Transformations des structures familiales dans la
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Transformations des structures familiales dans la
Transformations des structures familiales dans la diaspora maghrébine Slimane Touhami LISST-Université Toulouse le Mirail La constitution progressive d’un vivre ensemble reste largement déterminée par l’histoire tumultueuse entre une puissance européenne et ses anciennes colonies. Il s’agit en effet, en mobilisant la perspective diachronique, d’appréhender le processus menant à la création d’une forme sociale, de contextualiser les différentes étapes de sa naissance mais aussi de saisir les conséquences d’une recomposition familiale sur des statuts parentaux jusqu’alors édictés par la tradition. L’exposé emprunte pour partie à l’analyse sociohistorique de Abdelmalek Sayad dont la contribution à une connaissance de l’immigration nordafricaine en France fait autorité. La grille de lecture du compagnon de route de Pierre Bourdieu sur l’histoire de l’exil algérien peut être appliquée au sujet 2. En s’inspirant de son découpage temporel, il est possible de distinguer trois actes dans ce parcours de réinvention d’une famille en migration, actes qui se déclinent chronologiquement en un « âge des pionniers », en un « temps des pères » et en une « heure des mères ». L’âge des pionniers À la genèse du peuplement maghrébin en France, une même justification lancinante : la quête du « pain » Dès les premiers balbutiements du XXe siècle, la ruine de l’équilibre des sociétés traditionnelles par le système colonial 3 pousse les hommes à tenter l’aventure de l’Hexagone pour un seul objectif : subvenir aux besoins de leurs proches restés au pays. Les pionniers, au nombre desquels on compte de nombreux Kabyles 4, s’installent dans les centres industriels de Marseille, la région parisienne, la Lorraine où ils sont employés dans la sidérurgie, le bâtiment et l’agroalimentaire 5. Après l’armistice de 1918, des tirailleurs démobilisés viennent grossir les effectifs déjà en place. En 1936, le chiffre des travailleurs maghrébins en France s’élèvera à près de quatre-vingt-cinq mille individus répartis sur les mêmes espaces où s’établiront plus tard leurs enfants 6. Cet « âge des pionniers », qui prend fin avec la Seconde Guerre mondiale 7, possède des caractéristiques qui lui sont propres. C’est, en premier lieu, une migration masculine et temporaire. L’exil, ici, est limité dans le temps – quelques mois tout au plus –, le migrant se soumettant au calendrier des travaux agricoles et aux temps forts de la vie sociale de son village 8. Cette subordination de l’exilé au groupe de référence constitue l’autre spécificité de ce « temps des pionniers » Dans un contexte d’aller et retour constant entre les deux rives de la Méditerranée, l’expérience métropolitaine ne relève pas du choix mais d’un rôle à jouer écrit par d’autres. La migration est en effet gérée et ordonnée par un groupe villageois organisé autour de la solidarité de sang et de sens de ses membres 9 : Le temps des pères Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cette migration paysanne, soumise aux décisions du monde rural dont elle est issue, laisse place à une nouvelle vague d’arrivants. Le développement économique sans précédant qui touche la France dès la sortie du conflit mondial attire en effet des populations alors en proie, dans ses espaces de vie, à la pauvreté et au chômage chronique. Dès le début des années cinquante, les migrants s’installent pour travailler dans les secteurs économiques en pleine expansion 13. On les retrouve d’abord dans le domaine industriel : la figure de l’o.s. maghrébin dans les usines automobiles deviendra, pour longtemps, le symbole d’un lumpenprolétariat en France. Ils occupent également les postes faiblement qualifiés dans le bâtiment, la construction, les mines, l’agroalimentaire, la chimie ou encore l’agriculture, comme c’est le cas en Midi-Pyrénées, en Languedoc-Roussillon et en Corse 14. Les Trente Glorieuses posent le cadre à un accroissement significatif de la présence nord-africaine en France. Entre 1954 et 1975, le chiffre des Algériens en France culture(s) « L’émigré d’alors, paysan qui ne s’était séparé des siens, de sa terre, de ses activités que physiquement et provisoirement, était-il mandaté par sa famille et plus largement par la société paysanne pour une mission bien précise, limitée dans le temps parce que limitée dans ses objectifs. 