, à la demande de la Cour.
4 mars 2009. Les juges délivrent un premier mandat d’arrêt
pour crimes contre l’humanité commis au Darfour contre le président soudanais Omar el-Béchir. Il sera plus tard poursuivi aussi
pour génocide.
26 février 2011. Le Conseil de sécurité des Nations unies saisit
la Cour des crimes commis en Libye.
8 mars 2011. La Cour cite à comparaître six responsables kényans,
poursuivis pour les violences qui avaient entaché la présidentielle
de décembre 2007.
30 novembre 2011. L’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo
est transféré à La Haye.
Le 14 mars 2012. La Cour prononce son premier verdict.
Thomas Lubanga est reconnu coupable et condamné, en juillet, à
14 ans de prison.
5 décembre 2014. Le procureur décide de retirer les charges
portées contre le président du Kenya, Uhuru Kenyatta.
28 janvier 2016. Ouverture prévue du procès des Ivoiriens
Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé.
… et chiffres clefs.
Le procureur a ouvert des enquêtes dans 8 pays, tous en Afrique.
Le procureur a conduit 20 examens préliminaires, dont 8 ont
abouti sur l’ouverture d’une enquête.
Depuis 2002, 32 suspects ont été poursuivis.
9 sont en fuite, 3 sont décédés avant leur livraison à La Haye,
3 sont détenus mais n’ont pas été livrés à La Haye.
3 jugements ont été rendus, dont un acquittement.
8 accusés sont en cours de procédure.
Sur les 18 suspects qui ont comparu devant la Cour, 6 affaires
se sont conclues par un non-lieu (soit 1/3).
Plus de 1100 personnes travaillent pour la Cour venant de près
de 75 pays différents.
Depuis 2002, les dépenses de la Cour s’élèvent à plus de 1,1 milliard
d’euros.
S O MMAI RE
Diplomatie Judiciaire.
Comment la Cour pénale internationale est instrumentalisée par les États pour le meilleur et pour le pire et transformée en outil diplomatique.
Le butin de Zintan
Quelques jours seulement après le début de la révolte en Libye, le
Conseil de sécurité de l’ONU saisit la Cour. Curieusement, le but
n’est pas de rendre justice mais de susciter des redditions au sein du
régime Kadhafi et préparer les opinions à l’intervention militaire
de l’Otan. Devenue inutile à la chute du régime, la Cour est écartée
sans offrir de résistance. Aux mains d’une milice de Zintan, Saïf
al-Islam Kadhafi, le fils, n’a jamais été livré à la Cour. Et les juges
dressent un diagnostic édifiant sur la justice libyenne. Alors qu’à
l’été 2014 le pays se scinde en deux et s’enfonce dans une nouvelle
guerre, les magistrats de la CPI jugent que Tripoli peut conduire
devant ses propres tribunaux le procès du terrible chef des renseignements militaires du Guide libyen, Abdullah el-Senoussi.
Le sacre de Rome
Le 15 juin 1998, les délégations de quelque 160 pays convergent
vers Rome. La justice internationale a le vent en poupe. Elle s’engouffre dans un corridor de quelques années sans conflits majeurs,
entre guerre froide et 11-Septembre. Les États ont cinq semaines
pour négocier un traité. Chine, Russie, États-Unis et France refusent
de donner plein pouvoir au futur procureur du monde. Tandis que
les autres rejettent toute domination des puissances sur la future
Cour. Le traité est adopté par 120 États au terme de cinq semaines
de négociations tendues. C’est un texte de compromis. Pour le
diplomate en chef de cette conférence, Philippe Kirsch, « il fallait
trouver le point d’équilibre. Pour la compétence universelle, il y
avait trop d’États qui avaient des squelettes dans leurs placards. » La
Cour permanente peut juger les auteurs de crimes contre l’humanité,
crimes de guerre et génocide commis depuis le 1er juillet 2002.
