Les filles du sommeil

Transcription

Les filles du sommeil
Miguel Egaña
Les filles du sommeil
Belles au bois dormant et autres belles endormies
Abécédaire
L’Art en bref
LES FILLES DU SOMMEIL
Belles au bois dormant
et autres belles endormies
Collection L’Art en Bref
dirigée par Claire Lahuerta et Agnès Lontrade
À chaque époque, l’art produit non seulement des œuvres qui nous fascinent,
mais des discussions qui les prolongent et nous passionnent. La collection L’Art
en bref souhaite participer activement à ce débat sans cesse renouvelé.
Depuis sa création, L’Art en bref est orienté vers la diffusion de textes courts et
incisifs (100-130 pages) et a pour ambition particulière de publier des écrits
relatifs à l’art, de type critique, esthétique et plastique.
Engagés dans le champ de la philosophie, de l’histoire et de la théorie des arts
plastiques, les ouvrages sont essentiellement - mais non exclusivement - ancrés
dans la sphère de l’art contemporain. Le terme art contemporain s’entend ici dans
sa dimension transdisciplinaire : arts plastiques, esthétique, littérature, poésie,
architecture, danse, cinéma, théâtre, scénographie plasticienne, etc.
La collection invite auteurs et chercheurs à manifester leur engagement critique
par une approche pertinente d’œuvres et de thématiques esthétiques. Mêlant art
et philosophie, la collection offre la possibilité de penser l’ouvrage comme objet,
en intégrant une reproduction d’œuvre en couleur libre de droit comme
première de couverture, et en choisissant, en accord avec le comité de lecture,
des illustrations noir et blanc, cohérentes avec le contenu de l’ouvrage.
Dernières parutions :
ÉCHO DE L’ART CONCEPTUEL DANS L’ESTHÉTIQUE ANALYTIQUE
Cécile Angelini, 2013.
THÉORIE DE L’ART AU XXe SIÈCLE :
modernisme, avant-garde, néo avant-garde, postmodernisme
Isabel Nogueira, 2013.
L’ARTISTE OPPORTUNISTE. Entre posture et transgression
Maxence Alcalde, 2011.
CARNET CRITIQUE. Avignon 2009
Diane Scott, 2010.
UNE ESTHÉTIQUE DE L'ELLIPSE
Un art sans espace ni temps
Bruno Trentini, 2008
TROIS PLAIDOYERS POUR UN ART HOLOGRAPHIQUE
Nicolas A. A. Brun, 2008
QUELLE CRITIQUE ARTISTE ?
Pour une fonction critique de l'art à l'âge contemporain
Aline Caillet - Préface de Sylvie Blocher, 2008
Miguel Egaña
LES FILLES DU SOMMEIL
Belles au bois dormant
et autres belles endormies
Abécédaire
© L'HARMATTAN, 2014
5-7, rue de l'École-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.harmattan.fr
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-343-02861-3
EAN : 9782343028613
Introduction
Le texte qui suit se propose d’interroger ces figures à la
fois étranges et familières que sont les dormeurs, en particulier
sous leur forme féminine, les dormeuses.
Du point de vue de la pensée, le dormeur, être qui
s’échappe en quelque sorte de lui-même, qui se quitte tout en
ne s’abandonnant jamais vraiment, constitue un cas
troublant, une irritante énigme.
En effet, si l’on se place dans le cadre d’une philosophie
de la subjectivité, le dormeur incarne au plus haut point ce
mystère philosophique par définition inaccessible :
l’intériorité. Caché derrière l’infranchissable clôture des yeux
fermés, l’endormi est ailleurs, c’est-à-dire en lui-même, enfin
seul.
Mais s’il peut être considéré comme une sorte de figure
concrète du solipsisme, le dormeur, toujours présent dans un
corps dont il s’est pourtant absenté, dès lors qu’il se trouve
soumis au regard de l’autre, désormais transformé en objet
visible, apparaît immédiatement comme une figure du
dédoublement, exemplifiant l’opposition entre être et
paraître, entre essence et apparence.
Le dormeur vu, l’endormi regardé, se métamorphose ainsi
en une troublante image de lui-même : il est devenu son
exacte représentation. Comme cette dernière, il ne se donne
que comme une pure extériorité et son mode d’être au
monde : immobilité, passivité, évidence phénoménale, est
précisément celui qui caractérise les objets soumis aux lois
du dispositif visuel.