10 » C’est sur l’ordre du groupe que les hommes les plus valides partent vers la France, avec, pour finalité, d’aider une communauté villageoise, incapable de se suffire à elle-même par les seules activités agricoles, à lui donner les moyens de se perpétuer en tant que telle 11. Dans cette expérience avant-gardiste d’un exil, le quotidien des chambres d’hôtel miteuses, des baraques d’ouvriers ou de la vie dans la rue ne laisse aucune place à une vie en famille 12. S’ils n’ont pas directement œuvré à la mise en place d’un modèle familial dans le déracinement, les pionniers n’en ont pas moins ouvert la voie à sa constitution en préparant leurs enfants à un destin européen. En défrichant le chemin menant à l’horizon d’un ailleurs plein de promesses, en greffant dans la mémoire familiale les récits de la relégation, transmettant avec eux les connaissances et les savoirs accumulés tout au long d’un parcours singulier, ils ont posé des jalons décisifs à l’immigration de peuplement. 55 accueillir no 247 Une étude de l’Ined, publiée en 2004, quantifie la présence maghrébine de France à près de trois millions d’individus, le chiffre totalisant le nombre des migrants à leur descendance 1. Cette estimation, qui a le mérite de restituer des données objectives là où le flou et l’imprécision ont longtemps nourri les fantasmes, pose pour la première fois l’esquisse chiffrée d’une population qui, depuis la mise en application des politiques du regroupement familial, adopte la forme privilégiée d’un modèle conjugal dominant. Création récente dont la structure était encore, il y’a peu, inconnue dans les espaces de départ, la famille maghrébine de France est apparue à la croisée de deux phénomènes connexes : l’exil économique vers l’ancienne métropole et l’implosion d’une structure patriarcale élargie sous les effets conjugués de la paupérisation et du changement culturel. culture(s) accueillir no 247 56 triple, celui des Marocains, pour la pétrolier de l’année précédente, le gou- espaces de départ. Le basculement vers la même période, est multiplié par vingt 15. vernement de Valéry Giscard d’Estaing famille nucléaire suppose, pour celles et À l’instar de l’« âge des pionniers », ce décide de mettre un terme définitif à ceux qui ont grandi dans la khaïma, la « temps des pères » reste d’abord un l’immigration économique 19. Parallèle- « grande maison » placée sous l’ombre de phénomène masculin. Cette continuité ment sont mises en place, en 1975 et en la figure paternelle, une redistribution des ne doit toutefois pas occulter des rup- 1976, une batterie de mesures juridiques : rôles et des statuts là où la tradition détertures radicales. En effet, si elle concorde les lois dites du regroupement familial 20. minait à l’avance la place de chacun. Deravec l’époque antérieure par une même Contrepartie à la décision d’une ferme- rière la variété des parcours en exil, des dimension sexuée, cette seconde vague ture partielle des frontières, ces lois ont tendances apparaissent dès lors que lors présente une morphologie spécifique pour objectif de faciliter le transfert, du que l’on dresse une comparaison entre ici dont il faut rendre compte. Maghreb vers la France, des épouses et et là-bas, à savoir une minoration sensible Avec le « temps des pères » sonne le des enfants des travailleurs déjà installés du rôle paternel et l’ouverture à une forme d’autonomie pour les mères. temps de l’individualisme. Ici, contrai- dans l’Hexagone 21. rement à ses aînés, on ne part plus à la Reste qu’avant même l’application de Le passage à un modèle favorisant demande du groupe, prêt à sacrifier les ces lois, une présence féminine l’égalitarisme sexuel s’accompagne en meilleures années de sa vie pour le embryonnaire est attestée dans le pays. effet d’un réajustement des pouvoirs. Si bénéfice du plus grand nombre. Le Ses premiers signes sont visibles dès l’autorité paternelle reste une valeur départ relève plutôt d’une aventure per- 1938 22. En 1953, une enquête effectuée structurante dans les familles, elle a sonnelle où le migrant agit de son propre par le ministère de l’Intérieur dénombre perdu une toute puissance qui, comme chef et pour son propre compte 16. Ce cinq mille familles nord-africaines sur le rappelle Pierre Bourdieu dans la changement d’attitude n’est que l’indice l’ensemble du territoire 23. Il faut pour- Sociologie de l’Algérie, caractérise