Le cadeau explosif d’un émir qatari
En juillet 2003, le premier procureur du monde installe ses quartiers au 12e étage de la Cour et ses pénates à Denneweg, le plus
vieux quartier de La Haye. Mais il a fallu du temps aux États pour
débusquer leur candidat idoine. Pour tenter d’assouplir les États-Unis,
toujours opposés à la Cour, ils ont penché pour un profil qui rassure
Washington. Un costume plutôt bien taillé pour l’Argentin Luis
Moreno Ocampo. En neuf ans de mandat, l’ex-avocat de Maradona
s’est allié les stars de Hollywood et celles de Davos, mais son bilan
est désastreux. Un tiers des suspects présentés devant les juges s’en
sont sortis par un non-lieu. Seule l’Afrique a fait l’objet d’enquêtes.
Passées au crible, les accusations du procureur reflètent la volonté
des grandes puissances et de leurs alliés régionaux.
Le Joker de l’Oncle Sam
L’adoption du traité de la Cour est une ombre majeure dans l’histoire de la diplomatie américaine. Lors des négociations de Rome,
les États-Unis ont pris soin d’inclure une multitude de garde-fous
dans le statut, de miner le texte pour mieux organiser l’impunité
de ses ressortissants, soldats et décideurs. Mais après les attaques
frontales des années W. Bush, Washington change de stratégie et
décide de détourner la Cour à ses propres fins, soutenant ses enquêtes,
ou au contraire, les entravant, au gré de ses intérêts. Début 2015,
les Américains sont néanmoins furieux d’avoir laissé glisser le Joker
entre les mains des Palestiniens.
Un fugitif à prix d’or
Dominic Ongwen a débuté sa carrière militaire au sein de l’Armée
de résistance du Seigneur (ARS), une milice nord-ougandaise, à
l’âge de quatorze ans. Ils comptent parmi les enfants kidnappés à
leurs parents par la rébellion et, après vingt ans passés en brousse,
il doit répondre devant la Cour de 67 chefs d’accusations pour
crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Mis à prix 5 millions
de dollars par le département d’État américain, Dominic Ongwen
est livré à l’armée américaine début 2015 par une faction de l’exSeleka, une milice de Centrafrique.
Le poker menteur de Terminator
C’est « la Cour ou la mort ». Seigneur de guerre de l’est de la République démocratique du Congo, soutenu par le Rwanda, Bosco Ntaganda s’est rendu à la CPI sept ans après le premier mandat d’arrêt
dressé contre lui. Lâché par son parrain rwandais, lui-même tancé
par son allié américain pour les crimes de sa milice, le M23, « Terminator » a choisi la reddition. Mais les accusations avancées par la
CPI à l’encontre de « ce trouble-fête de l’Est congolais » ne portent
que sur dix mois d’une longue carrière de milicien. Rien sur les
crimes commis dans le Kivu, ou sur le pillage de cette richissime
région minière.
La plume du crime
L’acte d’accusation produit contre Callixte Mbarushimana est le
plus faible de l’histoire de la justice internationale. Membre des
FDLR, une milice qui répand la terreur dans l’Est de la RDC, le
Rwandais, qui réside alors à Paris, est poursuivi pour avoir lancé
une campagne de presse internationale pour contrer les accusations
de l’ONU. Mais l’affaire se soldera par un non-lieu.
La guerre à l’âge de raison
Thomas Lubanga a été condamné à 14 ans de prison pour avoir
enrôlé des enfants de moins de 15 ans dans ses troupes. Mais le
procès a mis en lumière l’échec de la stratégie d’enquête du procureur
et l’existence d’une véritable entreprise de corruption de témoins,
ne laissant d’autre choix aux juges que de constater qu’aucun des
témoins appelés à la barre n’a été enrôlé dans les troupes de l’accusé.
