PAUL KLEE EN MOUVEMENT

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PAUL KLEE EN MOUVEMENT
Cultures
résistance à la tyrannie qui date
de 1921, Morg-e-sahar (« L’oiseau
de l’aube »), célèbre en Iran, plus
chanté en public depuis l’avènement de la République islamique
et dont le premier couplet peut être
à peu près traduit comme suit :
l’ensemble de l’œuvre de Klee dans
le sillage de cette « ironie romantique », qualifiée de « bouffonnerie
transcendantale » par le philosophe
Friedrich Schlegel.
« Nul n’a besoin d’ironiser à
mes dépens. Je m’en charge moimême », note Paul Klee dans son
journal en janvier 1906 2. Des
débuts satiriques à l’abstraction
politisée des années de crise (la
politique nazie, la guerre et la
maladie), de l’appropriation du
cubisme à des échanges féconds
avec Dada et les surréalistes, en
passant par un détournement du
constructivisme du Bauhaus, Klee
n’a cessé d’affirmer une absolue
liberté à l’égard des modernismes
de son temps. Comme le résume
Angela Lampe, commissaire de
l’exposition :
Oiseau de l’aube, lamente-toi
Rappelle-moi ma souffrance et
ma tristesse
Et par ton chant triste, détruis
cette cage.
No Land’s Song sera probablement vu sous le manteau en Iran. Il
mérite d’être projeté ailleurs, pour
montrer qu’il n’y a pas de petits
combats et qu’un film peut contribuer à les rendre visibles.
Carole Desbarats
Klee n’a eu de cesse de perfectionner une stratégie dialectique,
fondement de l’ironie romantique,
en développant un art qui porte en
lui des qualités d’abstraction et de
construction.
Paul Klee
en mouvement
Rassemblant les plus grands
chefs-d’œuvre de Paul Klee avec
une sélection de deux cent cinquante
œuvres en provenance du Zentrum
Paul-Klee de Berne et des plus
grandes collections internationales
et privées, l’exposition-rétrospective,
« Paul Klee, l’ironie à l’œuvre », au
Centre Pompidou1 propose de relire
L’exposition qui retrace l’évolution artistique de Paul Klee réunit peintures, sculptures, dessins
et peintures sous verre dont la
moitié n’a jamais été montrée en
France. Des gravures satiriques à
l’art de composer l’espace, de jouer
avec les formes et de rythmer les
­couleurs ; du théâtre mécanique
au dialogue avec la nature qui doit
permettre d’atteindre le domaine de
l’invisible, la démarche c­ réatrice de
1. Du 6 avril au 1er août 2016. Ce parcours stimulant s’accompagne d’un catalogue
scientifique richement illustré sous la direction d’Angela Lampe (Paris, Centre Pompidou, 2016) et d’une anthologie, En souvenir
de Paul Klee, qui présente vingt témoignages
traduits de contemporains de l’artiste comme
Kandinsky, Kahnweiler et ses étudiants. Un
colloque international, en partenariat avec le
Goethe Institut de Paris et le Centre allemand
d’histoire de l’art, réunira des spécialistes de
Paul Klee les 19 et 20 mai 2016.
2. Paul Klee, Journal, traduit de l’allemand par Pierre Klossowski, Paris, Grasset,
2011.
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Cultures
Klee repose sur la subjectivité et
l’intuition, un détail végétal infime
ou un trait dessiné. « L’art ne reproduit pas le visible, mais il rend
visible. » Parmi les chefs-d’œuvre
rares, on notera Vorführung des
Wunders, qui dialogue avec Angelus
Novus, deux aquarelles mythiques
qui ont appartenu à la collection
de l’écrivain Walter Benjamin ;
l’aquarelle abstraite Gothique riant,
le Funambule, Aquarium, Poissons
dans le cercle, Masque de peur à
l’apparence enfantine et les grands
formats des années 1930, comme
Insula Dulcamara qui, peint avec
un vocabulaire formel élémentaire,
reste son plus grand tableau jamais
achevé.
plus tôt au Bauhaus, où il s’est
lié d’amitié (comme Kandinsky et
Moholy-Nagy) avec la danseuse
Gret Palucca, figure emblématique
de la nouvelle danse des années
1920 et dont les lignes diagonales
produisent une dynamique tout en
tension, entre angles et courbes
qui résonnent avec ses recherches
plastiques.