La solitude égocentrique de l’endormi, à présent troublée
par l’indiscrète sollicitude du regardeur, s’inscrit alors dans
un nouveau couple : dormeur/voyeur. Cette inscription a pour
effet de conférer une dimension érotique à la relation,
7
définissant regardant et regardé, respectivement, comme
sujet et objet du désir, transformant ainsi quasi
automatiquement le dormeur, quel que soit son genre, en
une figure féminisée, une dormeuse.
La dormeuse, qui constitue une sorte de mise en abyme de
celle-ci, est donc un sujet de représentation par excellence,
une figure dont témoigne une profusion d’exemples
littéraires, philosophiques et artistiques issus d’un vaste
musée imaginaire et d’une bibliothèque infinie.
Ces mises en image ne sont ni arbitraires ni hasardeuses,
elles entrent à chaque fois dans des dispositifs sémantiques
qui renvoient chacun à une pensée spécifique de l’expérience
du sommeil. Cependant, parmi toutes ces configurations, il
est possible de dégager des structures récurrentes, en
particulier les deux agencements suivants auxquels nous
nous sommes attachés :
- Le premier est une structure triadique, à la fois
conceptuelle et symbolique (Le Sommeil/la Mort/le Désir),
que l’on peut voir s’incarner dans trois personnages :
Hypnos/Thanatos/Eros traditionnellement figurés dans la
mythologie grecque. La relation d’identité entre Hypnos et
Thanatos, représentés comme deux frères jumeaux, traduit
l’étroite et inquiétante proximité entre l’apparence du mort
et celle du dormeur. Le troisième personnage, Eros, est lié à
Hypnos par de multiples aspects, qui renvoient à une
profonde complicité entre les deux «activités» qu’ils
induisent, toutes deux privées, jouissives, non fonctionnelles,
etc., chacune opérant un même déplacement par rapport à
l’agir quotidien et social. Quant à la relation entre Eros et
Thanatos, sa réalité tragique constitue une donnée aussi
évidente qu’insupportable pour l’esprit.
- Le deuxième schème provient de l’univers du conte et
peut se résumer en un couple : l’endormie/l’éveilleur ; sous
ses multiples formes narratives, il s’actualise dans le duo
traditionnel, bien connu des enfants et des amateurs de
8
fictions : Princesse endormie/ Prince charmant. Sur un plan
plus abstrait, qui peut aller jusqu’à une dimension
ontologique, ce schème renvoie à des oppositions plus
générales,
comme
les
couples
passivité/activité,
puissance/acte, matière/esprit, immanence/transcendance,
féminin/masculin, etc.
Dans le texte qui va suivre, ces deux formes fonctionnent
comme des outils conceptuels qui ont pour effet de donner
de l’intelligibilité à tout un corpus de représentations
iconographiques, de récits, d’écrits, de provenances diverses,
qui sont ici volontairement confrontées. Il s’agit de montrer,
à travers l’hétérogénéité apparente de cet ensemble (art
classique, art contemporain, littérature, poésie, fait divers,
etc.), les profondes identités qui traversent les diverses
représentations du sommeil, à quel point elles peuvent être
soumises à la prégnance de ces deux structures.
Il ne s’agit pas ici d’une histoire des représentations du
sommeil, ni même de la recension d’un corpus exhaustif
d’images de dormeuses. Est proposée plutôt une sorte de
parcours, volontiers erratique, qui tente de mettre en
évidence et en relation certaines figures de belles endormies, de
filles du sommeil1, jugées particulièrement significatives ou
exemplaires.
La forme choisie, à la fois arbitraire et codée, de
l’abécédaire, est ici une façon de déjouer la linéarité d’une
perspective purement diachronique et le caractère trop
systématique de l’approche thématique.
1 Le titre proposé, Les Filles du sommeil, se veut un hommage au plus
grand « rêveur éveillé » de la littérature française, victime de
l’ «épanchement du songe » dans sa vie, Gérard de Nerval, qui baptisa
Les Filles du feu [1854] un recueil de nouvelles consacrées à de troublantes
héroïnes. Cf. Gérard de Nerval, Œuvres complètes ; tome III, Paris, éditions
Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1993.
9
Ariane
Ariane, euphonique «fille de Minos et de Pasiphaé2», sœur
racinienne de Phèdre, Ariane dont le fameux fil guida l’ingrat
Thésée, vainqueur du Minotaure, ce monstre demi-humain
qui fut aussi son demi-frère, s’endort sur l’île de Naxos.
Sommeil fatal : le bateau repart, toutes voiles dehors, voiles
noires comme la trahison de son héros, qui fonce vers
Athènes, vers la mort programmée de son père.
L’assoupie devient alors l’abandonnée, la délaissée...
Seule dans cette île ravagée l’été par les furieux vents
étésiens.