Plusieurs miliciens ont été poursuivis par la Cour pour des crimes
contre l’humanité commis lors des guerres de l’est du Congo, mais
tant le procureur que les juges ont ramené ces affaires à de simples
conflits ethniques, épargnant de facto les puissances régionales
impliquées, le Rwanda et l’Ouganda.
Le lion de l’Ituri
Qu’aurions-nous fait à vingt-quatre ans ? Le congolais Germain
Katanga est tombé dans la guerre sans ambition politique. Reconnu
coupable d’avoir organisé l’approvisionnement en armes de sa milice
et condamné à douze ans de prison, son affaire met en lumière
l’inanité de procès intentés contre de petits chefs de milices entrés
en résistance, lorsque les principaux responsables sont épargnés.
Selon que vous serez puissants ou misérables…
Les comptes de campagne d’un enfant gâté
Redoutable politicien congolais, Jean-Pierre Bemba a été entravé
par la CPI dans sa course à la présidentielle. Mais il n’a été inculpé
que pour des crimes commis par ses milices en Centrafrique, pour
lesquels les principaux responsables ont en revanche été épargnés.
Ces accusations ont de facto éloigné le principal opposant au régime
congolais, tout en épargnant ses dirigeants de tout regard de la Cour
dans leurs responsabilités au Congo.
Objection !
Les dommages collatéraux de l’instrumentalisation de la
Cour.
Rendez-vous à La Haye
Capitale de la justice internationale, La Haye accueille depuis l’établissement du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie en 1994, de nombreux criminels de guerre.
Les cercles rouges
Inculpé à grand renfort de publicité en 2009, le président soudanais
Omar el-Béchir continue de conduire à la trique sa guerre au Darfour.
Embarrassé par les mandats d’arrêt dressés contre lui pour génocide
et crimes contre l’humanité, le chef d’État continue néanmoins à
être accueilli à l’étranger, jusque sur les territoires d’États membres
de la Cour. Les excès du procureur, qui a notamment cédé au lobby
évoquant un génocide en cours au Darfour, ont fait perdre soutien
et crédibilité à la Cour.
Le couronnement de la CPI
Inculpés pour crimes contre l’humanité, deux responsables kenyans
se sont alliés pour emporter la présidentielle, infligeant un revers
cinglant à la Cour. Les cibles du procureur reflétaient les choix des
Occidentaux, dont le favori avait été épargné par le procureur. Après
les inculpations du président soudanais puis celle du Kényan, l’Union
africaine a entamé une longue bataille contre la Cour, reprochant
aux puissances de l’utiliser à des fins néocolonialistes.
Jusqu’au bout
Au terme d’une élection contestée soldée dans la violence, Laurent
Gbagbo a été envoyé à La Haye et écarté définitivement du pouvoir,
faisant ainsi place nette à son adversaire, soutenu par la France et
les États-Unis. La Cour n’a poursuivi à ce jour qu’un seul des deux
clans au conflit, perpétuant l’image d’une justice de vainqueurs.
Globalia.
Les ambitions globales de la Cour
Shopping judiciaire autour du monde
Accusée d’être une Cour anti-africaine aux mains des Occidentaux,
la CPI cherche à s’engager sur un autre continent pour tenter de
retrouver une légitimité perdue. Plusieurs informations judiciaires
sont en cours, depuis parfois dix ans, comme pour l’Afghanistan, la
Palestine, l’Ukraine, l’Irak, ou le Mexique… Mais entravé par ses
limites légales et les pressions politiques, la CPI hésite, tandis que
les ONG se livrent à un véritable shopping judiciaire autour du
monde.
Les clefs de Scheveningen
Début 2015, en guise de « bonne année » à leurs voisins israéliens,
les Palestiniens ont ratifié le traité de la Cour. C’est la seconde fois
que Ramallah se tourne vers la juridiction. Une première fois
déboutés, les Palestiniens sont bien mieux armés, depuis qu’ils ont
obtenu le statut d’État non membre de l’Assemblée générale de
l’ONU. L’intrusion de la Cour dans le conflit israélo-palestinien est
utilisée par Ramallah comme levier pour des négociations. Mais la
CPI aura-t-elle les mains libres pour aller jusqu’au bout ?