L’histoire de Klee reste indissociable de celle du Bauhaus, où
il enseigne la théorie de la forme
dès 1921 jusqu’à son départ pour
la Kunstakademie de Düsseldorf en
1931, d’où il sera destitué par le
régime nazi en 1933 qui le considère comme un artiste dégénéré. Il
développe, dès ses dessins de jeunesse, une réflexion à la fois théorique et sensible. Aux questions
formelles d’une grande complexité,
Klee apporte à ses étudiants des
réponses passionnantes à partir
d’exemples concrets. Pour les initier à la perspective, il fait appel
à l’image des rails d’un chemin de
fer ; pour représenter picturalement
la musique, il « microscopie » deux
mesures d’un mouvement de Bach ;
pour expliquer le rapport entre les
couleurs à partir de l’arc-en-ciel, il
demande aux étudiants un échantillonnage à sept degrés d’inauthentiques paires de couleur4.
Depuis la Suisse où il s’est réfugié, Klee regarde la guerre dévaster
l’Europe. Une sclérodermie atrophie peu à peu ses facultés vitales
« L’état habituel des
choses dans l’espace,
c’est l’état
de mouvement »
Sauteur (1930), Ballet abstrait
(1937) ou Danses sous l’empire de
la peur (1938) témoignent encore
de la passion de Klee pour le mouvement et la danse, une gestuelle
qui le conduit à l’abstraction et lui
permet d’exprimer ses émotions.
La création commence, selon lui,
au moment où un point est mis en
mouvement. Dans son déploiement autonome, ce mouvement se
développe alors comme une ligne
libre, « dans une promenade pour
elle-même3 ». Klee revient dans
son œuvre tardive aux symboles
du mouvement qu’il a développés
4. Voir Paul Klee, Cours du Bauhaus
(Weimar, 1921-1922). Contributions à la
théorie de la forme picturale, Paris, Hazan et
Musées de Strasbourg, 2004. Voir aussi l’article de Marianne Jakobi dans Critique d’art
no 24, automne 2004.
3. Voir, au Centre Paul-Klee de Berne,
la collection Images en mouvement tout au
long de l’année 2016.
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Cultures
donc désormais interdit aux moins
de 16 ans. Interrogés à l’issue d’une
projection, les deux auteurs expliquaient avoir voulu montrer « le
salafisme de l’intérieur, sans qu’une
parole de spécialiste ne fasse écran ».
dès 1935. Corps désarticulés qui
mélangent homme et instrument,
dessins presque grossiers, colère
qui jaillit comme le rouge… La
figure du trapéziste restera, jusqu’à
la fin de sa vie, une sorte de double
de l’artiste comme en témoigne
ce Drame au trapèze de 1939, qui
évoque la maladie qui l’empêche de
dessiner et qui l’emportera bientôt.
Pour Pierre Boulez, grand admirateur de Paul Klee, son insoumission, sa façon de poser simultanément le principe et la transgression,
serait la plus importante des leçons
de Klee qui qualifiait lui-même son
œuvre de « polyphonique », une
œuvre que l’évolution du monde
contemporain semble avoir rendue
plus aiguë que jamais.
Isabelle Danto
Décider d’entrer au Balzac
en montrant sa carte de presse
aux policiers, gilets pare-balles
et fusils-mitrailleurs, dépêchés
pour l’occasion devant le cinéma.
Sait-on jamais ? Se surprendre
à penser que c’est ici que l’on a
vu, onze mois plus tôt, Timbuktu
d’Abderrahmane Sissako. Choisir sa place en fonction de ce qui
pourrait survenir, s’asseoir comme
si de rien n’était. Se souvenir des
œuvres marquantes vues ici et saisir la distance qui nous en sépare
en ce jour. Dans cette salle, pour
ce film et devant lui, nous étions là
où les eaux se mêlent. Un estuaire
où notre monde se transforme peu
à peu en quelque chose de nouveau
et d’effrayant.