le manifeste de la mort de l’ordre ancien. tant attendre les années soixante-dix pouvoir traditionnel du chef de famille Les contacts avec la société coloniale, pour que le mouvement de féminisation au Maghreb : « Le père (est) chef, prêtre les guerres de libération, la généralisa- dépasse, au bénéfice d’un dispositif et juge. Son autorité est indiscutée. Il tion des échanges monétaires et le déra- juridique nouveau, la forme d’un simple dispose de deux sanctions très redoutées, le pouvoir de déshériter et la malécinement induit par la migration elle- épiphénomène. même auront suffi à achever l’univers Le « temps des mères » constitue, par son diction qui est sans doute l’arme la plus paysan traditionnel 17. Sa perpétuation et impact, une ère décisive dans cette histoire puissante (...). Son omnipotence se sa survie ne deviennent plus les justifi- des flux humains du nord de l’Afrique vers manifeste chaque jour, à propos de tout événement touchant l’exiscations premières du tence ou l’organisation de départ, leur vide étant « Le passage à un modèle favorisant l’égalitarisme la famille (...). Il fixe et précomblé par des motivations sexuel s’accompagne en effet d’un réajustement side toutes les cérémonies qui confinent désormais à des pouvoirs. » familiales (...). Il détient le l’intime et au personnel. On droit de contrainte matripart désormais pour aider ses parents, s’acheter un terrain, monter l’ancienne puissance coloniale. L’arrivée moniale 25. » La place des pères dans la un commerce, engranger un pécule en des épouses et des mères modifie de façon société d’accueil contribue parallèleradicale la morphologie d’une présence en ment à bousculer leur prestige, notamvue d’un mariage... L’effondrement d’un ordre ancestral transformant une migration de travail en ment au regard des enfants pour qui la qui représentait, jadis, la principale un peuplement au destin pérenne 24. Leur relégation du chef de famille dans les légitimation au départ vers l’Europe venue inaugure en effet la naissance d’une strates sociales les plus basses peut entraîne des répercussions sur la vie population diasporique sur la base servir à délégitimer toute prétention à un même du migrant de seconde généra- d’unités familiales et l’apparition de nou- pouvoir dans la maison. tion. Les séjours du zoufri – ce migrant velles générations qui, en s’inscrivant de Il en est autrement pour les mères où la célibataire, pour reprendre une qualifi- ce côté-ci de la mer, tourneront définitive- migration rend possible ce qui, dans les cation endogène, dont les jours défilent ment la page à l’illusion du provisoire, espaces de départ, ne l’était pas ou alors sur un rythme binaire entre chantier et mettant un point final au « mythe du très difficilement : la négociation entre foyer – s’allongent jusqu’à devenirs retour », cette justification à une absence différents modèles culturels de materquasi-permanents, entrecoupés seule- qui ne devait être que temporaire. nité. L’exil favorise en effet, surtout ment de brèves périodes correspondant pour les plus jeunes, « (...) une plus aux congés annuels 18. Ce prolongement Le même et le différent grande interchangeabilité des rôles de la condition de « travailleur La forme conjugale adoptée dans le sil- domestiques et publics assujettis tradiimmigré » définit le « temps des pères » lage des politiques du regroupement tionnellement aux femmes et aux L’exil s’affranchit de la soumission à familial est à la jonction de deux phé- hommes 26 », signe du passage d’un l’ordre rural, à ses travaux et à ses nomènes liés : l’indexation sur un « (...) modèle hiérarchisé strict à un grandes heures. Détaché des garde-fous modèle domestique typique des sociétés modèle assoupli 27 ». Rejetant la règle moraux et économiques qui, jusque-là, industrialisées du XXe siècle qui, dans la d’obéissance au mari mais acceptant le canalisait, il s’hypertrophie, préfigu- France qui tourne la page à la success son leadership total, les mères rant déjà le caractère définitif et sans story des Trente Glorieuses, reste s’ouvrent un espace d’initiative au sein retour d’une présence en France. encore la référence et son corollaire, la même de la conformité à la norme 28. Si rupture avec les cadres séculaires d’un se réaliser en tant que femme consiste vivre ensemble. toujours dans la procréation, il passe Le temps des mères En juillet 1974, en réaction au marasme Car la famille reconstituée en exil résulte désormais aussi par l’accès à l’instrucéconomique et au développement du chô- aussi de la désintégration d’une structure tion, au travail et à l’autonomie mage de masse, effets naturels du crack patriarcale étendue qui fait norme dans les financière. ----1 Tribalat M., Une estimation des populations étrangères en France en 1999, Population, 2004/1, no 59, Ined, Paris, 2004. 