La solitude narcissique, régressive, du sommeil, jouissance
qui se paye par une vulnérabilité accrue, s’est ainsi
transformée en l’autre solitude, celle de la perte, de l’infinie
déréliction.
La statuaire antique fit de cette imprudente endormie
l’incarnation minérale et tragique de la souffrance, fouillis de
tissu marmoréen d’où jaillissent ses deux bras nus, l’un
ouvert, l’autre replié, le premier s’arrondissant autour de la
tête penchée de la pleureuse~dormeuse, le dos de la main
cassée du deuxième servant de support à sa joue, à ses
larmes.
Sans fin copiée à partir d’un marbre antique (telle cette
version romaine redécouverte en 1512, depuis conservée au
Vatican3), elle deviendra le modèle iconique de maintes
effigies, assoupies, alanguies, toute une population de Vénus
2 Jean Racine, Phèdre, acte I, scène 1, dans Œuvres complètes, Paris, éditions
Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1999, p. 822.
3 Ariane endormie, marbre, réplique d’époque romaine de la fin de la
période d'Hadrien (ou du début des Antonins) d’un original hellénistique
de l’école de Pergame (2e siècle avant Jésus-Christ), Galerie des statues et
salle des bustes, Rome, Vatican, Musée Pio-Clementino.
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et de nymphes tristes ou songeuses, bercées par leur propre
mélancolie.
Figure féminine souvent associée à Dionysos, dieu
sauvage qui la sauvera et lui assurera un séjour céleste (ainsi
avant d’être une fusée moderne, elle aura donc été une
constellation), elle habitera l’imaginaire de Friedrich
Nietzsche, l’antiphilosophe moustachu et myope, toute sa
vie amoureux d’une Grèce fantasmée où il ne mettra jamais
les pieds.
Dans son dithyrambe, La Plainte d’Ariane, il fera dire à son
dieu (ce « dieu-bourreau » qui la fait souffrir à son tour) : «Je
suis ton labyrinthe...4»
Pour le nietzschéen Gilles Deleuze, l’accord symbolique
d’Ariane et de Dionysos, dans lequel il lit l’affirmation et son
redoublement, efface le départ de Thésée et le monde
labyrinthique qui est le sien, monde de la pesanteur ; il
produit à sa place l’Eternel retour : « l’Eternel retour est actif et
affirmatif ; il est l’union de Dionysos et d’Ariane [...] Le labyrinthe
n’est plus le chemin où l’on se perd, mais le chemin qui revient. Le
labyrinthe n’est plus celui de la connaissance et de la morale, mais celui
de la vie et de l’Etre comme vivant5.»
Cette interprétation, céleste, aérienne et dansante, est bien
sûr à l’opposé de celle des sculpteurs ; prisonniers de la
matière, selon l’anathème classique jeté par les peintres aux
statuaires, ils emprisonnent à leur tour cette Ariane-là,
l’empêchent de partir dans les cieux, de décoller : le sommeil
et la douleur, ici confondus, synthétisés dans la pierre,
s’allient pour la clouer au sol, à jamais socler son être, rendre
fatale sa territorialisation.
Friedrich Nietzsche, «Plainte d’Ariane», dans Dithyrambes de Dionysos,
[1888] Œuvres, traduction de Henri Albert, révisée par Jean Lacoste,
Paris, éditions Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993, p. 1252-1254.
5 Gilles Deleuze, « Le mystère d’Ariane », dans Critique et clinique, Paris,
éditions de Minuit, 1993, p. 134.
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Quelques décennies plus tard, à nouveau sédimentée mais
cette fois dans le blanc de céruse, elle projettera son ombre
démesurée sur les places italiennes et géométriques d’un
exilé grec, Giorgio de Chirico, disciple exalté du prophète du
« Surhomme ».
Artiste hypermnésique et somnambule, nouveau et très
ancien mythologue, cet argonaute échoué sur les rives de la
modernité la fait de nouveau tomber de son ciel étoilé :
réactivant son «éternel retour», il la pose dans le silence de
ses villes mortes, tel un « bloc ici bas chu d’un désastre obscur 6»,
concrétion minérale des temps qui furent, qui reviendront
toujours, immortelle comme la douleur à jamais sculptant
son corps7.
Stéphane Mallarmé, Le Tombeau d’Edgar Poe, Œuvres complètes, Paris,
éditions Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1945, p. 70.