Un mois plus tard, gagnées par
l’inquiétude et la peur du risque,
vingt et une des vingt-cinq salles
engagées à diffuser Salafistes le
27 janvier y renoncent. À l’évidence, ce climat empoisonné n’est
pas sans influence sur la manière
dont le film est regardé, compris et
jugé. D’autant que Salafistes, loin
d’apaiser les esprits et de rassurer les cœurs, a été pensé comme
une bombe visuelle pour renverser
les défenses et dessiller les yeux
du spectateur. Un coup de poing
destiné à réveiller les consciences.
Il est né d’une épouvante que ses
auteurs ont voulu nous faire partager, afin peut-être de la conjurer.
Salafistes : une
bombe visuelle
Les « mises à l’index » qui
frappent le documentaire Salafistes
de Lemine Ould M. Salem et de
François Margolin, consacré aux
islamistes radicaux du Sahel et de
Daech, s’enchaînent dans un ballet
désordonné et fiévreux. L’interdiction
aux mineurs a été préconisée par le
Cnc et confirmée par le ministère de
la Culture, en raison de l’absence
de distanciation à l’égard des propos des salafistes et de « l’extrême
violence » de certaines scènes de
propagande. Mais le tribunal administratif de Paris a jugé que le film
permet au public « de prendre le
recul nécessaire ». Pour l’heure, il est
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Cultures
Le salafisme
de l’intérieur
sion diffusée le 17 décembre, ils
montraient aussi le film amateur
de l’assassinat du policier Ahmed
Merabet par les frères Kouachi, le
7 janvier 2015. Autant d’images
ultra-violentes pour contrebalancer, disent-ils, le calme avec lequel
les salafistes s’expriment.
Tourné entre septembre 2012
et juillet 2015, ce documentaire
donne à voir et à entendre, sans
filtre et sans commentaire, les actes
et les discours des salafistes de
Mauritanie, du Mali, de la Tunisie
et de l’État islamique. Trois dispositifs narratifs s’y entrelacent.
Le premier est constitué d’entretiens accordés par des salafistes
du Sahel à Lemine Ould M. Salem.
Face caméra, ils développent calmement et froidement leur vision
de l’islam, la nécessité de se
débarrasser de tout ce qui lui fait
obstacle. Ces hommes – seuls les
hommes prennent la parole dans ce
film – puisent à la même source,
le wahhabisme, ce courant d’Arabie saoudite qui entend revenir à
l’islam des origines, rigoriste, intolérant et fanatique. Seuls les djihadistes prennent les armes. Les
autres, la majorité, les quiétistes,
s’appliquent à eux-mêmes leur doctrine ; ils vivent dans leur monde,
en retrait de la société commune.
Les auteurs montrent aussi
comment les paroles se traduisent
en actes. En particulier, l’application de la charia à Tombouctou et
à Gao : le travail de la police islamique, les regards soumis des passants, les femmes obligées d’ajuster
leur voile, l’amputation d’un voleur,
l’exécution d’un berger…
Enfin, ils laissent une large
place aux vidéos d’exécutions
tournées par les propagandistes
de l’État islamique et les groupes
islamistes du Sahel. Dans la ver-
Angle mort
C’est un film important et rare.
Pour au moins deux raisons. La
première tient aux images filmées
par Lemine Ould M. Salem à Tombouctou et Gao, alors sous la botte
djihadiste. Des scènes que le réalisateur Abderrahmane Sissako a
utilisées ou reproduites en partie
dans son film Timbuktu. Pour y parvenir, Lemine Ould M. Salem a eu
le courage d’aller dans la gueule du
loup, à l’heure où aucun journaliste
indépendant ne pouvait s’y rendre
sans être aussitôt enlevé ou tué.
Il a dû pour cela se soumettre
aux règles dictées par les djihadistes. Ces images, bien qu’encadrées et contrôlées, ont néanmoins
une valeur historique exceptionnelle. Il n’en existe pas d’autres,
ou si peu. Dans les interstices des
scènes autorisées, elles montrent
du réel, de l’authentique, des
éclats pris sur le vif. Elles racontent
l’ordre djihadiste, la vie quotidienne de chacun à l’heure de ce
totalitarisme théologico-politique.
Et ceux qui ont connu le Mali
en temps de guerre et assisté à
l’offensive de l’armée française en
janvier 2013, qui ont vu les traces
fumantes de l’occupation, les profanations des églises (Diabali, Gao), la
libération de Tombouctou et la des294