Le nerf de la guerre
Avec 130 millions d’euros par an alloués par ses États membres, la
CPI assure ne pas pouvoir remplir pleinement sa mission. Le procureur conduit effectivement ses enquêtes à des milliers de kilomètres de la Cour, et lors des procès, il faut faire venir les témoins
à La Haye. Mais avec une gestion plus efficace, la Cour pourrait
néanmoins conduire beaucoup plus d’affaires qu’elle ne le fait à ce
jour.
Les yeux bandés
Le traité de Rome est le centre d’un système selon lequel la punition
serait le meilleur antidote à la guerre, celui sans lequel aucune paix
ne pourrait perdurer. Et, comme tout système, la Cour a sa propre
idéologie qu’elle entend bien dicter. Comme si elle avait épousé les
travers de ceux qu’elle place au banc des accusés, elle aime « contrôler
son message » et refuse toute remise en cause de ses choix politiques,
ses décisions, ses compétences et son bilan.
E XT R AI TS
Prologue
D’épaisses gouttes de pluie cognent en rangs serrés les vitres de la Cour, ce
soir de novembre 2003. Elles font loupe et, comme de grosses larmes, grossissent les phares des voitures lancées vers Amsterdam. Le front penché contre
la fenêtre inviolable de son dix-septième étage, le diplomate est comme hypnotisé par ces dizaines de guirlandes rouges et jaunes s’envolant dans la nuit.
Des lueurs dans les yeux, mais la voix un brin lasse, comme submergée par
une mission trop grande, il s’imagine « dans un jeu dans lequel on m’aurait
dit de venir construire la justice globale ».
Elle se joue ici, cette justice, aux confins de La Haye, à égale distance du
nord et du sud de l’Union européenne, entre autoroute et voie de chemin de
fer. Une fois passée la porte-tambour et franchis les portiques de sécurité, on
pénètre dans la « salle des pas perdus » ; sous la lumière blanche des néons,
des fauteuils design bas et rouges répondent à deux écrans diffusant procès
et breaking news. Cela ressemble au lobby d’un hôtel standard pour cadres
moyens. Mais la signalétique rassure le visiteur. Il se trouve bien dans la salle
des pas perdus de la Cour pénale internationale.
Curieusement, pas un homme en robe ne perd ici ses pas. Aucun magistrat
ne s’aventure là où défilent, aux heures chaudes des procès, épouses et partisans des accusés, des diplomates aussi, quelques journalistes, et des militants des droits de l’homme. Mais on y croise le regard austère des juges,
figés sur des portraits plaqués au mur, près de présentoirs plantés comme
des têtes de gondole, qui dégueulent des brochures de papier glacé invitant
à œuvrer pour la justice globale.
Un étage plus haut, deux petites salles d’audience dépourvues de fenêtres
forment le théâtre de procès trop longs, souvent secrets, quasi inaccessibles.
On y parle swahili, ngiti, arabe, kinyarwanda et français face à des accusés en
costume – ex-miliciens et chefs d’État – promis à un sombre futur pour avoir
transformé le passé en champ de larmes. Les magistrats ont bien pensé tenir
quelques audiences près des sites de crimes et de leurs victimes, mais ils ont
eu peur. Peur de manifestations, peur de poser pour quelques jours leurs valises
dans un monde mal organisé, peur d’Ebola, peur, disent-ils, pour les rescapés.
Certains peinent aussi à ouvrir un livre ou un journal afin de briser au moins
mentalement la distance qui les sépare de pays et de peuples auxquels ils prétendent rendre justice et dont ils écrivent un épisode de l’histoire.