7 Ariane est la figure récurrente d’une série de peintures métaphysiques
de 1913 : La Mélancolie d’une belle journée (huile sur toile, 89 cm x 104,5 cm,
Bruxelles, Musée des Beaux-arts), Les Joies et les énigmes d’une heure étrange
(huile sur toile, 83,7 cm x 12,5 cm, coll. part.), La Récompense du devin
(huile sur toile, 135,5 cm x 180,5 cm, Philadelphie, The Philadelphia
Museum, Place avec Ariane, (huile sur toile, 135,5 cm x 180,5 cm, New
York, The Metropolitan Museum), L’Après-midi d’Ariane (huile sur toile,
134,5 cm x 65 cm, coll. particulière), La Statue silencieuse (huile sur toile,
99,5 cm x 125, 5 cm, Düsseldorf, Kunst-sammlung NordrheinWestfalen).
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Belle au bois dormant~Blanche-Neige
Les deux contes, l’un narré par le gentilhomme Charles
Perrault, l’autre par deux folkloristes allemands, les frères
Grimm, racontent la même histoire, donnent corps au même
fantasme : la jeune Princesse endormie.
L’une est prisonnière des murs de sa chambre, des
murailles d’un château, des inextricables frondaisons d’une
épaisse forêt ; l’autre, exposée aux yeux de tous dans un
cercueil de cristal, tels plus tard les corps momifiés de
certains dignitaires communistes, semble plus accessible, ou
peut-être plus lointaine encore.
Car ces murs infranchissables, ces défenses multipliées,
ne sont que la déclinaison répétée de la muraille première et
dernière : les yeux clos. Et le trésor qu’il protège :
l’intériorité. Quand le prince arrive dans le château pétrifié, il
découvre un univers d’autant plus vide qu’il n’est rempli que
de dormeurs ; toute une vie, toute une population rendue à
son ipséité, sa solitude originelle : chaque humain, dormant,
endormi, est une île, un îlot que plus rien désormais ne relie
aux autres.
A quoi rêvent les jeunes filles ? Qu’y-a-t-il au-delà de leur
front, de leurs paupières ? C’est la question lancinante posée
par le désir (masculin) à l’autre désir, la traduction
romantique (immortalisée par Musset8) du fameux : Què vuoi?
diabolique qui fera les délices du psychanalyste Lacan9.
8 Cf. La pièce d’Alfred de Musset, A quoi rêvent les jeunes filles ? [1832] dans
Alfred de Musset, Théâtre 1, Paris, éditions Garnier-Flammarion, 1964.
9 La formule provient du roman fantastique de Jacques Cazotte, Le
Diable amoureux (1772) ; elle sera reprise par Jacques Lacan, dans
«Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien»,
Ecrits, Paris, éditions du Seuil, 1966, p. 815.
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Les deux princes, dans chacune des versions, portés par la
certitude de leur destin, connaissent la bonne réponse, la
seule qui les satisfasse : « Elle rêve de moi. Je suis son rêve. »
Et en effet, les deux princesses, Blanche-Neige ou Aurore,
miraculeusement, ne découvrent pas mais reconnaissent celui
qui vient de les réveiller, l’homme qui les a sorties de leur
long somme : « c’était bien toi, celui que j’attendais ! »
Dans une version bien plus ancienne, celle que propose le
récit médiéval Perceforest10, la présence du héros dans le
rêve de la belle princesse, prisonnière de la plus Haute Tour,
se fait sur un mode littéral, charnel. Anticipant l’axiome
freudien : le rêve est la réalisation d’un désir, Troïlus, sans la
réveiller bien sûr, pénètre peut-être l’esprit mais surtout le
corps de Zellandine ; il accomplit le fantasme de tous les
amoureux des jolies hypersomniaques, il brise l’interdit,
passe de l’autre côté, à l’intérieur.
Ici, c’est l’enfant qui naîtra, neuf mois après, l’enfant sorti
du plus profond d’elle-même, du plus profond de son
intériorité corporelle, qui réveillera enfin l’héroïne, devenue
jeune mère, en lui suçant le doigt, rendant à son tour la vie à
celle qui la lui a donnée.
Cycle de récits d’aventure écrits en français au XIVème siècle dans la
lignée des romans de chevalerie. Une édition moderne a été établie par
Gilles Roussineau, Genève, éditions Droz, Textes littéraires français,
1987-2007.
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Courbet
Dans le monde de Courbet, un monde déserté par les
déesses et les nymphes mais peuplé de Vénus profanes, filles
de ferme, courtisanes, modèles peu farouches, bourgeoises
callipyges ou stéatopyges, la plupart des figures féminines,
qu’elles soient dévêtues, demi-vêtues ou très habillées,
qu’elles soient couchées dans un lit, allongées dans un
hamac, vautrées dans l’herbe, voire même assises au travail,
dorment.