3 Dans les années1860, par exemple, une série de grandes lois foncières appliquées en Algérie visent un double objectif : la dépossession des terres au profit du colonat et la destruction des grandes unités traditionnelles, comme la tribu, âme de la résistance contre la colonisation. Ces mesures auront des effets dévastateurs sur l’univers des populations rurales algériennes. Voir Bourdieu P., Sayad, Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Éditions de Minuit, Paris, 1964, p. 16. 4 Schor R., Histoire de l’immigration en France. De la fin du XIXe siècle à nos jours, Armand Colin, Paris, 1996, p. 40. 5 Assouline D., Lallaoui M., Un siècle d’immigration en France. Deuxième période : 1919/1945. De l’usine au maquis, Éditions Syros, Paris, 1996, p. 42. 6 Idem. 7 Sayad A., La Double Absence..., op. cit., p. 60. 8 Idem. 9 Dans une grande partie de l’Afrique du Nord, la famille étendue de type agnatique représente l’atome de base de la société traditionnelle. Le respect total dû à l’autorité du chef de famille, le sens de l’honneur, la solidarité organique entre ses membres en sont quelques uns des points forts. Voir Bourdieu P., Sociologie de l’Algérie, Presses universitaires de France, Paris, 1961, p12. 10 Sayad A., La Double Absence..., op. cit., p. 60. 11 Idem. 12 Le texte autobiographique de Georges Orwell, Dans la déche à Londres et à Paris, évoque avec réalisme les Sidis, les déracinés maghrébins dans le Paris populaire des années trente. 13 Schor R., Histoire de l’immigration en France..., op. cit., p. 200. 14 Les métiers d’ouvriers agricoles dans l’agriculture fruitière et la viticulture sont, par exemple, souvent occupés par des migrants marocains. 15 Schor R., Histoire de l’immigration en France..., op. cit., p. 205. 16 Sayad A., La Double Absence..., op. cit., p. 60. 17 Idem, p. 68. 18 Ibid., p. 74. 19 Assouline D., Lallaoui M., Un siècle d’immigration en France. Troisième période : 1945 à nos jours. Du chantier à la citoyenneté. Éditions Syros, Paris, 1997, p. 24. 20 Viet V., La France immigrée. Construction d’une politique 1914-1997, Fayard, Paris, 1998, p. 381. 21 Par le décret du 29 avril 1976, la migration familiale constitue « (...) un véritable droit du travailleur étranger installé dans notre pays. » Voir Idem. 22 Sayad A., La Double Absence..., op. cit., p. 96. 23 Assouline D., Lallaoui M., Un siècle d’immigration en France. Troisième période..., op. cit., p. 15. 24 Sayad A., La Double Absence..., op. cit., p. 96. 25 Bourdieu P., Sociologie de l’Algérie, op. cit., p. 12. 26 Camilleri C., Évolution des structures familiales chez les Maghrébins et les Portugais en France, Revue européenne des migrations internationales, vol. 8, no 2, Université de Poitiers, 1992, p. 142. 27 Idem. 28 Ibid. culture(s) Sayad A., La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Le Seuil, Paris, 1999. 57 accueillir no 247 2 reportage photographique Partir... Cette reformulation des statuts parentaux ne doit pas masquer les persistances qui participent à définir une structure domestique. C’est ainsi que le recadrage des positions dans la famille nucléaire se conjugue avec les valeurs de la « grande maison » portées par celles et ceux qui ont été socialisés à l’intérieur de ses murs. La pudeur, l’intimité, le sens de l’honneur, une certaine division sexuelle de l’espace organisent toujours les rapports entre les membres de la communauté familiale et leur rapport au monde. Ces valeurs n’agissent pas de manière isolée mais dans la rencontre quotidienne avec les normes d’une société d’accueil qui pénètre largement la famille. La synthèse généralement réussie, parfois fragile aussi, entre des conceptions culturelles différentes concilie, au final, deux discours que d’aucuns jugent antinomiques : la fidélité aux principes du temps d’avant – dernier témoignage d’attachement à ceux qu’on a laissé là-bas après l’abandon du « mythe du retour » ? – et l’inclusion assumée dans un environnement culturel qui, par la force des choses, est aussi devenu sien. ■