Début 2016, la Cour a pris ses quartiers sur l’ancien site de l’Alexanderkazerne, longtemps dédié à la cavalerie du royaume. Rasés, les écuries
et le mess des officiers laissent désormais place à six cubes de verre, enfermant
trois salles d’audience pour y juger toute la misère du monde. Un jour ensoleillé de printemps, les yeux levés vers les imposants bâtiments de la Cour
globale, un ministre du sud de l’Europe se demandait quel regard porteraient les témoins congolais ou maliens sur ce parangon de modernité, havre
d’une justice de luxe érigé sur les rives de la mer du Nord. Comme un dictateur passant en revue son armée les jours de fête nationale, la Cour veut
démontrer sa force. Elle aime habiller de symboles ses impuissances consenties.
Avec son grand parvis, ses arbres domestiqués et ses fontaines-miroirs, elle
est désormais là chez elle, et pour longtemps. Avant, tout semblait provisoire.
Elle était « jeune », avançait-on, comme pour l’excuser de son impéritie. Secrètement, comme une adolescente, elle aurait bien voulu faire table rase de l’héritage.Avant elle, Nuremberg etTokyo, lesYougoslaves et les Rwandais, la Sierra
Leone, le Cambodge et d’autres tribunaux ad hoc… Elle est différente, prétend-elle, bien plus indépendante que cette nuée de tribunaux d’aventuriers.
Mais qu’est-ce donc ? Une grosse ONG ? Une nouvelle institution internationale ? Un tribunal, vraiment ? Elle est tout cela et rien, elle est le cœur d’un
grand système.
« On est quand même pas en train de construire l’épicerie du coin ! » peste
Bruno Cathala, son premier greffier, ce même automne 2003. La Cour est née
dans son plus simple appareil, et quelques juristes de l’ONU à New York ont
décidé de l’habiller et dessiné son logo : une balance reposant sur une couronne
de lauriers. Le symbole occidental de la justice, entouré des lauriers de la
victoire ! Une justice de vainqueurs ?
Non ! Pas cette fois, jurait-on, en fixant les règles du grand jeu de la justice
globale. Cette fois, on allait emprisonner les dictateurs et leurs soldats. Cette
fois, les clefs des cellules ne seraient plus aux mains d’ennemis mais entre celles
de juges. On allait accompagner le grand rééquilibrage du monde, ajuster les
relations internationales. Ce n’était pas une révolution. Mais la puissance ne
se mesurerait plus à une collection de têtes nucléaires, et le pillage n’aurait
plus sa ligne au tableau du CAC 40. Les plus forts ne tiendraient plus la plume,
l’histoire allait s’écrire à plusieurs mains. Quel jeu !
Mais dès le début, ce fut laborieux.Vers qui les premiers juges lèveraient-ils
la main droite en prêtant serment lors de la grande cérémonie du Ridderzaal,
la salle des Chevaliers ? Vers le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan ? Le
chef du parlement de la Cour ? La reine Béatrix ? Le public ? Pas devant Dieu,
tout de même !
Ils ont eu peur ! Pour parler aux grands de ce monde, juges et procureurs
prient, demandent, suggèrent, invitent et remercient. Rarement, ils décident
ou ordonnent sans leur caution. Ils courent après leur légitimité contestée.
Se réjouissent qu’à l’ONU on évoque la Cour « toutes les trois minutes ».
Tandis qu’à New York se tient le grand concours du plus vertueux. Avant
de déployer les tanks et les Rafale, on s’allie le bras de la justice. Et les
opposants que l’on n’a pu « traiter » hier ont aujourd’hui rendez-vous à
La Haye.
Les puissances, locales ou internationales, ont fait de la Cour un Joker.
Et le Joker n’a ni choisi son visage ni imposé sa valeur. Il est tombé dans le
jeu des puissants et passe de main en main. Mais il ne faudrait sans doute
pas grand-chose pour qu’il change de couleur.
Épilogue
C’est un massacre, en plein Paris.