Son tableau de nu le plus célèbre (mis à part L’Origine du
monde, gros plan qui dévoile ce que la main de la Vénus de
Giorgione,
ensommeillée,
tendrement
cachait),
significativement s’appelle Le Sommeil11 : l’amante volcanique,
Jo L’Irlandaise, la rousse au corps de lait, s’est assoupie sur le
sein de sa brune compagne, mêlant ses cheveux, sa chair et
son souffle dans une étreinte suspendue.
On a pu voir, dans cet éloge plastique du sommeil, une
apologie de la bêtise.
Bêtise picturale : n’ayant rien à dire, rien à raconter, le
peintre privé d’imaginaire, englué dans le réel, incapable de
s’en décoller, se réfugie alors dans le degré zéro de l’action et
de la gestualité.
Bêtise animale : ces corps, ces femmes, comme ces
Demoiselles du bord de Seine12 si décriées par la critique, n’ont
pas grand chose d’humain, et c’est ici le sommeil qui dévoile
l’animalité qui constitue leur essence profonde, ainsi que
l’exprimait rageusement le dandy Baudelaire: « La femme est le
contraire du Dandy. Donc elle doit faire horreur. La femme a faim, et
elle veut manger ; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et elle veut être
Gustave Courbet, Le Sommeil, 1866, Huile sur toile, 135 x 200 cm,
Paris, Musée du Petit-Palais.
12 Gustave Courbet, Les Demoiselles du bord de Seine, 1857, huile sur toile,
174 x 206 cm, Paris, Musée du Petit Palais.
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f... Le beau mérite ! La femme est naturelle, c'est-à-dire
abominable13 .»
Un monde, non de belles, mais de bêtes endormies ?
A cette vision négative et misogyne, on opposera une
autre interprétation : Courbet le guerrier, le révolté, le mâle
orgueilleux, seul et debout contre tous, qui paiera si cher
cette posture, aime peindre le sommeil comme la fin des
combats, la suspension des hostilités, un monde où la
fatigue, celle qui prend et alourdit les corps (comme cette
belle au hamac14, si pesante qu’on sent le filet prêt à craquer)
apaise toute tension, met entre parenthèses la furie du
monde.
Après l’amour, après la violence des étreintes, vénales ou
passionnées, banales ou sulfureuses, l’apaisement promis,
l’ataraxie, le repos des guerrières.
Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, consultable en ligne sur
www.bmlisieux.com /archives/coeuranu.htm.
14 Gustave Courbet, Le Hamac, 1844, huile sur toile, 70,5 × 97 cm,
Winterthour, Musée Oskar Reinhart.
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Danaé (Klimt)
Danaé, fille du roi Acrisios, et future mère du héros
Persée, est l’ancêtre de toutes les princesses enfermées dans
leur tour. Celle-ci est de bronze. Il s’agit, encore et toujours,
d’empêcher l’amant, l’autre masculin, le mâle, de pénétrer,
dans la forteresse, dans le corps. Danaé doit rester vierge et
stérile, car, sautant en quelque sorte un Œdipe, sa
descendance tuera son père. Tuer à l’avance l’enfant à venir,
supprimer le petit-fils potentiellement assassin, signifie ici
mettre fin à l’éternel retour des générations, c’est-à-dire tout
simplement tenter d’empêcher la mort (Thanatos).
Zeus, immortel à qui rien n’est impossible, pénétrera et
dans la tour et dans le corps de la jeune fille (Eros), et
l’oracle, c’est-à-dire l’infini et cruel cycle de la vie,
s’accomplira.
Cette Danaé15, peinte par Klimt, est, contrairement à la
plupart de ses sœurs (celles de Gossaert, Le Corrège, Titien,
Le Tintoret, Rembrandt...), qui accueillent le plus souvent à
bras ouverts le héros fécondeur, une belle endormie (Hypnos).
Strictement enfermée dans le carré du tableau qui l’enserre
plus fermement que les plus sévères cloisons, elle est repliée
sur elle-même, en position dite fœtale. La tête et la chevelure
horizontales rejoignent le haut de l’énorme cuisse, créant une
sorte d’ovale dans lequel on s’est plu à reconnaître la forme
d’un œuf. Tout indique ici la fermeture, le repli sur soi, y
compris bien sûr les paupières closes. Comme si
l’enfermement subi avait atteint non seulement le corps de la
prisonnière, mais aussi son esprit, fermé définitivement au
monde. Cet égo-centrisme, recherché par tous les dormeurs
et dormeuses, c’est peut-être aussi celui de la jouissance
Gustav Klimt, Danaé, 1907, huile sur toile, 77 cm × 83 cm, Vienne,
Galerie Würthle.
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