L`inattendu et le questionnement dans l`interaction verbale

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L`inattendu et le questionnement dans l`interaction verbale
Agnès Celle
Colloque « Représentations du sens linguistique (RSL) VI »
Nantes, 4-6 juillet 2013
L’inattendu et le questionnement dans l’interaction verbale
Dans cette communication, nous examinons des questions modalisées du type “why would X
do that” dans lesquelles would exprime la distance modale (Huddleston & Pullum 2002) et les
réponses auxquelles elles peuvent donner lieu.
Ces questions constituent une réaction verbale à un événement ou à un discours inattendu et
peuvent déclencher un raisonnement de type abductif (Peirce [1893-1913] 1998).
Nous montrons que la réponse à ces questions (avec because) joue un rôle essentiel dans
l’extériorisation du lien causal entre p et q dans le schéma « why p? because q ». En outre,
because active une relation intersubjective entre énonciateur et co-énonciateur en exprimant la
prise en charge de ce lien causal par l’énonciateur. Rétrospectivement, la présence ou
l’absence, ou l’impossibilité d’une réponse en because nous éclaire sur la nature de la
question en why.
Notre étude s’appuie sur un corpus d’extraits de dialogues tirés de séries américaines (CASO
corpus, Desperate Housewives, etc.):
(1) Kendall: You just found out that your real dad is not the guy who abused you, but someone
who would take a bullet for you. Ryan: Exactly! He took a bullet for me. I know that. That's the
point. That's the point. Why would he do that? Kendall: Well, maybe because he cares whether
you live or die? Ryan: Or maybe because it's just in his training. (CASO corpus)
Dans cet extrait, un fait - He took a bullet for me. I know that - est asserté par un premier
locuteur et remis en question par un autre dans la mesure où ce fait est contraire à son attente.
Nous soutenons que le rôle de la question est double. D’une part, elle exprime un jugement
appréciatif, d’autre part, elle sollicite une information concernant la cause, ce qui donne lieu à
un raisonnement abductif.
Il n’est guère étonnant que because soit le seul connecteur causal susceptible d’apparaître
dans les réponses à ces questions, comme en (1). Because introduit l’explication avancée par
l’interlocuteur à un élément surprenant. Sa présence indique que l’interlocuteur cherche à
aider le locuteur dans son processus d’interprétation.
Dans d’autres cas, cependant, le lien causal n’est pas explicité dans la réponse de
l’interlocuteur:
(2) Carlos: Guy probably started doing cartwheels as soon as you left.
Gaby: What? Why would you say that?
Carlos: Ø He's a snake.
Gaby: Well, you mean like a... a nice snake.
Carlos: No, like a backstabber. His contract's up at the end of the month, and I'm not keeping him
on, so he's trying to poach my biggest clients. (Desperate Housewives, Season 8, episode 8)
Ici, le lien causal peut être inféré et une paraphrase en because reste possible (because he’s a
snake). Mais l’absence de connecteur causal montre que l’interlocuteur adopte une attitude
différente : il ne cherche plus à aider le locuteur à interpréter la situation, et se contente de
présenter son explication comme évidente, sans prendre en charge le lien causal.
Un troisième cas sera examiné : les questions rhétoriques en why-would, dans lesquelles le
raisonnement abductif s’efface au profit d’un jugement appréciatif :
(3) Lee: Why would you let her watch something called "Bloody Stranger Two"?
Gaby: I know, I know. I'm an idiot. Now she's having nightmares. And crawling into our bed
every night. (Desperate Housewives, Season 7, episode 21)
Dans cet exemple, aucune réponse n’est attendue concernant la cause de la prédication, et
because ne serait pas acceptable dans la réponse de Gaby. Cette question repose sur une
connaissance partagée, puisque locuteur et interlocuteur savent pertinemment tous les deux
que Gaby a laissé sa fille regarder un film inadapté. On peut dire que cette question
correspond au critère suivant, qui, selon Rohde (2006), permet de définir la question
rhétorique: “speaker and addressee share prior commitments to similar and obvious answers”.
Cette question exprime une opinion à travers l’appréciation défavorable du comportement de
Gaby, sans solliciter d’information. La réponse de Gaby indique qu’elle sait que son
comportement était stupide, et non pas pourquoi elle a laissé sa fille regarder ce film. Cette
réponse revient ainsi à accepter l’assertion sous-jacente “you let her watch that film” et
l’appréciation défavorable de celle-ci.
Nous faisons l’hypothèse qu’il y a un continuum entre les questions modalisées que nous
étudions. Ce continuum va des questions causales (cf. (1)) aux questions rhétoriques (cf. (3)),
tandis que l’absence de connecteur (cf. (2)) constitue une étape intermédiaire. Le type de
réponse apportée par l’interlocuteur (réponse à une question portant sur la cause, commentaire
sur l’assertion sous-jacente à la question rhétorique) constitue un indice important du sens de
la question, qui ne peut s’interpréter qu’à la lumière de l’attitude épistémique des locuteurs et
des connaissances partagées ou non. Quant au connecteur, il instruit non seulement un lien
causal, mais induit une prise en charge de ce lien causal. Lorsque la glose en « because » est
possible sans que le connecteur soit explicite, la valeur causale reste présente, mais l’attitude
du locuteur vis-à-vis du lien causal diffère. Lorsque le connecteur est présent, nous
considérons qu’il indique que la question doit être interprétée comme une demande
d’information. Il fonctionne comme une instruction qui d’une part relie le contenu de p à celui
de q (cf. Ducrot & al. 1975) et d’autre part engage l’énonciateur dans la prise en charge d’un
nouveau lien causal. Ce lien causal peut être critiqué ou discuté en fonction des locuteurs (cf.
(1)). En nous appuyant sur des études récentes qui analysent les connecteurs en termes de
“speaker involvement” (Pander Maat & Degand 2001, Degand & Fagard 2012), nous
proposons de prendre également en compte le positionnement intersubjectif des locuteurs par
rapport au lien causal et montrons que les locuteurs construisent les relations causales dans un
processus dialogique.
Références
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Pragmatics 22. 325-373.
Celle, A. (forthcoming). “Epistemic would – a marker of modal remoteness”, Faits de
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Degand, L. & Fagard, B. 2012, Competing connectives in the causal domain, French car and
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DeLancey, S. 2001. “The mirative and evidentiality”, Journal of Pragmatics 33: 369-382.
Ducrot, O. & Anscombre, J.-C. 1981 « Interrogation et argumentation » Langue française
n°52, 5-22.
Ducrot, O. et al, Groupe lambda-l, 1975, Car, parce que, puisque. Revue Romane 10/2, 248280.
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Haillet, P.P. 2007. Pour une linguistique des représentations discursives. Bruxelles, De
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Huddleston, R. & G. Pullum 2002, The Cambridge Grammar of the English Language,
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Peirce, C.S. ([1893-1913] 1998). The Essential Peirce, Selected Philosophical Writings,
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Rohde, H. 2006. “Rhetorical questions as redundant interrogatives”. San Diego Linguistic
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Sauerwein, S. 1996. La représentation critique du discours de l’autre dans certaines formes
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