Le vendredi 13 novembre 2015 au soir, neuf djihadistes lancent une série
d’attaques dans la capitale française et sa banlieue. Aux portes du Stade de
France, à Saint-Denis, où se déroule le match amical France-Allemagne,
trois kamikazes déclenchent leur ceinture d’explosifs, tandis que d’autres
arrosent de tirs de kalachnikov les terrasses de cafés des Xe et XIe arrondissements
de Paris. Au Bataclan, où se produisent Eagles of Death Metal, un groupe
de rock américain, trois terroristes tirent sur la foule, prennent des fans en
otages, puis les abattent froidement un à un. Revendiqué par l’organisation
de l’État islamique, le massacre a fait 130 morts et 351 blessés. Les djihadistes ont commis des « meurtres » et « causé intentionnellement de grandes
souffrances », lancé « une attaque généralisée ou systématique » contre une
population civile dans le cadre « de la politique » d’une organisation. C’est
un crime contre l’humanité.La veille, le sud chiite de Beyrouth essuie deux
attentats suicides et ses larmes, tandis que les corps des 224 passagers de
l’avion de ligne russe abattu treize jours plus tôt au-dessus du Sinaï sont
lentement rapatriés à Saint-Pétersbourg. Sept jours après le massacre du
Bataclan, deux groupes, liés à Al-Qaïda, s’attribuent l’attaque d’un hôtel
de Bamako au Mali. Le lendemain, quatre jeunes femmes de quinze ans
déclenchent leur ceinture d’explosifs à Fotokol, signant la dix-septième
opération de Boko Haram en quatre mois dans cette ville du nord du
Cameroun. Avant, il y a eu le carnage d’un hôtel touristique à Sousse, le
musée du Bardo à Tunis, l’effroyable tuerie de l’université de Garissa dans
le nord du Kenya, les quatre jours de traque dans le centre commercial de
Westgate, à Nairobi, la liste est longue, longue litanie, incomplète. Les
premières actions terroristes d’envergure remontent aux attaques de 1998
contre les ambassades américaines de Dar es Salaam et Nairobi. À Zanzibar,
quelques semaines avant l’attaque du 11 septembre 2001 à New York, un
jeune Tanzanien aux dents noircies par l’eau volcanique de Moshi, petite
ville insouciante campée sur les pentes du Kilimandjaro, s’interroge. Depuis
plusieurs semaines, pour 1 000 dollars par mois, il approvisionne en pierres
précieuses de contrebande des activistes d’Al-Qaïda implantés sur l’île tanzanienne. En un souffle de quelques années, Zanzibar s’est couverte d’un
voile intégral, s’accommodant de complexes hôteliers défigurant les côtes
de ce petit paradis rongé par les opérations de blanchiment des mafias.
Dominic, lui, est alors partagé entre l’horreur que lui inspire une organisation dont il peine à s’affranchir et la perspective de pouvoir, enfin, verser
une dot pour sa future épouse.
La fin de la guerre froide a laissé l’Occident repu sans ennemis, croyant
assister au triomphe de la démocratie libérale. Mais la mondialisation s’est
accompagnée de « taches brunes » et de « zones rouges », comme autant de
« symptômes du mauvais état de santé du monde », écrit le chroniqueur
Jean-Paul Marthoz1. « Elles forment l’acte d’accusation d’un système global,
occidental, russe, chinois, arabe, etc., qui s’obstine à ne pas voir la réalité,
qui rejette sur les générations futures l’effet désastreux de ses abus de
pouvoir, de ses gaspillages et de ses frivolités, qui ne comprend pas le danger
mortel des inégalités. »
C’est sur ce terreau que Daech, Al-Qaïda et leurs affidés tentent d’imposer un nouveau monde. Les deux organisations se distinguent par leurs
stratégies et leurs méthodes, et se disputent l’autorité du djihad armé, mais
partagent l’idéologie salafiste, issue du sunnisme, majoritaire dans l’islam.
Les salafistes imposent une pratique rigoriste de la religion musulmane et
de la charia, la loi islamique, et refusent la mixité hommes-femmes. Pour
les takfiristes2 de Daech s’y ajoutent un retour par les armes à l’islam pur
et une lecture partielle et orientée du Coran. Ils croient en l’apocalypse,
née d’une nouvelle guerre entre croisés et musulmans sur leur terre sainte,
assassinent les apostats, les infidèles, les mécréants. Alors qu’Al-Qaïda veut
faire triompher son interprétation de l’islam avant de forger son territoire,
Daech exporte le djihad à partir de sa base. L’organisation règne déjà sur
1. Jean-Paul Marthoz, « Un monde qui se crispe », Le Soir, 11 octobre 2013.
2. Une branche du salafisme.
une zone de 8 millions d’habitants à cheval sur l’Irak et la Syrie, dispose
d’une armée de quelque 40 000 hommes, est dirigée par le calife Ibrahim,
Abu Bakr al-Baghdadi, et par un conseil de dix personnes, la Choura. Des
émirs sont nommés à la tête de ses provinces, qui font tourner des écoles
et des hôpitaux et prélèvent des impôts. Plusieurs groupes ont fait allégeance au califat proclamé en juin 2014, dont Boko Haram, devenu la
Wilayat3 al-Sudan al-Gharbi en mars 2015. Alliés à Al-Qaïda, les Shebabs
somaliens s’interrogent et se divisent sur une possible allégeance à Daech.
En Libye, l’organisation a pris ses quartiers dans la région de Syrte, s’est
emparée des régions pétrolifères de l’est du pays et menace de s’étendre.
Que fait la CPI ? s’interrogeait le juge antiterroriste Marc Trévidic au
lendemain de l’attaque contre Charlie Hebdo, en janvier 2015 à Paris. Où
est-elle lorsque Boko Haram force des gamines à se faire exploser sur les
marchés du nord du Nigeria ? Peut-elle s’attaquer à Daech, Al-Qaïda et à
leurs franchises ? Comme les organes de l’ONU, fondés sur la souveraineté
des États, la Cour est engoncée dans ses frontières. Mais la stratégie globale
des djihadistes lui offre quelques latitudes.
Si ni l’Irak ni la Syrie n’ont ratifié son traité, la Cour peut néanmoins
poursuivre les djihadistes venus de ses pays membres – Jordaniens, Tunisiens, Belges, Français et d’autres – pour remplir les rangs de Daech. Du
temps de Kadhafi, le Conseil de sécurité de l’ONU lui a donné pouvoir
d’enquêter sur les crimes commis en Libye. Elle peut poursuivre les crimes
commis par Boko Haram au Nigeria, où un examen préliminaire est en
cours, ceux perpétrés au Kenya par les Shebabs ou encore en Tunisie, tous
pays membres de la Cour. Elle détient déjà un djihadiste d’Ansar Eddine,
groupe affilié à Al-Qaïda, poursuivi pour la destruction des mausolées de
Tombouctou au Mali. Mais, pendant que celui-ci était déféré à La Haye,
Daech détruisait à la dynamite et à la pelleteuse le site de Palmyre, en Syrie,
démontrant, s’il le fallait, que la Cour ne peut avoir d’effet préventif, que
sa punition est par avance inefficace. Est-il « possible de soumettre une
idéologie comme celle-là en lui envoyant des bombes ou d’espérer qu’elle
s’envolera sous le coup de marteau d’un juge ? » se demandait le prince
Zeid al-Hussein de Jordanie4 devant l’ONU. Le diplomate se méfiait de
« l’approche sécuritaire » déployée par les démocraties occidentales alors
que « la lutte sous-jacente pour le contrôle des esprits n’a suscité que peu
d’attention », et proposait de combattre le takfirisme « par une vision de la
vie ancrée dans les lois et les principes qui nous unissent tous » et « ouverte
3. Province.
4. Discours prononcé à l’ONU en novembre 2014.
aux réalités multiples de tous les êtres humains ». Si elle participait à cette
lutte, la Cour devrait changer d’angle. Contrairement aux États, mais comme
les djihadistes, elle peut avoir une stratégie globale. Cibler « la politique »
qui prévaut à tous ces crimes contre l’humanité, plutôt que se pencher sur
tel ou tel territoire et limiter de fait sa marge d’action et son impact. Un
Nuremberg contre le djihadisme armé. La Cour aiderait à poser des mots
sur les crimes, autopsier cette machine de mort, en décrire un à un les
organes, identifier ses cibles avec précision. Opposer la froideur de la mécanique judiciaire à l’émotion, celle qui, contre toute analyse, affirme que la
jeunesse a été ciblée au Bataclan ou que les combattants étrangers de Daech
seraient les héros d’une nouvelle guerre d’Espagne. Se placer aussi sur les
rangs de la paix, quand les démocraties conjurent la peur en tremblant, et
cherchent leur unité en prenant des accents guerriers.
Le tapis de bombes lancé sur la Syrie, des promesses de ventes d’armes
dans la région, Paris endeuillé, Bruxelles devenu pour quelques jours ville
morte, l’Europe s’emmurant face au flot de réfugiés fuyant le Moyen-Orient
et l’Afrique. La CPI ne peut se prononcer sur la légalité des frappes, conduites
au nom de la légitime défense, elle n’est pas plus là pour enregistrer les violations des droits de l’homme ni les restrictions à nos libertés. Mais elle
peut néanmoins rappeler que la guerre à ses lois.
Soixante-dix ans après le tribunal de Nuremberg, peut-elle encore se
tenir à distance ?
© Sophie Daret
En cet hiver 2006, les juges de la jeune Cour pénale internationale
préparent en secret un mandat d’arrêt contre le chef de guerre
Thomas Lubanga. En mousquetaire de la justice internationale,
le juge Claude Jorda tire son fleuret et porte l’une de ses bottes
favorites contre le procureur Luis Moreno Ocampo. « Où va le
bureau du procureur ? demande-t-il sans masquer son impatience.
Nous sommes au début de cette Cour. C’est une question qui
me tient à cœur, qui nous tient à cœur. Avez-vous l’intention de
poursuivre des personnes qui ont une responsabilité nationale ou
allez-vous en rester à des personnes qui ont des rôles de chef de
milice ? » Le bretteur sait toucher là où ça fait mal.
Et a raison de s’inquiéter.
Comme le milicien Lubanga, condamné à 14 années de prison,
les chefs d’État ciblés par la CPI, bâtie en 2002 sur la promesse
d’un monde libéré de l’impunité, devaient être placés hors jeu
par plus puissants qu’eux, mais ont connu d’autres fortunes. Au
terme d’une âpre bataille, le président kényan Uhuru Kenyatta
a été auréolé d’un non-lieu. Le Libyen Mouammar Kadhafi
a choisi de mourir à Syrte plutôt que moisir à Scheveningen.
Quant au Soudanais Omar el-Béchir, il continue de mener à la
trique sa guerre au Darfour, sous l’œil des satellites espions de la
star hollywoodienne George Clooney. Le héros de Nespresso y
traque en live des preuves de crimes contre l’humanité.
Se rêvant en Thémis au chevet d’après-guerres et suspendant
son glaive sur le crâne des bourreaux, la CPI s’est ainsi vite
transformée en arme diplomatique à l’usage des puissants, qui
apposent leur label sur le bien et le mal.
Le roman vrai d’« une justice borgne, qui, avec une prudente
lâcheté, ne regarde que les crimes des peuples en déroute et
oublie ceux des nations qui imposent leur domination ».
Journaliste indépendante, Stéphanie
Maupas a sillonné les prétoires de la
justice internationale pendant plus de
quinze ans pour Le Monde, notamment.
Elle est l’auteure de Juges, bourreaux,
victimes (2007).
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EAN 978-2-35949-510-2